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LA RENTE ENTRAVE-T-ELLE VRAIMENT LA DÉMOCRATIE ? Réexamen critique des théories de « l'État rentier » et de la « malédiction des ressources » Mohammed Hachemaoui Presses de Sciences Po | Revue française de science politique 2012/2 - Vol. 62 pages 207 à 230 ISSN 0035-2950 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-francaise-de-science-politique-2012-2-page-207.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Hachemaoui Mohammed, « La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie ? » Réexamen critique des théories de « l'État rentier » et de la « malédiction des ressources », Revue française de science politique, 2012/2 Vol. 62, p. 207-230. DOI : 10.3917/rfsp.622.0207 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - McMaster University - - 130.113.111.210 - 12/05/2013 23h26. © Presses de Sciences Po Document téléchargé depuis www.cairn.info - McMaster University - - 130.113.111.210 - 12/05/2013 23h26. © Presses de Sciences Po

La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie ?

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LA RENTE ENTRAVE-T-ELLE VRAIMENT LA DÉMOCRATIE ?Réexamen critique des théories de « l'État rentier » et de la « malédiction des ressources »Mohammed Hachemaoui Presses de Sciences Po | Revue française de science politique 2012/2 - Vol. 62pages 207 à 230

ISSN 0035-2950

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Hachemaoui Mohammed, « La rente entrave-t-elle vraiment la démocratie ? » Réexamen critique des théories de

« l'État rentier » et de la « malédiction des ressources »,

Revue française de science politique, 2012/2 Vol. 62, p. 207-230. DOI : 10.3917/rfsp.622.0207

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LA RENTE ENTRAVE-T-ELLE

VRAIMENTLA DEMOCRATIE ?

RÉEXAMEN CRITIQUE DES THÉORIES DE « L’ÉTAT RENTIER »ET DE LA « MALÉDICTION DES RESSOURCES »

Mohammed Hachemaoui

L’étude de l’« autoritarisme »1 en Afrique du Nord et au Moyen-Orient, objetd’une abondante littérature en science politique2, est dominée, depuis un peuplus d’une vingtaine d’années, par la théorie de « l’État rentier »3. La thèse, qui

ambitionne de résoudre l’énigme du gouvernement autoritaire dans le monde arabe,enregistre un accueil d’autant plus enthousiaste que la région semble, à l’heure où la« troisième vague de démocratisation »4 déferle partout sur le globe, faire figure

1. Nous adoptons ici la définition séminale forgée par Juan Linz selon laquelle les régimes autoritaires sont des« systèmes politiques au pluralisme limité, politiquement non responsable, sans idéologie directrice élaborée[...] dans lesquels un leader ou parfois un petit groupe exerce un pouvoir dont les limites formelles sont maldéfinies bien qu'elles soient en fait plutôt prévisibles » (Juan J. Linz, « An Authoritarian Regime : The Case ofSpain », dans Erik Allardt, Yrjö Littuney (eds), Cleavages, Ideologies, and Party Systems. Contributions to Com-parative Political Sociology, Helsinki, Transactions of the Westermarck Society, Academic Bookstore, 1964,p. 291-341, dont p. 255). Voir du même auteur, Totalitarian and Authoritarian Regimes, Boulder, Lynne RiennerPublishers. 2000.

2. Voir entre autres : Rex Brynen, Bahgat Korany, Paul Noble (eds), Political Liberalization and Democratizationin the Arab World, volume 1 : Theoretical Perspectives, Boulder, Lynne Rienner, 1995 ; Michel Camau, « Globa-lisation démocratique et exception autoritaire arabe », Critique internationale, 30 (1), 2006, p. 59-81 ; MichelCamau, Vincent Geisser, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Pressesde Sciences Po, 2003, p. 13-52 ; Steven Heydemann, « La question de la démocratie dans les travaux sur lemonde arabe », Critique internationale, 17 (4), 2002, p. 54-62 ; Jean Leca, « La démocratisation dans le mondearabe : incertitude, vulnérabilité et légitimité », dans Ghassan Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates. Poli-tiques d'ouverture dans le monde arabe et islamique, Paris, Fayard, 1994, p. 35-93 ; Clement Moore Henry,« Authoritarian Politics in Unincorporated Society. The Case of Nasser's Egypt », Comparative Politics, 6 (2),janvier 1974, p. 193-218 ; Marsha Pripstein Posusney, Michele Penner Angrist (eds), Authoritarianism in the MiddleEast. Regimes and Resistance, Boulder, Lynn Rienner Publishers, 2005 ; Olivier Schlumberger (ed.), DebatingArab Authoritarianism. Dynamics and Durability in Non Democratic Regimes, Stanford, Stanford UniversityPress, 2007.

3. Entre autres : Lisa Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », Comparative Politics, 20 (1),octobre 1987, p. 1-18 ; Hazem Beblawi, Giacomo Luciani (eds), The Rentier State, New York, Croom Helm, 1987 ;Kiren Aziz Chaudhry, The Price of Wealth. Economies and Institutions in the Middle East, Ithaca, Cornell Uni-versity Press, 1997 ; Jill Crystal, Oil and Politics in the Gulf. Rulers and Merchants in Kuwait and Qatar, Cam-bridge, Cambridge University Press, 1990 ; Terry Lynn Karl, The Paradox of Plenty. Oil Booms and Petro-States,Berkeley, California University Press, 1997 ; Dirk Vandewalle, Libya since Independence. Oil and State-Building,Londres, Tauris, 1998. L'auteur du présent article a lui-même, un temps, adopté la thèse de « l'État rentier ».

4. Samuel Huntington, The Third Wave. Democratization in the Late Twentieth Century, Norman, University ofOklahoma Press, 1991.

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d’« exception »1. Des études quantitatives, en validant la « loi »2 selon laquelle le pétrole« entrave » la « démocratie »3, élargissent le champ de validité de la théorie4. Consacrée,celle-ci se voit prolongée sinon subsumée à partir de la deuxième moitié des années1990 par la très en vogue thèse de la « malédiction des ressources ». Relayée par lesspécialistes, les publicistes, les médias et les ONG au point de devenir une « doctrine »5,cette théorie entend démontrer, sur la base d’une corrélation entre variables chiffrées,que les ressources naturelles conduisent ceteris paribus à l’autoritarisme, à la ruine éco-nomique et aux guerres civiles. Pour les avocats de cette thèse à succès, l’autoritarismen’est désormais rien d’autre que la « malédiction politique des ressources naturelles »6.

Les soulèvements populaires survenus, depuis janvier 2011, dans des États arabes dits pré-cisément rentiers tels le Bahreïn et la Libye (le Yémen, l’Égypte et la Syrie)7, dévoilent augrand jour l’impasse analytique de ce schéma d’intelligibilité : l’allocation des bénéfices dela rente n’est pas parvenue, comme attendu, à « acheter » la paix intérieure et la dissidence ;

1. Sur le prétendu « exceptionnalisme arabe », lire Michel Camau, « L'exception autoritaire ou l'improbable pointd'Archimède de la politique dans le monde arabe », dans Élisabeth Picard (dir.), La politique dans le mondearabe, Paris, Armand Colin, 2006, p. 29-54 ; Iliya Harik « Democracy, “Arab Exceptionalism” and Social Science »,The Middle East Journal, 60 (4), automne 2006, p. 664-684 ; John Waterbury, « Une démocratie sans démo-crates ? Le potentiel de la libéralisation politique au Moyen-Orient », dans G. Salamé (dir.), Démocraties sansdémocrates..., op. cit., p. 95-128.

2. Thomas Friedman, « The First Law of Petropolitics », Foreign Policy, mai-juin 2006, p. 28-36.3. Nous adoptons ici l'acception de Dankwart Rustow (« Transition to Democracy. Toward a Dynamic Model »,Comparative Politics, 2-3, avril 1970, p. 337-363), selon laquelle « la démocratie est davantage une question deprocédure que de substance », « les facteurs qui maintiennent stable une démocratie pouv[a]nt ne pas êtreceux qui contribuent à son avènement ». Pour Robert Dahl (Polyarchy, New Haven, Yale University Press, 1971,p. 4-6), la démocratie repose sur deux attributs : la contestation et la participation. « L'établissement de ladémocratie » est appréhendé dans le sillage de Rustow comme un « processus d'institutionnalisation de l'incer-titude ». Voir Adam Przeworski, « Democracy as a Contingent Outcome of Conflicts », dans Jon Elster, RuneSlagstad (eds), Constitutionalism and Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, p. 59-80 ; etDemocracy and the Market. Political and Economic Reforms in Eastern Europe and Latin America, Cambridge,Cambridge University Press, 1991.

4. Michael Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », World Politics, 53, avril 2001, p. 325-361 ; Nathan Jensen,Leonard Wantchekon, « Resource Wealth and Political Regimes in Africa », Comparative Political Studies, 37 (7),septembre 2004, p. 816-841 ; Jay Ulfelder, « Natural-Resource Wealth and the Survival of Autocracy », Compa-rative Political Studies, 40, 2007, p. 995-1018 ; Leonard Wantchekon, « Why Do Resource Dependent CountriesHave Authoritarian Governments ? », Leitner Program Working Papers, 11, Yale University, New Haven, LeitnerProgram in International et Comparative Political Economy, décembre 1999.

5. Pauline Jones Lung, Erika Weinthal, « Rethinking the Resource Curse : Ownership, Structure, Institutional Capa-city, and Domestic Constraints », Annual Review of Political Science, 9, 2006, p. 241.

6. Voir entre autres : Mats Berdal, David Malone (eds), Greed & Grievance. Economic Agendas in Civil Wars,Boulder, Lynne Rienner, 2000 ; Paul Collier, Anke Hoeffler, « On the Incidence of Civil War in Africa », Journalof Conflict Resolution, 46 (1), 2002, p. 13-28 ; Terry Lynn Karl, « Ensuring Fairness. The Case for a TransparentFiscal Social Contrast », dans Macartan Hymphreys, Jefferey Sachs, Joseph Stiglitz (eds), Escaping the ResourceCurse, New York, Columbia University Press, 2007, p. 256-285 ; et The Paradox of Plenty..., op. cit. ; Alan Gelbet al., Oil Windfalls. Blessing or Curse ?, Oxford, Oxford University Press, 1988 ; N. Jensen, L. Wantchekon,« Resource Wealth and Political Regimes in Africa », art. cité ; Michael Ross, « The Political Economy of TheResource Curse », World Politics, 51, janvier 1999, p. 297-322, « Does Oil Hinder Democracy ? », art. cité, et« What Do We Know About Natural Resource and Civil War ? », Journal of Peace Research, 41 (3), 2004,p. 337-356 ; Jeffrey Sachs, Andrew Warner, « Natural Resources and Economic Development. The Curse ofNatural Resources », European Economic Review, 45, 2001, p. 227-238 ; L. Wantchekon, « Why Do ResourceDependent Countries Have Authoritarian Governments ? », cité.

7. Les hydrocarbures représentent en 2007 respectivement 93,3 % des exportations et 68 % des revenus del'État au Yémen, 52,2 % des exportations et 32,2 % des revenus de l'État en Égypte, 40,3 % des exportationset 22 % des revenus de l'État en Syrie, 80,8 % des exportations et 80,1 % des revenus du gouvernement auBahreïn, 93 % des revenus de l'État en Libye en 2006. Cf. Clement Moore Henry, Robert Springborg, Globali-zation and the Politics of Development in the Middle East, Cambridge, Cambridge University Press, 2010 (1re éd. :2001), p. 45.

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pas davantage n’a-t-elle, comme prévu, « neutralisé » les revendications populaires de red-dition des comptes et doté l’État d’une « autonomie » politique. Cet article voudrait entre-prendre, en partant de là, un réexamen critique des thèses de « l’État rentier » et de la« malédiction des ressources » par la déconstruction de l’argument central qui cimente cecouple théorique : la « rente engendre l’autoritarisme et entrave la démocratie ». L’article estordonné en deux sections. Dans la première, il s’agira de présenter les axiomes, les hypothèseset les mécanismes de causalité qui fondent ces deux théories. Dans la seconde, en nousappuyant sur des contre-arguments tant théoriques qu’empiriques, nous exposerons les biais,les limites et les apories que recèle le mainstream théorique qui relie les paradigmes domi-nants de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources ».

Les théories de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources » :axiomes, hypothèses, mécanismes de causalité

Hussein Mahdavy a, le premier, défini « l’État rentier » comme celui qui tire unepart substantielle de son budget de « rentes extérieures » (ressources naturellestelles que le pétrole et le gaz, aides étrangères, etc.)1. L’économiste, qui a pris

pour modèle l’Iran du Shah, affirme que les ressources rentières favorisent la myopie desgouvernants et les incitent au maintien du statu quo2. Hazem Beblawi, banquier cairote,a affiné la définition deux décennies plus tard en y apportant quatre nouveaux éléments,devenus canoniques depuis : 1/ une économie rentière est celle où prédominent les « situa-tions de rente » et dans laquelle la création de la richesse rentière est centrée autour d’unepetite fraction de la société, la majeure partie de la population étant engagée dans la dis-tribution et l’utilisation des revenus de la rente ; 2/ à la différence des rentes intérieures(foncières, immobilières, etc.), les « rentes extérieures » peuvent, quand elles sont subs-tantielles, soutenir l’économie « sans » le truchement d’un secteur productif interne fort ;3/ dans un « État rentier », une infime partie seulement des revenus de la rente est des-tinée à la régénération de la richesse rentière, l’essentiel des bénéfices devant être allouéà la « distribution » ; 4/ dans un « État rentier », enfin, le gouvernement est le destinataire,direct sinon exclusif, des rentes extérieures, celles-ci tombant de ce fait sous le contrôled’un groupe restreint3. L’auteur précise que le concept est fondé sur une hypothèse forte :les économies de ce type façonnent une « mentalité rentière », réfractaire à l’« éthique »de la production. Ce postulat rarement discuté est au fondement de la littérature du « ren-tierism » : certains parmi les tenants les plus en vue de la théorie de la « malédiction desressources » n’hésitent pas à parler, à leur tour, de « culture de la recherche de rente »et de « psychologie rentière »4.

1. Hussein Mahdavy, « The Patterns and Problems of Economic Development in Rentier State. The Case of Iran »,dans M. A. Cook (ed.), Studies in Economic History of the Middle East, Londres, Oxford University Press, 1970,p. 428-467, dont p. 428. Une économie minière est considérée comme telle par la Banque mondiale quand laproduction minière y constitue 10 % du PIB et 40 % au moins du total des exportations. Cf. Gobind T. Nankani,« Development Problems of Mineral Exporting Countries », World Bank Staff Working Paper 354, WashingtonD.C., World Bank, 1979.

2. H. Mahdavy, « The Patterns and Problems of Economic Development in Rentier State. The Case of Iran », cité,p. 443.

3. Hazem Beblawi, « The Rentier State in the Arab World », dans H. Beblawi, G. Luciani (eds), The Rentier State,op. cit., p. 51-52.

4. T. L. Karl, « Ensuring Fairness... », cité, p. 257 et p. 264.

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La thèse de « l’État rentier », érigée sur la « structure économique », est restituée par unaxiome bien connu : « no taxation without representation » (« pas de taxation sans représen-tation »)1. La théorie mobilise, pour le fonder, trois mécanismes de causalité :

– Le premier est relatif au fondement économique de l’État. Un gouvernement qui tire unepart essentielle de ses revenus de l’imposition de sa population « sera » – avancent les tenantsde la thèse de « l’État rentier » par analogie avec l’interprétation dominante de l’histoire dela représentation britannique et américaine – confronté à l’avènement, « inévitable », d’uneforte demande de démocratie2. À l’inverse, quand un État tire l’essentiel de ses revenus deressources extérieures, il devient « autonome »3 par rapport à la société ; la rente, en allégeantsinon en supprimant la pression fiscale, neutralise la demande de reddition des comptessuivant une règle du jeu politique contraire à celle qui gouverne l’« État producteur » : « norepresentation without taxation » (pas de représentation sans taxation)4.

– Le deuxième mécanisme de causalité est afférent à la manière dont l’État dépense sesrevenus. La richesse rentière, en offrant aux gouvernements des budgets confortables quiassurent la distribution des bénéfices aux groupes sociaux, permet sinon d’« acheter » la paixintérieure5 et d’atteindre l’« assentiment » populaire6, du moins de « réprimer » l’opposi-tion7 ; les deux effets participent d’un « pacte rentier » : alors que le gouvernement distribuegrâce à son « autonomie fiscale » les bénéfices de la rente en biens et services à la population,celle-ci, travaillée par la « dépolitisation »8, accorde une « autonomie » politique à l’État9.

– Le troisième mécanisme de causalité se rapporte à la société. La distribution clientélairedes revenus de la rente à la population empêche la structuration de classes et de groupessociaux autonomes10. Or, la « modernisation » sociale constitue, selon la thèse bien connuede Seymour Martin Lipset, le prérequis indispensable à l’avènement de la démocratie11.

1. Le vocable fut, comme l'on sait, le cri de ralliement des partisans de la Révolution américaine.2. Giacomo Luciani, « Allocation vs. Production States : A Theoretical Framework », dans H. Beblawi, G. Luciani(eds), The Rentier State, op. cit., p. 73. T. L. Karl, « Ensuring Fairness... », cité. Le paradigme part de l'assomptionénoncée par Edmund Burke, l'un des cadres influents du parti britannique Whig, dans son fameux Reflectionson the Revolution in France (1790) : « The revenue of the state is the state » (« le revenu de l'État, c'est l'État »).

3. L. Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », art. cité ; J. Crystal, Oil and Politics in the Gulf...,op. cit. ; Theda Skocpol, « Rentier State and Shi'a Islam in the Iranian Revolution », Theory and Society, 11 (3),mai 1982, p. 265-283 ; D. Vandewalle, Libya since Independence. Oil and State-Building, op. cit. Steffen Hertog,sans aller jusqu'à rompre complètement avec le paradigme, montre les apories de la thèse de « l'autonomie del'État rentier » dans son ouvrage Princes, Brokers, and Bureaucrats. Oil and the State in Saudi Arabia, Ithaca,Cornell University Press, 2010, chap. 8. Lire également Yasuyuki Matsunaga, « L'État rentier est-il réfractaire àla démocratie ? », Critique internationale, 8, 2000, p. 46-58.

4. G. Luciani, « Allocation vs. Production States... », cité, p. 75 ; S. Huntington, The Third Wave..., op. cit., p. 65.5. H. Beblawi, G. Luciani (eds), The Rentier State..., op. cit., p. 7 ; J. Crystal, Oil and Politics in the Gulf..., op. cit.,p. 9-11 ; T. Skocpol, « Rentier State and Shi'a Islam in the Iranian Revolution », art. cité, p. 269.

6. L. Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », art. cité, p. 10.7. Eva Bellin, « The Robustness of Authoritarianism in the Middle East », Comparative Politics, 36 (2), 2004,p. 139-157 ; M. Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », art. cité.

8. Afsaneh Najmabadi, « Depoliticisation of a Rentier State », dans H. Beblawi, G. Luciani, (eds), The RentierState..., op. cit., p. 211-227.

9. L. Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », art. cité ; J. Crystal, Oil and Politics in the Gulf...,op. cit. ; D. Vandewalle, Libya since Independence. Oil and State-Building, op. cit.

10. M. Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », art. cité.11. Cf. Seymour M. Lipset, « Some Social Requisite of Democracy », American Political Science Review, 53 (1), 1959,p. 65-105 ; Pour une critique de la thèse des « prérequis », lire Eva Bellin, « Contingent Democrats. Industrialists,Labor, and Democratization in Late-Developing Countries », World Politics, 52 (2), janvier 2000, p. 175-205 ;M. Camau, V. Geisser, Le syndrome autoritaire..., op. cit., p. 50-65 ; S. Heydemann, « La question de la démocratiedans les travaux sur le monde arabe », art. cité ; J. Leca, « La démocratisation dans le monde arabe : incertitude,vulnérabilité et légitimité », cité.

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L’action conjuguée de ces effets produit deux configurations : dans la période du « boom »pétrolier, le gouvernement parvient à « stabiliser » l’autoritarisme par l’« achat » de la légi-timité ; dans la phase du « bust » (faillite), la crise fiscale que provoque l’effondrement descours mondiaux des hydrocarbures rend impossible, en l’absence d’appareils d’extraction(forts), la poursuite des programmes d’allocation, la montée de la contestation menaçant lasurvie de ces États faiblement institutionnalisés1.

C’est ici, à ce point d’arrivée de la thèse de « l’État rentier », qu’intervient la théorie de la« malédiction des ressources » (« resource curse ») ou plus précisément le versant politiqueet institutionnel de celle-ci2. Prenant le relais, elle entend étendre sinon subsumer la thèsede « l’État rentier ». Cette opération n’est cependant pas sans poser quelques problèmes. Lepremier est relatif à la construction de leurs objets respectifs : tandis que la théorie de « l’Étatrentier » s’attache à expliquer l’autoritarisme par la rente pétrolière, celle qui lui succèdeentend, partant de là, montrer pourquoi la richesse naturelle a généré, outre l’autoritarisme,la faillite économique et les guerres civiles. Le second problème découle directement dupremier : si les tenants de la théorie de la « malédiction des ressources » construisent leurargumentation en prolongeant la thèse de « l’État rentier »3, certains parmi ceux qui s’ins-crivent dans le sillage de celle-ci n’approuvent pas toujours les conclusions du « resourcecurse »4.

Formulée par des économistes puis des politologues, la thèse de la « malédiction des res-sources » affirme, en s’appuyant le plus souvent sur des corrélations entre variables chiffrées,que les « États pétroliers » comptent « parmi les pays les plus autoritaires, les plus instableséconomiquement et les plus affectés par la violence politique ». L’explication de cette cor-rélation négative entre ressources naturelles et développement économique convoque unecombinaison de mécanismes causaux5.

La volatilité des prix des hydrocarburesLes brusques fluctuations des cours mondiaux du pétrole, en provoquant des cycles d’expan-sion et de faillite, rendent aléatoire le management efficient de l’or noir par les gouvernants :la volatilité des prix du marché international exerce un effet négatif sur la discipline budgé-taire, la planification de l’État et le développement durable.

1. T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit.2. Nous laisserons de côté ici les deux autres dimensions (guerres civiles et faillite économique) de la théorie dela « malédiction des ressources », la question centrale de cet article étant le rapport entre rente et autoritarisme.Pour une critique de la thèse selon laquelle les ressources naturelles engendrent les guerres civiles, lire Jona-than Di John, « Oil Abundance and Violent Political Conflict : A Critical Assessment », Journal of DevelopmentStudies, 43 (6), 2007, p. 961-986. Christa N. Brunnscheweiler montre une relation positive entre ressourcesnaturelles et croissance économique dans son « Cursing the Blessings ? Natural Resource Abundance, Institu-tions, and Economic Growth », World Development, 36 (3), 2008, p. 399-419.

3. T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit. ; M. Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », art. cité.4. Steffen Hertog, « Defying The Resource Curse. Explaining Successful State-Owned Enterprises in RentierStates », World Politics, 62 (2), avril 2010, p. 261-301.

5. M. Berdal, D. Malone (eds), Greed & Grievance. Economic Agendas in Civil Wars, op. cit. ; P. Collier, A. Hoeffler,« On the Incidence of Civil War in Africa », art. cité ; T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit., « The Perils ofthe Petro-States. Reflexions on the Paradox of Plenty », Journal of International Affairs, 53 (1), 1999, p. 31-48,et « Ensuring Fairness... », cité ; A. Gelb et al., Oil Windfalls. Blessing or Curse ?, op. cit. ; M. Ross, « The PoliticalEconomy of The Resource Curse », art. cité, et « What Do We Know About Natural Resource and Civil War ? »,art. cité ; J. Sachs, A. Warner, « Natural Resources and Economic Development... », art. cité.

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Le « syndrome hollandais » (Dutch Disease)Les pays dépendants des hydrocarbures souffrent de la « maladie hollandaise ». Diagnostiquéà la suite des effets négatifs causés dans les années 1970 par la hausse des exportations gazièressur l’industrie manufacturière des Pays-Bas, le syndrome se laisse décrire comme suit : leflux massif des revenus pétroliers, en provoquant la hausse du taux de change réel de lamonnaie du pays, rend les exportations des secteurs hors hydrocarbures non compétitives.Aussi, en marginalisant les activités productives non pétrolières à l’instar des secteurs agricoleet industriel, les exportations du pétrole et du gaz achèvent-elles de nuire à la diversificationde l’économie. Pour soutenir ces segments d’activité économique non concurrentiels, lesgouvernants financent, grâce au transfert financier des pétrodollars, des politiques protec-tionnistes. La boucle est bouclée : plus l’agriculture et les manufactures sont dépendantes dusecteur pétrolier, plus s’accroît la dépendance pétrolière et plus s’affaiblit la compétitivité1.

Concentration de la richesse et « recherche de rentes »L’industrie pétrolière, qui requiert un niveau très élevé de capital, de savoir-faire et de maî-trise technologique, est peu pourvoyeuse de main-d’œuvre. Faiblement lié aux autres activitésproductives, le secteur pétrolier s’apparente à une « enclave » qui se tient à l’écart du restede l’économie2. Le développement fondé sur les ressources minières et pétrolières, en géné-rant des bénéfices importants, marginalise les autres sources de revenu et encourage la« recherche de rentes » (rent-seeking) – le concept désignant les efforts visant l’accès auxrentes ou leur contrôle. Dans ces États, où les structures administratives connaissent uneexpansion pléthorique, les relations de clientélisme président souvent à la distribution desressources3. Ce mode d’échange, tout en favorisant la concentration des richesses entre quel-ques mains, pénalise lourdement les activités productives.

1. Le débat sur cette question est loin d'être clos. Certains économistes considèrent que la pertinence du conceptdu « Dutch Disease » est limitée aux seules économies de plein emploi. Cf. Janhangir Amuzegar, Managing theOil Wealth. OPEC's Windfall and Pitfalls, Londres, Tauris, 1999, p. 191. D'autres estiment que la captation ducapital et de la main-d'œuvre par le secteur connaissant un boom ne signifie rien d'autre qu'un changementdans les termes de l'avantage comparatif du pays. Cf. Graham A. Davis, « Learning to Love Dutch Disease.Evidence from the Mineral Economies », World Development, 23 (10), octobre 1995, p. 1765-1779.

2. Les spécialistes distinguent entre les ressources naturelles concentrées géographiquement (« point source »)et celles qui sont diffuses et « pillables » (« lootable »). Les hydrocarbures appartiennent à la première catégorie.Cf. Richard Snyder, Ravi Bhavnani, « Diamonds, Blood, and Taxes. A Revenue-Centred Framework for ExplainingPolitical Order », Journal of Conflict Resolution, 49 (4), 2005, p. 563-597.

3. Sur le clientélisme, lire notamment Jean-Louis Briquet, Frédéric Sawicki (dir.), Le clientélisme politique dansles sociétés contemporaines, Paris, PUF, 1998 ; Christopher Clapham (ed.), Private Patronage and Public Power.Political Clientelism in the Modern State, New York, Saint Martin's Press, 1982 ; Samuel N. Eisenstadt, LuisRoniger, Patrons, Clients and Friends. Interpersonal Relations and the Structure of Trust in Society, New York,Cambridge University Press, 1984 ; Samuel N. Eisenstadt, René Lemarchand (eds), Political Clientelism, Patro-nage, and Development, Londres, Sage, 1981 ; Ernest Gellner, John Waterbury (eds), Patrons and Clients inMediterranean Societies, Londres, Duckworth, 1977 ; Mohammed Hachemaoui, « Clientélisme et corruption dansle système politique algérien (1999-2004) », thèse de doctorat de science politique, Paris, Institut d'étudespolitiques, 2004 ; Herbert Kitschelt, Steven Wilkinson (eds), Patrons, Clients, and Policies. Patterns of Demo-cratic Accountability and Political Competition, Cambridge, Cambridge University Press, 2007 ; Jean Leca, YvesSchemeil, « Clientélisme et néo-patrimonialisme dans le monde arabe », International Political Science Review,4, 1984, p. 456-494 ; Simona Piattoni (ed.), Clientelism, Interests, and Democratic Representation. The EuropeanExperience in Historical and Comparative Perspective, Cambridge, Cambridge University Press, 2001 ; LuisRoniger, « Political Clientelism, Democracy, and Market Economy », Comparative Politics, 36 (3), avril 2004,p. 353-375 ; Steffen W. Schmidt, Friends, Followers and Factions. A Reader in Political Clientelism, Berkeley,University of California Press, 1977.

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« L’État rentier »Les États dépendants des hydrocarbures, tirant leurs ressources des revenus de la rente, n’ontpas besoin de développer une bureaucratie fiscale efficiente. Aussi accusent-ils une faiblesseinstitutionnelle patente, notamment en matière d’imputabilité fiscale et de représentationpolitique. En desserrant les liens vitaux entre le gouvernement et la population, le dévelop-pement fondé sur la richesse rentière promeut l’autoritarisme, les revenus pétroliers donnantaux gouvernants les moyens de financer un appareil répressif robuste.

Les théories de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources » :biais, anomalies et impasses

Le concept de « l’État rentier » – qui représente selon Lisa Anderson « l’une des contri-butions majeures des études du Moyen-Orient à la science politique »1 – a voyagé dansd’autres régions, sa validité prétendant, grâce à la théorie de la « malédiction des

ressources » qui l’a subsumé, embrasser l’universalité2. Le modèle accuse pourtant des biaisthéoriques au moins autant qu’empiriques. Ils altèrent l’intelligibilité de l’énigme de la dura-bilité et de l’effondrement de l’autoritarisme, et mènent à des impasses analytiques.Examinons-les.

Les biais des études corrélationnellesL’analyse corrélationnelle, au fondement d’un grand nombre d’explications, occupe une placede plus en plus importante en sociologie et en science politique. Partant de l’assomption quela corrélation est à la base de la causalité, beaucoup tiennent les théories avancées par lesanalyses corrélationnelles – dont les modèles statistiques sont, il est vrai, d’une grande sophis-tication – comme présentant, par définition, les garanties de la rigueur et de l’objectivation3.Il en est ainsi de la théorie de la « malédiction des ressources ». L’analyse corrélationnelle aucœur de celle-ci accuse pourtant de multiples biais. Le plus important d’entre eux se rapporteà la fondation épistémique même de la démarche : établir une corrélation entre deux variablesest une chose, en imputer une relation causale en est une autre. Une corrélation ne peut-ellepas, à y bien voir, se lire dans un sens comme dans un autre ? En l’occurrence, est-ce la rentequi cause l’autoritarisme ou bien le gouvernement autoritaire qui génère la dépendance vis-à-vis des ressources naturelles ? L’étude séminale de Michael Ross et celles qui lui ont succédé4

feignent d’occulter ce point de méthode fondamental : une corrélation n’est pas une causalité.Un deuxième biais affaiblit ces études canoniques : il concerne la confusion conceptuelle qu’ellesentretiennent entre « abondance » des ressources naturelles et « dépendance » vis-à-vis des

1. L. Anderson, « The State in the Middle East and North Africa », art. cité, p. 9.2. Voir entre autres : John Clark, « Petro-Politics in Congo », Journal of Democracy, 8 juillet 1997, p. 62-76 ;T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit. ; M. Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », art. cité ; N. Jensen,L. Wantchekon, « Resource Wealth and Political Regimes in Africa », art. cité ; J. Ulfelder, « Natural-ResourceWealth and the Survival of Autocracy », art. cité ; L. Wantchekon, « Why Do Resource Dependent Countries HaveAuthoritarian Governments ? », cité ; Douglas A. Yates, The Rentier State in Africa. Oil Rent Dependancy andNeocolonialism in the Republic of Gabon, Trenton, Africa World Press, 1996.

3. Gerardo L. Munck, Jay Verkuilen, « Conceptualizing and Measuring Democracy. Evaluating Alternative Indices »,Comparative Political Studies, 35 (1), février 2002, p. 5-34, dont p. 31.

4. M. Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », art. cité ; N. Jensen, L. Wantchekon, « Resource Wealth and PoliticalRegimes in Africa », art. cité ; L. Wantchekon, « Why Do Resource Dependent Countries Have AuthoritarianGovernments ? », cité.

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ressources1. Or, il existe de multiples pays à la fois riches en ressources naturelles et démocra-tiques. L’Australie, l’Afrique du Sud (post-Apartheid), le Canada, les États-Unis et la Grande-Bretagne en sont des exemples parmi tant d’autres2. Le troisième biais qui grève les étudesquantitatives au principe de la « loi » de la « malédiction des ressources » a trait aux limitesdes index employés. Leurs auteurs utilisent uniment des indicateurs tels l’index Polity, le ratiodes dépenses militaires par rapport au PIB3. Ces indicateurs, appréhendant l’État comme uneentité holiste et homogène, peinent à saisir les dynamiques sociales et politiques quand ilsn’achèvent pas de donner une image statique du pays considéré. Ces indices échouent, à cetégard, à capturer les logiques souterraines, telles le factionnalisme et l’ethnicité, qui participentde la segmentation de l’État et de la société4. Les index buttent, par ailleurs, sur un problèmethéorique rarement discuté : celui de la conceptualisation5. Prenons la variable « démocratie ».Si on intègre – comme le fait une définition maximaliste du concept – l’économie de marchécomme attribut entrant dans la définition de la démocratie, les liens entre ces deux catégoriescessent dès lors d’être considérés comme une problématique de recherche. À l’inverse, l’omis-sion opérée par l’index Polity du critère de la « participation » dans l’évaluation chiffrée de ladémocratie est problématique. L’indice ne prend pas en compte les restrictions de jure du droitde vote en vigueur avant 1945. Pas davantage ne mesure-t-il les obstacles qui grèvent de factol’usage effectif du droit de vote formel6.

Les analyses corrélationnelles qui ont fait le succès de la théorie de la « malédiction desressources » accusent une autre lacune de poids : l’oubli de la variable clé du temps. L’omis-sion est d’autant plus préjudiciable à l’analyse que la temporalité est capitale pour établirune causalité, ici comme ailleurs. Fondées sur une base de données arbitrairement établie àpartir des années 1971 et 1972, ces études ne restituent pas l’antériorité de l’autoritarisme.Au demeurant, des analyses quantitatives régressives remontant un siècle avant le premierboom pétrolier infirment la relation causale consacrée par les tenants de la théorie de la« malédiction des ressources »7.

Ces biais suffisent à révoquer en doute la pertinence des analyses corrélationnelles, quandelles ne plaident pas en faveur de leur dépassement8.

1. Les revenus rentiers peuvent représenter une part substantielle du budget de l'État sans dominer l'ensemblede l'économie. Cf. Thad Dunning, Crude Democracy. Natural Resource Wealth and Political Regimes, New York,Cambridge University Press, 2008, p. 19.

2. T. Dunning, Crude Democracy..., ibid., p. 2. Plusieurs études quantitatives régressives révoquent en doute quandelles n'infirment pas la « loi » établie par les tenants de la théorie de la « malédiction des ressources ». Cf.Stephen Haber, Victor Menaldo, « Do Natural Resources Fuel Authoritarianism ? A Reappraisal of the ResourceCurse », American Political Science Review, 105 (1), février 2011, p. 1-26 ; Michael Herb, « No Representationwithout Taxation ? Rents, Development, and Democracy », Comparative Politics, 37 (3), avril 2005, p. 297-316 ;Sven Oskarson, Eric Ottosen, « Does Oil Still Hinder Democracy ? », Journal of Development Studies, 46 (6),2010, p. 1067-1083.

3. M. Ross croit déduire ainsi (dans « Does Oil Hinder Democracy ? », art. cité) l'usage de la répression par le seulindicateur du ratio que représente les dépenses militaires dans le budget de l'État.

4. Cf. Mohammed Hachemaoui, « Y a-t-il des tribus dans l'urne ? Sociologie d'une énigme électorale », Cahiersd'études africaines, 205, 2012, p. 103-163.

5. G. L. Munck, J. Verkuilen, « Conceptualizing and Measuring Democracy... », art. cité.6. G. L. Munck, J. Verkuilen, ibid., p. 11.7. S. Haber, V. Menaldo, « Do Natural Resources Fuel Authoritarianism ?... », art. cité. La base de données desauteurs de cette étude couvre 168 pays sur une période allant de 1800 à 2006.

8. David Dessler, « Beyond Correlation : Toward a Causal Theory of War », International Studies Quarterly, 35,1991, p. 337-355 ; Peter Hedtröm, Richard Swedberg (eds), Social Mechanisms. An Analytical Approach to SocialTheory, Cambridge, Cambridge University Press, 1998 ; G. L. Munck, J. Verkuilen, « Conceptualizing and Measu-ring Democracy... », art. cité.

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La rente génère-t-elle l’autoritarisme ?La théorie de l’« État rentier » entend s’inscrire dans une approche d’économie politique.Les tenants du paradigme, cédant cependant un peu trop facilement au déterminisme éco-nomique, achèvent d’occulter le politique. Ainsi, ils s’attardent peu ou pas sur la question– dont les soulèvements populaires arabes montrent aujourd’hui toute l’acuité – de la légi-timité politique1. Comment les élites se sont-elles emparées du pouvoir ? Comment s’opèrela distribution des revenus des hydrocarbures ? Comment les groupes et les individusjugent-ils la distribution des droits et des ressources ? La vulgate, en partant du postulat queles hydrocarbures ont « façonné » les « États pétroliers »2 et les « sociétés d’hydrocarbures »3,évacue une variable aussi déterminante que les règles du jeu politique, ces dernières, anté-rieures le plus souvent à l’ère pétrolière, préemptant l’usage qui est fait de la rente4. L’évi-tement des variables institutionnelles et temporelles génère une erreur d’interprétation lourdede conséquences : celle consistant à faire de la rente per se la cause fons et origo de l’autori-tarisme. Les contre-exemples ne manquent pas, qui attestent que l’autoritarisme est souventantérieur à la dépendance pétrolière. Prenons le cas de l’histoire contemporaine de l’Iranqui a servi de modèle fondateur. Quand Mohammad Réza Pahlavi arrive au pouvoir en1941, l’État iranien n’est alors qu’un tout modeste producteur de pétrole, les exportationsdes hydrocarbures ne dépassant pas 1 % des revenus du gouvernement5. L’absolutisme duShah n’a pourtant pas attendu le premier boom pétrolier pour sévir6. On peut en dire demême d’Oman et du Yémen : l’autoritarisme y est préexistant à l’avènement – dans les années1970 pour le Sultanat de Qabous et au cours de la décennie 1980 pour la République deSaleh – de l’ère pétrolière7. Il en est de même de l’Algérie où l’autoritarisme n’a pas attendula dépendance pétrolière – qui n’apparaît au demeurant qu’au début des années 19708, soitune décennie après la mise en place du régime prétorien – pour s’établir9. Le Gabon, laGuinée équatoriale, le Kazakhstan, le Turkménistan et le Tadjikistan ne sont pas en reste :l’autoritarisme y est, dans tous ces pays, antécédent à l’avènement de l’ère pétrolière10.

Un raisonnement par l’absurde est un bon moyen pour tester la validité d’une théorie. Dansle cas de figure qui nous occupe, pareille opération consisterait à démontrer que les paysnon dépendants des ressources naturelles sont gouvernés par des régimes démocratiques. Le

1. Michael Hudson, Arab Politics. The Search for Legitimacy, New Haven, Yale University Press, 1977.2. T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit.3. G. Luciani, « Allocation vs. Production States... », cité.4. Mohammed Hachemaoui, « Permanences du jeu politique en Algérie », Politique étrangère, 74 (2), été 2009,p. 309-321.

5. S. Haber, V. Menaldo, « Do Natural Resources Fuel Authoritarianism ?... », art. cité, p. 8.6. Sur l'absolutisme du Shah, lire notamment Homa Katouzian, « The Pahlavi Regime in Iran », dans HouchangE. Chehabi, Juan J. Linz (eds), Sultanistic Regimes, Baltimore, The Johns Hopkins University Press, 1998,p. 183-205 ; Nikki R. Keddi, Modern Iran. Roots and Results of Revolution, Yale, Yale University Press, 2006(1re ed. : 2003) ; Ervand Abrahamian, A History of Modern Iran, New York, Cambridge University Press, 2008.

7. Sur les statistiques pétrolières d'Oman et du Yémen, voir C. M. Henry, R. Springborg, Globalization and thePolitics of Development in the Middle East, op. cit., tableau 3.2, p. 45.

8. Lire Smaïl Goumeziane, Le mal algérien. Économie politique d'une transition inachevée, Paris, Fayard, 1994 ;Ghazi Hidouci, Algérie, la libération inachevée, Paris, La Découverte, 1995 ; Jean Leca, « État et société enAlgérie », dans Bassma Kodmani-Darwish (dir.), Maghreb : les années de transition, Paris, IFRI/Masson, 1990,p. 17-58.

9. Sur l'antériorité de l'autoritarisme, lire Jean Leca, Jean Claude Vatin, L'Algérie politique. Institutions politiqueset régime, Paris, Presses de Sciences Po, 1975 ; Mohammed Harbi, Le FLN. Mirage et réalités. Des origines à laprise pouvoir (1945-1962), Paris, Jeune Afrique, 1980 ; Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN (1954-1962),Paris, Fayard, 2002.

10. S. Haber, V. Menaldo, « Do Natural Resources Fuel Authoritarianism ?... », art. cité, p. 10-11.

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test s’avère, là encore, non concluant : de la Tunisie à l’Ouzbékistan en passant par l’Érythrée,les contre-exemples ne manquent pas. Poussons le raisonnement jusqu’au bout et envisa-geons une hypothèse contrefactuelle. L’argument qui fait des hydrocarbures la cause del’autoritarisme suggère implicitement que les pays dépendants des ressources naturellesauraient été démocratiques s’ils n’avaient pas été dotés de ces richesses. Les monarchies dela Péninsule arabique, où le revenu per capita y est comparable à celui des pays de la Scan-dinavie, auraient-elles eu des institutions politiques similaires à celles du Danemark et de laSuède si elles n’étaient pas dotées de la ressource pétrolière ? L’Algérie, la Libye, l’Arabiesaoudite et le Bahreïn seraient-ils devenus démocratiques sans le pétrole ? Répondre parl’affirmative, comme le font implicitement certains avocats de la théorie de la « malédictiondes ressources »1, revient à oublier que les formes du gouvernement non démocratique ont,dans l’aire à laquelle appartiennent ces pays, une profondeur historique bien antérieure aupremier boom pétrolier. Si le legs historique ne peut justifier à lui seul l’autoritarisme contem-porain, celui-ci ne saurait davantage être réduit à la variable dépendante de l’abondance desressources naturelles.

Pas de représentation sans taxation ?Les théoriciens de l’« État rentier », se référant à la trajectoire ouest-européenne, font dela représentation l’aboutissement inévitable de la taxation. Un réexamen rigoureux del’histoire européenne de la représentation politique invite cependant à révoquer en doutecette logique2. En effet, les tenants de la thèse selon laquelle, en Europe, « l’impositiona conduit à la représentation »3 confondent à la vérité trois phases historiques distinctes :l’émergence, le renforcement et la longévité des institutions représentatives. Ces auteurs– adoptant la vision « Whig » de l’histoire de la représentation4, prétendant montrer lanécessaire et universelle évolution d’une institution vers un progrès – transposent les réa-lisations des parlements élus du 19e siècle (restriction de l’absolutisme monarchique, ins-titutionnalisation du parlementarisme et de l’imputabilité gouvernementale) sur celles desinstitutions représentatives du 18e siècle. La perspective, adoptée par les théoriciens de« l’État rentier », accuse au moins deux méprises : la première consiste à prendre, s’agis-sant des institutions représentatives médiévales fortes, la recherche d’autonomie de cesdernières pour de l’imputabilité ; la seconde revient à faire de la conflictualité le seulparamètre pouvant définir les rapports entre les institutions représentatives et les monar-chies à l’exclusion d’autres variables, telles la coopération et la cooptation. De grands his-toriens des assemblées prémodernes, à l’instar de Francis Carsten et Russell Major, l’ontpourtant bien établi : la taxation a contribué à l’émergence et à la longévité des

1. M. Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », art. cité.2. Cf. Michael Herb, « Taxation and Representation », Studies in Comparative International Development, 38 (3),2003, p. 3-31.

3. Robert Bates, Da-Hsiang Donald Lien, « A Note on Taxation, Development and Representative Government »,Politics and Society, 14 (1), 1985, p. 53-70 ; Philip Hoffman, Katheryn Norberg (eds), Fiscal Crises, Liberty, andRepresentative Government, 1450-1789, Stanford, Stanford University Press, 1994 ; Margaret Levi, Of Rule andRevenue, Berkeley, University of California Press, 1988 ; Charles Tilly, Coercion, Capital and European States,AD 990-1990, Oxford, Blackwell, 1990. Deux arguments expliquent l'avènement de la démocratie à partir de lataxation : le marchandage (bargaining) et la légitimation. Pour les uns (comme Charles Tilly), le gouvernementreprésentatif est le résultat du marchandage opéré entre les monarques et leurs sujets à propos de l'imposition(nécessaire au financement de la guerre) ; pour les autres (comme M. Levi), les institutions représentativesapportent une légitimation au pouvoir fiscal. Les tenants de la thèse de l'État rentier adoptent le premierargument.

4. Cf. Herbert Butterfield, The Whig Interpretation of History, Londres, Bell, 1931.

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institutions représentatives principalement là où celles-ci avaient un rôle direct dans lacollecte des impôts1. Or, les institutions représentatives mises en place entre la Révolutionfrançaise et la proclamation de la Seconde République ne jouissent pas, elles, de ce pou-voir de marchandage et de négociation que les assemblées prémodernes avaient pu tirerde la taxation, le pouvoir exécutif étant, dans l’État moderne, le seul qui fixe et lèvel’impôt à travers la bureaucratie fiscale. Aussi l’imposition n’a-t-elle joué en définitivequ’un rôle « mineur » dans l’émergence, le renforcement et la longévité des institutionsreprésentatives modernes2.

La thèse centrale sur laquelle se fonde la théorie de « l’État rentier » est d’autant plusincertaine que l’examen du 20e siècle ne fournit pas davantage d’éléments à l’appui del’argument selon lequel la démocratie surgit à l’aune exclusive du marchandage quis’opère entre gouvernants et gouvernés autour de l’imposition (« representative bar-gain »). John Waterbury a mis au jour, dans un texte qui a fait date, les anomalies de lathéorie de « l’État rentier »3. Rappelons-les. En Inde, la plus ancienne et plus grandedémocratie du tiers-monde s’il en est, les contributions indirectes occupent habituelle-ment les trois quarts du revenu total de l’État fédéral4. En Turquie, la part que repré-sentent les revenus fiscaux dans le PNB a baissé de 17 % en 1982 à 14 % en 1988. C’estpourtant au cours de cette période que le pays a entrepris avec succès sa (troisième)transition démocratique5.

S’il est indéniable que la plupart des États d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient dépen-dent plus des rentes que des impôts, il est en revanche erroné de penser que le mondearabe est sous-imposé par rapport aux autres régions en voie de développement. Les chif-fres de la Banque mondiale attestent qu’entre 1975 et 1985, la part des impôts par rapportau PNB est de 12 % en Amérique latine, contre 25 % au Proche-Orient6. C’est pourtanten Amérique du Sud que des processus de « transition vers la démocratie » se sont opérésau cours de cette période et non point au Maghreb et au Machrek. Clement M. Henryremet en cause, lui aussi, la thèse centrale de la théorie de « l’État rentier ». Doutant del’efficacité de la mécanique selon laquelle « la taxation conduit à la représentation », il rap-pelle qu’en Tunisie, les revenus fiscaux représentent près de 26 % du PIB du pays. Or,ce taux élevé d’imposition est associé, dans le régime de Ben Ali, a plus d’autoritarismeet non point à davantage d’imputabilité gouvernementale7. Expliquer, comme le fait une

1. Francis Carsten, Princes and Parliaments in Germany, from the Fifteenth to the Eighteenth Century, Oxford,Clarendon Press, 1959 ; Russell J. Major, Representative Government in Early Modern France, New Haven, YaleUniversity Press, 1980.

2. M. Herb, « Taxation and Representation », art cité.3. Lire l'excellent texte de John Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de la libéralisationpolitique au Moyen-Orient », cité, et « From Social Contracts to Extraction Contracts. The Political Economy ofAuthoritarianism and Democracy », dans John P. Entelis (ed.), Islam, Democracy, and the State in North Africa,Bloomington, Indiana University Press, 1997, p. 141-176.

4. En 2007, le gouvernement indien n'a recensé que 31,5 millions de personnes ayant acquitté l'impôt, sur unepopulation qui compte plus d'un milliard d'habitants. Statistique donnée par S. Hertog, Princes, Brokers, andBureaucrats..., op. cit., p. 272.

5. J. Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de la libéralisation politique au Moyen-Orient »,cité, p. 105.

6. J. Waterbury, ibid., p. 104. L'auteur note au surplus que les taxes sur le revenu des sociétés pétrolières occu-pent une moyenne de 19 % des impôts au Moyen-Orient, contre 20 % en Afrique, 19 % en Asie et 10 % enAmérique latine.

7. Clement Moore Henry, « Algeria's Agonies. Oil Rent effects in a Bunker State », Journal of North AfricanStudies, 9 (2), été 2004, p. 68-81.

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lecture pressée, l’avènement de la récente « révolution du jasmin » par l’imposition, c’est-à-dire par l’absence de « l’État rentier », reviendrait à occulter le fort taux d’endettementdes ménages tunisiens : le dispositif du crédit a été au cœur de l’économie politique del’autocratie de Ben Ali1. J. Waterbury, qui doute à juste titre de l’« alchimie de la taxa-tion », conclut :

« Le fait est qu'on ne peut attribuer la relative absence d'institutions conventionnelles responsa-bles au Moyen-Orient à un faible effort d'imposition. Cet effort n'a pas été faible, en termes his-toriques et comparatifs, mais rien ne prouve vraiment, ni dans le passé ni au 20e siècle, que lesimpôts ont suscité des demandes que des gouvernements auraient imputées à leur pratique fiscale.Des impôts excessifs ont provoqué des révoltes, surtout dans les campagnes, mais il n'y a pas eude passage du fardeau fiscal à des pressions en faveur de la démocratisation. »2

Alors que l’aphorisme « no representation without taxation » suppose que la représentationpolitique est la condition nécessaire à l’imposition fiscale, les tenants de la théorie de « l’Étatrentier » suggèrent la logique inverse. Or, faire de la taxation la condition de possibilité dela représentation revient à soutenir qu’il n’y a, en définitive, qu’un seul et unique chemin,the one best way, une « voie idéale », voire « unique »3, pouvant conduire à la démocratie :celui du marchandage sur l’imposition (« representative bargain ») entre gouvernants et gou-vernés4. En postulant, sur la base d’une interprétation simpliste et erronée de l’histoire dela représentation politique en Europe, que « le fait est qu’il n’y a pas de “représentation sanstaxation” et qu’il n’y a pas d’exceptions à cette version de la règle »5, les tenants de la théoriede « l’État rentier » pêchent par déterminisme et linéarité. Cet a priori, qui fait écho à celuiqui affecte la prospection acharnée des « prérequis » économiques et sociaux de la démo-cratie, est caractéristique des travaux sur l’autoritarisme dans le monde arabe6 ; il « conduitles chercheurs à se focaliser sur ce qui manque, sur ce qui n’est pas arrivé, et à courir à lapoursuite d’un non-fait (l’absence d’un élément qui, toutes choses étant égales par ailleurs,« aurait dû » être là) qui serait la question analytique centrale à résoudre »7. La constructionde la démocratie a emprunté pourtant de multiples voies, telles l’« imitation » (l’Inde), l’effetde « cascades » (les pays d’Europe de l’Est en 1989), le « collapsus » (la Russie en 1991), les« révolutions » (Portugal), l’« imposition externe » (l’Allemagne de l’Ouest et le Japon), la« négociation » (l’Afrique du Sud)8.

1. Cf. Béatrice Hibou, La force de l'obéissance. Économie politique de la répression en Tunisie, Paris, La Décou-verte, 2006.

2. J. Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de la libéralisation politique au Moyen-Orient »,cité, p. 104. Nous soulignons.

3. Michel Dobry, « Les voies incertaines de la transitologie. Choix stratégiques, séquences historiques, bifurca-tions et processus de path dependance », Revue française de science politique, 50 (4-5), août-octobre 2000,p. 583-614, dont p. 589, p. 592.

4. Dankwart Rustow attire l'attention des politistes sur ce piège en soulignant que « plusieurs chemins peuventconduire à la démocratie » (« Transitions to Democracy. Toward a Dynamic Model », art. cité).

5. G. Luciani, « Allocation vs. Production States... », cité, p. 75 (nous soulignons) ; S. Huntington reprend cetteidée dans The Third Wave..., op. cit., p. 65.

6. J. Leca, « La démocratisation dans le monde arabe : incertitude, vulnérabilité et légitimité », cité.7. S. Heydemann, « La question de la démocratie dans les travaux sur le monde arabe », art. cité, p. 55.8. Gerardo L. Munck, Carol Skalnik Leff, « Modes of Transition and Democratization. South America and EasternEurope in Comparative Perspective », Comparative Politics, 29 (3), avril 1997, p. 343-362 ; Ian Shapiro, The Stateof Democratic Theory, Princeton, Princeton University Press, 2003, p. 80.

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La rente réfractaire à la démocratie ?Les avocats de la thèse de la « malédiction des ressources » concèdent une « exception » à la« loi » qu’ils ont mise au jour : la Norvège1, où la découverte en 1962 du pétrole en Mer duNord n’a pas entraîné la chute de la démocratie et l’instauration subséquente de l’autorita-risme2. Le Botswana est, lui aussi, considéré par certains comme une « anomalie africaine » :la rente tirée de l’exploitation des mines diamantifères n’a pas altéré l’institutionnalisation,continue depuis l’indépendance du pays en 1966, de la participation et de la contestation3.Mais il y a plus. En effet, les exemples contraires sont à la vérité autrement plus nombreuxet significatifs que ce que les promoteurs de la théorie de la « malédiction des ressources »entendent bien (faire) admettre. Ces contre-exemples sont ainsi multiples en Amérique duSud. Ainsi, le Venezuela, longtemps présenté à la fois comme le plus vieil « État pétrolier »et la plus stable démocratie du continent sud-américain, invalide cette « loi » qui prétendque « la rente promeut l’autoritarisme » : la dépendance du gouvernement vis-à-vis desrevenus du pétrole n’y a nullement empêché l’institutionnalisation d’un régime démocra-tique4. Plusieurs interprétations sont avancées par les spécialistes pour rendre compte decette « démocratie pétrolière » du Venezuela. Daniel Levine souligne l’importance de deuxfacteurs : l’apprentissage politique acquis par les partis (notamment AD et COPEI) après lafin de l’interlude démocratique du trienio (1945-1948) ; la solidité des institutions politiquesmises en place lors de la deuxième transition démocratique – par le Pacto de Punto Fijo de1958 et la Constitution de 19615. Terry Lynn Karl souligne, quant à elle, les changementsstructurels opérés par l’économie rentière, au premier rang desquels se trouve l’émergenced’une contre-élite, la nouvelle bourgeoisie, devenant attachée, pour ses intérêts économiquesbien compris, aux institutions démocratiques6. D’autres suggèrent que la rente a favorisé lamise en place d’un jeu à somme positive dans lequel il n’y a pas de perdants7. Thad Dunningélabore une explication complémentaire : dans les sociétés fortement inégalitaires d’Amé-rique du Sud, la rente – qui constitue une part substantielle des revenus de l’État tout enoccupant une portion limitée du produit intérieur brut8 – permet d’amortir le conflit redis-tributif et de promouvoir la démocratisation9. Alors que la taxation des richesses non ren-tières (produites par l’élite capitaliste) a tendance – comme cela s’est précisément produitau Chili et en Argentine – à pousser l’oligarchie à appuyer les coups d’État militaires, au

1. T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit. ; M. Ross, « Does Oil Hinder Democracy ? », art. cité.2. Neil Elder, Alaistair Thomas, David Arter, The Consensual Democracies ? The Government and Politics ofScandinavian States, Oxford, Martin Roberson, 1982 ; T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit., p. 213-221.

3. L. Wantchekon, « Why Do Resource Dependant Countries Have Authoritarian Government ? », cité. Lire sur la“success story” du Botswana : Daron Acemonglu, Simon Johnson, James Robinson, « An African Success : Bots-wana », dans Dani Rodrik (ed.), In Search of Prosperity. Analytic Narratives on Economic Growth, New Jersey,Princeton, Princeton University Press, 2003, p. 80-119 ; T. Dunning, Crude Democracy..., op. cit., p. 258-267.

4. La part que représente la rente pétrolière dans les revenus du gouvernement vénézuélien est successivementde 6 % en 1926, 30 % en 1930, 60 % en 1958 et 80 % dans les années 1980. Cf. T. Dunning, Crude Democracy...,op. cit, p. 48.

5. Daniel Levine, « Venezuela since 1958. The Consolidation of Democratic Politics », dans Juan J. Linz, AlfredStepan (eds), The Breakdown of Democratic Regimes. Latin America, Baltimore, The Johns Hopkins UniversityPress, 1978, p. 82-109.

6. Terry Lynn Karl, « Petroleum and Political Pacts. The Transition to Democracy in Venezuela », Latin AmericanResearch Review, 22 (1), 1987, p. 63-94, dont p. 74.

7. T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit. ; Julia Buxton, « Economic Policy and the Rise of Hugo Chavez »,dans Steve Ellner, Daniel Hellinger (eds), Venezuelan Politics in the Chavez Era. Class, Polarization, and Conflict,Boulder, Lynne Rienner Publishers, 2008, p. 113-130.

8. La théorie de « l'État rentier » ne prend pas en compte une configuration pareille.9. T. Dunning, Crude Democracy..., op. cit.

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Venezuela, la distribution des revenus de la rente dans les services publics (santé, éducation,etc.) a fortement contribué en revanche à amortir, au profit de la bourgeoisie capitaliste, lecoût redistributif de la démocratie1. La théorie développée dans Crude Democracy ambitionnede rendre compte non plus seulement de la stabilisation mais aussi de la déstabilisation dela démocratie vénézuélienne. Pour l’auteur de cette thèse, le « bust » pétrolier des années1985-2002, en précipitant la réémergence de la taxation redistributive comme dimensionsaillante de la polarisation, durcit le conflit de classe et exacerbe la crise des partis politiquestraditionnels. L’élection présidentielle de Hugo Chavez en 1998 s’inscrit dans ce contexte decrise du système partisan. Le nouveau président – candidat « anti-establishment » élu par unemajorité des classes populaires et une partie de la classe moyenne – inscrit initialement sapolitique économique et redistributive dans une « continuité substantielle » avec les périodesprécédentes. L’effet conjugué du déclin des revenus pétroliers et de la chute de la popularitédu nouveau président contraint ce dernier à radicaliser, à partir de 2001, le contenu de sapolitique économique. Le retour, dans un contexte de faibles revenus pétroliers, à la taxationredistributive pèse comme une menace économique sur les élites du secteur privé, une partied’entre elles allant jusqu’à soutenir le putsch manqué de 2002. Le boom pétrolier qui s’installeà partir du début 2003 modifie cependant la donne. Trois aspects saillants se laissent dis-tinguer. L’afflux des ressources rentières dans les coffres de l’État permet le financementgouvernemental d’un vaste programme de dépenses publiques, essentiellement allouées auxservices sociaux2 ; la compagnie pétrolière étatique n’est pas en reste : chargée de financer ladépense sociale, PDVSA soutient plusieurs programmes – les Misiones (Missions) – destinésqui à l’éducation, qui à la subvention des produits alimentaires (via la fameuse coopérativeMercal), qui à l’assistance des communautés indigènes, etc. Le deuxième aspect est moinsconnu : la réduction, à l’ombre du chavismo, du coût de la taxation redistributive. Enfin, sile boom pétrolier a incontestablement renforcé la centralisation du pouvoir politique etfavorisé le déclin des institutions d’imputabilité, il n’a pas provoqué pour autant l’effondre-ment du régime démocratique. Le rejet, par référendum, des amendements constitutionnelsproposés par Hugo Chavez en décembre 2007 – dont le moins important n’est pas la sup-pression de la limitation du nombre de mandats présidentiels – en est la preuve : le verdict,aussitôt accepté par le gouvernement, traduit l’attachement des électeurs au régime démo-cratique et le renforcement de la compétition électorale3.

Le Venezuela n’est pas un cas idiosyncratique de « démocratie rentière ». Le Chili, la Bolivieet l’Équateur confirment, eux aussi, une relation tout aussi positive entre rente et démocratie.Le Chili, avec deux sources distinctes de rente, le nitrate de sodium et le cuivre, exploitéesà différents moments – la première entre 1880 et le milieu des années 1920, la deuxièmedepuis la seconde guerre mondiale – est un État que certains qualifieraient volontiers de« rentier »4, où la politique électorale y est relativement compétitive et stable, dans lequel

1. Les revenus pétroliers représentent, durant le premier boom pétrolier, entre 10 et 20 % du PIB du pays (et80 % des revenus du gouvernement) – la participation du secteur privé au PIB dépassant 85 % entre 1973 et1975 (T. Dunning, Crude Democracy..., op. cit., p. 20). Pour l'analyse du cas du Venezuela : T. Dunning, ibid.,p. 148-209.

2. Le ratio de la dépense sociale per capita est ainsi passé de 7,1 % du PIB en 1996 à 12,3 % en 2004 (T. Dunning,ibid., p. 186).

3. T. Dunning, ibid., p. 199-203.4. Le nitrate fournit, entre 1889 et la première guerre mondiale, plus de 45 % des revenus du gouvernementchilien. Au Chili, premier producteur mondial de cuivre, les revenus de la taxation de ce métal financent, durantla période allant de la fin de la deuxième guerre mondiale à la chute de l'administration Allende, 10 à 40 % desdépenses gouvernementales annuelles. Cf. T. Dunning, ibid., p. 213-231.

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l’intervention de l’armée y joue – jusqu’au putsch militaire de 1973 – un rôle somme toutelimité1. Le nitrate, qui représente entre 1889 et 1900 plus de 45 % des revenus de l’État,permet au gouvernement de financer les services sociaux, tels l’éducation, la santé, le trans-port, l’urbanisation. Alors que la dépense sociale s’accroît continûment durant la phase duboom du nitrate – passant de 7,5 % de l’ensemble des dépenses du gouvernement centralentre 1865 et 1880 à 12,28 % entre 1890 et 1910 –, la taxation ordinaire, elle, décline consi-dérablement – plongeant de 23,1 % en 1845 à 0,5 % en 19002. La rente, en réduisant à labaisse la taxation de l’oligarchie des gros propriétaires terriens, neutralise le conflit redistri-butif et stabilise l’ordre social. La crise du secteur d’exploitation du nitrate dans les années1920 impose cependant aux gouvernements un retour à la taxation redistributive, la fiscalitéordinaire passant de 3,5 % des revenus gouvernementaux en 1910 à 30 % en 19303. Le déclinde la rente du nitrate, en provoquant la montée des mouvements sociaux, d’un côté, etl’exacerbation du conflit redistributif, de l’autre, pousse l’élite possédante traditionnelle àfavoriser la solution autoritaire. Le rôle des miliaires durant cette période (1924-1931) estcependant complexe : il permet, d’une part, le contrôle du mouvement ouvrier, et de l’autre,la mise en œuvre des réformes fiscales dont l’élite ne voulait pas. Le retour à la démocratiedans le contexte de la Grande Dépression, tout en bénéficiant au Front populaire – la coa-lition qui réunit les communistes, les socialistes et le centre-gauche –, se caractérise par une« politique de la modération »4. La rente du cuivre, qui supplante à partir de la secondeguerre mondiale celle du nitrate, joue ici un rôle important qui se traduit par, nolens volens :la promotion du secteur public, représentant, dès avant l’administration Allende, 40 % dela production nationale et 60 % de l’ensemble des investissements5 ; le financement de poli-tiques sociales de grande envergure ; la prédominance, jusqu’au milieu des années 1960, despartis du centre6. Le déclin des revenus rentiers achève d’exacerber, à partir de la secondemoitié de la décennie 1960, les conflits inhérents à la redistribution de la richesse non rentière.Adoptée sous la présidence Allende, la nationalisation du cuivre – dont le quart des réservesmondiales se trouve au Chili – ne parvient pas à enrayer le déclin des revenus rentiers. Or,la réforme agraire, lancée par le chrétien-démocrate Eduardo Frei (1964-1970) et approfondiepar le socialiste Salvadore Allende, exacerbe l’opposition des élites vis-à-vis des politiquesredistributives. Aussi le conflit de classe est-il à son comble quand la junte militaire décidede renverser le régime démocratique en orchestrant le coup d’État explicitement anti-redis-tributif du 11 septembre 19737.

L’Équateur est aussi un contre-exemple extrêmement intéressant, tant il met à mal un argu-ment clé des théories de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources » : celui selonlequel la rente octroie un avantage considérable aux détenteurs du pouvoir (« incumbencyadvantage »)8. En effet, l’État équatorien, tirant profit de l’embargo pétrolier arabe, augmentesubstantiellement ses exportations de pétrole entre 1973 et 1976, la hausse des revenus

1. Cf. Arturo Valenzuela, J. Samuel Valenzuela (eds), Chile. Politics and Society, New Brunswick, TransactionPublishers, 1976.

2. T. Dunning, Crude Democracy..., op. cit., p. 217-218.3. T. Dunning, ibid., p. 221-222.4. Ruth Berins Collier, David Collier, Shaping the Political Arena. Critical Junctures, the Labor Movement andRegime Dynamics in Latin America, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 2001, p. 384.

5. Arturo Valenzuela, « Political Contraints to the Establishment of Socialism in Chile », dans A. Valenzuela,J. S. Valenzuela (eds), Chile. Politics and Society, op. cit., p. 1-25, dont p. 15-16.

6. R. Berins Collier, D. Collier, Shaping the Political Arena..., op. cit., p. 517-518.7. T. Dunning, Cruse Democracy..., op. cit., p. 231.8. L. Wantchekon, « Why Do Resource Dependent Countries Have Authoritarian Governments ? », cité.

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pétroliers faisant augmenter le budget national de 32 % au cours de cette période1. Mais,alors que le putsch militaire – opéré le 15 février 1972 avec l’appui des élites économiquespour prévenir l’élection présidentielle potentielle d’un candidat de la gauche « marxiste »2 –a précédé d’un an le premier boom, le pétrole n’a pas, contrairement à cette « règle » quiprétend que « la rente promeut l’autoritarisme », perpétué le régime prétorien. Mieux : c’esten 1978, c’est-à-dire à un moment où l’« autonomie » de l’État est à son comble, que l’élitedirigeante décide – après deux ans de préparatifs – de renouer avec la démocratie3.

Ces contre-exemples, loin d’être des anomalies, infirment la « règle » établie par les avocatsdes théories de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources » : la rente n’est pas ensoi réfractaire à la démocratie ; les effets de la rente sur la démocratie dépendent des règlesdu jeu, des institutions politiques établies4.

La rente peut-elle « acheter » la légitimité ?Les tenants de la théorie de « l’État rentier » répètent l’antienne selon laquelle l’allocationdes bénéfices de la rente à la population permet à l’État d’« acheter » l’« acquiescementpopulaire ». Escamotant les fondations institutionnelles du régime antérieures à l’ère pétro-lière, ils oublient par exemple que la légitimité de l’élite dirigeante algérienne est tirée duprestige de la libération nationale après cent trente-deux années de colonisation et non desretombées du boom pétrolier de 1973. L’explication, en réduisant l’assentiment populaire àla distribution des bienfaits de la rente, évacue par ailleurs toutes les autres possibilités deprise de parole : refus de la présence militaire étrangère sur le sol national ; dénonciation del’attitude gouvernementale vis-à-vis de la question palestinienne ; condamnation de la grandecorruption, etc. Gwenn Okruhlik, dans un article remarqué, a démontré que la distributionde la richesse pétrolière, loin d’immuniser les souverains saoudiens contre les pressionssociales, a bien plutôt renforcé l’opposition et la dissidence, y compris durant les phases duboom pétrolier5. Deux raisons expliquent selon elle ce paradoxe : l’inégalité qui préside à ladistribution de la richesse pétrolière à la population, l’allocation de l’argent du pétrole ne sefaisant pas d’elle-même mais en fonction des « solidarités primordiales » (confessionnelles,provinciales, tribales et familiales) des groupes et des contextes politiques (révolution isla-mique en Iran, guerre du Golfe, montée de la contestation interne, etc.) ; la richesse pétrolièrequi procure aux dissidents potentiels, comme le mouvement islamiste sunnite, les patronsprivés ou les groupes d’opposition chiites de la province de l’est, les ressources nécessairesà une mobilisation hostile au régime6.

Giacomo Luciani avance, pour élucider l’énigme de l’essor de l’opposition dans les Étatsrentiers réputés pacifiés, l’argument suivant.

1. John D. Martz, Politics and Petroleum in Ecuador, New Brunswick, Transaction, 1987, p. 159 et p. 404.2. J. D. Martz, ibid., p. 89.3. J. D. Martz, ibid., p. 247.4. M. Hachemaoui, « Permanences du jeu politique en Algérie », art. cité, et « La corruption politique en Algérie :l'envers de l'autoritarisme », Esprit, juin 2011, p. 111-135, dont p. 112 ; Michael Herb, All in the Family. Absolutisme,Revolution and Democracy in the Middle Eastern Monarchies, Albany, State University of New York Press, 1999,p. 11. Miriam R. Lowi soutient de son côté, dans Oil Wealth and the Poverty of Politics. Algeria Compared (Cam-bridge, Cambridge University Press, 2009), que c'est le « leadership » qui détermine l'usage de la richessepétrolière.

5. Gwenn Okruhlik, « Rentier Wealth, Unruly Law, and the Rise of Opposition. The Political Economy of Oil States »,Comparative Politics, 31 (3), avril 1999, p. 295-315.

6. G. Okruhlik, ibid.

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« Il y aura toujours une opposition, mais celle-ci ne se montrera jamais plus démocratique que lepouvoir. L'opposition ne considérera pas la méthode démocratique comme la solution la plus pro-metteuse pour atteindre le but convoité parce que chaque groupe poursuit un objectif particula-riste dans un jeu à somme nulle, ce qui ne convient pas à l'obtention d'un consensus et à laformation de coalitions. »1

L’argumentation s’appuie, là encore, sur un présupposé très contestable. La politique fiscaledes démocraties occidentales, données ici en référence, est rarement consensuelle et tend àfavoriser, pour satisfaire les intérêts électoraux et l’agenda politique de la majorité gouver-nementale, telle classe sociale au détriment de telle autre2. L’Algérie, « État rentier » si l’onse fie au canon, apporte au demeurant plusieurs démentis à ce postulat. En effet, c’est lapolitique prétorienne des faucons (« hard-liners »), soucieux de la survie du système d’auto-ritarisme et de corruption, qui a empêché in extremis l’aboutissement d’un compromis poli-tique entre le FLN des réformateurs Mehri-Hamrouche, le FFS du démocrate Aït Ahmed etle FIS du modéré Hachani par un coup d’État orchestré entre les deux tours des électionslégislatives, le 11 janvier 1992, et non la « poursuite d’un objectif particulariste »3. Démentantle déterminisme rentier, ces partis sont parvenus, après plusieurs semaines de débats abritéspar la communauté catholique de Sant’Egidio, à un pacte politique : le « contrat national »signé le 13 janvier 1995 à Rome par les principaux acteurs de l’opposition – dont le FIS, leFLN et le FFS – revendique le « respect de la déclaration universelle des droits de l’Homme »,le « rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir », la « non-implication del’armée dans les affaires politiques », le « respect de l’alternance politique à travers le suffrageuniversel »4. Or, c’est le gouvernement prétorien qui choisit, en dépit de la crise fiscale quile frappe et du soutien apporté par d’importantes capitales occidentales à l’agenda de l’oppo-sition algérienne, de faire obstacle à ce pacte démocratique5.

La théorie de l’« État rentier », en affirmant que la distribution de la richesse rentière permetaux gouvernements d’« acheter » une légitimité politique, fait dépendre de la rente la dura-bilité des régimes. Certains représentants de cette théorie, s’ils avancent que la crise fiscalede l’État « encourage » et « stimule » la démocratisation, notent dans le même temps que :1/ « la capacité à durer des régimes autoritaires qui se montrent incapables de faire face àleur crise fiscale s’en voit d’autant réduite » que « le progrès technologique, surtout en cequi concerne les communications et les critères d’acceptabilité internationale, rend de plusen plus difficile la tâche des dictateurs »6 ; 2/ « les démocraties peuvent être fortement

1. Giacomo Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l'État et démocratisation », dans G. Salamé (dir.), Démo-craties sans démocrates ?..., op. cit., p. 199-231, dont p. 202.

2. Voir, entre autres, Camille Landais, Thomas Piketty, Emmanuel Saez, Pour une révolution fiscale. Un impôtsur le revenu pour le 21e siècle, Paris, Seuil, 2011 (La République des idées).

3. M. Hachemaoui, « Permanences du jeu politique en Algérie », art. cité.4. La « Plate-forme pour une solution politique et pacifique à la crise algérienne » est consultable sur le sited'information <http://www.algeria-watch.org>.

5. Lire sur la crise algérienne : Lahouari Addi, L'Algérie et la démocratie, Paris, La Découverte, 1994 ; Jean Leca,« Paradoxes de la démocratisation : l'Algérie au chevet de la science politique », Pouvoirs, 86, 1998, p. 7-27 ;M. R. Lowi, Oil Wealth and the Poverty of Politics. Algeria Compared, op. cit. ; C. M. Henry, « Algeria's Agonies :Oil Rent effects in a Bunker State », art. cité ; Hugh Roberts, The Battlefield. Algeria 1988-2002. Studies in aBroken Polity, Londres, Verso, 2003 ; J. Waterbury, « Une démocratie sans démocrates ? Le potentiel de libé-ralisation politique au Moyen-Orient », cité, p. 114-116 ; Isabelle Werenfels, Managing Instability in Algeria. Elitesand Political Change since 1995, Londres, Routledge, 2007.

6. G. Luciani, « Rente pétrolière, crise fiscale de l'État et démocratisation », cité, p. 206.

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souhaitées et cependant échouer »1. Mais alors pourquoi la longue et sévère crise fiscale quia frappé les États arabes « rentiers » de 1985 à 2002 n’a-t-elle donc conduit ni à la démo-cratisation ni à l’effondrement des régimes autoritaires ? Si l’allocation des bénéfices de larente à la population est prétendument à même de garantir sinon le « consentement », dumoins la « dépolitisation », comment peut-on alors expliquer le surgissement, en plein boompétrolier, des révoltes populaires dans ces États dits précisément rentiers, tels le Bahreïn,l’Égypte, la Libye, la Syrie et le Yémen ? La Révolution iranienne n’a-t-elle par surgi en 1979,c’est-à-dire au moment où la fiscalité pétrolière englobait 66 % des revenus du gouvernementet où le revenu per capita atteignait 1999 $2 ? L’Iran du Shah n’est pas une exception. Lesmonarchies irakienne et libyenne ont, elles aussi, été balayées par des « révolutions » en dépitdu soutien occidental et de la hausse des revenus pétroliers3. Deux enseignements peuventêtre tirés ici : la durabilité et l’effondrement des régimes autoritaires sont indépendants dela rente pétrolière ; la répression – financée par la rente – ne suffit pas à garantir la durabilitéd’un régime autoritaire.

Pourquoi les populations des « États rentiers » persistent-elles dans leurs actions protestataires,puisqu’elles sont « peu ou pas soumises à l’imposition » ? Pourquoi la « distribution de larente » ne parvient-elle donc pas à « acheter » la « dépolitisation » et la « loyauté » ? Pourquoile pétrole n’arrive-t-il pas à garantir la durabilité d’un régime autoritaire ? Le paradigme de« l’État rentier », poussé par son déterminisme économique, se retrouve au fond d’une impasseanalytique : c’est moins la rente per se que la variable perdue des institutions politiques quipermet d’éclairer cette énigme. Plusieurs hypothèses peuvent être avancées dans ce sens :

– Les groupes protestataires estiment souvent, en Algérie comme dans les pays de la Pénin-sule, que le « pétrole appartient à tout le monde » : il ne saurait par conséquent être assimiléà un « cadeau » qui, généreusement octroyé par le prince, appellerait une « reconnaissance »en retour4.

– Les gouvernés comparent leurs revenus non pas avec ceux de leurs parents mais avec ceux,incomparablement plus importants, de leurs gouvernants : le ressentiment des premiers s’exa-cerbe d’autant plus que les derniers accusent un lourd déficit de légitimité.

– Le système de corruption, qui préside dans ces pays à la distribution des ressources sinonà la mise en œuvre des programmes de développement, génère le mal développement et lesinégalités, lesquels alimentent le mécontentement des exclus et des laissés-pour-compte5.

Le Bahreïn illustre tragiquement cette équation. Dans ce petit archipel du Golfe arabo-persique, les Britanniques ont formé et dirigé l’État avant de coopter la famille régnante6.Cas unique dans la Péninsule arabique, au Bahreïn, la population, à majorité chiite, estdirigée par la dynastie des Al Khalifa, qui, elle, appartient à la minorité sunnite7. Cettemonarchie dynastique, accusant un lourd déficit de légitimité, poursuit depuis l’indépen-dance du pays une « politique résolument répressive »8. L’opposition bahreïnie remonte aux

1. G. Luciani, ibid., p. 205.2. S. Haber, V. Menaldo, « Do Natural Resources Fuel Authoritarianism ? A Reappraisal of the Resource Curse »,art. cité, p. 8.

3. M. Herb, All in the Family..., op. cit., p. 184-185 et p. 215.4. Entretiens, Alger, Boumerdes, Adrar, Tébessa, 2002 et 2003 ; M. Herb, ibid., p. 241.5. M. Hachemaoui, « La corruption politique en Algérie : l'envers de l'autoritarisme », art. cité.6. M. Herb, All in the Family..., op. cit., p. 130.7. La population du Bahreïn est estimée à un peu plus d'un million d'habitants.8. M. Herb, ibid., p. 130-131.

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années 1950 : nationaliste de gauche, elle s’est élevée contre l’influence britannique dans lepays et l’agression tripartite menée par la Grande-Bretagne, la France et Israël en 1956 contrel’Égypte de Nasser. Les Britanniques et les Al Khalifa répriment alors le mouvement et jettentses leaders en prison1. Il faut attendre la Constitution de 1973 pour assister à la mise en placed’une assemblée législative. Le majliss al-shûra du Bahreïn comprend 44 membres : 30 éluset 14 ministres nommés ex officio. Les élections de 1973 portent deux blocs à l’Assemblée :l’un est rural et chiite, l’autre est urbain et nationaliste séculier. C’est ce dernier, composéde chiites et de sunnites, qui incarne l’opposition institutionnelle2. L’expérience parlemen-taire est cependant de courte durée : les Al Khalifa, anticipant le rejet par la majorité desélus d’un projet de loi de sécurité publique restrictif, décident de dissoudre l’Assemblée deuxans seulement après sa création3. Cet échec n’est pas dû, contrairement à une idée reçue, au« particularisme » présumé de l’opposition : l’avortement de la libéralisation politique estdicté par l’absolutisme des Al Khalifa4. Deux raisons politiques sont à l’origine de ce raidis-sement autoritaire. La famille régnante, constatant avec soulagement l’abandon, par le Shahd’Iran, de toute revendication territoriale sur le Bahreïn aussitôt après l’indépendance decelui-ci, réalise qu’elle peut se passer d’un parlement, la « politique absolutiste » ne repré-sentant aucune menace pour la survie de son règne dynastique5. La deuxième raison est àchercher en Arabie Saoudite : les puissants Al Saoud, ne voulant aucunement d’un parlementélu à leurs frontières, somment leurs clients Al Khalifa de mettre un terme à l’expérienceparlementaire, les richissimes souverains saoudiens s’engageant à offrir à leurs cousins moinsargentés du Bahreïn une subvention financière annuelle en contrepartie6.

L’opposition bahreïnie, majoritairement nationaliste et de gauche, change de configurationaprès la révolution iranienne. Fascinés par la geste islamique, des groupes chiites à référentreligieux émergent, les plus radicaux d’entre eux gagnant en visibilité. Les émeutes de 1996marquent un tournant sanglant : la répression se traduit par plusieurs morts et des arresta-tions de masse7. La dynastie des Al Khalifa, aveuglée par l’absolutisme et minée par desdissensions internes8, finit chemin faisant par pousser de plus en plus de groupes sociauxdans l’opposition. Aussi n’est-il pas surprenant que l’« État rentier » du Bahreïn soit le pre-mier pays du Golfe à connaître, quelques semaines à peine après le début du « printempstunisien », une révolte populaire de grande envergure. Mais alors que les groupes sunnite etchiite de l’opposition réclament une monarchie parlementaire et la fin des discriminations,l’État des Al Khalifa – qui accueille la cinquième flotte ainsi que le commandement centralde la US Navy – répond, lui, par la répression – le chèque de 2 000 euros offert par lesouverain à la mi-février 2011 à 115 000 foyers9 n’ayant visiblement pas permis d’« acheter »

1. Fuad Khuri, Tribe and State in Bahrain. The Transformation of Social and Political Authority in an Arab State,Chicago, Chicago University Press, 1980, p. 211-214.

2. Emile A. Nakhleh, « Political Participation and the Constitutional Experiments in the Arab Gulf : Bahrain andQatar », dans Tim Niblock (ed.), Social and Economic Development in the Arab Golf, Londres, Croom Helm, 1980,p. 169-170.

3. M. Herb, All in the Family. Absolutism, Revolution, and Democracy in the Middle Eastern Monarchies, op. cit.,p. 161-176, dont p. 174.

4. M. Herb, ibid.5. M. Herb, ibid.6. Adeed Dawisha, « Saudi Arabia's Search for Security », Adelphi Papers, 158, Londres, International Institutefor Strategic Studies, 1979. Sur les enjeux de sécurité régionale, lire Grégory Gause, Oil Monarchies. Domesticand Security Challenges in the Arab Gulf States, New York, Council on Foreign Relations, 1994.

7. M. Herb, All in the Family..., op. cit., p. 174.8. M. Herb, ibid.9. Le Figaro, 21 juin 2011.

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leur « assentiment ». L’Arabie saoudite, qui entend, après la chute de son allié Moubarak,repousser la « contagion » de la « révolution arabe » en dehors du Golfe, expédie, « à lademande » des Al Khalifa, une force d’intervention militaire pour réprimer manu militari larévolte populaire bahreïnie1.

L’Algérie n’est pas en reste : les laissés-pour-compte de la distribution clientélaire et corrompuedes ressources2, qui dénoncent le « mépris » (hogra) et la « prédation » (al-nahb) des gouver-nants, réclament, au moyen d’actions protestataires, la part de la rente qui leur revient (haq-na)3. Aussi les exclus et autres déclassés considèrent-ils qu’ils n’ont pas, s’agissant d’un droit,à exprimer d’« assentiment » à l’endroit d’un gouvernement qui accuse, après tout, un lourddéficit de légitimité. Le gouvernement, pour repousser la vague des révoltes arabes, s’empresse,dans la loi de finances complémentaire adoptée en juin 2011, de doper la dépense publiquede 25 %, quitte à creuser les déficits publics (qui atteignent 34 % du PIB) : l’injection de23,5 milliards de dollars supplémentaires doit financer les hausses de salaire concédées par legouvernement depuis janvier 20114. Le prix du soutien, loin d’être stable, subit une inflation.Le contre-exemple algérien est très significatif à cet égard : la distribution ininterrompue desrevenus de la rente pétrolière ces dix dernières années n’a pas suffit, en dépit de son volumeinégalé dans l’histoire du pays (200 milliards de dollars entre 2001 et 2009, et 380 milliards dedollars prévus pour la période 2010-2014), à immuniser l’État contre la récurrence de l’actionémeutière, encore moins à instaurer un quelconque « consentement »5.

Le pétrole : une « malédiction » ?T. L. Karl offre, avec son ouvrage The Paradox of Plenty. Oil Booms and Petro-States, uneversion politique et institutionnelle de la théorie de la « malédiction des ressources » qui faitautorité 6. Son opus, qui convoque dans une approche éclectique l’« institutionnalisme éco-nomique », la « théorie de la dépendance », les thèses de l’« État rentier » et du « rent see-king »7, s’emploie à démontrer pourquoi les booms pétroliers de 1973-1974 et de 1979-1980ont provoqué une « faillite économique » et une « déstabilisation de régime » dans la plupartdes « États pétroliers »8. L’auteure considère – dans les pas de Martin Shafer9 – qu’un secteurd’exportation dominant, en favorisant l’émergence d’un cadre rigide de prise de décision, leconservatisme et l’inertie, achève d’altérer les capacités de l’État à sortir de l’ancien modèlede développement pour en promouvoir un nouveau10. T. L. Karl entend démontrer que la

1. « Bahrain's Rocky Road to Reform », Middle East/North Africa Report, 111, Bruxelles, International Crisis Group,28 juillet 2011.

2. Sur le patronage et la corruption en Algérie, je me permets de renvoyer à mes travaux : M. Hachemaoui,« Clientélisme et corruption dans le système politique algérien (1999-2004) », cité, et « La représentation poli-tique en Algérie. Entre médiation clientélaire et prédation », Revue française de science politique, 53 (1), février2003, p. 35-72.

3. Traduction : « notre droit » et/ou « notre part ».4. <http://www.maghrebemergent.com>.5. M. Hachemaoui, « La corruption politique en Algérie : l'envers de l'autoritarisme », art. cité.6. Considéré comme un classique, l'ouvrage de la professeure de science politique de l'Université de Stanford afortement contribué à asseoir l'idée selon laquelle l'autoritarisme représente la malédiction politique du pétrole.Le Time Magazine du 28 mars 2008 a classé The Paradox of Plenty comme l'une des « dix idées qui ont changéle monde ».

7. T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit., p. 7.8. T. L. Karl, ibid., p. 17.9. Martin Shafer, Winners and Losers. How Sectors Shape the Development Prospects of States, Ithaca, CornellUniversity Press, 1994.

10. T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit., p. 15.

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dépendance à l’égard du pétrole ne façonne pas seulement les classes sociales et le type derégime, mais aussi les institutions de l’État et le cadre de prise de décision des dirigeants1.Le livre comprend une belle et longue étude du Venezuela et de brèves analyses des trajec-toires de l’Algérie, de l’Iran, de l’Indonésie et du Nigeria. L’auteure y affirme que ces cinqgrands « États pétroliers » ont connu, entre 1974 et 1992, une « structuration de choix remar-quablement similaire » et des « issues politique et économique décevantes »2.

Rien n’est pourtant moins sûr. D’abord parce que T. L. Karl ne parvient pas à établir defaçon convaincante que le « boom pétrolier » génère, par soi seul, l’« instabilité politique ».Rien n’atteste par ailleurs que les cinq États étudiés sont moins stables que le restant despays en développement. Mieux : le Venezuela, auquel elle consacre un long développe-ment, a longtemps été, on l’a vu, l’un des États les plus stables d’Amérique du Sud.Contrairement à ce qu’affirme l’auteure, les élites dirigeantes des « cinq grands États pétro-liers » étudiés n’ont précisément pas suivi la même « structuration de choix » : l’Indonésie,qui a opté, à l’inverse de l’Algérie, pour une dévaluation continue de sa monnaie natio-nale, la protection de ses exportations hors hydrocarbures, la promotion de l’agriculture,l’austérité budgétaire et la diversification de sa structure fiscale, est parvenue, comme lereconnaît l’auteure, à éviter la « détérioration économique » et l’« instabilité politique »3.Enfin, les hypothétiques conséquences néfastes du « rentierism » (autoritarisme, rent-see-king, corruption, stagnation économique) sont, à y bien voir, caractéristiques des « Étatsrentiers » aussi bien que des États non rentiers. T. L. Karl appréhende la découverte desrentes extérieures comme le point de départ de la formation de l’État dans les pays endéveloppement, cette simultanéité déterminant les capacités étatiques4. Elle saisit ainsi ladécouverte du pétrole dans les années 1920 comme moment inaugural de la formationde l’État vénézuélien. Or, malgré l’ancienneté de l’ère pétrolière, le Venezuela n’a pas su,selon elle, échapper à la « trappe » de « l’État pétrolier ». La politiste explique l’échec duVenezuela à se doter d’une bureaucratie de style « norvégien » par la variable temporelle :le syndrome de « l’État pétrolier » peut être évité quand et seulement quand le state-buil-ding est opéré avant l’introduction de l’activité d’exportation du pétrole5. La période post-coloniale (1810-1920) n’a certes pas permis la centralisation de l’État vénézuélien. Cetéchec n’est cependant pas inhérent au secteur pétrolier mais bien plutôt aux guerres decaudillos et de fragmentation territoriale (guerre fédérale de 1859-1863) qui ont marquéle Venezuela tout au long du 19e siècle. La faiblesse institutionnelle de l’État n’est pasdavantage propre au Venezuela mais constitue, au cours de ce siècle, une caractéristiquecommune à toute l’Amérique latine6. En postulant arbitrairement la « coïncidence » de laformation de l’État avec le développement du secteur pétrolier, T. L. Karl perd de vue la

1. T. L. Karl, ibid., p. 7.2. T. L. Karl, ibid., p. 189, p. 44.3. L'auteure de The Paradox of Plenty écrit en effet : « Indonesia's economic decision to permit smaller and moregradual increases affected in a positive manner not only the economic health of the country but also its politicalstability » (p. 196). Par ailleurs, T. L. Karl, qui soutient que les revenus pétroliers atrophient les capacités extrac-tives des États (p. 16), note que les booms pétroliers des années 1970 n'ont pas eu d'incidences significativessur la fiscalité ordinaire des « États pétroliers » (p. 201).

4. T. L. Karl, ibid., p. 40-43.5. T. L. Karl, ibid., p. 13.6. Miguel Angel Centeno, « Blood and Debt. War and Taxation in Nineteenth-Century Latin America », AmericanJournal of Sociology, 102 (6), mai 1997, p. 1565-1605 ; Fernando López-Alves, « The Transatlantic Bridge. Mirrors,Charles Tilly, and State Formation in the River Plate », dans Miguel Angel Centeno, Fernando López-Alves (eds),The Other Mirror. Grand Theory Through the Lens of Latin America, New Jersey, Princeton University Press,2001, p. 153-175.

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profondeur historique : la formation de l’État et du régime précéde le boom pétrolier.Ainsi, alors qu’elle relève en passant que la taxation pétrolière demeure, en Algérie, rela-tivement faible avant 19731, l’auteure s’interdit de saisir le mode de gouvernement anté-rieur à l’essor du secteur des hydrocarbures2. Ce sont pourtant les règles du jeu – carac-térisées en Norvège par la robustesse des institutions démocratiques là où elles sontdominées en Algérie par, nolens volens, la prévalence de l’exercice monopolistique et nonimputable du pouvoir, le clientélisme, la corruption politique, la dirty tricks politics et lafaiblesse institutionnelle de l’État – qui président au mode de gouvernance de la richessepétrolière3. L’évitement des profondeurs historiques (et culturelles) du politique4 amèneainsi l’auteure à minorer, pour prendre l’exemple du Nigeria, une variable aussi lourdeque les conflits tribaux, ethniques et confessionnels : or, la guerre de sécession du Biafraqui a fait près d’un million de morts entre 1967 et 1970 et renforcé le pouvoir des pré-toriens, a préempté la gestion de la richesse pétrolière, là où l’ethnicité a affaibli les ins-titutions étatiques. T. L. Karl, qui soutient que l’effondrement du régime est l’aboutisse-ment quasi inéluctable des « États pétroliers » autoritaires, admet que la stabilité politiquede l’Indonésie de Suharto représente une « exception notable » à cette loi5. Mais il en estde même de « l’État pétrolier » algérien, l’endurance du régime prétorien démentant la« prédiction » de son modèle. À la vérité, à observer la longévité des régimes d’Irak,d’Égypte et de Syrie, que la politiste range parmi les « États pétroliers » sans pour autantles inclure dans son analyse comparée, l’on conclut que les cas iranien et nigérian relèventdavantage de l’exception que de la règle6.

Le cas de l’Indonésie infirme enfin la théorie de la « malédiction des ressources » sur deuxautres points importants : la performance économique et la démocratisation. En effet, lesperformances économiques enregistrées par ce pays sont meilleures que celles des autres« États pétroliers » : son PIB per capita n’a non seulement pas décliné durant les deuxdécennies subséquentes au boom pétrolier de 1973 mais enregistré de surcroît une crois-sance de 5 % entre 1966 et 19977. Les hydrocarbures qui constituaient 80 % des expor-tations en 1981 n’en représentent plus que 26 % en 1989 ; les manufactures qui n’attei-gnaient pas 10 % du produit intérieur du pays en 1966 pèsent, en 1996, le quart du PIBindonésien8. Démentant le « syndrome hollandais », l’économie indonésienne, étroite-ment dépendante des hydrocarbures à l’arrivée de Suharto au pouvoir en 1965-1966,devient, à la chute du dictateur en 1998, nettement plus diversifiée9. L’Indonésie apporte– à l’instar des pays d’Amérique du Sud – un démenti sans appel à la théorie de la « malé-diction des ressources » : le plus grand pays musulman au monde, qui a organisé trois

1. T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit., p. 204.2. T. L. Karl tient compte de cette critique dans son texte datant de 2007 (« Ensuring Fairness... », cité), maissans tirer les conséquences de cette reformulation.

3. M. Hachemaoui, « Permanences du jeu politique en Algérie », art. cité, et « La corruption politique en Algérie :l'envers de l'autoritarisme », art. cité.

4. Cf. M. Hachemaoui, « Y a-t-il des tribus dans l'urne ?... », art. cité ; Lisa Wedeen, « Conceptualizing Culture :Possibilities for Political Science », American Political Science Review, 96 (4), décembre 2002, p. 713-728.

5. T. L. Karl, The Paradox of Plenty..., op. cit., p. 232.6. Le régime de Bagdad, tenu par le clan de Saddam Hussein depuis la fin des années 1960, ne doit son effon-drement qu'à l'invasion militaire anglo-américaine de mars-mai 2003. Cf. Benjamin Smith, « Oil Wealth andRegime Survival in the Developing World, 1960-1999 », American Journal of Political Science, 48 (2), avril 2004,p. 232-246.

7. Statistique de la Banque mondiale donnée par T. Dunning, Crude Democracy..., op. cit., p. 288.8. T. Dunning, ibid.9. T. Dunning, ibid.

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élections législatives et présidentielles libres et honnêtes depuis la chute du régime auto-ritaire en 1998, a su conduire sa transition démocratique1.

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Les révoltes populaires survenues depuis janvier 2011 dans des pays pétroliers tels que leBahreïn et la Libye, l’Égypte, le Yémen et la Syrie révèlent l’impasse analytique dans laquellese trouvent les théories de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources ». Nousavons tenté dans cet article un réexamen de ce couple théorique. Résumons en guise deconclusion les principales critiques avancées ici.

1/ Les théoriciens de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources », adoptant lavision « Whig » de l’histoire européenne de la représentation politique, font de la taxationla condition nécessaire à la démocratie. Ce paradigme, confondant les phases historiques del’émergence, du renforcement et de la longévité des institutions représentatives, pêche parillusion rétrospective. En effet, la taxation a contribué à l’émergence et à la longévité desinstitutions représentatives principalement là où celles-ci avaient un rôle direct dans la col-lecte des impôts. Or, les institutions représentatives mises en place entre 1789 et 1848 nejouissent pas, elles, de ce pouvoir de « marchandage » que les assemblées prémodernes avaientpu tirer de la taxation, le pouvoir exécutif étant, dans l’État moderne, le seul qui fixe et lèvel’impôt à travers la bureaucratie fiscale. Aussi l’imposition n’a-t-elle joué en définitive qu’unrôle « mineur » dans l’émergence, le renforcement et la longévité des institutions représen-tatives modernes.

2/ Le mainstream théorique de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources », expli-quant l’autoritarisme par la richesse des ressources naturelles, escamote l’antériorité desinstitutions politiques sur l’avènement de la rente.

3/ Les thèses de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources », en cédant au déter-minisme économique, achèvent d’occulter le politique. La variable clé n’est pas tant la pré-sence de la richesse des ressources naturelles mais la manière dont celles-ci sont utilisées parles gouvernants. Aussi les effets de la rente sur le régime dépendent-ils des institutionspolitiques établies – celles-ci étant le plus souvent antérieures à l’avènement de l’ère rentière.

4/ La théorie, centrée sur l’État, est indifférente aux mouvements sociaux. Fondée surl’assomption selon laquelle la rente « achète l’assentiment populaire », elle peine à appré-hender les ressorts sociaux de la mobilisation protestataire en contexte d’abondancefinancière.

5/ L’« autonomie politique » que « l’État rentier » puiserait dans son « autonomie fiscale »est contingente et nullement structurelle – la « révolution islamique » iranienne et les« révoltes arabes » en sont la preuve éclatante.

6/ L’« allocation » des bénéfices de la rente aux populations ne se traduit pas mécaniquementpar la « dépolitisation » de celles-ci : les dynamiques protestataires structurées – au fait de

1. Romain Bertrand, « Les organisations de “promotion de la démocratie” et la construction des bureaucratiesélectorales indonésiennes », Critique internationale, 40 (3), 2008, p. 51-72 ; William Liddle, « Indonesian's Demo-cratic Transition. Playing by the Rule », dans Andrew Reynolds (ed.), The Architecture of Democracy, Oxford,Oxford University Press, 2002, p. 373-399 ; Saiful Mujani, William Liddle, « Personalities, Parties, and Voters »,Journal of Democracy, 21 (2), avril 2010, p. 35-49.

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l’« autonomie fiscale » des « États pétroliers » – battent en brèche cet argument clé de lathéorie de « l’État rentier ».

7/ Le mainstream théorique de « l’État rentier » et de la « malédiction des ressources », quifait de la taxation le seul mobile pouvant amener les gouvernés à exercer des pressionsdémocratiques sur leurs gouvernants, peine à appréhender les revendications populaires dereddition des comptes dans les situations de faible imposition.

8/ La répression – argument convoqué par le paradigme de « l’État rentier » pour compenserles ratées de la « dépolitisation » – ne suffit pas, comme l’atteste la chute des autocratesMohamed Réza Pahlavi et Zine el Abidine Ben Ali, à assurer la survie des régimes autoritaires.

9/ La théorie du « resource curse », se fondant sur la corrélation négative entre richesse natu-relle et développement, établit la « loi » de la « malédiction ». Or, une corrélation, aussi« robuste » soit-elle, n’est pas une causalité. Une corrélation peut par ailleurs se lire dans unsens comme dans l’autre. Enfin, une corrélation n’indique pas comment s’opère l’interactionentre les variables chiffrées.

10/ Alors que la thèse de « l’État pétrolier » condamne les pays rentiers à la « malédiction »de l’autoritarisme, l’établissement et la consolidation des démocraties de la Norvège au Pérou,de la Bolivie à l’Indonésie, du Venezuela au Botswana, invalident la « loi » prétendant queressources naturelles et régime démocratique sont inconciliables.

Ce réexamen critique, tout en donnant congé aux théories de « l’État rentier » et de la« malédiction des ressources », invite surtout à prendre plus au sérieux les arrangements etles changements institutionnels dans l’analyse des rapports entre rente et régimes politiques1.

Mohammed Hachemaoui

Docteur en science politique de Sciences Po Paris, Mohammed Hachemaoui est professeur invité àl’Université Paris VIII et chercheur associé à l’IREMAM (CNRS, Université d’Aix-en-Provence). Il anotamment publié : « La représentation politique en Algérie : entre médiation clientélaire et prédation »,Revue française de science politique, 53 (1), février 2003, p. 35-72 ; « Permanences du jeu politique enAlgérie », Politique étrangère, 74 (2), été 2009, p. 309-321 ; « La corruption politique en Algérie : l’enversde l’autoritarisme », Esprit, juin 2011, p. 111-135 ; « Y a-t-il des tribus dans l’urne ? Sociologie d’uneénigme électorale », Cahiers d’études africaines, 205, 2012, p. 103-163 ; « Institutions autoritaires et cor-ruption politique. L’Algérie et le Maroc en perspective comparée », Revue internationale de politiquecomparée, 19 (2), 2012 ; À l’ombre de l’autoritarisme. Ethnographie politique de l’Algérie contemporaine,Paris, Karthala, à paraître en 2012. Ses recherches portent sur l’analyse comparée de la corruptionpolitique, l’endurance et l’effondrement des régimes autoritaires, la sociologie des réseaux tribaux etconfrériques. Il prépare une HDR sur le thème : « Institutions politiques et syndromes de corruption.Algérie, Turquie, Inde en perspective comparée » (<[email protected] >).

1. Je tiens à remercier Michel Camau, Michel Dobry, Clement Moore Henry et Jean Leca, ainsi que le comité derédaction de la RFSP pour la lecture minutieuse et exigeante des différentes moutures de ce texte.

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