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Recherches internationales, n° 100, juillet-septembre 2014, pp. 23-37 ANTHONY MARANGHI * LA POLITIQUE éTRANGèRE AMéRICAINE FACE AUX « éTATS-VOYOUS » « Notre politique doit faire face à la réalité d’États récalcitrants et voyous qui non seulement ont fait le choix de rester en dehors de la famille des nations mais qui s’aaquent également à des valeurs fondamentales » 1 . (Anthony Lake, Foreign Affairs, 1994). D epuis l’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide, un des principaux objectifs de la politique étrangère américaine a été d’endiguer les « États- voyous ». Selon le politologue Alexander George, les « États-voyous » sont des États qui « refusent de se conformer aux normes et pratiques du système international. Ces États peuvent chercher à dominer et à remodeler le système selon leurs propres volontés et viser au changement de l’hégémonie régionale ou mondiale » 2 . Il faut donc les exclure du « nouvel ordre mondial » post-guerre froide défini par George Bush au Congrès des États-Unis, le 11 septembre 1990 : 1 Anthony Lake, « Confronting Backlash States », Foreign Affairs 73, n° 2, mars-avril 1994, p. 45. 2 Alexander L. George, Bridging the Gap : eory an Practice in Foreign Policy, (Washington D.C. : United States of Peace Press), 1993, p. 49. * POLITOloGUE, SPéCIALISTE DE L’ASIE ORIENTALE. ASSOCIé AU CENTRE CORéE-EHESS ET à L’ASIA CENTRE

La poLitique étrangère américaine face aux « états-voyous · 1 Anthony Lake, « Confronting Backlash States» , Foreign Affairs 73, n° 2, mars-avril 1994, p. 45. 2 Alexander

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Recherches internationales, n° 100, juillet-septembre 2014, pp. 23-37

Anthony MArAnghi *

La poLitique étrangère américaine face aux « états-voyous »

« Notre politique doit faire face à la réalité d’États récalcitrantset voyous qui non seulement ont fait le choix de rester en dehors

de la famille des nations mais qui s’attaquent également à desvaleurs fondamentales »1.

(Anthony Lake, Foreign Affairs, 1994).

Depuis l’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide, un des principaux objectifs de la politique étrangère américaine a été d’endiguer les « États-

voyous ». Selon le politologue Alexander George, les « États-voyous » sont des États qui « refusent de se conformer aux normes et pratiques du système international. Ces États peuvent chercher à dominer et à remodeler le système selon leurs propres volontés et viser au changement de l’hégémonie régionale ou mondiale »2. Il faut donc les exclure du « nouvel ordre mondial » post-guerre froide défini par George Bush au Congrès des États-Unis, le 11 septembre 1990 :

1 Anthony Lake, « Confronting Backlash States », Foreign Affairs 73, n° 2, mars-avril 1994, p. 45.

2 Alexander L. George, Bridging the Gap : Theory an Practice in Foreign Policy, (Washington D.C. : United States of Peace Press), 1993, p. 49.

* POLITOloGUE, SPéCIALISTE DE L’ASIE ORIENTALE. ASSOCIé AU CENTRE CORéE-EHESS ET à L’ASIA CENTRE

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« Les États-Unis et le monde doivent défendre leurs intérêts communs vitaux. Et ils le feront. Les États-Unis et le monde doivent soutenir la primauté du droit. Et ils le feront. Les États-Unis et le monde doivent se dresser contre l’agression. Et ils le feront. Et une dernière chose : dans la poursuite de ces objectifs, les États-Unis ne se laisseront pas intimider »3. Le politologue Joseph Nye note que le problème de l’administration Bush père réside dans le fait que « sa pensée est celle de Nixon mais sa rhétorique est empruntée à Wilson et Carter »4. En alliant une doctrine réaliste à un discours idéaliste, George Bush établit une politique étrangère fondée sur un « néowilsonisme pragmatique » qui lui survivra au sein des administrations – aussi bien républicaines que démocrates – suivantes. Dans un chapitre de son ouvrage Propagande, médias et démocratie – intitulé « Le journaliste venu de Mars »5 – le linguiste et philosophe américain Noam Chomsky montre comment la « guerre contre la terreur » est venue supplanter la guerre contre l’épouvantail socialiste en Amérique du Sud et le communisme installé de l’autre côté du « Rideau de fer ». Il y explique comment les États-Unis ont déclaré la prétendue « guerre contre le terrorisme », non le 11 septembre 2001, mais il y a plus de vingt ans sous George Bush père avec la création d’un nouvel ennemi : le terrorisme international incarné par la figure de Saddam Hussein, « le nouvel Hitler qui allait conquérir le monde »6.

L’« altérisation » des non-démocraties

« Les Ouménés de Bonnada ont pour désagréables voisins les Nippos de Pommédé. Les Nibbonis de Bonnaris s’entendent soit avec les Nippos de Pommédé, soit avec les Rijabons de Carabule pour amorcer une menace contre les Ouménés de Bonnada, après naturellement s’être alliés avec les Bitules de Rotrarque, ou après avoir momentanément, par engagements secrets, neutralisé les Rijobettes de Biliguette qui sont situés sur le flanc des Kolvites de

3 « Discours du président américain George Bush au Congrès du 11 septembre 1990 », Le Monde diplomatique, (Cahier documentaire sur le Golfe), http://www.monde-diplomatique.fr/cahier/irak/posusa01 (consulté le 03/05/2014).

4 Joseph S. Nye, « What’s New World Order », Foreign Affairs 71, n° 2, printemps 1992, p. 84.

5 Noam Chomsky, Propagande, médias et démocratie, Montréal : Ecosociété, 2004, p. 72-97.6 Ibid., p. 49.

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Beulet qui couvrent le pays des Ouménés de Bonnada et la partie nord-ouest du turitaire des Nippos de Pommédé, au-delà des Prochus d’Osteboule. »7

Dans « Le Secret de la situation politique », section IV du recueil de pensées Face aux verrous, le poète surréaliste Henri Michaux tourne en satire l’idéologie de la langue qui permet de légitimer une hubris guerrière après avoir stigmatisé la « menace » identifiée. Les États désignés comme étant « voyous » par les différentes administrations américaines formeraient une classe distincte d’États au sein du système international post-guerre froide. Le discours sur l’état de l’Union de George W. Bush, du 29 janvier 2002, désigne trois États comment faisant partie d’un « axe du mal » : la Corée du Nord, l’Iran et l’Irak. Si aucun de ces pays ne pouvait être soupçonné d’avoir participé aux attentats du 11 septembre 2001, ils ont été étiquetés « États-voyous » par les décideurs politiques américains. « Nous occuper des “États-voyous” est l’un des principaux défis de notre époque », déclarait déjà la secrétaire d’État des États-Unis, Madeleine K. Albright, en 19978. La politique étrangère américaine poursuit à l’encontre de ces États une stratégie d’« endiguement » étayée par un « discours d’orthodoxie »9 produit par des penseurs néoconservateurs tels que William Kristol, partisan d’un « internationalisme conservateur »10. Le gouvernement américain est le principal défenseur du terme d’« État-voyou » alors que de nombreux auteurs critiques de la politique étrangère et de défense états-unienne dénoncent son utilisation à l’encontre des nombreux pays hostiles aux États-Unis qui ne constituent pas de réelles menaces. Certains penseurs, tels que Jacques Derrida11 ou encore Noam Chomsky, ont critiqué ce choix sémantique et la politique étrangère de

7 Henri Michaux, Face aux verrous, Paris, Gallimard, 1992, p. 85.8 Robert S. Litwak, Rogue States and U.S. Foreign Policy : Containment after Cold War,

Woodrow Wilson Center Press, 2000.9 Le paradigme réaliste constitue l’orthodoxie dans la discipline des relations

internationales, l’expression « discours d’orthodoxie » fait référence à l’ensemble des points de vue exprimés selon ses postulats in Emmanuel Puig, « L’ordre et la menace : analyse critique du discours de la menace chinoise en relations internationales », Armand Colin, Revue internationale et stratégique, n° 54, p. 119-130.

10 William Kristol et Robert Kagan, Present Dangers : Crisis and Opportunity in American Foreign and Defense Policy, New York, Encounter Books, 2000.

11 Jacques Derrida, Voyous : deux essais sur la raison, Galilée, 2003.

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George W. Bush en rappelant notamment que le concept d’« État-voyou » pourrait également s’appliquer aux États-Unis en raison des attaques terroristes menées contre Cuba depuis plus d’un demi-siècle12. Les pays ne respectant pas la démocratie libérale américaine ont été automatiquement stigmatisés par la Weltanschauung du Conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche qui présente, dans un même temps, la superpuissance occidentale sous un visage « idéaliste ». Cette dernière défend pourtant des intérêts économiques et politiques réalistes qui lui sont propres, comme les nombreuses interventions guerrières occidentales qui ont eu lieu au lendemain de la guerre froide ont pu le démontrer.

Les origines du terme contemporain d’« État-voyou » remontent à la publication d’une liste terroriste comprenant les États désignés comme tels par le secrétaire d’État américain Cyrus Vance (1977-1980) dans l’Export Administration Act de 197913. En 1973, le conseiller à la sécurité nationale, William Hyland, faisait déjà référence à la Corée du Nord comme étant un « peuple sauvage ». Jusqu’à la fin des années 1970, on employait le terme d’« État paria » – « pariah state » – afin de désigner les États isolés voulant avoir recours à l’armement nucléaire afin de répondre à leur dilemme de sécurité (Israël, Taïwan, Afrique du Sud et Corée du Sud)14. Les années 1980 marquent la focalisation des États-Unis sur la lutte contre les États terroristes, lutte qui se renforcera sous l’administration Reagan qui identifiera l’Iran, la Libye, la Corée du Nord, Cuba et le Nicaragua comme « gouvernements voyous soutenant le terrorisme » contre l’État américain15. Selon le politologue Michael Klare, la « doctrine anti-États-voyous » a évolué sous les administrations Reagan et Bush père pour désigner comme « voyou » tout État qui poursuivrait une logique d’armement lourd16 ainsi que pour décrire des régimes qui bafouent les normes

12 Noam Chomsky, Ramsey Clark, Edward W. Said, La loi du plus fort : Mise au pas des États voyous, Serpent à plumes, 2002, p. 89.

13 Robert S. Litwak, Rogue States and U.S. Foreign Policy : Containment after Cold War, Washington D.C., Woodrow Wilson Center Press, 2000, p. 53.

14 Voir Robert E. Harkavy, « Pariah States and Nuclear Proliferation », International Organization 35, n° 1, Hiver 1981.

15 Public Papers of the Presidents : Ronald Reagan, 1985, Washington D.C., U.S. Government Printing Office, 1986, p. 879.

16 Michael Klare, Rogue States and Nuclear Outlaws : America’s Search for a New Foreign Policy, New York, Random House, 1995, p. 26-7.

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internationales alors que le concept n’est pas inscrit dans le droit international. Alexander L. George résume les déterminants clés qui font d’une non-démocratie un « État-voyou » aux yeux des décideurs politiques américains : tout d’abord, le pays doit posséder des armes de destruction massive (AMD) ; ensuite, il est inscrit sur la liste des soutiens du terrorisme international édictée par le département d’État américain ; et enfin, il représente une menace potentielle pouvant causer des « conflits régionaux majeurs » au regard du Pentagone17.

Ce concept hautement subjectif est essentiellement employé par les États-Unis à l’égard d’un petit groupe d’États menaçant ses intérêts dans des régions stratégiques. En dépit des multiples critiques essuyées, la politique anti-« États-voyous » devient la politique étrangère officielle sous l’administration Clinton, à travers la voix du conseiller en sécurité nationale du président, Anthony Lake. L’article de Lake paru dans la revue Foreign Affairs en 1994 présente de manière détaillée la politique menée par l’administration américaine face à cette catégorie d’États « à part », fondée sur les caractéristiques suivantes : ils sont « contrôlés par la force par une minorité, ils ne respectent pas les droits de l’homme et font la promotion d’idéologies radicales »18. Cette première terminologie stigmatisante (« rogue », « outlaw state ») est progressivement délaissée au profit de l’expression d’« axe du mal » (« Axis of Evil ») introduite dans la sphère militaro-intellectuelle au lendemain du discours de Bush sur l’état de l’Union de janvier 2002. Selon Pierre Conesa, ancien directeur de la Délégation aux affaires stratégiques (DAS), la fabrication de l’ennemi anti-démocratique passe par son animalisation, il faut l’« altériser » : c’est un « processus indispensable du discours stratégique »19.

Les origines de la guerre juste remontent au droit de la guerre, le jus ad bellum de saint Augustin : « la méchanceté de l’adversaire contraint le sage à des guerres justes ». Elle a ensuite

17 Alexander L. George, «Case Studies and Theory Development : The Method of Structured, Focused Comparison » in Paul Gordon Lauren (dir.), Diplomacy : New Approaches in History, Theory and Policy, New York, Free Press, 1979, p. 43-68.

18 Anthony Lake, « Confronting Backlash States », op. cit., p. 46.19 Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi ou comment tuer sa conscience pour soi, Robert

Laffont, 2011, p. 50-52.

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été formalisée sous la plume de saint Thomas d’Aquin dans le contexte des croisades (« Est-ce toujours un péché de faire la guerre ? ») avant d’être laïcisée par Hugo Grotius comme étant une « entreprise en vue de la paix »20. Pour pouvoir mener une « guerre juste », il suffit donc de deux facteurs : un intérêt public à mener une guerre (des intérêts économiques et nationaux comme lors de la guerre en Irak) et un « État-voyou » à faire tomber. « Les païens ont tort et les chrétiens ont raison », cet aphorisme qui apparaît dans la laisse LXXIV de la Chanson de Roland (vers 1090) - poème épique de la chanson de geste attribuée à un certain Turoldus - justifie le recours à la guerre face aux « sauvages » de certaines société européennes de l’époque21. De la même manière, les « États-voyous » sont « altérisés » par les décideurs politiques occidentaux qui les perçoivent tels qu’ils les voient mais non tels qu’ils sont. L’ennemi est une construction sociale, il est le résultat d’un imaginaire collectif : c’est un autre soi-même qu’il faut diaboliser et « sécuritiser ». Selon la définition donnée par Barry Buzan dans son ouvrage People, States and Fear de 198322, la « sécuritisation » est un processus qui permet d’amplifier une « menace » réelle afin que l’usage de la violence puisse apparaître comme légitime.

Les limites de la théorie de la paix démocratique

Selon la théorie de la paix démocratique23, fondée sur le projet de paix perpétuelle kantien, les démocraties ont réussi à ériger une zone de paix entre elles24. Les États-Unis seraient donc entrés par défaut en guerre contre des non-démocraties, des États encore historiques au sens de Francis Fukuyama qui signe la fin de

20 Définition de la « guerre juste » in Dario Battistella, Franck Petiteville, Marie-Claude Smouts, Pascal Vennesson, Dictionnaire des relations internationales, Dalloz, 2012 (3), p. 261-2.

21 Dario Battistella, Retour de l’état de guerre, Armand Colin, 2006, p. 107.22 Barry Buzan, People, States and Fear : The National Security Problem in International

Relations, Columbia University of South Carolina Press, 1983.23 Selon Bruce Russett, les valeurs politiques intrinsèques aux démocraties et leurs

institutions empêchent le recours à la guerre entre elles, in Grasping Democratic Peace. Principles for a Post-Cold War World, Princeton, Princeton University Press, 1994.

24 Dario Battistella, Paix et Guerres au xxie siècle, Sciences Humaines éditions, 2011.

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l’histoire avec le triomphalisme du modèle démocratique libéral25. Pour combattre ces pays qui ne partagent pas les mêmes valeurs, les démocraties mettent en exergue leur sentiment d’insécurité afin d’avoir recours à la force pour assurer leur sécurité. Or, lorsque l’on regarde les non-démocraties contre lesquelles des opérations militaires ont été menées ces vingt dernières années, on constate qu’aucune d’entre elles ne constituait une réelle menace vis-à-vis des intérêts vitaux des démocraties entrées en guerre contre ces dernières.

En ce sens, le degré de démocratie ne joue aucun effet modérateur dans les relations que les États-Unis entretiennent avec les non-démocraties. Alors qu’on peut observer l’établissement d’une paix démocratique entre les démocraties occidentales, ces dernières ont mené depuis la fin de la guerre froide des guerres contre ceux qui ne partageaient pas leurs valeurs. Comme le note Dario Battistella, les opérations militaires menées par les démocraties occidentales se sont multipliées, et en particulier par les États-Unis, depuis l’opération « Tempête du désert » contre l’Irak en 1991 jusqu’à la coalition anti-Daesh actuellement en cours, en passant par la « Force déterminée » au Kosovo en 1999 contre les forces pro-serbes de Slobodan Milosevic, « Liberté immuable » contre l’Afghanistan des talibans en 2001 ou encore « Liberté en Irak » contre Saddam Hussein en 2003. Ces opérations, qui montrent la propension des États démocratiques à mener des guerres contre des entités qualifiées de « voyous », posent la question de la « face cachée de la paix démocratique »26. Comme l’énonce Monique Canto-Sperber, spécialiste de la philosophie morale : les « guerres à prétention morale ont l’apparence de guerres justes, alors qu’elles peuvent entraîner des conséquences dramatiques »27. Depuis la fin de la guerre froide, on peut observer une tension grandissante entre la pensée idéaliste et la pratique réaliste de la politique étrangère et de défense américaine. Ce hiatus est soutenu par le discours journalistique qui présente la politique étrangère et de défense des États-Unis sous un visage « idéaliste » dans le but de voiler la

25 Francis Fukuyama, La Fin de l’Histoire et Le Dernier Homme, Flammarion, 1993.26 A. Geis, L. Brock et H. Müller (dir.), Democratic Wars. Looking at the Dark Side of the

Democratic Peace, Hampshire, Palgrave-Macmillan, 2006.27 Monique Canto-Sperber, L’idée de guerre juste, PUF, 2010.

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realpolitik du pays. C’est ce qu’on pourrait qualifier de « wilsonisme botté »28, selon les mots de Pierre Hassner, soit une politique étrangère aux racines idéalistes mais qui privilégierait in fine la force comme moyen légitime de parvenir à ses fins. En profitant d’un avantage à l’offensive et en percevant la conquête comme étant aisée, la puissance agressive n’est pas incitée à recourir à des pourparlers diplomatiques afin de résoudre le conflit29.

Dans le cadre de l’opération « Tempête du désert » en 1991, qui a pour objectif initial de rétablir la souveraineté du Koweït, on a pu constater que c’était surtout, pour les démocraties libérales, un moyen de préserver leur sécurité économique face à l’importance stratégique des ressources pétrolières que l’Irak aurait pu contrôler en cas de succès. On aurait pu penser que les motifs étaient différents pour ce qui est de l’opération « Liberté immuable » déclenchée contre le régime des talibans qui hébergeait les activistes d’Al-Qaïda à l’origine des attentats du 11 septembre. Toutefois, si la sécurité des États-Unis est alors effectivement en jeu, elle l’est à cause d’un réseau terroriste et non en raison du régime politique établi à la tête de l’Afghanistan30. Plus récemment, l’opération « Liberté en Irak » en 2003 menée contre Saddam Hussein avait été justifiée par une présupposée possession d’armes de destruction massive (ADM) qui n’ont jamais été trouvées a posteriori. De même, si en 2011 Mouammar Kadhafi constituait bel et bien une menace pour ceux qui se sont soulevés pour le renverser, il ne représentait aucune menace pour la sécurité des démocraties occidentales. Ces dernières s’étaient jusqu’alors bien accommodées de leurs relations entretenues avec Tripoli dans le domaine économique et en matière de gestion des flux migratoires. Il faut rappeler comment les intérêts économiques des lobbies français et italien de Total et d’ENI ont joué dans le choix de l’entrée en guerre des deux pays contre la Libye en mars 2011. Comme le soulève le professeur en sciences politiques, Dario Battistella, on peut se demander si ces guerres relevaient

28 Pierre Hassner. « États-Unis : l’empire de la force ou la force de l’empire ? », Cahiers de Chaillot, n° 54, septembre 2002, p. 44.

29 Voir la théorie de l’équilibre de l’offensive et de la défensive définie par Stephen Van Evera in Causes of War : Power and the Roots of Conflict, Ithaca, Cornell University Press, 1999.

30 Dario Battistella l’explicite dans son ouvrage Paix et Guerres au xxie siècle, op. cit.

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de la « nécessité » ou si elles étaient des « guerres de choix »31

motivées par des intérêts nationaux et la volonté de faire tomber les derniers « États-voyous » de la planète.

Bref, on ne peut qualifier les guerres menées par les démocraties occidentales au xxie siècle comme étant des guerres de nécessité, auxquelles elles auraient été contraintes de recourir pour préserver leur sécurité face à des non-démocraties. Ces guerres semblent relever plus d’un impérialisme opportuniste que d’un expansionnisme défensif32.

Des guerres impérialistes orientalistes

On pourrait qualifier les guerres contemporaines menées par les États occidentaux comme étant des guerres impérialistes de par les deux objectifs distincts qu’elles cherchent à atteindre : d’un côté, elles consistent à défaire militairement l’État ciblé pour s’en assurer le contrôle politique ; de l’autre, on retrouve dans leur origine la présence de groupes de pression défendant des « intérêts mesquins » tant matériels qu’idéologiques. Au-delà du simple expansionnisme impérial, ce sont des acteurs sociétaux internes aux démocraties que l’on voit agir afin de promouvoir telle ou telle politique étrangère en fonction de leurs propres intérêts. Ainsi, il faut examiner le contexte dans lequel le recours à la force intervient. Il est aujourd’hui, depuis le discours sur l’état de l’Union prononcé par George W. Bush du 29 janvier 2002, souvent légitimé contre les régimes auxquels on a attaché plus ou moins sommairement l’étiquette de « voyou » au nom de l’« universalisme des droits de l’homme ». En plus d’être impérialistes, ces guerres peuvent être également qualifiées d’« orientalistes », selon la célèbre définition d’Edward Saïd, car elles se fondent sur une « reconstruction de l’autre tel qu’on aimerait qu’il soit plutôt que tel qu’il est ou tel qu’il se conçoit lui-même »33.

Souvent réduite à l’approche marxiste des relations internationales, la notion d’impérialisme est en fait d’origine libérale, comme le rappelle Dario Battistella. Il faut rappeler que

31 Dario Battistella, Paix et Guerres au xxie siècle, op. cit., p. 82-4.32 Voir le chapitre VII intitulé « Dilemme de la sécurité et expansionnisme opportuniste »

in Dario Battistella, Retour de l’état de guerre, Armand Colin, 2006, p. 189-214.33 Edward Said, L’Orientalisme, L’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1978.

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l’ouvrage L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, publié par Lénine en 1917, est directement inspiré par John Hobson, Imperialism. A Study, publié en 1902, même si Lénine a aussi subi l’influence d’auteurs marxistes comme Rosa Luxembourg et Rudolf Hilferding. La différence essentielle entre Hobson et Lénine se situe dans l’origine du capitalisme : pour Hobson, l’impérialisme est une dérive du capitalisme, due à l’égoïsme et aux intérêts d’une minorité d’acteurs alors que pour Lénine, l’impérialisme est l’essence même du capitalisme, son « stade suprême ». John Hobson qualifie d’impérialisme ce qu’il observe dans la guerre des Boers menée par « de grands groupes industriels et financiers britanniques qui veulent contrôler la colonie du Cap pour conserver le monopole de l’exploitation des matières premières »34. La critique de la guerre impérialiste sera reprise en 1919 par le célèbre économiste autrichien, Joseph Schumpeter, qui considère alors la Première Guerre mondiale comme une guerre impérialiste déclenchée par le roi de Prusse et dernier empereur allemand, Guillaume II. Pour Schumpeter, la Première Guerre mondiale est due aux intérêts de la noblesse foncière prussienne représentée par les Junker qui sont à l’origine de la création et du renforcement de l’État prussien. Cette classe de propriétaires terriens s’était convertie dans le capitalisme de guerre au début du xxe siècle, d’où leur volonté de déclencher la guerre en 1914 dans le but de justifier les privilèges qu’ils continuaient de revendiquer, dont leur hégémonie au sein des grandes instances du pouvoir allemand35.

Les analyses d’Hobson et de Schumpeter permettent de tirer une conclusion générale assez limpide : sans que sa survie soit remise en cause, une démocratie libérale est susceptible de déclencher une guerre impérialiste dans le cas où une minorité d’acteurs parvient à imposer une politique étrangère au service de leurs intérêts particuliers. On peut donc appliquer le concept de « guerre impérialiste » à quasiment toutes les opérations militaires menées par les démocraties contre des non-démocraties au lendemain de la guerre froide, à l’exception de l’opération « Tempête du désert » qui était une réponse à l’invasion du

34 John Hobson, Imperialism. À Study, George Allen & Unwin, Trinity College of Dublin, 1902, p. 15. cité par Dario Battistella, Paix et Guerres au xxie siècle, op. cit.

35 Voir spécificités des guerres impérialistes in Dario Battistella, Paix et Guerres au xxie siècle, op. cit.

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Koweït par l’Irak, ce qui entrait à ce titre dans le cadre de la légitime défense collective prévue par la Charte des Nations unies dans son chapitre VII 36.

Défendre des intérêts impérialistes : le cas de la guerre en irak

Parmi les guerres occidentales conduites par des intérêts impérialistes, l’un des cas les plus saisissants est sans doute l’opération « Liberté en Irak » dont on a assez de recul pour savoir qu’elle a servi les intérêts de plusieurs grandes entreprises américaines représentées au sein même de l’administration Bush, que ce soient les secteurs pétroliers, l’ingénierie, la construction, l’armée ou encore des sociétés privées faisant appel à des mercenaires.

Au cœur de l’industrie pétrolière, on peut citer le cas d’Halliburton37, premier groupe américain de services pétroliers et second fournisseur de services à l’industrie pétrolière et gazière dans le monde. Dario Battistella, dans son ouvrage Paix et Guerres au xxie siècle, rappelle que le PDG du groupe entre 1995 et 2000 était Dick Cheney, vice-président de George W. Bush de 2001 à 2009, qui a récupéré la remise en fonction et la distribution du pétrole irakien, et ce, sans appel d’offres avant même que l’opération « Liberté en Irak » ne soit terminée. Dans un autre domaine, la firme Bechtel Corporation a elle aussi été favorisée alors qu’elle est la première entreprise américaine de travaux publics, et dont l’un de ses anciens vice-présidents, Jack Sheehan, qui siégeait au Conseil de la politique de défense aux côtés du chef du Pentagone, Donald Rumsfeld, a récupéré les principaux chantiers de reconstruction. Rumsfeld représentait lui-même les intérêts de sociétés de sécurité privées qui ont continué en Irak, ce qui avait déjà été effectué en ex-Yougoslavie. Ces entreprises privées engageant des mercenaires sont de plus en plus présentes

36 Le chapitre VII de la Charte des Nations unies crée le cadre dans lequel le Conseil de sécurité peut prendre des mesures coercitives. Il permet au Conseil de constater « l’existence d’une menace contre la paix, d’une rupture de la paix ou d’un acte d’agression » et de faire des recommandations ou de recourir à des mesures militaires ou non militaires « pour maintenir ou rétablir la paix et la sécurité internationales ».

37 Halliburton est une entreprise multinationale fondée au lendemain de la Première Guerre mondiale aux États-Unis par Erle Halliburton. L’entreprise était d’abord inscrite dans le domaine du bâtiment et des travaux publics avant de se tourner vers l’exploitation pétrolière.

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dans des missions traditionnellement assumées par les militaires (la protection des hauts gradés de l’armée ou de personnalités ou encore le recrutement de mercenaires). Ces « guerriers privés » que recrute la société Blackwater – renommée X en 2009, puis Academi en décembre 2011 – ont exercé en Irak et en Afghanistan et sont de nouveaux acteurs de plus en plus présents sur les champs de bataille. Ces entreprises, dans le but de faire du profit, ont tout intérêt à ce que le gouvernement américain – appuyé par le Congrès – multiplie les interventions guerrières.

Bref, certains groupes d’intérêt issus de sociétés militaires privées ont su investir avec succès la sphère politique et agir sur la prise de décision publique dans le but de défendre leurs intérêts impérialistes au cours de l’opération Libération en Irak.

Des intérêts matériels aux arguments idéologiques : le retour des croisades messianiques

« Alors les cieux s’ouvriront, la tempête fera rage et le Christ descendra, muni d’une grande puissance et une lueur de feu le précédera, ainsi qu’une cohorte d’anges innombrables. Cette foule de mécréants sera anéantie et le sang coulera à flots. »

Le style véhément de Lactance – rhéteur latin du ive siècle après J-C – met en avant un dithéisme en présentant un Dieu bon et un autre de colère légitimant le recours à la violence contre les impies. Ce manichéisme a évolué à travers le temps, depuis les croisades contre l’« infidèle sarrasin » jusqu’à l’apparition d’un « axe du mal » dans l’histoire récente. Au cours du xxe siècle, cet « axe du mal » naît avec l’axe Rome-Berlin-Tokyo sous la Seconde Guerre mondiale avant d’être repris par la rhétorique anti-soviétique reaganienne – l’« empire du mal » – et celle de George W. Bush à l’encontre de l’Iran, de l’Irak et de la Corée du Nord en 2002.

Gardons comme étude de cas l’opération « Liberté en Irak » qui est une fois encore assez saillante au sein des diverses opérations menées par l’Occident en ce début de xxie siècle. Pour démontrer cela, il faut analyser les protagonistes de cette opération menée en Irak, on peut observer deux types d’acteurs distincts. Parmi eux, on retrouve, au sein de l’administration Bush, les traditionnels conservateurs nationalistes, surnommés les « faucons », dont font partie Dick Cheney et Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, alors numéro deux du Pentagone, et Richard Perle – surnommé le

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« prince des ténèbres » – ancien de l’administration Reagan qui était à la tête du Defense Policy Board auprès du Pentagone. Affirmant que cela ne sert à rien d’être « la nation la plus puissante la meilleure au monde et de ne pas tenir un rôle impérial », ces derniers – tous défenseurs de l’intervention en Irak – trouvent naturel que les États-Unis jouent leur rôle de « gendarme de la planète ». En parallèle, on retrouve l’« éminence grise » américaine, à travers les politologues néo-conservateurs américains qui sont persuadés de la nécessité pour les États-Unis de remodeler le monde extérieur conformément au modèle américain et de perpétuer ainsi la suprématie de l’hyperpuissance américaine en cherchant à tuer toute opposition dans l’œuf. Les États-Unis doivent remplir leur « destinée manifeste » comme le stipule le « Projet pour un nouveau siècle américain » (PNAC) porté par William Kristol et Robert Kagan. Avant même le 11 septembre 2001, les membres du PNAC légitiment le recours à la « guerre préemptive » et à la bombe atomique en cas de danger imminent, comme l’énonce le rapport intitulé « Rebuilding America’s Defenses » (« Reconstruire les défenses de l’Amérique »)38. Les États-Unis refusent à ces « autres » le droit d’exister comme entités indépendantes et en conséquence ils ne restreignent pas de leur propre initiative la violence dont ils peuvent faire preuve à leur égard. Selon Alexander Wendt, une des figures de proue du constructivisme social dans le domaine des relations internationales, lorsqu’une entité politique n’en reconnaît pas une autre, on entre dans une anarchie hobbésienne : un état de guerre perpétuelle39.

une puissance américaine paradoxale : du gendarme anti-« états-voyous » à l’impuissance de la puissance face aux nouvelles menaces terroristes

« L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans

38 Pierre Conesa, La fabrication de l’ennemi, op. cit., p. 247.39 Alexander Wendt, Social Theory of International Politics, Cambridge University Press,

1999, p. 260.

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leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes, insupportables et vaines. »40

Comme l’énonce Paul Valéry, l’intérêt supérieur du pays peut mener à la construction d’une menace ennemie et à la mythification de théories idéologiques et politiques. Entre les opérations « Liberté en Irak » de 2003 et « Aube de l’odyssée » de 2011, on constate une désinformation, voire même une transformation de la réalité sur les objectifs de ces guerres, qu’on pourrait qualifier de volontaristes et impérialistes en ce début du xxie siècle. Elles ont comme but la poursuite des intérêts matériels et idéologiques des États-Unis pour ce qui est de l’opération « Liberté en Irak » et de l’Europe dans le cadre de l’opération « Aube de l’odyssée » pour laquelle la France a demandé que l’Otan soit exclue de l’intervention. Si certains pays européens cherchent à redorer le blason de leur politique extérieure en participant à des interventions guerrières, la continuité de la logique impériale est surtout observable dans la politique extérieure des États-Unis, seule superpuissance mondiale. De plus, la stratégie de politique étrangère menée par ces derniers à l’encontre des « États-voyous » souffre d’une approche trop monolithique et, par conséquent, ne peut répondre à l’infinie complexité des relations internationales post-guerre froide.

La politique à moyen terme des États-Unis vis-à-vis de l’Iran, l’un des derniers « États-voyous » à abattre a été entravée par l’appel au dialogue lancé par son nouveau président, Hassan Rohani. Les deux pays en sont même arrivés à conclure une alliance informelle afin de lutter contre l’expansion du groupe terroriste de Daech. On dépasse la dialectique schmittienne ami/ennemi41 au nom d’un mal commun : les ennemis de mes ennemis sont mes amis. Les États-Unis sont, en revanche, de plus en plus vigilants en Asie-Pacifique, notamment face à la montée en puissance de la République populaire de Chine (RPC) et – de moindre manière – face à l’« imprévisible » dictature nord-coréenne. Ces « menaces » pressenties par les néoconservateurs et les défenseurs d’une politique de puissance offensive américaine laissent présager

40 Paul Valéry, Regards sur le monde actuel, Paris : Gallimard, 1945, p. 45.41 Voir Carl Schmitt, La notion de politique. Théorie du partisan, Flammarion, 1999.

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deux types de scénario : la « surexpansion impériale » avec des États-Unis finissant par ne plus pouvoir gérer l’hégémonie mondiale face à l’émergence de nouveaux hégémons régionaux ou l’avènement d’un « empire américain » auquel toutes les autres puissances s’allieraient au nom de l’universalisme impérial, considéré historiquement – en Occident – comme le « meilleur moyen d’organisation des relations entre sociétés humaines »42, selon le modèle des conservateurs internationalistes américains. En dépit des tragédies historiques et de l’impuissance des puissances occidentales face aux nouvelles menaces terroristes, les interventions guerrières occidentales semblent encore jouir d’un bel avenir.

42 Dario Battistella, Retour de l’état de guerre, op. cit., p. 274-5.

Résumé :L’auteur propose une analyse de la politique étrangère américaine menée à l’encontre des « états-voyous ». Les principaux arguments avancés ici montrent que le concept d’« état-voyou » – utilisé comme instrument politique – procède d’une « altérisation » des états non démocratiques visés. Cette notion serait employée au nom de valeurs universelles afin de voiler les intérêts idéologiques et matériels des politiques étrangères impérialistes occidentales. Toute intervention guerrière – et ses desseins réalistes – est légitimée si l’« Autre » est animalisé au point de ne plus pouvoir coexister avec les états-Unis au sein d’un système international où ces derniers souhaitent encore jouer les gendarmes.

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