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LA POLITIQUE DE LA FRANCE EN SYRIE. En août 2012, Laurent Fabius, le nouveau ministre des Affaires étrangères français, déclare que « Bachar el Assad ne mériterait pas d’être sur terre ». Quelques mois plus tôt, son prédécesseur, Alain Juppé, avait déclaré que « les jours du régime étaient comptés ». De telles déclarations fort peu habituelles en diplomatie montrent le côté passionnel que cette guerre de Syrie a eu en France. Il est indéniable que l’ampleur des crimes commis – entre autres par le régime pouvait amener même les principaux responsables politiques à des prises de positions radicales. Cependant, il est surprenant que la France, qui est certainement la puissance occidentale qui a la présence la plus ancienne dans la région, se soit engagé dans cet Orient si compliqué avec des idées aussi simplistes pour parodier le général de Gaulle. Au bout du compte, elle n’a jamais pu imposer ses vues, et son avis n’a jamais vraiment été pris en compte. Au contraire, elle a subi plusieurs épisodes humiliants. I Historique des relations franco-syriennes On pourrait aisément remonter jusqu’aux Croisades pour conter ces relations. Nous nous contenterons de quelques faits marquants. 1) De François Ier à la première guerre mondiale En 1535, François Ier conclut avec Soliman le Magnifique l’alliance franco-ottomane, qui scandalisa l’Europe puisque signée avec une puissance musulmane, contre une autre puissance chrétienne (les Habsbourg). En dehors des aspects commerciaux et géopolitiques du traité et afin de faire accepter à son opinion publique cet accord avec les Infidèles il fut accordé à la France de façon officieuse le tire de protecteur des Chrétiens d’Orient. Ce titre fut ensuite évalué par les deux partenaires en fonction des circonstances, la France usant de ce droit comme un vecteur d’influence, et les Ottomans cherchant à éviter une ingérence excessive dans leurs affaires intérieures. Ainsi, en 1639, Louis XIII s’arrogea de façon unilatérale le titre de protecteur des Maronites. En 1860, une crise plus sérieuse éclata, lorsque débutèrent des massacres de Chrétiens par leurs voisins musulmans, d’abord au Liban, puis à Damas. Les autorités ottomanes réagissant trop tardivement à son goût, Paris décida l’envoi d’un corps expéditionnaire commandé par le général Beaufort d’Hautpoul qui débarqua au Liban afin de sécuriser les villages chrétiens, notamment maronites. Ce fut si on se permet l’anachronisme – une des premières applications du droit d’ingérence humanitaire. A Damas, des milliers de Chrétiens furent sauvés par Abdelkader. En effet, celui-ci, après avoir été le chef de la résistance algérienne à la colonisation française, fut capturé en 1847, interné en France, où il se convertit sans réserve à la culture française. Une fois libéré, il obtint l’autorisation de vivre à Damas où les évènements de 1860 le surprirent. Son intervention remarquable permit de sauver des milliers de Chrétiens. Paris tenta alors de lui faire jouer un rôle plus important dans la vie politique syrienne afin de dis poser d’un agent d’influence mais Abdelkader refusa. 2) De la première à la seconde guerre mondiale

LA POLITIQUE DE LA FRANCE EN SYRIE. · 2018. 2. 2. · Carlos. De même, la France défend traditionnellement l’indépendance du Liban alors que ce dernier est occupé depuis 1975

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LA POLITIQUE DE LA FRANCE

EN SYRIE.

En août 2012, Laurent Fabius, le nouveau ministre des Affaires étrangères français, déclare

que « Bachar el Assad ne mériterait pas d’être sur terre ». Quelques mois plus tôt, son

prédécesseur, Alain Juppé, avait déclaré que « les jours du régime étaient comptés ».

De telles déclarations – fort peu habituelles en diplomatie – montrent le côté passionnel que

cette guerre de Syrie a eu en France.

Il est indéniable que l’ampleur des crimes commis – entre autres – par le régime pouvait

amener même les principaux responsables politiques à des prises de positions radicales.

Cependant, il est surprenant que la France, qui est certainement la puissance occidentale qui a

la présence la plus ancienne dans la région, se soit engagé dans cet Orient si compliqué avec

des idées aussi simplistes – pour parodier le général de Gaulle.

Au bout du compte, elle n’a jamais pu imposer ses vues, et son avis n’a jamais vraiment été

pris en compte. Au contraire, elle a subi plusieurs épisodes humiliants.

I Historique des relations franco-syriennes

On pourrait aisément remonter jusqu’aux Croisades pour conter ces relations. Nous nous

contenterons de quelques faits marquants.

1) De François Ier à la première guerre mondiale

En 1535, François Ier conclut avec Soliman le Magnifique l’alliance franco-ottomane, qui

scandalisa l’Europe puisque signée avec une puissance musulmane, contre une autre

puissance chrétienne (les Habsbourg). En dehors des aspects commerciaux et géopolitiques du

traité – et afin de faire accepter à son opinion publique cet accord avec les Infidèles – il fut

accordé à la France de façon officieuse le tire de protecteur des Chrétiens d’Orient.

Ce titre fut ensuite évalué par les deux partenaires en fonction des circonstances, la France

usant de ce droit comme un vecteur d’influence, et les Ottomans cherchant à éviter une

ingérence excessive dans leurs affaires intérieures.

Ainsi, en 1639, Louis XIII s’arrogea de façon unilatérale le titre de protecteur des Maronites.

En 1860, une crise plus sérieuse éclata, lorsque débutèrent des massacres de Chrétiens par

leurs voisins musulmans, d’abord au Liban, puis à Damas. Les autorités ottomanes réagissant

trop tardivement à son goût, Paris décida l’envoi d’un corps expéditionnaire commandé par le

général Beaufort d’Hautpoul qui débarqua au Liban afin de sécuriser les villages chrétiens,

notamment maronites. Ce fut – si on se permet l’anachronisme – une des premières

applications du droit d’ingérence humanitaire.

A Damas, des milliers de Chrétiens furent sauvés par Abdelkader. En effet, celui-ci, après

avoir été le chef de la résistance algérienne à la colonisation française, fut capturé en 1847,

interné en France, où il se convertit sans réserve à la culture française. Une fois libéré, il

obtint l’autorisation de vivre à Damas où les évènements de 1860 le surprirent. Son

intervention remarquable permit de sauver des milliers de Chrétiens. Paris tenta alors de lui

faire jouer un rôle plus important dans la vie politique syrienne afin de disposer d’un agent

d’influence mais Abdelkader refusa.

2) De la première à la seconde guerre mondiale

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En novembre 1914, l’Empire Ottoman entra en guerre aux côtés de l’Allemagne et de

l’Autriche-Hongrie. La guerre se déroulera alors principalement sur quatre théâtres pour les

Ottomans : les Dardanelles, le Caucase, la Mésopotamie, et l’ensemble Arabie-Sinaï-Syrie.

Sur ce dernier front, la révolte arabe menée par le Chérif Hussein de la Mecque et son fils

Faiçal reçut l’appui de missions militaires britannique (parmi laquelle émergea le célèbre

colonel Lawrence) et française avec le colonel Brémond. La coalition franco-anglo-arabe prit

successivement Aqaba et Jérusalem en 1917 et Damas en 1918.

Le rêve de Hussein était de réunifier l’ensemble de l’Arabie, du Levant et de la Mésopotamie

dans un grand royaume dont il aurait été le souverain, reconstituant en quelque sorte l’empire

Omeyyade, mais ce projet allait heurter les plans franco-britanniques concrétisés par les

fameux accords Sykes-Picot.

Ces accords sont d’ailleurs sans cesse évoqués alors qu’il n’ont pourtant jamais été

véritablement appliqués.

Ils prévoyaient deux zones d’administration directe (française en bleu et britannique en rose),

deux zones d’influence (respectivement A et B), ainsi que l’administration internationale de la

Palestine.

Ce plan sera progressivement remis en cause lors des traités de San Remo et de Sèvres, et

surtout de celui de Lausanne, sous l’effet de trois facteurs.

D’abord, Français et britanniques redécoupèrent leurs secteurs, Clémenceau finissant par

céder la région de Mossoul, et la Palestine passant elle aussi sous contrôle britannique (dans le

cadre de la déclaration Balfour). D’autre part, la Turquie, qui aurait dû être réduite à une

maigre partie de l’Anatolie, récupéra quasiment l’intégralité de son territoire actuel suite à

plusieurs conflits victorieux (guerre civile, guerre contre l’Arménie, guerre contre la Grèce).

Enfin, Hussein et les Hachémites furent chassés d’Arabie par les Séoud ; Fayçal ne sera qu’un

éphémère roi de Syrie et finira roi d’Irak sous la férule anglaise.

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Les Français se déployèrent donc comme convenu au Liban et en Syrie malgré l’opposition

du Congrès général syrien et la résistance armée de volontaires syriens qui seront cependant

écrasés à la bataille de Meyssaloun en 1920.

Compte tenu de la difficulté de contrôler un aussi grand territoire, le mandataire français va

appliquer la méthode de beaucoup de colonisateurs : diviser pour régner.

En tout premier lieu, répondant à de vieilles promesses faites aux Maronites, le Liban est

détaché du reste du pays. Ensuite, les autres minorités religieuses musulmanes, Druzes et

Alaouites, sont constitués en territoires autonomes. Enfin, le reste du territoire est divisé

artificiellement en deux Etats, celui de Damas et celui d’Alep, car il rassemble les populations

dont on se méfie finalement le plus : les sunnites et les Kurdes (dont on n’oublie pas le rôle

détestable qu’ils ont joué dans le génocide arménien).

Dans l’ensemble, le mandat se déroule mal. Une grande révolte, partie en 1925 du pays druze,

s’étend à tout le pays et sera impitoyablement réprimée par le général Sarrail jusqu’en 1926.

Les quelques élections organisées ensuite donnent plutôt l’avantage aux nationalistes. A partir

de 1936, on commence à envisager l’indépendance du pays, mais une nouvelle déchirure lui

est infligée en 1939 : alors qu’une nouvelle guerre européenne menace, et afin de se concilier

la Turquie, Paris cède à cette dernière le Sandjak d’Alexandrette.

Exaspérés par ces atermoiements, des idéologues syriens, surtout issus des minorités - comme

le Chrétien Michel Aflaq et l’Alaouite Zaki Al Arsuzi - mais aussi le Sunnite Salah Al Din Al

Bitar créent le mouvement Ba’as - ou Parti Socialiste de la Résurrection Arabe. C’est est un

mouvement socialiste, laïc et panarabe qui donnera naissance au parti Baas lors du congrès de

Damas du 7 avril 1947. Parfois réprimé dans plusieurs pays (en Irak en 1952, en Syrie en

1958, en Algérie dans les années 70), le Baas aura une réelle influence en Syrie et contribuera

à la prise de distance avec les puissances occidentales en général et les anciens colonisateurs

en particulier1.

1 Frédéric Pichon, Syrie : Pourquoi l'Occident s'est trompé, Monaco, Éditions du Rocher, 2015, p. 26.

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La défaite de 1940, puis la conquête du pays par les Anglo-Gaullistes en 1941 discréditent un

peu plus la puissance mandataire française qui va finir par accorder l’indépendance au terme

d’un processus s’étalant de 1943 à 1946, non sans une nouvelle révolte le 29 mai 1945, qui

sera elle aussi réprimée dans le sang.

3) Les relations franco-syriennes depuis 1945

Ces relations vont péricliter rapidement, sous l’effet de plusieurs facteurs. D’une part - nous

venons de le voir - le fait que le mandat se soit très mal passé et terminé n’incite guère au

maintient de relations régulières. Mais deux autres éléments vont être nettement plus décisifs

et vont ranger les deux pays dans des camps clairement antagonistes.

D’abord, le début du conflit israélo-arabe à partir de 1947 et la politique résolument pro-

israélienne de Paris pendant presque 20 ans conduisent à une première rupture avec Damas.

Même la fin de l’alliance franco-israélienne en 1967 ne réchauffe pas les relations entre les

deux pays.

D’autre part, cette dernière – deuxième rupture – va progressivement se rapprocher de

Moscou puisqu’elle refuse d’adhérer au Pacte de Bagdad en 1955 et signe au contraire en

1957 le premier d’une série de traités (économiques, politiques, militaires) avec l’URSS.

En dehors du maintien de la Syrie dans la francophonie, les contacts sont donc réduits au

minimum, les relations diplomatiques étant même rompues entre 1956 et 1962.

Ces relations vont même devenir clairement hostiles au début des années 80, Jean-Pierre Filiu

parlant d’une « guerre inavouée » ou d’une « guerre des ombres » entre 1981 et 1984 entre

Paris et Damas2. Le fait est qu’à ce moment là, les pommes de discorde ne manquent pas entre

les deux capitales.

Le problème palestinien est une première source de graves désaccords puisque François

Mitterrand, nouvellement élu, affiche un clair soutien à l’OLP de Yasser Arafat alors que

Hafez el Assad appuie et héberge les groupes terroristes palestiniens parmi les plus radicaux

comme Abou Nidal ou le FPLP-CG de Ahmed Jibril, ainsi que le terroriste international

Carlos. De même, la France défend traditionnellement l’indépendance du Liban alors que ce

dernier est occupé depuis 1975 par l’armée syrienne. Enfin, le début de la guerre Iran-Irak en

1980 complique un peu plus les choses car la Syrie soutient la République Islamique d’Iran

chiite alors que la France arme et appuie l’Irak de Saddam Hussein, le vieil ennemi d’Assad.

Les Syriens vont donc organiser une vague d’attentats contre les intérêts français, soit

directement, soit par l’intermédiaire de groupes terroristes qu’ils contrôlent avec l’Iran,

comme le Hezbollah chiite libanais : assassinat de l’ambassadeur en poste à Beyrouth Louis

Delamare le 4 septembre 1981, attentat de la rue Marbeuf le 22 avril 1982, de la rue des

Rosiers le 9 août 1982, entre autres. L’apogée est atteinte le 23 octobre 1983 à Beyrouth

lorsque 58 militaires français sont tués dans l’explosion de l’immeuble Drakkar.

La France riposte maladroitement, notamment par des raids aériens au Liban, mais c’est une

guerre qu’elle ne peut pas gagner. Aussi, lorsque F. Mitterrand se rend à Damas en novembre

1984, il ne peut que feindre de donner quitus à Assad pour ces attaques.

Les présidents français suivants, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy, tenteront eux aussi de

rétablir des relations plus fructueuses avec Hafez puis Bachar el Assad, mais ces derniers sont

décidément trop imprévisibles et trop violents, l’assassinat - probablement téléguidé depuis

2 Jean-Pierre Filiu, Le miroir de Damas, Lisieux, La Découverte, 2017, p. 230.

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Damas - du premier ministre libanais Rafic Hariri (ami personnel de J. Chirac) en 2005, en

étant la dernière et tragique illustration.

II La France dans la guerre civile syrienne

1) La position française en 2011 dans le monde arabe

Pour la France, le Moyen Orient est évidemment une région très importante où elle se doit de

s’impliquer. C’est déjà une région d’où elle tire une grande partie de ses ressources

énergétiques, bien qu’elle ait pris des mesures pour diversifier ses approvisionnements

(rappelons que son premier fournisseur de pétrole n’est pas au Moyen Orient : il s’agit de la

Norvège). C’est également une source de préoccupations majeure compte tenu de la menace

djihadiste, surtout depuis les attentats de 2015. Enfin, le Moyen Orient fait encore partie d’une

sorte de sphère d’influence où elle peut exercer un « soft power », dans le cadre de son ancien

empire colonial francophone (Liban, Syrie) où pour les pays avec lesquels elle compte de

nombreux binationaux (le Liban, mais aussi Israël).

Lorsque le printemps arabe se déclenche, la fameuse « politique arabe de la France » présente

trois caractéristiques en ce début de XXIème siècle.

D’une part, cette politique est marquée par l’alliance majeure avec un pays, l’Arabie Saoudite.

Si cette alliance s’est construite au départ sur une certaine convergence d’intérêts (pendant la

guerre froide ou la guerre du Golfe), celle-ci a évolué de manière assez perverse puisque,

selon Mansouria Mokhefi, la France s’est fait progressivement « manipuler » par Riyad3,

notamment grâce aux juteux contrats commerciaux, civils ou militaires, que Paris pouvait en

retirer : la conclusion de ces contrats impliquait un certain alignement, voire une certaine

soumission française. La remarque est bien entendu également valable vis a vis du Qatar4.

Associé à un relatif recul américain sous la présidence Obama, la France a alors acquis une

importance remarquée auprès des pétro monarchies, qui s’est concrétisée par l’exceptionnelle

invitation du président Hollande à la réunion du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), le 4

mai 2015.

D’autre part, à l’instar des autres pays occidentaux, c’est une diplomatie que l’on peut

qualifier de « guerrière » puisque depuis la fin de la guerre froide, et malgré le refus de

Jacques Chirac d’intervenir en Irak en 2003, la France a mené plusieurs interventions

militaires dans l’ensemble Moyen Orient - Afrique du Nord : Irak en 1991, interdiction de vol

en Irak dans les années 90, intervention en Libye en 2011 voire au Mali en 2013.

Enfin, la France jouit encore dans le monde arabe d’une popularité relative, résultat de cet

exceptionnel refus de la guerre en 2003.

2) Un positionnement avant tout moral

Cependant, lorsque le printemps arabe débute, la France ne sait comment se positionner.

Traitant de façon habituelle avec l’ensemble des régimes autoritaires arabo-musulmans, son

premier mouvement, par la voix de Michèle Alliot-Marie – alors ministre des Affaires

3 Mansouria Mokhefi : « Le naufrage de la diplomatie française au Moyen-Orient », Diplomatie n°83, novembre

2016, p.66. 4 Christian Chesnot et Georges Malbrunot, Nos très chers émirs, Paris, Michel Lafon, 2016, 299 pages.

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étrangères en 2010 – sera d’aider la Tunisie à mater l’insurrection5, choix évidemment

malheureux aussi bien moralement que politiquement.

Ben Ali, puis Moubarak – de vieux partenaires – contraints de quitter le pouvoir sous la

pression populaire, Paris semble alors abandonner toute Realpolitik au profit d’un soutien

résolu aux révolutions et prend même les armes pour contribuer à la chute du dictateur libyen

Kadhafi.

Aussi, quand les troubles débutent en Syrie, le gouvernement français, qui ne veut pas être en

retard d’une révolution, fait même du zèle. Alain Juppé, nouveau ministre des Affaires

étrangères déclare donc le 28 novembre 2011 que les jours du régime « sont comptés6 »,

ferme l’ambassade à Damas et rompt tous les contacts dans ce pays, ce qui sera très mal

ressenti par le personnel diplomatique français et par les services de renseignements, privés de

toute information.

Après l’élection présidentielle de 2012, le gouvernement de François Hollande poursuit et

amplifie cette politique, et commence à livrer des armes à l’ASL, alors que l’UE a décidé

d’un embargo ( ! ), et est le premier Etat à reconnaître la CNFOR comme le seul représentant

légitime des Syriens.

Laurent Fabius, qui a hérité du Quai d’Orsay, multiplie les attaques quasi ad hominem contre

Bachar el Assad en considérant que celui « ne mériterait pas d’être sur terre7 » ou en relayant

des propos de la CNFOR qui considèrent que « le Front Al Nosra [c’est à dire Al Qaeda !] fait

du bon boulot8 ».

En agissant ainsi, Paris se place résolument dans le cadre d’une nouvelle diplomatie « droits

de l’hommiste » et essaie de faire oublier sa complaisance passée pour les tyrans du monde

arabe. Egalement, elle s’ancre résolument dans le camp sunnite mené par son allié saoudien

en essayant de faire tomber « Bachar-le-chi’ite ». Enfin, elle confirme son opposition à l’axe

iranien puisque, au même moment, elle se montre particulièrement intransigeante dans les

négociations sur le nucléaire iranien (position, qui, de plus, séduit Israël).

III Le bilan

1) Les limites de la position française

Cependant, si ces raisonnements n’étaient pas forcément absurdes – et ils furent salués au

début – ils essuient de plus en plus de critiques avec le temps.

Construire une diplomatie sur les principes moraux plutôt que la Realpolitik n’est pas nouveau

ni forcément un problème. Kissinger rappelait les débats entre Gladstone et Disraëli ou entre

Wilson et Theodore Roosevelt pour illustrer ce dilemme9.

Cependant, passer aussi rapidement à cette conception peut être source de contradictions :

défendre la démocratie et les droits humains en Syrie est fort honnête, mais pourquoi ne pas

en exiger autant en Arabie Saoudite, au Qatar ou au Yémen ?

5 http://www.lemonde.fr/afrique/article/2011/01/13/tunisie-les-propos-effrayants-d-alliot-marie-suscitent-la-

polemique_1465278_3212.html 6 http://www.liberation.fr/planete/2011/11/28/les-jours-du-regime-syrien-sont-comptes-affirme-juppe_777844

7 http://www.francetvinfo.fr/monde/revolte-en-syrie/video-pour-fabius-assad-ne-meriterait-pas-d-etre-sur-la-

terre_130625.html 8 http://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/03/21/laurent-fabius-et-le-bon-boulot-du-front-al-nosra-en-

syrie-histoire-d-une-citation-devoyee_5098486_4355770.html 9 Henry Kissinger, Diplomatie, Paris, Fayard, 1996.

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On voit qu’on a là un objectif qui est plus destiné à satisfaire l’opinion publique (ou une partie

de celle-ci) qu’à aboutir à un résultat géopolitique. Comme l’explique Xavier Panon, « la

morale est rarement bonne inspiratrice en politique étrangère 10

. »

De même, une des propriétés de la diplomatie française, au moins depuis le Général de

Gaulle, était d’adopter des positions équilibrées, de pouvoir jouer un rôle de

médiateur (appartenir à l’Alliance Atlantique par exemple, mais maintenir le dialogue avec

Moscou ou avec Pékin ; choisir une politique arabe, mais essayer de rester l’ami d’Israël).

Or, dans le cas présent, la France a joué la carte sunnite et saoudienne intégralement, et a

négligé les autres options, ce qui lui a valu de se faire en effet parfois manipuler par Riyad, de

perdre tout intérêt pour Téhéran, et surtout de se trouver isolée.

Ainsi, en 2013, après l’attaque chimique de La Ghouta, Londres, puis Washington renonçant

aux frappes aériennes, Paris, très va-t-en-guerre, s’est retrouvée seule et ridiculisée, aveuglée

par son intransigeance. Jean-Marc Ayrault également n’a pas eu peur du ridicule en implorant

des Russes qui ne pouvaient que mépriser ses appels11

.

Fabrice Balanche ou Hubert Védrine ont parlé d’ « Irrealpolitik » pour désigner cette

politique manquant de cohérence et teintée d’angélisme et qui finit par pénaliser l’intérêt

national12

.

Enfin, la France a ainsi perdu plusieurs positions anciennes.

Elle semble avoir renoncé à protéger les Chrétiens d’Orient, pourtant un des rôles

fondamentaux auquel elle prétendait à l’époque de l’Empire Ottoman, et fait en effet peu de

cas des Chrétiens de Syrie. La Russie la remplace progressivement dans cette position.

Elle continue à vendre des armes dans la région mais elle est sur ce point encore plus

tributaire de l’Arabie Saoudite puisque c’est cette dernière qui paye les factures des contrats

passés avec le Liban ou l’Egypte (les deux BPC – Bâtiments de Projection et de

Commandement – Mistral et les Rafale).

En Syrie, en misant sur la CNFOR et l’ASL, elle a choisi des partenaires qui se sont révélés

faibles et divisés. Et en rompant toute relation avec Damas, elle se prive d’informations

précieuses sur les mouvements djihadistes alors qu’elle est durement frappée par un

terrorisme parfois téléguidé depuis la Syrie elle-même !

Enfin, sa politique est critiquée dans la presse internationale, tant arabe qu’anglophone13

.

Mansouria Mokhefi en tire la conclusion suivante : « Depuis les révolutions du printemps

arabe, l’incohérence et l’illisibilité de la diplomatie française au Moyen-Orient ont entaché

l’image du pays ; les alliances malheureuses, les stratégies contre-productives, les postures

douteuses, ainsi que les tragiques erreurs commises dans les dossiers libyen et syrien ont

contribué au fiasco de la diplomatie française au Moyen-Orient et au naufrage du rôle et de

l’influence de la France dans la région14

».

2) Comparaison avec d’autres puissances

Les livraisons d’armes

10

Xavier Panon, Xavier Panon, Dans les coulisses de la diplomatie française, L’Archipel, Paris, 2015, 480 p. 11

Mansouria Mokhefi , op. cit. p.68. 12

http://www.comite-valmy.org/spip.php?article743 13

Manon-Nour Tannour, « Vu de l’étranger, à la recherche de la politique arabe de la France », Diplomatie n°83,

novembre 2016, pp 69- 73. 14

Mansouria Mokhefi : op. cit., p.64.

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La Russie a permis aux forces loyalistes d’être les seules parmi les différents belligérants à

recevoir des armes de façon sûre, directement fournies par une grande puissance jusqu’à ses

bases.

Le régime étant financièrement exsangue, cette aide s’effectue avant tout sous forme de dons

(la Syrie n’aura finalement jamais remboursé la dette accumulée depuis l’époque soviétique).

La Russie aura livré des notamment des chars, des munitions thermobariques, des

équipements de vision nocturne, des fusils de précision, des drones et a aussi modernisé son

aviation et entraîné son infanterie.

La succession de victoires loyalistes depuis 2016 ne s’explique donc pas seulement par

l’intervention aérienne russe ou par les raids du Hezbollah. C’est une armée complètement

nouvelle sur le terrain, rééquipée et entraînée.

Côté rebelles, un trafic bien rôdé - et dénoncé entre autres par le BIRN (Balkan Investigative

Reporting Network) ou par l’OCCRP (Organized Crime and Corruption Reporting Project) -

est celui mis en place au profit de certaines factions rebelles, par la Turquie, l’Arabie

Saoudite, la Jordanie et les Emirats Arabes Unis. Ceux-ci achètent des armes à 8 pays

d’Europe centrale ou balkanique (souvent des matériels anciens d’origine soviétique dont ces

derniers veulent se débarrasser, ou qu’ils se remettent même à produire massivement, mais

qui sont similaires à ceux de l’armée syrienne) : des avions cargos (68 en 13 mois !) ont

décollé d’Arabie à vide vers Sofia ou Sarajevo, chargeant les armes, et repartirent vers la

Jordanie où le matériel a été dirigé vers la Syrie15

.

Pour les Etats-Unis, la voie d’acheminement choisie passe par le sud de la Turquie. Là aussi,

les armes sont souvent achetées en Europe balkanique, acheminées par mer jusqu’aux ports

turcs puis jusqu’à la frontière syrienne où des officiers de la CIA veillent à ce qu’elles soient

livrées au bon destinataire16

. Là encore, ce sont quasi exclusivement des fusils d’assaut, des

mitrailleuses ou armes antichar ex-soviétiques 17

mais aussi américaines : de nombreux

témoignages montrent la présence de redoutables missiles anti-char TOW aux mains de

nombreuses milices rebelles qui ne peuvent avoir été fournis que par les Etats-Unis eux

mêmes18

. Les livraisons ont pris des proportions inouïes ; ainsi, Caroline Galactéros révèle

qu’entre décembre 2015 et le début juin 2016, plus de 3 000 tonnes d’armes et de munitions

ont été livrées par les Etats-Unis aux rebelles, alors que la domination de ces derniers par les

islamistes ne fait plus aucun doute, et donc en violation flagrante de la règle édictée par le

Congrès en décembre 2014 qui interdisait toute livraison d’armes au Front Al Nosra. Or, un

an plus tard, il était avéré que la moitié des TOW livrés étaient entre les mains de cette

organisation19

.

La Turquie, via ses services secrets (National Intelligence Organization ou MIT en turc), livre

également des armes aux rebelles20

sous couvert d’aide humanitaire, notamment aux

15

http://www.bruxelles2.eu/2016/08/05/balkans-arms-airline-un-trafic-bien-organise-entre-balkans-et-moyen-

orient/

http://www.rbf.org/news/special-investigative-project-birn-tracks-arms-trade-europe-middle-east

https://www.theguardian.com/world/2016/jul/27/weapons-flowing-eastern-europe-middle-east-revealed-arms-

trade-syria 16

http://www.nytimes.com/2012/06/21/world/middleeast/cia-said-to-aid-in-steering-arms-to-syrian-

rebels.html?pagewanted=all&_r=3 17

http://www.janes.com/article/59374/us-arms-shipment-to-syrian-rebels-detailed 18

http://www.opex360.com/2015/10/19/les-missiles-tow-utilises-par-les-rebelles-mettent-les-forces-syriennes-

en-difficulte/ 19

http://galacteros.over-blog.com/2016/06/la-course-pour-raqqa-et-le-grand-echec-des-sunnites-en-syrie.html 20

http://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-turkey-arms-idUSKBN0OE28T20150529

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Turkmènes mais aussi aux factions les plus extrémistes comme le Front Al Nosra21

, bien

qu’elle refuse de le reconnaître et qu’elle poursuive les journalistes turcs enquêtant sur ces

trafics22

.

Des livraisons occidentales - tant françaises23

qu’américaines24

par exemple - ont été

également adressées aux Kurdes en faisant preuve là aussi d’une certaine discrétion afin de ne

pas irriter le gouvernement turc. Ces livraisons se sont intensifiées en 2016 et 2017, depuis

qu’il est devenu évident pour Washington que les FDS sont la seule force crédible sur laquelle

ils peuvent s’appuyer.

Les YPG sont ainsi dotés de la dernière version du fusil d’assaut M-4, de dispositifs de vision

nocturne, de moyens de communication dernier cri, de tenues à camouflage «digital», etc.,

soit la «tenue ninja» standard utilisée par les forces spéciales américaines. Le tout représente

8 000 $ par combattant.

Les YPG sont – avec l’AAS – certainement la force de combat qui a le plus progressé dans ce

conflit.

Le problème des SAM (Missiles Sol-Air).

La livraison de SAM aux belligérants d’une guérilla est soumise – si l’on peut dire – à la

« jurisprudence afghane ». Dans les années 80, la CIA avait livré des missiles Stinger aux

Moudjahidines afin d’abattre les hélicoptères soviétiques, ce qui avait marqué un tournant

décisif dans ce conflit. Le souci est que les Stinger non utilisés avaient ensuite été revendus à

de possibles groupes terroristes, les Etats-Unis essayant d’ailleurs en vain de les racheter au

marché noir25

.

Vu la menace terroriste contemporaine, le risque est évidemment très sérieux, et ne concerne

pas que la menace islamiste d’ailleurs : on se souvient qu’en 1994, le génocide rwandais avait

débuté après que l’avion transportant les présidents rwandais et burundais avait été abattu à

son atterrissage par un missile sol-air d’origine encore incertaine (probablement un

SA-1626

).

Depuis cette date, il est largement admis que de telles armes ne doivent plus être livrées à des

acteurs sub étatiques.

En Syrie, la saisie partielle des stocks de l’armée a inévitablement fourni des armes anti

aériennes aux rebelles et à l’EI. Heureusement, si l’on peut dire, il semble qu’il n’y ait que des

pièces d’artillerie légère et des missiles à très courte portée27

(SA-7, SA-16, SA-18 et SA-24)

qui ne peuvent guère intercepter un aéronef volant à plus de 4000 ou 5000 mètres d’altitude et

ne présentent donc pas de danger par exemple pour un appareil civil à son altitude de

croisière. En revanche, il peuvent être idéals pour abattre ces mêmes avions de ligne au

décollage ou à l’atterrissage. De plus, le pillage des arsenaux dans de nombreux autres pays

21

http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/05/29/un-journal-turc-publie-les-images-d-armes-livrees-

par-la-turquie-aux-djihadistes-en-syrie_4643354_3218.html 22

https://www.theguardian.com/world/2015/nov/27/turkish-journalists-charged-over-claim-that-secret-services-

armed-syrian-rebels 23

http://www.opex360.com/2016/06/17/la-france-livre-armes-munitions-aux-combattants-du-kurdistan-irakien/ 24

https://francais.rt.com/international/26737-turquie-erdogan-furieux-suite 25

http://www.jovanovic.com/QPMISSIVEmissilestinger.htm 26

http://www.jeuneafrique.com/164106/politique/une-histoire-du-g-nocide-rwandais-5-quel-type-de-missile-a-

abattu-l-avion-de-habyarimana/ 27

https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_military_equipment_used_by_Syrian_opposition_forces

http://www.humanite.fr/sites/default/files/files/documents/rapport_amnesty_armes_de_daech_anglais.pdf

http://www.thesundaytimes.co.uk/sto/news/uk_news/National/article1274633.ece

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depuis la fin de la guerre froide (Yougoslavie, Albanie, Somalie, Libye, Irak, Ukraine, etc.)

fait que le marché noir mondial regorge de tels missiles et qu’il serait assez facile pour l’EI

par exemple d’en acheter : les SA-16 et 18 par exemple sont relativement bon marché (moins

de 80 000 $) et remarquablement précis (d’où les soupçons pour l’affaire rwandaise).

Tous les missiles identifiés aux mains des rebelles et de l’EI, jusqu’à présent, sont d’origine

russe/soviétique, plus rarement chinoise, mais pas d’origine occidentale28

.

La menace anti-aérienne est néanmoins prise très aux sérieux par tous les pays ayant des

appareils en opération au-dessus de la Syrie (des SA-7 ont été tirés contre des Mirage 2000

français en 2015 en Irak), ceux-ci ne descendant donc généralement pas en-dessous de 5000

mètres pour rester hors de portée de ces MANPADS, ce qui n’a pas empêché plusieurs

appareils syriens d’être abattus29

.

Si les appareils occidentaux sont peu menacés puisque basés dans des pays étrangers, la

Russie subit des contraintes plus lourdes. Ceci la force par exemple à s’assurer d’un contrôle

très strict de la région autour de Lattaquié ou même de Damas. Quant au ravitaillement de la

poche de Deir Ez Zor, cela aura été un véritable cauchemar et un risque constant – surtout

après que l’enclave ait été coupée en deux en janvier-février par l’offensive de l’EI – les

avions cargos ou les hélicoptères devant accomplir de véritables prouesses30

.

L’approche politique

Pour la Russie, l’engagement en Syrie obéit aux lois pures et dures de la Realpolitik. Trois

raisons l’ont guidée dans cette voie.

La lutte contre le terrorisme islamiste est sa première motivation. Il s’agit d’identifier et de

neutraliser tous les djihadistes russes ou ex soviétiques, notamment avant qu’ils ne puissent

rentrer en Russie. On estime ainsi que « 2 à 3000 Russes et autant de nord-Caucasiens

(Azéris, Daghestanais…) combattent dans les rangs de l’EI31

». Moscou cherche aussi à éviter

la constitution d’une sorte de grand « arc islamiste » sur ses frontières méridionales, où se

retrouveraient les Talibans en Afghanistan, Al Qaeda et l’EI au Moyen-Orient, ainsi que les

factions islamistes persistantes ou naissantes (come l’EI32

) dans le Caucase. Il faut enfin

favoriser l’échange d’informations avec les services de renseignements de pays amis de la

région, comme l’Egypte, l’Irak, Israël, mais aussi la Syrie qui est bien évidemment

douloureusement bien informée sur ce point.

Ensuite, la Russie suit sa propre lecture des relations internationales. Elle considère – avec

quelque raison – que, depuis le début du siècle, elle a été dupée plusieurs fois par les

Occidentaux qui agissent au mépris de leurs engagements ou en contradiction avec les accords

internationaux (en Irak en 2003, au Kossovo en 2008 ou en Libye en 2011). Il s’agit donc

d’établir une politique de long terme, lisible par tous, qui ne sera pas improvisée au coup par

coup – comme le feraient selon elle les pays de l’OTAN – mais basée sur quelques valeurs

simples : non-ingérence dans la vie intérieure des Etats, acceptation des régimes politiques

quels qu’ils soient, realpolitik, mais aussi respect des traités internationaux33

. Appliquant la

maxime de Goethe, « J’aime mieux une injustice qu’un désordre », elle considèrera qu’on

28

http://www.smallarmssurvey.org/fileadmin/docs/G-Issue-briefs/SAS-IB9-MANPADS-and-Syria.pdf

http://www.opex360.com/2016/12/28/washington-dement-vouloir-fournir-des-systemes-anti-aeriens-portatifs-

aux-rebelles-syriens/ 29

http://www.opex360.com/2015/04/20/irakchammal-des-avions-francais-vises-par-des-missiles-sol-air-sa-7/ 30

http://reseauinternational.net/nouveaux-details-sur-la-maniere-dont-des-troupes-aeroportees-ont-ete-

introduites-dans-deir-ez-zor/ 31

Jean-Christophe Romer, op. cit. 32

http://www.opex360.com/2017/03/24/letat-islamique-attaque-base-de-la-garde-nationale-russe-en-tchetchenie/ 33

Jean-Paul Burdy, op. cit.

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pourra soutenir les dictatures libyennes, syriennes ou irakiennes – malgré toute leur cruauté –

en constatant qu’elles sont préférables aux guerres civiles atroces qui, depuis des années,

ensanglantent leurs pays. De plus, ce sont de vieux partenaires qu’il n’est pas question de

laisser tomber à la première protestation internationale.

Enfin, le contrôle des flux d’hydrocarbures l’amène à s’engager pour préserver le quasi

monopole qu’elle a vis à vis de l’Europe pour les fournitures de gaz et à contrôler les projets

qui pourraient le remettre en cause (gazoducs, gisement Léviathan).

Les Etats-Unis vont suivre une stratégie comparable à celle de la France, quoique de façon

beaucoup plus mesurée, au moins dans les premières années. L’absence d’intérêts vitaux dans

le pays (contrairement à la Russie) ne les pousse guère à s’engager radicalement, sinon pour

défendre des positions de principe tels que la lutte contre une tyrannie et l’appel à la fin de la

répression. Il s’agit donc là aussi d’une position essentiellement morale.

Cependant, comme pour Paris, l’absence de stratégie de sortie de guerre, l’aveuglement face à

l’islamisation , et les compromissions auprès des partenaires régionaux sunnites conduiront à

des choix se révéleront au mieux décevants, au pire très dangereux. Décevants car la CNFOR

perdit vite sa crédibilité, ainsi que les « Amis de la Syrie », qui ne furent que le reflet de

l’impuissance de ces « Amis »34

.

« Ce faisant, les Etats-Unis se sont liés à une opposition faible et désorganisée. Toutes les

stratégies de militarisation, de renforcement des équipements et d’entraînement des rebelles

anti-Assad ont lamentablement échoué35

».

Dangereux, compte tenu de l’islamisation rapide de ces organisations.

Un ancien officier des forces spéciales américaines racontera ainsi : « Tous, sur le terrain,

savaient que les gens que nous formions étaient des djihadistes, et qu’une fois entraînés,

armés et ravitaillés, ils iraient combattre contre nos intérêts, au sein des groupes islamistes.

Et personne parmi nous ne voulait que ces futurs combattants d’Al-Nosra, par exemple,

puissent dire qu’ils avaient été entraînés par les Américains36

».

Le coût de la guerre

Pour les puissances étrangères impliquées dans la guerre, le coût des opérations est

indéniable : salaire des militaires ou des mercenaires, coût des munitions et du carburant,

entretien des matériels (voire leur remplacement en cas de destruction), etc.

On peut détailler ces coûts pour la Russie par exemple, qui ont été évalués à 3 millions € par

jour, ce qui semble tout à fait supportable37

. Cependant, il y a eu sur le plan financier des

« dérapages » : la sortie du porte-avions Kouznetsov est revenue à 150 millions € (sans

compter les deux avions perdus), et les salves massives de missiles de croisière comme les 26

tirs du 7 octobre 201538

ont dû coûter plusieurs dizaines de millions de $.

L’opération « Chammal » pour la France En Irak-Syrie coûte un million € par jour avec 6

sorties aériennes quotidiennes contre 30 à 40 pour les Russes. Enfin, concernant les Etats-

Unis, ce coût quotidien sur ce même théâtre d’opération est évalué à près d’une quinzaine de

millions de $ par le colonel Michel Goya39

. Comme le précise ce dernier, » au regard des

résultats obtenus, il est incontestable que les Russes ont une « productivité » opérationnelle

34

http://www.liberation.fr/planete/2016/03/10/qui-sont-vraiment-les-amis-de-la-syrie_1438790 35

Hussein Abou Saleh, op. cit., p.65. 36

« Faillite de l’entraînement des rebelles syriens », Raids n°365, décembre 2016, p. 52 37

http://www.lefigaro.fr/vox/monde/2016/09/16/31002-20160916ARTFIG00106-une-annee-d-intervention-

militaire-russe-en-syrie-le-grand-succes-de-vladimir-poutine.php 38

https://lavoiedelepee.blogspot.fr/2017/09/tempete-rouge-enseignements.html 39

Ibid.

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(le rapport entre les moyens engagés et leurs effets stratégique) très supérieure à celle des

Américains ou des Français40

».

Pour rappel, le coût de l’occupation américaine en Irak après 2003 était évalué à plus d’un

milliards de $ par mois.

En revanche, ce conflit leur offre la possibilité de faire étalage de leurs armements pour

promouvoir leurs exportations, ce qui explique entre autres la mobilisation de moyens parfois

disproportionnés, particulièrement côté russe.

Pour la France également, il est intéressant de constater que les exportations de Rafale par

exemple étaient au point mort jusqu’à ce que cet appareil fasse ses preuves au combat, en Irak

et auparavant au Mali et en Libye.

De plus, ce théâtre est l’occasion d’expérimenter plusieurs tactiques de combat notamment

dans le domaine de l’infanterie et de l’anti-terrorisme.

Comme l’Espagne 80 ans plus tôt, la malheureuse Syrie est devenue le laboratoire militaire et

géopolitique mondial.

Conclusion

En dépit de sa louable opposition à la tyrannie syrienne, la France a péché avant tout par son

absence de vision politique et s’est engagé sans retenue sur un dossier qu’elle maîtrisait mal,

malgré l’ancienneté de sa présence dans la région.

La répression atroce de la révolte par les troupes de Bachar el Assad en 2011 a entraîné une

indignation légitime mais également une place démesurée accordée aux arguments

humanitaires, au détriment de l’analyse politique.

Ainsi, on n’a pas voulu voir que les partenaires sur lesquels on s’appuyait étaient souvent de

simples façades (comme l’ASL) ou des coalitions hétéroclites sans leader crédible (CNS,

CNFOR).

De plus, a-t-on mesuré toutes les conséquences en cas – comme nous le souhaitions – de

défaite totale de Bachar ? Compte tenu de l’islamisation croissante de la rébellion, ne fallait-il

pas craindre un scénario « à l’afghane » dans les années 90, c’est à dire la prise du pouvoir par

une faction (les Talibans à l’époque, Al Qaeda ou l’EI aujourd’hui) conduisant à l’émergence

du premier Etat ouvertement djihadiste au bord de la Méditerranée ?

Sur ce point, il semble d’ailleurs que l’analyse à Washington ait été plus prudente et plus

inquiète qu’à Paris, ce qui a contribué au renoncement par le Président Obama à entrer en

guerre en septembre 2013 après le massacre chimique de la Ghouta.

Le plus surprenant pour les Occidentaux aura finalement été le côté répétitif de leur politique

au fil des crises (Yougoslavie, Irak, Libye, etc.) et la même paralysie face aux conséquences :

incapacité à définir leurs intérêts, incapacité à définir les conditions de victoire, tendance à

croire leur propre propagande, tendance à s’appuyer sur des personnages sans envergure

(voire des hommes de paille), désintérêt vis à vis des structures étatiques. Leur souci de

renverser des dictatures est certes estimable, mais la faiblesse du projet politique ultérieur et le

manque de réflexion les placent immanquablement en position de faiblesse, en dépit de leurs

ressources matérielles pléthoriques.

40

Id.

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Sigles :

- AAS : Armée Arabe Syrienne

- ASL : Armée Syrienne Libre

- CNFOR : Coalition Nationale des Forces de l'Opposition et de la Révolution

- CNS : Conseil National Syrien

- EI : Etat Islamique (« Daesh »)

- FDS : Forces Démocratiques Syriennes

- MANPADS : Missiles anti-aériens à très courte portée tirés à l’épaule (Man Portable

Air Defense System)

- SA : Missile Sol-Air russe

- TOW : Missile antichar filoguidé américain (en anglais: Tube-launched, Optically-

tracked, Wire-guided)

- YPG : Unités de protection du peuple (en kurde : Yekîneyên Parastina Gel)

© Jean-Pierre Loubet