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Sommaire

Introduction-------------------------------------------------------------------------- 4

Première partie : La fondation du mythe

I ) Les origines

a) Les monstres de l’antiquité ---------------------------------------------------- 6b) Les légendes populaires -------------------------------------------------------- 8c) Les vampires “historiques” ---------------------------------------------------- 10

II ) Les précurseurs de B. Stoker

a) Dom Augustin Calmet ---------------------------------------------------------- 12b) John Polidori ----------------------------------------------------------------------- 13c) Sheridan Le Fanu ------------------------------------------------------------------- 14d) Alexis Tolstoï ---------------------------------------------------------------------- 15

III ) Les constantes du mythe

a) Le thème du sang ------------------------------------------------------------------ 16b) Vampirisme et épidémie -------------------------------------------------------- 17c) L’anatomie vampirique ----------------------------------------------------------- 18d) Attraction et répulsion ----------------------------------------------------------- 19e) Pouvoirs et faiblesses du vampire ------------------------------------------- 20

Deuxième partie : Le Dracula de Bram Stoker

I ) L’appropriation du mythe

a) L’assimilation des constantes ------------------------------------------------- 23b) Les règles instaurées par Stoker ---------------------------------------------- 25c) Le thème de la bête --------------------------------------------------------------- 27

II ) Les personnages

a) Le comte vampire ------------------------------------------------------------------ 28b) les victimes ------------------------------------------------------------------------- 30c) L’aliéné ------------------------------------------------------------------------------- 31

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d) la “sainte coterie” -----------------------------------------------------------------33

III ) L’écriture dans Dracula

a) Un roman épistolaire ------------------------------------------------------------- 36b) Le pronom “il” et le thème de l’étranger ---------------------------------- 38c) Un roman Gothique ---------------------------------------------------------------- 39

Troisième partie : l’évolution du mythe au XXe siècle

I ) Premiers pas dans les salles obscures

a) La représentation du vampire au cinéma ----------------------------------- 43b) Le Nosferatu de Murnau -------------------------------------------------------- 45c) Le Dracula de Tod Browning ------------------------------------------------- 49

II ) Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

a) Rationalisation du mythe--------------------------------------------------------- 51b) Inversion du rapport de marginalité----------------------------------------- 53c) Les vampires de Matheson ----------------------------------------------------- 54

III ) L’explosion cinématographique

a) La grande époque de Dracula ---------------------------------------------------57b) Les incontournables --------------------------------------------------------------- 58c) La déchéance du mythe ----------------------------------------------------------63

Quatrième partie : Le vampire moderne

I ) Le vampire d’Anne Ricea) La rénovation du mythe --------------------------------------------------------- 67b) Statut social du vampire --------------------------------------------------------- 69d) Le thème du sang ------------------------------------------------------------------ 70

II ) La rédemption du vampirea) Le “je” de la conscience ---------------------------------------------------------- 72b) Relations avec les humains ------------------------------------------------------ 75d) La quête du vampire ------------------------------------------------------------- 76

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III ) Banalisation du mythe vampiriquea) Le vampire est partout------------------------------------------------------------ 78b) Mise en abîme des symboles de la monstruosité ------------------------ 80d) Un être transcendant ------------------------------------------------------------- 82

Conclusion ------------------------------------------------------------------------------ 85

Bibliographie --------------------------------------------------------------------------- 88

Filmographie ---------------------------------------------------------------------------- 90

Table des illustrations -------------------------------------------------------------- 91

Introduction

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Le 26 mai 1897, l’auteur irlandais connu sous le nom de Bram Stoker (1847-1912)

publie un roman intitulé Dracula. Parue aux éditions Constable and Sons, l’œuvre

rencontre le succès et marque un tournant dans l’évolution du mythe du vampire. Dracula,

l’impitoyable comte suceur de sang, va renouveler l’image du revenant traditionnel,

s’affirmant comme le nouvel archétype du vampire, expression durable du mythe à travers

le temps. Après plusieurs adaptations au théâtre, le Nosferatu de Murnau signe en 1922 les

débuts de la carrière cinématographique du comte. Par sa pérennité, le vampire va illustrer

plus que tout autre monstre la notion de mythe. Qu’il s’agisse du loup-garou, de la créature

de Frankenstein ou de la momie, aucun personnage ne rencontrera un tel succès auprès du

public, qui loin de craindre le vampire, semble fasciné par cette manifestation du Mal.

Devenu au milieu du XXe siècle une créature presque exclusivement cinématographique, le

suceur de sang connaît son âge d’or grâce aux films de la Hammer, avant de voir son image

dépérir. Victime d’une trop grande exploitation, le mythe s’épuise, Dracula ne fait plus

peur, il fait rire, divertit et perd ainsi son statut de créature des ténèbres. Les multiples

adaptations du roman de Stoker ont finalement porté préjudice au vampire, dont l’image se

fige et finit par lasser le public. La créature trouvera cependant un second souffle en 1976,

grâce à la parution d’Entretien avec un vampire, qui inaugure le cycle des Chroniques

d’Anne Rice. Son approche, totalement différente de celle de Stoker, permet de renouveler

un mythe qui s’était peu à peu figé, sclérosé dans une figure unique : celle de Dracula. Par

l’intermédiaire des Chroniques, « non seulement le mythe survit, mais il s’actualise 1 »,

s’adaptant à l’époque et aux attentes du lecteur. Le vampire devient dans cette optique un

être plus humain, capable de s’exprimer et de réfléchir sur sa condition. Dès lors, la

créature jadis détestée par l’homme s’affirme comme le réceptacle de ses fantasmes. Le

vampire apparaît comme un être doté d’une grande beauté, mais il est aussi un idéal de

force, de sensibilité et de longévité. De nos jours, la fascination qu’il exerce est encore plus

flagrante, ce n’est plus un monstre pervers et maléfique mais un être magnifié, symbole de

transcendance et d’immortalité. Comment se fait-il qu’un être si noir, familier des caveaux

et de la mort, qui tue les humains pour boire leur sang, n’inspire plus aujourd’hui la même

1 Jean-Jacques Lecercle, “Une crise de sorcellerie”, dans Dracula : insémination dissémination, Presses de l’UFR CLERC, université de Picardie, articles regroupés par Dominique Sipière, p. 9.

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répulsion ? Quels facteurs ont permis au vampire de devenir un personnage romantique et

torturé, sorte d’hyperbolisation de l’homme face à ses interrogations les plus profondes ?

Quels sont enfin, les rapports étroits qui unissent la représentation du vampire et

l’évolution de la pensée humaine ? Apporter des réponses à ces questions nécessitera une

étude de l’évolution du mythe dans sa globalité. Ainsi, nous tenterons d’expliquer comment

la représentation du vampire a changé à travers le temps, depuis ses origines

jusqu’aujourd’hui. Notre premier mouvement, indispensable à la compréhension de

l’œuvre de Stoker, consistera à étudier les premières occurrences du vampirisme. Ce sera là

l’occasion de revenir sur les divers ancêtres du suceur de sang, qu’ils apparaissent dans la

mythologie grecque, dans les légendes populaires slaves ou à travers l’histoire. Nous

verrons également dans cette partie comment le mythe, d’abord ethnographique, s’est

transformé pour semer les prémices de l’une des plus grandes figures de la littérature. Les

origines du mythe établies, nous pourrons ainsi nous intéresser au roman qui le consacrera :

Dracula. L’œuvre de Stoker sera ainsi l’objet exclusif de notre second mouvement, qui

nous permettra d’expliquer comment l’auteur a utilisé les constantes du mythe, mais aussi

comment il a su innover, donnant une nouvelle dimension au personnage du vampire. La

diabolisation de Dracula par les autres protagonistes et par la structure même du récit, nous

permettront de conclure cette partie pour montrer l’évolution du suceur de sang au XX e

siècle. Plus précisément, notre troisième mouvement visera à retracer l’évolution de la

représentation du vampire entre les années vingt et la fin des années soixante-dix. Cette

partie sera l’occasion de voir comment le monstre de Stoker a littéralement été vampirisé

par le cinéma, qui laissa le personnage exsangue, vidé de son potentiel artistique après de

trop nombreuses productions. Nonobstant, le septième art aura tout de même doté le mythe

de quelques chef-d’œuvres, notamment grâce à des films tels que Nosferatu ou Le Bal des

vampires. Notre dernier mouvement enfin, nous permettra d’étudier la représentation du

vampire moderne, né avec Anne Rice en 1976 et qui continue sa progression de nos jours.

Nous utilisons ici le mot “progression” dans un but précis puisque nous verrons que le

vampire semble littéralement s’élever pour devenir une sorte de dieu, capable de

transcender les limites imposées par Dieu, mais aussi celles instaurées et par Stoker.

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Première partie : La fondation du mythe

Si le mythe du vampire a connu la consécration en 1897 avec le Dracula de Bram

Stoker, ce n’est pourtant pas avec lui qu’il avait débuté. En effet, avant de devenir un

mythe littéraire, les histoires de vampires formaient un mythe ethnographique. Un mythe

qui trouve sa source dans les contes populaires des régions slaves, avec des revenants que

l’on nommait upir, strigon ou encore vârkolac. Des revenants qui sont eux-même l’écho

d’antiques croyances, de légendes concernant des créatures nommés stryges ou lamies et

qui font partie de la mythologie grecque. Comment Dracula est-il devenu Dracula ?

Comment les croyances populaires, les légendes grecques ou les œuvres de Dom Calmet,

Polidori et Le Fanu ont-ils influencé Bram Stoker ? Cette partie nous permettra d’y voir

plus clair. Nous y étudierons les origines du mythe, son exploitation littéraire et enfin la

mise en place des constantes du genre.

I ) Les origines

La plupart des chercheurs ont constaté que le vampirisme trouvait ses racines dans

l’Europe centrale du XVIIIe siècle. Néanmoins, on ne peut nier qu’il existait bien avant,

dans d’autres civilisations, des créatures très proches du vampire. Que ce soit par leurs

activités nocturnes, leur rapport au sang ou leur nature de mort-vivant, ces créatures ont

précédé les revenants des pays slaves. Outre les créatures mythologiques et les revenants

d’Europe centrale, nous verrons aussi qu’il existe des “vampires historiques”. Si ces

personnes n’étaient pas de véritables revenants, nous expliquerons pourquoi leur

comportement leur a tout de même valu l’appellation de “vampire”.

a) Les monstres de l’antiquité

Les légendes concernant des monstres merveilleux ou cauchemardesques remontent

aux temps les plus anciens. La mythologie grecque ne nous fournit-elle pas une source

presque intarissable de créatures en tout genre ? Les grecs croyaient à l’existence des dieux

immortels, des chiens à cent têtes, des géants et, dans une certaine mesure, à celle des

vampires. Vers 217, Philosrate ne décrit-il pas l’empuse que démasque Apollonios de

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Thyane comme une sorte de vampire, alors que celle-ci a presque circonvenu Ménippe. Il

le sauve en lui déclarant :

« Apprenez que cette belle mariée est une empuse, de ces êtres que le vulgaire appelle des lamies ou

des goules. Elles sont amoureuses et désirent les plaisirs de l’amour, mais surtout la chair des humains, et

elles séduisent, en leur procurant des jouissances amoureuses, ceux dont elles veulent se repaître 2. »

Nous voici devant un cas ambigu, cette empuse (ou lamie) séduit sa victime pour

ensuite dévorer sa chair, mais ne s’intéresse pas spécifiquement au sang. Pourtant, d’autres

légendes concernant les empuses les dépeignent comme des monstres qui dévoraient les

enfants ou leur suçaient le sang. Pour comprendre la prédisposition des enfants à être des

victimes potentielles pour ces monstres, il faut connaître la légende concernant Lamie elle-

même. Selon la mythologie grecque :

« Lamie [...] était une reine de Phrygie. Elle était très belle ; et Zeus, le père des dieux, l’aima.

Mais l’épouse de Zeus, Héra, jalouse, fit périr les enfants que Lamie avait enfantés de son divin amant. Du

coup, Lamie, à son tour, se mit à jalouser les mères qui gardaient leurs enfants : elle tentait de saisir ces

derniers ; et, quand elle y réussissait, elle les tuait et les dévorait 3. »

C’est ainsi que naquit la légende des lamies (mot devenu par la suite un nom

commun), ces monstres à queue de serpent et dévoreurs d’enfants. Par la suite, les légendes

évoluèrent pour en faire des génies féminins qui s’attachaient aux jeunes gens pendant leur

sommeil nocturne, espérant ainsi pouvoir sucer leur sang et épuiser leur virilité : une

légende qui préfigure le vampire féminin du roman de Sheridan Le Fanu, Carmilla.

Rappelons également que les grecs ne sont pas les seuls à posséder de telles légendes, en

effet, on sait que du XIIe au VIe siècle avant notre ère, les habitants de l’empire assyrien

croyaient déjà à un démon vampire appelé akakarm 4. Certaines de ces créatures possèdent

donc des traits communs avec celle que l’on nommera par la suite « vampire ». Pourtant on

n’en trouve aucune qui possède sa morphologie, ses faiblesses et surtout, sa condition de

revenant. En effet, les broucolaques, les styges ou les empuses grecs n’apparaissent pas

comme des vampires « complets », ils ressemblent plus à des brouillons, avants-goûts de ce

que deviendra le vampire dans l’inconscient collectif, ils sont des « protovampires ».

2 Philosrate, Vie d’Apollonios de Thyane IV, 25, trad. P. Grimal, dans : Romans grecs et latins, Paris, 1963 (Bibliothèque de la Pléiade, 134), p. 1158 sq.3 Les Vampires, Colloque de Cerisy, Albin Michel, Cahiers de l’Hermétisme, 1993, p. 94.4 Ibid., p.93.

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b ) Les légendes populaires

La naissance du mythe vampirique à proprement parler prend racine en Europe

centrale, grâce aux croyances des habitants de cette région. Claude Lecouteux, dans son

ouvrage sur les vampire, cite à ce sujet le Dictionnaire Encyclopédique de 1900 qui nous

donne une définition fortement inspirée par les Dissertations de Dom Augustin Calmet :

« Les vampires jouent un rôle important dans la superstition d’un certain nombre de peuples de

l’Europe centrale et septentrionale : allemand, hongrois, russe, etc. Sous ce nom, on désigne les morts qui

sortent de leur tombeau, de préférence la nuit, pour tourmenter les vivants, le plus souvent en les suçant au

cou, d’autres fois en les serrant à la gorge au point de les étouffer. C’est aux vampires que l’on rapportait

jadis un grand nombre de morts mystérieuses, et ils figurent dans de nombreuses légendes. Les Grecs

modernes les désignent sous le nom de broucolaques 5. »

Dans cette définition, on retrouve les principales caractéristiques du vampire. Loin

des monstres dévoreurs d’enfants, on a bien un mort-vivant suceur de sang. Il rejoint ses

victimes la nuit et provoque leur mort en aspirant leur substance vitale. Certains éléments

manquent pourtant à cette description et pour donner à voir l’image complète (bien

qu’archétypale) du vampire tel que nous le connaissons aujourd’hui, on pourrait ajouter

ceci :

« Véritable mort vivant, le vampire a la peau blême, les canines développées et pointues, les lèvres

vermeilles, les ongles longs ; sa main est glacée et sa poigne solide. Il quitte sa retraite accompagné du bruit

de chiens hurlant à la mort ou de loups 6. »

Mais il faudra attendre, pour ajouter ce complément d’informations, les apports au

mythe d’auteurs tels que Le Fanu, Polidori, et bien-sûr Stoker. Alors seulement on

possèdera l’image complète du vampire, telle qu’elle sera fixée dans l’imaginaire collectif.

Né des croyances slaves, le vampire tel qu’il est conçu en Europe centrale au XVIIIe siècle

peut revêtir plusieurs formes et possède plusieurs avatars. En Roumanie par exemple, c’est

le zburator, un esprit-amant, qui possède les caractéristiques principales du vampire. Il se

glisse la nuit dans les maisons et rejoint ceux qui se consument d’amour. Leur mort est

semblable à celle des victimes de vampires. Le vârkolac lui, devait sucer le sang de sa

5 Claude Lecouteux, Histoire des vampires : autopsie d’un mythe, Ed. Imago, 1999, p.30.6 Ibid., p. 7.

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victime à neuf reprises pour qu’elle meure. Il est intéressant de noter qu’il existe aussi pour

le vampire de nombreuses appellations : on le nomme strigon en Istrie, un mot dérivé de

strige (sorcière) ; dans les Balkans, on utilise vampir alors qu’en polonais on parle de

wampir ; opyr (mort en sursis en russe) désigne le revenant dans les Carpates alors que les

Tchèques enfin, utilisent le mot upir. Au delà des variations linguistiques, chaque région

apporte sa propre conception du revenant et chacune le dote de caractéristiques singulières.

Ainsi, différentes catégories de morts vivants ont prêté leurs traits aux vampires modernes.

On peut en citer quelques uns, “baptisés” par Lecouteux en fonction de leurs agissements :

l’appeleur, dont les victimes mouraient quelques jours après qu’il les ait appelées par leur

nom ; le frappeur, qui tape à la porte d’une maison pour tuer celui qui lui ouvre ; le

visiteur, qui revient pour demander de la nourriture et décime la population du village ;

l’affamé, qui dévore même la chair de ses victimes. Le nonicide, qui revient tuer neuf de

ses proches ; l’appesart, un revenant malfaisant se jetant sur les passants et les voyageurs ;

le cauchemar, qui s’attaque aux dormeurs, leur suce le sang, les étrangle ou les étouffe ; le

mâcheur enfin, qui mange les linges se trouvant dans son cercueil, faisant un bruit de

mastication effrayant 7. Ce sont ces différents types de revenants qui permettront de créer

les vampires de Stoker ou de Polidori. Dans Dracula par exemple, le vampire se nourrit

neuf fois du sang de Lucy avant que celle-ci ne trépasse, rappelant ainsi les méfaits du

Vârkolac. Il est également important de signaler qu’au XVIIIe siècle, le revenant est un

paysan rustre et grossier et qu’il n’est à aucun moment question de prince ou de comte

vampire raffiné, ceci est une pure invention des romanciers.

c ) Les vampires “historiques”

Comment expliquer que certaines personnes aient réellement cru à l’existence des

vampires ? On peut comprendre que des paysans slaves croient aux démons et aux

vampires suceurs de sang : après tout, ces légendes font partie de leur culture et ne seraient

pas moins crédibles pour eux, que l’histoire d’un prophète crucifié puis ressuscité par Dieu.

Tout dépend bien-sûr du point de vue que l’on adopte. Néanmoins, lorsque des

représentants de l’Eglise (pour qui la résurrection reste l’apanage du Christ et de Lazare)

prêtent foi à ces histoires de revenants, la question mérite d’être posée. Ce qui accrédite la 7 Ibid., pp. 63 à 85.

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croyance aux vampires et a provoqué le flux des traités savants, ce sont les rapports des

autorités, comme celui qui fut publié à Belgrade, en 1732, par le lieutenant-colonel

Büttener et J.H. Von Lindenfels sur les vampires de la ville serbe de Medvegia. De la

même manière, le rapport publié à Berlin cette année là par la Société Royale Prussienne

des Sciences a engendré une certaine hystérie autour des histoires de vampires. Les savants

en tirèrent les informations qu’ils commentèrent sans fin et, en 1746, Dom Augustin

Calmet, moine bénédictin de Senones, fit la synthèse des études sur le sujet dans sa

Dissertation sur les apparitions des esprits et sur les vampires ou revenants de Hongrie, de

Moravie, etc., traduite en allemand dès 1751 et maintes fois rééditée depuis. L’ouvrage de

Dom Calmet regroupe la plupart des cas connus et attestés (par des témoins parfois

assermentés) de vampirisme, il s’agit donc d’une véritable mine d’informations sur le sujet.

Aujourd’hui, rares sont les écrivains qui ont exploité le thème du revenant sans avoir

consulté la dissertation du bénédictin. De plus, si l’ouvrage de Dom Calmet a permis

l’essor du mythe littéraire, il a également propagé les croyances slaves dans le monde

occidental. Le fait qu’un membre de l’Eglise cautionne l’existence des revenants

transfigure la notion de mythe. Dès lors, les revenants sont une réalité, la possession du

cadavre par un diable ou un démon apparaît comme l’explication canonique de l’église qui,

confrontée à des faits stupéfiants, les interprète en fonction de son dogme. D’autres

personnes dans l’histoire contribueront à cette hystérie vampirique. Pierre Plogojovits fut

ainsi reconnu revenant de Hongrie en 1725. Cet habitant de Kisolova, mort et enterré

depuis six semaines, serait revenu d’outre-tombe et aurait tué neuf personnes avant que

l’on ne découvre son corps intact dans son cercueil. On lui enfonça un pieu dans le cœur,

on lui trancha la tête puis on le fit brûler sur un bûcher. Erzebeth Bathory, surnommée la

Comtesse Vampire, participa elle au mythe de l’aristocrate suceur de sang. Dans son

château de Csejthe, à proximité de la région des Carpates, à la fin du XVIe et au début du

XVIIe, elle gardait en captivité des dizaines de jeunes filles dont elle buvait le sang après

les avoir torturées. Elle prenait même des bains de sang qui, selon elle, préservaient la

beauté et la jeunesse. Beaucoup d’autres seront par la suite désignés comme vampires.

Néanmoins, si l’on conçoit le fait de qualifier de vampire une personne qui boit du sang

humain, ce terme a toutefois été employé pour des personnes ne correspondant en aucune

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façon à la définition donnée par Dom Calmet. Ainsi, même si leurs activités étaient

monstrueuses, certains ne se nourrissaient pas nécessairement de sang. Si l’on peut

admettre à la lecture de certaines chroniques les concernant, que Vlad Tepes et Gilles de

Rais aimaient voir couler le sang, ils n’ont cependant jamais fait preuve d’attitudes pouvant

les assimiler à des vampires 8, comment expliquer dans ce cas que le prince valache ait

inspiré B. Stoker pour son Dracula ? De la même manière en 1901 le docteur A. Epaulard,

soutenant une thèse à la faculté de médecine de Lyon, étudie le cas de Victor Ardisson, un

fossoyeur nécrophile surnommé le « vampire de Muy » 9. Celui-ci n’a pourtant jamais bu

de sang ou répondu aux différents critères vampiriques. On remarque donc que l’usage

populaire donne volontiers le nom de vampires à tous les criminels qui se livrent,

apparemment sans raison, à des actes de violence et de sadisme, même s’ils ne font pas de

fixation sur le sang. Pourtant, certains semblent bien mériter cette appellation puisqu’ils ont

avoué tuer leurs victimes pour boire leur sang, et l’on sait, depuis les Dissertations (1746)

de Dom Calmet, que c’est là une caractéristique principale des vampires. C’est le cas de

Fritz Haarman (décapité en 1925), surnommé le vampire de Hanovre, mais aussi de Peter

Kürten, le vampire de Düsseldorf (exécuté en 1931), de John George Haigh, le vampire de

Londres (exécuté en 1949) et enfin de Kuno Hoffmann, le vampire de Nuremberg (qui

sévissait en 1972) 10.

II ) Les précurseurs de B. Stoker

Evoquons à présent les auteurs qui ont contribué au développement littéraire du

mythe vampirique. Ils inspireront Bram Stoker mais aussi beaucoup d’autres auteurs par la

suite. Les Dissertations de Dom Calmet sont une oeuvre de référence pour toute personne

effectuant des recherches sur le mythe des vampires. Le Vampire de Polidori (1795-1821),

paru en 1819, préfigure une conception plus moderne du vampire à travers le personnage

de Lord Ruthven. Autre auteur anglais ayant donné sa vision du suceur de sang, Le Fanu

(1814-1873) dépeint un vampire féminin dans Carmilla (1871). Enfin, le quatrième auteur

8 Ibid., p. 20.9 Les Vampires, Colloque de Cerisy, Albin Michel, Cahiers de l’Hermétisme, 1993, p. 19.10 Denis Buican, Les Métamorphoses de Dracula, Ed. Du Félin, Paris, 1993, pp. 78-81.

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dont nous parlerons sera Alexis Tolstoï (1817-1975), dont la Famille du vourdalak (1841)

s’inspire fidèlement des légendes populaires slaves.

a) Augustin Dom Calmet

Dom Augustin Calmet (1672-1757), historien, érudit compilateur et exégète, a acquis

une importante notoriété grâce à trois ouvrages consacrés à l’étude des Saintes Ecritures :

L’Histoire de l’Ancien et du Nouveau Testament, L’Histoire de la vie et des miracles de

Jésus-Christ et le Dictionnaire de la Bible. Néanmoins, ce ne sont pas ces trois traités qui

ont provoqué la controverse autour du moine bénédictin. En fait, le prolifique Dom Calmet

de Senones est surtout connu pour être l’auteur des fameuses Dissertations sur les

apparitions des anges, des démons et des esprits, et sur les revenants et vampires de

Hongrie, de Bohême, de Moravie et de Silésie, parues en 1746. Un ouvrage rapidement

épuisé qui connut une seconde édition en deux volumes dès 1749, puis une troisième, revue

et corrigée, en 1751. C’est le second volume de cette étude, intitulé Dissertation sur les

revenants en corps, les excommuniés, les oupires ou vampires, broucolaques, etc. qui nous

intéressera ici. Dom Calmet y regroupe l’ensemble des rapports, témoignages et légendes

populaires concernant les revenants, et plus précisément les vampires. Cet ouvrage a donné

un fantastique essor au mythe, rassemblant dans ses récits les caractéristiques, règles et

concepts qui régiront par la suite la non vie du vampire littéraire . Plus qu’une référence, le

traité de Dom Calmet est dès lors devenu un passage obligatoire pour qui veut se

familiariser avec le mythe du vampire. En outre, plus que les divagations solitaires d’un

moine excentrique, les Dissertations sont approuvées par l’Eglise, qui reconnaît ainsi

l’existence des vampires et autres démons. Les Dissertations constituent une étape

particulièrement importante dans la fondation du mythe vampirique. C’est cette œuvre qui

va fixer la majorité des règles régissant la non vie du vampire. Dans son ouvrage, Dom

Calmet théorise le savoir accumulé sur les vampires et cherche, sur un ton parfois crédule,

à démontrer leur existence. Dans cette optique, Calmet apparaît comme un auteur

incontournable, de même que Stoker, il est responsable de la représentation actuelle du

vampire. Si l’écrivain irlandais a su donner un essor exceptionnel au mythe du vampire,

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c’est pourtant l’humble moine bénédictin qui en est à l’origine. Dom Calmet définit le

vampire, le désigne pour la première fois comme un mort se levant la nuit de son tombeau

pour boire le sang des vivants. C’est également lui qui décrète la puissance des symboles

sacrés du christianisme (crucifix, eau bénite) pour le repousser. A cet égard, Les

Dissertations de Dom Calmet constituent donc la matrice du mythe, renfermant l’ensemble

des caractéristiques qui deviendront des constantes dans la littérature vampirique.

b) John Polidori

Le vampire connaît sa première grande occurrence dans la littérature grâce à l’œuvre

de John William Polidori. Le Vampire, paru en 1819, apparaît comme le déclencheur du

genre vampirique en Angleterre, il sera traduit dans le cours de l’année puis imité par C.

Nodier un an après, dans une pièce mélodramatique du même nom. Le roman met en scène

une créature inquiétante aux yeux gris et au teint cireux, capable de provoquer l’angoisse

chez ceux qui l’entourent. Celui qui se fait appeler Lord Ruthven (et qui fut inspiré par

Lord Byron, dont l’auteur était le médecin personnel) n’erre cependant pas seul dans les

sombres contrées d’Europe centrale, la scène se déroule bien loin de là, dans une fête

donnée à Londres pendant l’hiver. Le vampire, froid et impassible, dandy séduisant et tueur

mondain, prend pour la première fois les traits d’un gentilhomme, s’éloignant de

l’archétype proposé par les légendes populaires slaves. A ce titre, la créature de Polidori

apparaît même comme le seul vampire séducteur du XIXe siècle. Nonobstant, si Ruthven

apparaît comme un noble raffiné, il conserve tout de même certains apanages du revenant,

telles que sa force surhumaine et, bien sûr, sa soif de sang. Dans son roman, Polidori laisse

planer le doute sur la nature de Lord Ruthven. L’ambiance reposant essentiellement sur des

non-dits, on ne dispose donc pas à la lecture d’assez d’éléments pour dresser une typologie

complète du vampire. Ce n’est qu’à la fin du récit et de la bouche d’une des victimes que

l’on apprend avec certitude la nature vampirique de Lord Ruthven. Blessé par un coup de

couteau puis ressuscité par les rayons de la lune, le vampire a finalement survécu à ses

blessures et il continuera à sévir. C’est un cas assez rare dans les romans mettant en scène

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un mort-vivant : ici le mal, incarné par Lord Ruthven, triomphe du bien, symbolisé par les

hommes qui n’ont pu le conduire jusqu’au repos éternel.

c) Sheridan Le Fanu

En 1872, Sheridan Le Fanu donne lui aussi sa vision du mort-vivant. C’est un

vampire féminin puisqu’il s’agit de Carmilla, une « jeune fille » qui n’est autre que la

comtesse Mircalla Von Karnstein, morte depuis plus d’un siècle et enterrée non loin du

château de l’héroïne. Carmilla apparaît comme une femme mystérieuse, recueillie par le

père de l’héroïne et éprise celle-ci. Carmilla présente plusieurs originalités et s’éloigne

encore de l’archétype du revenant slave. Le vampire de Le Fanu, comme celui de Polidori,

n’est pas issu du milieu paysan, c’est un aristocrate et une créature à présent capable de

survivre durant plusieurs siècles, une femme blême et attirante qui « déborde de sensualité

et séduit plus qu’elle n’effraie 11. » En outre, il faut préciser qu’elle semble vraiment

souffrir de la malédiction qui pèse sur elle. Elle n’est pas froide, cynique et cruelle comme

Lord Ruthven. Au contraire, elle va même tenter d’avouer sa condition vampirique à Laura

(bien que ce soit à mots couverts). Carmilla est ainsi déchirée entre son amour pour la

narratrice et sa condition de prédateur. Une situation qui va donner naissance à une relation

ambiguë entre les deux femmes. Laura passe du statut de proie à celui de maîtresse

ingénue, Carmilla en revanche hésite entre la passion humaine et la soif meurtrière

inhérente à sa condition. Une ambiguïté qui se traduira par le sentiment d’attraction-

répulsion que ressent Laura lorsqu’elle est aux côtés de la non-morte. Parmi ses multiples

qualités, l’œuvre de Le Fanu présente celle de faire le lien, à travers le personnage de

Carmilla, avec les créatures mythologiques, ces protovampires féminins cités auparavant

tels que les goules, lamies et autres monstrueuses empuses grecques. On notera que

Carmilla possède de nombreux pouvoirs : elle peut se transformer en chat, mais aussi sortir

de sa chambre sans en ouvrir la porte ou la fenêtre. Elle peut également devenir intangible,

échappant ainsi aux coups d’épée du général Spielsdorf, dont elle a tué la fille. Enfin, Le

Fanu innove en dotant Carmilla d’une particularité physique qui ne quittera plus le

11 Gaïd Girard, « Lecture de Gaïd Girard », dans Carmilla, de Sheridan Le Fanu, éditions Babel, 1996, p. 140.

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personnage du vampire : les canines pointues. Le roman se termine en apothéose avec

l’extermination du vampire. On se retrouve en plein Visum et repertum et Carmilla est

détruite selon les traditions rapportées par Dom Calmet dans ses Dissertations. Plusieurs

médecins et un directeur d’enquête attestent ainsi la présence du vampire reposant dans son

cercueil et baignant dans du sang. Carmilla est alors transpercée par un pieu en plein cœur,

on lui tranche la tête, on brûle le tout sur un petit bûcher avant d’en jeter les cendres. Cette

fois, le mal est vaincu.

d) Alexis Tolstoï

Alexis Tolstoï a également contribué au mythe littéraire du vampire avec sa Famille

du vourdalak. A l’inverse de Polidori et Le Fanu pourtant, l’auteur n’apporte pas de vision

personnelle du vampire. Il n’a pas innové, reprenant les légendes slaves au pied de la lettre,

il fait le choix de dépeindre la transformation d’une famille entière en vampires. Après que

Gorcha, le chef de famille, soit partit avec un autre paysan à la poursuite d’un brigand turc,

il revient transformé en mort-vivant, pourtant, il avait prévenu sa famille :

« Attendez-moi pendant dix jours, dit-il à ses enfants, et, si je ne reviens pas le dixième, faites-moi

dire une messe de mort, car alors je serai tué. Mais, avait ajouté le vieux Gorcha, en prenant son air le plus

sérieux, si — ce dont Dieu vous garde ! — je revenais après les dix jours révolus, pour votre salut ne me

laissez point entrer. Je vous ordonne dans ce cas d’oublier que j’étais votre père et de me percer d’un pieu

de tremble, quoi que je puisse dire ou faire, car alors je ne serais qu’un maudit vourdalak qui viendrait sucer

votre sang 12. »

Sa famille ne respecte pas sa volonté malgré ses avertissements. Gorcha revient

après dix jours et change son petit-fils en vampire. Ce dernier transforme alors sa mère, qui

attaque à son tour son second fils, son mari, puis son beau-frère. Ici, le vampire possède

une sorte de pouvoir hypnotique et son point faible réside dans sa peur des symboles sacrés.

Tolstoï livre une histoire de revenant dans la conception la plus fidèle des légendes

populaires, donnant à voir le vampire pour ce qu’il est à l’origine : un paysan slave, rustre

et crotté. Malheureusement c’est la fidélité de Tolstoï à la tradition qui va brider la

pérennité de son oeuvre. Si l’auteur russe a lu Dom Calmet et en a retenu les

12 Claude Lecouteux, Histoire des vampires : autopsie d’un mythe, Ed. Imago, 1999, pp. 23-24.

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enseignements, il s’y restreint, n’innove pas et n’enrichit pas le mythe, à l’inverse du

Vampire de Polidori ou du Carmilla de Le Fanu.

III ) Les constantes du mythe

Le recoupement des légendes populaires et des œuvres littéraires permet de dégager

des thèmes récurrents spécifiques aux histoires de vampires. Nous désignerons ces thèmes

comme les constantes du mythe vampirique. On remarquera dès lors que le vampire n’est

pas représenté de la même manière selon qu’il est décrit dans les romans ou dans le

folklore slave.

a) Le thème du sang

Le sang est le plus souvent considéré comme un symbole de vie : ne lit-on pas dans

la Bible : « La vie de la chair est dans le sang 13 » ? Pourtant, on s’aperçoit dans les

histoires consacrées aux vampires qu’il devient une substance contradictoire, associé aux

vivants, mais aussi aux morts vivants. Car pour prolonger sa non vie le vampire, tel une

sangsue, doit se nourrir du sang de ses victimes. Il retrouve ainsi force et vigueur, comme

c’est le cas dans Carmilla, ou la femme vampire alterne entre des moments de faiblesse

extrême (lorsqu’elle manque de sang) et des semblants de retour à la vie (quand elle est

repue). Le sang permet aussi au vampire de retrouver une apparence humaine, de cacher

son aspect cadavérique. Ainsi lorsque Dom Calmet, dans son ouvrage consacré aux

vampires, rapporte l’exhumation d’un revenant, on apprend que ce dernier apparaît

baignant dans du sang, le corps chaud, la peau molle et flexible. Mais l’éternité a un prix, le

vampire doit se nourrir des vivants. Inévitablement, ses victimes dépérissent petit à petit et

finissent par mourir. D’un point de vue moral, c’est la soif de sang et la mort qu’elle

engendre qui font du vampire un monstre damné et non pas un demi-dieu immortel.

Fondamental dans le développement du mythe vampirique, le thème du sang représente

donc la marque de la damnation, la frontière entre malédiction et miracle de la résurrection.

En outre, le sang va inéluctablement instaurer un rapport de force entre l’homme et le

13 La Bible, “Lévitique” (17, 11, sq.).

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vampire. Certes, il y a déjà une opposition de statut puisque l’homme est vivant et que le

revenant est mort. Mais au-delà de cette différence fondamentale, le sang va permettre

d’intégrer un rapport plus conflictuel encore. Plus que le choc de la mort et de la vie, la

rencontre entre le vampire et l’homme est avant tout celle du prédateur et de sa proie. Le

vampire devient un chasseur et il doit se nourrir de l’homme et boire son fluide vital. S’il

ne s’agit pas là de cannibalisme, c’est toutefois la forme suprême du parasitisme.

b) Vampirisme et épidémie

La présence du vampire dans une région se révèle toujours de la même manière. Une

puis plusieurs personnes décèdent. On pense d’abord à une épidémie, une pestilence.

Comme le dit un vieil ermite dans La Famille du Vourdalak :

« Le vampirisme est contagieux [...] ; bien des familles en sont atteintes, bien des familles sont

mortes jusqu'à leur dernier membre. » Il en va de même chez Le Fanu, « J’espère que ce n’est pas la peste

ou une autre fièvre qui nous menace. Ça y ressemble bien pourtant, continuai-je 14. »

Car le vampirisme peut à de nombreux égards être comparé à une épidémie. Les gens

meurent les uns après les autres, mystérieusement, s’affaiblissant de jour en jour avant de

rendre l’âme. Les chercheurs ont démontré que les cas de vampirismes tels que ceux

rapportés dans La Dissertation de Dom Calmet, n’ont jamais été si nombreux que durant

les grandes épidémies de peste qui ravagèrent l’Europe. Il est vrai que l’on retrouve des

similitudes entre ces deux formes d’épidémies. Selon la tradition populaire slave, les

vampires reviennent d’abord hanter leurs proches, décimant tous les membres de leur

entourage ; on constate que le résultat est le même à la découverte d’un pestiféré : toute sa

famille est mise en quarantaine et elle périt souvent intégralement après quelques jours. De

la même manière, durant les épidémies, on enterrait souvent des gens sans être sûr qu’ils

étaient morts, ce qui a pu faire germer le concept de non-mort qui se relève de la tombe. On

remarque enfin que le rat, rongeur symbole de prolifération et de contamination, s’est peu à

peu retrouvé associé, par analogie, aussi bien au phénomènes de vampirisme qu’aux

épidémies pestilentielles 15.

14 Sheridan Le Fanu, Carmilla, éditions Babel, 1996, p. 47.15 Cela à travers l’œuvre de Bram Stoker, mais aussi grâce aux films de Murnau ( Nosferatu, 1922) ou de Browning (Dracula, 1931).

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c) L’anatomie vampirique

L’anatomie des vampires dans les légendes et dans les œuvres antérieures à celle de

Bram Stoker suit elle aussi certaines règles. Bien qu’étant mort, le vampire n’apparaît pas

comme un cadavre ambulant. Loin de là. Son corps ne subit pas, au-delà de la mort, les

affres de la décomposition. Il paraît parfois plus hirsute qu’avant sa mort, doté par exemple

de touffes de poils dans les mains, signe de sa bestialité. Le plus souvent, les membres du

revenant restent souples, ses ongles et ses cheveux continuent de pousser et le mort paraît

en bonne santé. Prenons l’exemple de Pierre Plogojovits, revenant de Hongrie dont on a

déjà parlé précédemment et dont Augustin Calmet relate l’exhumation :

« Ils trouvèrent que son corps n’exhalait aucune mauvaise odeur, qu’il était entier et comme vivant,

à l’exception du bout du nez, qui paraissait un peu flétri et desséché ; que ses cheveux et sa barbe étaient

crûs, et qu’à la place de ses ongles qui étaient tombés, il lui en était venus de nouveaux ; que sous la

première peau qui paraissait comme morte et blanchâtre, il en paraissait une nouvelle, saine et de couleur

naturelle, ses pieds et ses mains étaient aussi entiers qu’on les pouvait souhaiter dans un homme bien vivant

16. »

Le corps du revenant est donc maintenu dans un état végétatif. On remarque qu’il

n’est pas fait mention ici des canines proéminentes, celles-ci ne faisant pas partie des

légendes populaires mais du mythe littéraire, puisqu’elle seront ajoutées plus tard par

Sheridan Le Fanu dans Carmilla. On note aussi que Lord Ruthven, le vampire de Polidori,

ne correspond pas à cette description du mort à la peau rosacée. C’est à partir de Ruthven

que le vampire masculin va prendre des allures de gentilhomme ténébreux, d’être cruel à la

peau froide, au teint livide et aux lèvres vermeilles, gardant ainsi des séquelles physiques et

morales de son passage dans le monde des morts. Enfin, si la femme vampire est toujours

séduisante, son homologue masculin n’est pas beau. Chez Polidori, il n’y a pas de

séduction à proprement parler. Lord Ruthven doit user de son pouvoir surnaturel et

hypnotique pour charmer ses victimes. De la même manière chez Tolstoï, le personnage de

Gorcha est loin d’être séduisant : il apparaît comme un vieil homme à l’allure cadavérique

et dont les yeux sont éteints et effrayants.

16 Dom Augustin Calmet, Dissertation sur les vampires, Atopia (1998), pp. 185-186.

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d) Attraction et répulsion

Comme on l’a esquissé dans le paragraphe précédent, les vampires féminins de la fin

du XIXe siècle offrent un contraste saisissant avec leurs homologues masculins, qu’il

s’agisse de Gorcha chez Tolstoï ou de Lord Ruthven chez Polidori. Les vampires féminins

de cette période sont tous, sans exception, beaux et désirables. Prenons l’exemple de

Carmilla : « Elle était tout aussi belle à la lumière du jour. Elle était certainement la

créature la plus ravissante que j’aie jamais vue 17. » Pourtant, derrière cette beauté se cache

la mort, et les victimes peuvent la ressentir. Chez Le Fanu, Carmilla est belle, mais sa

beauté a quelque chose de dérangeant. C’est d’ailleurs là l’exemple d’attraction-répulsion

le plus marquant de la littérature “vampirique”. Comme le souligne Sabine Jarrot dans son

ouvrage, la narratrice éprouve des sentiments contradictoires à l’égard de Carmilla :

« J’étais, comme elle le disait “attirée par elle”, mais je ressentais en même temps à son

égard une sorte de répulsion 18. » L’idée de beauté impure se retrouve également dans La

famille du Vourdalak de Tolstoï, avec le personnage de Sdenka. Avant de devenir vampire,

Sdenka était belle, mais en plus elle était pure et innocente. Sa transformation l’a encore

embellie, mais cette beauté paraît étrange, elle est impure et provoque une certaine forme

de répulsion. Ces deux exemples nous permettent de remarquer que la beauté de la femme

vampire est indissociable du sentiment de perversité, d’impureté qui en émane. Il en va de

même pour l’homme vampire, du moins d’une certaine manière. Si ce n’est pas sa beauté

qui attire les convoitises, c’est son fascinant pouvoir sur les mortels et son statut de créature

maléfique car, comme le souligne J.J. Lecercle dans son article, Une Crise de sorcellerie,

« le Mal fascine (le vampire est plus intéressant que le bourgeois ; Satan est curieux, tout

ange ennuie) 19. » Le Mal, indissociable d’une certaine sensualité perverse, d’un pouvoir de

séduction hypnotique, voilà ce que le vampire représente pour l’homme, une ambiguïté

certaine entre l’envie, l’attirance et la crainte, le rejet.

17 Sheridan Le Fanu, Carmilla, éditions Babel, 1996, p. 39.18 Sabine Jarrot, Le Vampire dans la littérature du XIXe au XXe siècle, l’Harmattan, 1999, p. 133.19 Jean-Jacques Lecercle, “Une crise de sorcellerie”, dans Dracula : insémination dissémination, Presses de l’UFR CLERC, université de Picardie, articles regroupés par Dominique Sipière, p. 22.

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e) Pouvoirs et faiblesses du vampire

Le vampire est une créature surnaturelle à bien des égards. On sait déjà qu’il a aboli

les frontières entre la vie et la mort, mais il possède d’autres pouvoirs extraordinaires. Les

légendes ainsi que les romans font état de sa force phénoménale, mais aussi de ses dons de

métamorphose. Le vampire peut se transformer en loup, prédateur honni de tout temps par

les paysans car il attaque le bétail et souvent considéré comme un suppôt du Malin.

Certains vampires ne prennent pas forcément la forme du loup. Carmilla par exemple prend

celle d’un chat noir, autre animal chargé de symboles, compagnon des sorcières et

synonyme de mauvais œil pour qui en aperçoit un. Le vampire peut également se changer

en brume, pouvant ainsi pénétrer discrètement dans la demeure de sa victime. Carmilla

utilisera ce “tour” pour quitter sa chambre discrètement, alors que toutes les issues sont

verrouillées. Enfin, le vampire de Polidori, Lord Ruthven, a le pouvoir d’hypnotiser ses

victimes, ce qui lui permet de fonder sa chasse sur la séduction. Si le vampire bénéficie

d’une certaine forme d’immortalité (il est éternel si personne ne le tue à l’aide d’un certain

rituel) et qu’il possède de nombreux pouvoirs, il faut pourtant noter que sa non vie est régie

par des règles très strictes 20. Ainsi, le vampire a aussi des points faibles. Tout d’abord, on

notera qu’il est sensible aux symboles sacrés : il craint la croix, le crucifix, l’eau bénite et

l’hostie. Ensuite, le non-mort craint également le pieu. Celui-ci fait partie du rituel qu’on

utilise pour se débarrasser du vampire. Ce rituel est décrit dans la Dissertation mais aussi

dans Carmilla : on doit d’abord enfoncer un pieu dans le cœur du mort, ce qui lui fait

pousser un cri épouvantable, ensuite on lui tranche la tête et enfin on fait brûler le tout, on

est alors débarrassé du vampire. Pourtant, si le pieu semble être une arme efficace contre

les revenants chez Dom Calmet ou Le Fanu, certains auteurs le rendent inefficace contre

leur vampire. C’est le cas de Tolstoï avec le personnage de Gorcha, qui se sert du pieu qui

l’a transpercé comme d’une perche pour sauter les ravins. Les non-morts semblent aussi

craindre l’ail. S’il n’en est pas fait mention dans les œuvres littéraires précédant Dracula,

l’ail possède néanmoins des vertus permettant de chasser les revenants : en effet, ceux-ci

n’en supportent pas l’odeur. Les Roumains recommandaient ainsi de cacher de l’ail dans

20 Des règles établies et recensées par Dom Augustin Calmet dans ses Dissertations sur les vampires parues pour la première fois en 1746.

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son lit et de tracer des croix sous celui-ci à l’aide de charbons pris à l’encensoir, selon eux

cela chassait les mauvais esprits 21. On avait aussi coutume en Europe centrale de frotter les

fenêtres, les portes et toute autre interstice de la demeure avec de l’ail pour qu’aucun

démon ne s’y introduise. Dans l’antiquité enfin, on sait que l’ail faisait fuir les stryges, ces

monstres mythiques dont on a parlé précédemment. Pour finir, on remarque que le vampire

est un prédateur nocturne. A l’image de Carmilla ou de Lord Ruthven, il est actif durant la

journée, ce n’est pourtant qu’à la tombée de la nuit qu’il commet ses forfaits. Si la nuit lui

permet d’œuvrer dans l’ombre, loin du regard des mortels, on notera aussi qu’elle semble

avoir certains effet sur le vampire. C’est ainsi que Lord Ruthven, après avoir été

mortellement blessé par un coup de couteau, retrouve ses forces sous les rayons de la lune.

Dans une optique manichéenne, la nuit semble donc réveiller les forces maléfiques alors

que le jour, symbole de vie et de pureté, chasse les démons et autres mauvais esprits.

Conclusion de la première partie

Le premier mouvement de notre recherche touche à sa fin. Avant d’étudier plus en

détail le Dracula de Bram Stoker, il était inévitable de rappeler les origines du vampire. On

sait à présent que cette créature possède des racines dans bon nombre de civilisations. Si le

mythe ethnographique s’est essentiellement développé en Europe centrale, on peut

toutefois constater que le mythe littéraire a une origine occidentale. On peut remarquer en

outre que les auteurs anglophones ont grandement contribué au mythe littéraire, qu’il

s’agisse de John Polidori, Sheridan Le Fanu ou bien sûr, Bram Stoker. La rencontre des

mythes ethnographiques et littéraires a permis d’établir des constantes pour les histoires de

vampires. On note donc la mise en place de plusieurs thèmes primordiaux tels que le sang,

la nature “épidémique” du vampirisme, l’aura magnétique de la créature et ses pouvoirs

fantastiques. Ses origines établies, ses constantes instaurées, le vampirisme cherchait

toutefois un emblème, un symbole qui cristalliserait le mythe : ce fut Dracula.

Deuxième partie : Le Dracula de Bram Stoker

21 Claude Lecouteux, Histoire des vampires : autopsie d’un mythe, Ed. Imago, 1999, pp. 109-110.

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Si relativement peu de gens connaissent le nom de Bram Stoker (1847-1912),

personne en revanche n’ignore celui de sa plus célèbre création : le comte Dracula. C’est en

1897, en pleine période victorienne et inspiré, entre autre, par les œuvres de Sheridan Le

Fanu et John Polidori, que Bram Stoker publie Dracula. L’auteur lui-même était alors

certainement loin d’imaginer le potentiel, la pérennité littéraire et cinématographique de

son vampire. Métaphore du mal absolu, Dracula devait fixer l’image du non mort dans les

esprits, assimilant les caractéristiques des vampires antérieurs et apportant suffisamment de

renouveau pour se créer une identité propre. Dracula marque ainsi le véritable point de

départ du mythe vampirique, et ce dans le sens où il est responsable de la connaissance

définitive du vampire par le grand public.

I ) L’appropriation du mythe

Si Dracula a connu un tel succès, c’est en grande partie grâce aux travaux de

recherche et de documentation effectués par Stoker avant la rédaction de son roman. C’est

la synthèse d’une étude minutieuse du folklore slave, d’œuvres fictives comme que Le

Vampire de Polidori et d’études telles que la Dissertation de Dom Calmet qui ont permis à

Dracula de voir le jour. Pourtant, Bram Stoker ne s’est pas contenté de mélanger ces divers

ingrédients pour trouver la recette du succès. Il a su innover, instaurer de nouvelles règles,

créant des personnages-archétypes qui deviendront indissociables du vampire. Dracula a

aussi marqué les esprits par sa forme. Conçu comme un recueil composé d’extraits de

journaux intimes, de coupures de presse ou encore de paperasseries administratives, Stoker

nous donne à lire différents points de vue sur le phénomène, l’élément perturbateur que

représente sa créature, différentes approches qui auront pourtant toutes le même objet : le

vampire.

a) L’assimilation des constantes

Selon Abraham, Van Helsing, le fameux savant du roman de Bram Stoker, Dracula

est un mort qui se lève de son tombeau, cela durant la nuit et afin de boire le sang des

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vivants. Van Helsing précise également que Dracula serait devenu vampire suite à une

mauvaise vie. A priori, rien ne semble donc le différencier d’un autre vampire. Son

originalité en fait réside dans la synthèse qu’il représente, car Dracula rassemble à lui seul

les caractéristiques de la plupart des vampires l’ayant précédés dans le temps. L’auteur

s’est inspiré des légendes slaves, étudiant attentivement et minutieusement le folklore de

cette région de l’Europe, et il a su, avec génie, en utiliser certains aspects, « si bien que

pour un vaste public, Dracula, sorti des ténèbres, est devenu le vampire par excellence 22. »

De la même manière, Bram Stoker intègre les constantes établies par Polidori, Le Fanu et

Dom Calmet. Ainsi, Dracula se présente comme la parfaite synthèse des mythes

ethnographiques et littéraires. Le “père” de Dracula va particulièrement développer

plusieurs thèmes esquissés par les auteurs l’ayant précédés. D’abord, il faut aborder le

thème du sang : indissociable de tout roman mettant en scène un vampire, cette substance

se présente comme son seul moyen de subsistance. Stoker fait du sang l’un des enjeux

primordiaux du roman, cela en l’associant au personnage de Renfield, l’aliéné qui

souhaiterait devenir vampire et qui, dans sa folie, décrit très précisément les rapport du

non-mort à cette substance. Comme il le répète à plusieurs reprises dans le roman, ce

rapport est bien simple, pour le vampire : « Le sang, c’est la vie ! 23 » De la même manière,

Bram Stoker met en relief la nature épidémique du vampirisme dans son roman. Allégorie

de la peste, le vampirisme se développe et se répand par contamination, semant la mort sur

son passage. A ce sujet, Jean-Jacques Lecercle fait d’ailleurs une remarque intéressante :

« Pourquoi Dracula débarque t-il à Whitby ? Pour qui a passé le détroit de Gibraltar, Liverpool,

Falmouth et Southampton sont les points les plus proches, et Whitby un grand détour. La raison est peut-

être simple : c’est dans le nord-est de l’Angleterre, à Sunderland sinon à Whitby, qu’avait débarqué en 1831

le rat par qui débuta la grande épidémie de choléra en Angleterre. Il est clair que Dracula incarne toutes ces

peurs de contamination 24. »

22 Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed. Marabout, 1975, introduction de Tony Faivre, p. 12.23 Ibid., p. 215.24 Jean-Jacques Lecercle, “Une crise de sorcellerie”, dans Dracula : insémination dissémination, Presses de l’UFR CLERC, université de Picardie, articles regroupés par Dominique Sipière, p. 12.

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Cette réflexion de J.-J. Lecercle démontre à quel point B. Stoker, à travers

d’insignifiants détails, a chargé son personnage de symboles forts, expliquant par là même

que Dracula ai pu à ce point marquer les esprits. Stoker reprend également le thème du

magnétisme vampirique, qui provoque à la fois attraction et répulsion chez les victimes.

Les trois femmes vampires sont l’illustration parfaite de ce concept, notamment

lorsqu’elles surprennent et séduisent Jonathan Harker au château de Dracula :

« La blonde s’approcha, se pencha sur moi au point que je sentis sa respiration. L’haleine en un sens,

était douce, douce comme du miel, et produisait sur les nerfs la même sensation que sa voix, mais quelque

chose d’amer se mêlait à cette douceur, quelque chose d’amer comme il s’en dégage de l’odeur du sang.

[…] Sur ses traits était peinte une volupté à la fois émouvante et repoussante 25. »

Cet exemple nous permet d’examiner la technique descriptive de B. Stoker. Pour

donner à son lecteur l’impression d’attraction-répulsion éprouvée par les victimes, l’auteur

utilise successivement et systématiquement deux adjectifs opposés pour décrire ses

vampires. Mina décrit ainsi le visage de Dracula comme étant à la fois « cruel, dur, mais

sensuel ». Ce sentiment ambigu va jusqu’à prendre des proportions extrêmes lorsque Mina

se « demande s’il ne faut pas, après tout, avoir pitié d’une créature traquée comme […] le

comte 26. » De la même manière, Dracula, s’il ne provoque pas l’envie des hommes, force

néanmoins le respect. Van Helsing, érudit, sage et détenteur d’un certain savoir occulte,

exprime d’ailleurs à plusieurs reprises son admiration pour l’intelligence du comte,

notamment quand il note que Dracula est parvenu à réaliser son “invasion” « seul, tout seul,

à partir d’un tombeau en ruine quelque part dans un pays oublié ». Bram Stoker reprend

également les principaux pouvoirs et handicaps du vampire. Dracula possède ainsi une

force exceptionnelle et peut se transformer en loup et en brume. Il est vulnérable aux

symboles sacrés tels que l’hostie, le crucifix, l’eau bénite et le pieu, qui demeure l’arme

suprême contre le vampire. Stoker a donc disposé des caractéristiques essentielles du

vampire pour créer le personnage de Dracula, mais au-delà d’une simple synthèse, il a

apporté sa contribution, distillant ça et là de nouveaux éléments, de nouvelles règles pour

régir l’existence du revenant, apportant par là même un renouveau salutaire pour le mythe.

25 Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed.Marabout, 1975, pp. 90-91.26 Ibid., p. 326.

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b) Les règles instaurées par Stoker

Le vampire créé par Bram Stoker se démarque de tous ses prédécesseurs. A l’inverse

d’un Lord Ruthven ou d’une Carmilla, Dracula ne fait pas partie de la même société que

ses victimes. Ce n’est pas un vampire mondain, ni un paysan rustre : le comte avant tout un

noble, un valeureux conquérant et un fin stratège. Pourtant il apparaîtra pour le lecteur

victorien comme l’incarnation du barbare venu de contrées lointaines pour piller, dépraver

et répandre le sang. Le sang qui, dans le roman de Stoker, prend une nouvelle dimension

grâce à deux nouveaux éléments. D’abord, on apprend que le sang donne au vampire le

pouvoir de rajeunir. Véritable fontaine de jouvence, il permet ainsi à Dracula de retrouver

sa jeunesse avant de partir pour “envahir” l’Angleterre. Cet nouvelle “fonction” apporte

une autre dimension au pouvoir du sang, donnant au vampire une emprise plus forte encore

sur le temps et mettant en relief sa non-appartenance au cycle de la vie. Ensuite, et là Bram

stoker lève un voile soigneusement ignoré par ses prédécesseurs, on découvre qu’un

vampire privé de sang trop longtemps peut mourir. L’auteur pose donc des limites

matérielles à la supposée immortalité du non mort. Et ce ne sera pas là sa seule entrave,

même si celui-ci, grâce à Stoker, a gagné le pouvoir de s’envoler en se transformant en

chauve-souris. Tel Fenris, loup légendaire de la mythologie germanique, Dracula se

retrouve enchaîné, ses mouvements et sa non vie même en sont dès lors affectés, Van

Helsing le fait remarquer à ses compagnons : « Il est prisonnier, plus qu’un homme

condamné aux galères, plus qu’un fou enfermé dans son cabanon 27. » D’abord, Stoker

élimine la notion d’omnipotence jusqu’alors associée au revenant et répandue par des

vampires invulnérables tels que Lord Ruthven. L’auteur démontre, à travers le personnage

de Van Helsing, qu’il est possible de se préserver des vampires. On apprend ainsi que l’ail

repousse les non--morts grâce à son odeur, insupportable pour les mauvais esprits. De

même, une rose sauvage déposée sur sa tombe en interdit l’accès au vampire. Si l’ail a

toujours été réputé pour éloigner le mauvais œil, il n’en avait encore jamais été question

dans un roman de vampires. Stoker introduit ici un élément récurrent, indissociable du

vampire par la suite (même s’il est parfois tourné en dérision). La rose sauvage est

également une pure invention de l’auteur, mais elle ne connaîtra pas la même pérennité que 27 Ibid., p. 340.

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l’ail. En dehors de ces moyens de protection, qui empêchent le vampire d’accéder à la

substance qui le maintient dans un état de non mort, il existe dans Dracula de nombreuses

autres barrières bridant le pouvoir du comte. On apprend que l’eau vive pourrait le détruire,

que « s’il y avait un naufrage, les eaux vivantes l’engloutiraient sans qu’il puisse rien faire,

et il serait perdu. » On apprend aussi que le vampire, s’il n’est pas (on devrait dire pas

encore) vulnérable au rayons du soleil, perd tous ses pouvoirs durant la journée. Là encore,

Stoker éclairci un point resté vague chez ses prédécesseurs. Dracula est encore limité par le

fait qu’il doit reposer, durant la journée, dans la terre de sa patrie. C’est d’ailleurs ce qui le

poussera à quitter l’Angleterre lorsque la “sainte coterie”, guidée par Van Helsing,

procédera à la purification de ses refuges. Un autre handicap pour le vampire selon B.

Stoker est celui de l’invitation à entrer. En effet, tant que le non-mort n’est pas invité dans

une demeure, il ne peut y pénétrer, d’où le rôle déterminant de Renfield qui, en implorant

le comte, lui a permis de s’infiltrer dans l’asile et de s’attaquer à Mina. Enfin, c’est

également l’auteur de Dracula qui a introduit le problème du reflet chez le vampire. Ce

dernier ne se réfléchit pas dans les miroirs, de même qu’il ne projette pas d’ombre. On

pourrait voir dans cette absence de projection de l’image la disparition de l’âme, preuve

irréfutable de la damnation, ce qui rendrait le comte plus démoniaque encore. On voit donc

que Stoker dans son Dracula, a instauré des règles qui rendent la non vie du vampire sinon

périlleuse, au moins difficilement enviable : le comte est un monstre damné, il ne faut pas

l’oublier, le lecteur ne doit pas s’identifier à lui, ni envier sa condition et son pouvoir.

c) Le thème de la bête

Le thème de la bête tient une place importante dans le roman de Bram Stoker. Les

vampires semblent sans cesse passer d’un plan à l’autre, flottant ainsi entre le monde des

hommes et celui des animaux, de la même manière qu’ils errent entre la vie et la mort. La

description de Dracula peut être considérée comme la première manifestation de cette

bestialité :

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« Son nez aquilin lui donnait véritablement un profil d’aigle ; […] les sourcils broussailleux se

rejoignaient presque au-dessus du nez, et leurs poils […] étaient longs et touffus […] et les dents, éclatantes

de blancheur, étaient particulièrement pointues […] les oreilles étaient pâles, et vers le haut se terminaient

en pointe […] Aussi étrange que cela puisse sembler, le milieu de ses paumes était couvert de poils 28. »

Dracula s’affirme de nouveau dans ce registre bestial lorsqu’il démontre le contrôle

qu’il exerce sur le monde animal. Le vampire, prédateur ultime, peut ainsi imposer sa

volonté aux loups qui viennent hurler leur “douce musique” au pied du château, mais aussi

aux « créatures inférieures, telles que le rat, le hibou, la chauve souris, la phalène, le renard 29 ». On retrouve cette symbiose du vampire avec le royaume animal à travers le don de

métamorphose de Dracula qui, tel un Protée maléfique, peut prendre diverses formes. Il se

change ainsi à plusieurs reprises en chauve-souris pour espionner discrètement le groupe de

Van Helsing ; on retrouve aussi le comte changé en loup dans L’invité de Dracula,

première partie du journal de Jonathan ; enfin, Dracula prend la forme d’un chien pour

débarquer du Demeter. On peut noter que Dracula n’a pas le monopole de la bestialité

puisque les trois femmes vampires et l’aliéné Renfield entretiennent, eux-aussi, des

relations privilégiées avec le monde animal. On lit ainsi que l’une des trois femme vampire

« se pourléchait réellement les babines comme un animal 30. » Quand à Renfield, il se

montre obsédé par les insectes, qu’il s’agisse de mouches, d’araignées ou de cafards,

l’aliéné s’est lancé dans une quête impossible : devenir plus fort et gagner l’immortalité en

absorbant le plus de vies possibles. Ainsi, il se comporte à plusieurs reprises comme un

véritable vampire vivant, il se jettera même sur Seward pour assouvir sa soif de sang.

Enfin, la dernière occurrence de la bestialité dont nous parlerons est celle de la grande bête,

le Diable, Satan, peu importe le nom qu’on lui donne, le Mal à l’état pur. Car n’en doutons

pas, Dracula est bien une métaphore du Mal absolu, incarnation de la haine, de toutes les

peurs de l’homme, de ses instincts les plus vils et de ses désirs les plus inavouables.

II ) Les personnages

28 Ibid., p. 65.29 Ibid., p. 337.30 Ibid., p. 91.

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Tout le monde connaît Dracula, il est aux yeux du grand public l’archétype du

vampire par excellence. Mais le roman de Bram Stoker met en scène d’autres personnages

qui deviendront par la suite, et cela en grande partie grâce au cinéma, des archétypes

spécifiques et indispensables aux films de vampires. Que serait Dracula sans ses pauvres

victimes apeurées, sans son serviteur aliéné, traumatisé par son impossible quête de

l’immortalité ? Dracula serait-il Dracula sans la “sainte coterie” qui, composée d’hommes

fiers et valeureux, cherche à mettre un terme à ses diverses malversations ?

a) Le comte vampire

A l’instar de Lord Ruthven, Dracula apparaît comme un vampire différent du

revenant slave traditionnel. Et cela est dû en grande partie à son statut social. En effet,

Dracula est comte, c’est un membre de la noblesse et la légitimité de son statut repose, tout

comme le vampirisme, sur le sang. D’ailleurs, ce statut social semble le plus approprié aux

activités du vampire, comme le souligne Sabine Jarrot dans son ouvrage :

« La noblesse est un statut idéal pour un vampire. Il offre la possibilité de se trouver au dessus de la

morale commune. D’ailleurs les sanguinaires les plus célèbres sont tous nobles, je rappelle ici les noms

tristement célèbres de Gilles de Rais et de la comtesse Bathory, même dans la fiction les nobles s’adonnent

à des jeux immoraux comme les chasses à l’homme du comte Zaroff. En définitive, le noble est, à cette

époque, le seul marginal quand à son mode de vie, il est donc compréhensible que le vampire, autre

marginal, ait endossé cette position de privilégié 31. »

Le vampire vu par Bram Stoker n’est donc pas, comme les revenants des

Dissertations de Dom Calmet, un vulgaire paysan, sa non vie est différente et ses ambitions

le sont également. Dracula est un conquérant froid et cruel, il ne se borne pas au fait de se

lever la nuit de son tombeau pour aller sucer le sang des vivants. Il établit des stratégies,

des plans de conquête, lui qui a « commandé à des peuples entiers et combattu à leur tête

pendant des siècles et des siècles 32 » prépare, à sa manière, une invasion. Dracula est

audacieux, et cela semble logique lorsqu’on s’intéresse à celui qui en fut le modèle. Car

Dracula tisse trois fils : un fil folklorique (des contes sanskrits du vampires jusqu’à la

vogue dix-huitièmiste du vampire, incarnée dans la compilation de Dom Calmet), un fil

31 Sabine Jarrot, Le Vampire dans la littérature du XIXe au XXe siècle, l’Harmattan, 1999, p. 110.32 Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed.Marabout, 1975, p. 399.

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littéraire et britannique, qui passe par des auteurs tels que Polidori et Le Fanu et un fil

historique (Vlad l’Empaleur, dit Dracul, héros du passé national roumain) 33. Nous avons

déjà étudié les deux premiers fils, attardons nous quelque peu sur le troisième. Selon le

biographe de B. Stoker, Harry Ludlam, le modèle du comte serait donc un voïvode nommé

Vlad Tepes (Vlad l’Empaleur) réputé pour sa cruauté. Il serait même accusé, dans l’un des

deux manuscrits d’époque (XVe siècle) relatant ses “exploits”, d’être un vampyr 34. L’aura

mystérieuse qui entoure le personnage historique se retrouve avec force dans la fiction où

Dracula apparaît comme un érudit, un être disposant d’un savoir occulte et inaccessible aux

autres. Dracula était même de son vivant, selon le professeur Arminius 35 « un homme

remarquable, guerrier , homme d’état, alchimiste[…] Il avait une puissante intelligence,

une culture sans égale, et un cœur qui ne connaissait ni peur ni remord 36. » De plus,

Dracula est le seul à avoir fait l’expérience de la vie et de la mort, accédant ainsi à un

savoir qu’aucun mortel, par définition, ne peut prétendre posséder. Dès lors, le comte

vampire, vêtu de noir de pied en cape, avec ses yeux flamboyants et son statut de créature

damnée, devait devenir une référence en matière de littérature fantastique.

b) Les victimes

On l’a dit, le vampire a besoin de se nourrir du sang des vivants pour survivre.

Prédateur ultime puisqu’il se trouve, dans la chaîne alimentaire, au-dessus de l’homme lui-

même, le vampire est perpétuellement poussé au meurtre par une soif inextinguible. Dans

Dracula, on peut classer les victimes du comte en trois catégories. La première d’entre

elles regroupe les personnes tuées par le comte car elles représentent son seul moyen de

survie. On classera dans cette catégorie l’équipage du Demeter, le chalutier qui ramène la

“peste vampirique” en Angleterre. Le comte doit décimer l’équipage pour survivre à son

33 Jean-Jacques Lecercle, “Une crise de sorcellerie”, dans Dracula : insémination dissémination, Presse de l’UFR CLERC, université de Picardie, articles regroupés par Dominique Sipière, p. 11.34 Harry Ludlam, A biography of Dracula, the life story of Bram Stoker, éd. the fireside Press, Londres, 1963, p. 100.35 Ami proche de Van Helsing, le professeur Arminius Vambery, qui enseigne à Budapest dans le roman, a réellement existé. Bram Stoker a suivi avec passion les différentes conférences qu’il donna à Londres. Il est notamment l’auteur du Péril jaune et d’une Histoire de la Hongrie.36 Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed.Marabout, 1975, p. 417.

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périple. Les victimes de la deuxième catégorie sont pour le comte des points stratégiques.

On citera les exemples de Renfield et de Jonathan Harker. Ce sont là deux cas particuliers,

puisque ces deux personnages ne sont pas “vampirisés” à proprement parler. Pourtant, ils

sont bien victimes du comte à plusieurs égards. Renfield est subjugué par le magnétisme de

Dracula, il imite même son comportement et cherche à lui plaire pour qu’il fasse de lui son

égal. C’est sa soumission qui permettra au vampire de pénétrer dans l’asile et de s’attaquer

à Mina. L’aliéné restera le jouet du comte jusqu’à sa rébellion, ne devenant une victime à

part entière qu’à sa mort, provoquée par le courroux du comte. Jonathan est lui aussi

victime de Dracula. S’il ne succombe pas à l’horrible épreuve de son voyage en

Transylvanie, le jeune clerc de notaire en garde néanmoins des séquelles morales et

physiques irréversibles. En outre, Dracula semble littéralement voler sa vitalité puisqu’il

rajeunit, alors que Jonathan, effectuant le chemin inverse, perd ses forces, sa vigueur et voit

ses cheveux blanchir. La troisième catégorie regroupe les victimes de choix, celles dont

Dracula se nourrit par plaisir et celles qu’il souhaiterait voir à ses côtés dans son monde des

ténèbres : Lucy et Mina. Le choix de ces victimes rapproche un peu plus le comte de son

rôle de barbare corrupteur, d’étranger venant en Angleterre pour pervertir l’innocence des

femmes et les entraîner vers la damnation. Lucy reste l’exemple parfait de cette inexorable

descente aux enfers puisqu’à l’inverse de Mina, sa transformation en vampire est

complète :

« La douceur que nous lui avions connue était remplacée par une expression dure et cruelle et, au

lieu de la pureté, son visage était marqué de voluptueux désirs […] Quand Lucy – j’appelle Lucy la chose

qui était devant nous, puisqu’elle avait la forme de Lucy, - nous vit, elle recula en laissant échapper un

grognement furieux, tel un chat pris à l’improviste. […] C’étaient les yeux de Lucy quant à la forme et à la

couleur ; mais les yeux de Lucy impurs et brillants d’un feu infernal au lieu de ses douces et candides

prunelles que nous avions tous tant aimées. […] Tandis qu’elle continuait à nous regarder de ses yeux

flamboyants et pervers, son visage rayonnait d’un sourire voluptueux. Seigneur ! Que c’était odieux à voir !

37 »

Lucy devient ainsi une créature damnée, corrompue par les pouvoirs du comte.

Transformée à son tour en non-morte, elle perd son individualité pour devenir un être

possédé, à la fois pure et impure, repoussante et séduisante, s’inscrivant par là même dans

37 Ibid., p. 303.

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la lignée de Carmilla. A l’inverse, Mina n’achève pas sa métamorphose puisque Dracula est

détruit avant la fin de la transformation. A l’instar de Jonathan, Mina parvient à échapper à

l’emprise du comte, mais non sans être marquée à tout jamais par son empreinte. Toutefois,

et cela malgré les traumatismes engendrés par une rencontre aussi terrifiante, elle semble

éprouver des sentiments ambigus à l’égard du comte. En effet, mis à part Van Helsing, qui

démontre à plusieurs reprises des marques de respect envers le vampire, Mina reste la seule

à éprouver de la pitié pour Dracula, qu’elle considère (bien que cela n’arrive qu’une seule

fois dans le roman), comme une pauvre bête traquée. Une sensibilité à l’égard du prédateur

qui préfigure l’orientation des romans moderne quand à la représentation du vampire.

c) L’aliéné

On vient d’évoquer le rôle de Renfield en tant que victime du comte Dracula, mais on

n’a pas encore étudié toutes les facettes du personnage. Renfield, dans le roman de B.

Stoker, n’apparaît pas comme un fou ordinaire. C’est un être multiple et ambigu,

appartenant à plusieurs mondes. Certes il est fou, enfermé dans une cellule, exclus par la

société à cause de sa différence et du danger potentiel qu’il représente. Pourtant, Renfield

va apparaître à plusieurs reprises comme un être supérieurement intelligent, citant

Shakespeare, la Bible, et surpassant intellectuellement son médecin, le docteur Seward. De

la même manière, s’il se comporte comme un prédateur chasseur de mouches et

d’araignées, il sait être courtois et respecter les conventions sociales quand il se trouve en

présence de Mina et de Van Helsing. S’il joue le rôle de l’espion du comte, Renfield

appartient également au camps des bons puisqu’il tente d’avertir Seward du danger encouru

par Mina, allant jusqu’à sacrifier sa propre vie pour sauver celle de la jeune femme.

Renfield est donc un personnage plus complexe et plus important qu’il n’y paraît.

D’ailleurs, plusieurs articles lui sont consacrés, on citera ceux de Gilles Ménégaldo 38 et de

Jean Gattegno 39, qui donnent de nombreuses pistes de réflexion sur le personnage. Le rôle

de Renfield est donc primordial dans Dracula. Seul personnage à entretenir des relations

privilégiées avec le comte, il connaît ses plans de conquête et se considère comme un élu

38 Gilles Ménégaldo, « Renfield et la folie », dans Dracula, insémination dissémination, articles rassemblés par Dominique Sipière, 1998.39 Jean Gattegno, « Folie, croyance et fantastique dans Dracula », dans Littérature n°8, 1972.

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du vampire qu’il divinise 40. L’aliéné est d’ailleurs très proche du comte : il a la même

obsession pour le sang, possède lui aussi une force phénoménale et est accompagné d’une

imagerie animale omniprésente. Renfield adopte un comportement mimétique de celui de

Dracula, son état psychologique devenant une mine d’informations sur le vampire, du

moins pour qui sait l’interpréter. En ce sens, il apparaît comme la clé permettant de percer

les plans du vampire. Car Renfield est un illuminé, il possède une vision différente du

monde, une conscience des choses surnaturelles refusée par les autres, et ce « jusqu'au

moment où tout bascule en lui, où le fou cesse d’être fou tandis que le sage déraisonne, où

la possession, chassée de Renfield, s’empare de tout le groupe des adversaires de Dracula 41. » On se remémore alors Jonathan durant son périple en Transylvanie, qui se demande à

chaque page de son journal s’il ne perd pas la raison, à Seward ensuite, qui doute de la

santé mentale de son ami Van Helsing et à Mina enfin, qui pense devenir folle au simple

souvenir de son étreinte forcée avec Dracula. Dès lors, on s’aperçoit que la question de la

folie hante le roman de Stoker, Renfield agissant comme le catalyseur contaminant les

autres personnages. L’aliéné est donc un personnage-clé dans le schéma narratif du roman :

il est le lien entre les hommes et le vampire mais aussi entre la folie et la raison. Voilà la

raison pour laquelle Renfield l’aliéné, plus qu’un personnage secondaire, est devenu un

archétype récurrent dans les films de vampires.

d) La “sainte coterie”

Dracula est un monstre rusé et intelligent, ils possède les pouvoirs surnaturels

conférés par sa nature vampirique et a eu des siècles pour préparer son invasion. Il ne peut

être combattu par un homme seul : c’est donc toute une structure sociale qui se met en

place et utilise les relations, l’argent et les moyens de communication modernes pour

combattre ce mal antique. Dans le roman, le revenant doit faire face à un groupe d’humains

prêts à tout pour empêcher le vampirisme de proliférer. Cette coterie chevaleresque

moderne, chargée d’une mission divine (éradiquer le Mal), se compose de six éléments :

Jonathan et Mina Harker, Abraham Van Helsing, Jack Seward, Arthur Holmwood et 40 Comme s’il parlait de Dieu, Renfield utilise toujours une majuscule pour évoquer Dracula, l’appelant “Maître” ou “Lui”.41 Jean Gattegno, « Folie, croyance et fantastique dans Dracula », dans Littérature n°8, 1972, p. 78.

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Quincey Morris. Si les quatre premiers personnages sont essentiels à l’intrigue, nous

verrons que les autres ont un impact moins important sur le déroulement de l’action. Le

premier personnage qui apparaît dans le roman est Jonathan. C’est le jeune clerc de notaire

qui part pour « le pays au-delà de la forêt » sans vraiment savoir ce qui l’attend. Ce n’est

pas l’instinct d’aventure qui le pousse vers la Transylvanie mais une obligation

professionnelle. Il n’est pas en quête d’un quelconque trésor ou d’une forme

d’illumination, c’est un homme comme les autres qui va vivre une véritable descente aux

enfers. Son journal occupe une grande partie du roman, et c’est avec lui que le lecteur fait

la connaissance de Dracula. Mina, qui devient l’épouse de Jonathan vers le milieu du

roman, incarne la femme moderne. Elle tente de gagner une place plus active dans la

société, en apprenant la sténographie par exemple, elle garde néanmoins un rôle maternel

pour son mari et le reste du groupe. Elle entame un parcours initiatique qui débute avec

l’étreinte de Dracula et qui risque de s’achever par sa transformation en vampire si le

monstre n’est pas détruit. Directement impliquée dans le combat face au vampire, Mina

lutte pour conserver son humanité et apparaît comme le seul élément féminin actif du

roman. Elle apparaît aussi comme le moteur narratif de la chasse au vampire, et cela à tous

les niveaux. Mina est l’enjeu de la quête, puisqu’il s’agit de sauver sa vie et son âme. Mais

elle est aussi le personnage le plus actif au niveau de l’écriture : elle écrit un journal intime,

correspond avec Jonathan et Lucy, synthétise tous les documents qui traitent du vampire

(coupures de presse, journaux de Jonathan et de Jack Seward). De la même manière que

Renfield propage la folie, Mina catalyse et répand les informations dans son groupe,

s’affirmant comme un élément indispensable de la croisade. Vient ensuite le professeur

Van Helsing, considéré à bien des égards comme le double positif de Dracula. Inspiré par

Arminius Vambery, professeur à l’Université de Budapest lorsque Stoker écrit son roman,

le personnage de Van Helsing apparaît à la fois comme un homme de science et un

métaphysicien, théorisant le savoir vampirologique 42 à la manière d’un Dom Calmet.

Comme Renfield, Van Helsing est double : il incarne la science positiviste tout en

préconisant des rituels d’un autre âge. Comme le signale Jean Marigny dans son article

42 Cf. Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed. Marabout, 1975, pp. 339-341.

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Vampirisme et initiation 43, « Van Helsing conjugue à la fois le savoir et la sagesse du

baron Vondenburg et le courage du général Spielsdorf 44. […] Jouant tour à tour le rôle du

médecin traditionnel et celui du mage qui utilise un savoir occulte ». Van Helsing apparaît

également comme le libérateur, celui qui offre la rédemption à Lucy (en donnant à Arthur

le moyen de la détruire), mais aussi aux trois femmes vampires, pour lesquelles il joue le

rôle de bourreau salvateur. Son ancien élève, Jack Seward, médecin et directeur de l’asile

où est enfermé Renfield, est un homme rationnel, qui ne croit pas plus aux vampires qu’à la

télépathie. Il aurait pu avoir un rôle déterminant s’il avait su lire les signaux envoyés par

son patient. Mais il ne possède pas l’ouverture d’esprit qui caractérise Van Helsing. Il ne

croit pas qu’un fou puisse être, dans certaines circonstances, plus clairvoyant qu’un homme

saint d’esprit. Néanmoins, s’il ne brille pas par ses actes et ses initiatives, le docteur joue un

rôle narratif aussi important que celui des époux Harker, et c’est souvent lui qui relate les

exploits de Van Helsing. Les deux derniers personnages, Quincey Morris et Arthur

Holmwood, jouent des rôles moins importants. Quincey, jeune Texan fougueux et vaillant,

incarne le courage et le sens du sacrifice. Il donnera sa vie pour exterminer le comte

Dracula, mais on peut voir dans la naissance du fils de Jonathan et Mina le symbole de sa

résurrection. En effet, l’enfant du couple Harker, baptisé Quincey, vient au monde le jour

anniversaire de sa mort. Arthur lui, s’il est considéré par Van Helsing comme son propre

fils, n’a pas non plus un rôle primordial dans l’œuvre. Il est l’infortuné fiancé de Lucy et la

voit sombrer peu à peu, jusqu’à la délivrance qu’il lui accorde de sa main. En dehors de cet

épisode, son rôle principal est celui du riche héritier, qui utilise sa fortune pour aider le

groupe à combattre le vampire. Ainsi, on s’aperçoit qu’il utilise un procédé équivalent à

celui de Dracula. Si le vampire utilise ses pouvoirs pour arriver à ses fins, Arthur use de

son argent comme d’un pouvoir corrupteur pour se faire obéir et obtenir des

renseignements. On notera cependant que Quincey et Arthur seront les deux personnages

les moins exploités par le cinéma, et qu’ils disparaîtront d’ailleurs la plupart du temps du

casting. Si l’on doit faire une remarque générale sur les membres du groupe, on peut dire

43 Jean Marigny, « Vampirisme et initiation », dans R. Caron, J. Godwin, J. Hanegraaff et J-L. Vieillard-Baron (Ed.), Esotérisme, gnoses et imaginaire symbolique : Mélanges offerts à Antoine Faivre, Leuven, Peeters, 2001, p. 641.44 Deux personnages du Carmilla, de Sheridan Le Fanu.

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qu’ils sont tous extrêmement positifs : ils sont remplis de qualités, héroïques, sincères et

démontrent une solidarité à toute épreuve. Un manichéisme qui renforce la noirceur de

Dracula, dont la chasse apparaît comme une quête initiatique pour les personnages.

III ) L’écriture dans Dracula

Dracula est un vampire, un monstre mort-vivant qui suce le sang des hommes pour

survivre. Si son statut suffit à faire de lui une abomination, un fléau à exterminer pour la

sauvegarde de l’humanité, on ne peut nier que le comte exerce sur le lecteur une

immanquable fascination. Pourtant, en dehors de ses caractéristiques et de sa nature même,

nous allons voir que c’est surtout la forme du roman qui contribue à faire du comte Dracula

un être honni, monstrueux paria de la société humaine. En effet, l’écriture dans Dracula

contribue fortement à la représentation horrifique du vampire, que ce soit à travers l’aspect

épistolaire de la narration, l’absence de parole chez le vampire ou l’ambiance instaurée par

Stoker.

a) Un roman épistolaire

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A l’instar de La femme en blanc, publié en 1860 par Wilkie Collins, le Dracula de

Bram Stoker se présente comme un roman épistolaire. L’œuvre se compose de différents

types de documents, recensés par Gérard Stein dans son article concernant le roman de

Stoker 45 : « Dracula est composé de lettres, de journaux intimes, de rapports officiels, de

périodiques, de télégrammes, d’un carnet de bord, de messages, de mémorandums, de

lettres commerciales, d’un aide-mémoire et d’une note. » C’est avec le journal de Jonathan

Harker que s’ouvre le roman, c’est avec lui également que l’on découvre Dracula, comte

transylvanien mystérieux et solitaire. Une fois passées les quatre-vingt pages du journal de

Jonathan, le reste du roman se compose d’un long discours émietté, rapporté à quatre

narrateurs différents : Lucy, Mina, Jonathan et Seward, auxquels s’ajoutent, pour de très

brefs passages, les autre personnages du roman et deux articles parus dans la presse locale.

Ainsi, au lieu d’un traditionnel discours suivi, Bram Stoker, pour citer Jean Gattegno 46

« nous présente un miroir éclaté sur lequel le lecteur peut retrouver, dispersés en tous sens,

non pas du tout un récit d’évènements, mais les éléments qui composent la parole

silencieuse de Dracula. Car le grand silencieux, c’est lui, dont ne nous sont données que

deux courtes lettres, dans le prologue et dans les toutes premières pages du journal de

Jonathan. » Si le roman par lettre en général nous permet d’entendre plusieurs sons de

cloches, il a ici pour but d’isoler Dracula, d’en faire un paria à qui l’on accorde pas le droit

à la parole. Le comte, passif face à l’écriture, prend dès lors le rôle d’un révélateur, mettant

en relief la personnalité de chaque personnage. Car si Dracula se tait, c’est pour que le

discours des autres se constitue autour de lui et de son silence. Dans cette optique, on peut

reprendre les propos de Gérard Stein, qui illustrent en quelques mots la position du comte

dans le système énonciatif du roman : « Si tout y parle de lui, lui ne parle pas 47. » Et

pourtant, si Dracula apparaît très peu dans le roman, s’il ne parle pas, il est tellement

présent dans les esprits qu’il peut être désigné seulement par “lui” sans qu’aucune

confusion ne soit possible. Et Dracula n’est pas le seul à s’abstenir d’écrire. En effet, Van

Helsing n’écrit pas non plus, à part une courte lettre à Mina et quelques instructions pour

jack, son ancien élève et ami. Le vieux professeur n’entre donc pas dans le cercle composé

45 Gérard Stein, « Dracula ou la circulation du sans », dans Littérature n°8, 1972, pp. 84-85.46 Jean Gattegno, « Folie, croyance et fantastique dans Dracula », Littérature n°8, 1972, p. 79.47 Gérard Stein, Op. cit., p. 86.

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par Seward, Lucy, Jonathan et Mina, puisqu’il ne raconte pas ce qu’il vit dans un

quelconque journal. Avec Renfield, Dracula et Van Helsing sont donc loin du prolifique

travail d’écriture des autres personnages. Ils sont présents dans l’énoncé sans jamais être

actifs au niveau de l’énonciation. L’écriture semble être un outil superflu pour ceux qui

voient et qui croient. Ils n’ont pas besoin de trouver dans l’écriture une preuve, un

témoignage écrit de ce qu’ils ont vécu et qui pourrait les rassurer quand à leur état de santé

mentale. Les mots, ainsi que la folie 48, semblent donc être les deux clés permettant

d’appréhender les évènements surnaturels dans Dracula. On peut dès lors classer les

personnages en deux catégories : les personnages qui ont besoin des mots pour comprendre

le surnaturel, et ceux qui peuvent les ignorer. Dans la première catégorie, on classera

Jonathan, Seward et Mina. Ces trois personnages utilisent l’écriture comme leur clé pour

croire au vampirisme. Jonathan par exemple, utilise son journal comme un exutoire, une

occupation pour échapper à la peur et à la folie, mais aussi comme une preuve que tout ce

qu’il a vécu a bien eu lieu : cette preuve est d’ailleurs la seule lorsque Jonathan perd la

mémoire suite à une fièvre cérébrale. Dans la deuxième catégorie, celle qui regroupe les

personnages n’ayant pas besoin de l’écriture pour croire, on citera Reinfield, Van Helsing

et Dracula. Comme on l’a déjà dit, Reinfield a trouvé sa clé à travers la folie. Quand à Van

Helsing, il montre une telle ouverture d’esprit qu’il glisse parfois vers une certaine

instabilité mentale. Dracula lui, n’a pas besoin de mots pour croire, car il est l’incarnation

même du surnaturel, de plus, on peut penser que ses systèmes de conscience et de logique

ont subit des changements radicaux après son passage dans la non-vie, lui donnant accès à

un monde occulté par l’esprit des mortel, exception faite aux Reinfield et autres Van

Helsing. Ainsi, si les mots (ou leur absence) permettent de mettre en relief certaines figures

du roman, on constate qu’ils jouent également un rôle prépondérant dans l’appréhension du

surnaturel par les personnages.

b) Le pronom “il” et le thème de l’étranger

48 Voir notre partie sur l’archétype du fou. L’aliéné possède une ouverture d’esprit incompréhensibles pour le commun des mortel.

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Dans le roman de Bram Stoker, Dracula est peu désigné par son nom, qu’on le

nomme “Maître”, “le comte” ou encore “lui”, on refuse au vampire l’accès à une

personnalité, et surtout à une humanité. Il demeure inéluctablement celui dont on parle à la

troisième personne, l’autre. Selon Emile Benveniste, le “il”, c’est la non-personne, celle qui

n’entre pas dans la communication avec les autres, qui est coupé des autres. Il s’installe

dans la communauté mais demeure en marge. Selon Georg Simmel, Dracula incarne

l’étranger au sens stricte du terme du fait de son origine roumaine mais aussi de par son

statut de vampire 49. Et en effet, le vampire est l’étranger à plus d’un titre. Certes, il est

étranger par sa nationalité, ses traditions et sa culture, mais il est aussi étranger par son

statut de revenant. N’appartenant ni aux morts, ni aux vivants Dracula est désespérément

seul, c’est un errant, un ermite solitaire, comme le dit Van Helsing, il n’a que des serviteurs

et des valets, mais aucun compagnon. Le vampire est destiné à vivre comme un parasite, et

cela à cause de ses besoins, car n’oublions pas que pour survivre, il doit tuer. La société

possède des règles, des lois, et le meurtre y est proscrit. De par sa nature, Dracula s’inscrit

dans le registre des criminels récidivistes, meurtrier condamné d’avance car il ne pourra

jamais remplir les critères pour intégrer le monde civilisé. Ainsi, il restera un étranger, un

barbare pour qui la seule solution, s’il veut s’installer en Angleterre, est de l’envahir. C’est

donc ce qu’il fait. Il a préparé ses plans durant des siècles et s’apprête à détruire la société

qui le rejette. Dracula devient dès lors l’élément perturbateur, il exténue Jonathan en

Transylvanie et tue Lucy en Angleterre, s’attaquant ainsi aux liens sociaux d’un groupe (le

genre humain) qui le rejette et le marginalise. Le comte a conscience de ce statut

d’étranger, il sait qu’il ne pourra pas s’intégrer à la société humaine, ainsi il apprend

l’anglais, espérant se fondre dans la masse :

« Tout ce que je demande, c’est d’être considéré comme un homme semblable aux autres, c’est que

personne ne s’arrête en me voyant ou n’interrompe sa conversation en m’entendant parler pour jeter un

dédaigneux “Ah ! C’est un étranger ! ” 50 »

Vu sous cet angle, Dracula peut alors paraître comme une victime. En allant plus loin

encore, on peut inverser les rapports de force, le voir comme un être tourmenté, persécuté

comme le furent les sorcières, les lépreux où les juifs, pour ce qu’il représente. De plus, il 49 Cf. Sabine Jarrot, Le Vampire dans la littérature du XIXe au XXe siècle, l’Harmattan, 1999, p. 102.50 Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed. Marabout, 1975, p. 68.

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est diabolisé par son absence de prise de parole et par la propagande des persécuteurs (leurs

journaux). L’utilisation du pronom “je”, et donc la prise de parole, lui permettrai de se

défendre, et raconter l’histoire de son point de vue le rapprocherait du lecteur. C’est ce que

Stoker évite soigneusement de faire. Dans le roman, le discours du vampire sur lui-même

manque et un seul document provient du comte. Il s’agit du télégramme envoyé à Jonathan

dans la première partie du roman, intitulée L’invité de Dracula. Un fragment de texte qui

n’apparaît pas dans l’édition originale 51. Dès lors, on peut penser que Bram Stoker avait

préférer occulter la seule manifestation écrite du comte, l’éloignant encore un peu plus du

lecteur. Avec le mode de narration de l’auteur irlandais, Dracula apparaît inévitablement

comme un monstre, le lecteur espère sa destruction, ainsi que celle de tous ses semblables,

perçus comme des êtres nuisibles transgressant les lois humaines et divines. Dans une

prochaine partie, nous verront que c’est l’adoption du pronom “je” par le vampire (et donc

la prise de parole), qui lui permettra de se réhabiliter aux yeux du lecteur, donnant ainsi un

nouvel essor au mythe littéraire.

c) Un roman Gothique

Le roman gothique fait son apparition au XVIIIe siècle avec Le Château d'Otrante

(1764), d’Horace Walpole et atteint son apogée à la fin du XIXe siècle. Il obéit à certains

codes que l’on retrouvera aisément chez Bram Stoker, et cela dès les premières pages de

son Dracula, évoquées par Jean Marigny dans son article « Vampirisme et initiation 52».

Pour résumer le voyage de Jonathan en Transylvanie, Marigny écrit :

« A l’instar des héros de romans gothiques, il doit quitter sa chère Angleterre pour gagner un lointain

pays, au cours d’un périple semé d’embûches. Il rencontre des paysans et des villageois qui le mettent en

garde contre un danger dont ils refusent d’expliciter la nature. Lorsqu’il parvient au bout de ce voyage, un

château à demi ruiné situé au bout du monde, il entre dans un univers étrange et mystérieux dont il ne

parvient pas à déchiffrer les clefs. Le maître de céans l’accueille par des propos sibyllins l’invitant, entre

51 Selon Sabine Jarrot, ce fragment apparaîtra pour la première fois en 1914, soit deux ans après la mort de Stoker.52 Jean Marigny, « Vampirisme et initiation », dans R. Caron, J. Godwin, J. Hanegraaff et J-L. Vieillard-Baron (Ed.), Esotérisme, gnoses et imaginaire symbolique : Mélanges offerts à Antoine Faivre, Leuven, Peeters, 2001, pp. 641-642.

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autres, à “entrer de son plein gré, sans crainte, et à laisser un peu du bonheur qu’il apporte 53” et comparant

le hurlement des loups à une suave “musique 54” »

On retrouve dans ce “synopsis” plusieurs caractéristiques essentielles du roman

gothique. L’ambiance mystérieuse, le danger indescriptible, le vieux château en ruine « bâti

sur le rebord même d’un précipice impressionnant 55 », sont autant d’indices qui nous

mettent sur la voie. On sait aussi que les auteurs gothiques mettent en avant leur goût

prononcé pour l’esthétique de la mort et des ruines du passé. Ce qui se traduit par une

approche de l’espace souvent orientée vers des lieux clos et angoissants. Dracula

n’échappe pas à la règle et les réflexions d’un Jonathan prisonnier contribuent à

l’ambiance : « Plus que jamais, je sens l’horreur de ce lieu ; j’ai peur… j’ai terriblement

peur… et il m’est impossible de m’enfuir… 56 ». Stoker va donc décrire les aventures de

ses personnages dans des lieux lugubres et oppressants : le châteaux du comte, l’abbaye de

Carfax, les cryptes des vampires, le mausolée de Lucy, et enfin l’asile pour aliénés de

Seward (et plus particulièrement la cellule de Reinfield). Une esthétique qui n’est pas sans

rappeler, en plus sombre bien sûr, celle des romans de chevalerie, avec ses châteaux, ses

donjons et ses créatures mythiques (dragons et autres licornes). On peut d’ailleurs constater

que le genre gothique permet de retrouver d’autres thèmes du roman de chevalerie, genre

dont on s’était longtemps désintéressé. Tel un chevalier, Jonathan doit ainsi traverser de

nombreuses épreuves en Transylvanie “le pays au-delà de la forêt”, sorte de Brocéliande

maléfique abritant le donjon du dragon (Dracula) 57, avant de pouvoir rejoindre sa patrie et

sa bien-aimée. Pour détruire le monstre qui menace sa dulcinée, il est aidé par le professeur

Van Helsing, avatar de Merlin venu apporter ses connaissances occultes à la sainte coterie

formée par Jonathan, Jack et Quincey. Le roman gothique puise donc ses sources dans un

étonnant mélange, mais ce n’est pas là sa seule force. Son atout principal réside

essentiellement dans le conflit que l’auteur met en scène : celui de la réalité et du

surnaturel. En effet, s’il règne dans Dracula une atmosphère si particulière, c’est en grande

53 Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed. Marabout, 1975, p. 63.54 Ibid., p. 66.55 Ibid., p. 76.56 Ibid., p. 86.57 Certains chercheurs ont démontré que la mot Dracula dérivait de “diable ou ”démon”, d’autres ont cependant émis l’hypothèse que cela signifierait “dragon” dans certaines langues slaves. Un surnom qui aurait été donné au voïvode Vlad II, en référence à son appartenance à l’Ordre du Dragon.

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partie grâce à l'intrigue, qui décrit l’intrusion du surnaturel (Dracula) dans un

environnement stable et réaliste (l’Angleterre victorienne). On assiste dès lors à une lutte

entre le Bien et le Mal, entre les preux chevaliers et le ténébreux démon, et cela dans une

optique des plus manichéennes. La première description du comte va dans ce sens, nous

présentant un être inquiétant, enveloppé de ténèbres :

« Devant moi, se tenait un grand vieillard, rasé de frais, si l’on excepte la longue moustache blanche,

et vêtu de noir des pieds à la tête, complètement de noir, sans la moindre tâche de couleur nulle part. […]

projetant de longues ombres tremblotantes 58. »

Incontestablement, Dracula appartient donc au genre littéraire gothique. D’ailleurs,

chronologiquement, le roman de Bram Stoker (1897) se trouve à l’apogée du mouvement,

c’est à dire à la fin du XIXe siècle. Pourtant, aujourd’hui, lorsqu’on évoque l’image d’un

château en ruine bordant un précipice, lorsqu’on pense au jeune héros qui part pour les

Carapates, se heurtant durant son périple aux avertissements des paysans, ce n’est pas au

roman gothique en général que l’on pense, c’est à Dracula. Car le roman de Stoker, rendu

célèbre grâce au septième art, a réussi à transcender le genre qui lui a donné naissance,

assimilant, parasitant ses caractéristiques pour devenir le point de départ d’un mythe

différent, inspirant aujourd’hui encore les cinéastes et les écrivains.

Conclusion de la seconde partie

Cette deuxième partie nous a permis d’étudier plus en détail le roman de Bram

Stoker. On a pu noter que l’auteur de Dracula avait su intégrer dans son œuvre la plupart

des constantes du mythe littéraire tout en introduisant de nouveaux thèmes, apportant ainsi

un renouveau salutaire au mythe vampirique. Ce second mouvement nous a également

permis de mettre en lumière les différents archétypes de personnages mis en scène par

l’auteur et qui seront réutilisés ensuite par de nombreux cinéastes. Enfin, on a pu constater

l’importance de l’écriture dans le roman de Stoker, véritable clé pour comprendre et

apprécier Dracula, que ce soit au niveau de la narration, de l’énonciation, ou de la

description. Aujourd’hui, le personnage de Dracula est toujours présent, illustrant par sa

pérennité ce qu’est un mythe littéraire. Pourtant, cette présence n’est pas, il faut l’avouer,

58 Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed. Marabout, 1975, p. 62.

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l’héritage du seul Bram Stoker. Car après la littérature, le comte vampire s’est trouvé un

autre domaine de représentation. Profitant de la naissance du septième art, le vampire allait

devenir une figure incontournable du cinéma, donnant naissance là encore, à un genre

particulier : le film de vampire.

Troisième partie : l’évolution du mythe

Nous avons vu la naissance du mythe, depuis sa gestation dans les mythologies

antiques jusqu’à son éclosion grâce à Dracula, en passant par les légendes slaves et les

romans précurseurs du genre. A présent, il nous faut étudier l’évolution du mythe du

vampire à travers le XXe siècle. Plus exactement, nous concentrerons nos recherches sur

une période s’étalant entre 1922 et la fin des années quatre-vingt. Nous avons fait ce choix

car l’année 1922 correspond à la sortie du Nosferatu de Murnau (1922), première grande

apparition de Dracula à l’écran. Quand à la fin des années quatre-vingt, elle marque le

début d’une époque plus moderne pour le mythe du vampire, une période de grands

changements que l’on étudiera lors de notre quatrième partie. A présent, nous allons voir

l’importance du cinéma dans l’évolution de la représentation du vampire. D’abord

monstrueux dans Nosferatu, le suceur de sang devient peu à peu séduisant grâce aux

adaptations cinématographique de Browning, Fisher et Badham. Nous allons pouvoir

constater que le cinéma s’est approprié le mythe vampirique, mais qu’il a aussi entraîné une

importante chute de la production littéraire consacrée aux vampires. A l’inverse, durant

cette période, les “films de vampires” se multiplient, épuisant peu à peu le mythe, finissant

par le parodier, et l’assécher.

I ) Premiers pas dans les salles obscures

Le vampire apparaît sur le grand écran en 1922 grâce au film d’un artiste allemand,

F.W. Murnau. Nosferatu, film muet en noir et blanc, est la première et sans doute la plus

célèbre grande image cinématographique de Dracula. Basé sur le roman de Bram Stoker, le

titre de l’œuvre et les noms des personnage ont toutefois dû être modifiés, car la veuve de

l’auteur irlandais, qui possédait les droits pour Dracula, avait estimé que l'adaptation de

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Murnau trahissait le roman. De manière fort ironique, c'est pourtant bien le succès du film

qui fit vivre les écrits de Stoker. Une décennie plus tard, Tod Browning livrait lui aussi sa

version du roman de Stoker, mais avec un vampire radicalement différent de celui mis en

scène par Murnau. Il s’agit d’un vampire froid et mondain, dans la lignée d’un Lord

Ruthven et incarné par l’acteur Bela Lugosi. Ces deux films marquent les véritables débuts

du vampire au cinéma, et la naissance d’un genre à part : le film de vampires.

a) La représentation du vampire au cinéma

Né en même temps que le cinéma, Dracula apparaît comme un personnage à la fois

étrange et familier, impossible et pourtant reconnu. Car si personne ne croit sérieusement à

l’existence des vampires, tout le monde accepte les règles connues de leur vraisemblance,

ces codes issus de l’œuvre de Stoker, les pieux, le château hanté et ce comte vampire

exploité et rendu célèbre par le septième art. Pourtant, le film de vampires ne s’est pas

imposé immédiatement, et cela en raison de son caractère transgressif et subversif, même

si, comme le souligne Gilles Ménégaldo :

« La figure du vampire, et notamment celle, emblématique, du comte Dracula, avait tout pour

séduire le cinéma, en raison de son caractère spectaculaire, de son enracinement dans un contexte culturel

riche en potentialités fantastiques et surtout en raison de l’ambivalence constitutive qui en fait un objet de

terreur et de séduction 59. »

Ainsi, on s’aperçoit que la représentation du vampire au cinéma repose

essentiellement sur le personnage de Dracula, et surtout sur son potentiel

cinématographique. Carmilla a bien fait l’objet de quelques adaptations sur le grand écran,

néanmoins, celles-ci furent tardives et l’œuvre de Le Fanu ne rivalisa jamais avec celle de

Stoker. Dracula apparaît donc comme la matrice où la plupart des cinéastes iront puiser

leurs idées. Ainsi, peu à peu, on va retrouver des concepts et des thèmes similaires dans les

films de vampires, tous issus d’une source commune : le Dracula de Bram Stoker. Peu à

peu, ce sont de véritables constantes du genre qui se mettent en place, suivant le même

cheminement que le mythe littéraire. Par ailleurs, cet “enracinement dans un contexte

culturel riche en potentialités fantastiques ” dont parle Ménégaldo va être directement 59 Gilles Ménégaldo, “Les avatars cinématographiques de Dracula” dans Les Vampires, Colloque de Cerisy, p. 227.

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exploité dans les versions cinématographiques. Le spectateur doit être transporté dans un

monde étrange, dans une autre culture et au sein d’un peuple différent, ainsi, on retrouve

chaque fois les costumes des paysans transylvaniens, l’ambiance du folklore slave, avec ses

superstitions et surtout, on reprend le château de Dracula qui se dresse dans la nuit, avec sa

position élevée, son architecture gothique où dominent les formes verticales, ses tours

effilées, ses créneaux et ses meurtrières. Certes, les moyens et les effets spéciaux ne sont

pas toujours à la hauteur des espérances du spectateur, surtout dans les premières

adaptations cinématographiques, les décors en carton-pâte font parfois pâle figure,

néanmoins, le château du comte reste effrayant par les symboles qu’il propose. Le château

du comte s’avère d’ailleurs être un élément indispensable à tout film de vampire inspiré par

Dracula. Son intérieur dégradé, ses escaliers sinistres se perdant dans les ténèbres, ses

chandeliers, ses meubles poussiéreux et ses innombrables toiles d’araignées sont autant

d’éléments qui donnent à Dracula cet incroyable potentiel dans le domaine de l’horreur.

Ainsi, plus qu’un personnage démoniaque et original, c’est tout un univers que l’on

retrouve au cinéma, des éléments indissociables que l’on peut classer en trois catégories :

les événements, les personnages et les décors récurrents. Pour les événements, on citera par

exemple le voyage du clerc de notaire en Transylvanie et l’achat d’une vieille habitation

urbaine par le vampire. Pour les personnages, on peut parler des archétypes mis en place

par Stoker : le fou, le comte vampire, le savant excentrique, le jeune clerc de notaire ou

encore le valeureux américain. Pour les décors récurrents enfin, on citera comme exemples

le vieux château du comte, l’asile pour aliénés, ou encore l’auberge transylvanienne, où le

jeune clerc passe “traditionnellement” la nuit. Ainsi l’on remarque que les constantes du

mythe littéraire sont transposées vers l’œuvre cinématographique. On retrouve toujours les

mêmes éléments et pourtant, cela n’empêche pas le mythe d’évoluer, au contraire, chaque

film, quelle que soit sa qualité, va apporter sa pierre à l’édifice. Le mythe se nourrit de lui

même et évolue à chacune de ses adaptations, qu’elles soient littéraires ou

cinématographique. Ainsi, par exemple, le cinéma va faire du soleil l’ennemi mortel du

vampire, alors qu’il est clairement stipulé dans le Dracula de Stoker que le mort-vivant

peut sortir à certaines heures de la journée. Les cinéastes ont su, dans cet exemple,

exploiter un symbole (celui du soleil comme élément de vie, et comme force purificatrice),

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se démarquant du vampire stokérien tout en gardant à

l’esprit la dimension manichéenne du personnage. Cela

nous montre brièvement comment le cinéma a pu faire évoluer la représentation du

vampire, de son mode de “non-vie” et de son environnement. Pour étudier ces éléments

plus en détail, nous allons voir de quelle manières ils furent appréhendés dans les deux

premières grandes apparitions de Dracula à l’écran : le

Nosferatu de Murnau et le Dracula de Browning.

b) Le Nosferatu de Murnau

Nosferatu le vampire 60 (1922), l’œuvre de F.W.

Murnau (de son vrai nom Friedrich Wilhelm Plumpe) apparaît comme la première

adaptation cinématographique du roman de Bram Stoker. Aujourd’hui considéré comme un

classique et un chef-d’œuvre, ce film en inspira des dizaines d'autres, parmi lesquels le

Nosferatu de Werner Herzog, en 1979. Dans son œuvre, Murnau donne à voir un univers

pictural décalé, découlant de différents mouvements artistiques comme le romantisme,

l'impressionnisme ou l'expressionnisme allemand, mais surtout, il dépeint un vampire bien

différent de celui imaginé par Stoker. Le comte Orlock, qui ne se nomme plus Dracula

pour des raisons juridiques 61, est joué par Max Schreck 62, et apparaît comme un être très

laid : ses oreilles et ses dents pointues, son crâne chauve, son teint cadavérique et ses mains

griffues lui confèrent un aspect de gargouille médiévale. C’est d’ailleurs l’ambiance

générale du film qui se veut plus inquiétante, présentant des décors étranges, des angles

insolites, des personnages grotesques et un éclairage dramatique. Néanmoins, le regard

60 Le titre original de l’œuvre est « Nosferatu, eine Symphonie des Grauens ».61 Lorsqu'il achève l'écriture du scénario, Henrik Galeen apprend que Florence Stoker, la veuve de l'écrivain décédé en 1912, intente un procès à la société de production. Elle n'a, en effet, pas été consultée. Galeen change alors les noms des personnages, les lieux de l'action et quelques détails. La veuve de Stoker demande cependant la destruction de toutes les copies existantes et en juillet 1925, un tribunal anglais lui donne raison. Certaines copies ont heureusement échappé à cette décision juridique.62 Max Schreck, acteur très présent au théâtre, en particulier à Munich et à Berlin, est aussi apparu dans près de cinquante films, en dehors du Nosferatu de Murnau. Sa prestation dans ce rôle de vampire restera éternellement attachée à son nom, surtout à l'étranger où on a longtemps cru qu'il s'agissait d'un pseudonyme (« Schreck » signifie en effet « effroi » en allemand). La qualité de son interprétation du Comte Orlock suscita à l'époque les rumeurs les plus folles : Murnau aurait tenu lui-même le rôle du vampire, l'acteur serait mort avant le tournage, il s'agirait même peut-être d'un véritable vampire, et d’autres bruits de ce type. Cela, en plus de la destruction d’une grande partie des copies du film, a contribué à sa légende.

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sombre du vampire (ses yeux sont entourés par deux cercles de suie) exprime la plus

intense des solitudes et une mélancolie absente chez Stoker, donnant au personnage un air

tragique que l’on retrouve dans certaines toiles d’Edvard Munch. On trouve déjà dans

Nosferatu la voie qui mènera le vampire vers une certaine forme d’humanisation. Car

paradoxalement à son apparence monstrueuse, Nosferatu semble animé de désirs presque

humains, et c’est finalement ce qui causera sa perte. Comme Stoker, Murnau a su se servir

des constantes en place, mais il a également su innover. Première version officielle du

Dracula de 1897, le film demeure incontestablement fidèle à son esprit et aux grandes

lignes d'un roman très populaire en Allemagne, et dont on retrouve à l'écran la plupart des

moments forts. L’utilisation des constantes d’ailleurs, traduit cette exactitude, puisque

Murnau reprend une bonne partie de la trame narrative et utilise le vampire comme

symbole d’épidémie. Ainsi, le film débute et l’on assiste à l’entrée en scène de Thomas

Hutter (Gustav von Wangenheim), avatar de Jonathan Harker, qui se présente comme un

jeune homme plein d'espoir. Ellen (Greta Schroeder), sa femme, lui souhaite de faire un

bon voyage puisque ce dernier doit se rendre en Transylvanie pour vendre une propriété au

Compte Orlok. Ce dernier achètera finalement une résidence qui se trouve en face de celle

de Hutter. Lors de la transaction, Nosferatu aperçoit une photographie de la belle Ellen et

s’éprend d’elle. Il se rend donc à sa nouvelle propriété, emmenant avec lui les rats et la

peste. Heureusement, Ellen comprend la véritable nature de son voisin et se sacrifie en

offrant son sang au vampire pour sauver la vie des autres.  On peut ainsi constater que

Murnau utilise pour son film un enchaînement d’une dizaine de scènes, qui deviendront par

la suite emblématiques du genre : la présentation du couple Hutter (les Harker dans le

roman), le trajet de la maison jusqu’au lieu de travail, l’épisode chez l’agent immobilier, le

départ du héros, son voyage, sa nuit à l’auberge, sa lecture du livre des vampires, le voyage

jusqu’au château et sa rencontre avec le comte vampire. Murnau ne fait que reprendre le

début du roman, mais en montrant des scènes mises en abîme par Stoker, telles que le

départ d’Angleterre, qui est suggéré mais pas décrit chez Stoker. Cela est primordial chez

Murnau, qui met en relief la notion de voyage et tout ce qu’elle comporte : dépaysement,

éloignement, différences culturelles, folklore, diversité des langues. Le film, comme

l’œuvre de Stoker présente d’ailleurs un aspect quasi documentaire. Cela étant favorisé par

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l'utilisation de lieux réels et de décors stylisés. Le passage du pont notamment, comporte

l'un des cartons les plus célèbres du cinéma muet : « et quand il eut passé le pont, les

fantômes vinrent à sa rencontre » qui accentue le côté surnaturel du voyage en terre

inconnue. Ensuite, Murnau va utiliser, en l’amplifiant, le vampire comme symbole

d’épidémie. Ainsi, le comte répand la mort et la maladie sur son passage. La figure du rat,

omniprésente et indissociable de Nosferatu renforce encore ce symbole du vampire comme

incarnation des pires fléaux. A l’inverse de Dracula, le comte Orlock ne s’attaque pas qu’à

certains individus ou à ceux qui lui barrent la route, il menace la foule anonyme d’une

société toute entière 63. Murnau utilise ainsi l’image du rat, qui amplifie la diffusion du Mal

par le sang à travers le fléau moyenâgeux de la peste. Selon Gilles Ménégaldo, le traitement

même de l’image suggère cela : « le traitement expressionniste […] privilégie les ombres

portées, altérant les proportions réelles. La menace de contamination est signifiée par la

projection cauchemardesque de la silhouette déformée 64. » Le réalisateur allemand a donc

réutilisé certains thèmes mis en place par Stoker, en les exploitant parfois différemment,

mais il est surtout parvenu à remanier l’œuvre pour se l’approprier. A priori, certains

changements apportés par le réalisateur expressionniste semblent minimes, comme par

exemple les modifications spatio-temporelles : le décor anglais disparaît et l’essentiel de

l’intrigue se déroule à Brême 65, de même, l’action est déplacée de 1890 à 1838. Pourtant,

lorsqu’on s’intéresse de plus près à l’histoire allemande, on apprend que le pays a été

ravagé par une épidémie de peste à cette époque. Murnau n’a donc rien laissé au hasard et

son œuvre, à défaut de moyens techniques, de couleurs et de paroles, reste un chef-d’œuvre

chargé de symboles. Murnau instaure également de nouvelles règles pour son vampire.

Dans Nosferatu, le comte peut passer à travers les murs, ce qui lui confère des propriétés

“fantomatiques”, d’autant plus qu’il déambule plupart du temps dans la ville son cercueil

sous le bras, tel un spectre traînant ses chaînes. Le comte Orlock démontre donc des

capacités que l’on ne connaissait pas à Dracula, d’ailleurs, il s’avère que tout l’arsenal des

moyens de protection et de destruction restent sans effet sur ce vampire. En fait, il n’existe

63 Cf. la scène où la ville se remplie de gens portant les cercueils des innombrables défunts.64 Gilles Ménégaldo, “Les avatars cinématographiques de Dracula”, dans Les Vampires, Colloque de Cerisy, Albin Michel, Cahiers de l’Hermétisme, 1993, p. 250.65 Principalement dans la maison de Jonathan Hutter et Mina, et dans la ville décimée par la peste et infestée par les rats.

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qu’un seul moyen chez Murnau pour détruire le vampire : l’exposer à la lumière du jour.

Ainsi le comte, fasciné par la beauté de Mina, finira par se dissoudre au chant du coq,

victime des rayons purificateurs du soleil, et plus indirectement, de ses désirs trop humains.

Cet élément, bien qu’instauré par Murnau, suit pourtant les préceptes victoriens (et

manichéens) qui régissent le roman de Stoker. C’est ainsi que les forces démoniaques

périssent devant la lumière et la pureté du soleil, tout cela dans une séquence qui deviendra

une scène de prédilection pour les cinéastes des films de vampires 66. Enfin, le film de

Murnau se distingue par son approche psychologique du vampire. Le comte Orlock

apparaît comme un marginal, un ermite enfermé dans sa solitude, seul habitant d’un

château construit à son image, à la fois grotesque et effrayant. Le réalisateur tente ainsi de

faire ressentir l’exclusion du vampire, démontrant un profond romantisme, marqué d'une

inébranlable foi dans le pouvoir rédempteur de l'amour. Murnau, en 1922, esquissait déjà la

représentation du vampire de notre époque.

c) Le Dracula de Tod Browning

Après le Nosferatu de Murnau, il faut attendre l’année 1931 pour assister à la seconde

grande occurrence cinématographique de Dracula. Techniquement, le film de Tod

Browning n’est pas ce qu’on pourrait appeler un chef-d’œuvre, cependant, son rôle dans

l’évolution de la représentation du vampire demeure incontestable et essentiel. Véritable

détonateur, il inaugure une série de films inspirés par la mythologie vampirique, mais qui

seront souvent éloignés de l’œuvre de Bram Stoker. Le réalisateur lui-même d’ailleurs,

apporte une vision différente du vampire. En effet, Browning, dans son Dracula, a

radicalement modifié l’apparence et la psychologie du personnage, en restant cependant

assez fidèle à l’esprit stokérien. D’un point de vue narratif, sa version s’avère assez proche

de l’œuvre littéraire, et réintègre même certaines séquences manquantes chez Murnau.

Pourtant, Browning se permet lui aussi l’économie de certains passages, comme par

exemple les préliminaires mis en place précédemment par le réalisateur allemand. Chez

Browning, le clerc de notaire est filmé alors qu’il arrive à l’auberge des Carpates. Le

voyage est presque entièrement éludé, mettant en abîme le dépaysement progressif et le 66 Digne d’une toile de Rembrandt, le film dans son intégralité est d’ailleurs prétexte au jeu du clair-obscur.

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concept de frontière surnaturelle chers à Murnau. De plus, le personnage ne passe pas la

nuit à l’auberge, puisqu’il repart immédiatement pour la passe de Borgo, où la voiture de

Dracula l’attend. De la même manière enfin, c’est toute la dernière partie du roman se

déroulant en Transylvanie qui disparaît, le comte étant détruit dans l’abbaye de Carfax, à

Londres. Néanmoins, on retrouve tout de même certaines séquences traditionnelles, telles

que la mise en garde des paysans, le rituel de protection par la croix, ou encore la rencontre

au col de Borgo, avec la diligence conduite par Dracula (dissimulé sous d’épais vêtements

mais facilement identifiable pour le spectateur). En ce qui concerne les différents

protagonistes, on peut remarquer que les rôles de Renfield et de Jonathan Harker sont

confondus. Ce qui donne plus d’ampleur au personnage de l’aliéné 67, bien que Browning

n’exploite pas beaucoup le thème de la folie, omniprésent

chez Stoker. Les éléments du paysage transylvanien sont eux

aussi bien présents, mais reconstitués en studio. Une maquette

miniature sera ainsi utilisée pour la représentation du château

de Dracula. Comme Stoker, qui a effectué ses recherches au

British Museum ou en écoutant les conférences de certains

universitaires, sans jamais mettre les pieds en Transylvanie, le

réalisateur reconstitue donc tout un univers en studio. Mais ce qui est essentiel, c’est tout de

même la manière dont Browning va représenter son vampire. Stoker avait dépeint Dracula

comme un être laid, dont la cruauté se lisait sur le visage, Murnau quand à lui avait fait de

son comte Orlock une créature à la fois grotesque et effrayante. Browning lui, va

réactualiser le concept du prédateur mondain. Comme chez Polidori, le vampire est ici un

gentleman, ce qui va entraîner des changements dans l’approche physique et psychologique

du personnage. Chez Stoker, Dracula apparaît comme un vieillard moustachu aux dents

proéminentes et à l’aspect cruel. Il rajeunît avant de partir pour Londres et apparaît alors

comme un gentleman slave, mais Stoker ne décrit pas son “infiltration” de la société

londonienne. Dans la version de Browning, Dracula, incarné par l’acteur hongrois Bela

Lugosi, se présente dès le départ comme un vampire mondain et très théâtral, vêtu d’un

67 Reinfield connaît ici son heure de gloire, en effet, il sera la plupart du temps mal exploité (quant il n’est pas tout simplement absent) dans les films suivants.

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smoking et d’une cape noire. Il n’est pas, au contraire du comte Orlock, animalisé par sa

morphologie : il n’a pas les oreilles pointues, ne possède pas de crocs proéminents ou de

griffes acérées. En revanche, on notera que Tod Browning multiplie autour de Dracula les

animaux à fonction métaphorique : la chauve-souris, métamorphose favorite du vampire, le

loup, symbole de sa condition de prédateur, les araignées et les cloportes sortant de

cercueils miniatures évoquent la contamination et la présence obsédante du vampire. Si

Dracula a changé son apparence et ses habitudes vestimentaires, c’est pour mieux

s’introduire dans la société londonienne. Le vampire approche ses proies lors de soirées

mondaines à l’opéra et les séduit grâce à son regard hypnotique, habilement mis en relief

par des jeux de lumière. Il n’utilise la force qu’en dernier recours, préférant user de

stratégie et de manœuvres furtives. Le vampire est ici un véritable parasite, qui s’infiltre

discrètement dans la société pour subsister grâce à son sang. On s’aperçoit donc que

Browning modifie radicalement la représentation du vampire, semblant se rapprocher de la

conception de Polidori, tout en conservant l’intrigue et les personnages du Dracula de

1897. A ce titre, le film de 1931 apparaît comme une oeuvre essentielle dans l’évolution du

mythe. Pour la première fois au cinéma, le vampire apparaît comme un prédateur mondain.

Cet archétype sera réutilisé dans la plupart des films suivants, à commencer par la suite de

Dracula, parue sur les écrans en 1935 et intitulée The Mark of the Vampire.

II ) Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

Suite au Dracula de Browning, le thème du vampire rencontre le succès et on assiste,

de 1932 à 1950, à une floraison de films mettant en scène les désormais célèbres suceurs de

sang. Néanmoins, il faut reconnaître que ces productions ne sont pas toutes réussies et

surtout, qu’elles ne sont pas souvent fidèles au roman de Stoker. En fait, il faut attendre la

fin de la Seconde Guerre mondiale pour assister à un tournant digne d’intérêt dans

l’évolution de la représentation du vampire. Ce renouveau est apporté par le roman de

Richard Matheson, publié en 1956 et intitulé Je suis une légende. Dans une oeuvre

totalement différente du Dracula de Stoker, l’auteur relate la survie difficile du dernier être

humain, barricadé dans sa demeure et faisant face, chaque nuit, au nouveau peuple de la

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Terre : des vampires. Comme nous allons le voir, la seconde guerre mondiale a

profondément marqué Matheson qui va puiser dans son époque une nouvelle origine aux

vampires.

a) Rationalisation du mythe

Les artistes sont des hommes marqués par l’époque dans laquelle ils vivent.

Naturellement, leurs oeuvres traduisent certains des événements qu’ils ont vécu, et ceux-ci

sont transposés pour recréer l’environnement de leurs personnages. Il existe ainsi un lien

entre le changement général de la mentalité des hommes et l’évolution du vampire dans la

littérature. Dans cette optique, on peut affirmer que la Seconde Guerre mondiale a été une

source d’inspiration prolifique pour plusieurs œuvres consacrées aux vampires 68. Ainsi,

cette période voit la naissance de dizaines de films, mais aussi de nouvelles publiées dans

les magazines à bon marché américains, mettant en scène des vampires portant des noms à

consonance germanique ou slave, représentant plus ou moins explicitement la crainte du

nazisme. Le suceur de sang se retrouvera donc parfois associé aux nazis, incarnant le Mal

par excellence, finalement vaincu par le courage des valeureux alliés. Parfois aussi, il

apparaît dans le conflit par hasard, comme c’est le cas en 1944 dans Le Retour du vampire,

où le tombeau du vampire Armand Teslat, incarné par Bela Lugosi, est découvert à la suite

de bombardements. La seconde guerre mondiale a donc inspiré autant qu’elle a pu

traumatiser. Le lancement de la bombe atomique en particulier, a véritablement bouleversé

l’opinion publique, en ce qu’elle est apparu comme une preuve dérangeante du génie de

l’homme dans l’art de la destruction. Matheson a su puiser dans ces évènements de

nouvelles origines aux vampires, et il publie en 1954 Je suis une légende, qui sera consacré

quelques années plus tard par une adaptation cinématographique, interprétée par Charlton

Heston et intitulée Le Survivant. Comme le dit très justement Jean Marigny dans son article

68 Selon Jean Marigny, dans son article “Le vampirisme, de la légende à la métaphore”, il en va de même pour les films de vampires diffusés durant la Guerre Froide. Il émet en effet l’hypothèse que : « le comte vampire était censé représenter la subversion communiste venue d’Europe de l’Est, tandis que Lucy Westernra, au nom prédestiné, représentait l’Europe de l’Ouest incapable de résister à l’ennemi. Quant à Quincey Morris, le jeune Américain qui, dans le roman, met le vampire hors d’état de nuire, il incarnait l’Amérique volant au secours de ses amis européens. » Colloque de Cerisy, p. 24.

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Le vampirisme, de la légende à la métaphore 69, en évoquant l’évolution du vampire durant

les années cinquante :

« Le renouveau du thème vampirique a commencé à se faire sentir, dans les années cinquante, […]

grâce à la science-fiction qui a démythifié et sécularisé le personnage du vampire. Ce n’est plus un revenant

en corps ni une créature démoniaque, c’est un être différent de nous par son métabolisme, mais qui n’est

plus l’incarnation du mal absolu ».

Ainsi, si le vampire demeure l’esclave de son intarissable soif de sang, s’il reste

également vulnérable au soleil et à l’ail, il n’est toutefois plus considéré comme un démon

mort-vivant. C’est un homme comme les autres, simplement victime d’une mutation

génétique. On assiste donc à une certaine forme de rationalisation du mythe puisque le

vampirisme trouve une explication logique et scientifique. La “transformation”, dans Je

suis une légende, s’effectue par l’intermédiaire d’un germe bactériologique, qui contamine

l’organisme humain et le fait muter. Le thème du vampirisme comme épidémie

foudroyante est donc traditionnellement respecté. En outre, on peut considérer ces germes

bactériologiques comme une analogie aux radiations nucléaires, elles aussi symboles de

mort et de contamination. De plus, Matheson écrit son roman dix ans après les deux

explosions nucléaires, à une époque où les scientifiques commencent à réaliser l’ampleur

du désastre, ses effets sur la population et l’environnement. Il n’est donc pas étonnant que

l’auteur place son héros, Robert Neville, dans un contexte post-nucléaire apocalyptique

pour la race humaine. Le protagoniste du roman se présente comme le dernier survivant

humain, condamné à vivre terré dans un monde hanté par les vampires. Ainsi, Matheson

raconte la vie quotidienne d’un homme, marginal dans une nouvelle société en

construction, il dépeint sa solitude absolue dans sa condition humaine, son statut de paria,

de monstre.

b) Inversion du rapport de marginalité

Dans son roman, Matheson mène une réflexion sur la notion de monstruosité. Il

effectue une inversion des rapports traditionnels entre homme et vampire : c’est ainsi qu’il

imagine une humanité devenue avide de sang, suite à des mutations biologiques provoquées

69 Paru dans Les Vampires, Colloque de Cerisy, Albin Michel, Cahiers de l’Hermétisme, 1993, p. 25.

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par une catastrophe nucléaire. Seul humain ayant survécu à l’épidémie, le héros, Robert

Neville, est devenu un monstre pour la société vampirique, apparaissant comme le vestige

d’une civilisation éteinte et inconnue. Par cette innovation marquante dans le mythe,

l’auteur ouvre le champs à une réflexion de la littérature vampirique sur les notions

d’humain et d’inhumain, de monstrueux et sur la relativité de ces valeurs. Dans cette

optique, Je suis une légende symbolise une véritable crise de conscience et une remise en

question de la notion de Mal. Cette remise en cause de toutes les valeurs humaines,

fortement influencée par le désastre de la seconde guerre mondiale, fait du mort-vivant un

être moins monstrueux que l’homme. En effet, le vampire tue pour survivre, alors que

l’homme lui, a démontré à de maintes reprises qu’il était capable de massacrer, de piller

pour un territoire, pour le pouvoir, ou simplement pour prôner une idéologie. Par ce

raisonnement, Matheson remet en cause la conception du vampire dans la littérature. On

juge cette créature comme un monstre :

« Pourtant, en quoi ses habitudes sont-elles plus révoltantes que celles des autres hommes et

animaux ?[…] Son seul nom provoque des réactions d’effroi. Mais est-il plus monstrueux que […]

l’industriel distribuant à des œuvres l’argent qu’il a amassé en fournissant en bombes et en fusils des

terroristes kamikazes ? […] Examinez bien vos consciences, mes petits cœurs, et dites-moi si le vampire est

tellement épouvantable. 70 »

Cette réflexion trouve son apogée dans les dernières pages du roman. En effet, dans le

final du livre, Robert Neville doit se résigner : « à leurs yeux, c’était lui le monstre. C’est

la majorité qui définit la norme, non les individus isolés 71». Matheson, dans Je suis une

légende, dépeint ainsi une société vampirique horrifiée par un être différent, un intrus qui

dont le sort n’a rien à envier à celui de Dracula. Pourchassé, harcelé, puis finalement fait

prisonnier, Neville finit par comprendre que le monstre dans l’histoire, c’est lui, et pas les

milliers de vampire assoiffés de sang qui veulent sa mort :

« Cette idée, et ce qu’il lisait sur leurs visages - une horreur mêlée de crainte et de dégoût – lui firent

prendre conscience qu’ils avaient peur de lui. Pour eux, il incarnait une terrible menace, un fléau pire que la

maladie avec laquelle ils avaient appris à vivre. Il était un invraisemblable spectre qui laissait comme seule

preuve de son existence et de son passage les cadavres exsangues de ceux qu’ils aimaient 72».

70 Richard Matheson, Je suis une légende, Folio science-fiction, 2001, p. 37.71 Ibid., pp. 227-228.72 Ibid., p. 228.

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Matheson, en renversant le schéma traditionnel instauré par la littérature, inspirera

bien d’autres auteurs, tels que Niel Straum, qui publie en 1970 Vanishing Breed. Dans cette

nouvelle, on apprend que les vampires sont en réalité des extraterrestres pacifiques s’étant

réfugiés sur notre planète pour fuir des persécutions. Avec le temps, ils ont su s’intégrer au

sein de l’humanité, sans jamais constituer une menace pour elle. Les hommes réussissent

pourtant, grâce à des analyses biologiques, à les identifier, et cela dans le but de les

éradiquer jusqu’au dernier. Le vampire, qui incarnait jusqu’ici le monstre absolu, devient

ainsi la représentation métaphorique de toutes les victimes de préjugés raciaux.

c) Les vampires de Matheson

Chez Matheson, on peut diviser les vampires en deux catégories : les vivants et les

morts-vivants. Les premiers sont des humains ayant subit des mutations génétiques tout en

continuant à vivre à peu près normalement. Ils constituent le nouveau peuple de la Terre.

Ils sont organisés et leurs germes, mutant continuellement, leur permettent même de

résister à la lumière du jour durant de courtes périodes. Cette race vampirique affirme sa

supériorité et cherche à ériger une nouvelle communauté où l’homme, ainsi que le mort-

vivant n’ont pas leur place. Les morts-vivants justement, seconde catégorie vampirique,

regroupent les humains ayant subit la transformation après leur mort. Ben Cortman et les

créatures qui harcèlent chaque nuit Robert Neville font partie de cette espèce. C’est ce

groupe qui est le plus détaillé par Matheson. Ces vampires ont un comportement assez

primaire : ils ne pensent qu’à se gorger de sang et à se terrer à l’approche de l’aube. Ils ne

font à aucun moment preuve d’intelligence ou d’un quelconque sens de la stratégie, comme

le remarque le narrateur : « Il comprenait maintenant pourquoi ils n’avaient jamais pensé à

brûler sa maison : ils étaient tout bonnement incapables de la moindre logique. 73 » Ainsi,

Neville se retrouve face à de véritables zombis, pâles reflets de ce qu’ils ont été durant leur

vie humaine, simplement obsédés par leurs besoins nutritifs. Ces morts-vivants rappellent

clairement les revenants des contes et légendes slaves, en oppositions avec les vampires

vivants, qui sont des êtres capables de réflexion et d’organisation. Ces zombis présentent de

nombreuses caractéristiques du vampire selon Dom Calmet : ils ont le teint pâle, possèdent

73 Ibid., p. 153.

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des griffes, s’expriment la plupart du temps par grognements et se déplacent comme des

loups à l’affût. Je suis une légende est intéressant parce qu’il met le vampire face à son

propre mythe. En effet, les créatures qui hantent les nuits de Neville pensent posséder les

attributs légendaires du vampire, suivant ce qu’ils ont pu apercevoir dans les films ou dans

la littérature :

« Il se souvint d’un homme qui, une nuit, avait grimpé en haut du lampadaire en face de la maison.

Par le judas, Robert l’avait vu sauter dans le vide en agitant frénétiquement les bras. Sur le moment, les

raisons de son geste lui avaient paru obscures, mais tout s’éclairait à présent : l’homme s’était pris pour une

chauve-souris 74 ! »

Le cinéma et la littérature, ainsi que les légendes transylvaniennes ont donc un impact

sur la représentation que le vampire se fait de lui-même. Il y a de ce point de vue un travail

intéressant à effectuer sur le traitement des symboles religieux chez Matheson. En effet le

vampire, selon Neville, craint les symboles sacrés : « La croix… Il en serrait une dans sa

main, une petite croix dorée qui étincelait au soleil du matin. Encore une chose qui

éloignait les vampires 75. » La croix n’est d’ailleurs pas le seul symbole efficace contre les

vampires, comme le narrateur va le réaliser durant une bagarre avec Cortman, son ex-

voisin, juif de confession : « Quand j’ai montré la croix à Cortman, reprit-il, il m’a rit au

nez. Mais ensuite, j’ai obtenu la réaction que j’escomptais en lui mettant une Torah devant

les yeux 76. » Les symboles religieux sont donc efficaces, du moment qu’ils correspondent

à la voix religieuse empruntée par le vampire de son vivant, chose étrange puisqu’il ne

s’agit pas ici de damnation mais de mutation génétique. Neville cherche alors une

explication rationnelle à tout ce que fuit le vampire et il émet l’hypothèse que la peur du

crucifix (ou de la Torah) provient du fait qu’ « on avait répété aux croyants que leur objet

de vénération deviendrait pour eux un objet d’horreur, qu’ils n’oseraient plus le regarder en

face », une fois qu’ils seraient damnés. Le vampire ne craint donc pas spécialement la

croix, mais plus simplement n’importe quelle représentation de sa propre foi, ce qui semble

logique selon Neville :

74 Idem.75 Ibid., p. 77.76 Ibid., p. 185.

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« Ainsi, comme vous le voyez, la croix n’a pas le pouvoir que lui attribue la légende. Le fait que

cette légende soit née en Europe, un continent marqué par une prédominance catholique, explique selon moi

que la croix soit devenue le symbole de la lutte contre les puissances des ténèbres 77. »

Ce traitement décalé des symboles religieux, comme celui de la notion de

monstruosité d’ailleurs, font de l’œuvre de Matheson un récit à part, une histoire de

vampires se démarquant de la plupart des autres romans. En outre, Je suis une légende

apparaît comme le dernier tournant littéraire du suceur de sang avant son retour, en 1979,

dans les Chroniques d’Anne Rice. En attendant, le vampire, comme nous allons le voir, est

devenu un monstre presque exclusivement cinématographique.

III) L’explosion cinématographique

Entre 1958 et 1979, on dénombre plus d’une trentaine de films consacrés aux

vampires, la plupart d’entre eux étant produits par la Hammer, petite maison de production

britannique. Les films de cette maison de production représentent un nouveau départ par

rapport au cinéma anglais antérieur. Tournés en couleur, ils valorisent la présence du sang,

élément essentiel au thème du vampirisme. Alors que l’Universal, notamment productrice

du Dracula de Tod Browning, tentait d’atténuer les aspects effrayants de ses productions,

la Hammer les met justement en relief, jouant sur l’éclairage et la bande sonore pour en

faire l’originalité de ses films. Ainsi, la Hammer Films va innover, donnant même à voir

quelques chef-d’œuvres du genre. Malheureusement, à trop vouloir exploiter le mythe, la

maison de production spécialiste du genre finira par ternir l’image du vampire.

a) La grande époque de Dracula

Le vampire doit une grande partie de sa popularité au septième art, et en particulier à

la Hammer Films. Cette maison de production fut fondée en 1934 par Enrique Carreras,

exploitant d’une chaîne de salles, et William Hinds, homme d’affaires, également connu

comme acteur sous le nom de Will Hammer. La future compagnie, qui se nomme encore

Exclusive Films, se limite d’abord à la distribution. Par la suite, au début des années trente,

77 Ibid., pp. 185-186.

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la Hammer se lance dans la production de films musicaux, puis dans celle d’une histoire de

revenants : The Mystery of the Mary Celeste (1935), interprétée par Bela Lugosi. Dans les

années cinquante, la maison de production se spécialise dans la science-fiction, avec Le

triangle à quatre côtés et Enquêtes dans l’espace, deux films de 1953 signés Terence

Fisher, qui seront suivis deux ans plus tard par Le monstre, adapté d’un feuilleton à succès.

Mais plus que la science-fiction, délaissée au profit de l’épouvante, c’est avec Frankenstein

et Dracula, ressuscités après obtention des droits de l’Universal, que la Hammer va devenir

la firme favorite des amateurs de fantastique. En réunissant en 1957 Jimmy Sangster,

Terence Fisher, Peter Cushing et Christopher Lee au générique de Frankenstein s’est

échappé, elle donne le coup d’envoi d’une impressionnante série de chef-d’œuvres. Ainsi

paraît en 1958 Le cauchemar de Dracula (Horror of Dracula) premier film d’une longue

série consacrée au vampire, invariablement interprétés par Christopher Lee 78. Cette série se

poursuit avec Les maîtresses de Dracula (Brides of Dracula, 1960) mettant en scène les

rapports conflictuels d’un vampire avec sa mère, qui le maintient enchaîné pour limiter ses

méfaits. Viennent ensuite Dracula, Prince des Ténèbres (Prince of Darkness, 1965) et

Dracula et les femmes (Dracula has Risen from the grave, 1968). L’alliance érotisme-

épouvante jusqu’alors savamment dosé est poussé à son comble dans Les cicatrices de

Dracula (Scars of Dracula, 1970) de Roy Baker et la même année, on note même un léger

renouveau avec Une Messe pour Dracula (Taste the blood of Dracula), de Peter Sasdy, qui

tourne la religion en dérision. La série prendra fin en 1973 après deux films d’Alan Gibson,

qui modernise le concept du vampire en l’adaptant à notre société. Ces deux films sont

Dracula 73 (Dracula AD 1972), qui place le vampire dans un contexte contemporain (celui

du “Swinging London”) et Dracula vit toujours à Londres (The Satanic Rites of Dracula,

1973) où le vampire délaisse son statut de comte pour celui, plus discret, d’un banal

spéculateur immobilier. Enfin, les années soixante-dix ont également vu l’apparition de

plusieurs adaptations du Carmilla de Sheridan Le Fanu. On citera les films de Roy Baker et

John Hough, qui signent respectivement The Vampire Lovers (1970) et Les sévices de

Dracula (1971). La vie de la comtesse Bathory, qui a en partie inspirée Le Fanu, sera elle

aussi mise en image avec Comtesse Dracula (Countess Dracula, 1970) de Peter Sasdy. La

78 Sauf dans Brides of Dracula, où David Peel interprète un certain baron Meinster.

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période qui débute en 1958 avec le film de Fisher et qui s’achève en 1979 avec le Dracula

de Badham, dont nous n’avons pas encore parlé, a donc vu la prolifération de nombreux

films de vampires. Parmi ces œuvres souvent moyennes, on a tout de même pu trouver

quelques chef-d’œuvres et surtout, quelques travaux cinématographiques essentiels pour

l’évolution de la représentation du vampire.

b) Les incontournables

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A présent, nous allons examiner la représentation du vampire et de son univers dans

quatre films ayant été tournés entre 1958 et 1979 : Le cauchemar de Dracula, de Terence

Fisher (1958), Le Bal des vampires, de Roman Polanski (1967), Nosferatu, fantôme de la

nuit, de W. Herzog (1978) et Dracula, de John Badham (1979). Comme nous allons le

voir, chacun de ces films propose une vision différente du vampire. Nous procéderons par

ordre chronologique, avec Le cauchemar de Dracula (Horror of Dracula) paru en 1958.

Cette œuvre apparaît comme le premier film de vampire en couleur. Un fait qui a son

importance quand on connaît la place du sang dans ce mythe. Grâce à Terence Fisher,

réalisateur du film, on assiste à un renouvellement de la représentation du vampire et de

son univers, mais tout en restant fidèle à l’esprit de Stoker. Et pourtant, la trame narrative

est largement simplifiée par Fisher, qui se prive de la traversée à bord du Demeter et du

voyage de Jonathan, qui arrive au château dès la première scène. Les décors, conçus en

carton-pâte, sont loin d’égaler les superbes paysages mis en images par Murnau, ils

deviendront néanmoins l’un des symboles de la Hammer, qui les

réutilisera dans bon nombre de films pour les rentabiliser. Dracula quant

à lui, est incarné à l’écran par Christopher Lee. L’acteur britannique, qui

campe un vampire bien différent de ceux déjà mis en scène par Murnau

et Browning, va donner au personnage une nouvelle dimension. Lee,

dans un premier temps, rend le comte plus démoniaque, avec ses rictus effrayants, ses dents

pointues et ses lèvres retroussées tâchées de sang, il donne à voir un vampire plus agressif,

plus animal. Son attitude et ses gestes sont ceux d’un prédateur : il se déplace

silencieusement, rapidement, avant d’étreindre sa proie. Cette

animalisation de la gestuelle compense d’ailleurs l’absence du

pouvoir de métamorphose traditionnellement conféré au damné,

une lacune qui trouve une explication étonnante de la part de

Van Helsing : « Ces histoires de transformation en loup et en

chauve-souris, c’est du folklore ». La seconde grande

innovation signée Fisher, en ce qui concerne la représentation

du vampire, réside dans la dimension érotique de celui-ci, qui apparaît comme un

séducteur, un démon qui aime ensorceler ses victimes avant de s’en repaître. Si Fisher

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trahit l’œuvre de Stoker de ce point de vue, il respecte néanmoins le rapport de Dracula à la

parole. Comme dans le roman de 1897, Dracula est ici “le grand silencieux”, qui ne

prononce que quelques bribes de phrases durant tout le film. Un mutisme synonyme de

monstruosité, ce qui reflète parfaitement la tonalité manichéenne du personnage d’origine.

A cet égard, Le cauchemar de Dracula se présente comme un véritable retour aux sources

littéraires du mythe. Le second film qui nous intéresse paraît sur les écrans en 1967 : il

s’agit du Bal des vampires (Dance of the Vampires 79), réalisé par Roman Polanski.

L’œuvre se démarque de tout ce qui a été tourné auparavant, mélangeant l’humour à

l’horreur, jouant avec les codes de Stoker et le folklore slave, tout en démontrant une

parfaite connaissance du mythe. Le réalisateur, qui avait remarqué que le public riait durant

la projection de films d’horreur, décida de tourner Le Bal des vampires en s’inspirant des

film de la Hammer. Comme il le dit lui-même, Polanski a « stylisé un style » 80. Le cinéaste

se met en scène lui-même, incarnant Alfred, jeune assistant du professeur Abronsius. Tous

deux partent à la chasse aux vampires, afin de sauver une

jeune innocente enlevée par le comte Krolock.

Finalement, les deux protagonistes finissent piégés au

château, et Alfred se retrouve convoité par le fils du

vampire, suceur de sang homosexuel. La scène la plus

célèbre du film reste celle du bal des vampires, qui a

donné son nom au film, dans laquelle les héros, dansant incognitos au milieu des morts

vivants, sont trahit par leur reflet dans un miroir. Polanski bouscule les codes établis,

mettant en images une société entière de zombis mondains, dans une scène qui reflète la

tonalité de l’ensemble du film. En effet, face à la plupart des productions de la Hammer,

qui hésitent entre un renouveau incertain et une fidélité très relative, Le Bal des vampires

apparaît comme une parodie inclassable, oscillant entre une exploitation traditionnelle du

mythe et l’intervention de nouveaux éléments parodiques, tels que le sacs à systèmes anti-

vampires du professeur Abronsius. Le vampire, lui, bénéficie de traitements diversifiés. On

retrouve ainsi trois archétypes différents. D’abord, il y a le comte Krolock, vampire noble,

79 Tout d’abord intitulé The fearless vampire killers.80 Barry Pattisson, Dracula, les vampires au cinéma, trad. de l’anglais : The Seal of Dracula, Paris, 1976, p. 39.

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intelligent et impitoyable. Très proche du Dracula selon Browning, c’est un vampire

mondain, bien de sa personne, qui sait flatter la vanité des hommes pour parvenir à ses fins 81. Ensuite vient son fils, dandy totalement parodique. Cet éphèbe blond s’illustre dans une

course-poursuite burlesque avec le jeune Alfred, dont il est tombé fou amoureux. Le

serviteur d’Abronsius ne devra sa survie qu’à un ouvrage sur l’art de faire la cour, sur

lequel se referment les crocs du vampire. Enfin, les nombreux vampires qui se lèvent de

leur tombeau pour assister au bal représentent le troisième archétype. Inspirés par les

revenants du folklore slave, ils ressemblent à des zombis, avec leurs vêtements poussiéreux

et leur allure mécanique. Le Bal de vampires renouvelle donc le genre en réunissant dans le

même film différents archétypes de vampires. Une autre originalité réside dans la

conclusion de l’histoire. En effet, le film s’achève d’une manière plutôt inhabituelle,

puisque les “héros” sont obligés de fuir les vampires, s’échappant avec Sarah, la jeune

femme enlevée par le comte. Le vampire n’a donc pas été détruit et continuera à sévir. De

plus, Sarah a été contaminée, les deux hommes vont donc ramener avec eux le fléau du

vampirisme. Dans un autre genre, en 1978, les écrans diffusent Nosferatu, fantôme de la

nuit, un hommage au film de Murnau 82 signé W. Herzog. A première vue, le vampire mis

en scène par le réalisateur semble identique à celui de Murnau. Pourtant, ce Nosferatu est

différent de son prédécesseur. Le film de 1922 était muet et limité au noir et blanc, celui de

1978 bénéficie d’un traitement en couleur et d’une bande-son très travaillés. Ici, à l’inverse

de chez Murnau, Nosferatu parle. Et ses paroles sont édifiantes, car pour la première fois,

le vampire peut exprimer toute sa solitude et sa mélancolie. Plus fortement animalisé

physiquement (plus encore que chez Murnau), il apparaît plus humanisé intérieurement,

grâce à son discours sur lui même mais aussi grâce au talent de son interprète : « Le jeu de

Kinski et sa diction lente, monocorde et très douce contribuent à faire du vampire un être

torturé, presque pitoyable, aux antipodes de la représentation fishérienne par exemple 83. »

W. Herzog propose donc une toute autre vision du vampire, ignorant la dimension

81 Cf. le passage du château où Abronsius, en pleine discussion avec le comte, tente de le démasquer grâce à des questions assez indiscrètes. Le vampire change alors de sujet en lui parlant de son dernier livre, flattant l’ego du professeur par des compliments sur son travail. La suspicion d’Abronsius se change dès lors en respect pour le comte, homme admirable sachant reconnaître son génie.82 Murnau, Nosferatu : une symphonie de l’horreur, 1922.83 Gilles Ménégaldo, “Les avatars cinématographiques de Dracula”, dans Les Vampires, Colloque de Cerisy, Albin Michel, Cahiers de l’Hermétisme, 1993, p. 251.

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agressive et séductrice inaugurée avec Fisher, pour proposer l’image d’une créature frêle,

solitaire et désespérée. Le vampire porte seul le fardeau de la damnation, mais aussi celui

de la marginalité, car c’est un pestiféré, au propre comme au figuré. En effet, les rats à

l’origine de l’épidémie pestilentielle sont arrivés sur le même bateau que lui 84. Le

réalisateur dépeint donc un vampire qui souffre de sa condition, une créature ignoble et

damnée, animée de désirs et de sentiments trop humains. Ce sont d’ailleurs ces désirs qui

causeront la perte du vampire, car hypnotisé par la beauté de sa victime 85, il en oubliera le

chant du coq. Comme chez Polanski néanmoins, le fléau du vampirisme perdure puisque

Jonathan, contaminé par Nosferatu, devient à son tour une créature de la nuit. Le

vampirisme devient de plus en plus difficile à éradiquer au cinéma, et ce n’est pas John

Badham qui changera cela, puisqu’il inflige lui aussi une mort douteuse à son vampire 86.

Le réalisateur du Dracula paru en 1979 tente de revenir aux sources du mythe, reprenant

l’intrigue tissée par Stoker en 1897. Comme Fisher, le réalisateur occulte tout le périple

transylvanien, préférant centrer l’action sur l’arrivée du comte en Angleterre. Badham va

dès lors jouer avec les différents types de représentations antérieurs. Il emprunte à

Browning le décor du château et la dimension mondaine du vampire. Dracula parle, et il est

même très actif socialement. Il est invité à dîner, danse la valse et converse avec les

différents personnages, s’infiltrant peu à peu dans leur monde. Pour réaliser ses plans, le

vampire possède des pouvoirs d’hypnotiseur, comme chez Browning, mais dispose en plus

d’une large panoplie de métamorphoses, alors que Lugosi n’avait le droit qu’à une chauve-

souris en plastique et que Lee s’était vu tout simplement privé de ce pouvoir. Frank

Langella, l’interprète de Dracula, peut ainsi changer en homme chauve-souris, en loup, en

lycanthrope et même en brume. Il apparaît d’ailleurs fortement animalisé lors d’accès de

rage, quand il est piégé par exemple, grognant et montrant ses crocs proéminents à ses

opposants. On retrouve également la célèbre scène de Stoker, dans laquelle Dracula, tel un

lézard, arpente un mur en rampant. En dehors de ces moments, le vampire ne présente

aucun signe attestant d’une surnature. Son apparence est même plutôt agréable. En effet,

84 Ce qui nous ramène à Dracula, qui, dans le roman de Stoker, débarque dans le nord-est de l’Angleterre, foyer de la grande épidémie de peste de 1831.85 Incarnée par l’actrice française Isabelle Adjani, Mina a ici un rôle primordial puisque c’est elle qui débarrasse le monde du vampire.86 Le vampire meurt exposé au soleil mais une chauve-souris s’échappe de son corps calciné.

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Langella incarne un comte jeune et sensuel, adoptant en l’amplifiant la dimension

séductrice et érotique inaugurée par Fisher. Ce Dracula ne prend pas ses victimes par la

force, il les courtise. On assiste ainsi à une scène de séduction mondaine lors d’une valse,

puis à une scène d’amour et enfin, à une scène de vampirisation fortement sexualisée. Le

film marque un tournant dans le mythe, incarnant l’abandon de la représentation gothique

du vampire, au profit d’une vision plus romantique, qui va se développer notamment grâce

aux ouvrages de la romancière Anne Rice.

c) La déchéance du mythe

Le cinéma a permis au vampire, et à Dracula en particulier, de devenir l’un des

monstres les plus populaires, reconnus et appréciés du grand public. Les films de vampires

se sont multipliés, jouant toujours sur les mêmes codes, jusqu’à constituer un genre à part

entière, et surtout, une véritable machine commerciale. Chaque pays veut avoir son

vampire et s’empare de la tradition, on retrouve des avatars du comte Dracula partout dans

le monde, que ce soit « aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, en Espagne, en Allemagne, au

Mexique, au Canada, aux Philippines, en Corée du Sud ou en Turquie 87 », mais aussi en

Italie 88 et en France 89. Parmi cette multitude de films, on peut noter quelques réussites

isolées, mais la plupart des productions ne font qu’accentuer une exploitation commerciale

incontrôlée. Le cinéma, en dépit de quelques variantes plus ou moins intéressantes, a

perpétué l’image du vampire, allant jusqu’à la scléroser. L’un des meilleurs moyens de

sortir des sentiers battus, comme on l’a vu avec Le Bal des vampires, était de jouer la carte

de la parodie. On exorcisait le vampire et c’était, qu’on le veuille ou non, une marque de

déclin. Avec les années, le mythe a progressivement subit une dégénérescence par rapport

sa forme initiale. Le vampire est devenu un prétexte pour des productions qui vont parfois

ridiculiser le personnage, comme par exemple dans le Dracula, père et fils, tourné en 1976

par Edouard Molinaro. Dans ce film Ferdinand Poitevin, fils du célèbre comte Dracula, se

87 Barry Pattisson, Dracula, les vampires au cinéma, trad. de l’anglais : The Seal of Dracula, Paris, 1976, p. 82.88 Avec notamment Le Masque du Démon (1960), réalisé par Mario Bava et tourné en noir et blanc, considéré comme un chef d’œuvre du genre.89 Roger Vadim se démarque du courant et signe Et mourir de plaisir (1960), adaptation très libre du Carmilla de Sheridan Le Fanu.

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retrouve veilleur de nuit, effectuant chaque soir le trajet de Vannes à Argenteuil en vélo. Il

finira par brûler son cercueil par une nuit de grand froid, afin de se réchauffer un peu. Ici,

le vampire est clairement tourné en dérision, et ce n’est rien à côté du traitement infligé au

personnage de Stoker, une vingtaine d’années plus tard, dans Dracula : Dead and Loving

It. Ce film américain, dû au réalisateur Mel Brooks, multiplie les gags douteux, détourne

les codes du genre sans jamais rien proposer de nouveau, à l’inverse de la parodie de

Polanski, dont les trouvailles démontraient au moins une connaissance globale et précise du

sujet. Une autre preuve de l’exploitation commerciale du mythe réside dans la production

de séries de films. C’est le cas du Dracula, Prince des Ténèbres, de Terence Fisher en

1965, qui permet de retrouver Christopher Lee dans le rôle du comte, et ce dans une suite

du film de 1958. Dracula, mort dans le “premier épisode” ressuscite d’une manière assez

invraisemblable 90, pour une aventure où l’on ne retrouve aucune scène du roman de

Stoker, celles-ci ayant été exploitées précédemment. La série commencée avec Fisher

s’achèvera d’ailleurs d’une manière catastrophique avec Dracula 73 (Dracula AD 1972,

1972) et Dracula vit toujours à Londres (The Satanic Rites of Dracula, 1973) d’Alan

Gibson, malheureuses tentatives de moderniser un mythe arrivé à saturation. D’autres

réalisateurs, pour essayer de moderniser le mythe, tenteront d’accentuer certains aspects du

vampirisme, tels que la violence ou l’érotisme. D’autres, comme Freddie Francis avec

Dracula et les femmes (Dracula has Risen from the grave, 1968), vont à l’inverse

introduire une dimension religieuse ou moralisante. Dans ce film, Van Helsing et Renfield

sont ainsi remplacés par des ecclésiastiques devant chasser le vampire à l’aide de crucifix,

seules armes efficaces contre le revenant. Enfin, on ne peut passer sous silence Les Sept

vampires d’or (The Seven Golden Vampires), fameux film asiatique qui présente au

spectateur la rencontre entre kung-fu et vampirisme et qui marque la fin de l’ère Hammer.

Conclusion de la troisième partie

90 Lee est tour à tour exterminé et ressuscité au cours de ses aventures : détruit par la lumière du jour dans Horror of Dracula, il est rendu à la vie grâce à un bain de sang dans Dracula, Prince of Darkness. Dans d’autres épisodes de la série, il sera également détruit par l’eau courante, transpercé par un crucifix, ou encore frappé par la foudre.

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Le XXe siècle peut être considéré comme l’âge d’or du mythe vampirique. Murnau,

puis Browning, ont donné à la créature un essor formidable, exploitant un potentiel qui

explosera pleinement de 1950 à 1980. Le cinéma a permis au vampire d’être connu par le

grand public, mais il a également apporté de nouveaux éléments 91, offrant parfois

d’étonnantes relectures du mythe, comme celle proposée par Le Bal des vampires de

Roman Polanski. Le cinéma a donc permis de révolutionner le mythe, donnant une vision

de plus en plus positive du vampire. Celui-ci devient un séducteur chez Fisher et Badham

et un monstre humanisé chez Herzog. C’est à présent un être doté de parole, qui peut

exprimer ses sentiments et ses réflexions quant à sa condition. Peu à peu, la surnature du

mort-vivant va se transformer en véritable charme. Le vampire, personnage gothique,

prend des allures d’éphèbe séduisant ou de monstre mélancolique, adoptant

progressivement une attitude romantique, plus humaine. Irrémédiablement, le vampire finit

par fasciner, il attire plus qu’il ne fait peur et renverse ainsi les schémas mis en place par

Bram Stoker dans Dracula. Cependant, le vampire du XXe siècle propose de trop

nombreux visages, il finit par se distiller, s’épuiser pour finalement se perdre dans des

productions commerciales plus qu’artistiques. Comme en 1956 avec Je suis une légende,

c’est un roman qui va apporter du renouveau dans un mythe vampirique saturé. Ce roman,

premier volet des Chroniques d’Anne Rice, intitulé Entretien avec un vampire, va

révolutionner le mythe et permettre au suceur de sang de poursuivre son évolution sur la

voie de la rédemption.

Quatrième partie : Le vampire moderne

A la fin du XXe siècle, le vampire a vu s’ouvrir à lui de nouveaux espaces, grâce à

des auteurs tels que S. P. Somtow et surtout Anne Rice, qui a radicalement modifié la

représentation du mort-vivant. A travers ses Chroniques, la romancière a véritablement

rénové le mythe, dont le septième art semblait avoir acquis l’exclusivité. Son œuvre, qui

semble construite sur la négation de celle de Stoker, renverse bon nombre des schémas mis

en place dans Dracula. En effet, Rice permet au lecteur d’accéder aux pensées les plus

91 Comme par exemple la vulnérabilité du vampire aux rayons du soleil, instaurée par Murnau.

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secrètes du vampire, qui se révèle étonnamment proche de l’être humain. Loin de l’altérité

détestée incarnée par le revenant traditionnel, comme Jean Marigny l’a écrit dans l’un de

ses articles :

« Le mort-vivant était jusque là un personnage mystérieux et secret qui était invariablement décrit de

l’extérieur. Grâce au roman d’Anne Rice, le vampire peut désormais s’exprimer et nous faire savoir ce qu’il

ressent au plus profond de lui-même 92. »

On apprend ainsi que le vampire ne passe pas toutes ses nuits à chasser, qu’il se pose

lui aussi des questions existentielles, qu’il peut douter, aimer, et même souffrir. On assiste

donc à une véritable révolution du mythe, puisque le vampire passe littéralement du statut

de monstre à celui de surhomme, sorte de parangon romantique et torturé.

I ) Le vampire d’Anne Rice

Publié en 1976, Entretien avec un vampire (Interview with the Vampire), marque le

début d’une ère nouvelle pour le mort-vivant. Premier volet des désormais célèbres

Chroniques d’Anne Rice 93, le roman met en scène un vampire qui dit “je”, abandonnant

son traditionnel statut de “grand silencieux” pour livrer ses réflexions dans une interview.

Outre les récits de sa vie et de sa mort, le vampire décrit sa métamorphose, sa renaissance

au monde en tant qu’enfant de la nuit. Par cette approche singulière, la romancière a

radicalement renouvelé le mythe, lui donnant un second souffle après ses dernières

déconvenues cinématographiques. Pour donner au mythe l’essor dont il avait besoin, Rice a

dû réactualiser les constantes du genre, permettant au vampire de s’adapter à notre fin de

siècle. Plus particulièrement, nous verrons qu’elle a effectué un travail significatif sur le

statut social du revenant et sur le motif du sang, deux thèmes qui ont dû évoluer pour que le

vampire puisse survivre à notre époque.

a) La rénovation du mythe

92 Jean Marigny, “Les chronique d’Anne Rice”, dans Dracula : insémination dissémination, Presses de l’UFR CLERC, université de Picardie, articles regroupés par Dominique Sipière, p. 95.93 Les quatre suivants s’intitulerons The Vampire Lestat (1985), The Queen of the Damned (1988), The Tale of the Body Thief (1992) et enfin Memnoch the Devil (1995).

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La rénovation des constantes du mythe s’effectue essentiellement autour de trois

thèmes : la religion, la morphologie du vampire et enfin, ses diverses capacités

surnaturelles. Les romans d’Anne Rice, contrairement au Dracula de Bram Stoker, se

caractérisent par un athéisme marqué. Cela permet à la romancière de faire renaître le

mythe, dans le sens où elle présente une créature totalement différente du vampire

traditionnel. Dans ses Chroniques, Rice représente l’athéisme par l’impuissance des

symboles sacrés face au vampire. Ce dernier peut d’ailleurs pénétrer dans les lieux saints,

pour s’apercevoir que : « Dieu n’habitait pas cette église ; ces statues ne donnaient qu’une

image du néant. Il n’y avait, en cette cathédrale, d’autre présence surnaturelle que la

mienne. » Le vampire n’est donc pas mal à l’aise dans les lieux sacrés. Serait-ce là une

remise en cause de sa nature démoniaque ? On peut se poser la question lorsqu’on sait que

ni Louis, ni Lestat n’ont été damnés par Dieu, alors que Dracula, selon Van Helsing, aurait

entretenu des rapports avec le Malin. De plus, les vampires d’Anne Rice sont loin d’avoir

une apparence démoniaque, ils ne sont pas affublés de griffes ni de crocs énormes comme

Nosferatu par exemple. Contrairement au roman de Bram Stoker, Les Chroniques d’Anne

Rice ne mettent en scène que des vampires extrêmement beaux. Cette beauté est avant tout

le fruit de leur métamorphose. En effet la transformation, qui entraîne la mort de la victime

et lui inflige une grande douleur, semble agir comme

une sorte de chrysalide, permettant au vampire de

s’épanouir en un bien funeste papillon. Suite à cette

période de transition, le corps du vampire devient plus

jeune, plus harmonieux et plus robuste que celui d’un

simple mortel. Il semble avoir atteint un degré de

perfection qui n’existe pas chez les vivants. Cette

beauté surnaturelle, le vampire la revendique,

affirmant son statut de créature sensuelle, usant de son

charme androgyne pour piéger ses victimes. A

l’inverse d’un Dracula qui soumet ses proies par la force, le vampire moderne introduit la

notion de jeu, de subtilité dans sa traque. Une chasse qui ressemble davantage à une danse

nuptiale, fondée sur la séduction plus que sur la force. Toutefois, si le vampire est beau, il

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n’en garde pas moins son légendaire teint blafard, signe distinctif de sa surnature. De plus,

cette beauté restera littéralement éternelle. En effet, après la métamorphose, le corps du

vampire ne peut plus changer. Ses ongles 94, ses cheveux et ses poils ne pousseront plus,

son apparence restant figée pour l’éternité. Dans le roman, Claudia 95, qui se coupe les

cheveux dans un accès de rage contre ses pères (Louis et Lestat) voit ainsi tout espoir de

devenir femme s’envoler quand ses cheveux repoussent instantanément. Il en va de même

dans Vampire Junction 96 où Timmy, jeune star du rock, vit depuis deux mille ans dans le

corps d’un adolescent prépubère. On voit donc que la représentation du vampire moderne

apparaît comme figée dans un dandysme décadent et une beauté androgyne accentuée,

s’éloignant de l’archétype du vampire bestial et fortement animalisé que l’on a pu

rencontrer auparavant. Cette évolution entraîne des modifications dans les capacités mêmes

du vampire, qui ne va plus disposer du pouvoir de métamorphose. Ainsi, si Timmy

Valentine, le mort-vivant de Vampire Junction, est capable de se transformer en chat ou en

loup, les vampires d’Anne Rice ne démontrent aucun don pour la métamorphose. Leurs

sens en revanche, paraissent bien plus aiguisés que ceux des animaux les plus perceptifs.

Marius, un vampire proche de Lestat dira ainsi : « avec mes nouveaux sens je distinguais

chaque teinte, chaque contour sous le mince voile de l’obscurité, j’entendais chaque note

des hymnes, chaque cri de la foule 97 » Lestat fait également cette expérience quand il

devient vampire :

« Chaque modification de l’air ambiant était une caresse. Quand un cœur de cloches assourdies, au

loin, me parvenait de la ville, égrenant les heures, il ne marquait pas le passage du temps. Pour moi, hébété,

les yeux au ciel, c’était une pure musique. 98 »

On remarquera également que chez certains vampires, tels que Lestat 99, les sens sont

si développés qu’ils permettent de lire les pensées des mortels dans une sorte de télépathie.

En dehors de ses sens affûtés à l’extrême, le vampire peut également compter sur sa force

94 On notera que les ongles des vampires d’Anne Rice semblent pareils à du verre, ce qui constitue un autre signe distinctif de leur nature.95 Claudia est une petite fille changée en vampire par Lestat. C’est elle qui accompagnera Louis lors de ses pérégrinations dans Entretien avec un vampire.96 S. P. Somtow, Vampire Junction, 1984 Paris, J’ai Lu, 1990.97 Anne Rice, Lestat le vampire (The Vampire Lestat), Presses Pocket, 1985, p. 468.98 Ibid., p. 114.99 Comme le dit ce personnage à plusieurs reprises au cours des Chroniques : « Le Don obscur diffère en chacun de nous ». Certains vampires vont ainsi présenter des caractéristiques ou des capacités uniques.

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surnaturelle, caractéristique récurrente, mais aussi sur sa célérité hors du commun. Ultime

prédateur, le vampire d’Anne Rice est ainsi capable de maîtriser n’importe quelle proie

humaine, sans que les témoins de la scène ne s’aperçoivent de rien. Enfin, le vampire

moderne se débarrasse de certaines entraves instaurées par Stoker : il n’est pas vulnérable à

l’ail, possède un reflet, peut entrer dans une demeure sans y être invité et bien sûr, se

moque de la marée montante. En fait, seuls le feu et la lumière du jour se révèleront

efficaces contre lui. Le vampire moderne apparaît donc comme un être beaucoup plus libre

que Dracula et il pourra, grâce à cette liberté d’action, s’infiltrer plus facilement dans la

société humaine.

b) Statut social du vampire

La fin du XXe siècle apparaît comme une période rêvée pour le vampire. Stoker avait

dépeint un univers où le noble était le seul marginal, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. A

notre époque, le vampire n’est plus un seigneur, et cela s’explique simplement par le fait

que les nobles, de nos jours, vivent comme tout le monde. Ils ne passent plus leur temps à

conquérir des territoires ou à défendre leurs terres contre des envahisseurs barbares.

Comme le dit très justement Denis Buican dans ses Métamorphoses de Dracula, les

vampires modernes « ont délaissé les châteaux mythiques de Transylvanie pour se fondre

dans la perspective bourgeoise des rues des grandes villes où, souvent ils passent

inaperçus 100. » Paris, Londres, ou New York, apparaissent ainsi comme des villes toutes

désignées pour accueillir les errances du vampire. Les morts-vivants n’ont plus grand mal à

se cacher dans ces immenses agglomérations, à dissimuler leur nature parmi les milliers de

personnes qui peuplent les cités modernes. En outre, de telles villes regorgent de

marginaux. Considérés par la plupart des gens comme la lie de la société, personne ne

s’aperçoit plus de la disparition d’une prostituée, d’un dealer ou d’un sans-abris qui

représentent une foule anonyme et nocturne, source de sang intarissable pour le vampire.

Les actes de ce derniers peuvent même se fondre dans la masse des centaines de crimes

perpétrés chaque jour par les hommes. Le vampire, qui n’est plus noble peut aussi gagner

de l’argent en travaillant dans le monde de la nuit. Actuellement, on peut exercer une telle

100 Denis Buican, Les Métamorphoses de Dracula, Ed. Du Félin, Paris, 1993, p. 153.

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profession sans que cela soit surprenant, et la vie nocturne propose de plus en plus

d’activités grâce à la prolifération des boîtes de nuits et autres établissements de ce type.

On constate ainsi que le vampire apprécie particulièrement le statut de “star du rock”. En

effet, la vie décadente et stéréotypée d’un chanteur de rock peut être une parfaite

couverture pour les “excentricités” du mort vivant. Lestat, ainsi que Timmy Valentine ont

ainsi choisi ce statut, puisant leur inspiration musicale dans leur nature et leur vécu. On

peut aller plus loin et affirmer qu’aujourd’hui, le vampire peut assumer de multiples

professions. Plusieurs personnages des Chroniques d’Anne Rice, vampirisés au cours des

années quatre-vingt à quatre-vingt dix, illustrent ce propos : Daniel est journaliste, Jessica

est employée dans une société secrète et David Talbot est le supérieur général de celle-ci.

Cette évolution des statuts sociaux contribue à la mise en place d’une société calquée sur

celle des hommes. Les vampires tentent ainsi de s’organiser par petits groupes, comme

c’est le cas dans les Chroniques avec le “Théâtre des Vampires”, les “Enfants des

Ténèbres” ou encore avec la secte de Santino. Ces communautés de vampires s’organisent

de manière hiérarchique autour d’une philosophie et d’un ensemble de règles de conduites.

Au delà de ces groupes, isolés et souvent éphémères, il existe une véritable communauté

vampirique, constituée par tous les morts-vivants. A l’instar du peuple humain, les

vampires possèdent leurs propres légendes, ainsi qu’une genèse qui les regroupe auprès de

“Ceux Qu’il Faut Garder”, le couple des premiers vampires qui n’est pas sans rappeler les

Adam et Eve de La Bible. On constate donc que le vampire, qui évolue maintenant en

société, nous ressemble de plus en plus. Néanmoins, il reste un être différent de l’homme

car il se nourrit de sang, élément indispensable à sa survie, qui a également fait l’objet

d’une nouvelle approche par les auteurs modernes.

c) Le thème du sang

Par le passé, la noblesse et le vampirisme reposaient tous deux sur le même

fondement : le sang. Mais les temps ont changé. Le vampire d’aujourd’hui n’est plus un

noble et il n’entretient plus les mêmes rapports au sang. Dans ses Chroniques, Anne Rice

traite le sujet avec une certaine ambivalence. Dans un premier temps, on peut dire que le

thème du sang est mis en abîme. En effet, boire le sang d’un humain apparaît comme un

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véritable tabou, car c’est ce qui fait du vampire un monstre aux yeux de la morale. Ainsi, à

plusieurs reprises dans les Chroniques, le vampire se passera de sang humain pour

subsister, que ce soit pour se raccrocher à son humanité perdue ou pour d’autres raisons.

Dans Entretien avec un vampire, Louis contourne la malédiction et se nourrit sur des

animaux 101, n’ayant plus besoin de tuer ses anciens congénères pour survivre. En effet,

Louis incarne le vampire romantique par excellence, torturé par sa condition de prédateur,

il tente ainsi désespérément de renier sa nature. Lestat lui, dans La Reine des Damnés,

devient un vampire si puissant qu’il ne lui est plus nécessaire de boire du sang pour

survivre. Dans un second temps, le sang va être mis en valeur, et doté de propriétés

inconnues jusqu’alors. D’abord, il apparaît comme une drogue pour le vampire. Son

ingestion chez Anne Rice est synonyme d’extase, de plaisir incomparable à tout ce que l’on

peut ressentir en tant que mortel. La romancière modifie donc le thème du sang en

l’associant aux notions de dépendance et d'exaltation, ce qui renforce son importance dans

le mythe. Le sang annihile toute souffrance, mais comme pour une drogue, son manque se

traduit par une douleur physique intense. De plus, le vampire peut faire une sorte

d’overdose s’il abuse de la substance vitale. En effet, s’il continue à boire le sang de sa

victime alors que le cœur de celle-ci s’est arrêté, il peut être entraîné dans la mort par sa

proie. Dans Entretien avec un vampire, Lestat insiste sur ce point lorsqu’il fait l’éducation

vampirique de Louis :

« Il est mort, espèce d’idiot ! […] Il ne faut plus boire quand ils sont morts ! Mettez-vous bien cela

dans la tête ! […] Vous mourrez si vous n’y prenez pas garde, continuait Lestat. Votre victime vous aspirera

dans la mort avec elle, si vous ne vous retirez pas au moment où la vie le quitte 102. »

Outre l’évolution effectuée sur le thème de la drogue, le motif du sang a également

subit l’influence de la multiplication des maladies sanguines à la fin du XXe siècle. Comme

l’être humain, le vampire devient vulnérable aux infections qui lui sont liées. L’exemple

qui symbolise le mieux cette tendance reste le roman de Ray Garton, Tapineuses vampires,

dans lequel un vampire est détruit après avoir mordu une jeune fille atteinte du sida. Une

dernière variation enfin, consiste à faire du sang un lien universel entre tous les vampires. 101 Malheureusement pour Louis, le sang animal est beaucoup moins savoureux et nourrissant, il se remettra donc à boire du sang humain par la suite.102 Anne Rice, Entretien avec un vampire, éd. Pocket, 1995, traduit de Interview with the vampire (1976) par Tristan Murail, p. 45.

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En effet, on apprend dans le second opus des Chroniques que le sang de la “Mère”103 coule

dans les veines de chaque vampire. Ce lien s’avère possible grâce au rite de création, qui

nécessite que le futur vampire boive quelques gorgées du sang de son géniteur. Ainsi, les

morts-vivants forment une sorte de dynastie vampirique, grande et sombre famille liée par

le sang du premier d’entre eux.

II ) La rédemption du vampire

Le vampire moderne on l’a vu, s’est peu à peu humanisé. On ne distingue plus chez

lui les signes d’animalité (crocs proéminents, griffes acérées, oreilles pointues) qui

caractérisaient ses prédécesseurs. Au lieu de cela, on peut contempler une créature

anthropomorphe à tout point de vue, qui tout comme l’homme, évolue à présent en société.

Le cinéma avait doté le vampire de la parole, parfois même, on avait pu voir quelques

tentatives pour l’humaniser, comme c’est le cas dans le Nosferatu de Herzog, où le comte

exprime sa solitude et sa mélancolie. Rice va exploiter tous ces éléments pour faire du

vampire un être nouveau. Sa créature, qui accède à la parole, va pouvoir faire le récit de sa

vie mais aussi expliquer sa condition au lecteur. Ce dernier va ainsi découvrir que le

vampire dispose d’une conscience, qui le pousse à réfléchir sur ses actes, ses relations avec

les hommes et surtout, sur sa nature. Comme tout être humain, le mort-vivant s’avère

tourmenté par des questions existentielles, concernant son identité, ses origines, mais aussi

et surtout, sa place dans le monde.

a) Le “je” de la conscience

Le vampire de la fin du XXe se caractérise principalement par sa prise de parole.

Chez Rice comme chez Somtow, le vampire parle de lui et de ses problèmes, aussi bien

quotidiens que métaphysiques. Timmy Valentine cherche un sens à son existence en se

confiant à Carla, sa psychanalyste. Lestat lui, écrit sa biographie et chante ses secrets

devant des milliers de fans. Quant à Louis, il se livre aux questions indiscrètes d’un jeune

journaliste, raconte sa vie, sa mort, et lui explique ce qu’il ressent face à sa nature

vampirique. Cette inversion de la structure narrative (c’est désormais le vampire qui donne 103 La “Mère”, dans les légendes vampires d’Anne Rice, serait la première de tous les vampires.

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son point de vue) modifie radicalement la figure traditionnelle du suceur de sang, qui

acquiert ainsi une intériorité et une historicité. En accédant à la parole, il peut dépeindre

son univers intime, sa vision du monde, mais avant tout, il peut justifier ses actes pour

gagner la sympathie du lecteur. Il décrira ainsi les revers de l’immortalité, concédant que le

prix à payer pour l’éternité s’avère bien lourd :

« L’immortalité devient une peine de prison que l’on purge dans une maison de fous peuplée de

formes et de figures totalement inintelligibles et sans valeur. Un soir, le vampire en se levant se rend

compte que ce qu’il a craint, pendant des dizaines d’années peut-être est arrivé : il se rend compte tout

simplement qu’à aucun prix il ne veut vivre davantage 104. »

Le vampire moderne est donc conscient et en quelque sorte victime de sa propre

condition. Louis, le mort-vivant d’Entretien avec un vampire fait ainsi preuve d’états

d’âme lorsque Claudia lui demande de créer un autre prédateur nocturne : « tu ne me feras

pas […] complice d’un meurtre […]. Et je ne serai pas la cause de la damnation des légions

de mortels qui mourront de sa main 105. » Marius, un vampire qui apparaît dans le second

livre des Chroniques, est également torturé par sa condition de prédateur : « comment

accepter de me voir, moi, Marius, qui avait reçu tant d’amour dans ma vie, devenu

dispensateur de mort ? 106 » Il reste également lucide sur ses responsabilités: « Je serai

toujours coupable de mes actes 107. » Les vampires démontrent donc une capacité à juger

leurs actes, ce qui les pousse à se demander s’ils sont des créatures maléfiques. Dans cette

optique, Lestat confie « l’amertume qu’il éprouve à être exclu de la vie […] à être une

créature du Mal, à ne pas mériter d’être aimé alors qu’il a soif d’amour 108. » Le vampire

reste pourtant lucide sur la légitimité de ses actes puisqu’il tue pour survivre alors que

l’hommes lui, est capable de tuer pour des raisons bien plus futiles. En effet, l’homme chez

Rice n’est pas seulement une victime, ni même un soldat de Dieu comme chez Stoker, il est

source d’inspiration pour le vampire et rivalise avec lui, non plus en tant que représentant

du Bien, mais en tant que concurrent dans l’accomplissement du Mal. C’est ce que l’un des

membres du Théâtre des vampires affirme lorsqu’il dit : « nous nous efforçons de rivaliser

104 Anne Rice, Entretien avec un vampire, éd. Pocket, 1995, traduit de Interview with the vampire (1976) par Tristan Murail, p. 374.105 Ibid., p 351.106 Anne Rice, Lestat le vampire (The Vampire Lestat), Presses Pocket, 1985, p. 473.107 Ibid., p. 508.108 Ibid., p. 397.

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avec les hommes en meurtres en tout genre ». Le vampire se défend donc d’être un mal pire

que l’humanité elle même. Parfois, il peut même, dans sa logique, se considérer comme un

justicier, qui aide la société en se nourrissant du sang des criminels : c’est le cas de Lestat,

mais aussi de Marius, un vampire des Chroniques, qui transforment ainsi leur malédiction

en moyen d’accomplir la justice. A travers son récit, le vampire tend donc à se disculper en

relativisant la notion de mal, tout en sachant que ses actes le rendent monstrueux aux yeux

de la morale. Dans ses réflexions, il se pose en victime d’une malédiction plutôt qu’en

suppôt de Satan. On retrouve l’influence de cette pensée dans le Dracula de Francis Ford

Coppola, paru sur les écrans en 1992. Dans le film, le prince Vlad 109 perd sa reine, qui

s’est suicidée en le croyant mort au combat. De retour au château, Dracula apprend la

nouvelle qui le rend fou de douleur. Lui qui a mené croisade pour la chrétienté se rebelle et

insulte ce dieu qui a osé lui enlever sa reine. Il est alors maudit, tandis qu’une statue de la

vierge verse des larmes de sang : « persécuté par le destin. Endurci pour l’éternité, il

devient à son tour persécuteur 110 » pour l’éternité. Dans le film de Coppola, qui se veut le

plus fidèle possible à l’œuvre de Stoker 111, le

vampire tombe amoureux de Mina Harker (qui

s’avère être la réincarnation de son aimée),

introduisant ainsi une dimension romantique

occultée par le roman d’origine, si ce n’est dans

ces quelques mots : « Si, moi aussi, je peux

aimer 112 ». Le manichéisme caractéristique du

roman de Stoker disparaît pour mettre en valeur les tourments du comte, déchiré entre

l’amour qu’il a pour Mina et sa conscience, qui lui interdit d’en faire une damnée.

Finalement, le comte trouvera la rédemption grâce à l’amour. Bien que détruit par le

groupe, la scène finale le montre retrouvant figure humaine, le visage baignant dans une

109 Pour la première fois, on retrouve le personnage qui a servi de modèle à Dracula, Vlad II. Le statut de celui-ci est même respecté puisqu’il se présente comme prince et non comte.110 Denis Buican, Les Métamorphoses de Dracula, Ed. Du Félin, Paris, 1993, p. 142.111 C’est d’ailleurs le seul film qui reprend exactement la chronologie des évènements, particulièrement dans la scène finale qui voit la mort du comte, de retour en Transylvanie. La plupart des scénaristes en effet, ont souvent occulté une part de l’œuvre, qu’il s’agisse du périple de Jonathan ou de cette fameuse scène finale, qui fut la plupart du temps transférée à Londres ou à Brême pour Nosferatu.112 Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed. Marabout, 1975, p. 92.

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lumière divine. Dieu a donc pardonné et libéré le vampire de sa condition diabolique. On

voit ainsi l’impact des dernières représentations du vampire, qui tendent à faire de la

créature un être romantique, torturé et capable d’amour.

b) Relations avec les humains

Dans les romans modernes, les vampires n’entretiennent plus les mêmes relations

avec les humains. Les hommes entre eux d’ailleurs, n’ont plus du tout les mêmes rapports.

Dans Dracula, Bram Stoker avait mis en scène un groupe solidaire et uni pour lutter contre

le mort-vivant. Van Helsing, le couple Harker, Seward et les autres donnaient à voir des

échanges plein d’amour et d’amitié et c’est cette force qui leur avait permis de vaincre le

vampire. Ces croisades ne sont plus de mise aujourd’hui. Le vampire s’attaque à des

victimes citadines, solitaires et isolées parmi les milliers de personnes qui peuplent les

métropoles. Leur disparition est à peine remarquée parmi les centaines de crimes quotidiens

et aucune chaîne de solidarité ne se met en place pour vaincre la créature. L’homme, qui

représentait le Bien en opposition au Mal vampirique, n’a plus sa place dans ce combat. En

effet, cette lutte s’est intériorisée dans le vampire seul, à travers la manifestation d’une

conscience qui le pousse à se remettre en question. Chez Stoker, les humains étaient

considérés comme des éléments à subordonner car Dracula voulait rester “maître”, comme

il l’avait été de son vivant. Chez Rice, le vampire va avoir des sentiments contradictoires à

l’égard de l’être humain. Le mort-vivant ressent à la fois de la supériorité vis-à-vis de

l’homme et de la fascination, de l’envie pour une condition qu’il a perdue. D’une part, le

vampire se sent supérieur aux humains grâce à ses capacités physiques et sensorielles hors

du commun. Dans Le Voleur de corps 113, Lestat, revenu dans un corps de mortel fait

d’ailleurs l’expérience de la pauvreté des sensations humaines :

« J’étais là, sous la forme d’un être humain, et cela me faisait horreur jusqu’à la moelle de ces os

humains […]. Comme tout cela me semblait une vue parcellaire, où je ne retrouvais rien des grands espaces

où le vampire évoluait ».

Parallèlement, le vampire éprouve une fascination pour les mortels, il est en quête de

son humanité perdue et recherche l’illusion qu’il est encore vivant. Il est donc nostalgique 113 Anne Rice, The Tale of the Body Thief, 1992.

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de sa vie passée tout en sachant qu’elle ne pourrait être que décevante. Ce sentiment

ambigu fait écho au traditionnel concept d’attraction-répulsion que l’on retrouve chez les

hommes à l’égard des vampires. Ils sont effrayés par lui, utilisant pour se protéger les

dérisoires parades religieuses que le folklore leur a enseigné. Pourtant, au-delà de cette

réaction instinctive, c’est la plupart du temps la fascination qui prend le pas sur la peur.

Van Helsing lui-même s’extasiait devant l’existence d’un être tel que Dracula tandis que le

jeune journaliste d’Entretien avec un vampire, après avoir entendu le récit de Louis, n’a

qu’une idée en tête : devenir à son tour un enfant de la nuit. Le vampire incarne tous les

désirs refoulés de l’homme, il transgresse tous les tabous et toutes les lois, qu’elles soient

humaines ou divines, il est donc logique qu’il attire la convoitise. Si cette situation semble

faire du vampire un nouveau Méphisto, capable d’offrir l’éternité au mortel en échange de

son âme, elle ne l’empêche toutefois pas de s’interroger sur ses origines, sur sa nature et sur

sa place dans le monde.

c) La quête du vampire

Contrairement au revenant du XVIIIe siècle, le vampire moderne ne limite pas ses

activités à la chasse aux humains. A l’inverse de Dracula, il n’est pas non plus obsédé par

la conquête et la domination de l’homme. Comme le héros des romans d’apprentissage, le

vampire d’aujourd’hui suit une quête, celle du savoir. Etant immortel, il a l’éternité devant

lui pour accéder à la connaissance des mystères du monde et de sa propre nature. Cette

quête sera donc déclinée suivant trois axes. Le premier d’entre eux sera emprunté par

Louis, le protagoniste d’Entretien avec un vampire et par Timmy, la créature de Vampire

Junction. Louis veut découvrir ce qu’il est devenu et pour cela, il va partir à la recherche de

ses congénères. Il parcourra le monde en quête d’une réponse, dans « un espoir […] que

quelque part nous pourrions apprendre pourquoi cette souffrance avait le droit d’exister 114.

» Accompagné par Claudia, Louis rencontrera ainsi le vampire, ou plutôt la créature du

vieux monde, conforme au mythe ethnographique puisqu’il s’agit d’un revenant sans âme

ni sentiment, « un cadavre, un cadavre animé mais sans âme […] rien de plus 115 ». Les 114 Anne Rice, Entretien avec un vampire, éd. Pocket, 1995, traduit de Interview with the vampire (1976) par Tristan Murail, p. 227.115 Ibid., p. 255.

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deux personnages trouveront finalement des réponses à leurs questions lorsqu’ils

rencontreront les vampires parisiens. Timmy, le vampire de S. P. Somtow, recherche lui les

réponses dans son passé, grâce à Carla, sa psychanalyste. C’est par le miroir onirique et

déformé de sa conscience et de ses souvenirs qu’il cherchera à comprendre ce qu’il est

réellement. Louis et Timmy recherchent leur propre identité, Lestat celle de sa race toute

entière. Ainsi, le protagoniste de Lestat le vampire suit une autre voie, part en quête de son

créateur et tente de découvrir quand et comment les vampires ont fait leur apparition sur

terre. Il apprend que les fondateurs de l’espèce sont un couple de souverains égyptiens

nommés Akasha et Enkil. Leur sang aurait été investi par une entité inconnue au moment

de leur mort et leur corp seraient à présent endormis. Le texte rattache plus ou moins

explicitement l’origine du vampire à la tradition de momification, aux pyramides (qui font

ici office de cercueil) et au mythe d’Isis et d’Osiris. Les vampires ont donc maintenant une

genèse, des légendes et des créateurs. En apportant une nouvelle origine à la malédiction,

Anne Rice renouvelle le mythe, et remet en question la notion de damnation inhérente au

vampirisme. En effet, la réponse apportée aux questions de Lestat n’apporte rien au

vampire puisqu’elle ne détermine toujours pas sa place dans le monde : elle ne lui confère

ni rôle ni justification. Le suceur de sang cherche donc, tout au long des Chroniques, a

savoir s’il est une créature maléfique ou pas. Louis en particulier, désespère de ne pas

trouver de réponse à cette question : « L’idée m’avait soudain frappé qu’il serait une telle

consolation de connaître Satan […] de savoir que je lui appartenais en totalité, et

d’accorder au tourment de mon ignorance le repos éternel 116 ». L’impuissance des

symboles religieux contre les vampires peut néanmoins laisser penser que le vampire est un

être différent de l’homme, plutôt qu’une créature du Diable. Le problème reste néanmoins

en suspend puisque Louis finit par accepter « la plus fantastiques des vérités : que tout cela

n’ait aucun sens ! 117 »

116 Ibid., p. 221.117 Ibid., p. 317.

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III ) Banalisation du mythe vampirique

Le vampire a particulièrement évolué depuis que Stoker a relancé le mythe en 1897.

A présent, c’est un être qui pense, parle et se remet en question. Il n’est plus le symbole de

l’altérité détestée, au contraire, il devient une icône valorisée, enviée par les témoins de ses

aventures. La créature a connu de nombreux statuts : dispensateur de mort chez Stoker,

monstre comique chez Polanski ou encore créature torturée chez Herzog. Aujourd’hui, le

vampire est beau, mais en plus c’est un idéal de force et de longévité. Peu à peu, il s’est

débarrassé de l’aspect animal rebutant qui le caractérisait, des symboles de la monstruosité

inhérents à sa condition. A présent, le vampire a perdu la plupart des caractéristiques

négatives qui faisaient de lui un personnage effrayant. Pire, le suceur de sang est bientôt

apparu dans des domaines n’ayant strictement rien à voir avec le monde de l’épouvante.

Cette prolifération de l’image du vampire par les médias, comme on va le voir, va achever

la transformation de la créature. Le mythe a évolué, le vampire ne sera plus un monstre

haït, mais un être différent et surhumain, plus divertissant et moins horrifiant.

a) Le vampire est partout

La prolifération de l’image du vampire dans les différents médias remonte à une

dizaine d’années. A cette époque, la créature connaît un regain de faveur auprès du public

grâce à la sortie du Dracula de Francis Ford Coppola. Dès lors, le vampire va faire

irruption dans des domaines autre que le cinéma ou la littérature 118. La télévision s’empare

du mythe et diffus des téléfilms tels que Le calice de Jade, de Farah Mann, et Le

crépuscule des vampires, de Jim McBride. Les séries ayant pour thème l’horreur et le

fantastique s’accaparent également le mort-vivant : “Les Contes de la crypte” diffusent un

épisode intitulé Un vampire récalcitrant, il en va de même pour “Aux Frontières du réel”

avec Le vampire. Ces exemples montrent l’apparition du vampire dans des séries dont il

n’est pas le sujet principal. Cela change pourtant avec la diffusion, depuis 1998 sur la

sixième chaîne de la série Buffy contre les vampires, qui met en scène une adolescente

chasseuse de morts-vivants. Le monde du dessin animé n’échappe pas à la règle, les enfants

118 Sabine Jarrot, Le Vampire dans la littérature du XIXe au XXe siècle, l’Harmattan, 1999.

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peuvent ainsi se familiariser avec le mythe grâce à Draculito mon saigneur et à Ernst le

vampire, diffusés respectivement par M6 et France 3. Le vampire est aussi régulièrement le

sujet d’émissions télévisées, telles que la soirée thématique diffusée par Arte, le 10 janvier

1993 ou encore l’émission Mystère du 11 avril 1994. Le vampire est également mis à

l’honneur dans de nombreuses publicités. Le spot pour Danone, avec son slogan « On se

lève tous pour Danette », est ainsi illustré par un court extrait du Nosferatu de Murnau. La

publicité pour le Boursin est un autre exemple : un veilleur de nuit est embauché pour

surveiller le fromage à l’ail car il est le seul à ne pas succomber à sa saveur. On comprend

que cela lui soit aisé lorsqu’il dévoile deux longues canines à la fin du spot. La société Nike

quant à elle met en scène un vampire jouant au tennis en plein soleil grâce à l’un de ses tee-

shirts anti-U. V. Le monde publicitaire fourmille encore de nombreux exemples mettant en

scène le mort-vivant. Le vampire est devenu une icône et à ce titre, on le retrouve de plus

en plus en tant qu’élément illustratif. Dans le n° 410 du magazine Femme Actuelle, un

article intitulé “Mieux connaître l’ail” est illustré par le dessin d’un vampire, ce dernier

étant repoussé par une guirlande d’ail. Il en va de même dans un quotidien, Le Pays de

Franche-Comté daté du 14/02/1993, qui publie un article concernant les dons de sang en

Autriche et en Allemagne. Celui-ci est accompagné d’une photo extraite du film de

Coppola. Le tourisme s’attaque également au mythe, le “Dracula Tour” permet

d’emprunter le même trajet que Jonathan dans le Dracula de Stoker, depuis l’auberge

rustique jusqu’au célèbre château du voïévode transylvanien. Le vampire est partout et il

possède visiblement un potentiel commercial énorme. Le Nouvel Observateur, dans son n°

1758 (juillet 1998), annonce ainsi que le ministère du tourisme roumain veut créer un parc

d’attraction dans le nord du pays, il s’appellera “Dracula Land” et visera à rentabiliser

l’image du comte. Alain Pozzuoli dans son Guide du centenaire cite encore de multiples

exemples d’exploitation de l’image du vampire, telles que le Musée de Cire de Whitby, qui

reconstitue les moments forts du roman de Stoker en dix tableaux. Devenu un véritable

bien de consommation, on retrouve le vampire dans les jeux vidéos, comme sur Super

Nintendo, où Jonathan doit empaler le comte Dracula pour sauver Mina. Dans une optique

différente, certains jeux de rôles proposent d’incarner une créature de la nuit, c’est le cas de

Vampire : Dark Age et de Vampire : The Masquerade, deux jeux de la firme White Wolf

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basés sur l’art du conte et de l’interprétation. Le premier de ces deux jeux permet d’évoluer

dans un contexte médiéval, dans un environnement rappelant les décors du Dracula de

Stoker. Le second met en scène des vampires modernes, plus proches du monde décrit par

les Chroniques d’Anne Rice. On constate, à travers cette liste non exhaustive, que les

apparitions du vampire sont de plus en plus fréquentes. Cette omniprésence s’explique par

le fait qu’il s’agit d’un être fascinant, chargé de symboles et reconnu par tous. Les cent ans

du roman de Stoker, fêtés en 1997, n’ont fait qu’accroître le phénomène. Conformément au

courant moderne, les différentes exploitations du mythe vont achever de débarrasser le

vampire de ses caractéristiques monstrueuses, dénaturant ainsi une créature conçue pour

faire peur.

b) Mise en abîme de la monstruosité

La plupart des caractéristiques symbolisant la nature démoniaque et monstrueuse du

vampire moderne vont disparaître. Comme on l’a vu pour les vampires d’Anne Rice, les

traits animalisés ne sont plus au goût du jour : les oreilles pointues, les crocs proéminents et

les griffes ensanglantées ne font plus recette auprès du spectateur, qui veut pouvoir

s’identifier à la créature. C’est là le changement fondamental qui s’est opéré dans la

perception du vampire par la masse. Créé pour être un monstre détesté, un ennemi

redoutable mettant en relief les différentes vertus du héros, le vampire a finalement évolué

pour devenir le centre de l’attention. Ceci explique certainement le fait qu’il soit devenu

une héros de roman d’apprentissage, ayant abandonné son statut de

prédateur honni pour un rôle beaucoup plus convenable. Le thème

du vampirisme est donc aujourd’hui totalement “perverti”, surtout

depuis qu’on l’a dissocié de la notion de contamination, inhérente

au mythe d’origine. Apparu avec les grandes vagues de peste, le

vampire avait toujours été plus ou moins lié à ce fléau mortel.

Murnau en particulier, avait su jouer de ce thème avec originalité,

accompagnant la plupart des déplacements du comte Orlock de la présence métaphoriques

des rats, symboles de contamination par excellence. Aujourd’hui, il est rarement fait

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allusion à cette constante plutôt embarrassante pour le “héros” vampire. Le mort-vivant

abandonne son rôle de prédateur pour celui de protecteur de l’humanité, une tendance que

l’on peut constater à travers deux vampires contemporains. Le premier se nomme Angel, il

est apparu dans la série Buffy contre les vampire, diffusée depuis maintenant quatre ans sur

M6. Ce personnage incarne parfaitement la plupart des stéréotypes liés au vampire

moderne : il est beau, fort et surtout, il se retourne contre ses congénères qui veulent

asservir l’humanité. Comme Louis, le personnage d’Anne Rice, Angel doit lutter contre sa

condition et la soif de sang qui l’obsède. Il apparaît ainsi comme un vampire romantique,

moderne et surtout populaire. En effet, le personnage a tellement plu au public qu’on a créé

une série spécialement pour lui. Si les scénarios, de même que la mise en scène et les

personnages, sont orientés dans le but de satisfaire un public adolescent, on ne peut nier le

fait que la série reflète parfaitement l’évolution du mythe. Le second vampire à suivre la

voie de l’humanité se nomme Blade. Ce personnage de comics 119, créé durant les années

soixante-dix, a connu la consécration grâce à une adaptation cinématographique, parue sur

les écrans en 1998. Le protagoniste est un chasseur de vampire singulier, puisqu’il est lui-

même à moitié damné. En effet, sa mère s’étant faite mordre par un vampire juste avant de

le mettre au monde, Blade naît en tant qu’être hybride, mi-homme, mi-vampire. Il dispose

ainsi des avantages de chaque condition, ce qui fait de lui un chasseur redoutable,

surnommé par les autres mort-vivants le “Day walker” (autrement dit, “celui qui marche le

jour”). Le film, là encore clairement destiné à un public adolescent, privilégie l’action et

adapte les constantes du genre en fonction de celle-ci : Blade se sert de bombes

lacrymogènes à base d’ail, de pieux et de balles en argent (il semble ici y avoir confusion

avec le mythe du lycanthrope). Pour conclure, il extermine le plus puissant des vampires

grâce au sérum élaboré par une scientifique. Les vampires ne sont pas en reste en matière

de trouvailles douteuses, ainsi, ils mettent de l’écran total pour pouvoir se battre durant la

journée. On voit donc à travers ces deux exemples que le vampire est entré dans un

nouveau cycle. Ce n’est plus un pestiféré, un marginal, c’est un héros toujours prêt à sauver

l’humanité. Le problème, c’est que cette évolution semble ce produire dans les mêmes

119 Les comics sont des bandes dessinées américaines bon marché, comptant une vingtaine de pages, ils sont l’équivalent du manga en Asie. Ils sont connus pour présenter les aventures de superhéros tels que Spiderman, Superman, ou encore Batman.

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conditions que celle de la “période Hammer”. Les

modifications qui sont apportées au mythe ne le sont

plus pour des raisons artistiques, il n’y a plus de

recherche ni d’innovation réellement intéressante.

Dans une logique purement commerciale, l’évolution du mythe est à présent dictée par les

attentes du public, et les spectateurs ne souhaitent plus que le vampire soit un être

monstrueux.

c) Un être transcendant

Aujourd’hui, les vampires présents dans la littérature et le cinéma n’ont plus rien en

commun avec leurs ancêtres du folklore slave. Dracula lui-même s’est transformé, laissant

son statut de monstre gothique pour devenir une créature humanisée et romantique. Le

vampire moderne, qu’il se nomme Lestat, Blade, Angel ou Timmy semble être devenu un

symbole de perfection. Comme le dit très justement Jean Marigny dans l’un de ses articles 120 :

« On voit ainsi que, dans la littérature contemporaine, le vampire apparaît non plus comme un démon

attaché à entraîner ses victimes dans la damnation, mais comme un être nouveau supérieur à l’homo sapiens

et destiné à plus ou moins long terme à le remplacer. Dans un tel contexte, la mort est considérée non pas

comme la fin de l’existence, mais comme un seuil permettant d’accéder à une forme d’existence supérieure

où l’esprit triomphe enfin sur la matière. »

Le vampire est donc désormais un être supérieur. S’étant débarrassé du fardeau de la

mortalité et de ses contingences matérielles, il accède au statut de surhomme, sinon de dieu

et incarne par là même l’un des plus grand rêves de l’humanité. Capable de transcender les

lois de la nature, il possède une force incroyable et défie l’éternité. Le temps devient

d’ailleurs un élément primordial dans la représentation du vampire moderne. Dans les

romans d’Anne Rice et dans celui de Somtow, c’est l’élément essentiel de l’intrigue

puisque le vampire raconte sa vie et ses éternelles pérégrinations, dignes de celles du Juif

Errant. Le mort qui se raconte à travers les âges nous permet ainsi de comprendre pourquoi

son rapport au Mal a évolué. Chez Somtow, on apprend que Timmy s’est fait violer par 120 Jean Marigny, « Vampirisme et initiation », dans Esotérisme, gnoses et imaginaire symbolique : Mélanges offerts à Antoine Faivre, R. Caron, J. Godwin, J. Hanegraaff et J-L. Vieillard-Baron (Ed.), Leuven, Peeters, 2001, p. 650.

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Gilles de Rais, mais aussi qu’il a survécu aux camps d’extermination nazis. Ces

expériences lui ont démontré que l’homme pouvait être plus monstrueux que le vampire,

l’amenant ainsi vers une réflexion sur sa nature, sur sa place dans le monde en tant

qu’archétype du Mal. Ce procédé définit le roman de Somtow mais reste irrémédiablement

occulté chez Stoker, qui lorsqu’il évoque le passé de Dracula, ne fait allusion qu’à des

points négatifs, tels que sa cruauté ou son intérêt pour la magie noire. C’est pourtant bien le

thème du temps qui réhabilitera le vampire dans le film de Coppola. On y apprend en effet

pour quelles raisons le comte est devenu un monstre, et l’on en éprouve que plus de pitié.

Le temps permet également au vampire de parfaire ses capacités. Il développe des

compétences impensables pour un être humain. Il peut ainsi lire un livre en quelques

secondes et en retenir le contenu pour l’éternité. La damnation semble apparaît donc

davantage comme un privilège que comme une malédiction. Cela est renforcé par le fait

que les inconvénients inhérents à la condition vampirique peuvent être contournés. Blade

par exemple, est insensible à la lumière du jour (tout comme Timmy Valentine d’ailleurs) ;

il n’a pas non plus besoin de tuer pour survivre puisqu’il lutte contre la soif à l’aide de

divers sérums. Angel lui non plus n’agresse pas les passants pour leur voler leur sang, il vit

avec son temps et trouve désormais ce dont il a besoin dans les hôpitaux, par

l’intermédiaires de poches de sang. Mais le meilleur exemple reste celui de Lestat, qui dans

La Reine des damnés (The Queen of the Damned, 1988), transcende la condition

vampirique. Le protagoniste, après avoir bu le sang de la “Mère” devient un être fabuleux.

Immortel, il devient tellement puissant qu’il peut vivre sans boire le sang des humains. Il

peut également supporter les rayons purificateurs du soleil : plus qu’un être mythique, il

devient ainsi l’équivalent d’un dieu.

Conclusion de la quatrième partie

Les vampires d’aujourd’hui ne sont plus des monstres. Depuis Dracula, la tradition

littéraire voulait que l’on représente le suceur de sang comme un être fondamentalement

malfaisant, plus ou moins inspiré par le Diable. Dans la vision d’Anne Rice, ces créatures

ne sont pourtant ni des démons ni des anges. Certes, il tuent pour survivre, mais leur

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conscience d’êtres intelligents et sensibles les pousse à se remettre en question. Ils sont

capable d’aimer, de souffrir, mais aussi d’éprouver de la pitié pour leurs victimes. Comme

le dit Jean Marigny dans son article concernant les Chroniques 121 :

« Le mérite principal des “Chroniques” est incontestablement d’avoir dépoussiéré le thème du

vampire. De même que Bram Stoker a ouvert la voie avec son “Dracula” en imposant une image du

vampire qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours, mais qui s’est quelque peu sclérosée, Anne Rice, en publiant

“Interview with the Vampire”, a inauguré une ère nouvelle pour le thème du vampire en littérature. »

Ainsi, Le vampire de notre époque nous ressemble, il parle, pense et se remet en

question. Loin du monstre représenté traditionnellement, il apparaît comme une

hyperbolisation de l’homme. Ses sens comme la plupart de ses traits paraissent magnifiés

par la malédiction du vampirisme, damnation éternelle qui a dû se plier aux contingences

de la loi du commerce.

ConclusionNé dans l’imaginaire de plusieurs générations de paysans superstitieux, la littérature

et le cinéma ont fait d’une légende d’un autre âge un mythe moderne. A travers cette étude,

nous avons tenté de dégager des éléments pouvant nous aider à comprendre cette évolution.

Ainsi, nous sommes parvenus à la conclusion que l’évolution et la pérennité du mythe

reposaient essentiellement sur trois facteurs. Le premier d’entre eux se trouve être la

capacité du mythe vampirique à se nourrir de lui-même. Contrairement au monstre de

Frankenstein, le vampire n’est pas resté ancré dans l’Angleterre victorienne qui l’a vu

naître. Il a évolué à travers l’espace et le temps, la littérature et le cinéma, s’imprégnant de

121 Jean Marigny, “Les chronique d’Anne Rice”, dans Dracula : insémination dissémination, Presses de l’UFR CLERC, université de Picardie, articles regroupés par Dominique Sipière, p. 104.

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chaque œuvre lui étant consacrée, de chaque époque traversée. Le personnage de Stoker

reste l’archétype du vampire et pourtant, chaque auteur a tout de même apporté sa pierre à

l’édifice. Polidori introduit le concept du vampire mondain alors que Le Fanu lui, dote la

créature de ses désormais célèbres canines. Murnau met en scène un vampire monstrueux et

solitaire, Browning reprend le thème du vampire théâtral et Fisher transforme le mort-

vivant en un être irrésistible. Toujours en mouvement, le mythe du vampire apparaît dans

chacune de ses représentations comme le reflet du contexte socioculturel de son auteur. La

Seconde Guerre mondiale confronte ainsi le vampire à la notion de génocide, alors que les

années quatre-vingt le mettent face aux problèmes de la drogue et du sida. Cette capacité à

s’adapter nous rappelle que les vampires, comme « les bactéries peuvent muter 122 », qu’ils

peuvent évoluer tant au niveau mental que sur le plan physique, transcendant leur nature de

mort-vivant pour devenir plus humains. Ainsi, la représentation du vampire va s’orienter

vers une humanisation du personnage, qui va quitter son statut de créature gothique pour

devenir une être romantique et torturé par sa condition. Le second facteur de l’évolution du

mythe découle de cette perspective. En effet le vampire, en devenant plus humain, a

démontré qu’il était un être capable de se transcender. D’abord simple revenant, puis comte

vampire conquérant, le mort-vivant est parvenu à s’humaniser, accédant à la parole et à la

conscience, se créant une identité propre et retrouvant son âme et son reflet. A travers ses

différentes apparitions dans la littérature et le cinéma, le suceur de sang n’a eu de cesse de

dépasser sa condition. Depuis Stoker déjà, on savait qu’il avait transcendé la frontière

primordiale à laquelle tout être est normalement assujetti, celle qui sépare la vie du néant,

de la mort. Mais le vampire est depuis parvenu à se dépasser dans bien d’autres domaines.

En effet, le mort-vivant a également réussi à échapper à son statut de créature exclue et

incomprise. Aujourd’hui, le suceur de sang n’est plus tenu à l’écart de la civilisation

comme le symbole d’un archaïsme déchu. Réinventé par des auteurs tels que S. P. Somtow

et Anne Rice, il évolue désormais aux côtés des humains, intégré dans une société qui le

considère moins comme un monstre que comme un être différent par son métabolisme, un

surhomme aux pouvoirs obscurs et colossaux. La malédiction s’est donc transformée en

une source de pouvoir alléchante pour les mortels, qui divinisent le vampire et envient son

122 Richard Matheson, Je suis une légende, Folio science-fiction, 2001, p. 208.

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statut d’enfant de la nuit. Celui-ci devient alors plus une sorte de héros qu’un monstre

détesté, illustrant les propos de Christopher Lee, l’un des plus célèbres interprètes de

Dracula, qui dit du vampire qu’il est « un héros malveillant, un homme d'une immense […]

force, d'un immense pouvoir […] une sorte de superman 123. » Cette réflexion démontre à

quel point le mythe a pu se transformer. Le vampire n’est plus aujourd’hui une

manifestation du Mal à l’état brut, et cela parce que la notion de monstruosité a beaucoup

évolué. C’est là le troisième facteur qui influencera la représentation du mort-vivant. De

nos jours, le vampire semble s’être éloigné de son statut de créature monstrueuse, se

rapprochant de plus en plus de son humanité perdue. Paradoxalement à cette situation, nous

assistons à un renversement total des valeurs puisque ce sont les hommes qui semblent être

devenus les véritables monstres. En effet, si le vampire tue pour survivre, on constate

chaque jour que l’homme lui, est capable d’assassiner pour une question de religion, de

pouvoir, ou pour toute autre forme de désaccord. Ainsi, on peut constater que

l’humanisation du vampire alla de paire avec une certaine banalisation des crimes et de la

violence. Comment le vampire, créature mythique et fictive, pourrait-elle désormais

effrayer les masses alors que chaque jour, les journaux télévisés font de nous les témoins de

massacres et de génocides en tous genres ? Ainsi privé de son domaine privilégié

(l’horreur), le vampire s’est donc tourné vers de nouveaux horizons, entamant un nouveau

cycle plus divertissant en devenant une sorte de superhéros pour adolescent, luttant pour

sauver le monde de ses congénères mais aussi de la folie des hommes.

123 Christopher Lee, Christopher Lee enters the House of Hammer, Scarlet Street n° 8, fall 1992.

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Bibliographie

Romans-Joseph Sheridan Le Fanu, Carmilla, trad. Gaïd Girard, Actes Sud, Ed. Babel, 1996.

-Richard Matheson, Je suis une légende, Folio science-fiction, 2001.

-John Polidori, Le Vampire.

-Anne Rice, Entretien avec un vampire, éd. Pocket, 1995, traduit de Interview with the

vampire (1976) par Tristan Murail.

-Anne Rice, Lestat le vampire, Presses Pocket, traduit de The Vampire Lestat (1985).

-S. P. Somtow, Vampire Junction, 1984 Paris, J’ai Lu, 1990.

-Bram Stoker, Dracula, trad. Lucienne Molitor, Ed.Marabout, 1975.

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Etudes et essais sur le mythe du vampire-Dom Augustin Calmet, Dissertation sur les vampire (1751), texte présenté par Roland

Villeneuve, Grenoble, Jérôme Million, 2ème édition (1998).

-Tony Faivre, Les Vampires, Essai historique, critique et littéraire, Paris, Le Terrain

Vague, E. Losfeld1962.

-Sabine Jarrot, Le Vampire dans la littérature du XIXe au XXe siècle, l’Harmattan, 1999.

-Claude Lecouteux, Histoire des Vampires, Ed.Imago, 1999.

-Barry Pattisson, Dracula, les vampires au cinéma, trad. de l’anglais : The Seal of Dracula,

Paris, 1976.

-David Pirie, Les Vampires au cinéma, Ed. Oyez,Bruxelles, 1978.

-Les vampires, Colloque de Cerisy, Albin Michel, Cahiers de l’Hermétisme, 1993

(réédition).

Articles

-Jean Gattegno, « Folie, croyance et fantastique dans Dracula », Littérature n°8, 1972.

-Jean-Jacques Lecercle, “Une crise de sorcellerie”, dans Dracula : insémination

dissémination, Presses de l’UFR CLERC, université de Picardie, articles regroupés par

Dominique Sipière.

-Jean Marigny, « Vampirisme et initiation », dans Esotérisme, gnoses et imaginaire

symbolique : Mélanges offerts à Antoine Faivre, R. Caron, J. Godwin, J. Hanegraaff et J-L.

Vieillard-Baron (Ed.), Leuven, Peeters, 2001.

-Jean Marigny, “Les chronique d’Anne Rice”, dans Dracula : insémination dissémination,

Presses de l’UFR CLERC, université de Picardie, articles regroupés par Dominique

Sipière.

-Gilles Ménégaldo, « Quelques aspects de la parodie dans les films de vampires : l’exemple

de Tod Bowing (« Mark of theVampire » et de Roman Polanski « The Fearless Vampire

Killers »)dans Esotérisme, gnoses et imaginaire symbolique : Mélanges offerts à Antoine

Faivre, R. Caron, J. Godwin, J. Hanegraaff et J-L. Vieillard-Baron (Ed.), Leuven, Peeters,

2001.

-Gilles Ménégaldo, « Renfield et la folie », dans Dracula : insémination dissémination,

Presses de l’UFR CLERC, université de Picardie, articles regroupés par Dominique

Sipière.

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-Gérard Stein, « Dracula ou la circulation du sans », dans Littérature n°8, 1972.

Filmographie

-John Badham, Dracula (1979).

-Roy Baker, Les cicatrices de Dracula (Scars of Dracula, 1970) ; The Vampire Lovers

(1970) ; Les sept vampires d’or (The Seven Golden Vampires, 1974).

-Mel Brooks, Dracula: mort et heureux de l’être (Dracula : Dead and Loving It, 1995).

-Tod Browning, Dracula (1931).

-Francis Ford Coppola, Dracula (1992).

-Terence Fisher, Le cauchemar de Dracula (Horror of Dracula, 1958) ; Les fiancées de

Dracula (Brides of Dracula, 1960) ; Dracula, Prince des Ténèbres (Prince of Darkness,

1965).

-Freddie Francis, Dracula et les femmes (Dracula has Risen from the grave, 1968)

-Alan Gibson, Dracula 73 (Dracula AD 1972, 1972) ; Dracula vit toujours à Londres (The

Satanic Rites of Dracula, 1973).

-Werner Herzog, Nosferatu, fantôme de la nuit, (1978).

-Edouard Molinaro, Dracula père et fils (1976).

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-Murnau, Nosferatu, une symphonie de l’horreur (Nosferatu, eine Symphonie des Grauens,

1922).

-Roman Polanski, Le Bal des vampires (Dance of the Vampires, 1967).

-Stephen Norrington, Blade (1998).

-Peter Sasdy, Une Messe pour Dracula (Taste the blood of Dracula, 1970) ; Comtesse

Dracula (Countess Dracula, 1970).

Table des illustrations

Page 46 : Nosferatu, la créature de Murnau, tiré du film éponyme (1922).

Page 50 : Bela Lugosi incarnant Dracula dans le film de Browning (1931).

Page 59 : Illustrations de Chistopher Lee, dans Le cauchemar de Dracula, de Fisher

(1958).

Page 60 : Photo tirée du Bal des vampires, de Roman Polanski (1967).

Page 67 : T. Cruise, sous les traits de Lestat, dans Entretien avec un vampire (1992).

Page 74 : G. Oldman et W. Rider, respectivement Dracula et Mina chez Coppola (1992).

Page 81 : Angel, incarné à l’écran par D. Boreanaz.

Page 82 : Le personnage de Blade, tiré du comics qui le met en scène.

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