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1 - Alexandre, Lorraine, docteur en art et sciences de l’art mention arts plastiques rattachée au CERAP, UFR 04, Paris 1. - Journée d’études « Jeunes chercheurs de Paris 1 », Groupe « Genre à Paris 1 » : Le corps et ses genres « les dimensions corporelles des différences sexuées ». - Samedi 6 juin 2009 à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. - Texte de communication. - La question du genre vu à travers le prisme du travestissement de genre en art. « (La femme) est comme le tableau, la statue, comme l’acteur sur la scène, un analogon à travers lequel est suggéré un sujet absent qui est son personnage mais qu’elle n’est pas. » 1 (Beauvoir, 1949 : 398) La réflexion proposée s’appuie sur l’expérience d’un travail photographique artistique conduit avec un groupe de travestis de genre. Ce travail, qui a abouti à une réflexion théorique, tend à restituer les performances genrées de ces acteurs (transformistes dans les cabarets et Drag Queens dans les boîtes de nuit). Mes créations artistiques entendent montrer comment les figures du Star System forment un surinvestissement culturel des corps qui renoncent à la spontanéité du vivant pour revêtir l’image préexistante d’une figure codée. Le choix de faire poser des travestis, artistes du spectacle (du moins dans les exemples cités ici), souligne la question des genres. Des genres qui se voient ainsi manipulés et dénoncés clairement comme des performances soutenues par un ensemble d’artifices, d’attributs de la mise en scène du corps pris dans un système socioculturel attendant de lui une certaine lisibilité formelle. Le fait que les modèles soient artistes du spectacle renforce le constat d’un corps vivant se muant en représentation. En se référent aux figures médiatiques de la femme, les Drags montrent comment la star représente un idéal qui s’exprime dans une sur- personnalisation. Nous voyons également que la figure de la star donne avant tout une idée de la nature du mythe de la femme représentée comme spectacle, objet esthétique et symptôme pris dans un système symbolique dessiné par l’homme et qui la condamne à être porteuse d’un sens qu’elle ne produit pas. 1 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe II - L’expérience vécue, 1949, Paris, 1996, p. 398.

La question du genre vu à travers le prisme du ... · la charge de mise en scène de soi étant beaucoup plus lourde pour la femme. Ce que l’on conclut d’une telle remarque,

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- Alexandre, Lorraine, docteur en art et sciences de l’art mention arts plastiques

rattachée au CERAP, UFR 04, Paris 1.

- Journée d’études « Jeunes chercheurs de Paris 1 », Groupe « Genre à Paris 1 » : Le

corps et ses genres « les dimensions corporelles des différences sexuées ».

- Samedi 6 juin 2009 à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

- Texte de communication.

- La question du genre vu à travers le prisme du travestissement de genre en art.

« (La femme) est comme le tableau, la statue, comme l’acteur sur la

scène, un analogon à travers lequel est suggéré un sujet absent qui est

son personnage mais qu’elle n’est pas. » 1 (Beauvoir, 1949 : 398)

La réflexion proposée s’appuie sur l’expérience d’un travail photographique artistique conduit

avec un groupe de travestis de genre. Ce travail, qui a abouti à une réflexion théorique, tend à

restituer les performances genrées de ces acteurs (transformistes dans les cabarets et Drag

Queens dans les boîtes de nuit). Mes créations artistiques entendent montrer comment les

figures du Star System forment un surinvestissement culturel des corps qui renoncent à la

spontanéité du vivant pour revêtir l’image préexistante d’une figure codée.

Le choix de faire poser des travestis, artistes du spectacle (du moins dans les exemples cités

ici), souligne la question des genres. Des genres qui se voient ainsi manipulés et dénoncés

clairement comme des performances soutenues par un ensemble d’artifices, d’attributs de la

mise en scène du corps pris dans un système socioculturel attendant de lui une certaine

lisibilité formelle. Le fait que les modèles soient artistes du spectacle renforce le constat d’un

corps vivant se muant en représentation. En se référent aux figures médiatiques de la femme,

les Drags montrent comment la star représente un idéal qui s’exprime dans une sur-

personnalisation. Nous voyons également que la figure de la star donne avant tout une idée de

la nature du mythe de la femme représentée comme spectacle, objet esthétique et symptôme

pris dans un système symbolique dessiné par l’homme et qui la condamne à être porteuse

d’un sens qu’elle ne produit pas.

1 Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe II - L’expérience vécue, 1949, Paris, 1996, p. 398.

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Telle se présente l’une des fictions sociales qui distingue les sexes, c’est du moins la

distinction que nous retenons ici. Les différences visibles et culturellement investies entre

hommes et femmes ont un impact contrasté et éloquent sur les valeurs des représentations des

corps. Signalons que « pour les hommes, la cosmétique et le vêtement tendent à effacer le

corps au profit de signes sociaux de la position sociale (vêtement, décoration, uniforme, etc.),

chez les femmes, ils tendent à l’exalter et à en faire un langage de séduction. » 2 (Bourdieu,

1998 : 106) D’où, on le devine, l’inégalité en matière d’investissement personnel et financier,

la charge de mise en scène de soi étant beaucoup plus lourde pour la femme.

Ce que l’on conclut d’une telle remarque, c’est l’idée que dans l’ordre social, tel qu’il existe

encore à cette heure, la femme est perçue, et se perçoit elle-même, comme un objet

esthétique. Sa valeur est essentiellement visuelle et la beauté, chez une femme (bien que la

situation évolue doucement) semble faire partie des attentes sociales, créant une pression que

l’homme ne connaît pas (ou beaucoup moins).

Et, c’est parce que la distinction des sexes est à ce point concentrée sur les codes

socioculturels et les attributs divers, que le terme de genre est apparu. Le genre (dérivé de

l’américain gender) désigne avant tout le sexe joué, le sexe en tant que performance sociale,

au-delà des considérations biologiques. Un moyen de rappeler que cette différence perçue

entre les sexes n’est pas innée mais bel et bien construite. Le genre peut donc évoluer avec la

culture qui le détermine alors que le sexe biologique reste le même. Nous pouvons alors

ouvrir les portes de nouvelles mises en scènes du corps dont les identifiants genrés s’offrent

toutes les libertés formelles, plastiques. C’est ce que mon travail avec les travestis de genre va

interroger montrant que les pratiques culturelles n’ont pas de valeur en soi, elles n’existent

que si on les rapporte à des critères référentiels, ainsi qu’à des règles complexes qui dessinent

et organisent chaque société.

Pour la série photographique intitulée : Mises en scène, j’emmène les modèles transformistes

sur la scène, lieu très rarement sollicité dans mes travaux artistiques malgré la fonction des

modèles pour éviter l’effet photo documentaire. Ils doivent alors non plus se plier aux

exigences de la mise en scène d’un spectacle musical, mais à celles de ma propre mise en

scène photographique.

2 Pierre Bourdieu, La Domination masculine, Paris, 1998, p. 106.

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Cette série est très simple, très épurée. Toutes les photos sont verticales, montrant ainsi

chaque figure sous un angle autoritaire, distant.

Ma « mise en scène » pour cette série est systématique et s’applique à tous les modèles ; elle

consiste, très simplement, à placer un grand tabouret noir, sobre et sans effets particuliers, au

milieu de la scène, devant le rideau noir du fond. J’invite alors les modèles à incarner les

personnages féminins de leur choix qu’ils peuvent aussi bien emprunter au répertoire des

spectacles de L’Artishow (cabaret transformiste, Paris 11e), lieu des prises de vue, qu’à leur

propre imagination. Ils doivent alors prendre place sur le tabouret dans une position

représentative pour chaque personnage ainsi créé ; le tabouret doit ainsi jouer le rôle de socle

pour ces figures types et pour la délimitation spatiale des portraits. J’obtiens donc une série de

portraits de personnages figés dans des postures typiques les représentant et soulignant leur

état de pose et leur mode de construction.

Le tabouret a pour rôle de poser les modèles dans l’espace de la scène donc ; mais aussi, et

surtout, dans la posture et la « peau » de chaque personnage tel un socle. Je ne demande pas

aux modèles d’imiter une figure mais plutôt de l’investir, de l’incarner selon leur perception

et l’influence qu’elle a sur leur représentation corporelle. Ainsi, que leurs choix de postures

soient instinctifs ou prémédités, il s’agit bien d’exprimer un acte de création ayant le corps

comme médium et les attributs de la féminité comme outils de la création. Ces postures

typiques et référencées, directement empruntées aux modèles expressifs des figures du Star

System, rappellent le lien étroit entre l’image de soi-même et l’image des autres, ou du moins,

la nature d’une image de soi construite par référence à celle des autres au sein d’un système

de ressemblance inhérent aux mécanismes socioculturels.

Lorraine Alexandre, Mises en scène n°10-0, Galipette/Jérôme

Mehats, 2006, photographie argentique en noir et blanc.

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Nous observons dès lors un corps lourdement influencé par le développement économique et

son flot d’images médiatiques comme système de référence idéal. Ce que l’on appelle Star

System est justement pensé pour créer une fuite de soi mais qui nous ramène à nous-mêmes. Il

s’agit du phénomène de projection-identification (dont Edgar Morin analyse les spécificités

dans Les Stars) qui pousse chaque spectateur de ces figures à s’y reconnaître, se voir en elles,

et ce, pour différentes raisons (communauté d’âge, de situation, d’émotion…).

Les transformistes confirment ce système en devenant des citations vivantes rappelant ainsi

que la réalité est subjectivée et mettant à jour un corps théâtral. Ils insistent alors sur l’idée

que les pratiques culturelles qui distingues les genres n’existent que rapportées à des critères

référentiels pouvant, notamment, s’incarner dans les figures du Star System qui forment des

structures construites dans l’excès, la surenchère formelle (vêtements, maquillages ...).

Comme ces figures sont privilégiées dans les médias, elles sont perçues et comprises comme

référence nous encourageant à une quête démultipliée de soi tout en nous ramenant à une

identité collective.

Nous projetons donc les stéréotypes de la star-modèle, star-étalon, à la fois sur nous-mêmes et

sur les autres. Nous développons une personnalité imaginaire inscrite dans le réel. Morin

soulève le complexe problème de l’élaboration d’une personnalité en précisant que « les

processus d’identifications à des patrons-modèles affectent le problème même de la

personnalité humaine. Qu’est-ce que la personnalité ? Mythe et réalité à la fois. Chacun a sa

personnalité mais chacun vit le mythe de sa personnalité. […] La personnalité naît aussi bien

de l’imitation que de la création. » 3 (Morin, 1972 : 127) La fiction, qui annihile a priori la

personnalité première, est aussi, paradoxalement, le moyen de construire cette personnalité.

De fait, la série des Mises en scènes cherche à construire et à délimiter chaque incarnation

proposée par les modèles comme des fiches signalétiques des figures du Star System. Le

tabouret est imposé comme objet commun à tous les modèles afin de créer un lien concret

entre les portraits de la série et d’entrer ainsi dans le protocole de sa construction où il doit

toujours marquer l’espace choisi. Son rôle de socle insiste surtout sur la nature artistique des

performances des modèles devenus objet d’art vivant, nature qui redouble celle des

représentations médiatiques de la femme.

Le lieu choisi offre les mêmes spécificités. La scène donc, où prennent corps les personnages,

n’apparaît jamais dans son ensemble, puisque je resserre les portraits sur les modèles. Les

limites de l’espace sont alors incertaines ; la forme, ainsi que la taille de la scène n’ont aucune

3 Edgar Morin, Les Stars, Paris, 1972, p. 127.

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importance ; tout ce qui importe c’est son statut. Elle apparaît comme lieu de réalisation d’une

création qu’elle présente au public en même temps qu’elle la justifie. Car si les transformistes

se travestissent c’est pour se donner en représentation sur une scène, pour une création

artistique, un spectacle, et jamais uniquement pour se travestir. Ce fait distingue les travestis

artistes du spectacle des autres catégories de travestis, notamment, et pour donner un exemple

concret, les transvestis, ou travestis fétichistes, pour reprendre les termes délimités par le

psychanalyste Robert Stoller. Les transvestis sont des hommes dans presque tous les cas,

généralement hétérosexuels ; leur démarche est prioritairement autoérotique. Ils s’habillent

pour « l’allure » qu’ils observent dans le miroir comme ils observeraient une femme dans la

rue. Ainsi les attributs revêtus se retrouvent chargés d’érotisme et permettent une incursion

dans l’univers de l’être sexuellement désiré d’où la valeur fétichiste de ce mode de

travestissement. Ainsi, si l’ensemble des différents types de travestis partage certains points

communs en ce qu’ils posent tous les questions de l’identité construite, du genre et du rêve

androgynique, la dimension artistique des pratiques drag permet d’élargir le propos, de mieux

cerner le rapport à la recherche identitaire en ce qu’elle se construit toujours d’après des

référents.

Avec eux je souligne le rapport à l’art et surtout à l’importance du référent artistique qu’ils

exploitent par leurs imitations, leurs reconstructions de personnages types. Ils deviennent

ainsi l’incarnation d’une référence artistique associée et habitée par un corps.

En se référant donc aux figures idéalisées des Pin-up ou autres stars de la chanson, les

transformistes s’alignent sur une référence déjà construite pour un domaine culturel. De fait la

construction de tels personnages est toujours de l’ordre de la citation.

Dans les Mises en scène, les modèles sont montrés comme personnages construits qu’ils

posent là, sur ce tabouret, arrêtés dans leur représentation.

Cette posture est celle de l’acteur dont la création le pousse à exister à travers des personnages

qui eux-mêmes existent grâce à leur interprète. Les transformistes soulignent la recherche de

l’identité par l’utilisation de la fiction, comme le font les acteurs, mais rendant la situation

plus complexe puisqu’ils choisissent d’interpréter, non pas un personnage, mais l’acteur, ou

plutôt l’actrice elle-même. Ils stratifient d’autant plus les niveaux de lecture. Par ailleurs,

choisir la figure de la star comme référent induit un rapport partagé entre réalité et fiction

idéalisatrice.

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Nous retrouvons ainsi les figures de la féminité dans ses représentations les plus

culturellement investies du Star System telles que la Pin up, la Vamp, la Diva, l’actrice et la

chanteuse ayant le statut de star. Ces figures soulignent un lien fort entre les représentations

médiatiques et culturelles du corps et les évolutions sociales et politiques. C’est ce lien qui

confère un impact à la démarche des transformistes. Ceux-ci permettent, en effet, une

observation du corps social poussé à son paroxysme.

Ici nous parlons de la star telle que la présente Edgar Morin, comme « type expressif » 4

(Morin, 1972 : 117), une figure homogène et cohérente correspondant à un contexte

socioculturel, à un idéal moral et politique précis. La star en tant que structure fixe, avec une

« personnalité unificatrice » 5 (Morin, 1972 : 37), une identité archétypale, est en

contradiction avec le polymorphisme de rigueur chez le comédien. C’est pourquoi, chaque

référence sollicitée par les transformistes est systématiquement assimilée à la star en ce

qu’elle correspond aux figures stéréotypées de la féminité. Les transformistes s’inspirent des

cas d’actrices ou de chanteuses très célèbres qui génèrent une image individuelle

immédiatement reconnaissable par le public ; et qui, surtout, jouent le jeu du Star System qui

leur construit une image glamour (ou autre). Il ne s’agit donc pas des actrices dans la pratique

de leur profession au sens où la grande majorité d’entre elles l’exercent. Car ce n’est pas le

métier dans sa pratique quotidienne qui fascine mais plutôt ses à-côtés médiatiques et l’image

ainsi interpellée. Si l’on retient prioritairement l’image de l’actrice et non celle de l’acteur,

c’est parce qu’elle est beaucoup plus chargée d’attributs signifiants, ce qui la rapproche des

irréelles figures mythiques pour devenir un archétype, l’incarnation d’une expression

particulière qui la représente de façon immédiate. Morin précise que « la « mythification »

s’effectue avant tout sur les stars féminines : ce sont les plus fabriquées, les plus idéalisées,

les moins réelles, les plus adorées. La femme est un sujet et un objet plus mythique que

l’homme, dans les conditions sociales actuelles. » 6 (Morin, 1972 : 93) On attend beaucoup de

la star, elle devient une vie en même temps qu’une image. Le désir qu’elle suscite est toujours

inachevé et se confond entre adoration pieuse et mystique, sentiment d’irréel et appréciation

esthétique.

Cependant, l’imitation transformiste fait appel aux différentes facettes d’une figure citée ne

craignant jamais d’y inclure, tout en sous-entendus, un regard volontiers acerbe. Leurs

numéros se partagent ainsi entre hommage aux stars qu’ils admirent et respectent, et parodies

4 Edgar Morin, Les Stars, Paris, 1972, p. 117. 5 Edgar Morin, Les Stars, Paris, 1972, p. 37. 6 Edarg Morin, Les Stars, Paris, 1972, p. 93.

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grinçantes réservées aux figures jugées dignes d’un tel traitement. Rien, jamais, n’est innocent

dans la façon de choisir et de mettre en scène une référence. Chaque numéro est riche de

connotations et de sens, et on ne peut soupçonner les transformistes d’être de complaisants

imitateurs.

Leur démarche relève donc d’une mise en fiction du corps. Les références qu’ils utilisent sont

des figures construites de toutes pièces qui crée ainsi leur propre fiction. Ce système exprime

alors un fantasme puissant qui consiste à se projeter dans un corps de rêve, un corps fabriqué,

idéal, un corps générateur d’hallucinations.

Ainsi, « si le corps entre dans une structure sémiotique, il est censé constituer le signe d’autre

chose, et pour un autre. Ce report définit précisément le corps sublime comme celui dont la

révélation réserve toujours, au-delà de sa matérialité, un sujet différent de lui-même. La

corporalité du corps devient alors un chemin vers cet autre, désigné et préservé tout en même

temps. » 7 (Reichler, 1983 : 113)

Cette approche de l’incarnation par la représentation structurée par des signes construits et

culturellement définis, n’est ni plus ni moins qu’un moyen de connaissance, une solution

imagée pour exprimer un rapport à la réalité.

Voyons alors la série intitulée : Anthropométrie. Comme son titre le laisse entendre, ces

portraits des modèles transformistes sont un relevé de leur(s) identité(s) visuelle(s), visible(s).

Formellement, pour ces portraits, je travaille avec un temps de pose B qui me permet de

cumuler dans une photo unique les deux poses anthropométriques : face et profil.

Chaque modèle peut poser plusieurs fois afin de signaler et de ficher la multitude des visages

et personnages qu’il lui est possible de revêtir : homme, femme, avec ou sans costume, en

cours de métamorphose…

Ce travail sert la recherche d’une représentation et d’une délimitation de la surface. La

personne se donne et se soustrait, se croit achevée, mais continue à s’inventer de nouvelles

apparences tout au long de son existence. Une existence au cours de laquelle son corps, son

statut, ses rôles sociaux sont en changements perpétuels marquant le corps comme un lieu de

métamorphoses permanentes. Le transformiste est ainsi pris comme symptôme explicite de ce

fait général.

7 Claude Reichler, « La création du corps sublime », in Le corps et ses fictions, Paris, 1983, p. 113.

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En cherchant à construire une « anthropométrie » de transformistes dont la particularité est

d’endosser tous les rôles, nous pouvons faire le constat de la complexité psychologique de

tout individu. Je rebondis sur la spécificité des modèles choisis grâce à cette particularité

technique (pose B) qui consiste dans le cumul des poses sur une seule prise de vue. Le résultat

fait place à une créature unique puisqu’il s’agit d’un seul et même individu sur une seule prise

de vue, mais multiple en ce qu’elle semble avoir deux têtes accolées avec un regard frontal et

un œil de profil.

Ce choix technique qui me permet de produire une photographie au lieu de deux pour montrer

deux poses différentes n’est pas sans échos au Surréalisme et donc à un certain onirisme. Cet

onirisme n’est pas hasardeux ; il permet d’évoquer la construction fantasmatique des

multiples personnages représentés.

Lorraine Alexandre, Anthropométrie, Mamyta I, 2006,

photographie argentique en noir et blanc.

Mon intérêt pour les figures des travestis, ou encore celle des comédiens, est un moyen, à

travers ma création plasticienne, de montrer l’importance de l’assimilation de cette

fantasmagorie jusque dans les corps. Ils représentent le symptôme par excellence et de façon

particulièrement ostensible de notre vie, non seulement avec, mais « dans » les images. La

fantasmagorie photographique et cinématographique nous est devenue si familière que nous

distinguons de plus en plus difficilement la frontière entre les images qu’elle génère et notre

réalité quotidienne. Les transformistes et les Drag Queens permettent une représentation plus

flagrante et précise de cet investissement de soi sous forme de projection d’une image, d’un

apparaître qui bouleverse nos comportements et notre regard sur une catégorisation des

formes identitaires et donc des genres. L’imagination devient dès lors l’outil des variations du

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jeu identitaire tout en rappelant à quel point la notion d’identité, ainsi que les formes qu’elle

revêt, est construite.

C’est également pour marquer ce jeu de variations identitaires que je produis plusieurs

portraits dits d’Anthropométrie pour un même modèle, alors qu’un portrait anthropométrique

est censé être unique en ce qu’il fiche une personne de façon à la rendre immédiatement

identifiable entretenant ainsi l’illusion d’une image de soi monolithique. Dès lors, le cumul

opéré permet de mettre en place une sorte de collection d’éléments signifiants, par la

présentation d’accessoires comme les bijoux, le maquillage, les vêtements… qui ont tous une

fonction sociale, qui sont tous codés en ce sens.

Les modèles choisis, parfois nus, parfois porteurs de leur costume et de leur maquillage

exacerbés se révèlent moins qu’ils ne nous révèlent à nous-mêmes.

Ils nous rappellent que le genre est une performance du corps, une mise en scène dépendante

d’attributs auxquels une culture a assignée une fonction. Lorsqu’ils portent des attributs, ils

jouent cette performance genrée. Cependant, ils peuvent également apparaître sans accessoire

ni maquillage. Ils annulent alors la présence du genre, car si leur corps s’annonce comme

biologiquement masculin, il ne porte aucun signifiant, il ne s’inscrit dans aucune culture

nommable, il perd tous repères.

De fait, avec leur système de référence clairement codé extrait du Star System, ils nous

rappellent que notre identité se limite à une apparence comme ils nous rappellent à quel point

cette apparence est déplaçable, manipulable et donc laissée entre nos mains de créateurs de

nous-mêmes. Les Anthropométries montrent que nous détenons une panoplie variée grâce à

laquelle il nous est possible de nous inventer et de nous projeter dans le monde. Tous ces

éléments signifiants confèrent au sujet une image arrêtée mais construite de toutes pièces et

donc, en un sens, fictive. Elle n’est en effet qu’affichage d’accessoires greffés au corps, des

éléments extérieurs comme autant de valeurs ajoutées. Ces portraits dits d’Anthropométrie,

proches des visages, n’en livrent que les attributs malgré l’ambition « réaliste » supposée par

le titre. J’exprime ainsi, pour reprendre les mots de la psychanalyste Sabine Prokhoris, ce

constat que « les signifiants traduisent - et construisent - le « donné » ; ils ne l’expriment pas.

Si bien que, et c’est le point où nous voulions en venir, ils fictionnent, ou inventent

l’« originaire », ou ce qui passera pour tel. » 8 (Prokhoris, 2000 : 308)

8 Sabine Prokhoris, Le sexe prescrit - La différence sexuelle en question, Paris, 2000, p. 308.

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Avec la figure du travesti de genre, l’attribut devient lui-même séquence de scénario et le

corps devient support/écran qui projette les différents récits des accessoires et vêtements qu’il

porte.

Ainsi la valeur que nous pouvons attendre d’eux repose sur l’idée d’une cohérence

d’ensemble. Les attributs sont assimilés et correspondent à des attentes. Notre ambition est

alors d’analyser les artifices de la construction identitaire afin d’en extraire le sens et le rôle

dans leurs rapports à l’individu. Car si les attributs participent à une fiction de soi, cette

fiction est signifiante.

Le cas des transformistes et Drag Queens est intéressant car il s’agit non seulement d’une

construction identitaire mais aussi artistique et conceptuelle. Ils montrent la construction

sociale du corps et le retournement de cette construction par l’utilisation hyperbolique des

icônes du Star System et copient un original lui-même factice (créé pour la scène) renforçant

l’analyse du corps comme fiction/narration de soi.

La série dite des Rencontres affleurantes se présente sous forme de diptyques

photographiques en couleur.

Sur la première photographie apparaît la main gauche côté paume du modèle sur laquelle

j’écris à l’encre de Chine : le numéro du portrait sous le pouce. J’appose juste en dessous ma

signature (LA pour mes initiales). Sur l’index, j’écris le titre de la série ; sur le majeur, le nom

masculin, officiel et légal, du modèle ; sur l’annulaire, son nom de scène, et sur l’auriculaire,

le nom du personnage incarné. La seconde photographie présente un portrait, visage/épaules,

du modèle dans la peau du personnage signalé.

Leur main gauche sert ainsi de fiche signalétique, support d’informations potentiellement

administratives. Cette écriture est donc une convention culturelle qui sert ma démarche en ce

qu’elle prend la fonction d’une organisation pratique nourrissant mon inventaire des

incarnations des modèles. Cette forme se prétend explicite, descriptive et rationnelle. Mais le

fait que la main serve de support à ces informations conserve leur lien au corps qu’elles

décrivent. Elle rappelle que ces mêmes informations n’ont pas de valeur propre mais ne

comptent qu’en ce qu’elles sont bel et bien soumises à un corps, à une apparence. Ma

signature n’est pas une réappropriation des métamorphoses des modèles et encore moins de

leur corps, mais le constat d’une rencontre dont s’extrait la création d’un portrait qui s’assume

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comme interrogation d’apparences cumulées, jamais révélatrice d’une intériorité, mais

rattachée aux jeux de la mise en scène des genres. Cette série fait appel, notamment, à l’idée

du corps comme lieu de création de soi en se jouant des possibles manipulations des outils

(vêtements, accessoires…) de la mise en scène sociale et reconnue des corps au quotidien.

Ces portraits mettent en avant l’idée d’un corps/livre, un corps qui s’appréhende par le

langage en rappelant que notre identité sociale repose aussi sur une construction

administrative. Ils montrent l’ambivalence entre la valeur informative de l’écriture et sa

valeur abstraite, et manipulent les rapports entre fiction et réel à travers l’imaginaire exposé

dans la création de personnages.

Lorraine Alexandre, Rencontre affleurante n°2, Poyson Irish/Omar

Boukerroui, 2007, photographies argentiques en couleur.

Nous observons que la position des travestis de genre mélange subversion des normes alors

inversées et renforcement de ces mêmes normes ici caricaturées et réinvesties, mais elle

rappelle avant tout que la mise en scène d’un corps est une écriture et non un fait inné puisque

leurs incarnations scéniques représentent des signifiants et non des personnes de chair. Le

bouleversement de la grammaire qui organise cette écriture du corps peut générer un

changement des structures sociales et des relations homme/femme. Le travesti possède ainsi

une force politique puisqu’il offre une remise en question des apparences et perturbe les

classifications et les normes par leur inversion.

L’expression de l’image du travesti, qui mêle les genres et les identités sexuelles donc, se joue

d’une apparence de dualité dans une union des opposés qui deviennent une « non-dualité »,

offrant alors la possibilité de voir de plus loin, de réunir l’homme et la femme en un seul être

humain.

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De fait, ne serait-il pas judicieux de voir la possibilité que le travestissement de genre soit,

entre autres causes, un moyen de dépasser le genre tout en le réinvestissant ? Il s’agirait donc

d’une situation de l’individu comme étant « hors sexe ». Un corps biologiquement

reconnaissable et un genre, socialement et culturellement, contraire, afin de n’appartenir à

aucun complètement et définitivement. Cette notion du « hors sexe » est plus politique que

celle de l’androgyne souvent sollicité, car elle compromet la valeur d’une catégorisation des

sexes alors qu’une vision du travesti comme incarnant un troisième sexe ne touche pas à la

vision des deux autres. Ce positionnement pourrait dès lors exprimer et revendiquer la

possibilité d’échapper aux limitations qu’impose une seule et même identité définie : être

deux sexes et aucuns, être sans cesse conscient de porter un déguisement.

Le travestissement devient ici une singularité critique qui permet de réinvestir la théorie du

genre et de l’élaborer avec plus de nuances, de recul et d’éviter le piège des normes sociales

qui s’insinuent souvent sous le masque de l’acquis immuable. Il rappelle l’aspect dénaturalisé

de toute mise en scène du corps et repousse ainsi l’autorité des normes imposées.

Pour ma série intitulée Portrait de la Fée Minine décomposé en six concepts, j’ai sollicité le

comédien Philippe Lelièvre. Ce personnage féminin extrait de l’imaginaire médiéval se voit

donc interprété par un homme à l’occasion de la pièce de théâtre Ne nous quitte pas. 9

Philippe y interprète plusieurs personnages et ne peut donc trouver le temps d’une importante

métamorphose vestimentaire, c’est pourquoi la Fée possède pour tous attributs un voile et une

couronne de fleur. J’ai donc cherché une solution formelle dans la construction d’un protocole

plastique apte à rendre justice à l’interprétation de ce comédien capable de jouer, sans en

avoir la morphologie, cette incarnation de la féminité dont il s’octroie la sensibilité tout en

excès, sans jamais verser dans la caricature ni l’anecdotique. C’est ainsi que j’ai décidé

d’utiliser la structure des travaux affleurants (travaux pour lesquels j’écris, ou dessine, sur la

peau des modèles, comme nous l’avons déjà rencontré dans le cas des Rencontres

affleurantes) pour travailler la valeur littéraire de ce personnage théâtrale.

Ainsi, la Fée Minine est décomposée en six concepts : le sexe, le désir, l’intime, l’énigme, la

liberté et l’imaginaire, la fée donc. Chaque concept donne naissance à un diptyque

photographique : la première photo montre la main gauche du modèle sur laquelle j’écris une

9 Pièce écrite par Gil Galliot et Yves Hirschfeld, mise en scène de Gil Galliot, avec Gil Galliot, Philippe Lelièvre et Fred Nony et la voix de Sophie Le Tellier, au théâtre Tristan Bernard en 2007 puis aux Mathurins en 2008 et en tournée en 2009.

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phrase en deux mots représentant l’un des concepts ; sur la deuxième, Philippe est invité à

incarner ce concept par son jeu d’acteur. Il offre alors la gamme variée de son polymorphisme

grâce auquel nous percevons la complexité et la richesse du portrait.

Lorraine Alexandre, Portrait de la Fée Minine décomposé en six concepts : le désir, 2009,

photographies argentiques en noir et blanc.

Ce modèle, en tant que comédien, se distingue des transformistes et Drag Queens souvent

sollicités dans ma pratique. En incarnant la Fée Minine avec cette économie de moyens

(absence de maquillage, de robe, d’épilation…), Philippe Lelièvre m’ouvre les portes d’une

nouvelle approche du sujet. Les attributs, s’ils ne sont pas totalement absents (couronne de

fleur, voile), deviennent secondaires pour mettre en avant l’idée d’interprétation scénique

d’un personnage. Le corps du comédien aborde une double question : l’identité comme

posture, système comportemental socialement admis traitant de la question du genre au-delà

de ses attributs manufacturés ; et la manipulation du mythe de la femme. La Fée Minine,

comme le jeu de mot que forme son nom l’indique, est une figure stéréotypée, satirique, des

représentations de la femme et interpelle pour cela un imaginaire représentatif des images

culturellement admises de la féminité. Les six concepts qui, selon moi, la représentent sont, de

fait, explicites : ils posent cette idée de femme comme devant incarnée un corps désiré et

désirant, un corps construit, délimité par un imaginaire qui en dessine les formes fleuries, un

corps disponible à l’homme, mais aussi un corps qui l’inquiète, l’intrigue, un corps étranger,

mystérieux. Ce personnage exprime moins la nature supposée ou construite de la femme que

le regard de l’homme et son rapport à ces représentations. De fait, la fée a des auteurs et un

interprète masculins éloignés des considérations transvestiques. Ils expriment alors une vision

particulière ; ils montrent, non pas une projection d’eux-mêmes dans une identité féminine,

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mais une projection d’une imagerie qu’ils connaissent comme spectateur du statut genré de

l’autre.

Nous comprenons alors que le problème des mises en scène des genres se concentre sur la

question du contrôle de l’image par les moyens de la manipulation ; le tout inspiré d’un

environnement surchargé d’images médiatiques populaires et extraites d’un imaginaire

convenu où l’homme est prioritairement le voyeur et la femme l’objet de désir. Cette position

fait d’elle un signifiant ouvert au langage codé de la relation des sexes.

Le travestissement de genre peut dès lors être un moyen possible de rendre nulle et non

avenue cette catégorisation ; il peut la rendre au moins dépassable.

- Bibliographie :

- Beauvoir, Simone de, Le deuxième sexe II, L’expérience vécue (1949), Gallimard,

Paris, 1996.

- Bourdieu, Pierre, La Domination masculine, éd. Du Seuil, Paris, 1998.

- Morin, Edgar, Les Stars, éd. Du Seuil, Paris, 1972.

- Prokhoris, Sabine, Le sexe prescrit – La différence sexuelle en question, Aubier, Paris,

2000.

- Reichler, Claude, Le corps et ses fictions, Textes recueillis et présentés par Claude

Reichler, Les éditions de Minuit, Paris, 1983.