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LA POLITIQUE DU MENDIANT Une interprétation des Acharniens d’Aristophane Représentée en 425, les Acharniens sont la troisième comédie d’Aristophane, et la première qui nous soit parvenue de ce poète. La scène se déroule en pleine guerre du Péloponnèse, à un moment où les Athéniens sont accablés par la misère et victimes de l’épidémie connue sous le nom de «peste d’Athènes». Les Acharniens, qui forment le Chœur de la pièce, 1 sont les hommes du dème d’Achar- nes, le plus peuplé d’Athènes. Ce sont pour l’essentiel des agricul- teurs qui ont beaucoup souffert des ravages et de l’occupation des Lacédémoniens. Ils ont aussi fourni la part la plus importante du contingent d’hoplites engagé dans le conflit. La pièce se compose de deux moments, séparés par la parabase (626–718). 2 Dans le premier (1–625), «un brave Athénien» nommé Dicéopolis, paysan «neither destitute nor positively wealthy», 3 se rend à l’Assemblée dans l’espoir de voir débattue la question de la paix. Mais la désaffection des rangs de l’Assemblée, les scandales politiques dont il est le témoin, et surtout l’indifférence de l’As- semblée envers la paix (26–27) le décident à conclure une paix sé- parée avec l’ennemi, une paix pour lui-même (σπονδς ποιησάμε- νος μαυτ, 268), c’est-à-dire pour sa famille (sa femme et sa fille, 253–262) et lui-même. Quand ils l’apprennent, les Acharniens le menacent de mort et le somment de donner les raisons de ce qui s’apparente à une trahison. Avant de s’expliquer, et pour mieux per- suader ses auditeurs, Dicéopolis se rend chez le poète Euripide pour lui demander qu’il lui prête le costume et les accessoires de mendiant dont il s’est servi dans sa tragédie Télèphe, dont certains 1) Le Chœur est toutefois très libre d’adopter le point de vue qui lui con- vient, de sorte qu’il est parfois difficile d’y voir exclusivement le porte-parole des Acharniens; voir par exemple v. 627 ss. où le Chœur parle de son maître, le poète Aristophane lui-même. Cette difficulté générale sur l’identité du Chœur est analy- sée par Goldhill 1991, 197. 2) Sur l’unité de la pièce, et sur le rapport entre la parabase et le reste de la pièce, voir Bowie 1982, 27–40. 3) Selon les descriptions respectives de Van Daele 1948, 5 et Heath 1987a, 33. RhM 158 (2015) 113–137

LA POLITIQUE DU MENDIANT Une interprétation des Acharniens ... · choquantes au regard de la misère du grand nombre –, mais que, de l’autre, son personnage principal ne conclut

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LA POLITIQUE DU MENDIANTUne interpreacutetation des Acharniens drsquoAristophane

Repreacutesenteacutee en 425 les Acharniens sont la troisiegraveme comeacutediedrsquoAristophane et la premiegravere qui nous soit parvenue de ce poegravete Lascegravene se deacuteroule en pleine guerre du Peacuteloponnegravese agrave un moment ougraveles Atheacuteniens sont accableacutes par la misegravere et victimes de lrsquoeacutepideacutemieconnue sous le nom de laquopeste drsquoAthegravenesraquo Les Acharniens qui forment le Chœur de la piegravece1 sont les hommes du degraveme drsquoAchar -nes le plus peupleacute drsquoAthegravenes Ce sont pour lrsquoessentiel des agricul-teurs qui ont beaucoup souffert des ravages et de lrsquooccupation desLaceacutedeacutemoniens Ils ont aussi fourni la part la plus importante ducontingent drsquohoplites engageacute dans le conflit

La piegravece se compose de deux moments seacutepareacutes par la para base(626ndash718)2 Dans le premier (1ndash625) laquoun brave Atheacutenienraquo nommeacuteDiceacuteopolis paysan laquoneither destitute nor positively wealthyraquo3 serend agrave lrsquoAssembleacutee dans lrsquoespoir de voir deacutebattue la question de lapaix Mais la deacutesaffection des rangs de lrsquoAssembleacutee les scandalespolitiques dont il est le teacutemoin et surtout lrsquoindiffeacuterence de lrsquoAs-sembleacutee envers la paix (26ndash27) le deacutecident agrave conclure une paix seacute-pareacutee avec lrsquoennemi une paix pour lui-mecircme (σπονδς ποιησάμε-νος 13μαυτ 268) crsquoest-agrave-dire pour sa famille (sa femme et sa fille253ndash262) et lui-mecircme Quand ils lrsquoapprennent les Acharniens lemenacent de mort et le somment de donner les raisons de ce quisrsquoapparente agrave une trahison Avant de srsquoexpliquer et pour mieux per-suader ses auditeurs Diceacuteopolis se rend chez le poegravete Euripidepour lui demander qursquoil lui precircte le costume et les accessoires demendiant dont il srsquoest servi dans sa trageacutedie Teacutelegravephe dont certains

1) Le Chœur est toutefois tregraves libre drsquoadopter le point de vue qui lui con -vient de sorte qursquoil est parfois difficile drsquoy voir exclusivement le porte-parole desAcharniens voir par exemple v 627 ss ougrave le Chœur parle de son maicirctre le poegraveteAristophane lui-mecircme Cette difficulteacute geacuteneacuterale sur lrsquoidentiteacute du Chœur est analy-seacutee par Goldhill 1991 197

2) Sur lrsquouniteacute de la piegravece et sur le rapport entre la parabase et le reste de lapiegravece voir Bowie 1982 27ndash40

3) Selon les descriptions respectives de Van Daele 1948 5 et Heath 1987a 33

RhM 158 (2015) 113ndash137

passages des Acharniens sont une parodie4 Ainsi deacuteguiseacute Diceacuteo-polis expose au Chœur moins les motifs de la trecircve qursquoil a conclueque ce qursquoil juge ecirctre les veacuteritables raisons de la guerre Il en impu-te la responsabiliteacute non aux Laceacutedeacutemoniens comme on aurait pusrsquoy attendre mais agrave lrsquoattitude de certains Atheacuteniens qui ont exa-cerbeacute les tensions avec lrsquoennemi et creuseacute les ineacutegaliteacutes et les injus-tices dans leur propre citeacute Ce franc-parler proche de la provoca-tion ne convainc drsquoabord qursquoune partie du Chœur puis le Chœurtout entier lorsque Diceacuteopolis se livre agrave une virulente critique desva-t-en-guerre repreacutesenteacutes par le geacuteneacuteral Lamachos

Le second temps de la comeacutedie (719ndash1234) expose la faccedilondont Diceacuteopolis se conduit une fois conclue cette trecircve seacutepareacuteedans le cadre drsquoune ceacuteleacutebration en lrsquohonneur de Dionysos il se livreagrave toutes sortes de commerces et refuse agrave une exception pregraves de faire profiter qui que ce soit de la paix dont il jouit La piegravece se termine sur le parallegravele entre les souffrances de Lamachos blesseacute aucombat et les plaisirs auxquels Diceacuteopolis se livre sans limite

La difficulteacute majeure dans lrsquointerpreacutetation de cette piegravece portesur lrsquoapparente rupture dans lrsquoattitude du protagoniste entre lesdeux parties qui la composent et sur le sens notamment politiqueqursquoil convient de donner agrave cette preacutetendue rupture Drsquoun cocircteacute eneffet Diceacuteopolis affirme vouloir tenir un discours juste et vrai surla guerre qui puisse justifier sa deacutemarche Crsquoest ce qursquoil dit auChœur au moment ougrave il lui annonce qursquoil va tenir un langage dejustice sur la citeacute agrave propos du conflit qui embrase le Peacuteloponnegravese

τ γρ δίκαιον οδε κα τρυγδία13γ δ λέξω δειν μν δίκαια δέ

Le juste la breuvageacutedie aussi le connaicirct5Et moi je tiendrai des propos certes terribles mais justes

(500ndash501)

Peu apregraves (626ndash718) le Chœur tient lui aussi des propos allant dansce sens

114 Eacutet i enne He lmer

4) Le Teacutelegravephe est aussi parodieacute dans les Thesmophories5) laquoBreuvageacutedieraquo rend τρυγδία neacuteologisme forgeacute par Aristophane sur le

modegravele de laquotrageacutedieraquo avec une reacutefeacuterence au vin (τρύξ) Jrsquoadopte ici la traductionproposeacutee et expliqueacutee par de Creacutemoux 2008 112

λλ $μες τοι μή ποτ φ(σθ˙ +ς κωμδήσει τ δίκαιαφησν δ $μς πολλ διδάξειν γάθ 1στ ε2δαίμονας

εναιο2 θωπεύων ο2δ $ποτείνων μισθο3ς ο2δ 13ξαπατύλλωνο2δ πανουργ4ν ο2δ κατάρδων λλ τ βέλτιστα

διδάσκων

Vous ne vous seacuteparez jamais [du poegravete] car il fera du juste une comeacutedie

Il dit qursquoil vous enseignera nombre de belles choses pour faire votre bonheur

Sans vous flatter sans vous attirer par lrsquoappacirct drsquoune reacutetribution sans vous duper

Sans srsquoabaisser agrave faire nrsquoimporte quoi sans vous inonderdrsquoeacuteloges mais en vous enseignant ce qursquoil y a de mieux

(655ndash658)

Est formuleacutee ici la viseacutee eacuteducative de la piegravece centreacutee sur la notionde justice Pour lrsquoauteur comme pour son personnage qursquoil nrsquoestpas neacutecessaire drsquoidentifier lrsquoun agrave lrsquoautre pour autant6 la comeacutedietiendrait un discours vrai et juste7 dans cette eacutepoque troubleacutee ougrave lepartage des responsabiliteacutes est difficile agrave eacutetablir La paix seacutepareacutee deDiceacuteopolis srsquoen trouverait ainsi justifieacutee

Mais drsquoun autre cocircteacute de quelle veacuteriteacute et de quelle justice estcapable un dramaturge dont le Chœur dit qursquoil laquofera une comeacutediedu justeraquo (655) le verbe κωμδέω signifiant aussi en laquofaire la sa -tireraquo le laquoridiculiserraquo laquosrsquoen moquerraquo8 Quelle justice une laquobreuva-geacutedieraquo peut-elle bien rendre si drsquoun cocircteacute y sont deacutenonceacutees les neacutegligences et les injustices de la classe politique ndash drsquoautant plus

115La politique du mendiant

6) On trouve cette identification par exemple chez de Ste Croix 1996 53ndash54Contre une telle identification notamment agrave partir de lrsquoideacutee que la paix souhaiteacuteepar Aristophane ne peut ecirctre identique agrave celle obtenue par Diceacuteopolis voir Bowie1988 183ndash185 Pour une eacutetude qui deacutepasse cette alternative voir Goldhill 1991188ndash200

7) Voir aussi la reacuteplique du premier demi-chœur laquoEnsuite si ces propos sontjustes eacutetait-il neacutecessaire pour autant de les tenirraquo (562) et celle du Chœur laquole poegravete a pris le risque de tenir le langage de la justice devant les Atheacuteniensraquo (645)

8) Et pas seulement laquodeacutefendre la cause de la justiceraquo comme traduit Van Dae-le sur la base de LSJ sv Cette traduction ne rend pas lrsquoironie et lrsquoambivalence dupassage

choquantes au regard de la misegravere du grand nombre ndash mais que delrsquoautre son personnage principal ne conclut de trecircve que pour luiseul conduite qursquoon a pu estimer ecirctre celle drsquoun traicirctre9 ou encorecelle drsquoun homme eacutegoiumlste et injuste10 puisqursquoil refuse de partagercette paix avec drsquoautres et qursquoil refuse aussi tout compromis avec lespartisans de la guerre

Ma thegravese est que lrsquoanalyse de la figure du mendiant dans lesAcharniens enseigne qursquoil nrsquoy a pas de rupture entre les deux partiesde la piegravece et que leur articulation loin de reacuteveacuteler la preacutetendue hy-pocrisie ou injustice de Diceacuteopolis porte toute lrsquoambiguiumlteacute qursquoAris-tophane veut donner au sens politique de sa comeacutedie ambiguiumlteacutedont ce personnage de mendiant est lrsquoexpression mecircme Avant drsquoenvenir agrave cette figure preacutecisons certains points de meacutethode et drsquointer-preacutetation Ma thegravese implique que deacutenoncer sans nuances lrsquoinjusticeet lrsquoeacutegoiumlsme de la conduite de Diceacuteopolis dans la seconde partie dela piegravece est excessif et erroneacute Sa quecircte de la paix nrsquoest pas purementindividuelle ou eacutegoiumlste elle est on le verra motiveacutee agrave la fois par lrsquoincurie politique dont il est le teacutemoin et par son souci de ceacuteleacutebrerDionysos comme il convient crsquoest-agrave-dire en meacutenageant une largepart aux plaisirs de la nourriture de la boisson et du sexe La con -duite de Diceacuteopolis srsquoinscrit ainsi avant tout dans le cadre drsquoune ideacuteede la justice centreacutee sur le respect des obligations envers les dieuxplus que sur les relations entre citoyens selon une ideacutee pour nousplus familiegravere et plus urbaine de la justice dans la citeacute classique11 Enoutre le reproche moral ou plutocirct moralisant adresseacute agrave Diceacuteopo-lis dans lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravecerecouvre le sens politique de cette derniegravere dont lrsquointeacuterecirct tient preacute-ciseacutement agrave son ambiguiumlteacute ou agrave la question qursquoelle pose car que lesAcharniens puissent peut-ecirctre ndash thegravese discutable ndash ecirctre lus commeun plaidoyer drsquoAristophane pour la paix12 ne signifie pas pour au-tant que cette piegravece ne dise rien des limites politiques attenantes aux

116 Eacutet i enne He lmer

9) Bowie 1982 2910) Foley 1996 138 Dover 1972 8811) Pour une analyse deacutetailleacutee des vers qui deacutementent lrsquoeacutegoiumlsme de Diceacuteopo-

lis et pour cette interpreacutetation de justice voir Edmunds 1980 21 26 28ndash32 Pourune analyse de la justice dans le contexte de la piegravece et de lrsquoeacutepoque voir aussi Lud-wig 2007 479ndash492

12) Edmunds 1980 29ndash30 Van Daele 1948 3 Les Acharniens sont cependantmoins un plaidoyer pour la paix qursquoune reacuteflexion sur les ambiguiumlteacutes de la politiqueet de la deacutemocratie en peacuteriode de guerre

modaliteacutes de la paix et de la justice telles que Diceacuteopolis les met enpratique dans le cadre de la citeacute deacutemocratique Jusqursquoagrave quel pointDiceacuteopolis peut-il ecirctre comme son nom lrsquoindique une laquojuste citeacuteraquoagrave lui tout seul Dans quelle mesure sa pratique priveacutee de la justiceest-elle politiquement pertinente si elle se limite agrave lui-mecircme et auxsiens Peut-elle raisonnablement preacuteserver la paix dont elle se preacute-vaut si elle se coupe des institutions politiques deacutenonceacutees au deacutebutet si elle ne persuade pas les partisans de la guerre drsquoy mettre finComment articuler le priveacute et le commun dans une citeacute en criseMecircme si dans lrsquoexode de la piegravece les plaisirs de la colombe Diceacuteo-polis suscitent sans doute plus de sympathie que les douleurs endu-reacutees par le faucon Lamachos Aristophane laisse neacuteanmoins planerun doute sur la valeur politique de ce deacutenouement car Diceacuteopolispeut bien avoir conclu la paix et se conduire justement la citeacute nrsquoendemeure pas moins diviseacutee et irreacuteconciliable Mais agrave lrsquoinverse peut-on vraiment reprocher agrave Diceacuteopolis que son amour de la paix (ε6ρή-νης 13ρ4ν 32) lrsquoait conduit agrave la rechercher agrave tout prix pour luilorsque les institutions communes de la deacutemocratie ont reacuteveacuteleacute leurinefficaciteacute et leur injustice

La laquobreuvageacutedieraquo prend donc bien le parti de justice et de lapaix mais drsquoune justice et drsquoune paix qui ne sont pas sans susciterde la part drsquoAristophane une certaine interrogation sur le fonction-nement de la deacutemocratie sur sa force comme sur ses incoheacuterencesLa piegravece dans son uniteacute invite agrave prendre acte de la difficulteacute poli-tique agrave laquelle Diceacuteopolis est confronteacute et de la reacuteponse neacutecessai-rement ambivalente par laquelle il la surmonte Crsquoest cette reacuteponseque je nomme la laquopolitique du mendiantraquo

Le mendiant dont Diceacuteopolis endosse la tenue joue en effet un rocircle central dans les Acharniens preacuteciseacutement en raison de sonambivalence Drsquoabord deacuteguisement lrsquoaccoutrement du mendianttend agrave devenir le costume mecircme de Diceacuteopolis sans que la fron- tiegravere entre les deux usages soit clairement eacutetablie Sa fonction est agravela fois de susciter la compassion du Chœur pour lui faire acceptercette trecircve seacutepareacutee et drsquoexprimer la reacutealiteacute de la deacutetresse mateacuterielleagrave laquelle Diceacuteopolis et ses concitoyens sont reacuteduits en raison de laguerre en partie provoqueacutee par le dysfonctionnement de la citeacute Ce costume est donc agrave la fois un instrument agrave usage particulier oupriveacute et un symbole dont la porteacutee est commune lrsquoarticulation dif-ficile de ces deux dimensions formant le cœur du sens politique de la piegravece La politique du mendiant est cette politique bancale agrave

117La politique du mendiant

lrsquoimage de la citeacute qui reacuteduit le commun agrave la sphegravere priveacutee qui enperpeacutetue quelque chose tout en le fragilisant ce qui suspend ou du moins rend secondaire la question morale de la justice ou delrsquoinjustice du protagoniste Notons aussi que lrsquoambiguiumlteacute de cettepolitique du mendiant est concordante drsquoune part avec la plurali-teacute des voix agrave lrsquoœuvre dans la piegravece avec lrsquoentrelacement complexeparfois conflictuel des repreacutesentations de la citeacute et des discours quisrsquoy tiennent13 et drsquoautre part avec le cadre meacutetaphysique dans lequel la piegravece est inscrite qui se caracteacuterise par lrsquoimportance du jeudes apparences dans la citeacute Nous y reviendrons

Pour mettre en eacutevidence cette importance de la figure du men-diant dans les Acharniens jrsquoanalyserai drsquoabord comment Diceacuteopo-lis endosse le vecirctement de mendiant qursquoil emprunte agrave Teacutelegravephe et agraveune tradition litteacuteraire plus large crsquoest-agrave-dire ce qursquoil en retient etce qursquoil en modifie Je montrerai ensuite en quoi sous ce costumeauquel il srsquoidentifie en partie Diceacuteopolis est en mesure de dire lejuste sur sa citeacute Pour finir je montrerai comment ses conduitesfont ressortir lrsquoambiguiumlteacute politique annonceacutee par celle de son deacute-guisement

1 De Teacutelegravephe agrave Diceacuteopolis meacutetamorphoses du mendiant

Diceacuteopolis heacuteritier drsquoUlysse drsquoIros et de Teacutelegravephe

Le mendiant est un personnage litteacuteraire classique Il apparaicirctchez drsquoautres auteurs de lrsquoancienne comeacutedie14 et auparavant chezHomegravere et Euripide dont Aristophane srsquoinspire explicitementdans les Acharniens En reprenant agrave son compte ce personnageAristophane heacuterite de ses caracteacuteristiques geacuteneacuterales crsquoest une figureagrave lrsquoidentiteacute obscure tregraves mal consideacutereacutee par la socieacuteteacute et qui quandelle dit vrai a du mal agrave se faire entendre

Chez Homegravere lrsquoidentiteacute et la nature morale du mendiant sonttoujours troubles La plupart de ses interlocuteurs ignorent qui ilest et srsquointerrogent sur son compte entre parasite et envoyeacute divinil est difficile agrave cerner parce que son apparence et son mode de vie

118 Eacutet i enne He lmer

13) Goldhill 1991 175ndash176 Voir plus bas n 3214) Lrsquoune des comeacutedies de Chionides auteur actif dans la premiegravere moitieacute

du Ve siegravecle av JC se serait intituleacutee Mendiants (πτωχοί) Voir Kassel Austin 198374ndash76

le placent aux frontiegraveres du monde civiliseacute et de ses institutions so-ciales et politiques les plus familiegraveres Le trouble redouble lorsquecomme Ulysse le personnage nrsquoest pas un mendiant mais est deacute-guiseacute en mendiant et trahit discregravetement des maniegraveres ou des pen-seacutees venues agrave lrsquoeacutevidence drsquoun autre univers social15 Quant au juge-ment porteacute sur lui il est le plus souvent neacutegatif le vrai mendiant de lrsquoOdysseacutee Iros avec lequel se bat Ulysse lui-mecircme deacuteguiseacute enmendiant est preacutesenteacute comme un parasite un homme insatiable et trompeur16 De mecircme les jugements porteacutes par Meacutelantheacutee et Eurymaque sur les mendiants agrave lrsquooccasion de leur rencontre avecUlysse deacuteguiseacute traduisent envers les plus deacutemunis tout le meacuteprisdrsquoun groupe social reacuteuni autour de ses valeurs aux yeux de ce groupe les mendiants sont des paresseux qui refusent le travailqursquoon leur propose des profiteurs17 dont la paresse est deacutenonceacuteemoins au nom drsquoune ideacuteologie du travail que parce qursquoils sont iden-tifieacutes comme des ecirctres vils agrave leur ventre et agrave leur insatiabiliteacute18 Ilssont mal jugeacutes insulteacutes et reccediloivent des coups19 Agrave cette attitudeHomegravere oppose celle drsquoEumeacutee tout en consideacuterant que les men-diants sont pousseacutes au mensonge par la neacutecessiteacute il accueille sans lesavoir son ancien maicirctre travesti en mendiant au nom de la pitieacuteqursquoil lui inspire20 Agrave la diffeacuterence drsquoHomegravere neacuteanmoins Aristo-phane ne souligne pas tant lrsquoerrance et lrsquoanonymat du mendiant quesa con dition eacuteconomique Contrairement au pauvre le mendiantest deacutepourvu du neacutecessaire21 et cette situation mateacuterielle nrsquoest paseacutetrangegravere agrave lrsquoambiguiumlteacute de la justice dont Diceacuteopolis preacutetend laquofairela comeacutedieraquo et de la paix qursquoil met en œuvre

Lrsquoambiguiumlteacute du mendiant dont Homegravere fait le ressort de la reacute-veacutelation progressive de son identiteacute par Ulysse est aussi preacutesente

119La politique du mendiant

15) Voir la reacuteflexion de Nausicaa une fois qursquoUlysse eacutechoueacute a fini de parlerlaquotu ne sembles ni mauvais ni priveacute de raisonraquo (ο8τε κακ ο8τ 9φρονι φωτ οικας)(Od 6187) formule qui va agrave lrsquoencontre du preacutejugeacute ordinaire dont le mendiant estvictime

16) Od 181ndash717) Od 17217ndash228 18362ndash36418) Le mendiant est perccedilu comme un laquogloutonraquo (μολοβρός) (Od 17219

1826) et un ecirctre insatiable (9ναλτος) (18114 364 17228)19) Od 17233ndash234 18321ndash339 1965ndash6920) Od 14385ndash38921) Le mendiant est pour Aristophane celui qui laquonrsquoa jamais rien [alors que la

vie] du pauvre crsquoest de vivre drsquoeacutepargne de srsquoattacher agrave son travail de ne manquerde rien sans nrsquoavoir rien de superfluraquo Ploutos 552ndash554

dans la piegravece drsquoEuripide dont les Acharniens offrent une parodiemais elle srsquoy reacutesume au simple scheacutema de la dissimulation drsquouneidentiteacute derriegravere un masque Dans le Teacutelegravephe en effet le personnageeacuteponyme roi des Mysiens prend lrsquoapparence drsquoun mendiant pourecirctre introduit aupregraves des rois Acheacuteens qui ont attaqueacute les Mysiensmais sans succegraves au cours de leur expeacutedition agrave Troie Dans ce com-bat Teacutelegravephe a eacuteteacute blesseacute par Achille Un oracle lui dit qursquoil sera gueacuteri par lrsquoarme mecircme qui a causeacute sa blessure il doit donc se rendreaupregraves drsquoAchille et se faire entendre de lui ce agrave quoi il parvient gracircce agrave son deacuteguisement et parce qursquoil prend en otage le jeune Oreste ce que Diceacuteopolis parodie en prenant en otage un sceau agravecharbon (326ndash355)22 Grimeacute de la sorte Teacutelegravephe tient agrave Achille etaux autres rois grecs un discours qui les surprend il leur expliqueque les Mysiens et leur roi ndash crsquoest-agrave-dire lui-mecircme ndash ont reacuteagi comme lrsquoauraient fait les Acheacuteens en pareilles circonstances Teacute- legravephe va jusqursquoagrave prendre la deacutefense de lrsquoennemi troyen ce qui suscitela colegravere de ses interlocuteurs tout comme Diceacuteopolis va plaider lacause des Laceacutedeacutemoniens et des Meacutegariens devant les AcharniensDeacutemasqueacute Teacutelegravephe obtient neacuteanmoins gain de cause pour sa bles-sure gracircce agrave lrsquointervention drsquoUlysse et srsquoen retourne gueacuteri23

Derriegravere ce jeu assez eacuteleacutementaire de dissimulation est agravelrsquoœuvre un eacuteleacutement commun agrave tous ces mendiants de la litteacuteratureancienne et qui vaut pour Diceacuteopolis ils tiennent des propos quela plupart de leurs auditeurs jugent mecircme temporairement inau-dibles inacceptables et mensongers Le mendiant drsquoAristophanecomme celui drsquoEuripide et celui drsquoHomegravere est consideacutereacute par la plupart de ses interlocuteurs comme incapable de dire vrai commeporteur drsquoune parole non creacutedible Dans le cas de Diceacuteopolis la rai-son en est que ses propos sur Athegravenes et les Atheacuteniens sont scan-daleux pour une partie drsquoentre eux Crsquoest ce que souligne agrave maintesreprises la formule laquoπτωχς ltνraquo (laquoalors que je ne suis qursquoun men-diantraquo 497 579) prononceacutee par Diceacuteopolis lui-mecircme ou ses inter-

120 Eacutet i enne He lmer

22) LrsquoOreste drsquoEuripide est peut-ecirctre aussi en toile de fond des Acharnienssur trois points au moins la justesse de la cause drsquoOreste est ambigueuml ndash avoir tueacute samegravere Clytemnestre pour venger lrsquohonneur de son pegravere Agamemnon ndash il vient par-ler devant les Argiens pour expliquer son geste et suscite des reacuteactions opposeacutees enreacuteponse agrave la sentence de mort prononceacutee contre lui il prend Hermione en otagepour garder la vie sauve

23) Pour une reconstitution plus deacutetailleacutee de cette piegravece voir Heath 1987b272ndash280 Preiser 2000

locuteurs (laquoalors que tu nrsquoes qursquoun mendiantraquo 558 577a 593) Ellerelativise ou nie la valeur de ses paroles sur la citeacute parce qursquoil vit endehors des institutions sociales eacuteconomiques et politiques qui ladeacutefinissent Sans liens qui lrsquoattachent agrave des φ=λοι famille et amis lemendiant est un laquooutsiderraquo un ecirctre incapable de participer au cir-cuit des obligations reacuteciproques de la vie sociale et eacuteconomique24

Il est pour cette raison plus objet de meacutepris que de pitieacute25 Aux yeuxde la citeacute la condition de mendiant est reacutedhibitoire degraves qursquoil srsquoagitde bien parler drsquoelle et les propos qursquoun tel personnage peut teniragrave son sujet ne peuvent ecirctre que blessants (κακορροθε 577) ou vains(κστωμυλάμην 579) De cette deacutefiance des autres agrave lrsquoeacutegard de saparole Diceacuteopolis est en un sens lrsquoartisan quand il indique que cecostume qursquoil endosse au su et au vu du Chœur doit servir agrave per-suader ses membres en entretenant leur laquonaiumlveteacuteraquo (gtλιθίους 443)Mecircme si ce stratagegraveme nrsquoimplique pas neacutecessairement que le conte-nu de son discours sera mensonger26 il en relativise tout de mecircmela valeur comment deacutepartager ce qui tient agrave la veacuteriteacute de leur conte-nu de ce qui relegraveve de la persuasion qursquoils veulent produire Cepoint est important au regard du sens politique de la piegravece parceqursquoil fait reacutefeacuterence au fonctionnement des institutions de la deacutemo-cratie et agrave la faccedilon dont la veacuteriteacute peut srsquoy dire ou non et si oui auprix de quelles transformations

Ces caracteacuteristiques de la repreacutesentation du mendiant dans lalitteacuterature grecque rappeleacutees reste agrave comprendre pourquoi parmitous les mendiants drsquoEuripide le choix de Diceacuteopolis se porte surTeacutelegravephe et quels changements il lui fait subir La dimension paro-dique des Acharniens reacutepond agrave ces deux questions

Teacutelegravephe parodieacute et deacuteplaceacute

La parodie tient drsquoabord au fait qursquoAristophane se moque delrsquousage reacutepeacutetitif qursquoEuripide fait de la figure du mendiant27 Agrave Diceacuteopolis qui lui reacuteclame laquoun haillon tireacute drsquoune de ses vieilles tra-

121La politique du mendiant

24) Harriott 1982 3825) Ehrenberg 1962 243 Harriott 1982 3726) Les laquopetites phrasesraquo ou laquopetits motsraquo (ηματίοις 444 447) que Diceacuteo-

polis emprunte aussi agrave Euripide deacutesignent sans doute moins les explications qui vontsuivre que des chevilles des artifices rheacutetoriques destineacutes agrave disposer lrsquoauditeur agraveeacutecouter ces explications Voir de Creacutemoux 2007 24

27) Foley 1996 122

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

122 Eacutet i enne He lmer

28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

123La politique du mendiant

limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

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51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

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52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

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53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

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57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

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passages des Acharniens sont une parodie4 Ainsi deacuteguiseacute Diceacuteo-polis expose au Chœur moins les motifs de la trecircve qursquoil a conclueque ce qursquoil juge ecirctre les veacuteritables raisons de la guerre Il en impu-te la responsabiliteacute non aux Laceacutedeacutemoniens comme on aurait pusrsquoy attendre mais agrave lrsquoattitude de certains Atheacuteniens qui ont exa-cerbeacute les tensions avec lrsquoennemi et creuseacute les ineacutegaliteacutes et les injus-tices dans leur propre citeacute Ce franc-parler proche de la provoca-tion ne convainc drsquoabord qursquoune partie du Chœur puis le Chœurtout entier lorsque Diceacuteopolis se livre agrave une virulente critique desva-t-en-guerre repreacutesenteacutes par le geacuteneacuteral Lamachos

Le second temps de la comeacutedie (719ndash1234) expose la faccedilondont Diceacuteopolis se conduit une fois conclue cette trecircve seacutepareacuteedans le cadre drsquoune ceacuteleacutebration en lrsquohonneur de Dionysos il se livreagrave toutes sortes de commerces et refuse agrave une exception pregraves de faire profiter qui que ce soit de la paix dont il jouit La piegravece se termine sur le parallegravele entre les souffrances de Lamachos blesseacute aucombat et les plaisirs auxquels Diceacuteopolis se livre sans limite

La difficulteacute majeure dans lrsquointerpreacutetation de cette piegravece portesur lrsquoapparente rupture dans lrsquoattitude du protagoniste entre lesdeux parties qui la composent et sur le sens notamment politiqueqursquoil convient de donner agrave cette preacutetendue rupture Drsquoun cocircteacute eneffet Diceacuteopolis affirme vouloir tenir un discours juste et vrai surla guerre qui puisse justifier sa deacutemarche Crsquoest ce qursquoil dit auChœur au moment ougrave il lui annonce qursquoil va tenir un langage dejustice sur la citeacute agrave propos du conflit qui embrase le Peacuteloponnegravese

τ γρ δίκαιον οδε κα τρυγδία13γ δ λέξω δειν μν δίκαια δέ

Le juste la breuvageacutedie aussi le connaicirct5Et moi je tiendrai des propos certes terribles mais justes

(500ndash501)

Peu apregraves (626ndash718) le Chœur tient lui aussi des propos allant dansce sens

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4) Le Teacutelegravephe est aussi parodieacute dans les Thesmophories5) laquoBreuvageacutedieraquo rend τρυγδία neacuteologisme forgeacute par Aristophane sur le

modegravele de laquotrageacutedieraquo avec une reacutefeacuterence au vin (τρύξ) Jrsquoadopte ici la traductionproposeacutee et expliqueacutee par de Creacutemoux 2008 112

λλ $μες τοι μή ποτ φ(σθ˙ +ς κωμδήσει τ δίκαιαφησν δ $μς πολλ διδάξειν γάθ 1στ ε2δαίμονας

εναιο2 θωπεύων ο2δ $ποτείνων μισθο3ς ο2δ 13ξαπατύλλωνο2δ πανουργ4ν ο2δ κατάρδων λλ τ βέλτιστα

διδάσκων

Vous ne vous seacuteparez jamais [du poegravete] car il fera du juste une comeacutedie

Il dit qursquoil vous enseignera nombre de belles choses pour faire votre bonheur

Sans vous flatter sans vous attirer par lrsquoappacirct drsquoune reacutetribution sans vous duper

Sans srsquoabaisser agrave faire nrsquoimporte quoi sans vous inonderdrsquoeacuteloges mais en vous enseignant ce qursquoil y a de mieux

(655ndash658)

Est formuleacutee ici la viseacutee eacuteducative de la piegravece centreacutee sur la notionde justice Pour lrsquoauteur comme pour son personnage qursquoil nrsquoestpas neacutecessaire drsquoidentifier lrsquoun agrave lrsquoautre pour autant6 la comeacutedietiendrait un discours vrai et juste7 dans cette eacutepoque troubleacutee ougrave lepartage des responsabiliteacutes est difficile agrave eacutetablir La paix seacutepareacutee deDiceacuteopolis srsquoen trouverait ainsi justifieacutee

Mais drsquoun autre cocircteacute de quelle veacuteriteacute et de quelle justice estcapable un dramaturge dont le Chœur dit qursquoil laquofera une comeacutediedu justeraquo (655) le verbe κωμδέω signifiant aussi en laquofaire la sa -tireraquo le laquoridiculiserraquo laquosrsquoen moquerraquo8 Quelle justice une laquobreuva-geacutedieraquo peut-elle bien rendre si drsquoun cocircteacute y sont deacutenonceacutees les neacutegligences et les injustices de la classe politique ndash drsquoautant plus

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6) On trouve cette identification par exemple chez de Ste Croix 1996 53ndash54Contre une telle identification notamment agrave partir de lrsquoideacutee que la paix souhaiteacuteepar Aristophane ne peut ecirctre identique agrave celle obtenue par Diceacuteopolis voir Bowie1988 183ndash185 Pour une eacutetude qui deacutepasse cette alternative voir Goldhill 1991188ndash200

7) Voir aussi la reacuteplique du premier demi-chœur laquoEnsuite si ces propos sontjustes eacutetait-il neacutecessaire pour autant de les tenirraquo (562) et celle du Chœur laquole poegravete a pris le risque de tenir le langage de la justice devant les Atheacuteniensraquo (645)

8) Et pas seulement laquodeacutefendre la cause de la justiceraquo comme traduit Van Dae-le sur la base de LSJ sv Cette traduction ne rend pas lrsquoironie et lrsquoambivalence dupassage

choquantes au regard de la misegravere du grand nombre ndash mais que delrsquoautre son personnage principal ne conclut de trecircve que pour luiseul conduite qursquoon a pu estimer ecirctre celle drsquoun traicirctre9 ou encorecelle drsquoun homme eacutegoiumlste et injuste10 puisqursquoil refuse de partagercette paix avec drsquoautres et qursquoil refuse aussi tout compromis avec lespartisans de la guerre

Ma thegravese est que lrsquoanalyse de la figure du mendiant dans lesAcharniens enseigne qursquoil nrsquoy a pas de rupture entre les deux partiesde la piegravece et que leur articulation loin de reacuteveacuteler la preacutetendue hy-pocrisie ou injustice de Diceacuteopolis porte toute lrsquoambiguiumlteacute qursquoAris-tophane veut donner au sens politique de sa comeacutedie ambiguiumlteacutedont ce personnage de mendiant est lrsquoexpression mecircme Avant drsquoenvenir agrave cette figure preacutecisons certains points de meacutethode et drsquointer-preacutetation Ma thegravese implique que deacutenoncer sans nuances lrsquoinjusticeet lrsquoeacutegoiumlsme de la conduite de Diceacuteopolis dans la seconde partie dela piegravece est excessif et erroneacute Sa quecircte de la paix nrsquoest pas purementindividuelle ou eacutegoiumlste elle est on le verra motiveacutee agrave la fois par lrsquoincurie politique dont il est le teacutemoin et par son souci de ceacuteleacutebrerDionysos comme il convient crsquoest-agrave-dire en meacutenageant une largepart aux plaisirs de la nourriture de la boisson et du sexe La con -duite de Diceacuteopolis srsquoinscrit ainsi avant tout dans le cadre drsquoune ideacuteede la justice centreacutee sur le respect des obligations envers les dieuxplus que sur les relations entre citoyens selon une ideacutee pour nousplus familiegravere et plus urbaine de la justice dans la citeacute classique11 Enoutre le reproche moral ou plutocirct moralisant adresseacute agrave Diceacuteopo-lis dans lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravecerecouvre le sens politique de cette derniegravere dont lrsquointeacuterecirct tient preacute-ciseacutement agrave son ambiguiumlteacute ou agrave la question qursquoelle pose car que lesAcharniens puissent peut-ecirctre ndash thegravese discutable ndash ecirctre lus commeun plaidoyer drsquoAristophane pour la paix12 ne signifie pas pour au-tant que cette piegravece ne dise rien des limites politiques attenantes aux

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9) Bowie 1982 2910) Foley 1996 138 Dover 1972 8811) Pour une analyse deacutetailleacutee des vers qui deacutementent lrsquoeacutegoiumlsme de Diceacuteopo-

lis et pour cette interpreacutetation de justice voir Edmunds 1980 21 26 28ndash32 Pourune analyse de la justice dans le contexte de la piegravece et de lrsquoeacutepoque voir aussi Lud-wig 2007 479ndash492

12) Edmunds 1980 29ndash30 Van Daele 1948 3 Les Acharniens sont cependantmoins un plaidoyer pour la paix qursquoune reacuteflexion sur les ambiguiumlteacutes de la politiqueet de la deacutemocratie en peacuteriode de guerre

modaliteacutes de la paix et de la justice telles que Diceacuteopolis les met enpratique dans le cadre de la citeacute deacutemocratique Jusqursquoagrave quel pointDiceacuteopolis peut-il ecirctre comme son nom lrsquoindique une laquojuste citeacuteraquoagrave lui tout seul Dans quelle mesure sa pratique priveacutee de la justiceest-elle politiquement pertinente si elle se limite agrave lui-mecircme et auxsiens Peut-elle raisonnablement preacuteserver la paix dont elle se preacute-vaut si elle se coupe des institutions politiques deacutenonceacutees au deacutebutet si elle ne persuade pas les partisans de la guerre drsquoy mettre finComment articuler le priveacute et le commun dans une citeacute en criseMecircme si dans lrsquoexode de la piegravece les plaisirs de la colombe Diceacuteo-polis suscitent sans doute plus de sympathie que les douleurs endu-reacutees par le faucon Lamachos Aristophane laisse neacuteanmoins planerun doute sur la valeur politique de ce deacutenouement car Diceacuteopolispeut bien avoir conclu la paix et se conduire justement la citeacute nrsquoendemeure pas moins diviseacutee et irreacuteconciliable Mais agrave lrsquoinverse peut-on vraiment reprocher agrave Diceacuteopolis que son amour de la paix (ε6ρή-νης 13ρ4ν 32) lrsquoait conduit agrave la rechercher agrave tout prix pour luilorsque les institutions communes de la deacutemocratie ont reacuteveacuteleacute leurinefficaciteacute et leur injustice

La laquobreuvageacutedieraquo prend donc bien le parti de justice et de lapaix mais drsquoune justice et drsquoune paix qui ne sont pas sans susciterde la part drsquoAristophane une certaine interrogation sur le fonction-nement de la deacutemocratie sur sa force comme sur ses incoheacuterencesLa piegravece dans son uniteacute invite agrave prendre acte de la difficulteacute poli-tique agrave laquelle Diceacuteopolis est confronteacute et de la reacuteponse neacutecessai-rement ambivalente par laquelle il la surmonte Crsquoest cette reacuteponseque je nomme la laquopolitique du mendiantraquo

Le mendiant dont Diceacuteopolis endosse la tenue joue en effet un rocircle central dans les Acharniens preacuteciseacutement en raison de sonambivalence Drsquoabord deacuteguisement lrsquoaccoutrement du mendianttend agrave devenir le costume mecircme de Diceacuteopolis sans que la fron- tiegravere entre les deux usages soit clairement eacutetablie Sa fonction est agravela fois de susciter la compassion du Chœur pour lui faire acceptercette trecircve seacutepareacutee et drsquoexprimer la reacutealiteacute de la deacutetresse mateacuterielleagrave laquelle Diceacuteopolis et ses concitoyens sont reacuteduits en raison de laguerre en partie provoqueacutee par le dysfonctionnement de la citeacute Ce costume est donc agrave la fois un instrument agrave usage particulier oupriveacute et un symbole dont la porteacutee est commune lrsquoarticulation dif-ficile de ces deux dimensions formant le cœur du sens politique de la piegravece La politique du mendiant est cette politique bancale agrave

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lrsquoimage de la citeacute qui reacuteduit le commun agrave la sphegravere priveacutee qui enperpeacutetue quelque chose tout en le fragilisant ce qui suspend ou du moins rend secondaire la question morale de la justice ou delrsquoinjustice du protagoniste Notons aussi que lrsquoambiguiumlteacute de cettepolitique du mendiant est concordante drsquoune part avec la plurali-teacute des voix agrave lrsquoœuvre dans la piegravece avec lrsquoentrelacement complexeparfois conflictuel des repreacutesentations de la citeacute et des discours quisrsquoy tiennent13 et drsquoautre part avec le cadre meacutetaphysique dans lequel la piegravece est inscrite qui se caracteacuterise par lrsquoimportance du jeudes apparences dans la citeacute Nous y reviendrons

Pour mettre en eacutevidence cette importance de la figure du men-diant dans les Acharniens jrsquoanalyserai drsquoabord comment Diceacuteopo-lis endosse le vecirctement de mendiant qursquoil emprunte agrave Teacutelegravephe et agraveune tradition litteacuteraire plus large crsquoest-agrave-dire ce qursquoil en retient etce qursquoil en modifie Je montrerai ensuite en quoi sous ce costumeauquel il srsquoidentifie en partie Diceacuteopolis est en mesure de dire lejuste sur sa citeacute Pour finir je montrerai comment ses conduitesfont ressortir lrsquoambiguiumlteacute politique annonceacutee par celle de son deacute-guisement

1 De Teacutelegravephe agrave Diceacuteopolis meacutetamorphoses du mendiant

Diceacuteopolis heacuteritier drsquoUlysse drsquoIros et de Teacutelegravephe

Le mendiant est un personnage litteacuteraire classique Il apparaicirctchez drsquoautres auteurs de lrsquoancienne comeacutedie14 et auparavant chezHomegravere et Euripide dont Aristophane srsquoinspire explicitementdans les Acharniens En reprenant agrave son compte ce personnageAristophane heacuterite de ses caracteacuteristiques geacuteneacuterales crsquoest une figureagrave lrsquoidentiteacute obscure tregraves mal consideacutereacutee par la socieacuteteacute et qui quandelle dit vrai a du mal agrave se faire entendre

Chez Homegravere lrsquoidentiteacute et la nature morale du mendiant sonttoujours troubles La plupart de ses interlocuteurs ignorent qui ilest et srsquointerrogent sur son compte entre parasite et envoyeacute divinil est difficile agrave cerner parce que son apparence et son mode de vie

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13) Goldhill 1991 175ndash176 Voir plus bas n 3214) Lrsquoune des comeacutedies de Chionides auteur actif dans la premiegravere moitieacute

du Ve siegravecle av JC se serait intituleacutee Mendiants (πτωχοί) Voir Kassel Austin 198374ndash76

le placent aux frontiegraveres du monde civiliseacute et de ses institutions so-ciales et politiques les plus familiegraveres Le trouble redouble lorsquecomme Ulysse le personnage nrsquoest pas un mendiant mais est deacute-guiseacute en mendiant et trahit discregravetement des maniegraveres ou des pen-seacutees venues agrave lrsquoeacutevidence drsquoun autre univers social15 Quant au juge-ment porteacute sur lui il est le plus souvent neacutegatif le vrai mendiant de lrsquoOdysseacutee Iros avec lequel se bat Ulysse lui-mecircme deacuteguiseacute enmendiant est preacutesenteacute comme un parasite un homme insatiable et trompeur16 De mecircme les jugements porteacutes par Meacutelantheacutee et Eurymaque sur les mendiants agrave lrsquooccasion de leur rencontre avecUlysse deacuteguiseacute traduisent envers les plus deacutemunis tout le meacuteprisdrsquoun groupe social reacuteuni autour de ses valeurs aux yeux de ce groupe les mendiants sont des paresseux qui refusent le travailqursquoon leur propose des profiteurs17 dont la paresse est deacutenonceacuteemoins au nom drsquoune ideacuteologie du travail que parce qursquoils sont iden-tifieacutes comme des ecirctres vils agrave leur ventre et agrave leur insatiabiliteacute18 Ilssont mal jugeacutes insulteacutes et reccediloivent des coups19 Agrave cette attitudeHomegravere oppose celle drsquoEumeacutee tout en consideacuterant que les men-diants sont pousseacutes au mensonge par la neacutecessiteacute il accueille sans lesavoir son ancien maicirctre travesti en mendiant au nom de la pitieacuteqursquoil lui inspire20 Agrave la diffeacuterence drsquoHomegravere neacuteanmoins Aristo-phane ne souligne pas tant lrsquoerrance et lrsquoanonymat du mendiant quesa con dition eacuteconomique Contrairement au pauvre le mendiantest deacutepourvu du neacutecessaire21 et cette situation mateacuterielle nrsquoest paseacutetrangegravere agrave lrsquoambiguiumlteacute de la justice dont Diceacuteopolis preacutetend laquofairela comeacutedieraquo et de la paix qursquoil met en œuvre

Lrsquoambiguiumlteacute du mendiant dont Homegravere fait le ressort de la reacute-veacutelation progressive de son identiteacute par Ulysse est aussi preacutesente

119La politique du mendiant

15) Voir la reacuteflexion de Nausicaa une fois qursquoUlysse eacutechoueacute a fini de parlerlaquotu ne sembles ni mauvais ni priveacute de raisonraquo (ο8τε κακ ο8τ 9φρονι φωτ οικας)(Od 6187) formule qui va agrave lrsquoencontre du preacutejugeacute ordinaire dont le mendiant estvictime

16) Od 181ndash717) Od 17217ndash228 18362ndash36418) Le mendiant est perccedilu comme un laquogloutonraquo (μολοβρός) (Od 17219

1826) et un ecirctre insatiable (9ναλτος) (18114 364 17228)19) Od 17233ndash234 18321ndash339 1965ndash6920) Od 14385ndash38921) Le mendiant est pour Aristophane celui qui laquonrsquoa jamais rien [alors que la

vie] du pauvre crsquoest de vivre drsquoeacutepargne de srsquoattacher agrave son travail de ne manquerde rien sans nrsquoavoir rien de superfluraquo Ploutos 552ndash554

dans la piegravece drsquoEuripide dont les Acharniens offrent une parodiemais elle srsquoy reacutesume au simple scheacutema de la dissimulation drsquouneidentiteacute derriegravere un masque Dans le Teacutelegravephe en effet le personnageeacuteponyme roi des Mysiens prend lrsquoapparence drsquoun mendiant pourecirctre introduit aupregraves des rois Acheacuteens qui ont attaqueacute les Mysiensmais sans succegraves au cours de leur expeacutedition agrave Troie Dans ce com-bat Teacutelegravephe a eacuteteacute blesseacute par Achille Un oracle lui dit qursquoil sera gueacuteri par lrsquoarme mecircme qui a causeacute sa blessure il doit donc se rendreaupregraves drsquoAchille et se faire entendre de lui ce agrave quoi il parvient gracircce agrave son deacuteguisement et parce qursquoil prend en otage le jeune Oreste ce que Diceacuteopolis parodie en prenant en otage un sceau agravecharbon (326ndash355)22 Grimeacute de la sorte Teacutelegravephe tient agrave Achille etaux autres rois grecs un discours qui les surprend il leur expliqueque les Mysiens et leur roi ndash crsquoest-agrave-dire lui-mecircme ndash ont reacuteagi comme lrsquoauraient fait les Acheacuteens en pareilles circonstances Teacute- legravephe va jusqursquoagrave prendre la deacutefense de lrsquoennemi troyen ce qui suscitela colegravere de ses interlocuteurs tout comme Diceacuteopolis va plaider lacause des Laceacutedeacutemoniens et des Meacutegariens devant les AcharniensDeacutemasqueacute Teacutelegravephe obtient neacuteanmoins gain de cause pour sa bles-sure gracircce agrave lrsquointervention drsquoUlysse et srsquoen retourne gueacuteri23

Derriegravere ce jeu assez eacuteleacutementaire de dissimulation est agravelrsquoœuvre un eacuteleacutement commun agrave tous ces mendiants de la litteacuteratureancienne et qui vaut pour Diceacuteopolis ils tiennent des propos quela plupart de leurs auditeurs jugent mecircme temporairement inau-dibles inacceptables et mensongers Le mendiant drsquoAristophanecomme celui drsquoEuripide et celui drsquoHomegravere est consideacutereacute par la plupart de ses interlocuteurs comme incapable de dire vrai commeporteur drsquoune parole non creacutedible Dans le cas de Diceacuteopolis la rai-son en est que ses propos sur Athegravenes et les Atheacuteniens sont scan-daleux pour une partie drsquoentre eux Crsquoest ce que souligne agrave maintesreprises la formule laquoπτωχς ltνraquo (laquoalors que je ne suis qursquoun men-diantraquo 497 579) prononceacutee par Diceacuteopolis lui-mecircme ou ses inter-

120 Eacutet i enne He lmer

22) LrsquoOreste drsquoEuripide est peut-ecirctre aussi en toile de fond des Acharnienssur trois points au moins la justesse de la cause drsquoOreste est ambigueuml ndash avoir tueacute samegravere Clytemnestre pour venger lrsquohonneur de son pegravere Agamemnon ndash il vient par-ler devant les Argiens pour expliquer son geste et suscite des reacuteactions opposeacutees enreacuteponse agrave la sentence de mort prononceacutee contre lui il prend Hermione en otagepour garder la vie sauve

23) Pour une reconstitution plus deacutetailleacutee de cette piegravece voir Heath 1987b272ndash280 Preiser 2000

locuteurs (laquoalors que tu nrsquoes qursquoun mendiantraquo 558 577a 593) Ellerelativise ou nie la valeur de ses paroles sur la citeacute parce qursquoil vit endehors des institutions sociales eacuteconomiques et politiques qui ladeacutefinissent Sans liens qui lrsquoattachent agrave des φ=λοι famille et amis lemendiant est un laquooutsiderraquo un ecirctre incapable de participer au cir-cuit des obligations reacuteciproques de la vie sociale et eacuteconomique24

Il est pour cette raison plus objet de meacutepris que de pitieacute25 Aux yeuxde la citeacute la condition de mendiant est reacutedhibitoire degraves qursquoil srsquoagitde bien parler drsquoelle et les propos qursquoun tel personnage peut teniragrave son sujet ne peuvent ecirctre que blessants (κακορροθε 577) ou vains(κστωμυλάμην 579) De cette deacutefiance des autres agrave lrsquoeacutegard de saparole Diceacuteopolis est en un sens lrsquoartisan quand il indique que cecostume qursquoil endosse au su et au vu du Chœur doit servir agrave per-suader ses membres en entretenant leur laquonaiumlveteacuteraquo (gtλιθίους 443)Mecircme si ce stratagegraveme nrsquoimplique pas neacutecessairement que le conte-nu de son discours sera mensonger26 il en relativise tout de mecircmela valeur comment deacutepartager ce qui tient agrave la veacuteriteacute de leur conte-nu de ce qui relegraveve de la persuasion qursquoils veulent produire Cepoint est important au regard du sens politique de la piegravece parceqursquoil fait reacutefeacuterence au fonctionnement des institutions de la deacutemo-cratie et agrave la faccedilon dont la veacuteriteacute peut srsquoy dire ou non et si oui auprix de quelles transformations

Ces caracteacuteristiques de la repreacutesentation du mendiant dans lalitteacuterature grecque rappeleacutees reste agrave comprendre pourquoi parmitous les mendiants drsquoEuripide le choix de Diceacuteopolis se porte surTeacutelegravephe et quels changements il lui fait subir La dimension paro-dique des Acharniens reacutepond agrave ces deux questions

Teacutelegravephe parodieacute et deacuteplaceacute

La parodie tient drsquoabord au fait qursquoAristophane se moque delrsquousage reacutepeacutetitif qursquoEuripide fait de la figure du mendiant27 Agrave Diceacuteopolis qui lui reacuteclame laquoun haillon tireacute drsquoune de ses vieilles tra-

121La politique du mendiant

24) Harriott 1982 3825) Ehrenberg 1962 243 Harriott 1982 3726) Les laquopetites phrasesraquo ou laquopetits motsraquo (ηματίοις 444 447) que Diceacuteo-

polis emprunte aussi agrave Euripide deacutesignent sans doute moins les explications qui vontsuivre que des chevilles des artifices rheacutetoriques destineacutes agrave disposer lrsquoauditeur agraveeacutecouter ces explications Voir de Creacutemoux 2007 24

27) Foley 1996 122

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

122 Eacutet i enne He lmer

28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

123La politique du mendiant

limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

λλ $μες τοι μή ποτ φ(σθ˙ +ς κωμδήσει τ δίκαιαφησν δ $μς πολλ διδάξειν γάθ 1στ ε2δαίμονας

εναιο2 θωπεύων ο2δ $ποτείνων μισθο3ς ο2δ 13ξαπατύλλωνο2δ πανουργ4ν ο2δ κατάρδων λλ τ βέλτιστα

διδάσκων

Vous ne vous seacuteparez jamais [du poegravete] car il fera du juste une comeacutedie

Il dit qursquoil vous enseignera nombre de belles choses pour faire votre bonheur

Sans vous flatter sans vous attirer par lrsquoappacirct drsquoune reacutetribution sans vous duper

Sans srsquoabaisser agrave faire nrsquoimporte quoi sans vous inonderdrsquoeacuteloges mais en vous enseignant ce qursquoil y a de mieux

(655ndash658)

Est formuleacutee ici la viseacutee eacuteducative de la piegravece centreacutee sur la notionde justice Pour lrsquoauteur comme pour son personnage qursquoil nrsquoestpas neacutecessaire drsquoidentifier lrsquoun agrave lrsquoautre pour autant6 la comeacutedietiendrait un discours vrai et juste7 dans cette eacutepoque troubleacutee ougrave lepartage des responsabiliteacutes est difficile agrave eacutetablir La paix seacutepareacutee deDiceacuteopolis srsquoen trouverait ainsi justifieacutee

Mais drsquoun autre cocircteacute de quelle veacuteriteacute et de quelle justice estcapable un dramaturge dont le Chœur dit qursquoil laquofera une comeacutediedu justeraquo (655) le verbe κωμδέω signifiant aussi en laquofaire la sa -tireraquo le laquoridiculiserraquo laquosrsquoen moquerraquo8 Quelle justice une laquobreuva-geacutedieraquo peut-elle bien rendre si drsquoun cocircteacute y sont deacutenonceacutees les neacutegligences et les injustices de la classe politique ndash drsquoautant plus

115La politique du mendiant

6) On trouve cette identification par exemple chez de Ste Croix 1996 53ndash54Contre une telle identification notamment agrave partir de lrsquoideacutee que la paix souhaiteacuteepar Aristophane ne peut ecirctre identique agrave celle obtenue par Diceacuteopolis voir Bowie1988 183ndash185 Pour une eacutetude qui deacutepasse cette alternative voir Goldhill 1991188ndash200

7) Voir aussi la reacuteplique du premier demi-chœur laquoEnsuite si ces propos sontjustes eacutetait-il neacutecessaire pour autant de les tenirraquo (562) et celle du Chœur laquole poegravete a pris le risque de tenir le langage de la justice devant les Atheacuteniensraquo (645)

8) Et pas seulement laquodeacutefendre la cause de la justiceraquo comme traduit Van Dae-le sur la base de LSJ sv Cette traduction ne rend pas lrsquoironie et lrsquoambivalence dupassage

choquantes au regard de la misegravere du grand nombre ndash mais que delrsquoautre son personnage principal ne conclut de trecircve que pour luiseul conduite qursquoon a pu estimer ecirctre celle drsquoun traicirctre9 ou encorecelle drsquoun homme eacutegoiumlste et injuste10 puisqursquoil refuse de partagercette paix avec drsquoautres et qursquoil refuse aussi tout compromis avec lespartisans de la guerre

Ma thegravese est que lrsquoanalyse de la figure du mendiant dans lesAcharniens enseigne qursquoil nrsquoy a pas de rupture entre les deux partiesde la piegravece et que leur articulation loin de reacuteveacuteler la preacutetendue hy-pocrisie ou injustice de Diceacuteopolis porte toute lrsquoambiguiumlteacute qursquoAris-tophane veut donner au sens politique de sa comeacutedie ambiguiumlteacutedont ce personnage de mendiant est lrsquoexpression mecircme Avant drsquoenvenir agrave cette figure preacutecisons certains points de meacutethode et drsquointer-preacutetation Ma thegravese implique que deacutenoncer sans nuances lrsquoinjusticeet lrsquoeacutegoiumlsme de la conduite de Diceacuteopolis dans la seconde partie dela piegravece est excessif et erroneacute Sa quecircte de la paix nrsquoest pas purementindividuelle ou eacutegoiumlste elle est on le verra motiveacutee agrave la fois par lrsquoincurie politique dont il est le teacutemoin et par son souci de ceacuteleacutebrerDionysos comme il convient crsquoest-agrave-dire en meacutenageant une largepart aux plaisirs de la nourriture de la boisson et du sexe La con -duite de Diceacuteopolis srsquoinscrit ainsi avant tout dans le cadre drsquoune ideacuteede la justice centreacutee sur le respect des obligations envers les dieuxplus que sur les relations entre citoyens selon une ideacutee pour nousplus familiegravere et plus urbaine de la justice dans la citeacute classique11 Enoutre le reproche moral ou plutocirct moralisant adresseacute agrave Diceacuteopo-lis dans lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravecerecouvre le sens politique de cette derniegravere dont lrsquointeacuterecirct tient preacute-ciseacutement agrave son ambiguiumlteacute ou agrave la question qursquoelle pose car que lesAcharniens puissent peut-ecirctre ndash thegravese discutable ndash ecirctre lus commeun plaidoyer drsquoAristophane pour la paix12 ne signifie pas pour au-tant que cette piegravece ne dise rien des limites politiques attenantes aux

116 Eacutet i enne He lmer

9) Bowie 1982 2910) Foley 1996 138 Dover 1972 8811) Pour une analyse deacutetailleacutee des vers qui deacutementent lrsquoeacutegoiumlsme de Diceacuteopo-

lis et pour cette interpreacutetation de justice voir Edmunds 1980 21 26 28ndash32 Pourune analyse de la justice dans le contexte de la piegravece et de lrsquoeacutepoque voir aussi Lud-wig 2007 479ndash492

12) Edmunds 1980 29ndash30 Van Daele 1948 3 Les Acharniens sont cependantmoins un plaidoyer pour la paix qursquoune reacuteflexion sur les ambiguiumlteacutes de la politiqueet de la deacutemocratie en peacuteriode de guerre

modaliteacutes de la paix et de la justice telles que Diceacuteopolis les met enpratique dans le cadre de la citeacute deacutemocratique Jusqursquoagrave quel pointDiceacuteopolis peut-il ecirctre comme son nom lrsquoindique une laquojuste citeacuteraquoagrave lui tout seul Dans quelle mesure sa pratique priveacutee de la justiceest-elle politiquement pertinente si elle se limite agrave lui-mecircme et auxsiens Peut-elle raisonnablement preacuteserver la paix dont elle se preacute-vaut si elle se coupe des institutions politiques deacutenonceacutees au deacutebutet si elle ne persuade pas les partisans de la guerre drsquoy mettre finComment articuler le priveacute et le commun dans une citeacute en criseMecircme si dans lrsquoexode de la piegravece les plaisirs de la colombe Diceacuteo-polis suscitent sans doute plus de sympathie que les douleurs endu-reacutees par le faucon Lamachos Aristophane laisse neacuteanmoins planerun doute sur la valeur politique de ce deacutenouement car Diceacuteopolispeut bien avoir conclu la paix et se conduire justement la citeacute nrsquoendemeure pas moins diviseacutee et irreacuteconciliable Mais agrave lrsquoinverse peut-on vraiment reprocher agrave Diceacuteopolis que son amour de la paix (ε6ρή-νης 13ρ4ν 32) lrsquoait conduit agrave la rechercher agrave tout prix pour luilorsque les institutions communes de la deacutemocratie ont reacuteveacuteleacute leurinefficaciteacute et leur injustice

La laquobreuvageacutedieraquo prend donc bien le parti de justice et de lapaix mais drsquoune justice et drsquoune paix qui ne sont pas sans susciterde la part drsquoAristophane une certaine interrogation sur le fonction-nement de la deacutemocratie sur sa force comme sur ses incoheacuterencesLa piegravece dans son uniteacute invite agrave prendre acte de la difficulteacute poli-tique agrave laquelle Diceacuteopolis est confronteacute et de la reacuteponse neacutecessai-rement ambivalente par laquelle il la surmonte Crsquoest cette reacuteponseque je nomme la laquopolitique du mendiantraquo

Le mendiant dont Diceacuteopolis endosse la tenue joue en effet un rocircle central dans les Acharniens preacuteciseacutement en raison de sonambivalence Drsquoabord deacuteguisement lrsquoaccoutrement du mendianttend agrave devenir le costume mecircme de Diceacuteopolis sans que la fron- tiegravere entre les deux usages soit clairement eacutetablie Sa fonction est agravela fois de susciter la compassion du Chœur pour lui faire acceptercette trecircve seacutepareacutee et drsquoexprimer la reacutealiteacute de la deacutetresse mateacuterielleagrave laquelle Diceacuteopolis et ses concitoyens sont reacuteduits en raison de laguerre en partie provoqueacutee par le dysfonctionnement de la citeacute Ce costume est donc agrave la fois un instrument agrave usage particulier oupriveacute et un symbole dont la porteacutee est commune lrsquoarticulation dif-ficile de ces deux dimensions formant le cœur du sens politique de la piegravece La politique du mendiant est cette politique bancale agrave

117La politique du mendiant

lrsquoimage de la citeacute qui reacuteduit le commun agrave la sphegravere priveacutee qui enperpeacutetue quelque chose tout en le fragilisant ce qui suspend ou du moins rend secondaire la question morale de la justice ou delrsquoinjustice du protagoniste Notons aussi que lrsquoambiguiumlteacute de cettepolitique du mendiant est concordante drsquoune part avec la plurali-teacute des voix agrave lrsquoœuvre dans la piegravece avec lrsquoentrelacement complexeparfois conflictuel des repreacutesentations de la citeacute et des discours quisrsquoy tiennent13 et drsquoautre part avec le cadre meacutetaphysique dans lequel la piegravece est inscrite qui se caracteacuterise par lrsquoimportance du jeudes apparences dans la citeacute Nous y reviendrons

Pour mettre en eacutevidence cette importance de la figure du men-diant dans les Acharniens jrsquoanalyserai drsquoabord comment Diceacuteopo-lis endosse le vecirctement de mendiant qursquoil emprunte agrave Teacutelegravephe et agraveune tradition litteacuteraire plus large crsquoest-agrave-dire ce qursquoil en retient etce qursquoil en modifie Je montrerai ensuite en quoi sous ce costumeauquel il srsquoidentifie en partie Diceacuteopolis est en mesure de dire lejuste sur sa citeacute Pour finir je montrerai comment ses conduitesfont ressortir lrsquoambiguiumlteacute politique annonceacutee par celle de son deacute-guisement

1 De Teacutelegravephe agrave Diceacuteopolis meacutetamorphoses du mendiant

Diceacuteopolis heacuteritier drsquoUlysse drsquoIros et de Teacutelegravephe

Le mendiant est un personnage litteacuteraire classique Il apparaicirctchez drsquoautres auteurs de lrsquoancienne comeacutedie14 et auparavant chezHomegravere et Euripide dont Aristophane srsquoinspire explicitementdans les Acharniens En reprenant agrave son compte ce personnageAristophane heacuterite de ses caracteacuteristiques geacuteneacuterales crsquoest une figureagrave lrsquoidentiteacute obscure tregraves mal consideacutereacutee par la socieacuteteacute et qui quandelle dit vrai a du mal agrave se faire entendre

Chez Homegravere lrsquoidentiteacute et la nature morale du mendiant sonttoujours troubles La plupart de ses interlocuteurs ignorent qui ilest et srsquointerrogent sur son compte entre parasite et envoyeacute divinil est difficile agrave cerner parce que son apparence et son mode de vie

118 Eacutet i enne He lmer

13) Goldhill 1991 175ndash176 Voir plus bas n 3214) Lrsquoune des comeacutedies de Chionides auteur actif dans la premiegravere moitieacute

du Ve siegravecle av JC se serait intituleacutee Mendiants (πτωχοί) Voir Kassel Austin 198374ndash76

le placent aux frontiegraveres du monde civiliseacute et de ses institutions so-ciales et politiques les plus familiegraveres Le trouble redouble lorsquecomme Ulysse le personnage nrsquoest pas un mendiant mais est deacute-guiseacute en mendiant et trahit discregravetement des maniegraveres ou des pen-seacutees venues agrave lrsquoeacutevidence drsquoun autre univers social15 Quant au juge-ment porteacute sur lui il est le plus souvent neacutegatif le vrai mendiant de lrsquoOdysseacutee Iros avec lequel se bat Ulysse lui-mecircme deacuteguiseacute enmendiant est preacutesenteacute comme un parasite un homme insatiable et trompeur16 De mecircme les jugements porteacutes par Meacutelantheacutee et Eurymaque sur les mendiants agrave lrsquooccasion de leur rencontre avecUlysse deacuteguiseacute traduisent envers les plus deacutemunis tout le meacuteprisdrsquoun groupe social reacuteuni autour de ses valeurs aux yeux de ce groupe les mendiants sont des paresseux qui refusent le travailqursquoon leur propose des profiteurs17 dont la paresse est deacutenonceacuteemoins au nom drsquoune ideacuteologie du travail que parce qursquoils sont iden-tifieacutes comme des ecirctres vils agrave leur ventre et agrave leur insatiabiliteacute18 Ilssont mal jugeacutes insulteacutes et reccediloivent des coups19 Agrave cette attitudeHomegravere oppose celle drsquoEumeacutee tout en consideacuterant que les men-diants sont pousseacutes au mensonge par la neacutecessiteacute il accueille sans lesavoir son ancien maicirctre travesti en mendiant au nom de la pitieacuteqursquoil lui inspire20 Agrave la diffeacuterence drsquoHomegravere neacuteanmoins Aristo-phane ne souligne pas tant lrsquoerrance et lrsquoanonymat du mendiant quesa con dition eacuteconomique Contrairement au pauvre le mendiantest deacutepourvu du neacutecessaire21 et cette situation mateacuterielle nrsquoest paseacutetrangegravere agrave lrsquoambiguiumlteacute de la justice dont Diceacuteopolis preacutetend laquofairela comeacutedieraquo et de la paix qursquoil met en œuvre

Lrsquoambiguiumlteacute du mendiant dont Homegravere fait le ressort de la reacute-veacutelation progressive de son identiteacute par Ulysse est aussi preacutesente

119La politique du mendiant

15) Voir la reacuteflexion de Nausicaa une fois qursquoUlysse eacutechoueacute a fini de parlerlaquotu ne sembles ni mauvais ni priveacute de raisonraquo (ο8τε κακ ο8τ 9φρονι φωτ οικας)(Od 6187) formule qui va agrave lrsquoencontre du preacutejugeacute ordinaire dont le mendiant estvictime

16) Od 181ndash717) Od 17217ndash228 18362ndash36418) Le mendiant est perccedilu comme un laquogloutonraquo (μολοβρός) (Od 17219

1826) et un ecirctre insatiable (9ναλτος) (18114 364 17228)19) Od 17233ndash234 18321ndash339 1965ndash6920) Od 14385ndash38921) Le mendiant est pour Aristophane celui qui laquonrsquoa jamais rien [alors que la

vie] du pauvre crsquoest de vivre drsquoeacutepargne de srsquoattacher agrave son travail de ne manquerde rien sans nrsquoavoir rien de superfluraquo Ploutos 552ndash554

dans la piegravece drsquoEuripide dont les Acharniens offrent une parodiemais elle srsquoy reacutesume au simple scheacutema de la dissimulation drsquouneidentiteacute derriegravere un masque Dans le Teacutelegravephe en effet le personnageeacuteponyme roi des Mysiens prend lrsquoapparence drsquoun mendiant pourecirctre introduit aupregraves des rois Acheacuteens qui ont attaqueacute les Mysiensmais sans succegraves au cours de leur expeacutedition agrave Troie Dans ce com-bat Teacutelegravephe a eacuteteacute blesseacute par Achille Un oracle lui dit qursquoil sera gueacuteri par lrsquoarme mecircme qui a causeacute sa blessure il doit donc se rendreaupregraves drsquoAchille et se faire entendre de lui ce agrave quoi il parvient gracircce agrave son deacuteguisement et parce qursquoil prend en otage le jeune Oreste ce que Diceacuteopolis parodie en prenant en otage un sceau agravecharbon (326ndash355)22 Grimeacute de la sorte Teacutelegravephe tient agrave Achille etaux autres rois grecs un discours qui les surprend il leur expliqueque les Mysiens et leur roi ndash crsquoest-agrave-dire lui-mecircme ndash ont reacuteagi comme lrsquoauraient fait les Acheacuteens en pareilles circonstances Teacute- legravephe va jusqursquoagrave prendre la deacutefense de lrsquoennemi troyen ce qui suscitela colegravere de ses interlocuteurs tout comme Diceacuteopolis va plaider lacause des Laceacutedeacutemoniens et des Meacutegariens devant les AcharniensDeacutemasqueacute Teacutelegravephe obtient neacuteanmoins gain de cause pour sa bles-sure gracircce agrave lrsquointervention drsquoUlysse et srsquoen retourne gueacuteri23

Derriegravere ce jeu assez eacuteleacutementaire de dissimulation est agravelrsquoœuvre un eacuteleacutement commun agrave tous ces mendiants de la litteacuteratureancienne et qui vaut pour Diceacuteopolis ils tiennent des propos quela plupart de leurs auditeurs jugent mecircme temporairement inau-dibles inacceptables et mensongers Le mendiant drsquoAristophanecomme celui drsquoEuripide et celui drsquoHomegravere est consideacutereacute par la plupart de ses interlocuteurs comme incapable de dire vrai commeporteur drsquoune parole non creacutedible Dans le cas de Diceacuteopolis la rai-son en est que ses propos sur Athegravenes et les Atheacuteniens sont scan-daleux pour une partie drsquoentre eux Crsquoest ce que souligne agrave maintesreprises la formule laquoπτωχς ltνraquo (laquoalors que je ne suis qursquoun men-diantraquo 497 579) prononceacutee par Diceacuteopolis lui-mecircme ou ses inter-

120 Eacutet i enne He lmer

22) LrsquoOreste drsquoEuripide est peut-ecirctre aussi en toile de fond des Acharnienssur trois points au moins la justesse de la cause drsquoOreste est ambigueuml ndash avoir tueacute samegravere Clytemnestre pour venger lrsquohonneur de son pegravere Agamemnon ndash il vient par-ler devant les Argiens pour expliquer son geste et suscite des reacuteactions opposeacutees enreacuteponse agrave la sentence de mort prononceacutee contre lui il prend Hermione en otagepour garder la vie sauve

23) Pour une reconstitution plus deacutetailleacutee de cette piegravece voir Heath 1987b272ndash280 Preiser 2000

locuteurs (laquoalors que tu nrsquoes qursquoun mendiantraquo 558 577a 593) Ellerelativise ou nie la valeur de ses paroles sur la citeacute parce qursquoil vit endehors des institutions sociales eacuteconomiques et politiques qui ladeacutefinissent Sans liens qui lrsquoattachent agrave des φ=λοι famille et amis lemendiant est un laquooutsiderraquo un ecirctre incapable de participer au cir-cuit des obligations reacuteciproques de la vie sociale et eacuteconomique24

Il est pour cette raison plus objet de meacutepris que de pitieacute25 Aux yeuxde la citeacute la condition de mendiant est reacutedhibitoire degraves qursquoil srsquoagitde bien parler drsquoelle et les propos qursquoun tel personnage peut teniragrave son sujet ne peuvent ecirctre que blessants (κακορροθε 577) ou vains(κστωμυλάμην 579) De cette deacutefiance des autres agrave lrsquoeacutegard de saparole Diceacuteopolis est en un sens lrsquoartisan quand il indique que cecostume qursquoil endosse au su et au vu du Chœur doit servir agrave per-suader ses membres en entretenant leur laquonaiumlveteacuteraquo (gtλιθίους 443)Mecircme si ce stratagegraveme nrsquoimplique pas neacutecessairement que le conte-nu de son discours sera mensonger26 il en relativise tout de mecircmela valeur comment deacutepartager ce qui tient agrave la veacuteriteacute de leur conte-nu de ce qui relegraveve de la persuasion qursquoils veulent produire Cepoint est important au regard du sens politique de la piegravece parceqursquoil fait reacutefeacuterence au fonctionnement des institutions de la deacutemo-cratie et agrave la faccedilon dont la veacuteriteacute peut srsquoy dire ou non et si oui auprix de quelles transformations

Ces caracteacuteristiques de la repreacutesentation du mendiant dans lalitteacuterature grecque rappeleacutees reste agrave comprendre pourquoi parmitous les mendiants drsquoEuripide le choix de Diceacuteopolis se porte surTeacutelegravephe et quels changements il lui fait subir La dimension paro-dique des Acharniens reacutepond agrave ces deux questions

Teacutelegravephe parodieacute et deacuteplaceacute

La parodie tient drsquoabord au fait qursquoAristophane se moque delrsquousage reacutepeacutetitif qursquoEuripide fait de la figure du mendiant27 Agrave Diceacuteopolis qui lui reacuteclame laquoun haillon tireacute drsquoune de ses vieilles tra-

121La politique du mendiant

24) Harriott 1982 3825) Ehrenberg 1962 243 Harriott 1982 3726) Les laquopetites phrasesraquo ou laquopetits motsraquo (ηματίοις 444 447) que Diceacuteo-

polis emprunte aussi agrave Euripide deacutesignent sans doute moins les explications qui vontsuivre que des chevilles des artifices rheacutetoriques destineacutes agrave disposer lrsquoauditeur agraveeacutecouter ces explications Voir de Creacutemoux 2007 24

27) Foley 1996 122

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

122 Eacutet i enne He lmer

28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

123La politique du mendiant

limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

choquantes au regard de la misegravere du grand nombre ndash mais que delrsquoautre son personnage principal ne conclut de trecircve que pour luiseul conduite qursquoon a pu estimer ecirctre celle drsquoun traicirctre9 ou encorecelle drsquoun homme eacutegoiumlste et injuste10 puisqursquoil refuse de partagercette paix avec drsquoautres et qursquoil refuse aussi tout compromis avec lespartisans de la guerre

Ma thegravese est que lrsquoanalyse de la figure du mendiant dans lesAcharniens enseigne qursquoil nrsquoy a pas de rupture entre les deux partiesde la piegravece et que leur articulation loin de reacuteveacuteler la preacutetendue hy-pocrisie ou injustice de Diceacuteopolis porte toute lrsquoambiguiumlteacute qursquoAris-tophane veut donner au sens politique de sa comeacutedie ambiguiumlteacutedont ce personnage de mendiant est lrsquoexpression mecircme Avant drsquoenvenir agrave cette figure preacutecisons certains points de meacutethode et drsquointer-preacutetation Ma thegravese implique que deacutenoncer sans nuances lrsquoinjusticeet lrsquoeacutegoiumlsme de la conduite de Diceacuteopolis dans la seconde partie dela piegravece est excessif et erroneacute Sa quecircte de la paix nrsquoest pas purementindividuelle ou eacutegoiumlste elle est on le verra motiveacutee agrave la fois par lrsquoincurie politique dont il est le teacutemoin et par son souci de ceacuteleacutebrerDionysos comme il convient crsquoest-agrave-dire en meacutenageant une largepart aux plaisirs de la nourriture de la boisson et du sexe La con -duite de Diceacuteopolis srsquoinscrit ainsi avant tout dans le cadre drsquoune ideacuteede la justice centreacutee sur le respect des obligations envers les dieuxplus que sur les relations entre citoyens selon une ideacutee pour nousplus familiegravere et plus urbaine de la justice dans la citeacute classique11 Enoutre le reproche moral ou plutocirct moralisant adresseacute agrave Diceacuteopo-lis dans lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravecerecouvre le sens politique de cette derniegravere dont lrsquointeacuterecirct tient preacute-ciseacutement agrave son ambiguiumlteacute ou agrave la question qursquoelle pose car que lesAcharniens puissent peut-ecirctre ndash thegravese discutable ndash ecirctre lus commeun plaidoyer drsquoAristophane pour la paix12 ne signifie pas pour au-tant que cette piegravece ne dise rien des limites politiques attenantes aux

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9) Bowie 1982 2910) Foley 1996 138 Dover 1972 8811) Pour une analyse deacutetailleacutee des vers qui deacutementent lrsquoeacutegoiumlsme de Diceacuteopo-

lis et pour cette interpreacutetation de justice voir Edmunds 1980 21 26 28ndash32 Pourune analyse de la justice dans le contexte de la piegravece et de lrsquoeacutepoque voir aussi Lud-wig 2007 479ndash492

12) Edmunds 1980 29ndash30 Van Daele 1948 3 Les Acharniens sont cependantmoins un plaidoyer pour la paix qursquoune reacuteflexion sur les ambiguiumlteacutes de la politiqueet de la deacutemocratie en peacuteriode de guerre

modaliteacutes de la paix et de la justice telles que Diceacuteopolis les met enpratique dans le cadre de la citeacute deacutemocratique Jusqursquoagrave quel pointDiceacuteopolis peut-il ecirctre comme son nom lrsquoindique une laquojuste citeacuteraquoagrave lui tout seul Dans quelle mesure sa pratique priveacutee de la justiceest-elle politiquement pertinente si elle se limite agrave lui-mecircme et auxsiens Peut-elle raisonnablement preacuteserver la paix dont elle se preacute-vaut si elle se coupe des institutions politiques deacutenonceacutees au deacutebutet si elle ne persuade pas les partisans de la guerre drsquoy mettre finComment articuler le priveacute et le commun dans une citeacute en criseMecircme si dans lrsquoexode de la piegravece les plaisirs de la colombe Diceacuteo-polis suscitent sans doute plus de sympathie que les douleurs endu-reacutees par le faucon Lamachos Aristophane laisse neacuteanmoins planerun doute sur la valeur politique de ce deacutenouement car Diceacuteopolispeut bien avoir conclu la paix et se conduire justement la citeacute nrsquoendemeure pas moins diviseacutee et irreacuteconciliable Mais agrave lrsquoinverse peut-on vraiment reprocher agrave Diceacuteopolis que son amour de la paix (ε6ρή-νης 13ρ4ν 32) lrsquoait conduit agrave la rechercher agrave tout prix pour luilorsque les institutions communes de la deacutemocratie ont reacuteveacuteleacute leurinefficaciteacute et leur injustice

La laquobreuvageacutedieraquo prend donc bien le parti de justice et de lapaix mais drsquoune justice et drsquoune paix qui ne sont pas sans susciterde la part drsquoAristophane une certaine interrogation sur le fonction-nement de la deacutemocratie sur sa force comme sur ses incoheacuterencesLa piegravece dans son uniteacute invite agrave prendre acte de la difficulteacute poli-tique agrave laquelle Diceacuteopolis est confronteacute et de la reacuteponse neacutecessai-rement ambivalente par laquelle il la surmonte Crsquoest cette reacuteponseque je nomme la laquopolitique du mendiantraquo

Le mendiant dont Diceacuteopolis endosse la tenue joue en effet un rocircle central dans les Acharniens preacuteciseacutement en raison de sonambivalence Drsquoabord deacuteguisement lrsquoaccoutrement du mendianttend agrave devenir le costume mecircme de Diceacuteopolis sans que la fron- tiegravere entre les deux usages soit clairement eacutetablie Sa fonction est agravela fois de susciter la compassion du Chœur pour lui faire acceptercette trecircve seacutepareacutee et drsquoexprimer la reacutealiteacute de la deacutetresse mateacuterielleagrave laquelle Diceacuteopolis et ses concitoyens sont reacuteduits en raison de laguerre en partie provoqueacutee par le dysfonctionnement de la citeacute Ce costume est donc agrave la fois un instrument agrave usage particulier oupriveacute et un symbole dont la porteacutee est commune lrsquoarticulation dif-ficile de ces deux dimensions formant le cœur du sens politique de la piegravece La politique du mendiant est cette politique bancale agrave

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lrsquoimage de la citeacute qui reacuteduit le commun agrave la sphegravere priveacutee qui enperpeacutetue quelque chose tout en le fragilisant ce qui suspend ou du moins rend secondaire la question morale de la justice ou delrsquoinjustice du protagoniste Notons aussi que lrsquoambiguiumlteacute de cettepolitique du mendiant est concordante drsquoune part avec la plurali-teacute des voix agrave lrsquoœuvre dans la piegravece avec lrsquoentrelacement complexeparfois conflictuel des repreacutesentations de la citeacute et des discours quisrsquoy tiennent13 et drsquoautre part avec le cadre meacutetaphysique dans lequel la piegravece est inscrite qui se caracteacuterise par lrsquoimportance du jeudes apparences dans la citeacute Nous y reviendrons

Pour mettre en eacutevidence cette importance de la figure du men-diant dans les Acharniens jrsquoanalyserai drsquoabord comment Diceacuteopo-lis endosse le vecirctement de mendiant qursquoil emprunte agrave Teacutelegravephe et agraveune tradition litteacuteraire plus large crsquoest-agrave-dire ce qursquoil en retient etce qursquoil en modifie Je montrerai ensuite en quoi sous ce costumeauquel il srsquoidentifie en partie Diceacuteopolis est en mesure de dire lejuste sur sa citeacute Pour finir je montrerai comment ses conduitesfont ressortir lrsquoambiguiumlteacute politique annonceacutee par celle de son deacute-guisement

1 De Teacutelegravephe agrave Diceacuteopolis meacutetamorphoses du mendiant

Diceacuteopolis heacuteritier drsquoUlysse drsquoIros et de Teacutelegravephe

Le mendiant est un personnage litteacuteraire classique Il apparaicirctchez drsquoautres auteurs de lrsquoancienne comeacutedie14 et auparavant chezHomegravere et Euripide dont Aristophane srsquoinspire explicitementdans les Acharniens En reprenant agrave son compte ce personnageAristophane heacuterite de ses caracteacuteristiques geacuteneacuterales crsquoest une figureagrave lrsquoidentiteacute obscure tregraves mal consideacutereacutee par la socieacuteteacute et qui quandelle dit vrai a du mal agrave se faire entendre

Chez Homegravere lrsquoidentiteacute et la nature morale du mendiant sonttoujours troubles La plupart de ses interlocuteurs ignorent qui ilest et srsquointerrogent sur son compte entre parasite et envoyeacute divinil est difficile agrave cerner parce que son apparence et son mode de vie

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13) Goldhill 1991 175ndash176 Voir plus bas n 3214) Lrsquoune des comeacutedies de Chionides auteur actif dans la premiegravere moitieacute

du Ve siegravecle av JC se serait intituleacutee Mendiants (πτωχοί) Voir Kassel Austin 198374ndash76

le placent aux frontiegraveres du monde civiliseacute et de ses institutions so-ciales et politiques les plus familiegraveres Le trouble redouble lorsquecomme Ulysse le personnage nrsquoest pas un mendiant mais est deacute-guiseacute en mendiant et trahit discregravetement des maniegraveres ou des pen-seacutees venues agrave lrsquoeacutevidence drsquoun autre univers social15 Quant au juge-ment porteacute sur lui il est le plus souvent neacutegatif le vrai mendiant de lrsquoOdysseacutee Iros avec lequel se bat Ulysse lui-mecircme deacuteguiseacute enmendiant est preacutesenteacute comme un parasite un homme insatiable et trompeur16 De mecircme les jugements porteacutes par Meacutelantheacutee et Eurymaque sur les mendiants agrave lrsquooccasion de leur rencontre avecUlysse deacuteguiseacute traduisent envers les plus deacutemunis tout le meacuteprisdrsquoun groupe social reacuteuni autour de ses valeurs aux yeux de ce groupe les mendiants sont des paresseux qui refusent le travailqursquoon leur propose des profiteurs17 dont la paresse est deacutenonceacuteemoins au nom drsquoune ideacuteologie du travail que parce qursquoils sont iden-tifieacutes comme des ecirctres vils agrave leur ventre et agrave leur insatiabiliteacute18 Ilssont mal jugeacutes insulteacutes et reccediloivent des coups19 Agrave cette attitudeHomegravere oppose celle drsquoEumeacutee tout en consideacuterant que les men-diants sont pousseacutes au mensonge par la neacutecessiteacute il accueille sans lesavoir son ancien maicirctre travesti en mendiant au nom de la pitieacuteqursquoil lui inspire20 Agrave la diffeacuterence drsquoHomegravere neacuteanmoins Aristo-phane ne souligne pas tant lrsquoerrance et lrsquoanonymat du mendiant quesa con dition eacuteconomique Contrairement au pauvre le mendiantest deacutepourvu du neacutecessaire21 et cette situation mateacuterielle nrsquoest paseacutetrangegravere agrave lrsquoambiguiumlteacute de la justice dont Diceacuteopolis preacutetend laquofairela comeacutedieraquo et de la paix qursquoil met en œuvre

Lrsquoambiguiumlteacute du mendiant dont Homegravere fait le ressort de la reacute-veacutelation progressive de son identiteacute par Ulysse est aussi preacutesente

119La politique du mendiant

15) Voir la reacuteflexion de Nausicaa une fois qursquoUlysse eacutechoueacute a fini de parlerlaquotu ne sembles ni mauvais ni priveacute de raisonraquo (ο8τε κακ ο8τ 9φρονι φωτ οικας)(Od 6187) formule qui va agrave lrsquoencontre du preacutejugeacute ordinaire dont le mendiant estvictime

16) Od 181ndash717) Od 17217ndash228 18362ndash36418) Le mendiant est perccedilu comme un laquogloutonraquo (μολοβρός) (Od 17219

1826) et un ecirctre insatiable (9ναλτος) (18114 364 17228)19) Od 17233ndash234 18321ndash339 1965ndash6920) Od 14385ndash38921) Le mendiant est pour Aristophane celui qui laquonrsquoa jamais rien [alors que la

vie] du pauvre crsquoest de vivre drsquoeacutepargne de srsquoattacher agrave son travail de ne manquerde rien sans nrsquoavoir rien de superfluraquo Ploutos 552ndash554

dans la piegravece drsquoEuripide dont les Acharniens offrent une parodiemais elle srsquoy reacutesume au simple scheacutema de la dissimulation drsquouneidentiteacute derriegravere un masque Dans le Teacutelegravephe en effet le personnageeacuteponyme roi des Mysiens prend lrsquoapparence drsquoun mendiant pourecirctre introduit aupregraves des rois Acheacuteens qui ont attaqueacute les Mysiensmais sans succegraves au cours de leur expeacutedition agrave Troie Dans ce com-bat Teacutelegravephe a eacuteteacute blesseacute par Achille Un oracle lui dit qursquoil sera gueacuteri par lrsquoarme mecircme qui a causeacute sa blessure il doit donc se rendreaupregraves drsquoAchille et se faire entendre de lui ce agrave quoi il parvient gracircce agrave son deacuteguisement et parce qursquoil prend en otage le jeune Oreste ce que Diceacuteopolis parodie en prenant en otage un sceau agravecharbon (326ndash355)22 Grimeacute de la sorte Teacutelegravephe tient agrave Achille etaux autres rois grecs un discours qui les surprend il leur expliqueque les Mysiens et leur roi ndash crsquoest-agrave-dire lui-mecircme ndash ont reacuteagi comme lrsquoauraient fait les Acheacuteens en pareilles circonstances Teacute- legravephe va jusqursquoagrave prendre la deacutefense de lrsquoennemi troyen ce qui suscitela colegravere de ses interlocuteurs tout comme Diceacuteopolis va plaider lacause des Laceacutedeacutemoniens et des Meacutegariens devant les AcharniensDeacutemasqueacute Teacutelegravephe obtient neacuteanmoins gain de cause pour sa bles-sure gracircce agrave lrsquointervention drsquoUlysse et srsquoen retourne gueacuteri23

Derriegravere ce jeu assez eacuteleacutementaire de dissimulation est agravelrsquoœuvre un eacuteleacutement commun agrave tous ces mendiants de la litteacuteratureancienne et qui vaut pour Diceacuteopolis ils tiennent des propos quela plupart de leurs auditeurs jugent mecircme temporairement inau-dibles inacceptables et mensongers Le mendiant drsquoAristophanecomme celui drsquoEuripide et celui drsquoHomegravere est consideacutereacute par la plupart de ses interlocuteurs comme incapable de dire vrai commeporteur drsquoune parole non creacutedible Dans le cas de Diceacuteopolis la rai-son en est que ses propos sur Athegravenes et les Atheacuteniens sont scan-daleux pour une partie drsquoentre eux Crsquoest ce que souligne agrave maintesreprises la formule laquoπτωχς ltνraquo (laquoalors que je ne suis qursquoun men-diantraquo 497 579) prononceacutee par Diceacuteopolis lui-mecircme ou ses inter-

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22) LrsquoOreste drsquoEuripide est peut-ecirctre aussi en toile de fond des Acharnienssur trois points au moins la justesse de la cause drsquoOreste est ambigueuml ndash avoir tueacute samegravere Clytemnestre pour venger lrsquohonneur de son pegravere Agamemnon ndash il vient par-ler devant les Argiens pour expliquer son geste et suscite des reacuteactions opposeacutees enreacuteponse agrave la sentence de mort prononceacutee contre lui il prend Hermione en otagepour garder la vie sauve

23) Pour une reconstitution plus deacutetailleacutee de cette piegravece voir Heath 1987b272ndash280 Preiser 2000

locuteurs (laquoalors que tu nrsquoes qursquoun mendiantraquo 558 577a 593) Ellerelativise ou nie la valeur de ses paroles sur la citeacute parce qursquoil vit endehors des institutions sociales eacuteconomiques et politiques qui ladeacutefinissent Sans liens qui lrsquoattachent agrave des φ=λοι famille et amis lemendiant est un laquooutsiderraquo un ecirctre incapable de participer au cir-cuit des obligations reacuteciproques de la vie sociale et eacuteconomique24

Il est pour cette raison plus objet de meacutepris que de pitieacute25 Aux yeuxde la citeacute la condition de mendiant est reacutedhibitoire degraves qursquoil srsquoagitde bien parler drsquoelle et les propos qursquoun tel personnage peut teniragrave son sujet ne peuvent ecirctre que blessants (κακορροθε 577) ou vains(κστωμυλάμην 579) De cette deacutefiance des autres agrave lrsquoeacutegard de saparole Diceacuteopolis est en un sens lrsquoartisan quand il indique que cecostume qursquoil endosse au su et au vu du Chœur doit servir agrave per-suader ses membres en entretenant leur laquonaiumlveteacuteraquo (gtλιθίους 443)Mecircme si ce stratagegraveme nrsquoimplique pas neacutecessairement que le conte-nu de son discours sera mensonger26 il en relativise tout de mecircmela valeur comment deacutepartager ce qui tient agrave la veacuteriteacute de leur conte-nu de ce qui relegraveve de la persuasion qursquoils veulent produire Cepoint est important au regard du sens politique de la piegravece parceqursquoil fait reacutefeacuterence au fonctionnement des institutions de la deacutemo-cratie et agrave la faccedilon dont la veacuteriteacute peut srsquoy dire ou non et si oui auprix de quelles transformations

Ces caracteacuteristiques de la repreacutesentation du mendiant dans lalitteacuterature grecque rappeleacutees reste agrave comprendre pourquoi parmitous les mendiants drsquoEuripide le choix de Diceacuteopolis se porte surTeacutelegravephe et quels changements il lui fait subir La dimension paro-dique des Acharniens reacutepond agrave ces deux questions

Teacutelegravephe parodieacute et deacuteplaceacute

La parodie tient drsquoabord au fait qursquoAristophane se moque delrsquousage reacutepeacutetitif qursquoEuripide fait de la figure du mendiant27 Agrave Diceacuteopolis qui lui reacuteclame laquoun haillon tireacute drsquoune de ses vieilles tra-

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24) Harriott 1982 3825) Ehrenberg 1962 243 Harriott 1982 3726) Les laquopetites phrasesraquo ou laquopetits motsraquo (ηματίοις 444 447) que Diceacuteo-

polis emprunte aussi agrave Euripide deacutesignent sans doute moins les explications qui vontsuivre que des chevilles des artifices rheacutetoriques destineacutes agrave disposer lrsquoauditeur agraveeacutecouter ces explications Voir de Creacutemoux 2007 24

27) Foley 1996 122

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

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28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

123La politique du mendiant

limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

modaliteacutes de la paix et de la justice telles que Diceacuteopolis les met enpratique dans le cadre de la citeacute deacutemocratique Jusqursquoagrave quel pointDiceacuteopolis peut-il ecirctre comme son nom lrsquoindique une laquojuste citeacuteraquoagrave lui tout seul Dans quelle mesure sa pratique priveacutee de la justiceest-elle politiquement pertinente si elle se limite agrave lui-mecircme et auxsiens Peut-elle raisonnablement preacuteserver la paix dont elle se preacute-vaut si elle se coupe des institutions politiques deacutenonceacutees au deacutebutet si elle ne persuade pas les partisans de la guerre drsquoy mettre finComment articuler le priveacute et le commun dans une citeacute en criseMecircme si dans lrsquoexode de la piegravece les plaisirs de la colombe Diceacuteo-polis suscitent sans doute plus de sympathie que les douleurs endu-reacutees par le faucon Lamachos Aristophane laisse neacuteanmoins planerun doute sur la valeur politique de ce deacutenouement car Diceacuteopolispeut bien avoir conclu la paix et se conduire justement la citeacute nrsquoendemeure pas moins diviseacutee et irreacuteconciliable Mais agrave lrsquoinverse peut-on vraiment reprocher agrave Diceacuteopolis que son amour de la paix (ε6ρή-νης 13ρ4ν 32) lrsquoait conduit agrave la rechercher agrave tout prix pour luilorsque les institutions communes de la deacutemocratie ont reacuteveacuteleacute leurinefficaciteacute et leur injustice

La laquobreuvageacutedieraquo prend donc bien le parti de justice et de lapaix mais drsquoune justice et drsquoune paix qui ne sont pas sans susciterde la part drsquoAristophane une certaine interrogation sur le fonction-nement de la deacutemocratie sur sa force comme sur ses incoheacuterencesLa piegravece dans son uniteacute invite agrave prendre acte de la difficulteacute poli-tique agrave laquelle Diceacuteopolis est confronteacute et de la reacuteponse neacutecessai-rement ambivalente par laquelle il la surmonte Crsquoest cette reacuteponseque je nomme la laquopolitique du mendiantraquo

Le mendiant dont Diceacuteopolis endosse la tenue joue en effet un rocircle central dans les Acharniens preacuteciseacutement en raison de sonambivalence Drsquoabord deacuteguisement lrsquoaccoutrement du mendianttend agrave devenir le costume mecircme de Diceacuteopolis sans que la fron- tiegravere entre les deux usages soit clairement eacutetablie Sa fonction est agravela fois de susciter la compassion du Chœur pour lui faire acceptercette trecircve seacutepareacutee et drsquoexprimer la reacutealiteacute de la deacutetresse mateacuterielleagrave laquelle Diceacuteopolis et ses concitoyens sont reacuteduits en raison de laguerre en partie provoqueacutee par le dysfonctionnement de la citeacute Ce costume est donc agrave la fois un instrument agrave usage particulier oupriveacute et un symbole dont la porteacutee est commune lrsquoarticulation dif-ficile de ces deux dimensions formant le cœur du sens politique de la piegravece La politique du mendiant est cette politique bancale agrave

117La politique du mendiant

lrsquoimage de la citeacute qui reacuteduit le commun agrave la sphegravere priveacutee qui enperpeacutetue quelque chose tout en le fragilisant ce qui suspend ou du moins rend secondaire la question morale de la justice ou delrsquoinjustice du protagoniste Notons aussi que lrsquoambiguiumlteacute de cettepolitique du mendiant est concordante drsquoune part avec la plurali-teacute des voix agrave lrsquoœuvre dans la piegravece avec lrsquoentrelacement complexeparfois conflictuel des repreacutesentations de la citeacute et des discours quisrsquoy tiennent13 et drsquoautre part avec le cadre meacutetaphysique dans lequel la piegravece est inscrite qui se caracteacuterise par lrsquoimportance du jeudes apparences dans la citeacute Nous y reviendrons

Pour mettre en eacutevidence cette importance de la figure du men-diant dans les Acharniens jrsquoanalyserai drsquoabord comment Diceacuteopo-lis endosse le vecirctement de mendiant qursquoil emprunte agrave Teacutelegravephe et agraveune tradition litteacuteraire plus large crsquoest-agrave-dire ce qursquoil en retient etce qursquoil en modifie Je montrerai ensuite en quoi sous ce costumeauquel il srsquoidentifie en partie Diceacuteopolis est en mesure de dire lejuste sur sa citeacute Pour finir je montrerai comment ses conduitesfont ressortir lrsquoambiguiumlteacute politique annonceacutee par celle de son deacute-guisement

1 De Teacutelegravephe agrave Diceacuteopolis meacutetamorphoses du mendiant

Diceacuteopolis heacuteritier drsquoUlysse drsquoIros et de Teacutelegravephe

Le mendiant est un personnage litteacuteraire classique Il apparaicirctchez drsquoautres auteurs de lrsquoancienne comeacutedie14 et auparavant chezHomegravere et Euripide dont Aristophane srsquoinspire explicitementdans les Acharniens En reprenant agrave son compte ce personnageAristophane heacuterite de ses caracteacuteristiques geacuteneacuterales crsquoest une figureagrave lrsquoidentiteacute obscure tregraves mal consideacutereacutee par la socieacuteteacute et qui quandelle dit vrai a du mal agrave se faire entendre

Chez Homegravere lrsquoidentiteacute et la nature morale du mendiant sonttoujours troubles La plupart de ses interlocuteurs ignorent qui ilest et srsquointerrogent sur son compte entre parasite et envoyeacute divinil est difficile agrave cerner parce que son apparence et son mode de vie

118 Eacutet i enne He lmer

13) Goldhill 1991 175ndash176 Voir plus bas n 3214) Lrsquoune des comeacutedies de Chionides auteur actif dans la premiegravere moitieacute

du Ve siegravecle av JC se serait intituleacutee Mendiants (πτωχοί) Voir Kassel Austin 198374ndash76

le placent aux frontiegraveres du monde civiliseacute et de ses institutions so-ciales et politiques les plus familiegraveres Le trouble redouble lorsquecomme Ulysse le personnage nrsquoest pas un mendiant mais est deacute-guiseacute en mendiant et trahit discregravetement des maniegraveres ou des pen-seacutees venues agrave lrsquoeacutevidence drsquoun autre univers social15 Quant au juge-ment porteacute sur lui il est le plus souvent neacutegatif le vrai mendiant de lrsquoOdysseacutee Iros avec lequel se bat Ulysse lui-mecircme deacuteguiseacute enmendiant est preacutesenteacute comme un parasite un homme insatiable et trompeur16 De mecircme les jugements porteacutes par Meacutelantheacutee et Eurymaque sur les mendiants agrave lrsquooccasion de leur rencontre avecUlysse deacuteguiseacute traduisent envers les plus deacutemunis tout le meacuteprisdrsquoun groupe social reacuteuni autour de ses valeurs aux yeux de ce groupe les mendiants sont des paresseux qui refusent le travailqursquoon leur propose des profiteurs17 dont la paresse est deacutenonceacuteemoins au nom drsquoune ideacuteologie du travail que parce qursquoils sont iden-tifieacutes comme des ecirctres vils agrave leur ventre et agrave leur insatiabiliteacute18 Ilssont mal jugeacutes insulteacutes et reccediloivent des coups19 Agrave cette attitudeHomegravere oppose celle drsquoEumeacutee tout en consideacuterant que les men-diants sont pousseacutes au mensonge par la neacutecessiteacute il accueille sans lesavoir son ancien maicirctre travesti en mendiant au nom de la pitieacuteqursquoil lui inspire20 Agrave la diffeacuterence drsquoHomegravere neacuteanmoins Aristo-phane ne souligne pas tant lrsquoerrance et lrsquoanonymat du mendiant quesa con dition eacuteconomique Contrairement au pauvre le mendiantest deacutepourvu du neacutecessaire21 et cette situation mateacuterielle nrsquoest paseacutetrangegravere agrave lrsquoambiguiumlteacute de la justice dont Diceacuteopolis preacutetend laquofairela comeacutedieraquo et de la paix qursquoil met en œuvre

Lrsquoambiguiumlteacute du mendiant dont Homegravere fait le ressort de la reacute-veacutelation progressive de son identiteacute par Ulysse est aussi preacutesente

119La politique du mendiant

15) Voir la reacuteflexion de Nausicaa une fois qursquoUlysse eacutechoueacute a fini de parlerlaquotu ne sembles ni mauvais ni priveacute de raisonraquo (ο8τε κακ ο8τ 9φρονι φωτ οικας)(Od 6187) formule qui va agrave lrsquoencontre du preacutejugeacute ordinaire dont le mendiant estvictime

16) Od 181ndash717) Od 17217ndash228 18362ndash36418) Le mendiant est perccedilu comme un laquogloutonraquo (μολοβρός) (Od 17219

1826) et un ecirctre insatiable (9ναλτος) (18114 364 17228)19) Od 17233ndash234 18321ndash339 1965ndash6920) Od 14385ndash38921) Le mendiant est pour Aristophane celui qui laquonrsquoa jamais rien [alors que la

vie] du pauvre crsquoest de vivre drsquoeacutepargne de srsquoattacher agrave son travail de ne manquerde rien sans nrsquoavoir rien de superfluraquo Ploutos 552ndash554

dans la piegravece drsquoEuripide dont les Acharniens offrent une parodiemais elle srsquoy reacutesume au simple scheacutema de la dissimulation drsquouneidentiteacute derriegravere un masque Dans le Teacutelegravephe en effet le personnageeacuteponyme roi des Mysiens prend lrsquoapparence drsquoun mendiant pourecirctre introduit aupregraves des rois Acheacuteens qui ont attaqueacute les Mysiensmais sans succegraves au cours de leur expeacutedition agrave Troie Dans ce com-bat Teacutelegravephe a eacuteteacute blesseacute par Achille Un oracle lui dit qursquoil sera gueacuteri par lrsquoarme mecircme qui a causeacute sa blessure il doit donc se rendreaupregraves drsquoAchille et se faire entendre de lui ce agrave quoi il parvient gracircce agrave son deacuteguisement et parce qursquoil prend en otage le jeune Oreste ce que Diceacuteopolis parodie en prenant en otage un sceau agravecharbon (326ndash355)22 Grimeacute de la sorte Teacutelegravephe tient agrave Achille etaux autres rois grecs un discours qui les surprend il leur expliqueque les Mysiens et leur roi ndash crsquoest-agrave-dire lui-mecircme ndash ont reacuteagi comme lrsquoauraient fait les Acheacuteens en pareilles circonstances Teacute- legravephe va jusqursquoagrave prendre la deacutefense de lrsquoennemi troyen ce qui suscitela colegravere de ses interlocuteurs tout comme Diceacuteopolis va plaider lacause des Laceacutedeacutemoniens et des Meacutegariens devant les AcharniensDeacutemasqueacute Teacutelegravephe obtient neacuteanmoins gain de cause pour sa bles-sure gracircce agrave lrsquointervention drsquoUlysse et srsquoen retourne gueacuteri23

Derriegravere ce jeu assez eacuteleacutementaire de dissimulation est agravelrsquoœuvre un eacuteleacutement commun agrave tous ces mendiants de la litteacuteratureancienne et qui vaut pour Diceacuteopolis ils tiennent des propos quela plupart de leurs auditeurs jugent mecircme temporairement inau-dibles inacceptables et mensongers Le mendiant drsquoAristophanecomme celui drsquoEuripide et celui drsquoHomegravere est consideacutereacute par la plupart de ses interlocuteurs comme incapable de dire vrai commeporteur drsquoune parole non creacutedible Dans le cas de Diceacuteopolis la rai-son en est que ses propos sur Athegravenes et les Atheacuteniens sont scan-daleux pour une partie drsquoentre eux Crsquoest ce que souligne agrave maintesreprises la formule laquoπτωχς ltνraquo (laquoalors que je ne suis qursquoun men-diantraquo 497 579) prononceacutee par Diceacuteopolis lui-mecircme ou ses inter-

120 Eacutet i enne He lmer

22) LrsquoOreste drsquoEuripide est peut-ecirctre aussi en toile de fond des Acharnienssur trois points au moins la justesse de la cause drsquoOreste est ambigueuml ndash avoir tueacute samegravere Clytemnestre pour venger lrsquohonneur de son pegravere Agamemnon ndash il vient par-ler devant les Argiens pour expliquer son geste et suscite des reacuteactions opposeacutees enreacuteponse agrave la sentence de mort prononceacutee contre lui il prend Hermione en otagepour garder la vie sauve

23) Pour une reconstitution plus deacutetailleacutee de cette piegravece voir Heath 1987b272ndash280 Preiser 2000

locuteurs (laquoalors que tu nrsquoes qursquoun mendiantraquo 558 577a 593) Ellerelativise ou nie la valeur de ses paroles sur la citeacute parce qursquoil vit endehors des institutions sociales eacuteconomiques et politiques qui ladeacutefinissent Sans liens qui lrsquoattachent agrave des φ=λοι famille et amis lemendiant est un laquooutsiderraquo un ecirctre incapable de participer au cir-cuit des obligations reacuteciproques de la vie sociale et eacuteconomique24

Il est pour cette raison plus objet de meacutepris que de pitieacute25 Aux yeuxde la citeacute la condition de mendiant est reacutedhibitoire degraves qursquoil srsquoagitde bien parler drsquoelle et les propos qursquoun tel personnage peut teniragrave son sujet ne peuvent ecirctre que blessants (κακορροθε 577) ou vains(κστωμυλάμην 579) De cette deacutefiance des autres agrave lrsquoeacutegard de saparole Diceacuteopolis est en un sens lrsquoartisan quand il indique que cecostume qursquoil endosse au su et au vu du Chœur doit servir agrave per-suader ses membres en entretenant leur laquonaiumlveteacuteraquo (gtλιθίους 443)Mecircme si ce stratagegraveme nrsquoimplique pas neacutecessairement que le conte-nu de son discours sera mensonger26 il en relativise tout de mecircmela valeur comment deacutepartager ce qui tient agrave la veacuteriteacute de leur conte-nu de ce qui relegraveve de la persuasion qursquoils veulent produire Cepoint est important au regard du sens politique de la piegravece parceqursquoil fait reacutefeacuterence au fonctionnement des institutions de la deacutemo-cratie et agrave la faccedilon dont la veacuteriteacute peut srsquoy dire ou non et si oui auprix de quelles transformations

Ces caracteacuteristiques de la repreacutesentation du mendiant dans lalitteacuterature grecque rappeleacutees reste agrave comprendre pourquoi parmitous les mendiants drsquoEuripide le choix de Diceacuteopolis se porte surTeacutelegravephe et quels changements il lui fait subir La dimension paro-dique des Acharniens reacutepond agrave ces deux questions

Teacutelegravephe parodieacute et deacuteplaceacute

La parodie tient drsquoabord au fait qursquoAristophane se moque delrsquousage reacutepeacutetitif qursquoEuripide fait de la figure du mendiant27 Agrave Diceacuteopolis qui lui reacuteclame laquoun haillon tireacute drsquoune de ses vieilles tra-

121La politique du mendiant

24) Harriott 1982 3825) Ehrenberg 1962 243 Harriott 1982 3726) Les laquopetites phrasesraquo ou laquopetits motsraquo (ηματίοις 444 447) que Diceacuteo-

polis emprunte aussi agrave Euripide deacutesignent sans doute moins les explications qui vontsuivre que des chevilles des artifices rheacutetoriques destineacutes agrave disposer lrsquoauditeur agraveeacutecouter ces explications Voir de Creacutemoux 2007 24

27) Foley 1996 122

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

122 Eacutet i enne He lmer

28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

123La politique du mendiant

limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

lrsquoimage de la citeacute qui reacuteduit le commun agrave la sphegravere priveacutee qui enperpeacutetue quelque chose tout en le fragilisant ce qui suspend ou du moins rend secondaire la question morale de la justice ou delrsquoinjustice du protagoniste Notons aussi que lrsquoambiguiumlteacute de cettepolitique du mendiant est concordante drsquoune part avec la plurali-teacute des voix agrave lrsquoœuvre dans la piegravece avec lrsquoentrelacement complexeparfois conflictuel des repreacutesentations de la citeacute et des discours quisrsquoy tiennent13 et drsquoautre part avec le cadre meacutetaphysique dans lequel la piegravece est inscrite qui se caracteacuterise par lrsquoimportance du jeudes apparences dans la citeacute Nous y reviendrons

Pour mettre en eacutevidence cette importance de la figure du men-diant dans les Acharniens jrsquoanalyserai drsquoabord comment Diceacuteopo-lis endosse le vecirctement de mendiant qursquoil emprunte agrave Teacutelegravephe et agraveune tradition litteacuteraire plus large crsquoest-agrave-dire ce qursquoil en retient etce qursquoil en modifie Je montrerai ensuite en quoi sous ce costumeauquel il srsquoidentifie en partie Diceacuteopolis est en mesure de dire lejuste sur sa citeacute Pour finir je montrerai comment ses conduitesfont ressortir lrsquoambiguiumlteacute politique annonceacutee par celle de son deacute-guisement

1 De Teacutelegravephe agrave Diceacuteopolis meacutetamorphoses du mendiant

Diceacuteopolis heacuteritier drsquoUlysse drsquoIros et de Teacutelegravephe

Le mendiant est un personnage litteacuteraire classique Il apparaicirctchez drsquoautres auteurs de lrsquoancienne comeacutedie14 et auparavant chezHomegravere et Euripide dont Aristophane srsquoinspire explicitementdans les Acharniens En reprenant agrave son compte ce personnageAristophane heacuterite de ses caracteacuteristiques geacuteneacuterales crsquoest une figureagrave lrsquoidentiteacute obscure tregraves mal consideacutereacutee par la socieacuteteacute et qui quandelle dit vrai a du mal agrave se faire entendre

Chez Homegravere lrsquoidentiteacute et la nature morale du mendiant sonttoujours troubles La plupart de ses interlocuteurs ignorent qui ilest et srsquointerrogent sur son compte entre parasite et envoyeacute divinil est difficile agrave cerner parce que son apparence et son mode de vie

118 Eacutet i enne He lmer

13) Goldhill 1991 175ndash176 Voir plus bas n 3214) Lrsquoune des comeacutedies de Chionides auteur actif dans la premiegravere moitieacute

du Ve siegravecle av JC se serait intituleacutee Mendiants (πτωχοί) Voir Kassel Austin 198374ndash76

le placent aux frontiegraveres du monde civiliseacute et de ses institutions so-ciales et politiques les plus familiegraveres Le trouble redouble lorsquecomme Ulysse le personnage nrsquoest pas un mendiant mais est deacute-guiseacute en mendiant et trahit discregravetement des maniegraveres ou des pen-seacutees venues agrave lrsquoeacutevidence drsquoun autre univers social15 Quant au juge-ment porteacute sur lui il est le plus souvent neacutegatif le vrai mendiant de lrsquoOdysseacutee Iros avec lequel se bat Ulysse lui-mecircme deacuteguiseacute enmendiant est preacutesenteacute comme un parasite un homme insatiable et trompeur16 De mecircme les jugements porteacutes par Meacutelantheacutee et Eurymaque sur les mendiants agrave lrsquooccasion de leur rencontre avecUlysse deacuteguiseacute traduisent envers les plus deacutemunis tout le meacuteprisdrsquoun groupe social reacuteuni autour de ses valeurs aux yeux de ce groupe les mendiants sont des paresseux qui refusent le travailqursquoon leur propose des profiteurs17 dont la paresse est deacutenonceacuteemoins au nom drsquoune ideacuteologie du travail que parce qursquoils sont iden-tifieacutes comme des ecirctres vils agrave leur ventre et agrave leur insatiabiliteacute18 Ilssont mal jugeacutes insulteacutes et reccediloivent des coups19 Agrave cette attitudeHomegravere oppose celle drsquoEumeacutee tout en consideacuterant que les men-diants sont pousseacutes au mensonge par la neacutecessiteacute il accueille sans lesavoir son ancien maicirctre travesti en mendiant au nom de la pitieacuteqursquoil lui inspire20 Agrave la diffeacuterence drsquoHomegravere neacuteanmoins Aristo-phane ne souligne pas tant lrsquoerrance et lrsquoanonymat du mendiant quesa con dition eacuteconomique Contrairement au pauvre le mendiantest deacutepourvu du neacutecessaire21 et cette situation mateacuterielle nrsquoest paseacutetrangegravere agrave lrsquoambiguiumlteacute de la justice dont Diceacuteopolis preacutetend laquofairela comeacutedieraquo et de la paix qursquoil met en œuvre

Lrsquoambiguiumlteacute du mendiant dont Homegravere fait le ressort de la reacute-veacutelation progressive de son identiteacute par Ulysse est aussi preacutesente

119La politique du mendiant

15) Voir la reacuteflexion de Nausicaa une fois qursquoUlysse eacutechoueacute a fini de parlerlaquotu ne sembles ni mauvais ni priveacute de raisonraquo (ο8τε κακ ο8τ 9φρονι φωτ οικας)(Od 6187) formule qui va agrave lrsquoencontre du preacutejugeacute ordinaire dont le mendiant estvictime

16) Od 181ndash717) Od 17217ndash228 18362ndash36418) Le mendiant est perccedilu comme un laquogloutonraquo (μολοβρός) (Od 17219

1826) et un ecirctre insatiable (9ναλτος) (18114 364 17228)19) Od 17233ndash234 18321ndash339 1965ndash6920) Od 14385ndash38921) Le mendiant est pour Aristophane celui qui laquonrsquoa jamais rien [alors que la

vie] du pauvre crsquoest de vivre drsquoeacutepargne de srsquoattacher agrave son travail de ne manquerde rien sans nrsquoavoir rien de superfluraquo Ploutos 552ndash554

dans la piegravece drsquoEuripide dont les Acharniens offrent une parodiemais elle srsquoy reacutesume au simple scheacutema de la dissimulation drsquouneidentiteacute derriegravere un masque Dans le Teacutelegravephe en effet le personnageeacuteponyme roi des Mysiens prend lrsquoapparence drsquoun mendiant pourecirctre introduit aupregraves des rois Acheacuteens qui ont attaqueacute les Mysiensmais sans succegraves au cours de leur expeacutedition agrave Troie Dans ce com-bat Teacutelegravephe a eacuteteacute blesseacute par Achille Un oracle lui dit qursquoil sera gueacuteri par lrsquoarme mecircme qui a causeacute sa blessure il doit donc se rendreaupregraves drsquoAchille et se faire entendre de lui ce agrave quoi il parvient gracircce agrave son deacuteguisement et parce qursquoil prend en otage le jeune Oreste ce que Diceacuteopolis parodie en prenant en otage un sceau agravecharbon (326ndash355)22 Grimeacute de la sorte Teacutelegravephe tient agrave Achille etaux autres rois grecs un discours qui les surprend il leur expliqueque les Mysiens et leur roi ndash crsquoest-agrave-dire lui-mecircme ndash ont reacuteagi comme lrsquoauraient fait les Acheacuteens en pareilles circonstances Teacute- legravephe va jusqursquoagrave prendre la deacutefense de lrsquoennemi troyen ce qui suscitela colegravere de ses interlocuteurs tout comme Diceacuteopolis va plaider lacause des Laceacutedeacutemoniens et des Meacutegariens devant les AcharniensDeacutemasqueacute Teacutelegravephe obtient neacuteanmoins gain de cause pour sa bles-sure gracircce agrave lrsquointervention drsquoUlysse et srsquoen retourne gueacuteri23

Derriegravere ce jeu assez eacuteleacutementaire de dissimulation est agravelrsquoœuvre un eacuteleacutement commun agrave tous ces mendiants de la litteacuteratureancienne et qui vaut pour Diceacuteopolis ils tiennent des propos quela plupart de leurs auditeurs jugent mecircme temporairement inau-dibles inacceptables et mensongers Le mendiant drsquoAristophanecomme celui drsquoEuripide et celui drsquoHomegravere est consideacutereacute par la plupart de ses interlocuteurs comme incapable de dire vrai commeporteur drsquoune parole non creacutedible Dans le cas de Diceacuteopolis la rai-son en est que ses propos sur Athegravenes et les Atheacuteniens sont scan-daleux pour une partie drsquoentre eux Crsquoest ce que souligne agrave maintesreprises la formule laquoπτωχς ltνraquo (laquoalors que je ne suis qursquoun men-diantraquo 497 579) prononceacutee par Diceacuteopolis lui-mecircme ou ses inter-

120 Eacutet i enne He lmer

22) LrsquoOreste drsquoEuripide est peut-ecirctre aussi en toile de fond des Acharnienssur trois points au moins la justesse de la cause drsquoOreste est ambigueuml ndash avoir tueacute samegravere Clytemnestre pour venger lrsquohonneur de son pegravere Agamemnon ndash il vient par-ler devant les Argiens pour expliquer son geste et suscite des reacuteactions opposeacutees enreacuteponse agrave la sentence de mort prononceacutee contre lui il prend Hermione en otagepour garder la vie sauve

23) Pour une reconstitution plus deacutetailleacutee de cette piegravece voir Heath 1987b272ndash280 Preiser 2000

locuteurs (laquoalors que tu nrsquoes qursquoun mendiantraquo 558 577a 593) Ellerelativise ou nie la valeur de ses paroles sur la citeacute parce qursquoil vit endehors des institutions sociales eacuteconomiques et politiques qui ladeacutefinissent Sans liens qui lrsquoattachent agrave des φ=λοι famille et amis lemendiant est un laquooutsiderraquo un ecirctre incapable de participer au cir-cuit des obligations reacuteciproques de la vie sociale et eacuteconomique24

Il est pour cette raison plus objet de meacutepris que de pitieacute25 Aux yeuxde la citeacute la condition de mendiant est reacutedhibitoire degraves qursquoil srsquoagitde bien parler drsquoelle et les propos qursquoun tel personnage peut teniragrave son sujet ne peuvent ecirctre que blessants (κακορροθε 577) ou vains(κστωμυλάμην 579) De cette deacutefiance des autres agrave lrsquoeacutegard de saparole Diceacuteopolis est en un sens lrsquoartisan quand il indique que cecostume qursquoil endosse au su et au vu du Chœur doit servir agrave per-suader ses membres en entretenant leur laquonaiumlveteacuteraquo (gtλιθίους 443)Mecircme si ce stratagegraveme nrsquoimplique pas neacutecessairement que le conte-nu de son discours sera mensonger26 il en relativise tout de mecircmela valeur comment deacutepartager ce qui tient agrave la veacuteriteacute de leur conte-nu de ce qui relegraveve de la persuasion qursquoils veulent produire Cepoint est important au regard du sens politique de la piegravece parceqursquoil fait reacutefeacuterence au fonctionnement des institutions de la deacutemo-cratie et agrave la faccedilon dont la veacuteriteacute peut srsquoy dire ou non et si oui auprix de quelles transformations

Ces caracteacuteristiques de la repreacutesentation du mendiant dans lalitteacuterature grecque rappeleacutees reste agrave comprendre pourquoi parmitous les mendiants drsquoEuripide le choix de Diceacuteopolis se porte surTeacutelegravephe et quels changements il lui fait subir La dimension paro-dique des Acharniens reacutepond agrave ces deux questions

Teacutelegravephe parodieacute et deacuteplaceacute

La parodie tient drsquoabord au fait qursquoAristophane se moque delrsquousage reacutepeacutetitif qursquoEuripide fait de la figure du mendiant27 Agrave Diceacuteopolis qui lui reacuteclame laquoun haillon tireacute drsquoune de ses vieilles tra-

121La politique du mendiant

24) Harriott 1982 3825) Ehrenberg 1962 243 Harriott 1982 3726) Les laquopetites phrasesraquo ou laquopetits motsraquo (ηματίοις 444 447) que Diceacuteo-

polis emprunte aussi agrave Euripide deacutesignent sans doute moins les explications qui vontsuivre que des chevilles des artifices rheacutetoriques destineacutes agrave disposer lrsquoauditeur agraveeacutecouter ces explications Voir de Creacutemoux 2007 24

27) Foley 1996 122

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

122 Eacutet i enne He lmer

28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

123La politique du mendiant

limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

le placent aux frontiegraveres du monde civiliseacute et de ses institutions so-ciales et politiques les plus familiegraveres Le trouble redouble lorsquecomme Ulysse le personnage nrsquoest pas un mendiant mais est deacute-guiseacute en mendiant et trahit discregravetement des maniegraveres ou des pen-seacutees venues agrave lrsquoeacutevidence drsquoun autre univers social15 Quant au juge-ment porteacute sur lui il est le plus souvent neacutegatif le vrai mendiant de lrsquoOdysseacutee Iros avec lequel se bat Ulysse lui-mecircme deacuteguiseacute enmendiant est preacutesenteacute comme un parasite un homme insatiable et trompeur16 De mecircme les jugements porteacutes par Meacutelantheacutee et Eurymaque sur les mendiants agrave lrsquooccasion de leur rencontre avecUlysse deacuteguiseacute traduisent envers les plus deacutemunis tout le meacuteprisdrsquoun groupe social reacuteuni autour de ses valeurs aux yeux de ce groupe les mendiants sont des paresseux qui refusent le travailqursquoon leur propose des profiteurs17 dont la paresse est deacutenonceacuteemoins au nom drsquoune ideacuteologie du travail que parce qursquoils sont iden-tifieacutes comme des ecirctres vils agrave leur ventre et agrave leur insatiabiliteacute18 Ilssont mal jugeacutes insulteacutes et reccediloivent des coups19 Agrave cette attitudeHomegravere oppose celle drsquoEumeacutee tout en consideacuterant que les men-diants sont pousseacutes au mensonge par la neacutecessiteacute il accueille sans lesavoir son ancien maicirctre travesti en mendiant au nom de la pitieacuteqursquoil lui inspire20 Agrave la diffeacuterence drsquoHomegravere neacuteanmoins Aristo-phane ne souligne pas tant lrsquoerrance et lrsquoanonymat du mendiant quesa con dition eacuteconomique Contrairement au pauvre le mendiantest deacutepourvu du neacutecessaire21 et cette situation mateacuterielle nrsquoest paseacutetrangegravere agrave lrsquoambiguiumlteacute de la justice dont Diceacuteopolis preacutetend laquofairela comeacutedieraquo et de la paix qursquoil met en œuvre

Lrsquoambiguiumlteacute du mendiant dont Homegravere fait le ressort de la reacute-veacutelation progressive de son identiteacute par Ulysse est aussi preacutesente

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15) Voir la reacuteflexion de Nausicaa une fois qursquoUlysse eacutechoueacute a fini de parlerlaquotu ne sembles ni mauvais ni priveacute de raisonraquo (ο8τε κακ ο8τ 9φρονι φωτ οικας)(Od 6187) formule qui va agrave lrsquoencontre du preacutejugeacute ordinaire dont le mendiant estvictime

16) Od 181ndash717) Od 17217ndash228 18362ndash36418) Le mendiant est perccedilu comme un laquogloutonraquo (μολοβρός) (Od 17219

1826) et un ecirctre insatiable (9ναλτος) (18114 364 17228)19) Od 17233ndash234 18321ndash339 1965ndash6920) Od 14385ndash38921) Le mendiant est pour Aristophane celui qui laquonrsquoa jamais rien [alors que la

vie] du pauvre crsquoest de vivre drsquoeacutepargne de srsquoattacher agrave son travail de ne manquerde rien sans nrsquoavoir rien de superfluraquo Ploutos 552ndash554

dans la piegravece drsquoEuripide dont les Acharniens offrent une parodiemais elle srsquoy reacutesume au simple scheacutema de la dissimulation drsquouneidentiteacute derriegravere un masque Dans le Teacutelegravephe en effet le personnageeacuteponyme roi des Mysiens prend lrsquoapparence drsquoun mendiant pourecirctre introduit aupregraves des rois Acheacuteens qui ont attaqueacute les Mysiensmais sans succegraves au cours de leur expeacutedition agrave Troie Dans ce com-bat Teacutelegravephe a eacuteteacute blesseacute par Achille Un oracle lui dit qursquoil sera gueacuteri par lrsquoarme mecircme qui a causeacute sa blessure il doit donc se rendreaupregraves drsquoAchille et se faire entendre de lui ce agrave quoi il parvient gracircce agrave son deacuteguisement et parce qursquoil prend en otage le jeune Oreste ce que Diceacuteopolis parodie en prenant en otage un sceau agravecharbon (326ndash355)22 Grimeacute de la sorte Teacutelegravephe tient agrave Achille etaux autres rois grecs un discours qui les surprend il leur expliqueque les Mysiens et leur roi ndash crsquoest-agrave-dire lui-mecircme ndash ont reacuteagi comme lrsquoauraient fait les Acheacuteens en pareilles circonstances Teacute- legravephe va jusqursquoagrave prendre la deacutefense de lrsquoennemi troyen ce qui suscitela colegravere de ses interlocuteurs tout comme Diceacuteopolis va plaider lacause des Laceacutedeacutemoniens et des Meacutegariens devant les AcharniensDeacutemasqueacute Teacutelegravephe obtient neacuteanmoins gain de cause pour sa bles-sure gracircce agrave lrsquointervention drsquoUlysse et srsquoen retourne gueacuteri23

Derriegravere ce jeu assez eacuteleacutementaire de dissimulation est agravelrsquoœuvre un eacuteleacutement commun agrave tous ces mendiants de la litteacuteratureancienne et qui vaut pour Diceacuteopolis ils tiennent des propos quela plupart de leurs auditeurs jugent mecircme temporairement inau-dibles inacceptables et mensongers Le mendiant drsquoAristophanecomme celui drsquoEuripide et celui drsquoHomegravere est consideacutereacute par la plupart de ses interlocuteurs comme incapable de dire vrai commeporteur drsquoune parole non creacutedible Dans le cas de Diceacuteopolis la rai-son en est que ses propos sur Athegravenes et les Atheacuteniens sont scan-daleux pour une partie drsquoentre eux Crsquoest ce que souligne agrave maintesreprises la formule laquoπτωχς ltνraquo (laquoalors que je ne suis qursquoun men-diantraquo 497 579) prononceacutee par Diceacuteopolis lui-mecircme ou ses inter-

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22) LrsquoOreste drsquoEuripide est peut-ecirctre aussi en toile de fond des Acharnienssur trois points au moins la justesse de la cause drsquoOreste est ambigueuml ndash avoir tueacute samegravere Clytemnestre pour venger lrsquohonneur de son pegravere Agamemnon ndash il vient par-ler devant les Argiens pour expliquer son geste et suscite des reacuteactions opposeacutees enreacuteponse agrave la sentence de mort prononceacutee contre lui il prend Hermione en otagepour garder la vie sauve

23) Pour une reconstitution plus deacutetailleacutee de cette piegravece voir Heath 1987b272ndash280 Preiser 2000

locuteurs (laquoalors que tu nrsquoes qursquoun mendiantraquo 558 577a 593) Ellerelativise ou nie la valeur de ses paroles sur la citeacute parce qursquoil vit endehors des institutions sociales eacuteconomiques et politiques qui ladeacutefinissent Sans liens qui lrsquoattachent agrave des φ=λοι famille et amis lemendiant est un laquooutsiderraquo un ecirctre incapable de participer au cir-cuit des obligations reacuteciproques de la vie sociale et eacuteconomique24

Il est pour cette raison plus objet de meacutepris que de pitieacute25 Aux yeuxde la citeacute la condition de mendiant est reacutedhibitoire degraves qursquoil srsquoagitde bien parler drsquoelle et les propos qursquoun tel personnage peut teniragrave son sujet ne peuvent ecirctre que blessants (κακορροθε 577) ou vains(κστωμυλάμην 579) De cette deacutefiance des autres agrave lrsquoeacutegard de saparole Diceacuteopolis est en un sens lrsquoartisan quand il indique que cecostume qursquoil endosse au su et au vu du Chœur doit servir agrave per-suader ses membres en entretenant leur laquonaiumlveteacuteraquo (gtλιθίους 443)Mecircme si ce stratagegraveme nrsquoimplique pas neacutecessairement que le conte-nu de son discours sera mensonger26 il en relativise tout de mecircmela valeur comment deacutepartager ce qui tient agrave la veacuteriteacute de leur conte-nu de ce qui relegraveve de la persuasion qursquoils veulent produire Cepoint est important au regard du sens politique de la piegravece parceqursquoil fait reacutefeacuterence au fonctionnement des institutions de la deacutemo-cratie et agrave la faccedilon dont la veacuteriteacute peut srsquoy dire ou non et si oui auprix de quelles transformations

Ces caracteacuteristiques de la repreacutesentation du mendiant dans lalitteacuterature grecque rappeleacutees reste agrave comprendre pourquoi parmitous les mendiants drsquoEuripide le choix de Diceacuteopolis se porte surTeacutelegravephe et quels changements il lui fait subir La dimension paro-dique des Acharniens reacutepond agrave ces deux questions

Teacutelegravephe parodieacute et deacuteplaceacute

La parodie tient drsquoabord au fait qursquoAristophane se moque delrsquousage reacutepeacutetitif qursquoEuripide fait de la figure du mendiant27 Agrave Diceacuteopolis qui lui reacuteclame laquoun haillon tireacute drsquoune de ses vieilles tra-

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24) Harriott 1982 3825) Ehrenberg 1962 243 Harriott 1982 3726) Les laquopetites phrasesraquo ou laquopetits motsraquo (ηματίοις 444 447) que Diceacuteo-

polis emprunte aussi agrave Euripide deacutesignent sans doute moins les explications qui vontsuivre que des chevilles des artifices rheacutetoriques destineacutes agrave disposer lrsquoauditeur agraveeacutecouter ces explications Voir de Creacutemoux 2007 24

27) Foley 1996 122

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

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28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

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limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

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32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

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34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

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36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

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43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

dans la piegravece drsquoEuripide dont les Acharniens offrent une parodiemais elle srsquoy reacutesume au simple scheacutema de la dissimulation drsquouneidentiteacute derriegravere un masque Dans le Teacutelegravephe en effet le personnageeacuteponyme roi des Mysiens prend lrsquoapparence drsquoun mendiant pourecirctre introduit aupregraves des rois Acheacuteens qui ont attaqueacute les Mysiensmais sans succegraves au cours de leur expeacutedition agrave Troie Dans ce com-bat Teacutelegravephe a eacuteteacute blesseacute par Achille Un oracle lui dit qursquoil sera gueacuteri par lrsquoarme mecircme qui a causeacute sa blessure il doit donc se rendreaupregraves drsquoAchille et se faire entendre de lui ce agrave quoi il parvient gracircce agrave son deacuteguisement et parce qursquoil prend en otage le jeune Oreste ce que Diceacuteopolis parodie en prenant en otage un sceau agravecharbon (326ndash355)22 Grimeacute de la sorte Teacutelegravephe tient agrave Achille etaux autres rois grecs un discours qui les surprend il leur expliqueque les Mysiens et leur roi ndash crsquoest-agrave-dire lui-mecircme ndash ont reacuteagi comme lrsquoauraient fait les Acheacuteens en pareilles circonstances Teacute- legravephe va jusqursquoagrave prendre la deacutefense de lrsquoennemi troyen ce qui suscitela colegravere de ses interlocuteurs tout comme Diceacuteopolis va plaider lacause des Laceacutedeacutemoniens et des Meacutegariens devant les AcharniensDeacutemasqueacute Teacutelegravephe obtient neacuteanmoins gain de cause pour sa bles-sure gracircce agrave lrsquointervention drsquoUlysse et srsquoen retourne gueacuteri23

Derriegravere ce jeu assez eacuteleacutementaire de dissimulation est agravelrsquoœuvre un eacuteleacutement commun agrave tous ces mendiants de la litteacuteratureancienne et qui vaut pour Diceacuteopolis ils tiennent des propos quela plupart de leurs auditeurs jugent mecircme temporairement inau-dibles inacceptables et mensongers Le mendiant drsquoAristophanecomme celui drsquoEuripide et celui drsquoHomegravere est consideacutereacute par la plupart de ses interlocuteurs comme incapable de dire vrai commeporteur drsquoune parole non creacutedible Dans le cas de Diceacuteopolis la rai-son en est que ses propos sur Athegravenes et les Atheacuteniens sont scan-daleux pour une partie drsquoentre eux Crsquoest ce que souligne agrave maintesreprises la formule laquoπτωχς ltνraquo (laquoalors que je ne suis qursquoun men-diantraquo 497 579) prononceacutee par Diceacuteopolis lui-mecircme ou ses inter-

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22) LrsquoOreste drsquoEuripide est peut-ecirctre aussi en toile de fond des Acharnienssur trois points au moins la justesse de la cause drsquoOreste est ambigueuml ndash avoir tueacute samegravere Clytemnestre pour venger lrsquohonneur de son pegravere Agamemnon ndash il vient par-ler devant les Argiens pour expliquer son geste et suscite des reacuteactions opposeacutees enreacuteponse agrave la sentence de mort prononceacutee contre lui il prend Hermione en otagepour garder la vie sauve

23) Pour une reconstitution plus deacutetailleacutee de cette piegravece voir Heath 1987b272ndash280 Preiser 2000

locuteurs (laquoalors que tu nrsquoes qursquoun mendiantraquo 558 577a 593) Ellerelativise ou nie la valeur de ses paroles sur la citeacute parce qursquoil vit endehors des institutions sociales eacuteconomiques et politiques qui ladeacutefinissent Sans liens qui lrsquoattachent agrave des φ=λοι famille et amis lemendiant est un laquooutsiderraquo un ecirctre incapable de participer au cir-cuit des obligations reacuteciproques de la vie sociale et eacuteconomique24

Il est pour cette raison plus objet de meacutepris que de pitieacute25 Aux yeuxde la citeacute la condition de mendiant est reacutedhibitoire degraves qursquoil srsquoagitde bien parler drsquoelle et les propos qursquoun tel personnage peut teniragrave son sujet ne peuvent ecirctre que blessants (κακορροθε 577) ou vains(κστωμυλάμην 579) De cette deacutefiance des autres agrave lrsquoeacutegard de saparole Diceacuteopolis est en un sens lrsquoartisan quand il indique que cecostume qursquoil endosse au su et au vu du Chœur doit servir agrave per-suader ses membres en entretenant leur laquonaiumlveteacuteraquo (gtλιθίους 443)Mecircme si ce stratagegraveme nrsquoimplique pas neacutecessairement que le conte-nu de son discours sera mensonger26 il en relativise tout de mecircmela valeur comment deacutepartager ce qui tient agrave la veacuteriteacute de leur conte-nu de ce qui relegraveve de la persuasion qursquoils veulent produire Cepoint est important au regard du sens politique de la piegravece parceqursquoil fait reacutefeacuterence au fonctionnement des institutions de la deacutemo-cratie et agrave la faccedilon dont la veacuteriteacute peut srsquoy dire ou non et si oui auprix de quelles transformations

Ces caracteacuteristiques de la repreacutesentation du mendiant dans lalitteacuterature grecque rappeleacutees reste agrave comprendre pourquoi parmitous les mendiants drsquoEuripide le choix de Diceacuteopolis se porte surTeacutelegravephe et quels changements il lui fait subir La dimension paro-dique des Acharniens reacutepond agrave ces deux questions

Teacutelegravephe parodieacute et deacuteplaceacute

La parodie tient drsquoabord au fait qursquoAristophane se moque delrsquousage reacutepeacutetitif qursquoEuripide fait de la figure du mendiant27 Agrave Diceacuteopolis qui lui reacuteclame laquoun haillon tireacute drsquoune de ses vieilles tra-

121La politique du mendiant

24) Harriott 1982 3825) Ehrenberg 1962 243 Harriott 1982 3726) Les laquopetites phrasesraquo ou laquopetits motsraquo (ηματίοις 444 447) que Diceacuteo-

polis emprunte aussi agrave Euripide deacutesignent sans doute moins les explications qui vontsuivre que des chevilles des artifices rheacutetoriques destineacutes agrave disposer lrsquoauditeur agraveeacutecouter ces explications Voir de Creacutemoux 2007 24

27) Foley 1996 122

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

122 Eacutet i enne He lmer

28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

123La politique du mendiant

limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

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51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

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52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

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53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

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57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

locuteurs (laquoalors que tu nrsquoes qursquoun mendiantraquo 558 577a 593) Ellerelativise ou nie la valeur de ses paroles sur la citeacute parce qursquoil vit endehors des institutions sociales eacuteconomiques et politiques qui ladeacutefinissent Sans liens qui lrsquoattachent agrave des φ=λοι famille et amis lemendiant est un laquooutsiderraquo un ecirctre incapable de participer au cir-cuit des obligations reacuteciproques de la vie sociale et eacuteconomique24

Il est pour cette raison plus objet de meacutepris que de pitieacute25 Aux yeuxde la citeacute la condition de mendiant est reacutedhibitoire degraves qursquoil srsquoagitde bien parler drsquoelle et les propos qursquoun tel personnage peut teniragrave son sujet ne peuvent ecirctre que blessants (κακορροθε 577) ou vains(κστωμυλάμην 579) De cette deacutefiance des autres agrave lrsquoeacutegard de saparole Diceacuteopolis est en un sens lrsquoartisan quand il indique que cecostume qursquoil endosse au su et au vu du Chœur doit servir agrave per-suader ses membres en entretenant leur laquonaiumlveteacuteraquo (gtλιθίους 443)Mecircme si ce stratagegraveme nrsquoimplique pas neacutecessairement que le conte-nu de son discours sera mensonger26 il en relativise tout de mecircmela valeur comment deacutepartager ce qui tient agrave la veacuteriteacute de leur conte-nu de ce qui relegraveve de la persuasion qursquoils veulent produire Cepoint est important au regard du sens politique de la piegravece parceqursquoil fait reacutefeacuterence au fonctionnement des institutions de la deacutemo-cratie et agrave la faccedilon dont la veacuteriteacute peut srsquoy dire ou non et si oui auprix de quelles transformations

Ces caracteacuteristiques de la repreacutesentation du mendiant dans lalitteacuterature grecque rappeleacutees reste agrave comprendre pourquoi parmitous les mendiants drsquoEuripide le choix de Diceacuteopolis se porte surTeacutelegravephe et quels changements il lui fait subir La dimension paro-dique des Acharniens reacutepond agrave ces deux questions

Teacutelegravephe parodieacute et deacuteplaceacute

La parodie tient drsquoabord au fait qursquoAristophane se moque delrsquousage reacutepeacutetitif qursquoEuripide fait de la figure du mendiant27 Agrave Diceacuteopolis qui lui reacuteclame laquoun haillon tireacute drsquoune de ses vieilles tra-

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24) Harriott 1982 3825) Ehrenberg 1962 243 Harriott 1982 3726) Les laquopetites phrasesraquo ou laquopetits motsraquo (ηματίοις 444 447) que Diceacuteo-

polis emprunte aussi agrave Euripide deacutesignent sans doute moins les explications qui vontsuivre que des chevilles des artifices rheacutetoriques destineacutes agrave disposer lrsquoauditeur agraveeacutecouter ces explications Voir de Creacutemoux 2007 24

27) Foley 1996 122

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

122 Eacutet i enne He lmer

28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

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limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

geacutediesraquo (άκιόν τι το παλαιο δράματος 415) Euripide demandeagrave quelle trageacutedie il songe et ne mentionne pas moins de sept person-nages vecirctus de haillons dans ses piegraveces Œneacutee Pheacutenix Philoctegravete etBelleacuterophon puis Teacutelegravephe auquel pense en effet Diceacuteopolis suivide Thyeste et Ino (418ndash434) Aristophane raille aussi la mise en scegravene outranciegravere que le poegravete tragique fait du mendiant une foisles haillons obtenus Diceacuteopolis souhaite parfaire son costume endemandant agrave Euripide les laquonombreux ustensiles dont il a besoinraquo(πολλ4ν δεόμενος σκευαρίων 451) et qursquoil emploie dans ses trageacute-dies Une multitude drsquoaccessoires sont eacutevoqueacutes le bonnet du men-diant mysien (τ πιλίδιον περ τAν κεφαλAν τ Μύσιον 439) et lebacircton de mendiant (πτωχικο βακτηρίου 448) une corbeille (σπυ-ρίδιον 453) une eacutecuelle eacutebreacutecheacutee (κοτυλίσκιον τ χελος ποκε-κρουσμένον 459) une petite cruche boucheacutee par une eacuteponge (χυ-τρίδιον σφογγί βεβυσμένον 463) enfin des eacutepluchures agrave mettredans sa corbeille (6σχνά φυλλεα 469) Sous la forme de lrsquoexa-geacuteration comique Aristophane montre qursquoagrave vouloir ecirctre reacutealisteEuripide produisait des personnages peut-ecirctre irreacutealistes

Mais la parodie ne se reacutesume pas agrave la moquerie ou agrave la critiqueelle suppose pour ecirctre efficace et pertinente non seulement unecertaine sympathie pour lrsquoauteur viseacute mais une compreacutehensionprofonde de ses proceacutedeacutes repris et deacuteplaceacutes dans la parodie elle-mecircme28 Crsquoest ce qursquoon observe ici Drsquoune part Aristophane re-connaicirct que les excegraves tragiques drsquoEuripide eacutetaient efficaces pour seacuteduire et faire adheacuterer les spectateurs agrave lrsquoillusion theacuteacirctrale tra-gique29 Drsquoautre part et crsquoest le point le plus important en raisonde leur accoutrement excessif les heacuteros et les heacuteroiumlnes drsquoEuripidenommeacutes dans les Acharniens semblent tous avoir eacuteteacute deacutegu i seacute spar lui en mendiants comme Teacutelegravephe qui lui lrsquoest effectivementCe caractegravere paradigmatique de Teacutelegravephe est sans doute lrsquoune desraisons qui expliquent pourquoi entre tous les mendiants drsquoEuri-pide crsquoest sur lui que Diceacuteopolis porte son choix30 Aristophane

122 Eacutet i enne He lmer

28) Sur la complexiteacute des rapports entre Aristophane et Euripide qui ne selimitent pas agrave la parodie voir Foley 1996 141ndash142 Wycherley 1946 98ndash99

29) de Creacutemoux 2007 2230) Crsquoest sans doute aussi un enjeu politique qui explique le choix de Teacutelegravephe

par Aristophane ou Diceacuteopolis En prenant la deacutefense de lrsquoennemi Laceacutedeacutemoniencomme Teacutelegravephe deacuteguiseacute prend celle des Troyens Diceacuteopolis fait en effet entendreune voix discordante et provocante dans la citeacute Mais srsquoil le peut sans susciter le scan-dale chez le public crsquoest sans doute parce qursquoAristophane neacutegocie avec ce public les

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

123La politique du mendiant

limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

pointe ainsi chez Euripide cette zone trouble ougrave sous lrsquoeffet delrsquoexageacuteration le personnage se confond avec son costume sa reacuteali-teacute avec son apparence Crsquoest preacuteciseacutement ce ressort qursquoil utilise lui-mecircme avec Diceacuteopolis sans jamais lever le doute Diceacuteopolisnrsquoest-il que deacuteguiseacute en mendiant ou en est-il vraiment un Cetteambiguiumlteacute est lisible agrave deux occasions Elle lrsquoest drsquoabord dans lacontradiction entre deux passages de la piegravece Dans un premiertemps en endossant ce costume Diceacuteopolis nrsquoentend pas tromperle Chœur sur son identiteacute puisque crsquoest en effet au su et au vu duChœur qursquoil part le chercher

νν οCν με πρ4τον πρν λέγειν 13άσατε13νσκευάσασθαί μ οDον θλιώτατον

Agrave preacutesent donc avant de parler laissez-moiRevecirctir le costume qui me rende semblable au plus

miseacuterable des ecirctres(383ndash384)31

Mais peu apregraves alors qursquoil demande agrave Euripide un laquovecirctement sus-citant la pitieacuteraquo (13σθ(τ 13λεινήν 413) expliquant qursquoil encourt laquolamortraquo (417) srsquoil eacutechoue agrave convaincre les Acharniens il srsquoexplique aupoegravete tragique en ces termes

δε γάρ με δόξαι πτωχν εναι τήμερονεναι μν Fσπερ ε6μί φαίνεσθαι δ μήτο3ς μν θεατς ε6δέναι μ Fς ε6μ 13γώτο3ς δ αC χορευτς gtλιθίους παρεστάναιFπως Gν α2το3ς ηματίοις σκιμαλίσω

Car je dois aujourdrsquohui sembler ecirctre un mendiantEcirctre bien qui je suis et ne point le paraicirctre

123La politique du mendiant

limites de la licence propre au comique et peut ainsi faire entendre par lrsquointermeacute-diaire de son personnage une multitude de voix et de positions des plus confor-mistes et conservatrices aux plus transgressives (Goldhill 1991 186 187 194) Enrepreacutesentant ici la citeacute dans la citeacute agrave la citeacute Aristophane parvient agrave reacuteunir dans unemecircme repreacutesentation des positions conflictuelles sans les reacutesoudre ni les deacutepassermais en restituant la dimension fonciegraverement plurielle et conflictuelle de la deacutemo-cratie que Platon comparait agrave un manteau barioleacute (Reacutep 8557c5)

31) Le second de ces vers est repris en 436

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

Les spectateurs peuvent savoir qui je suisMais les membres du Chœur doivent ecirctre assez sotsDe faccedilon agrave ce que je les abuse par mes petites phrases

(440ndash444)

Que le Chœur soit drsquoabord informeacute que Diceacuteopolis va se deacuteguiser(383ndash384) puis soit preacutesenteacute comme celui que Diceacuteopolis entendtromper par ce deacuteguisement (442ndash443) est une contradiction qui sejustifie entre autres explications32 par le jeu complexe entre lrsquoecirctreet lrsquoapparence eacutevoqueacute plus haut Meacutelange drsquoidentiteacute ndash Diceacuteopolisest un mendiant ndash et drsquoanonymat ndash Diceacuteopolis se deacuteguise en men-diant et devient meacuteconnaissable ndash lrsquoeacutetrange statut du protagonisteest lrsquoheacuteritage transformeacute de lrsquoambiguiumlteacute repeacutereacutee chez Euripide Cestatut ambigu est aussi en accord avec le cadre meacutetaphysique danslequel la piegravece est inscrite drsquoinspiration sophistique33 ce cadre secaracteacuterise par lrsquoimportance du jeu des apparences dans la citeacute deacute-mocratique comme le signale Diceacuteopolis lorsqursquoil admet que sespropos pourraient ne pas ecirctre justes srsquoils ne paraissaient pas tels agrave lafoule

κ9ν γε μA λέγω δίκαια μηδ τ πλήθει δοκ4 ( )

Mecircme si je ne tiens pas un juste langage et que le peuple nrsquoest pas de mon avis ( )

(317)

LrsquoAthegravenes deacutemocratique qursquoil deacutecrit est un reacutegime ougrave nrsquoont de reacutea-liteacute que les apparences lrsquoimposture du faux ambassadeur au nom

124 Eacutet i enne He lmer

32) Cette contradiction srsquoexplique peut-ecirctre aussi par la multipliciteacute des niveaux de fiction preacutesents dans la piegravece qui donnent aux personnages des laquorocirclesraquodiffeacuterents Dans le premier passage Diceacuteopolis srsquoadresse au Chœur au sein de la fiction que sont les Acharniens sans qursquoon sache vraiment si avec ce deacuteguisementla fiction se deacutedoublera ou non Dans le second passage la fiction se deacutedouble ef-fectivement voire se triple Diceacuteopolis parle agrave Euripide en consideacuterant le Chœurcomme un personnage drsquoune piegravece qui va se jouer et dont Diceacuteopolis sera lrsquoun desacteurs et en faisant des spectateurs les garants du vrai parce qursquoils seront exteacuterieursagrave cette piegravece dans la piegravece tout en devenant du mecircme coup un eacuteleacutement de la piegravecequi se joue entre Diceacuteopolis et Euripide Sur ces diffeacuterents niveaux de fiction voirGoldhill 1991 194ndash196

33) Aristophane subit sans doute lrsquoinfluence de Gorgias voir de Creacutemoux2007 18ndash19 23

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

eacutevocateur (Pseudartabas) en eacutetant la manifestation la plus scanda-leuse (114ndash122) et ougrave les opinions qui sont le reflet de lrsquointeacuterecirct decelui qui les eacutemet deacutecident de tout Dans un tel contexte le ren-versement ou du moins les variations du juste et du vrai sont in-eacutevitables

Lrsquoambiguiumlteacute sur lrsquoidentification de Diceacuteopolis agrave son costumede mendiant apparaicirct ensuite dans son dialogue avec Lamachos lepremier affirme au second qursquoil est bien un mendiant (πτωχς ltν579) Mais peu apregraves cette affirmation toujours face agrave LamachosDiceacuteopolis srsquointerroge laquoSuis-je donc un mendiantraquo (13γ γάρ ε6μιπτωχός 594) En reacutepondant qursquoil est un laquohonnecircte citoyenraquo (πολί-της χρηστός 595) il semble prendre ses distances avec ce person-nage soupccedilonneacute depuis Homegravere drsquoecirctre un parasite un profiteur cedont Diceacuteopolis on va le voir accuse preacuteciseacutement Lamachos Maisil ne srsquoen eacuteloigne pas pour autant puisqursquoil ne nie pas explicitementecirctre un mendiant Il nrsquoest certes plus fait reacutefeacuterence au mendiant jusqursquoagrave la fin de la piegravece mais rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis srsquoest deacutefait de sa tenue34 Mendiant et honnecircte citoyenagrave la fois tels sont les deux termes antinomiques que le poegravete par lepouvoir qursquoa la comeacutedie de neacutegocier les limites de la transgressiondes normes et des repreacutesentations sociales communes35 srsquoefforcede faire tenir ensemble dans une synthegravese deacutefiant les scheacutemas or-dinaires de lrsquoeacutepoque Citoyen-mendiant ou mendiant-citoyen Di-ceacuteopolis est un peu des deux et cette ambivalence srsquoapplique agrave lavaleur que le public et les autres personnages peuvent accorder agrave saparole et agrave ses actes Son cas pour autant qursquoon puisse le geacuteneacuterali-ser reacutesume et repreacutesente le mode de reacutealisation paradoxal de la ci-toyenneteacute dans la deacutemocratie en crise ougrave sous lrsquoeffet de la misegraverenotamment la justice finit par devenir lrsquoobjet drsquoune revendicationpersonnelle au lieu de rester un enjeu commun

En faisant du costume de mendiant endosseacute par Diceacuteopolisplus qursquoun simple deacuteguisement Aristophane en change donc aussila signification Tandis que pour le poegravete tragique le mendiant nrsquoestqursquoune meacutetaphore de lrsquoinfortune sans lien avec la veacuteritable condi-tion eacuteconomique du mendiant Aristophane sous la forme de lrsquoexa-

125La politique du mendiant

34) Je suis drsquoaccord avec Olson 1991 202 selon qui rien ne permet de supposer que Diceacuteopolis se deacutefait de ses haillons quand il prononce les vers 595ndash597 citeacutes plus bas

35) Goldhill 1991 181ndash188 Voir plus haut n 30

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

geacuteration propre agrave la comeacutedie ou agrave la caricature36 lui donne un sensproprement eacuteconomique et politique en adeacutequation avec la reacutealiteacutede la situation mateacuterielle qui lrsquoa conduit agrave conclure cette trecircve Tousles noms eacutevoqueacutes par Euripide sont en effet ceux de grands per-sonnages malheureux ou victimes drsquoun malheur agrave un moment oulrsquoautre de leur vie Œneacutee laquolrsquoinfortuneacuteraquo (δύσποτμος 419) est un roideacutechu ou exileacute qui reconquiert son trocircne Pheacutenix est reacuteduit agrave lrsquoexilet rendu aveugle (τυφλός 421) suite agrave une maleacutediction et une fausseaccusation le mendiant Philoctegravete (πτωχός 424) un des chefs delrsquoexpeacutedition grecque contre Troie est abandonneacute sur lrsquoicircle de Lem-nos par ses compagnons suite agrave une piqucircre de serpent qui tarde agravegueacuterir il vit de longues anneacutees dans la pauvreteacute et la sauvagerieavant que ses anciens compagnons ne viennent le rechercher Bel-leacuterophon le laquoboiteuxraquo (χωλός 427) doit son infirmiteacute et sa pauvre-teacute agrave son combat contre les dieux Thyeste serait devenu miseacuterable ndashdrsquoougrave les haillons (ακώματα 432) ndash suite agrave son conflit avec Atreacuteeles infortunes qui auraient contraint Ino agrave en porter elle aussi (434)sont plus difficiles agrave eacutelucider37 Du mendiant ces personnages nepartagent donc que la vie drsquoerrance et le malheur en un sens tregraves geacute-neacuteral pas la condition eacuteconomique et politique qui nrsquointeacuteresse pasEuripide Le mendiant nrsquoest pour lui que le costume precirct-agrave-porterde la catastrophe dont est victime un haut personnage mythiqueLa formule drsquoEhrenberg le reacutesume bien laquoEven in rags a mythicalhero was never an Attic beggarraquo38 Pour Aristophane au contrairece costume de mendiant est agrave prendre au pied de la lettre jusqursquoagraveun certain point du moins sans lever tout agrave fait le soupccedilon que Di-ceacuteopolis exagegravere peut-ecirctre son infortune le poegravete comique trans-forme en un mendiant au sens social eacuteconomique et politique du terme ce qui nrsquoeacutetait chez Euripide qursquoun mendiant theacuteacirctral oudrsquoapparat virant au proceacutedeacute Crsquoest ce que confirme dans la piegravece ladifficile situation eacuteconomique veacutecue par la plupart des Atheacuteniens etdes Meacutegariens situation qui avec son cortegravege drsquoinjustices formelrsquoessentiel des motifs de Diceacuteopolis pour demander une trecircve39

126 Eacutet i enne He lmer

36) de Ste Croix 1996 4437) Pour des deacutetails et des reacutefeacuterences sur tous ces personnages et les piegraveces

correspondantes ndash et perdues ndash drsquoEuripide voir Olson 2002 183ndash18538) Ehrenberg 1962 24339) Je suis sans reacuteserve cette thegravese de Olson 1991 200ndash203

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

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51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

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52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

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53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

2 Diceacuteopolis en mendiant une bouche de veacuteriteacute

La deacutetresse eacuteconomique

Degraves le deacutebut des Acharniens Diceacuteopolis fait allusion aux bou-leversements eacuteconomiques provoqueacutes par la guerre les ravagesqursquoelle a provoqueacutes comme la deacutevastation des vignes de Diceacuteo-polis lui-mecircme (512) ont contraint les gens des campagnes agrave srsquoap-provisionner en ville et agrave passer de lrsquoeacuteconomie preacute-moneacutetaire et autosuffisante des villages peut-ecirctre plus ideacutealiseacutee que reacutealiseacutee40 agravelrsquoeacuteconomie moneacutetaire des zones urbaines

Jrsquoai la ville (9στυ) en horreur et je pleure mon village (δ(μον)

Lequel jamais encore ne mrsquoa dit lsquoAchegravete (πρίω) du charbonrsquo

lsquoDu vinaigrersquo lsquode lrsquohuilersquo qui ignorait le mot lsquoachegravetersquo (πρίω)

Mais de lui-mecircme (α2τός) mrsquoapportait tout sans qursquoil ait eu cette scie lsquoachegravetersquo (πρίων)41

(33ndash36)

La neacutecessiteacute de devoir deacutesormais acheter les produits de premiegravereneacutecessiteacute mentionneacutes dans ces vers suffit agrave brosser un tableau peureluisant de la situation drsquoune grande majoriteacute drsquoAtheacuteniens et plusgeacuteneacuteralement des habitants du Peacuteloponnegravese durant le conflit mecircmesrsquoil faut faire la part des exageacuterations propres agrave la comeacutedie Une foisla trecircve obtenue Diceacuteopolis reprendra ses affaires selon un sys tegravemede troc (811ndash814) mais lagrave encore Aristophane montre lrsquoabsurditeacutede la situation eacuteconomique neacutee de la guerre le Meacutegarien auquel ilachegravete ses filles deacuteguiseacutees en truies les lui vend contre de lrsquoail et unemesure de sel marchandises couramment produites agrave Meacutegare avantles hostiliteacutes42

127La politique du mendiant

40) Lrsquoideacutee que les fruits poussent spontaneacutement de la terre et suffisent agrave unevie simple est freacutequente dans les descriptions de lrsquoAcircge drsquoOr voir par exemple Hesop 117ndash118

41) Le premier de ces vers pourrait ecirctre une adaptation drsquoun vers tragique inconnu voir Olson 2002 77ndash78 Le dernier vers pourrait ecirctre un jeu de mot entreπρίαμαι laquoacheterraquo et πρίω laquoscierraquo le cri reacutepeacutetitif des marchands eacutetant compareacute aubruit drsquoune scie Pour drsquoautres interpreacutetations voir Olson 2002 79

42) Voir Olson 2002 276 et Van Daele 1948 47 n 3

Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

128 Eacutet i enne He lmer

43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

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44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

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47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

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51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

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52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

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53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

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57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

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136 Eacutet i enne He lmer

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

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Ses critiques acerbes contre les profiteurs de guerre se com-prennent elles aussi au regard de cette situation Lors de la scegraveneinitiale agrave lrsquoAssembleacutee Diceacuteopolis deacutenonce le mauvais usage desfonds publics dans le contexte de la guerre tandis que lrsquoenvoyeacute desdieux Amphitheacuteos nrsquoa rien reccedilu des Prytanes pour se rendre en ambassade et neacutegocier la paix (53ndash54) ce qui la rend impossible lesmembres de lrsquoambassade atheacutenienne deacutepecirccheacutee aupregraves du Roi dePerse pour recevoir de lrsquoor touchent chacun une indemniteacute quoti-dienne de deux drachmes pour une mission qursquoils effectuent quatreans durant dans un luxe indeacutecent (68ndash89) laquoHeacutelas Nos pauvresdrachmesraquo commente Diceacuteopolis (67) Les ambassadeurs nrsquoontdonc voyageacute que pour mener grande vie Au final comble du scan-dale ce faux ambassadeur est inviteacute par le Conseil agrave se rendre auPrytaneacutee qui pourvoira agrave ses besoins (124ndash125) alors que les gensordinaires nrsquoont mecircme pas le neacutecessaire

Le scandale est le mecircme avec Theacuteocircros envoyeacute atheacutenien aupregravesde Sitalcegraves roi des Thraces Selon Diceacuteopolis la solde perccedilue parTheacuteocircros lrsquoa enrichi (137) et le reacutecit de son seacutejour laisse entendreque la fecircte a pris le pas sur la politique (141) En proposant lrsquoaidede mercenaires thraces les Odomantes pour deux drachmes parjour aussi alors qursquoils sont preacutesenteacutes comme de vrais sauvages deacutetruisant les ressources du pays ndash ils saccagent lrsquoail du repas de Di-ceacuteopolis (164ndash165 174) ndash Theacuteocircros deacutemontre son incompeacutetenceDans toute cette scegravene inaugurale Diceacuteopolis laisse entendre que lasituation eacuteconomique deacutesastreuse des Atheacuteniens est due en partie agraveun personnel politique peu scrupuleux et aveugle agrave la situation dumoment Le costume de mendiant que Diceacuteopolis enfilera peuapregraves sera donc dans la continuiteacute naturelle de la description qursquoilvient de faire de la condition mateacuterielle commune Ainsi srsquoexpli-quent aussi les raisons de la deacutefiance du mendiant pour la politiqueet ses institutions classiques et ainsi se justifie en partie sa politiquealternative telle qursquoelle apparaicirctra dans la seconde partie des Achar-niens former une citeacute juste agrave soi seul Aristophane laissant le soinau lecteur ou au spectateur de srsquointerroger sur lrsquoeacuteventuelle porteacuteeantipolitique de ce projet

Vers le milieu de la piegravece Diceacuteopolis en tenue de mendiantcette fois43 srsquoen prend agrave Lamachos personnage historique qui futgeacuteneacuteral ou taxiarque drsquoAthegravenes aux alentours de 425 et qui aurait

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43) Voir plus haut n 34

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

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44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

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47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

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49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

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Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

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51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

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136 Eacutet i enne He lmer

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Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

chercheacute une solution agrave sa grande pauvreteacute dans lrsquoexercice de hautescharges publiques44 Diceacuteopolis en dresse un portrait peu eacutelogieux

Qui suis-je Un honnecircte citoyen pas un intrigant ambitieux (σπουδαρχίδης)

Depuis le deacutebut de la guerre je suis de lrsquoespegravece du fantassin (στρατωνίδης)

Alors que toi depuis le deacutebut de la guerre tu es de celle du toucheur de solde (μισθαρχίδης)

(595ndash597)

Cette accusation drsquoecirctre un coureur de solde et mecircme un parasitequi laquonaguegravere ne payait pas son eacutecot ni ses dettesraquo (615) est reprisepeu apregraves (μισθοφορεν 608 619) et explique sans doute les alluresde va-t-en-guerre (620) qui lui sont precircteacutees ici il y va de son inteacute-recirct priveacute de poursuivre la guerre Cette prioriteacute donneacutee agrave lrsquointeacuterecirctpriveacute sur lrsquointeacuterecirct commun est preacutesente aussi dans la deacutenonciationde la double injustice faite aux Acharniens deacutejagrave acircgeacutes qui doiventnon seulement servir dans lrsquoarmeacutee alors que les fils de bonne familleeacutechappent aux obligations militaires (599ndash606) mais qui en outreagrave la diffeacuterence des seconds ne perccediloivent pas de solde (608ndash609)

Agrave travers Diceacuteopolis deacuteguiseacute en mendiant crsquoest donc la misegraverequi parle en deacutenonccedilant la situation mateacuterielle du pays il pointe la dimension eacuteconomique des scandales politiques qui en sont enpartie la cause Ce sont ces injustices et le deacutegoucirct qursquoelles lui inspi-rent qui ont pousseacute Diceacuteopolis agrave conclure un traiteacute seacutepareacute avec lrsquoennemi (599) face agrave un personnel politique incapable de gagner lapaix de toute la citeacute le protagoniste semble estimer que les indivi-dus nrsquoont drsquoautre choix que de compter sur eux-mecircmes45 Lrsquoirres-ponsabiliteacute des gouvernants favorise lrsquoapparition du citoyen-men-diant thegravese que Platon partage dans la Reacutepublique46 Cette visiondes choses exprimeacutee par Diceacuteopolis finit par persuader le peuple de

129La politique du mendiant

44) Sur la pauvreteacute de Lamachos voir Plut Nic 151 Voir aussi Harriott1982 40

45) Je ne suis pas Foley 1996 138 selon qui Diceacuteopolis laquofailed to offer anadequate defense of his separate peaceraquo et qui ne cite pas le vers 599 On peut certescritiquer la valeur de lrsquoargument qursquoy preacutesente Diceacuteopolis mais il meacuterite drsquoecirctreconsideacutereacute lrsquointeacuterecirct propre nrsquoeacutetant pas neacutecessairement incompatible avec la justice

46) Reacutep 8550cndash553a Notons toutefois que ce passage est consacreacute agrave lrsquooli-garchie non agrave la deacutemocratie

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

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51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

A M Bowie The Parabasis in Aristophanes Prolegomena Acharnians CQ 321982 27ndash40

E L Bowie Who is Dicaeopolis JHS 108 1988 183ndash185A de Creacutemoux Illusion theacuteacirctrale et eacuteducation politique dans les Acharniens Meth -

odos 7 2007 DOI 104000methodos622A de Creacutemoux Aristophane Les Acharniens Villeneuve drsquoAscq 2008G E M de Ste Croix The Political Outlook of Aristophanes in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 42ndash64K J Dover Aristophanic Comedy Los Angeles 1972L Edmunds Aristophanesrsquo Acharnians in J Henderson (ed) Aristophanes Es-

says in Interpretation YClS 26 Cambridge 1980 1ndash42V Ehrenberg The People of Aristophanes A Sociology of Old Attic Comedy New

York 1962H P Foley Tragedy and Politics in Aristophanesrsquo Acharnians in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 117ndash142S Goldhill The Poetrsquos Voice Essays on Poetics and Greek Literature Cambridge

1991A W Gomme Aristophanes and Politics in E Segal (ed) Oxford Readings in

Aristophanes Oxford 1996 29ndash41R M Harriott The Function of the Euripides Scene in Aristophanesrsquo Acharnians

GampR 29 1982 35ndash41M Heath Political Comedy in Aristophanes Hypomnemata 87 Goumlttingen 1987a

136 Eacutet i enne He lmer

M Heath Euripidesrsquo Telephus CQ 37 1987b 272ndash280R Kassel C Austin (Hrsg) Poetae comici graeci IV Berlin New York 1983 74ndash

76P W Ludwig A Portrait of the Artist in Politics Justice and Self-Interest in Aristo-

phanesrsquo Acharnians The American Political Science Review 101 2007 479ndash492

B R MacDonald The Megarian Decree Historia 32 1983 385ndash410S D Olson Dicaeopolisrsquo Motivations in Aristophanesrsquo Acharnians JHS 111 1991

200ndash203S D Olson Aristophanesrsquo Acharnians Edited with Introduction and Commenta-

ry Oxford 2002C Preiser Euripides Telephos Einleitung Text Kommentar New York 2000S Saiumld LrsquoAssembleacutee des femmes les femmes lrsquoeacuteconomie la politique in J Bonna-

mour (ed) Aristophane Les femmes et la citeacute Cahiers de Fontenay 17 Fon-tenay aux Roses 1979 33ndash70

H Van Daele Aristophane Les Acharniens Paris 1948R E Wycherley Aristophanes and Euripides GampR 15 1946 98ndash107

Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

sa justesse (τν δ(μον μεταπείθει 626ndash627) sans doute parce qursquoiltraverse les mecircmes difficulteacutes que lui Son discours sur la citeacute et lescauses de la guerre produit le mecircme effet

Les vraies causes de la guerre

Diceacuteopolis preacutetend tenir des propos justes et vrais surAthegravenes (501) en expliquant comment elle a peu a peu entraicircneacute lePeacuteloponnegravese dans la guerre Sa version des faits est la suivanteDans un climat drsquohostiliteacute envers les Meacutegariens et leurs produits(519ndash522) une affaire drsquoenlegravevement met le feu aux poudres Unecourtisane de Meacutegare nommeacutee Simaitha aurait eacuteteacute enleveacutee par desAtheacuteniens laquoenivreacutes au jeu du cottaberaquo (523ndash525) En repreacutesaillesles Meacutegariens auraient agrave leur tour enleveacute deux courtisanes drsquoAspa-sie Lrsquoorigine de la guerre est lagrave (535ndash539) Peacutericlegraves prend contreeux un deacutecret leur interdisant lrsquoaccegraves des marcheacutes et du portdrsquoAthegravenes Alors qursquoils produisaient des marchandises en quanti-teacute ndash laine concombres levraut ail et sel (519ndash520) ndash les voici as-phyxieacutes eacuteconomiquement et tenailleacutes par la faim (πείνων 535)47

Les eacuteveacutenements selon Diceacuteopolis se seraient ensuite enchaicircneacutes ra-pidement les Meacutegariens demandent aux Laceacutedeacutemoniens un moyendrsquoobtenir lrsquoabrogation de ce deacutecret le refus des Atheacuteniens auraitconduit directement au conflit

La justesse de ce passage tient moins agrave la veacuteriteacute historique quedes historiens modernes lui precirctent en voyant que les propos de Diceacuteopolis sur les effets du deacutecret pris par Peacutericlegraves concordent avec leurs propres conclusions48 qursquoagrave la leacutegitime deacutenonciation dela situation exposeacutee par Diceacuteopolis sans qursquoon dispose cependantdrsquoeacuteleacutements objectifs pour deacutemecircler le vrai du faux Le dire juste estici non pas la conclusion neacutecessaire drsquoune deacutemonstration mais uneapparence ou une opinion dont la perspective est deacutetermineacutee par la condition politique et eacuteconomique du mendiant Fondeacute sur ce

130 Eacutet i enne He lmer

47) Le Meacutegarien qui commerce avec Diceacuteopolis le confirmera lui et sesconcitoyens laquocregravevent de faimraquo (διαπεινμες 751)

48) de Ste Croix 1996 58 laquoOne serious point is also made the blame for thewar must not be laid only at Spartarsquos door [ ] I cannot resist pointing out that itnicely represents the consensus of modern scholarly opinion on the outbreak of thewarraquo Ce consensus est toutefois loin drsquoecirctre eacutetabli voir par exemple la discussiondes motivations ndash eacuteconomiques ou politiques ndash de ce deacutecret par MacDonald 1983385ndash410

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

A M Bowie The Parabasis in Aristophanes Prolegomena Acharnians CQ 321982 27ndash40

E L Bowie Who is Dicaeopolis JHS 108 1988 183ndash185A de Creacutemoux Illusion theacuteacirctrale et eacuteducation politique dans les Acharniens Meth -

odos 7 2007 DOI 104000methodos622A de Creacutemoux Aristophane Les Acharniens Villeneuve drsquoAscq 2008G E M de Ste Croix The Political Outlook of Aristophanes in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 42ndash64K J Dover Aristophanic Comedy Los Angeles 1972L Edmunds Aristophanesrsquo Acharnians in J Henderson (ed) Aristophanes Es-

says in Interpretation YClS 26 Cambridge 1980 1ndash42V Ehrenberg The People of Aristophanes A Sociology of Old Attic Comedy New

York 1962H P Foley Tragedy and Politics in Aristophanesrsquo Acharnians in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 117ndash142S Goldhill The Poetrsquos Voice Essays on Poetics and Greek Literature Cambridge

1991A W Gomme Aristophanes and Politics in E Segal (ed) Oxford Readings in

Aristophanes Oxford 1996 29ndash41R M Harriott The Function of the Euripides Scene in Aristophanesrsquo Acharnians

GampR 29 1982 35ndash41M Heath Political Comedy in Aristophanes Hypomnemata 87 Goumlttingen 1987a

136 Eacutet i enne He lmer

M Heath Euripidesrsquo Telephus CQ 37 1987b 272ndash280R Kassel C Austin (Hrsg) Poetae comici graeci IV Berlin New York 1983 74ndash

76P W Ludwig A Portrait of the Artist in Politics Justice and Self-Interest in Aristo-

phanesrsquo Acharnians The American Political Science Review 101 2007 479ndash492

B R MacDonald The Megarian Decree Historia 32 1983 385ndash410S D Olson Dicaeopolisrsquo Motivations in Aristophanesrsquo Acharnians JHS 111 1991

200ndash203S D Olson Aristophanesrsquo Acharnians Edited with Introduction and Commenta-

ry Oxford 2002C Preiser Euripides Telephos Einleitung Text Kommentar New York 2000S Saiumld LrsquoAssembleacutee des femmes les femmes lrsquoeacuteconomie la politique in J Bonna-

mour (ed) Aristophane Les femmes et la citeacute Cahiers de Fontenay 17 Fon-tenay aux Roses 1979 33ndash70

H Van Daele Aristophane Les Acharniens Paris 1948R E Wycherley Aristophanes and Euripides GampR 15 1946 98ndash107

Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

qursquoon pourrait appeler lrsquoargument du laquomiroirraquo repris du Teacutelegravepheet qui consiste agrave peindre quelqursquoun dans la position de son adver-saire ou de son ennemi pour lrsquoarracher agrave sa propre vision des choseset eacutebranler ses certitudes lrsquoexposeacute des causes de la guerre par Di-ceacuteopolis reflegravete la position du mendiant agrave lrsquoeacutegard de la citeacute il vit enquelque sorte dans ses marges et dans celles de ses institutions etles perccediloit comme depuis lrsquoexteacuterieur Ainsi dit Diceacuteopolis si lesAtheacuteniens eux-mecircmes avaient eacuteteacute solliciteacutes par le plus insignifiantde leurs allieacutes comme les Seacuteriphiens afin drsquointervenir contre lesLaceacutedeacutemoniens pour un motif ridicule ndash lrsquoenlegravevement drsquoun petitchien ndash ils auraient reacuteagi de la mecircme faccedilon que les Laceacutedeacutemoniensenvers les Atheacuteniens pour aider leurs allieacutes de Meacutegare (541ndash556)Autre effet de miroir suite au deacutecret de Peacutericlegraves les Meacutegariens sesont retrouveacutes dans la situation mateacuterielle que connaissent actuel-lement une grande partie des Atheacuteniens celle qursquoa deacutecrite Diceacuteo-polis et qui fait drsquoeux des quasi-mendiants semblables agrave celui quelui-mecircme interpregravete au moment ougrave il prononce ces paroles49

Derriegravere son apparente injustice la reacuteaction des Laceacutedeacutemoniens estdonc leacutegitime ou du moins compreacutehensible pourvu qursquoon par-vienne agrave la voir avec leurs propres yeux ou ceux de leurs allieacutes

On ne peut eacuteviter de se demander si ce qui est dit ici de la res-ponsabiliteacute drsquoAthegravenes dans le conflit a autant de valeur en termesde veacuteriteacute et de justice que ce qui a eacuteteacute dit avant sur la situation eacuteconomique des Atheacuteniens constater dans les faits la misegravere et lesravages mateacuteriels causeacutes par la guerre nrsquoest pas la mecircme chose quedeacutemecircler un ensemble de causes complexes que Diceacuteopolis preacutesen-te dans une version agrave lrsquoeacutevidence simple sans doute simpliste en ceqursquoelle parodie les discours explicatifs de lrsquohistoire et de la rheacuteto-rique50 et dont lrsquoenjeu est davantage de porter un regard critiquesur la politique drsquoAthegravenes que de faire œuvre drsquohistorien La vrai-semblance de lrsquoexposeacute anteacuterieur sur les conditions mateacuterielles et lesscandales politiques semble creacutediter par avance ce qui sera dit de laciteacute et de la guerre mais drsquoun thegraveme agrave lrsquoautre rien ne garantit lacontinuiteacute du vrai Neacuteanmoins ce discours est plausible parce qursquoilest coheacuterent avec les caracteacuteristiques de la perspective depuis la-quelle il est formuleacute il est le discours drsquoun laquomendiantraquo sur sa citeacuteou plutocirct drsquoun homme devenu semblable agrave un mendiant agrave cause

131La politique du mendiant

49) Ehrenberg 1962 24550) Goldhill 1991 195

drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

132 Eacutet i enne He lmer

51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

A M Bowie The Parabasis in Aristophanes Prolegomena Acharnians CQ 321982 27ndash40

E L Bowie Who is Dicaeopolis JHS 108 1988 183ndash185A de Creacutemoux Illusion theacuteacirctrale et eacuteducation politique dans les Acharniens Meth -

odos 7 2007 DOI 104000methodos622A de Creacutemoux Aristophane Les Acharniens Villeneuve drsquoAscq 2008G E M de Ste Croix The Political Outlook of Aristophanes in E Segal (ed)

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136 Eacutet i enne He lmer

M Heath Euripidesrsquo Telephus CQ 37 1987b 272ndash280R Kassel C Austin (Hrsg) Poetae comici graeci IV Berlin New York 1983 74ndash

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200ndash203S D Olson Aristophanesrsquo Acharnians Edited with Introduction and Commenta-

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mour (ed) Aristophane Les femmes et la citeacute Cahiers de Fontenay 17 Fon-tenay aux Roses 1979 33ndash70

H Van Daele Aristophane Les Acharniens Paris 1948R E Wycherley Aristophanes and Euripides GampR 15 1946 98ndash107

Porto Rico Eacutet i enne He lmer

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drsquoune situation dont il juge sa propre citeacute responsable Sa pratiqueambigueuml de la justice et sa politique en apportent une preuve sup-pleacutementaire

3 La politique de Diceacuteopolis

Les faits

Lrsquohypothegravese de la rupture entre les deux parties de la piegravece sefonde sur le reproche moral adresseacute agrave Diceacuteopolis pour les faits sui-vants Tout commence avec les pratiques eacuteconomiques auxquellesDiceacuteopolis se livre Il y a drsquoabord deacuteguiseacutees en truies les petitesfilles du Meacutegarien qui pousseacute par la faim (διαπεινμες 751) et laflambeacutee du prix du bleacute (πολυτίματος 759) conseacutecutive au deacutecretpris contre sa citeacute par Athegravenes les vend agrave Diceacuteopolis pour une botte drsquoail et une mesure de sel (813ndash814) en mettant en avantqursquoelles assouviront plus tard ses appeacutetits sexuels51 comme la reacutefeacute-rence agrave Aphrodite le dit clairement (791ndash792) Le protagoniste profite donc de la deacutetresse eacuteconomique du Meacutegarien alors qursquoil a pourtant estimeacute au deacutebut qursquoAthegravenes eacutetait la cause de la mi-segravere mateacuterielle de Meacutegare Il y a ensuite le Theacutebain aupregraves duquelen lrsquoeacutechange de diverses victuailles Diceacuteopolis se deacutebarrasse drsquounproduit typiquement atheacutenien le sycophante ce laquocrategravere agrave mauxraquo(κρατAρ κακ4ν 937) dont la piegravece ne cesse de deacutenoncer les tortsqursquoil a causeacutes agrave Athegravenes (860ndash958) Enfin Diceacuteopolis refuse lrsquoar-gent que le serviteur de Lamachos lui propose pour acheter sesgrives (959ndash970) en excluant un Atheacutenien du circuit des eacutechangesil accentue la division drsquoune citeacute dont lui-mecircme a deacuteploreacute dans lascegravene agrave lrsquoAssembleacutee le manque drsquouniteacute et lrsquoincapaciteacute agrave rechercherlrsquointeacuterecirct commun Dans tous les cas le Chœur loue la sagesse et lesuccegraves de Diceacuteopolis (836ndash859 971ndash977) et le mode de vie confor-table qursquoil srsquoest assureacute (1008ndash1017)

Lrsquoattitude de Diceacuteopolis sur le plan politique ensuite con -traste elle aussi avec le deacutebut de la piegravece Il refuse agrave deux reprises de ceacuteder un peu de sa paix ni le laboureur spolieacute de ses biens par laguerre (1018ndash1036) ni le jeune marieacute qui voudrait eacutechapper agrave sesobligations militaires (1048ndash1055) ne lrsquoapitoient alors qursquoen se

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51) Voir Ludwig 2007 482

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

A M Bowie The Parabasis in Aristophanes Prolegomena Acharnians CQ 321982 27ndash40

E L Bowie Who is Dicaeopolis JHS 108 1988 183ndash185A de Creacutemoux Illusion theacuteacirctrale et eacuteducation politique dans les Acharniens Meth -

odos 7 2007 DOI 104000methodos622A de Creacutemoux Aristophane Les Acharniens Villeneuve drsquoAscq 2008G E M de Ste Croix The Political Outlook of Aristophanes in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 42ndash64K J Dover Aristophanic Comedy Los Angeles 1972L Edmunds Aristophanesrsquo Acharnians in J Henderson (ed) Aristophanes Es-

says in Interpretation YClS 26 Cambridge 1980 1ndash42V Ehrenberg The People of Aristophanes A Sociology of Old Attic Comedy New

York 1962H P Foley Tragedy and Politics in Aristophanesrsquo Acharnians in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 117ndash142S Goldhill The Poetrsquos Voice Essays on Poetics and Greek Literature Cambridge

1991A W Gomme Aristophanes and Politics in E Segal (ed) Oxford Readings in

Aristophanes Oxford 1996 29ndash41R M Harriott The Function of the Euripides Scene in Aristophanesrsquo Acharnians

GampR 29 1982 35ndash41M Heath Political Comedy in Aristophanes Hypomnemata 87 Goumlttingen 1987a

136 Eacutet i enne He lmer

M Heath Euripidesrsquo Telephus CQ 37 1987b 272ndash280R Kassel C Austin (Hrsg) Poetae comici graeci IV Berlin New York 1983 74ndash

76P W Ludwig A Portrait of the Artist in Politics Justice and Self-Interest in Aristo-

phanesrsquo Acharnians The American Political Science Review 101 2007 479ndash492

B R MacDonald The Megarian Decree Historia 32 1983 385ndash410S D Olson Dicaeopolisrsquo Motivations in Aristophanesrsquo Acharnians JHS 111 1991

200ndash203S D Olson Aristophanesrsquo Acharnians Edited with Introduction and Commenta-

ry Oxford 2002C Preiser Euripides Telephos Einleitung Text Kommentar New York 2000S Saiumld LrsquoAssembleacutee des femmes les femmes lrsquoeacuteconomie la politique in J Bonna-

mour (ed) Aristophane Les femmes et la citeacute Cahiers de Fontenay 17 Fon-tenay aux Roses 1979 33ndash70

H Van Daele Aristophane Les Acharniens Paris 1948R E Wycherley Aristophanes and Euripides GampR 15 1946 98ndash107

Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

rendant agrave lrsquoAssembleacutee crsquoeacutetait une paix collective qursquoil semblait es-peacuterer Il semble avoir oublieacute aussi dans le cas du laboureur qursquoil adeacutenonceacute la deacutetresse mateacuterielle du grand nombre Il ne cegravede un peude paix qursquoagrave la jeune marieacutee au motif que les femmes ne meacuteritentpas la guerre (1062)

Enfin tandis que Lamachos est appeleacute sur le front et en re-vient blesseacute Diceacuteopolis ceacutelegravebre Dionysos par des festiviteacutes placeacuteessous le signe du plaisir sans frein (1084ndash1234) et au final le Chœurle deacuteclare laquoglorieux vainqueurraquo laquonoble heacuterosraquo (καλλίνικος 12281233) face agrave Lamachos deacutefait (1227ndash1234) Lrsquoattitude de Diceacuteopo-lis contraste aussi avec la situation veacutecue par les Atheacuteniens ordi-naires en particulier les Acharniens et le jeune marieacute qui vientdrsquoecirctre eacutevoqueacute alors mecircme que Diceacuteopolis reprochait aux hommespolitiques et agrave Lamachos en particulier de srsquoecirctre deacutefileacutes devantleurs devoirs militaires quand leurs concitoyens devaient eux ser-vir sous les armes Enfin lrsquoivresse et les prostitueacutees de la scegravene finalene peuvent pas ne pas eacutevoquer laquoles jeunes gens enivreacutes au cottaberaquoqui selon la version que Diceacuteopolis a donneacutee de lrsquoorigine du con -flit se rendirent agrave Meacutegare pour enlever la prostitueacutee Simaitha (523ndash525) mecircme srsquoil ne srsquoagit pas ici drsquoun enlegravevement Sur tous les planssa conduite se rapproche donc des comportements qursquoil a deacutenon-ceacutes plus haut et qui ne sont eacutetrangers ni agrave la guerre ni plus geacuteneacutera-lement agrave la crise que traverse Athegravenes degraves avant les hostiliteacutes

La politique du mendiant une politique malgreacute tout

Comment interpreacuteter ces faits Faut-il estimer que Diceacuteopo-lis a mis son travestissement au service de son hypocrisie simulantune situation tragique pour duper le public et lui faire avaler sespropres injustices agrave venir52 Le deacutefaut de cette hypothegravese qui sup-pose ou implique la rupture entre les deux parties de la piegravece estdrsquoecirctre aveugle agrave son sens politique sens qui lui confegravere justementson uniteacute et son inteacuterecirct Ce nrsquoest pas le plat deacutecalage entre drsquouncocircteacute les propos et les attitudes de surface du personnage et delrsquoautre ses intentions souterraines qursquoAristophane expose danscette piegravece mais le double visage de la laquopolitique du mendiantraquo delrsquoattitude politique de ce personnage nouveau qursquoest le citoyen-

133La politique du mendiant

52) Foley 1996 140

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

A M Bowie The Parabasis in Aristophanes Prolegomena Acharnians CQ 321982 27ndash40

E L Bowie Who is Dicaeopolis JHS 108 1988 183ndash185A de Creacutemoux Illusion theacuteacirctrale et eacuteducation politique dans les Acharniens Meth -

odos 7 2007 DOI 104000methodos622A de Creacutemoux Aristophane Les Acharniens Villeneuve drsquoAscq 2008G E M de Ste Croix The Political Outlook of Aristophanes in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 42ndash64K J Dover Aristophanic Comedy Los Angeles 1972L Edmunds Aristophanesrsquo Acharnians in J Henderson (ed) Aristophanes Es-

says in Interpretation YClS 26 Cambridge 1980 1ndash42V Ehrenberg The People of Aristophanes A Sociology of Old Attic Comedy New

York 1962H P Foley Tragedy and Politics in Aristophanesrsquo Acharnians in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 117ndash142S Goldhill The Poetrsquos Voice Essays on Poetics and Greek Literature Cambridge

1991A W Gomme Aristophanes and Politics in E Segal (ed) Oxford Readings in

Aristophanes Oxford 1996 29ndash41R M Harriott The Function of the Euripides Scene in Aristophanesrsquo Acharnians

GampR 29 1982 35ndash41M Heath Political Comedy in Aristophanes Hypomnemata 87 Goumlttingen 1987a

136 Eacutet i enne He lmer

M Heath Euripidesrsquo Telephus CQ 37 1987b 272ndash280R Kassel C Austin (Hrsg) Poetae comici graeci IV Berlin New York 1983 74ndash

76P W Ludwig A Portrait of the Artist in Politics Justice and Self-Interest in Aristo-

phanesrsquo Acharnians The American Political Science Review 101 2007 479ndash492

B R MacDonald The Megarian Decree Historia 32 1983 385ndash410S D Olson Dicaeopolisrsquo Motivations in Aristophanesrsquo Acharnians JHS 111 1991

200ndash203S D Olson Aristophanesrsquo Acharnians Edited with Introduction and Commenta-

ry Oxford 2002C Preiser Euripides Telephos Einleitung Text Kommentar New York 2000S Saiumld LrsquoAssembleacutee des femmes les femmes lrsquoeacuteconomie la politique in J Bonna-

mour (ed) Aristophane Les femmes et la citeacute Cahiers de Fontenay 17 Fon-tenay aux Roses 1979 33ndash70

H Van Daele Aristophane Les Acharniens Paris 1948R E Wycherley Aristophanes and Euripides GampR 15 1946 98ndash107

Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

mendiant Dans une citeacute dont les institutions et les fonds publicssont confisqueacutes au nom du seul inteacuterecirct de ses dirigeants ou de ses hauts responsables et agrave plus forte raison dans un contexte demisegravere que leur attitude ne fait qursquoaggraver Aristophane sembletrouver leacutegitime de deacutenoncer les profiteurs de guerre au regard dela condition mateacuterielle de toute une population et semble trouvercompreacutehensible aussi sans toutefois y voir le comble de la justiceque lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme des gouvernants et des citoyensles plus en vue ait pour corollaire lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme descitoyens ordinaires De ce point de vue le poegravete est de nouveaudrsquoaccord avec Platon les citoyens ressemblent au reacutegime sous le-quel ils vivent que deacutefinissent les valeurs de ses dirigeants53 et srsquoily a des mendiants dans une citeacute crsquoest qursquoil srsquoy trouve aussi des profiteurs dont ils sont les victimes et la figure symeacutetrique54

Lrsquoeacutegoiumlsme ou lrsquoindividualisme nrsquoest donc pas un trait particulier deDiceacuteopolis et crsquoest drsquoailleurs un deacutefaut largement partageacute par lespersonnages masculins des comeacutedies drsquoAristophane hommes poli-tiques ou simples citoyens Ce trait est tregraves marqueacute par exempledans LrsquoAssembleacutee des femmes ougrave agrave la deacutemocratie chancelante danslaquelle les citoyens votent pour ou contre la guerre selon les avan-tages ou les inconveacutenients qursquoils peuvent en retirer personnelle-ment Praxagora oppose une forme de communisme fondeacute sur unideacuteal de justice et de vie veacuteritablement communautaire55 Diceacuteopo-lis nrsquoest pas donc une exception mais une figure assez ordinairedont Aristophane renvoie lrsquoimage agrave ses concitoyens assis dans lesgradins Lagrave encore Aristophane est proche de Platon pour qui endeacutemocratie chacun laquoveut pour sa propre vie lrsquoarrangement particu-lier qui lui plairaraquo (6δίαν Hκαστος Gν κατασκευAν το α$το βίουκατασκευάζοιτο 13ν α2τJ Kτις Hκαστον ρέσκοι)56

La seconde partie de la piegravece ne rompt donc pas avec la pre-miegravere ni ne la contredit Diceacuteopolis nrsquoy tombe pas son masquecomme un hypocrite reacutevegravelerait finalement son vrai visage et lrsquoonne saurait conclure non plus que ses laquoactions [seen] from the point

134 Eacutet i enne He lmer

53) Crsquoest lrsquoun des enseignements du paralleacutelisme psycho-politique dont Pla-ton deacutecline tous les cas aux livres 8 et 9 de la Reacutepublique par exemple 8543d 544a544e 9577c

54) Reacutep 8552dndashe55) Saiumld 1979 5056) Reacutep 8557b8ndash10

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

A M Bowie The Parabasis in Aristophanes Prolegomena Acharnians CQ 321982 27ndash40

E L Bowie Who is Dicaeopolis JHS 108 1988 183ndash185A de Creacutemoux Illusion theacuteacirctrale et eacuteducation politique dans les Acharniens Meth -

odos 7 2007 DOI 104000methodos622A de Creacutemoux Aristophane Les Acharniens Villeneuve drsquoAscq 2008G E M de Ste Croix The Political Outlook of Aristophanes in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 42ndash64K J Dover Aristophanic Comedy Los Angeles 1972L Edmunds Aristophanesrsquo Acharnians in J Henderson (ed) Aristophanes Es-

says in Interpretation YClS 26 Cambridge 1980 1ndash42V Ehrenberg The People of Aristophanes A Sociology of Old Attic Comedy New

York 1962H P Foley Tragedy and Politics in Aristophanesrsquo Acharnians in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 117ndash142S Goldhill The Poetrsquos Voice Essays on Poetics and Greek Literature Cambridge

1991A W Gomme Aristophanes and Politics in E Segal (ed) Oxford Readings in

Aristophanes Oxford 1996 29ndash41R M Harriott The Function of the Euripides Scene in Aristophanesrsquo Acharnians

GampR 29 1982 35ndash41M Heath Political Comedy in Aristophanes Hypomnemata 87 Goumlttingen 1987a

136 Eacutet i enne He lmer

M Heath Euripidesrsquo Telephus CQ 37 1987b 272ndash280R Kassel C Austin (Hrsg) Poetae comici graeci IV Berlin New York 1983 74ndash

76P W Ludwig A Portrait of the Artist in Politics Justice and Self-Interest in Aristo-

phanesrsquo Acharnians The American Political Science Review 101 2007 479ndash492

B R MacDonald The Megarian Decree Historia 32 1983 385ndash410S D Olson Dicaeopolisrsquo Motivations in Aristophanesrsquo Acharnians JHS 111 1991

200ndash203S D Olson Aristophanesrsquo Acharnians Edited with Introduction and Commenta-

ry Oxford 2002C Preiser Euripides Telephos Einleitung Text Kommentar New York 2000S Saiumld LrsquoAssembleacutee des femmes les femmes lrsquoeacuteconomie la politique in J Bonna-

mour (ed) Aristophane Les femmes et la citeacute Cahiers de Fontenay 17 Fon-tenay aux Roses 1979 33ndash70

H Van Daele Aristophane Les Acharniens Paris 1948R E Wycherley Aristophanes and Euripides GampR 15 1946 98ndash107

Porto Rico Eacutet i enne He lmer

137La politique du mendiant

of view of the city as a whole [ ] do not in many ways representa significant improvement on what has gone beforeraquo57 La secondepartie dit la veacuteriteacute politique de la premiegravere la paix seacutepareacutee de Di-ceacuteopolis et sa faccedilon de ceacuteleacutebrer Dionysos pour lui-mecircme eacutetant lasolution trouveacutee par un individu pour obtenir ce que la citeacute est in-capable de lui apporter Cette solution est la laquopolitiqueraquo drsquoun par-ticulier dans une citeacute dont la politique est absente si lrsquoon entend parlagrave une organisation et une pratique du pouvoir en vue de lrsquointeacuterecirctcommun Face aux difficulteacutes drsquoAthegravenes lrsquoattitude de Diceacuteopolisne repreacutesente donc ni un laquotriompheraquo58 ni un anti-modegravele de la paixdont agrave tort ou agrave raison on precircte le deacutesir agrave Aristophane59 elle estdans le contexte politique deacuteliquescent qui lrsquoa fait naicirctre un pis-aller une politique laquofaute de mieuxraquo un reste de politique quand lapolitique fait deacutefaut Cette ambiguiumlteacute se lit dans le nom laquoDiceacuteopo-lisraquo laquojuste citeacuteraquo qui eacutevoque un monde vraiment commun tout eneacutetant porteacute par un individu dans cette tension entre le particulieret le commun le premier nrsquoest pas la simple neacutegation du second ilen est la reacutealisation deacutegradeacutee affaiblie imparfaite mais la reacutealisa-tion malgreacute tout Lrsquoambivalence de la politique presque antipoli-tique de Diceacuteopolis correspond agrave celle du mendiant-citoyen qursquoilincarne son statut oscille entre deacuteguisement meacutetaphorique etcondition veacuteritable sa parole entre veacuteriteacute et partialiteacute ses actesentre individualisme et souci vraiment politique

Conclusion

Si cette lecture est fidegravele au propos drsquoAristophane force est deconstater que de prime abord elle ne donne pas du mendiant unetregraves bonne image identifieacute agrave sa deacutetresse eacuteconomique qui deacutefinit sesfins et ses valeurs il est incapable drsquoecirctre cet laquoanimal politiqueraquo quise reacutealise classiquement dans la figure du citoyen au sens pleincrsquoest-agrave-dire lrsquolaquohonnecircte citoyenraquo veacuteritable lieacute agrave ses concitoyens parson souci du commun Cette vision du mendiant freacutequente agrave cetteeacutepoque fait de Diceacuteopolis un proche parent du personnage drsquoIroschez Homegravere dont on a vu qursquoil concentrait tous les deacutefauts Ce-

135La politique du mendiant

57) Bowie 1982 3958) de Creacutemoux 2008 1059) Bowie 1982 38

pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

A M Bowie The Parabasis in Aristophanes Prolegomena Acharnians CQ 321982 27ndash40

E L Bowie Who is Dicaeopolis JHS 108 1988 183ndash185A de Creacutemoux Illusion theacuteacirctrale et eacuteducation politique dans les Acharniens Meth -

odos 7 2007 DOI 104000methodos622A de Creacutemoux Aristophane Les Acharniens Villeneuve drsquoAscq 2008G E M de Ste Croix The Political Outlook of Aristophanes in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 42ndash64K J Dover Aristophanic Comedy Los Angeles 1972L Edmunds Aristophanesrsquo Acharnians in J Henderson (ed) Aristophanes Es-

says in Interpretation YClS 26 Cambridge 1980 1ndash42V Ehrenberg The People of Aristophanes A Sociology of Old Attic Comedy New

York 1962H P Foley Tragedy and Politics in Aristophanesrsquo Acharnians in E Segal (ed)

Oxford Readings in Aristophanes Oxford 1996 117ndash142S Goldhill The Poetrsquos Voice Essays on Poetics and Greek Literature Cambridge

1991A W Gomme Aristophanes and Politics in E Segal (ed) Oxford Readings in

Aristophanes Oxford 1996 29ndash41R M Harriott The Function of the Euripides Scene in Aristophanesrsquo Acharnians

GampR 29 1982 35ndash41M Heath Political Comedy in Aristophanes Hypomnemata 87 Goumlttingen 1987a

136 Eacutet i enne He lmer

M Heath Euripidesrsquo Telephus CQ 37 1987b 272ndash280R Kassel C Austin (Hrsg) Poetae comici graeci IV Berlin New York 1983 74ndash

76P W Ludwig A Portrait of the Artist in Politics Justice and Self-Interest in Aristo-

phanesrsquo Acharnians The American Political Science Review 101 2007 479ndash492

B R MacDonald The Megarian Decree Historia 32 1983 385ndash410S D Olson Dicaeopolisrsquo Motivations in Aristophanesrsquo Acharnians JHS 111 1991

200ndash203S D Olson Aristophanesrsquo Acharnians Edited with Introduction and Commenta-

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pendant il serait insuffisant de srsquoen tenir agrave ce seul aspect pour deuxraisons au moins Drsquoune part comme Platon et plus nettement en-core les Cyniques Aristophane parvient agrave renverser la perspectiveclassique lagrave ougrave preacutevaut en geacuteneacuteral dans la litteacuterature chez Ho megraverenotamment le regard reacuteprobateur drsquoune partie de la socieacuteteacute sur lemendiant Aristophane agrave lrsquoinverse preacutesente le point de vue certesambivalent mais leacutegitime drsquoun mendiant sur la citeacute gracircce agrave cettecombinaison comique et seacuterieuse du mendiant et du citoyen en unmecircme personnage Drsquoautre part et pour cette raison il srsquoagit moinspour Aristophane drsquoaccuser le mendiant en tant que tel que drsquoendonner un portrait plus mitigeacute et subtil et de pointer comme le fait Platon les meacutecanismes politiques et eacuteconomiques expliquantson existence sa vision des choses sa laquopolitiqueraquo dont lrsquoaspectpeut-ecirctre antipolitique est avant tout celui de sa propre citeacute Cenrsquoest pas tant Diceacuteopolis qui est montreacute du doigt par le poegraveteqursquoAthegravenes la laquojuste citeacuteraquo agrave laquelle le protagoniste doit son nomun nom agrave prendre avec ce meacutelange de luciditeacute et drsquoironie propre agravela comeacutedie drsquoAristophane

Bibliographie

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