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La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre

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Page 1: La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre

Paul Kucharski

La rhétorique dans le Gorgias et le PhèdreIn: Revue des Études Grecques, tome 74, fascicule 351-353, Juillet-décembre 1961. pp. 371-406.

RésuméDans le Gorgias comme dans le Phèdre, la rhétorique est l'objet d'une discussion et d'un examen rigoureux. Mais, si l'attitude dePlaton à l'égard de l'art oratoire et les critiques par lui formulées à son endroit dans ces deux dialogues présentent une analogietrès frappante, on peut relever aussi des différences notables. Alors que dans le Gorgias on ne rencontre, en ce qui concerne lascience ou les connaissances que doit avoir l'orateur, aucune trace de la doctrine des Idées, on constate que, dans le Phèdre,tout ce qui a trait à ce sujet suppose au contraire cette doctrine et témoigne, en outre, du progrès de la pensée de Platon dansl'élaboration de nouvelles méthodes du savoir. Quant aux ressemblances, Platon montre, ici et là, que la rhétorique peut devenirun art véritable en s'assimilant à la médecine ; et à cet égard, il est remarquable que la « méthode d'Hippocrate » dans le Phèdrene diffère pas essentiellement de celle qui est présentée dans le Gorgias 500e-501a.

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Kucharski Paul. La rhétorique dans le Gorgias et le Phèdre. In: Revue des Études Grecques, tome 74, fascicule 351-353,Juillet-décembre 1961. pp. 371-406.

doi : 10.3406/reg.1961.3669

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/reg_0035-2039_1961_num_74_351_3669

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LA RHÉTORIQUE DANS LE GORGIAS

ET LE PHÈDRE

Suivant une ancienne tradition, le Gorgias nous est présenté quelquefois, en sous-titre, comme dialogue sur la rhétorique (ή περί ρητορικής), le Phèdre, comme ayant pour objet le Beau (ή περί καλού) ; mais, s'il est manifeste que la réflexion sur la nature de la rhétorique se trouve dans le Gorgias au point de départ de l'entretien, et qu'elle y tient beaucoup de place, sans en constituer pour autant le principal thème, il n'en est pas moins aisé de se rendre compte que, dans le Phèdre, comme le dit Robin, « Platon n'a pas attendu d'être plus qu'au milieu de son dialogue pour signifier que l'enseignement de la rhétorique en est l'objet immédiat» (1). En effet, dans ces deux ouvrages, l'art oratoire tel qu'on le concevait et le pratiquait à l'époque, c'est-à-dire au commencement du ive siècle, est examiné à différents points de vue, le problème étant surtout de savoir quels en sont les caractères essentiels et à quelles conditions il peut devenir un « art » (τέχνη) véritable. Leur lecture, même superficielle, suffit d'ailleurs pour faire apercevoir que les questions débattues se répondent, qu'elles offrent une étroite analogie et se ramènent, selon l'expression aujourd'hui en vogue, à une même « problématique ». Ainsi il peut y avoir intérêt à comparer ce que ces dialogues nous apprennent sur la conception platonicienne de la rhétorique, une telle étude paraissant aussi de nature à nous faire connaître davantage l'évolution et les sources de la pensée de Platon. D'après les résultats des laborieuses recherches sur la chronologie des dialogues, généralement admis de nos jours, le Phèdre et le Gorgias seraient séparés par un espace de temps appré-

(1) Notice du Phèdre. Coll. Budé, 1933, pp. xxvu-xxvm.

REG, LXXIV, 1961, noa 351-353. 3—1

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ciable : le Gorgias (1), on le situe avant le Banquet, le Phédon et la République, alors que le Phèdre, dont le rang dans la série des dialogues avait donné lieu à de multiples controverses, est placé aujourd'hui communément après la République. En examinant donc les vues de Platon sur la rhétorique — sur ce qu'elle est et sur ce qu'elle doit être — formulées à deux étapes de sa spéculation, on peut espérer découvrir quelques indices sur la route parcourue par le philosophe, voir de près de quelles nuances s'enrichissent les mêmes concepts quand ils passent dans un autre contexte d'idées, et être en mesure d'éclairer la signification des difïérences et des analogies ainsi relevées.

I

Nous commencerons par rappeler les principaux traits de la conception platonicienne de l'art oratoire, qui se dégagent de la critique même à laquelle Socrate soumet, dans le Gorgias (2), celle que s'en font les maîtres de rhétorique et les sophistes. Gomme on se souvient, sa conversation avec Gorgias, qui forme la première partie du dialogue (448 rf-461 b) et qui se poursuit « dialectique- ment » (διαλέγεσθαι, 448 d et 449 b ; cf. Prol. 336 b c), c'est-à-dire sous forme de questions et de réponses brèves, a pour but de définir

(1) Pour la chronologie du Gorgias, voir l'introduction de Dodds à l'édition de ce dialogue (Plato's Gorgias, A Revised Text with Introduction and Commentary by Ε. R. Dodds, Oxford, 1959) pp. 18-30. En indiquant tous les arguments en faveur d'une date tardive parmi les dialogues constituant le premier groupe, il dit entre autres : « The Gorgias seems also to foreshadow a number of other doctrines which are absent from all or most of the other early dialogues but are characteristic of Plato's mature thought. Such are the distinction between επιστήμη and δόξα, which appears at 454 c-455 a. as a distinction between επιστήμη and πίστις ;... and the theory of Forms, of which we may detect the germ (but I think only the germ) at 503 e » (p. 20-21). A la dernière ligne se rattache une note qu'il est utile de reproduire ici : « The use of παρουσία παρεϊναι) at 497 e, 498 d, 506 d, and of μετέχειν at 467 e, proves nothing.

503 e is much more striking, because of its close resemblance to Crat. 389 a-c and Hep. 596 b... But we need not, and probably should not, take it as implying that the theory was fully developed in Plato's mind when he wrote the Gorgias. Lutoslawski was probably right in saying that 'the Gorgias contains, not vestiges, but germs of the theory' [Origin and Growth of Plato's Logic. 217). »

(2) Nous nous sommes servi principalement de l'édition du Gorgias qui fait partie de la Collection Budé, c'est-à-dire du texte établi et traduit par Alfred Croiset.

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l'objet et les caractères distinctifs de la rhétorique (τίς ή δύναμις της τέχνης του ανδρός, 447 c) (1). Gorgias la définit en tout premier lieu comme « art des discours » (τέχνη ... περί λόγους, 450 c) ; mais comme il y a aussi d'autres arts dont le propre est d'avoir pour instrument la parole, il est invité par Socrate à préciser sa définition en disant « quelle est parmi toutes les choses existantes celle qui forme le sujet des discours ressortissant à l'art oratoire » (τί έστι τοΰτο των όντων, περί οδ οΰτοι οι λόγοι εισίν οίς ή ρητορική χρήται, 451 d). Une fois encore la réponse de Gorgias laisse à désirer : « Ce sont les plus grandes et les meilleures entre les choses humaines », déclare-t-il (ibid.) ; mais, pressé par les questions que lui pose Socrate, il s'explique : d'après lui, la rhétorique « donne à qui la possède la liberté pour lui-même et la domination sur les autres dans sa patrie » (452 d). Et ce qu'il a en vue, c'est, comme il le dit, « le pouvoir de persuader par le discours les juges au tribunal, les sénateurs au Conseil, le peuple dans l'Assemblée du peuple et de même dans toute autre réunion qui soit une réunion de citoyens » Το πείθειν εγωγ' οιόν τ' είναι τοις λόγοις και εν δικαστηρίω δικαστας..., κτλ. (452 d e). Ces explications complémentaires, Socrate les résume dans une formule claire et concise : tout cela revient à dire que « la rhétorique est une ouvrière de persuasion » (πειθούς δημιουργός, 453 α). Mais, pour sa part, il ne s'en contente pas. Gorgias étant d'avis que cette définition peut suffire (ίκανώς όρί- ζεσθαι, ibid.) (2), il s'applique à le détromper ; Gorgias devrait préciser encore ce qu'est au fond « cette persuasion produite par la rhétorique » et sur quoi elle porte (ή τίς ποτ' εστίν ην συ λέγεις και περί ώντινων πραγμάτων εστίν πειθώ, 453 b) (3). C'est qu'il y

(1) A propos du mot δύναμις dans cette phrase, J. Souilhé remarque : « Le contexte montre que δύναμις désigne bien la propriété caractéristique de l'art, ce qui le spécifie ». Étude sur le terme ΔΥΝΑΜΙΣ dans les dialogues de Platon, Paris 1919, p. 79.

(2) A noter ce verbe όρίζεσθαι employé pour désigner cette enquête sur l'essence de la rhétorique. Nous le retrouverons dans un contexte analogue dans le Phèdre (voir infra p. 393).

(3) Ici Socrate explique pourquoi il tient tellement à une définition exacte de la îhétorique. « Ce n'est pas ta personne que j'envisage, dit-il à Gorgias, c'est notre discours lui-même que je voudrais voir avancer de manière à mettre en pleine lumière ce qui est son objet » (Ού σου ένεκα, άλλα του λόγου, 'ίνα οΰτω προ'ίγ) ως μάλιστ' αν ήμϊν καταφανές ποιοι περί ότου λέγεται, 453 c). Cf. 457 c 5-13. Ce thème, nous le verrons, est développé dans le Phèdre.

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a d'autres « arts » encore qui la produisent ; on peut le dire notamment de ceux qui « enseignent », vu qu'« on persuade ce qu'on enseigne » (453 d). Ici on cherche, comme on voit, la différence spécifique. Or, selon Gorgias, la persuasion propre à la rhétorique est celle des tribunaux et des autres assemblées, et elle a pour objet le juste et l'injuste (454 b).

Cet éclaircissement provoque une nouvelle question de la part de Socrate, qui touche à la distinction entre le savoir (ou science) (μάθησις ou επιστήμη ou το είδέναι, 454 d e) et la croyance. Gorgias est amené à reconnaître qu'il s'agit là de choses différentes et admet aussi que la science ne peut être que vraie, alors qu'il y a une croyance fausse et une croyance vraie (πίστις ψευδής ou αληθής. 454 d) (1). Or, ceux qui savent et ceux qui croient sont « persuadés », les uns comme les autres. Il y a donc deux sortes de persuasion : l'une qui crée la croyance sans la science (πίστιν άνευ του είδέναι, ibid.), l'autre qui donne la science (έπιστήμην). Et ainsi l'on voit parfaitement de quelle nature est la persuasion que la rhétorique doit produire devant les tribunaux et les autres assemblées, en ce qui concerne le juste et l'injuste. En fait, c'est une « persuasion de croyance », et non pas celle « d'enseignement » (πειθούς δημιουργός έστιν πιστευτικής, άλλ' ου διδασκαλικής, περί το δίκαιον τε και άδικον. 454 e-455 α), et c'est dire que « l'orateur n'enseigne pas aux tribunaux... le juste et l'injuste, mais leursuggère une opinion », ou plus exactement une croyance. Il est seulement, comme le dit Platon, πειστικός (455 α).

Gorgias ne manque pas de souscrire à cette conclusion, mais il n'abandonne pas sa manière de voir, en montrant que le domaine où la rhétorique exerce son pouvoir est en quelque sorte illimité : c II n'est point de sujet, dit-il, sur lequel un homme qui sait la rhétorique ne puisse parler devant la foule d'une manière plus persuasive que l'homme de métier». (... πιθανώτερον ... ή άλλος όστι- σουν των δημιουργών, 456 c). La rhétorique ainsi conçue favorise

(1) II est à remarquer qu'ici se dessine la distinction si importante dans la pensée de Platon entre la science et l'opinion. Mais, chose curieuse, il ne se sert pas en l'occurrence du terme de δόξα. Ce dernier se rencontre plus loin 458 ft; toutefois, dans ce passage, l'expression δόξα ψευδής n'a rien à voir avec la signification dont ce mot est généralement chargé dans la théorie platonicienne de la connaissance.

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donc l'incompétence en quelque matière que ce soit. Or il est notoire combien ce genre d'ignorance est généralement blâmé par Platon, et l'on n'ignore pas que c'est dans le Phèdre qu'il a exprimé aussi son sentiment à ce sujet en ce qui concerne l'orateur (259 e sqA

Après une brève digression sur les rapports de la rhétorique et de la justice, et notamment sur le bon et mauvais usage de l'art oratoire (456 c-457 c), le thème central est repris, et ce qui est dit fait apparaître encore plus clairement les positions respectives de Gorgias et de Socrate, et ramène encore une fois notre pensée au Phèdre. Socrate explique tout d'abord dans quel esprit et selon quels principes leur dialogue devrait être continué : « J'imagine, Gorgias, dit-il, que tu as assisté, comme moi, à de nombreuses discussions et que tu as dû remarquer combien il est rare que les deux adversaires commencent par définir exactement le sujet de leur entretien, puis se séparent après s'être instruits et éclairés réciproquement » (ότι ου ραδίως δύνανται περί ών αν έπιχειρήσωσιν διαλέγεσθαι διορισάμενοι προς αλλήλους και μαθόντες και διδάξαντες εαυτούς, 457 c-d). C'est une allusion à la nécessité où l'on se trouve de définir en tout premier lieu le sujet de la discussion, thème auquel Platon reviendra à plus d'une reprise dans le Phèdre (237 c d et ailleurs).

Tout ce qui suit offre aussi un grand intérêt en ce qui concerne ce parallèle : étant donné la manière dont Gorgias conçoit la fonction et les principes de l'art oratoire, la rhétorique, comme le remarque Socrate, « n'a pas besoin de connaître la réalité des choses (αυτά μεν τα πράγματα ουδέν δει αυτήν είδέναι όπως έχει, 459 b) ; il lui suffit d'un certain procédé de persuasion qu'elle a inventé, pour qu'elle paraisse devant les ignorants plus savante que les savants» (459 b c). Cette conception sera vigoureusement combattue et réfutée en plus d'un endroit du Phèdre (261 e sq. et autres passages).

Ici, elle suscite une question nouvelle : on peut demander si, sans savoir ce qu'est le juste et l'injuste, le beau et le laid, le bien et le mal, l'orateur aurait le pouvoir de persuasion au point de paraître aux ignorants plus savant que ceux qui savent, ou bien s'il est nécessaire de l'avoir appris avant d'aller prendre des leçons de rhétorique (και δει προεπιστάμενον ταΰτα άφικέσθαι παρά σε τον μέλλοντα μαθήσεσθαι τήν ρητορικήν ; 459 e). Cette question,

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Socrate la formule encore en d'autres termes ; il tient à savoir si Gorgias « est hors d'état d'enseigner la rhétorique à qui n'a pas acquis préalablement la connaissance de la vérité sur ces matières » (εάν μή προειδη περί τούτων τήν άλήθειαν ; ibid.). Dans le Phèdre, Platon adoptera, sur ce point, une attitude semblable. Mais il la traduira — nous le verrons — dans un autre langage. Pour l'instant, ce qu'il convient de noter, c'est qu'à propos de la connaissance du juste et de l'injuste, du beau et du laid, Platon n'emploie aucun terme, aucune expression qui puisse faire songer à « la théorie des Idées ». Il ne dit pas, comme dans le Phédon et d'autres dialogues, que l'on doive connaître « le juste en soi » et « le beau en soi » (... περί αύτοΰ του καλοΰ και αύτοΰ του άγαθοΰ και δικαίου και όσιου, Phéd. 75 c d ; αυτό το δίκαιον, Rép. 479 e ; εις σκέψιν αύτης δικαιοσύνης τε και αδικίας, Thèél. 175 c). Et, lorsqu'il oppose la croyance à la science, il ne rattache cette opposition à aucun des concepts qui font partie intégrante de sa théorie : la distinction de l'ordre sensible et de l'ordre intelligible, ou celle de « l'opinion » et de la science véritable. Bref, on n'en trouve ici aucune trace (1).

Une intervention de Polos (461 6-462 b) marque le début d'une seconde étape de la discussion sur l'art des discours, et c'est Polos même qui la poursuivra avec Socrate. Mais, tandis que jusque-là on se demandait avant tout quel est l'objet de la rhétorique et quels en sont les caractères distinctifs, maintenant il s'agira de savoir « quelle sorte d'art elle est » (ήντινα τέχνην ... είναι, 462 b et suiv.). Or Socrate écarte cette question purement et simplement. A son sens, la rhétorique n'est pas un art (ουδεμία εμοιγε δοκεΐ, ibid.) ;

(1) Le fait a été souligné déjà par W. Lutoslawski (voir supra, p. 372 ,n. 1) « ...We cannot agree with Zeller who sees vestiges of this theory of ideas already in the Meno, Euthydemus, and Gorgias. Here we have only the germ from which the theory of ideas was afterwards developped » {The Origin and Growth of Plato's Logic, 1897, p. 217).

Dans son livre Plato's Theory of Ideas, Sir David Ross, examinant (chap. 1) le problème de l'ordre chronologique des dialogues indique (p. 10) celui qui lui semble le plus probable. Or, il ne retient que le Charmide, le Laches, YEuthy- phron, VHippias majeur et le Mènon comme pouvant projeter une lumière sur la théorie des Idées (those of the earlier dialogues which throw light on the theory of Ideas). D'autre part, au chap. II (The beginnings of the theory), il ne mentionne pas du tout le Gorgias.

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d'après lui, elle ne serait qu'une espèce d'empirisme (έμπειρίαν ... τίνα, 462 c) ; on peut l'assimiler, dit-il, à la cuisine (όψοπούα, 462 d- qui, tout comme elle, n'étant pas un art, est un « empirisme ». ou plus exactement une sorte particulière d'empirisme (εμπειρία τις, ibid.). En cette qualité, elles sont appliquées, l'une et l'autre, à la production de l'agrément et du plaisir (χάριτος και ηδονής άπερ- γασίας, 462 e) et à ce titre justement chacune d'elles serait une partie de la même pratique ou industrie (της αυτής μέν έπιτηδεύ- σεως μόριον, ibid.), qu'on peut désigner du nom générique de flatterie (καλώ δε αύτοΰ εγώ το κεφάλαιον κολακείαν, 463 a-b) (I). Cette pratique comporte en effet plusieurs subdivisions (πολλά μέν και άλλα μόρια, 463 6) (2), et la cuisine est une d'elles. « Celle-ci passe pour un art, dit Socrate, mais, à mon sens, elle n'est pas un art » (τέχνη) ; c'est un empirisme et une routine (εμπειρία και τριβή, ibid.). Je rattache encore à la flatterie, comme autant de parties distinctes, la rhétorique, la toilette et la sophistique, en tout quatre subdivisions avec autant d'objets distincts » (Ταύτης μόριον καΐ την ρητορικήν εγώ καλώ και ... κτλ, 463 b).

Il ne suffît pas pourtant de mettre la rhétorique dans la classe des procédés ou pratiques ayant pour fin ce que Platon appelle la flatterie. Nous ignorons encore ce qu'elle est vraiment, c'est-à-dire ce qui la distingue ou spécifie parmi les diverses « parties » de la flatterie (ού γάρ πω πέπυσται (s. ent. Polos) όποιον φημι εγώ της κολακείας μόριον, 463 b-c (3) et plus loin : πριν αν πρώτον άποκρί-

(1) II est intéressant de noter cet usage du mot κεφάλαιον dans les opérations logiques. Il vise le caractère essentiel ou générique. Or il a la même fonction dans un passage antérieur : « Tu affirmes, dit Socrate à Gorgias, que la rhétorique est une ouvrière de persuasion, que c'est à cela que tend et qu'aboutit tout son effort» (και το κεφάλαιον εις τοΰτο τελευτα 453 α). Et Gorgias, lui répond : « Tu me parais l'avoir parfaitement définie, car tel est bien son caractère essentiel » (αλλά μοι δοκεΐς ίκανώς όρίζεσθαι " εστίν γαρ τοΰτο το κεφάλαιον αύτης, ibid.). Pour un emploi analogue de ce terme, voir YEulhyphron, 14 a-c.

(2) II convient d'attirer l'attention sur le terme μόριον pris ici au sens d'espèce ou de sous-classe. Dans le seul passage 463 a-e, il intervient 9 fois. Sans doute se rencontre-t-il avec cette signification aussi dans des dialogues bien postérieurs dans lesquels la relation du genre et de l'espèce est déjà doctrinalement plus ou moins précisée. Dans le Phèdre, μέρος est corrélatif α'εΐδος (265 d-266 a). Mais il est remarquable que dans le Gorgias, il est seul à remplir cette fonction dans la classification. On peut observer qu'il en est de même dans le Protagoras : dans le passage 329 c-330 c, le mot μόριον est employé 11 fois.

(3) L'expression όποιον μόριον intervient ici trois fois.

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νωμαι δ τι έστιν, 463 c). Ici transparaît le schéma de ce que sera la définition par le genre et la différence spécifique.

En répondant lui-même à cette question, Socrate définit maintenant l'art oratoire comme le fantôme d'une partie de la politique (πολιτικής μορίου ε'ίδωλον, 463 d et e). Toutefois, pour justifier cette affirmation, il doit introduire dans la trame de ses considérations des concepts qui y sont apparemment étrangers, mais qui lui serviront de tremplin pour ses raisonnements ultérieurs : il faut admettre, en premier lieu, l'existence des choses telles que l'âme et le corps, et reconnaître que l'une comme l'autre peuvent n'avoir qu'une santé apparente. S'agit-il du corps? Il n'y a que le médecin et le pédotribe qui soient capables de le reconnaître. Or deux « arts » déterminés (δύο ... τέχνας) y correspondent : à l'âme se rapporte la politique ; quant au corps, il n'y a pas de nom pour désigner l'art qui y répond, mais, dans la culture du corps qui forme un tout (μιας δε οΰσης της του σώματος θεραπείας, 464 b), on peut distinguer deux parties (μόρια) : la gymnastique et la médecine (1). D'autre part, dans la politique, se laissent discerner comme parties distinctes : la législation (νομοθετική), correspondant à la gymnastique, et la justice, qui fait le pendant de la médecine. Ainsi, dans chacun de ces groupes, les deux arts se ressemblent (litt. « communient ») parce qu'ils portent sur le même objet : la médecine et la gymnastique sont relatives au corps, la justice et la législation concernent l'âme. Mais, d'autre part, ils se distinguent à certains égards (2).

(1) A propos de ce passage, il y a lieu de rappeler des considérations analogues dans le discours d'Isocrate Sur VÊchange (180-182). Ayant souligné que notre nature est un composé du corps et de l'âme, Isocrate parle des deux disciplines (transmises par des ancêtres) : « à l'égard du corps l'art du pédotribe, dont la gymnastique fait partie ((ής ή γυμναστική μέρος εστίν, 181), à l'égard de l'âme la philosophie..., disciplines parallèles (αντίστροφους), analogues et en accord l'une avec l'autre ».

(2) Pour les pages 463 c-466 a, voir le commentaire de Dodds. En ce qui concerne en particulier la classification des arts authentiques et de leurs contrefaçons, il dit entre autres : « It is an early example of that interest in systematic classification which is so prominent in Sophist and Politicus ; and it already employs, as those dialogues do, the method of διαίρεσις — which is certainly, however, a Platonic and not a Socratic invention (cf. Cornford, Plato's Theory of Knowledge, 184 ff.). It has in fact a good deal in common with the final διαίρεσις in the Sophist (268 b-d) which reveals the σοφιστής and the δημολογικός (= ρήτωρ) as closely related types», {op. cit. p. 226). Certes on ne saurait

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Ces quatre arts, ainsi ordonnés, visent au plus grand bien soit du corps, soit de l'âme, dit Socrate (464 e). Mais voici ce qui se produit : la flatterie (ή κολακευτική s.-ent. τέχνη, ce dernier mot étant pris au sens de procédé), se divisant en quatre parties et glissant chacune d'elles sous l'art correspondant, le contrefait, en prend le masque, et le détourne ainsi de sa fin qui est le bien, parce qu'elle ne vise qu'au plaisir. La cuisine se présente donc comme une contrefaçon de la médecine, et elle n'est pas un art, souligne Socrate, mais un empirisme (τέχνην δε αυτήν ου φημι είναι άλλ' έμπειρίαν, 465 α), et c'est notamment parce qu'elle ne sait pas expliquer la nature des choses qu'elle applique et de ceux à qui elle les applique, et qu'elle ne peut par suite les rapporter chacune à sa cause (Οτι ούκ έχει λόγον ούδένα ω προσφέρει α προσφέρει όποΐ' άττα τήν φύσιν εστίν, ώστε τήν αιτίαν εκάστου μή έχειν ειπείν) (1). «Or, pour moi, ajoute Socrate, je ne donne pas le nom d'art à une pratique sans raison» (Έγώ δε τέχνην ού καλώ δ αν fj άλογον πράγμα, ibid.),

nier cette analogie, cependant on ne devrait pas oublier que dans le Sophiste et le Polilique, la diérèse se fonde sur une conception élaborée de la méthode de division et de rassemblement qui suppose les notions bien explicites de l'un et du multiple, du semblable et du dissemblable, du Même et de l'Autre, de la participation et, par conséquent, certains éléments ou aspects de la théorie des Formes, dont il n'y a aucune trace dans le Gorgias.

(1) Pour ces lignes, et en particulier pour la phrase ω προσφέρει ά προσφέρει, voir les observations de Dodds (op. cit., 229). Après avoir indiqué les interprétations ou traductions peu satisfaisantes de Croiset, de Robin et de Jowett, et signalé les hypothèses suggérées par les leçons des manuscrits, il en donne l'explication que voici : « Perhaps, however, editors have not paid sufficent attention to 501 a, where Socrates recapitulates the present passage. There the medical art is said to study both the nature (φύσις) of the patient (οδ θεραπεύει = ω προσφέρει) and the grounds for the treatment (ών πράττει = α προσφέρει). Cf. also Phdr. 268 ab, which shows that a doctor was expected to know not only the effect of each kind of treatment but to whom it should be applied (b 7). This suggests that both ω προσφέρει and ά προσφέρει are needed and that a conjunction has dropped out (as ή would easely do) : « it has no rational understanding of the nature of the patient or the prescription ». For λόγον έχειν on this sens, introducing an indirect question, cf. Rep. 475 c 1 μήπω λόγον έχοντα τί τε χρηστόν και μή ».

On sait par ailleurs que le verbe προσφέρειν prend une nuance particulière en médecine, quand il s'applique à l'alimentation ; il signifie alors : l'action de donner des remèdes. Il intervient avec cette fonction dans les traités hippo- cra tiques, entre autres dans Y Ancienne Médecine, chap. 5, 13, 15, et dans le Régime des maladies aiguës, chap. 32. Nous le retrouverons avec cette signification dans un contexte doctrinal analogue, aux passages 268 α b, 270 b et 272 a du Phèdre.

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paroles chargées d'un sens profond, comme tout ce passage du Gorgias. Ainsi donc, aux yeux de Platon il n'y a d'art -τέχνη véritable qu'à la condition de connaître la nature (φύσις) des choses qui en font l'objet et d'être en état d'en rendre raison, ce qui n'est possible qu'en connaissant leur mode d'agir en tant que « causes ». Le philosophe formule ici un postulat fondamental : les arts -τέχναι doivent s'appuyer nécessairement sur la connaissance des « causes ». ou, comme nous dirions, être fondés sur la théorie, c'est-à-dire avoir, eux-mêmes, le caractère de sciences appliquées. Au reste, comme tout l'indique, en écrivant le Gorgias, il a déjà sur ce sujet-là des vues mûries et bien définies : « Si tu as des objections à faire sur ce point, dit Socrate à Polos, je suis prêt à discuter» (... έθέλω ύποσχειν λόγον. ibid.) (1).

Mais, à cette étape de la discussion, Platon délaisse ce sujet ; il y reviendra plus loin (500 e-501 a), en y apportant quelques précieux compléments, grâce auxquels nous sommes à même de voir assez clair dans cette conception de la τέχνη. Ici il se borne à souligner encore davantage que la rhétorique est loin d'être un art véritable. Socrate résume les résultats de cet entretien et présente les relations entre les quatre arts et leurs contrefaçons, usant du langage des géomètres, sous forme d'une proportion (465 b-c). C'est un passage du Gorgias assez connu pour qu'on n'ait pas besoin de le rappeler (2). Il nous suffira de retenir que la rhétorique peut être maintenant caractérisée avec beaucoup de netteté : « elle correspond, pour l'âme, à ce qu'est la cuisine pour le corps » (465 d e). Elle est « une partie de la flatterie » (κολακείας ... μ,όριον, 466 α).

Ce point suffisamment établi, le dialogue prendra un autre cours ; il se développera sur quelques sujets capitaux de la spéculation morale : les choses bonnes et mauvaises, l'injustice comme le plus

(1) Cette même expression se rencontre dans le Protagoras 338 d, où nous lisons : έπειδαν δε εγώ άποκρίνωμαι όποσ' αν οΰτος βούληται έρωταν, πάλιν ούτος έμοί λόγον ύποσχέτω ομοίως («qu'il prenne à son tour la tâche de justifier ses vues en me répondant », trad. A. Groiset). Il s'agit en effet de justifier les vues qu'on énonce, d'en rendre raison, grâce aux nouvelles questions auxquelles il faut répondre. Ainsi cette expression équivaut à peu près à λόγον διδόνοα.

(2) Voir à ce sujet les fines observations de M. P. -M. Schuhl, Mythe et Proportion, 1. Sur un passage du « Gorgias » (464-465). dans La Fabulation Platonicienne. Paris, 1947, pp. 41-44.

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grand des maux, la valeur et le sens du châtiment et de l'expiation. C'est dans ce cadre que Platon montre la vraie utilité de la rhétorique : on peut et l'on doit la mettre au service de la justice en dénonçant toujours l'injustice et en réclamant la punition de> coupables. Avec l'entrée en scène de Calliclès, le champ de la discussion s'élargit : la question se pose de savoir si la force est. comme le soutient ce dernier, la loi suprême, si les puissants se trouvent être vraiment les meilleurs, et si les meilleurs et les puissants sont les plus sages ; et d'autre part, on se demande quelle est pour l'homme la vie la meilleure, quelles en sont les conditions et comment distinguer parmi les choses agréables celles qui sont bonnes et celles qui sont mauvaises (500 a). A cet effet, ne faudrait-il pas un homme de science pour chaque cas particulier? C'est précisément cette question qui va permettre à Platon de renouer à ce que Socrate disait auparavant sur la distinction entre les arts vrais, visant à ce qui est « le meilleur » (το βέλτιστον, 464 e sq.) et ceux qui ne sont que des flatteries : Je soutenais à peu près ceci, déclare Socrate, que «la cuisine me semblait être une routine (εμπειρία), et non un art (τέχνη), à la différence de la médecine, et j'en donnais cette raison que l'une, la médecine, quand elle soigne un malade, a commencé par étudier la nature du malade (τούτου ου θεραπεύει και την φύσιν έσκεπται), qu'elle sait pourquoi elle agit comme elle le fait (καΐ την αίτίαν ών πράττει), et peut justifier toutes ses démarches (και λόγον έχει τούτων εκάστου δούναι) ; au lieu que l'autre, dont tout l'effort tend au plaisir, marche à son but sans aucun art (άτέχ- νως, c'est-à-dire sans s'appuyer sur des connaissances «scientifiques »), sans avoir étudié la nature du plaisir et ce qui le produit (οΰτε τι την φύσιν σκεψαμένη της ηδονής οΰτε την αίτίαν), livrée pour ainsi dire au pur hasard (άλόγως τε παντάπασιν, ως έπος ειπείν), n'ayant rien dénombré (ουδέν διαριθμησαμένη), conservant seulement par une pratique routinière le souvenir de ce qu'on fait d'habitude (1) (τριβή και εμπειρία μνήμην μόνον σωζόμενη του είωθότος γίγνεσθαι) et cherchant par les mêmes moyens à procurer du plaisir». (Cf. trad. A. Croiset).

On ne saurait assez insister sur l'importance de cette page du Gorgias au point de vue de l'histoire de la pensée de Platon et, en

(1) Une traduction plus exacte serait : « ...de ce qui se produit d'ordinaire ».

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general, de l'histoire de la science et de la technique. C'est, comme on le voit, la médecine que le philosophe prend ici comme modèle de cette méthode de recherche, par laquelle l'homme s'élève au- dessus des procédés purement empiriques et qui caractérise la véritable τέχνη, celle dont les démarches sont essentiellement rationnelles. Ce qu'on doit chercher à connaître, c'est la nature (φύσις! des objets (ou réalités) sur lesquels porte la τέχνη, cette connaissance n'étant autre que celle des causes mêmes des phénomènes ou changements qu'on veut produire. En d'autres termes, pour obtenir le résultat voulu, le « technicien » doit connaître les liens de cause à effet. Sur ce point, d'ailleurs, le texte 465 a est tout aussi clair et formel (ώστε την αιτίαν εκάστου μή έ'χειν ειπείν). La question reste cependant de savoir comment on parvient à cette science des causes. En fait. Platon n'indique qu'un seul procédé par lequel on puisse s'élever au-dessus de la routine et de l'empirisme — le dénombrement (διαριθμεΐσθαι). Il ne nous dit pas, en effet, à quoi s'applique cette opération, quelles choses il faut dénombrer... Sur ce point, nous sommes donc réduits à des conjectures. Mais, en se reportant à d'autres dialogues, et notamment au Phèdre (270 b sq.), ainsi qu'au Philèbe (16 c d sq.), on voit que le dénombrement est une opération associée à la diérèse, à la méthode de division en espèces (εϊδη, μέρη) ; et, dès lors, on est fondé à penser qu'ici de même Platon a en vue le dénombrement des formes spécifiques, des « parties » (μέρη ou μόρια) qui se dégagent par voie d'analyse. Du reste, n'observe-t-il pas cette règle lui-même, dans le Gorgias, quand il classe les « arts » relatifs à l'âme et au corps?

Il y a plus. Aux termes de cette exposition sur la τέχνη, c'est quand on connaît la nature d'une chose ou d'une réalité, c'est-à- dire l'action dont elle est capable en tant que « cause », et le nombre d'espèces qu'elle comporte (ces deux connaissances étant, en effet, solidaires), qu'on est en mesure de rendre raison de ses procédés, ou de justifier ses démarches (και λόγον έχει τούτων εκάστου δούναι, 501 α, phrase à rapprocher de ce que Socrate a dit auparavant : εγώ δε τέχνην ού καλώ, δ αν ή άλογον πράγμα, 465 α 5-6).

Or, ce qu'il y a ici de plus remarquable, c'est cette expression λόγον δούναι, associée dans plus d'un dialogue à des opérations de l'esprit désignées du nom de « dialectique ». Au vne livre de la République, on lit : « Appelles-tu aussi dialecticien (διαλεκτικόν)

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LA RHÉTORIQUE DA!NS LE GORGIAS ET LE PHEDRE 383

celui qui atteint à la connaissance de l'essence de chaque chose (τον λόγον εκάστου λαμβάνοντα της ουσίας. 534 6), et reconnais-tu que celui qui n'y atteint pas a d'autant moins l'intelligence d'une chose qu'il est plus incapable d'en rendre compte à lui-même et aux autres?» (λόγον αύτω τε και άλλω διδόναι. ibid.). Dans un des passages précédents, les dialecticiens sont caractérisés comme ceux qui savent « donner la raison et la recevoir » (δούναι τε και άπο- δέξασθαι λόγον, 531 e). Et plus loin (532 α, b), Platon nous éclaire davantage sur ces démarches de l'intelligence : par la dialectique (τω διαλέγεσθαι), sans recourir à aucun des sens (άνευ πασών αισθήσεων), mais en usant de la raison (δια του λόγου), l'homme essaie d'atteindre à l'essence de chaque chose (έπ' αύτο δ εστίν εκαστον όρμαν). Le terme final de ce processus, c'est la saisie de l'essence du bien (αύτο δ εστίν αγαθόν), effectuée par le seul intellect (αύτη νοήσει). Mais, si telle est la fin ultime de la dialectique, selon la doctrine développée dans la République, il n'en reste pas moins qu'elle consiste en premier lieu à « saisir méthodiquement » en toute matière l'essence de chaque chose (ουδείς ήμΐν αμφισβητήσει λέγουσιν ως αύτοΰ γε εκάστου πέρι δ εστίν εκαστον άλλη τις επιχειρεί μέθοδος όδω περί παντός λαμβάνειν, 533 b). De même, dans le Phédon l'expression λόγον διδόναι s'applique aux actes d'appréhender et de définir des « réalités » en soi telles l'Égal, le Juste, le Beau et Bon et le Saint (75 c-76 b et ailleurs) (1). Et sans doute pourrait-on montrer que toutes les opérations de la pensée qualifiées par Platon de «dialectiques» se ramènent, en dernière analyse, à la démarche capitale, consistant à justifier ce qu'on avance, à expliquer ce qu'est au fond telle ou telle autre réalité, cela en la faisant dériver d'un plan notionnel supérieur qui en constitue le fondement (2). Cette opération peut, naturelle-

(1) Dans son commentaire du Phédon, J. Burnet note à propos de ce passage : « ... δούναι λόγον 'to give an account of if. This is the mark of the διαλεκτικός ■ (Plato's Phaedo, Oxford, 1911, p. 60).

(2) La définition même, en tant qu'elle rattache un objet à un genre, à une essence commune à une pluralité d'espèces, et puis à une espèce particulière, est aussi, à ce point de vue, une explication rationnelle. La formule λόγον διδόναι se trouve associée à la définition dans le Phédon 78 d 1 : ή ουσία ής λόγον δίδομεν του είναι («cette réalité en elle-même, de l'être de laquelle nous rendons raison. » Trad. L. Robin) — phrase qu'on doit rapprocher du passage 534 6 3-4 de République. A ce sujet, il serait instructif de se rapporter aux étapes ultérieures

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ment, être reproduite pour chaque « étage » auquel on s'élève jusqu'à ce qu'on arrive à l'étage suprême qui est le principe de toutes choses. Mais ce n'est pas le lieu de développer ce sujet. Ici. il nous suffira de faire remarquer que dans le Gorgias l'expression λόγον διδόναι intervient dans un contexte doctrinal, où nous ne trouvons aucun reflet de la théorie des « choses en soi », selon le Phédon et la République. La science indispensable pour le « technicien ». c'est la connaissance de la φύσις, qui consiste, elle, à découvrir pour chaque chose donnée le nombre défini de ses espèces et le pouvoir causal de chacune d'elles. Or. s'il est vrai de dire que cette théorie suppose une pensée conceptuelle et analytique raffinée, aussi bien que la distinction entre la réalité et l'apparence (le lien causal est une relation « cachée » au fond des choses qu'il faut mettre au jour !). il n'en reste pas moins qu'il n'y a rien en elle qui dénote la conception de la « chose en soi » (ô εστίν εκαστον), et le dualisme épistémologique présentés avec tant d'éclat dans le Phèdon et la République. La causalité dont il est question dans le Gorgias en rapport avec la τέχνη, n'a rien à voir non plus avec celle qui est attribuée à la Forme (Phédon, 99 d sq.K

Ainsi apparaît très nettement le sens originel de l'expression λόγον διδόναι, qui veut dire juslifier son assertion, et aussi donner une explication des phénomènes observés. Il se rencontre, entre autres, dans le Protagoras, dialogue où l'absence de la doctrine des Formes selon le Phèdon et la République se laisse aisément constater. L'art de dialoguer consiste à donner et à recevoir tour à tour la justification de ce qu'on affirme (του δέ διαλέγεσθαι οΐός τ'

είναι και έπίστασθαι λόγον τε δούναι και δέξασθαι, 336 c). Suivant les paroles d'Alcibiade, Protagoras devrait dialoguer avec Socrate par demandes et réponses, au lieu de faire suivre chaque réponse d'un long développement pour « esquiver l'argumentation et refuser de se justifier » (και ουκ έθέλων λόγον διδόναι, 336 c d, trad. A. Croiset).

de la spéculation platonicienne, et notamment au procédé de division comme méthode de définition. Ainsi apparaîtrait, peut-être, ce qu'il y a de commun entre cette dialectique primitive et ses formes supérieures : c'est, semble-t-il, la recherche d'une explication, d'une justification, ce qui conduit à la démonstration et qui peut s'associer aussi à l'idée de causalité.

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Jusqu'ici Platon se borne à montrer que la rhétorique, telle que la conçoivent généralement les sophistes et leurs sectateurs ou élèves, n'est pas un art authentique. Mais, dans ce qui suit, il donne clairement à entendre qu'elle peut le devenir et il nous apprend même comment la chose est possible. Il appuiera une fois encore sur cette distinction capitale entre les arts véritables et les « flatteries ». Il y a aussi, en ce qui concerne l'àme, dit Socrate, deux sortes de professions (πραγματεΐαι), « les unes relevant de l'art et soucieuses de pourvoir au plus grand bien de l'âme, les autres indifférentes au bien, et uniquement préoccupées, ici encore, des procédés qui peuvent donner à l'àme du plaisir ; quant à savoir quel plaisir est meilleur et quel autre est mauvais, elles l'ignorent et ne se le demandent même pas » (501 b). Or on peut exercer la flatterie aussi bien envers une seule âme qu'envers la foule, sans prendre en considération les vrais intérêts des hommes. Exemples : le jeu de la flûte, les évolutions des chœurs, la poésie dithyrambique et la tragédie. Mais la poésie ne serait-elle pas une espèce de discours au peuple? (δημηγορία... τις, 502 d). Elle est, en effet, «une sorte de rhétorique » à l'usage des assemblées composées d'hommes, de femmes et d'enfants, ainsi que d'esclaves mêlés aux hommes libres (ibid.), et c'est là même ce qui fait comprendre le caractère de la rhétorique, qui s'adresse au peuple d'Athènes (1) ainsi qu'à celui des autres cités. Il s'en faut, sans doute, que les orateurs parlent toujours en vue du plus grand bien et qu'ils s'efforcent de rendre par leurs discours les citoyens meilleurs. Il y a, en somme, deux genres d'éloquence politique : l'une est une simple flatterie et une vilaine chose (αισχρά δημηγορία, 503 α) ; l'autre travaille, au contraire, à améliorer les âmes des citoyens, mais, à la vérité, elle

(1) Naturellement, il ne saurait être question ici de ce que fut l'éloquence grecque au temps de Platon. Maints ouvrages ont été écrits sur ce sujet. Dans ces pages nous nous sommes borné à examiner la critique que le philosophe fait de l'art oratoire contemporain dans le Gorgias et le Phèdre, en se plaçant au point de vue de sa conception de la connaissance et, en particulier, de la τέχνη. Cependant, en ce qui concerne les rapports de la sophistique et de la rhétorique, il est bon de rappeler l'ouvrage de H. Gomperz, Sophistik und Bhelorik (Leipzig, 1912), et la position prise par M. Pohlenz, dans Aus Platos Werdezeit (Berlin, 1913), contre la thèse de Gomperz, selon laquelle l'intérêt pour la rhétorique serait un trait essentiel de la sophistique (voir l'Appendice « Sophistik und Rhetorik nach Platos Auffassung », pp. 193-206).

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est tellement rare que l'on n'en trouve point d'exemples parmi les orateurs contemporains, ni non plus parmi ceux d'autrefois. La raison en est, dit Socrate, que pour pratiquer la « belle » rhétorique, il est nécessaire d'accomplir les désirs de l'homme, qui réalisés le rendent meilleur, et non ceux qui le rendent pire. Or c'est là un art (τοΰτο δε τέχνη τις εΐη, 503 d ; cf. 500 a 7-8).

Ce mot de τέχνη amène ici un nouveau développement sur ce que doit être la rhétorique ; il mérite attention pour deux raisons :

1) il complète ce qui est dit aux pages précédentes (465 a et 500 e-501 a) sur les caractères distinctifs de la τέχνη ;

2) il nous apprend que, d'après Platon, la rhétorique, caractérisée jusqu'ici comme s'appuyant sur la τριβή et Γέμπειρία, pourrait néanmoins devenir un art vrai, en s'assimilant à l'art médical.

L'homme vertueux, déclare Socrate, celui qui dit ce qu'il dit pour le plus grand bien, ne parle pas à l'aventure (εική), mais, comme les artisans (δημιουργοί), il a en vue un but déterminé. Chacun de ceux-ci, le regard fixé sur sa tâche propre, loin de recueillir et d'employer au hasard les matériaux qu'il emploie (ουκ είκη εκλεγόμενος προσφέρει ά προσφέρει, 503 e), cherche à réaliser dans ce qu'il fait une certaine forme (ειδός τι) (1). Les peintres, les architectes et les constructeurs de navires en offrent un exemple, et il en est de même des autres artisans : « chacun dispose les divers éléments de son œuvre, les forçant à s'ajuster harmonieusement les uns aux autres (και προσαναγκάζει το έτερον τω έτέρω πρέπον τε είναι και άρμόττειν, ibid.), jusqu'à ce qu'enfin tout l'ensemble se tienne et s'ordonne avec beauté » (2). C'est de cette façon que procèdent aussi les autres artisans, ajoute Socrate, « ceux dont nous avons parlé précédemment et qui s'occupent du corps, les médecins et les pédotribes ». Ils s'attachent à mettre de l'ordre et de l'harmonie dans le corps (κοσμοΰσί που το σώμα και συντάττουσιν, 504 α) (3).

(1) Cf. Cratyle, 389 a-c et République, 596 b. (2) Ces lignes sont à rapprocher du passage bien connu du Phèdre, où Platon

dit que « tout discours doit être constitué à la façon d'un être animé » (264 c). (3) Ici se reflètent les principes de la plus ancienne médecine grecque, formulés

aussi bien par Alcméon que dans les traités hippocratiques : la santé suppose un mélange mesuré des divers éléments qui entrent dans la constitution du corps. Les termes tels que ισονομία, μετριότης, σύμμετρος font partie intégrante de cette conception.

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Cette page n'est-elle pas aussi un précieux document sur la conception platonicienne de la τέχνη, ainsi que des arts démiur- uiques en général? Il est très frappant que le verbe προσφέρειν, chargé en médecine d'un sens précis, se trouve ici appliqué à tous les arts, et qu'en même temps Platon englobe les médecins et les pédotribes dans la catégorie d'artisans ! Or il peut le faire grâce à la généralisation du principe ουκ zly.fi εκλεγόμενος προσφέρει ά προσφέρει. De même que tout artisan ajuste réciproquement les matériaux qu'il emploie en les ordonnant pour « réaliser » une certaine forme, de même le médecin cherche à mettre dans le corps de l'ordre et des proportions — conditions de la santé (τάξις et κόσμος 504 a) — et à cette fin il administre les remèdes, non au hasard (εική), mais en considérant leur pouvoir d'action spécifique (αιτία) et la nature du corps qui doit la subir, c'est-à-dire leur convenance réciproque, comme le font en général tous les artisans (503 e sq.).

Il ne restera donc qu'à appliquer cette conception à la rhétorique (1) : de même que dans le corps l'ordre n'est autre chose que la santé, de même l'ordre et l'harmonie dans l'âme s'appellent discipline et loi, et c'est cela qui constitue la justice et la sagesse (504 d). « C'est donc en tenant son regard fixé sur ces choses, dit Socrate, que l'orateur selon l'art et selon le bien présentera aux âmes tous ses discours en toutes circonstances (ό ρήτωρ

;i) A ce sujet, il convient de faire état des observations de Luigi Stefanini qui, dans son ouvrage sur Platon (Platone, vol. I. lre partie, chap. VI, section « Retorica e Dialettica », p. 89-96), après avoir donné une analyse de la critique dont l'art oratoire est l'objet dans le Gorgias, se demande : « Quai è Tarte da «ostituire al empirismo oratorio ? L'arte è quella stessa che, usata per primo da Zenone, il Socrate storico aveva opposto ai λόγοι dei retori... : la dialettica \το διαλέγεσθαι)... Nel Gorgia egli (Platon) sbozzô con pochi tratti la figura dell'arte già chiaramente definita nello suo spirito. M entre la retorica forma la credenza (πίστις) senza la scienza (επιστήμη), la dialettica da la persuasione scientifica... La prima si serve dei lunghi discorsi (macrologia) , la seconda si articola agilmente nella brevità délie domande e délie risposte (brachilogia) ... Platone non ha in animo di costituire una logica formale... Peru dai rimproveri mossi alla retorica e dall' impiego che egli fa délia sua arte, si deduce che questa studia la natura dell'oggetto di cui si parla, lo deflnisce, lo mette in rapporte con le sue cause, évita ogni contradizione... » (p. 93-96). Ainsi, d'après Stefanini, Platon aurait cherché déjà dans le Gorgias à fonder la rhétorique sur la dialectique. Il ne peut s'agir évidemment que de la dialectique telle que Platon la concevait à cette étape de sa spéculation.

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εκείνος, ό τεχνικός τε και άγαμος, και τους λόγους προσοίσει ταΐς ψυχαΐς ους αν λέγη, ibid.)... il aura toujours pour unique objet de faire naître dans l'âme de ses concitoyens la justice..., d'y mettre enfin toutes les vertus » (όπως αν ... και ή άλλη αρετή έγγίγνηται, 504e1.

Gomme on le voit, en principe, la rhétorique peut devenir une τέχνη au sens fort du mot. Cela est possible, mais à la condition qu'elle vise, comme tous les arts dignes de ce nom, à procurer, non pas le plaisir, mais le plus grand bien aux hommes, et qu'elle assimile ses procédés à ceux des autres arts, et principalement à ceux de la médecine.

Ainsi les vues que le philosophe expose dans le Gorgias sur l'art oratoire répondent, non seulement à des préoccupations d'ordre moral, mais aussi à des problèmes de science et de méthodes du savoir. Elles nous éclairent en particulier sur la conception platonicienne de la τέχνη, voire même sur les origines des sciences et des techniques « rationnelles ».

II

C'est en ayant dans l'esprit les étapes et les résultats de cette analyse, que nous abordons l'examen de ce même sujet dans le Phèdre (1). Naturellement, nous ne nous attarderons point ici à rappeler les principaux thèmes qui entrent dans la contexture de cet ouvrage. Comme l'a souligné L. Robin, l'objet immédiat du dialogue est la rhétorique : « Dès le début, nous sommes mis en face de Lysias et introduits dans l'école d'un maître de rhétorique » (2). La première partie de ce dialogue se trouve être constituée essentiellement par le discours de Lysias, par les critiques de

(1) Dans la présente étude, nous avons utilisé le texte du Phèdre établi et traduit par L. Robin (Coll. Budé, 1933). Nous avons consulté aussi avec profit le commentaire de R. Hackforth (Plato's Phaedrus, Translated with Introduction and Commentary, Cambridge, 1952). Pour le rang du Phèdre dans la série des dialogues, voir le bref et substantiel exposé de la question au chap. I de l'introduction de Hackforth. En ce qui concerne les controverses auxquelles ce problème avait donné lieu autrefois, cf. L. Robin, La théorie platonicienne de Γ amour. Paris, 1908, pp. 63-120. Le même savant a exposé brièvement ses vues sur ce sujet dans sa Notice du Phèdre, p. ii-ix.

(2) Notice du Phèdre, p. xxvn.

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Socrate et par son premier discours ; la deuxième, par le second discours de Socrate ayant pour objet l'éloge de l'amour, la doctrine de l'âme et l'eschatologie. Quant à la troisième (259 e-277 b), elle « peut à son tour, écrit Robin, se subdiviser en trois sections. Dans la première, après avoir déterminé les conditions les plus générales auxquelles doit satisfaire toute œuvre d'un art quelconque, on s'interroge sur les œuvres que produit l'usage de la rhétorique ; et d'autre part, en expérimentant sur des exemples, on cherche dans quel cas l'usage ne satisfait pas du tout à ces conditions générales, ou bien y satisfait d'une façon incomplète, ou, enfin, totalement. Une seconde section envisage l'enseignement de la rhétorique... Enfin, dans la dernière section, à cette rhétorique de fait Platon oppose ce qu'on pourrait appeler une rhétorique de droit, rhétorique philosophique qui n'est autre chose qu'une mise en œuvre pratique de sa dialectique» (1).

Le premier point que souligne Socrate en parlant des principales conditions auxquelles un bon discours devrait satisfaire, c'est la connaissance de la vérité touchant les sujets dont on traite (την του λέγοντος διάνοιαν είδυΐαν τάληθές ών αν έρεΐν περί μέλλη, 259 e). Ce n'est pas là pourtant, remarque Phèdre, l'opinion de tout le monde; on trouve plutôt superflu d'avoir appris « ce qu'il en est de la réalité de la justice » (τά τω οντι δίκαια μανθάνειν, 260 «ϊ ou « ce qui est réellement bon ou beau » (τα όντως αγαθά ή καλά, ibid.) Ces lignes rappellent, naturellement, le passage du Gorgias, où il est dit que l'orateur doit connaître d'avance (προεπίστασθαι, προειδέναι) la vérité en matière du juste et de l'injuste, du bien et du mal, etc. (459 c-460 a). Cependant, ce qui nous fait sentir que cet entretien se situe dans un contexte doctrinal quelque peu différent, ce sont ces expressions τω οντι et βντως. Elles ont ici une résonance sur laquelle il est superflu d'insister.

En développant ce thème (2) Socrate se moque des orateurs, qui ignorant le bien et le mal, risquent de persuader de faire le

(1) Loc. cit., p. xxxvii-xxxvm. (2) Platon y reviendra à la fin de cette partie du dialogue (272 d, e), en se

dressant une fois encore contre l'opinion selon laquelle l'orateur n'a pas besoin de connaître la vérité quand il s'agit du juste et du bon, mais doit s'attacher à ce qui est convaincant, c'est-à-dire à la vraisemblance (το εικός).

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mal au lieu du bien (260 c) ; et puis il touche, en passant, à une autre question discutée, elle aussi, dans le Gorgias : en se défendant, la rhétorique ne pourrait-elle pas dire : « ...je n'oblige personne à qui la vérité est inconnue (άγνοοΰτα τάληθές) d'apprendre à parler... ; mais... c'est une acquisition à faire avant ». En tout cas, « sans moi, celui qui possédera la connaissance de l'être des choses n'y gagnera rien absolument pour l'art de persuader » ώς άνευ έμοΰ τω τα οντά ειδότι ουδέν τι μάλλον εσται πείθειν τέχνη (260 d) (1). Ce sont ces paroles qui amènent Platon à déclarer en termes explicites ce qu'il pense de la rhétorique ainsi conçue. A son sens, elle n'est pas un art, mais « une routine dénuée d'art» (ουκ εστί τέχνη άλλ' άτεχνος τριβή, 260 e). Nous retrouvons donc, exprimée à cette page du Phèdre, la même opinion que le philosophe avance et justifie dans le Gorgias (462 b), en montrant que l'art oratoire tel qu'on le pratique n'est qu'une flatterie, et en signalant plus loin les traits spécifiques d'un art vrai (465 a et 500 e-501 a) (2). Ici il pose tout de suite le principe le plus général auquel la rhétorique devrait être conforme : un art oratoire authentique, « faute d'être attaché à la Vérité, ni n'existe, ni jamais ne pourra naître dans l'avenir » (260 e). Il faut persuader Phèdre, dit Socrate, que. « s'il n'a pas dignement philosophé (εάν μή ίκανώς φίλο σοφή ση), il ne sera pas digne non plus de parler de rien » (261 a). Ces paroles marquent la direction que le dialogue prendra désormais. Gomme le note Robin, Platon va « opposer à la rhétorique telle que la conçoivent les

Γ La traduction de Robin pourrait faire penser que l'expression τα οντά s'applique ici aux « réalités en soi », selon la doctrine des Formes. Il s'agit plutôt de la distinction entre l'apparent et le réel ou le vrai et le faux, telle que la conçoit le sens commun. A propos des mots τα οντά dans le Phédon 99 d 5, Burnet écrit : « It is quite true that Plato makes Socrates use the expression το Ôv for το όντως ov, but I know of no place in which he is made to use τα οντά simpliciler of the εΐδη » (loc. cit., p. 108).

;2) « Ici et 270 b, écrit L. Robin, on retrouve les expressions mêmes dont Socrate du Gorgias stigmatisait la rhétorique (463 b } » (p. 62, n. 3, texte du Phèdre avec traduction, Coll. Budé). R. Hackforth fait remarquer que la notion de άτεχνος τριβή se présente dans une autre suite d'idées que dans le Gorgias: "■ Plato is not now concerned to show that current rhetoric is χάριτος τίνος και ηδονής άπεργασίας εμπειρία (462 C) and so a mere matter of knack and κολακεία, but to establish (in the first instance) that from the rhetorician's own point of view, namely success in persuading, no matter what is to be persuaded, knowledge of truth is indispensable » pp. cit.. p. 122).

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Maîtres attitrés, une rhétorique philosophique ayant sa méthode propre (269 rf-272 δ) » (1).

Socrate examinera d'abord avec Phèdre l'objet de l'art oratoire (261 a-262 c), et, comme il est aisé de s'en apercevoir, cette section du dialogue répond grosso modo à la première partie du Gorgias, où ce même sujet est considéré sous ses diverses faces. Ici. cependant, Platon, en recourant à d'autres conceptions et formules, donne à son argumentation un autre tour : l'art oratoire est une « ψυχαγωγία », et peut être dès lors l'art de séduire dans une controverse (ουκ άντιλέγουσι μέντοι ; 261 c sq.) qui, dans les tribunaux, porte sur le juste et l'injuste et, dans les assemblées politiques, sur les choses bonnes et mauvaises. Or, à ceux qui prétendent que, dans une controverse, les orateurs selon l'Art doivent être capables de produire chez leurs auditeurs certaines illusions, de faire, par exemple, que les mêmes choses leur apparaissent tantôt justes et bonnes et tantôt injustes et mauvaises, il faut répondre qu'il n'est pas possible de faire illusion à autrui et d'éviter d'être soi-même dupe de l'illusion, si l'on ne connaît la vérité de chaque chose (άλήθειαν άγνοών εκάστου 262 α). En effet, ce n'est qu'à cette condition qu'on peut discerner exactement les ressemblances et les difîérences qu'il y a entre elles (την ομοιότητα τών όντων και ανομοιότητα ακριβώς διειδέναι, 262 α). Encore ici l'expression τα οντά semble signifier la même chose que τα πράγματα, c'est-à-dire les choses existantes, sans impliquer une doctrine de la vraie réalité, ou un dualisme ontologique. Les lignes suivantes le confirment d'ailleurs : on est dupe d'une illusion lorsque, à cause de certaines ressemblances, on juge contrairement à la réalité (παρά τα οντά, 262 b). Autrement dit, ce terme, à lui seul, ne nous autorise point à penser que ce développement sur la rhétorique suppose la doctrine du Phédon. Mais, immédiatement après, Platon apportera des précisions sur la nature de la « connaissance du vrai » en toute matière, et alors il se servira d'expressions qui ne se rencontrent point dans le Gorgias : pour avoir l'art (τεχνικός) « d'opérer un changement, petit à petit, en usant des similitudes pour faire en chaque cas passer de la réalité à son contraire» (άπα του οντος εκάστοτε επί τουναντίον άπάγων),

(1) Ibid., p. 63, η. 1.

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tout en échappant soi-même à cet accident, il faut avoir acquis la connaissance de ce que chaque réalité est en soi (6 μή έγνωρικώς δ έ'στιν εκαστον των όντων, 262 b) — Robin traduit « la connaissance de l'essence de chaque réalité ». L'art oratoire de celui, ajoute Platon, « qui ne connaît pas la vérité et qui n'a été en chasse que d'opinions, est un art risible à ce qu'il semble, et même sans art » ό την άλήθειαν μή είδώς, δόξας δε τεθηρευκώς, ... άτεχνον — se. τέχνην — παρέξεται (262 c).

C'est là que commence à apparaître la distance qu'il y a, au point de vue de la doctrine du savoir, entre la conception de la rhétorique dans le Gorgias et celle qu'on trouve présentée dans le Phèdre. Ici, l'objet de la vérité que l'orateur doit connaître, de quelque sujet qu'il soit amené à parler, n'est plus désigné comme αυτά τα — ράγματα (Gorgias. 459 b) (1), mais en termes faisant partie du vocabulaire épistémologique du Phédon et de la République. La connaissance εκάστου πέρι δ έστιν εκαστον est, d'après la République, le propre de la dialectique (voir supra, p. 383) : quand on la possède touchant telle ou telle autre réalité, on est capable d'en « donner raison ». Dans le Phédon, l'expression αυτό δ εστίν s'applique précisément à la « chose en soi», à la vraie réalité (75 d, 78 d, 92 d) (2).

(1) II convient de faire remarquer que cette expression signifie «les choses mêmes » et non les « choses en soi ». Dans ce passage du Gorgias, la connaissance des choses est opposée à l'emploi de certains procédés de persuasion, et il ne s'agit pas de les connaître dans leur véritable réalité, comme c'est le cas dans le Phédon, où nous lisons : αύτη τη ψυχή θεατέον αυτά τα πράγματα (66 d e). Pareillement, dans le passage 69 e du même dialogue αυτή ή φρόνησις tend à signifier « la pensée comme telle ».

(2) Dans la République, sa signification et son caractère technique sont surtout bien marqués dans le passage 506 b: « Nous affirmons aussi l'existence du beau en soi, du bon en soi, et de même, pour toutes les choses que nous posions tout à l'heure comme multiples, nous déclarons qu'à chacune d'elles aussi correspond son idée qui est unique et que nous appelons son essence » ( « δ Ιστιν » εκαστον προσαγορεύομεν). Il est intéressant de noter que dans le Cratyle se rencontre la formule αυτό δ εστίν κερκίς (389 b 5). Voir à ce sujet les remarques de M. V. Goldschmidt dans son Essai sur le « Cratyle », Paris, 1940, pp. 73-83. Selon lui, ce dialogue « pose le fondement et prépare le terrain à ce qu'on peut appeler plus tard la théorie des Formes... » (p. 83). D'autre part, dans le Ban- quel se trouve l'expression δ εστί καλόν (211 c) et αυτό το καλόν (211 d et e). La conception développée à cette page du dialogue est toute proche de la doctrine du Phédon et peut être considérée, soit comme une application de cette dernière à un cas particulier (la connaissance du beau), soit comme une ébauche d'une construction plus vaste, suivant la place qu'on attribue au Banquet dans

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On doit relever aussi l'expression το Ôv (262 b 6), dont on sait l'usage fréquent dans la République. Enfin, on trouve à cette page du Phèdre la distinction assez bien marquée entre la vraie science et l'opinion, si caractéristique de la doctrine des Idées, mais qui ne transparaît pas dans le Gorgias.

Une autre différence dans la manière dont Platon traite des mêmes questions dans ces deux ouvrages peut se remarquer à propos d'un autre précepte que tous les orateurs doivent suivre. Dans le Gorgias, Socrate cherche à faire comprendre combien il est important que les deux adversaires commencent par définir le sujet de leur entretien (διορισάμενο!, 457 c). Or, dans le Phèdre, il dit dans l'exorde de son premier discours : « Quel que soit l'objet dont on délibère, un unique point de départ... c'est, obligatoirement, de savoir ce qu'est l'objet sur lequel on délibère... Or un fait qui échappe à la plupart des hommes, c'est qu'ils ne savent pas pour chaque chose quelle en est l'essence » (δτι ούκ ίσασι την ούσίαν εκάστου, 237 c ; on notera ici le terme ουσία dont se sert Platon). En l'occurrence, « le problème est celui de l'amour, de sa nature et de ses effets ; mettons-nous d'accord pour en poser une définition » (ομολογία θέμενοι δρον, 237 d) (1). Plus loin (263 d), Socrate ne manquera pas de s'en rapporter à la définition qu'il en a donnée.

Ce n'est pas tout. Platon fera voir progressivement à quelles conditions la rhétorique peut devenir un art véritable. Ayant donc montré que l'orateur, loin de se contenter d'« opinions », doit acquérir la connaissance de la vérité en toutes les matières dont il traite, et notamment celle de l'essence de chaque réalité, il insistera sur une distinction à faire parmi les objets de discours : d'une part, il est des choses sur lesquelles les gens sont d'accord (263 a), et d'autre part, il en est sur lesquelles il y a dissentiment : « l'homme pour qui l'art rhétorique va être l'objet de sa recherche, dira

la série des dialogues. Mais c'est dans le Phédon, la République et le Phèdre (262, b) que cette expression est appliquée à toutes les réalités et indique l'objet véritable de la connaissance.

(1) Dans son commentaire du Gorgias, Hermann Sauppe rapproche avec raison de ce passage du Phèdre ce qui est dit dans les dernières lignes du passage 457 c du Gorgias [Plalons Ausgewàhlte Dialoge erklârt von Hermann Sauppe, vol. III, Berlin, Weidmann, 1897).

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Socrate, doit avoir commencé par instituer une division en règle de ces deux espèces (δει ταύτα όδω διηρησθαι), et par se rendre compte de ce qui caractérise chacune d'elles » (και είληφέναί τ!.νά χαρακτήρα έκατέρου του εΐ'δους, 263 b). Aussi faut-il être capable de « percevoir finement auquel des deux genres se trouve appartenir le sujet sur lequel on aura à parler» (ποτέρου δν τυγχάνει του γένους, 263 c) (1).

La justesse de toutes ces remarques sur l'art oratoire est bien vérifiée par l'exemple du discours de Lysias ; en l'examinant, on en fait voir clairement les points faibles (262 c-264 d). Mais ce sont surtout les deux discours de Socrate qui apporteront quelques indications positives sur ce que doit être la rhétorique bien comprise (26δ α-266 c). Socrate rappelle qu'en commençant le sien, il a donné de l'amour une définition (ει ώρισάμην ερωτά, 263 d, cf. 237 b-d , et qu'ensuite il l'a présenté comme un délire, en montrant qu'il y en avait deux espèces (εΐ'δη δύο), l'une étant un produit des maladies humaines, l'autre, l'effet d'un état d'âme divin. De plus, il a distingué dans cette dernière quatre parties (τέτταρα μέρη, 265 b ; voir à ce sujet les passages 244 a sq. et 249 d sq.). Or c'est précisément de ces deux opérations de l'esprit (quasi naturelles et spontanées !; que le philosophe dégage une méthode du savoir ayant une portée générale. « II y a. dit Socrate, deux façons de procéder, dont il ne serait pas sans intérêt, supposé qu'on le puisse, de comprendre techniquement la fonction » (265 cd). La première démarche consiste à rassembler en une seule ιδέα, grâce à une vue d'ensemble (2), ce

(1) On notera en passant toutes ces expressions relatives à la diérèse ; elles attestent que Platon a en vue une méthode bien constituée. Le datif όδω est surtout significatif.

(2) Dans la Rép. VII. 537 c. la synopsie est présentée comme acte de pensée propre au dialecticien. A ce propos, R. Hackforth fait l'observation que voici : «At 531 D and 537 C it is provided that the various branches of mathematics which constitute the propaedeutic to dialectic should be united in a 'synoptic' view : ό γαρ συνοπτικός διαλεκτικός, adds the latter passage. This is reminiscent, or rather anticipatory, of the συνοραν of 265 D, but only in one particular reference : there is no suggestion of "synopsis' as a general scientific procedure ; at most we can say that we have here Collection in embryo. Similarly with Division : at 454 A Socrates speaks of the failure to draw distinctions (το μή δύνασθαι κατ' ε'ίδη διαιρούμενοι το λεγόμενον έπισκοπεΐν) as a mark of eristic as opposed to dialectic : but it is a far cry from the recommendation of this elementary precaution to the elaborate scheme of continuous logical division in

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qui est disséminé en bien des lieux (Εις μίαν τε ιδέαν, συνορώντα, άγειν τα πολλαχγ) διεσπαρμένα, 265 d), afin de voir clairement, par la définition de chaque chose (έκαστο ν οριζόμενος) quelle est celle sur laquelle on veut porter l'enseignement.

Le second procédé consiste à distinguer, dans cette unité, des espèces (« détailler par espèces », comme traduit Robin), en observant les articulations naturelles (κατ' εϊδη δύνασθαι διατέμνειν κατ' άρθρα ή πέφυκεν, 265 β), et en s'appliquant à n'en casser aucune partie (μέρος μηδέν, ibid.) (1).

Ces deux démarches de l'intelligence se trouvent être ici caractérisées comme division et rassemblement (των διαιρέσεων και συναγωγών, 266 α). Elles supposent l'aptitude à discerner une unité et une multiplicité naturelles, objectivement données (εις εν και πολλά πεφυκόθ' όραν, ι old) (2). Or, à ceux qui en sont capables, Platon donne provisoirement le nom de « dialecticiens » (καλώ δε οδν μέχρι τούδε διαλεκτικούς, 266 c) (3).

Comme le souligne Robin, « Phèdre n'a pas compris ce que, dès ses premiers mots (b), Socrate avait insinué, ce qu'il dira explicitement 269 b, que la dialectique, art de pensée, fonde la rhétorique, art de parler » (4). D'après Phèdre, en effet, Socrate n'aurait pas donné de l'art oratoire une idée juste, en ne disant pas un mot de ses différents procédés, déterminés et dénommés par ceux qui l'enseignent. Mais, sur ce point encore, force lui sera de battre en retraite et d'admettre que ces procédés ne peuvent

265 E-266 A. » (op. cit., p. 135, n. 1). En ce qui concerne le rassemblement en une seule idée, Hackforth fait aussi une remarque très juste : d'après lui, la phrase εις μίαν... διεσπαρμένα «is probably meant to include both the bringing of particulars under a Form or kind and the subsumption of a narrower Form under a wider... Division, on the other hand, is not concerned with particulars : it reaches an inflma species and must then stop (cf. Phil. 16 E) » (Ibid., p. 132, n. 4).

(1) Le terme μέρος intervient deux fois dans le passage 265 e-266 a, avec le sens de είδος, espèce.

(2) En nous écartant de Robin, nous adoptons la leçon πεφυκόθ'... (3) L'attitude que Platon adopte à ce sujet semble indiquer que c'est la

première fois qu'il rattache expressément la méthode de division et de rassemblement à la « dialectique ». Cela montre que cette méthode n'est pas essentielle à la dialectique, mais qu'elle peut en être l'instrument, en tant qu'elle permet de « rendre raison » des choses, de les expliquer.

(4) Loc. cit., p. 73, n. 3.

REG, LXXIV, 1961, n°* 351-353. 4

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pas suffire à faire de l'art oratoire une vraie τέχνη (266</-269 c). C'est en attirant son attention sur les connaissances que doivent avoir le médecin et le musicien, que Socrate le met en bonne voie : pour être médecin, ce n'est pas assez de savoir administrer au corps (προσφέρειν, 268 α) des choses propres à produire tel ou tel autre effet ; on ne peut guérir les malades en ignorant « quels sont ceux qu'il faut traiter ainsi, et dans quel cas on doit administrer chaque traitement, et dans quelle mesure » (ει προσεπίσταται και ούστινας δει και οπότε έκαστα τούτων ποιεϊν, και μέχρι όπόσου. 268 b c). En ne le sachant pas, on ne comprend rien à l'art médical (ουδέν επαΐων της τέχνης, 268 c). I] y a donc des connaissances rudimen- t aires dont il faut dire qu'elles sont préalables à la médecine (τα προ ιατρικής. 269 α), mais qui ne sont pas la médecine, et il en est de même en ce qui concerne la musique et la tragédie, et par suite les différents procédés employés par des orateurs : ils ne fondent pas la rhétorique en tant qu'art (269 b c).

C'est là que commence le dernier stade de la discussion sur ce qui manque à la rhétorique pour être un art. τέ/νη véritable : Socrate présentera maintenant une méthode ou voie de la connaissance, grâce à laquelle elle Je deviendra infailliblement, et qui au fond est bien la même qu'il a indiquée dans le Gorgias (500 β-501 α). Encore ici, c'est l'art médical que Platon prend comme modèle de l'art oratoire. « Sans doute en est-il de même pour la médecine, que précisément pour la rhétorique », dit Socrate (270 b). Dans l'une comme dans l'autre, en effet, on doit entreprendre l'analyse d'une nature (διελέσθαι φύσιν), ici celle du corps, là celle de l'âme. Car ce n'est qu'à cette condition, qu'au lieu de se contenter de la routine et de l'expérience (τριβή μόνον και εμπειρία, cf. Gorgias 463 b et 501 a), on peut procéder avec art (τέχνη) — nous dirions aujourd'hui « scientifiquement » — en administrant (προσφέρων. ibid.) à l'un remèdes et régime pour produire en lui la santé, et en communiquant à l'autre, par des discours appropriés, telle conviction et telle excellence qu'on souhaite pour elle (πειθώ ην αν βούλη και άρετήν..., 270 c, cf. Gorgias, 503 d-504 e). Or il y a pour cela une méthode (της μεθόδου ταύτης. 270 c) conforme à l'enseignement d'Hippocrate et à ce que dicte la raison (ό αληθής λόγος, ibid.), nous permettant de connaître « la nature de quoi que ce soit »

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(περί ότουοΰν φύσεως, 270 d) (1). On se demande tout d'abord si l'être ou l'objet à l'endroit duquel nous voulons être des « techniciens » et, de plus, rendre tels les autres, est simple (άπλοΰν) ou multiforme (πολυειδές) ; au cas où il serait simple, on doit en examiner « la propriété » (την δύναμιν, ibid.) pour savoir quelles sont les actions qu'il exerce, et les effets qu'il est susceptible de subir ; mais s'il comporte au contraire plusieurs espèces (πλείω εΐ'δη, ]ibid.), alors, après les avoir dénombrées (ταΰτα άριθμησά- μενον), on procédera pour chacune d'elles comme on l'a fait pour celle qui est simple (ibid.). Autrement, ajoute Socrate, la méthode aurait l'apparence d'une démarche d'aveugle (270 d e). Et de même, si l'on enseigne l'éloquence avec art (τέχνη), on fait voir avec exactitude la vraie nature de ce à quoi l'élève appliquera ses discours, c'est-à-dire de l'âme » (την ούσίαν ... της φύσεως τούτου προς δ τους λόγους προσοίσει, 270 e) (2). Aussi, par la suite. Socrate fait-il voir à Phèdre comment la méthode ainsi présentée s'applique en particulier à l'âme :

1) il faut d'abord s'aviser si, par sa nature, l'âme est une chose simple et homogène (εν και ομοιον, 271 α) ou si elle est multiforme (πολυειδές) à la manière du corps : « Car c'est cela, disons-nous, qui est montrer la nature d'une chose (τοΰτο γάρ φαμεν φύσιν είναι δεικνύναι, ibid.) — phrase singulièrement importante parce qu'elle permet de comprendre en quoi consiste cette connaissance de la nature de chaque chose dont il est question ici ;

2) en second lieu, on doit chercher à savoir « par le moyen de quoi il lui est naturel de produire une action, et laquelle? ou bien de pâtir, et sous l'action de quoi? »

3) et troisièmement, après avoir classé (διαταξάμενος) les espèces ou sortes (γένη) de discours et celles d'âme, ainsi que leurs modalités respectives, on examine les relations causales de chaque espèce à chaque espèce, pour savoir de quelle sorte étant l'âme et

(1) Pour cette page du Phèdre, cf. notre travail « La méthode d'Hippocrate dans le « Phèdre », R.E.G. LU, 1939, p. 301-357, et Les chemins du Savoir dans les derniers dialogues de Platon, pp. 129-149.

(2) A noter : a) cette curieuse expression ουσία της φύσεως, qui reflète la doctrine de la « chose en soi » ; b) le verbe προσφέρειν, qui marque l'analogie entre la médecine et la rhétorique, les discours étant assimilés aux remèdes que l'on administre au corps.

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de quelle sorte le discours, quelle est la cause en vertu de laquelle tel discours produit nécessairement dans telle âme la persuasion et dans telle autre l'incrédulité (δι' ην αΐτίαν εξ ανάγκης... κτλ, 2706).

En somme, jamais on ne pourra écrire des discours «techniquement », dit Socrate (τέχνη γράφειν, 271 c), qu'en observant ces principes de recherche. Et il suit de là que l'art oratoire étant une « psychagogie », tout orateur doit nécessairement savoir combien il y a d'espèces d'âmes (όσα εΐ'δη έ'χει, 271 d). Elles sont en effet en tel ou tel nombre, de telle ou telle sorte (εστίν οδν τόσα και τόσα, και τοία και τοΐα, ibid.). Une fois qu'on les aura distinguées, on procédera de même pour les discours : les espèces en sont en tel ou tel nombre, chacune ayant tel caractère déterminé (ibid.). Ainsi donc des hommes de telle nature se laissent persuader par des discours de telle sorte, cela en vertu de telle cause déterminée (δια τήνδε την αίτίαν, ibid.), alors que ceux qui ont telle autre nature n'en seront pas convaincus, pour telles raisons définies (1).

Puis, continuant à montrer comment on doit mettre en œuvre cette méthode quand on a affaire aux hommes en chair et en os, Socrate indique une fois encore l'analogie entre la rhétorique devenue un art véritable et la médecine (271 e-272 a) : ainsi il emploie le verbe προσφέρειν (προσοιστέον τούσδε ώδε τους λόγους επί την τώνδε πειθώ, 272 α) et recommande de bien discerner « l'opportunité et l'inopportunité » (εύκαιρίαν τε και άκαιρίαν)

(1) Ce passage montre comment joue ici la causalité. Elle est inséparable de l'analyse, de la division en espèces : on obtient l'effet voulu et prévu, parce que telle sorte de discours adressée à l'homme de tel caractère produit nécessairement la conviction. On voit aussi quelle importance prend dans cette théorie de l'art oratoire la « psychologie de l'auditeur ». A cet égard, il y a lieu de signaler les travaux de M. Marcel Delaunois : son article « Du plan logique au plan psychologue chez Démosthène », Les Études classiques, 1951, pp. 177-189, et son mémoire « Le plan rhétorique dans l'éloquence grecque » dans les Mémoires de Γ Académie Royale de Belgique, t. XII, fasc. 2, 1959. En examinant l'enchaînement des idées dans l'éloquence grecque, au moyen de graphiques, il distingue un « plan logique » et un « plan psychologique », et fait voir comment les rapports entre ces deux plans ont évolué : chez Démosthène, la tendance psychologique l'emporte avec éclat sur le préjugé « hyper-logique » (p. 90). Évidemment, cela fait penser à la conception platonicienne de la rhétorique. Platon a-t-il contribué à cette évolution, ou en a-t-il subi l'influence, ou bien aucune de ces suppositions ne serait elle exclusive de l'autre ? Il est difficile de trancher la question. Mais le rapprochement avec le Phèdre s'impose dans tous les cas.

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des formes de discours que l'on a appris à distinguer (272 a), conseil qui doit faire penser à ce qu'il a dit auparavant (268 b) en attirant l'attention de Phèdre sur les connaissances indispensables aux médecins.

Voilà, brièvement résumée, la conception platonicienne de l'art oratoire selon le Phèdre.

III

Ainsi il apparaît très clairement que les considérations sur la rhétorique développées par Platon dans le Gorgias et le Phèdre ne répondent pas seulement aux mêmes problèmes, mais qu'elles y apportent aussi des solutions analogues.

Dans le Gorgias, Platon consacre une place notable à la question de savoir quels sont l'objet propre, la fonction ainsi que les traits essentiels de la rhétorique. Le dialogue qui se poursuit, d'abord, entre Gorgias et Socrate, puis entre ce dernier et Polos, est destiné à montrer ce qu'il y a de faible, d'erroné et d'inadmissible dans la conception que se font de l'art oratoire les maîtres qui l'enseignent dans les écoles et, en général, tous les Athéniens qui en subissent l'influence. Le point de vue de Socrate, dans cette discussion, est, naturellement, celui du philosophe préoccupé de la vérité en toutes les matières dont on puisse traiter, et de la précision avec laquelle on présente et l'on justifie ce qu'on avance. Comme dans plus d'un dialogue, il s'élève contre le « culte de l'incompétence », contre l'ignorance qui veut prendre figure de la science. Contrairement à ce que l'on croit, l'orateur doit certes connaître « les choses mêmes » dont il parle (αυτά μεν τα πράγματα, 459 b). On ne peut admettre que le premier venu l'emporte par la seule éloquence sur ceux qui possèdent à fond leur sujet. Mais, après tout, Platon se borne à mettre en lumière l'insuffisance de la rhétorique telle qu'on la conçoit et l'enseigne, et n'indique d'abord qu'en passant, ou d'une manière indirecte, la voie à suivre.

Or la partie la plus remarquable de cette critique est sans doute celle où il s'agit de montrer que la rhétorique ainsi conçue n'est pas un art véritable, τέχνη, mais une « flatterie ». Ce qu'il faut surtout souligner, c'est qu'à ce propos Platon expose une doctrine ou

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conception de la τέχνη qui semble assez bien élaborée et qui reflète des vues profondes et mûries sur la manière dont l'homme pourrait s'assurer une prise réelle sur les choses. La vraie τέχνη est opposée à l'empirisme (c'est-à-dire à l'expérience primitive qui n'a pas été l'objet d'« analyse ») et à la routine (εμπειρία, 462 c et d, 465 a, 501 a ; εμπειρία και τριβή, 463 b, 501 a). Tant qu'on s'en tient aux procédés empiriques, on sait uniquement que tels « faits » ou phénomènes se suivent ordinairement, et qu'il en est que l'on peut produire à volonté, en ignorant quelle en est la véritable cause. C'est là la conception assez clairement exprimée dans le passage 465 a du Gorgias : ce qui distingue essentiellement l'« empirisme » de l'art authentique (ou de la science), c'est qu'il ne rapporte pa^ les effets à leurs causes réelles, faute de connaître la nature des choses (ou réalités) par l'action desquelles on veut obtenir certains effets définis. Cette conception sera précisée à une autre étape du dialogue : à la page 501 a, Platon opposera une fois encore la cuisine à la médecine. La différence entre ces deux « pratiques » consiste en ce que la première, qui vise à procurer du plaisir, n'en étudie ni la nature, ni la cause, qu'elle ne dénombre rien, qu'étant incapable de rendre raison de ses propres démarches, elle procède au hasard, d'une manière non rationnelle (άλόγως), alors que la médecine commence par étudier la nature du malade (c'est-à-dire de ce sur quoi elle cherche à agir) ainsi que celle des remèdes, pour connaître la cause véritable des effets qu'elle veut obtenir. Peut-il y avoir le moindre doute que la méthode du savoir caractérisée de la sorte dans le Gorgias soit identique au procédé de recherche décrit en détail dans le Phèdre et associé au nom d'Hippocrate? Ici et là, on voit apparaître les mêmes notions, d'abord celle de la connaissance de la « nature » des différentes choses à l'endroit desquelles on veut procéder « techniquement », cette connaissance devant permettre de découvrir le vrai lien causal. Ici et là intervient le verbe « dénombrer ». dont la signification dans le Gorgias reste obscure, tant qu'on ne rapproche pas la page 501 a du texte correspondant du Phèdre (270 b sq.). Alors il devient manifeste que ce qu'il faut dénombrer, ce sont les espèces comprises dans un genre et discernées dans cette unité par voie d'« analyse ». Platon applique d'ailleurs, lui-même, dans le Gorgias, cette règle de dénombrement, quand il parle des quatre «arts» et des quatre espèces de « flatteries ».

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Enfin, la découverte du vrai lien causal par cette voie analytique est. ici et là, le but véritable de la méthode qui fonde l'art, la τέχνη au sens fort du mot.

Or l'identité de ces procédés de recherche décrits dans le Gorgias €t avec plus d'ampleur dans le Phèdre est assurément une donnée importante, non seulement pour l'étude de la conception de la rhétorique dans ces deux dialogues, mais aussi au point de vue de la formation de la philosophie de Platon. En comparant les vues qu'il a exposées sur l'art oratoire dans ces deux ouvrages, on est amené à formuler les observations suivantes :

1) la critique que Platon fait de la rhétorique dans le Gorgias se signale par son caractère surtout négatif : il s'attache à mettre pleinement en lumière ce qu'il y a de faux et de blâmable dans la conception courante de l'art des discours plutôt qu'à montrer positivement ce qu'il devrait être ;

2) il fait voir principalement que la rhétorique n'est pas un art authentique en expliquant ce qu'est la véritable τέχνη et en quoi elle consiste (cf. 465 a et 501 a) ; il ne donne pas, cependant, d'indications suffisamment nettes sur la façon dont les procédés de recherche, caractéristiques de l'art vrai, pourraient s'appliquer à la rhétorique. A cet égard, il se borne à indiquer la voie dans laquelle il faut s'engager pour transformer l'art oratoire en une véritable science : or on peut bien y parvenir en prenant pour modèle la médecine (503 oi-504 e) ;

3) mais la différence la plus significative, à notre sens, entre ces deux discussions sur la rhétorique, se trouve dans le fait que le langage dont Platon use dans le Phèdre, en présentant ce qui se rapporte à la connaissance en général ainsi qu'aux méthodes du savoir indispensables à la rhétorique, reflète et suppose la « théorie des Idées» selon le Phédon et la République, alors qu'il n'y a pas dans le Gorgias de traces de cette théorie (1).

(1) II y a encore d'autres différences entre la discussion sur la rhétorique dans le Gorgias et le développement de ce même sujet dans le Phèdre. Elles tiennent, pour une part, à ce que les autres thèmes traités dans ces dialogues ne sont pas les mêmes. Ainsi, dans le Gorgias, les rapports de la rhétorique et de la morale ont beaucoup d'importance. D'après R. Hackforth, « The différence of standpoint between the two dialogues, which are separated probably by some

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Ayant déjà attiré l'attention sur les termes et expressions caractéristiques de la doctrine des Idées intervenant dans le Phèdre en connexion avec la rhétorique, nous ne ferons ici que quelques remarques générales sur ce qui a trait à la conception de la science dans ces deux dialogues. On sait ce qu'est la théorie de la connaissance dans le Phèdre ; elle s'y présente sous deux aspects différents et sur deux plans distincts ; d'abord dans le célèbre mythe de la destinée de l'âme, où elle apparaît comme une variation sur les thèmes principaux de la doctrine du Phèdon : c'est grâce à la réminiscence, grâce au souvenir des « choses en soi » qu'elle a contemplées plus ou moins dans l'au-delà, que l'âme est capable de ramener à l'unité de la Forme la multiplicité de données sensibles. Comme le dit Socrate : «... une intelligence d'homme doit s'exercer selon ce qu'on appelle Idée, en allant d'une multiplicité de sensations vers une unité, dont l'assemblage est acte de réflexion. Or cet acte consiste en un ressouvenir des objets que jadis notre âme a vus lorsqu'elle... levait la tête vers ce qui est réellement réel » (Δει γαρ κνΰρωπον ξυνιένοα κατ' είδος λεγόμενον ... κτλ., 249 b-c). Il semble, en effet, qu'ici (comme dans le Phèdon) il ne s'agisse que de la saisie des concepts isolés, de ces « unités » logiques auxquelles les choses multiples homonymes se trouvent être liées par la « participation », c'est-à-dire de la relation fondamentale du sensible et de l'intelligible (1).

Or, ce n'est pas du tout sur le plan du mythe que Platon décrit la méthode du savoir consistant à diviser en espèces les unités qui

seventeen years, is that whereas in the earlier Plato is content merely to constrast rhetoric and philosophy, in the later he seeks to harness rhetoric in the service of philosophy. Rhetoric as it is actually practised and the principles (or lack of principles) on which it is actually based are condemned as vigorously as ever : it is still no τέχνη, no true art, for it knows nothing of dialectic, the sovereign method of philosophy ; but it can, Plato suggests, become a τέχνη by basing itself on dialectic and psychology » (Op. cit., Introduction, p. 11).

(1) En 250 e on lit : ... ένθένδε έκεϊσε φέρεται προς αύτο το κάλλος, θεώμενος αύτοϋ τήν τηδε έπωνυμίαν. « L'idée est l'unité d'une multiplicité, qui lui doit sa dénomination collective et l'existence de chacun de ses termes. Cette opposition s'exprime souvent par celle de deux mondes : l'un au- dessus de nous, perdu dans le lointain, perdu aussi pour l'actualité du souvenir ; l'autre, d'ici-bas et actuel. Cf. 249 c, 250 a b, 274 a : ces grands, ces augustes objets sont la réalité réellement réelle de 247 c fin, e déb. » (L. Robin, édition du Phèdre, p. 44, n. 4).

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se forment par « rassemblement ». à dénombrer ces espèces et à s'enquérir sur le lien causal dont la connaissance est indispensable pour les opérations de la τέχνη. Ici nous sommes incontestablement dans le domaine susceptible d'être caractérisé comme celui de la pensée « positive », celle qui est tournée vers l'action sur les choses ou, pour dire mieux, sur les réalités de tout ordre. Et, naturellement, la question se pose de savoir quelle relation il y a entre ces méthodes et la « théorie des Idées ». esquissée à traits rapides dans le mythe de la destinée des âmes, et qui n'est autre au fond que celle du Phédon. Ces méthodes dites « dialectiques » dérivent-elles de cette théorie, en sortent-elles comme d'un germe, en sont-elles un perfectionnement? On voit combien il est malaisé d'y répondre. Ce qui est certain, c'est que dans le Phèdre ces procédés se rattachent en quelque manière à cette théorie, en tant qu'ils sont solidaires — de même que tout le développement sur la rhétorique — de la doctrine de la « vraie réalité », comme elle est conçue dans le Phédon et la République : l'expression δ εστίν εκαστον των όντων (262 b) l'atteste suffisamment ; le rassemblement (συναγωγή), dont il est parlé en 266 b, a une fonction analogue à celle de l'opération indiquée dans le mythe (249 c) par la phrase εις εν λογισμω ξυναιρούμενον ; l'expression εις μίαν τε ΐδέαν, συνορώντα, άγειν (265 d) rappelle la définition du dialecticien comme συνοπτικός dans la Rep. 537 c ; et d'autre part, quand Platon dit dans le Phèdre que « ...faute d'être capable, aussi bien de distinguer les choses selon leurs caractères spécifiques, que de les embrasser en une seule idée selon chacune de ces espèces, jamais on ne sera un technicien de l'art oratoire » (εάν μή τις ... κατ' ε'ΐδη τε διαιρεΐσθαι τα οντά και μια ιδέα δυνατός ν) καθ* εν εκαστον περιλαμβάνειν ου ποτ' εσται τεχνικός λόγων πέρι καθ' δσον δυνατόν άνθρώπω, 273 e), il donne de cette méthode une description pareille à celle qui se rencontre dans les derniers dialogues à propos des procédés dits «dialectiques» (1) et qui supposent, certes, la distinction de deux ordres ontologiques.

(1) On lit dans le Sophiste : ... 6 γε τοϋτο δυνατός δραν μίαν ίδέαν δια πολλών ... πάνττ) διατεταμένην ίκανώς διαισθάνεται, και πολλάς ετέρας αλλήλων ύπο μιας έξωθεν περιεχομένας (253 d). Dans le Théétète (qui n'est pas rangé dans le dernier groupe de dialogues) il est dit : ώσπερ ταύτας πολλάς ούσας ένί εί'δει περιέλαβες, οΰτω και τας πολλάς έπιστήμας ένί λόγω προσειπεΐν (148 d).

REG, LXXIV, 1961, n°» 351-353. 4—1

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Or il en est différemment dans le Gorgias. En effet, dans la discussion sur la rhétorique et dans la critique que Platon y fait des vues généralement admises sur l'art oratoire, on ne trouve pas de reflets de la doctrine de l'être vrai, intelligible, et de la science véritable selon le Phédon et la République. C'est là, avons-nous dit, la différence la plus importante entre ces deux discussions sur la rhétorique.

Ce sont donc, au point de vue de la formation de la pensée de Platon, des données singulièrement instructives. On s'en aperçoit en portant, en particulier, son attention sur la méthode du savoir que Platon décrit dans le Phèdre en la liant au nom d'Hippocrate. Dans ce dialogue, elle est incontestablement solidaire de la doctrine de la connaissance selon le Phédon et la République, du fait même que cette dernière s'y manifeste de diverses manières. Mais, d'un autre côté, on trouve bel et bien une caractéristique sommaire de cette méthode-là dans le Gorgias, dialogue où la doctrine des Idées ne transparaît pas du tout (1). Gomment interpréter ce fait curieux? Ne serait-ce pas un indice ou une preuve qu'entre cette doctrine et le procédé consistant à étudier la nature (φύσις) des différents êtres par voie de division en espèces et par dénombrement de ces dernières, il ne saurait y avoir de lien « génétique »? Il est invrai-

vl, A propos de cette expression «la doctrine des Formes ou Idées », il est opportun de faire remarquer qu'en raison de son caractère vague, elle doit nécessairement donner lieu à des malentendus. Il n'y a pas dans les dialogues une manière unique de concevoir et de présenter l'être intelligible. Dans plus d'un ouvrage considéré comme antérieur au Phédon, il est question de concepts, c'est-à-dire d'« essences » ou d'idées, en rapport avec la recherche d'une définition (p. ex. dans VEuthijphron et dans le Ménon). Mais on n'y rencontre aucune trace de la doctrine sur la nature des concepts. C'est dans le Phédon que Platon fait connaître pour la première fois ses vues sur ce grave sujet, en exposant sa théorie dualiste de l'être et du savoir, qui constitue un tout cohérent et se caractérise même par des expressions et par une terminologie particulières. Elle est développée et complétée dans la Bépublique. Mais dans les dialogues qui viennent après la Bépublique, on voit apparaître des méthodes nouvelles du savoir, ainsi qu'une nouvelle conception de l'être intelligible ; et, à leur sujet, il est permis de se demander si elles étaient contenues comme dans un germe dans la doctrine du Phédon, ou si elles dérivaient d'autres sources. C'est pourquoi, au lieu de parler sans rien préciser de la théorie des Formes ou Idées, il vaut mieux, dans certains cas, spécifier la conception que l'on a en vue. On pourrait en dire autant du terme « dialectique », qui, dans les dialogues de Platon, désigne diverses opérations de l'esprit.

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semblable, en effet, que cette méthode et les notions qu'elle comporte dérivent d'une manière ou d'une autre de la doctrine de la connaissance et de l'être dont le Phédon nous apporte la plus ample exposition. On est au contraire en droit de penser qu'entre ces « constructions de l'esprit », il n'y a pas de liens de dépendance ou de connexions nécessaires. Et l'on ne pourrait, certes, en être surpris. Comme on le sait bien, dans les dialogues de jeunesse sont entrées, avec la personne de Socrate, des conceptions relatives aux procédés logiques et aux méthodes du savoir qui n'avaient rien à voir avec le dualisme ontologique et épistémologique essentiel à la doctrine du Phédon, et qui devaient être dès lors ajustées au contexte nouveau, transposées dans une autre clef et chargées d'une signification plus riche et plus profonde.

Or la méthode de la τέχνη prônée par Platon dans le Gorgias est un exemple très significatif de ce processus d'assimilation. Il est manifeste qu'elle est rattachée à la médecine et tout à fait étrangère aux spéculations sur le concept, sur l'essence, sur la définition, qui préparent la voie à la doctrine du Phédon. Néanmoins, telle qu'elle est caractérisée dans le Gorgias, elle doit offrir aussi plus d'un trait que Platon a dû y ajouter en l'interprétant et en la systématisant de son point de vue. Il en est de même en ce qui concerne la façon dont Platon nous l'a présentée dans le Phèdre. Dans ce dialogue, il en fait connaître l'aspect théorique en même temps que la manière dont l'orateur devrait s'en servir. Il ne manque pas de nous dire qu'elle ne s'appuie pas seulement sur l'autorité d'Hippocrate mais aussi bien sur la raison (αληθής λόγος, 270 c). En outre, on peut observer qu'elle marque dans le Phèdre une étape dans un progrès de pensée aboutissant à la doctrine du Philèbe. La voie de la connaissance, fondamentale aux yeux de Platon — ■ celle qui est décrite au passage 16 c d — comporte le dénombrement des espèces dégagées par le procédé de diérèse, et suppose incontestablement la « méthode d'Hippocrate » selon le Phèdre... et selon le Gorgias. Et ce qui n'est pas moins remarquable, c'est que cette méthode se trouve dans le Philèbe expressément mise en relation avec la τέχνη, comme elle l'est dans le Gorgias et le Phèdre. C'est en y recourant, dit Socrate, qu'on a découvert tout ce qu'on a pu inventer dans le domaine de l'art (πάντα γαρ δσα τέχνη ς έχό μένα, 16 c). Aussi est-il légitime de penser que c'est la méthode de la τέχνη,

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recommandée par Platon dès l'étape du Gorgias, qui est à l'origine de certains aspects de la doctrine du savoir exposée dans le Philèbe, dialogue dans lequel, comme on le sait, les critiques et les exégètes ne parviennent pas à reconnaître et à identifier les Formes selon la doctrine du Phédon (1). Mais n'est-ce pas à dire qu'il s'agit là de conceptions qui sont loin de venir des mêmes sources et qui répondent à des problèmes différents?

On peut suivre ainsi à travers les Dialogues les transformations que subit un thème ou un concept et faire voir comment il varie tout en restant toujours identique dans son fond. De telles recherches pourraient être multipliées. Elles confirmeraient bien que dans le corps de la doctrine de Platon entrent des conceptions relatives aux chemins du savoir, aux procédés de recherche, qui, loin de dériver de « la théorie des Idées » telle qu'elle est exposée dans le Phédon et la République, en sont indépendantes et semblent tirer d'ailleurs leur origine, celle-ci devant être cherchée dans l'enseignement des sophistes et des orateurs, dans la médecine, dans la spéculation des géomètres, dans la théorie de la musique. Ainsi l'intérêt qu'offre l'étude des dialogues dits « socratiques » tiendrait aussi à ce qu'ils nous font connaître certaines notions ou « vues théoriques » telles qu'elles se présentaient avant d'être élaborées par Platon suivant les principes et l'esprit de cette doctrine dualiste de l'être et du savoir qu'est « la théorie des Idées ».

P. Kucharski.

(1) Dans l'introduction dont il a précédé sa traduction du Philèbe, A. E. Taylor dit entre autres ceci : « ...if we try to fit the ίδέαι as described in the Phaedo into the scheme of the Philebus, we meet at once with difficulties » (p. 48), et, plus loin : «... though the doctrine of the Philebus has, no doubt, arisen by a development in Plato's thought from the positions laid down in the Phaedo, the development has profoundly modified the original starting-point, with the consequence that the ΊΜα,ι of the Phaedo are no longer to be discovered, as that dialogue had described them, in the Philebus, and the question into which of our four 'classes' or 'categories' they ought to be put has no real meaning, and ought not to be asked » (p. 50). (Plato, Philebus and Epinomis, Translation and Introduction by A. E. Taylor, London/Edinburgh, 1956). Cf. notre travail Les chemins du savoir..., chapitre intitulé « L'abandon de la théorie de la Forme dans le Philèbe », pp. 285-324. Il ne semble pas, en effet, que la doctrine du Philèbe puisse être considérée comme un « développement » de celle du Phédon. Ses origines doivent être recherchées ailleurs, et en particulier dans la méthode de recherche de la φύσις des choses, qui n'a rien à voir avec la doctrine des <: essences » et qui apparaît déjà dans le Gorgias.