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Armand Colin Esquisse sur la modernisation de la rhétorique comme enquête politique Author(s): PETER ALEXANDER MEYERS and NANCY S. STRUEVER Source: Littérature, No. 149, LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES (MARS 2008), pp. 4-23 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41700853 . Accessed: 14/06/2014 23:06 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.2.32.141 on Sat, 14 Jun 2014 23:06:45 PM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES || Esquisse sur la modernisation de la rhétorique comme enquête politique

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Armand Colin

Esquisse sur la modernisation de la rhétorique comme enquête politiqueAuthor(s): PETER ALEXANDER MEYERS and NANCY S. STRUEVERSource: Littérature, No. 149, LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES (MARS 2008), pp. 4-23Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41700853 .

Accessed: 14/06/2014 23:06

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LITTÉRATURE N° 149 - MARS 2008

■ PETER ALEXANDER MEYERS, SORBONNE NOUVELLE ET PRINCETON UNIVERSITY

■ NANCY S. STRUEVER, THE JOHNS HOPKINS UNIVERSITY

Esquisse

sur la modernisation

de la rhétorique

comme enquête politique

INTRODUCTION 1

De la rhétorique d'Ari stote considérée comme « la faculté de consi- dérer dans chaque cas ce qui s'y trouve de propre à persuader » au rêve de C.S. Peirce « d'un art universel de la rhétorique, qui serait le secret général pour rendre efficaces les signes »2, la rhétorique est apparue parfois comme un mode d'enquête. Cette perspective va guider notre réflexion.

Dans cette perspective, le destin de la rhétorique après la Renais- sance peut apparaître non simplement comme un déclin mais comme une modernisation. La première partie de la présente étude donne des exem- ples d'une telle historisation de la rhétorique. Il y a trois raisons pour pro- céder ainsi. La première relève de la précision historiographique : nous souhaitons mettre en lumière les pressions exercées par la rhétorique même dans ses périodes d'éclipsé apparente. La deuxième est que cette modernisation suggère une tradition permanente et un rôle futur pour une rhétorique comme enquête dans les sciences humaines d'aujourd'hui. La 1 . Ces réflexions fragmentaires représentent - peut-être comme un fantôme - un projet de livre que depuis plusieurs années nous avons essayé faire naître. Pour cet article l'organisation du livre conçu par Meyers s'est trouvée transformée dans un brouillon fait par Struever, qui a été à son tour complètement retravaillé par Meyers. La majorité de la version présente a été renoncée par Struever. Nous avons décidé quand-même de publier cette version sous les deux noms comme document du projet en cours. Struever conservera la structure de son brouillon et fera un développement parallèle qui sera publié ailleurs en anglais ; en revanche, certains des propos ici présents constituent des axes d'un livre propre à Meyers et étaient déjà avancés dans d'autres écrits publiés. Nous voulons remercier fortement Antoine Compagnon, Aron Kibedi- Varga, et Georges Molinié qui nous ont invités faire cette contribution au colloque « La rhéto- rique et les autres » à la Sorbonne en juin 2006. La version présente a bénéficié de la lecture toujours perspicace d'Effie Rentzou de Princeton University et Philippe- Joseph Salazar de l'University of Cape Town. Pour contacter l'auteur : [email protected]. 2. Traduction par Bonafous (1856, modifié) de la Rhétorique, 1355b28. Ma traduction de Peirce, ms. 774, "Ideas, stray or stolen, about scientific writing", in The Essential Peirce, vol. //, Bloomington, 1998 : "... a universal art of rhetoric, which shall be the general secret of rendering signs effective".

article on line

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ESQUISSE SUR LA MODERNISATION ■

troisième raison est qu'une telle approche historiographique promeut notre seconde prémisse majeure, à savoir que la rhétorique se produit à l'intérieur du politique.

Perçue comme un mode d'enquête, la rhétorique pourrait sembler se rapprocher de la philosophie. Même si nous admirons souvent les efforts de la philosophie pour apprivoiser la contestation de la rhétorique, ce qui demeure le plus important est, pour nous, le fait que la rhétorique a contesté et conteste toujours la priorité de la philosophie. Nous considérons cette contestation elle-même comme une des sources de la créativité politique.

Certains - comme Klaus Dockhorn 3 ont identifié la rhétorique comme le second « Bildungsweg » de l'antiquité4 , alternatif à la philoso- phie. Nous suivons au contraire l'idée de Vico : la philosophie est dérivée 5. Heidegger a thématisé cette primauté de la rhétorique par rap- port à la philosophie. Dans ses conférences atypiques du semestre d'été 1924 - conférences qu'il a lui-même supprimées - , il affirme que même pour la philosophie, la rhétorique était la discipline « originaire » du logos, ou « l'argument originel » 6. Il se réfère évidemment ici à la mise en scène discursive des assemblées, des tribunaux et des jeux athéniens. On peut quitter ce cadre sans en perdre le sens : la rhétorique était imbri- quée dans un type de relation humaine inhérent à la cité, et constituée dans le discours. Elle était essentiellement politique.

Qu'est-ce que cela signifie ? Est-ce toujours vrai ? Nous allons nous autoriser ici plusieurs remarques préliminaires en réponse à cette question.

Si la rhétorique n'est apparue et n'a pu se développer qu'à l'inté- rieur du politique, à l'intérieur de quoi se trouve-t-elle exactement ? Qu'est ce que le politique quand la rhétorique lui est absolument essen- tielle, tel que la rhétorique ne peut se passer de lui ?

Nous connaissons la détérioration hellénistique de la rhétorique en une discipline d'école, une techné détachée des circonstances qui peut ainsi être disséminée facilement. Ce fait provoqua la dérision des philoso- phes : la rhétorique s'exerce à propos de « rien », elle n'a pas d'objet. Or, cette accusation ne peut être lancée qu'à partir d'une position antipoli- tique. Il s'agit d'un souvenir latent de la spécificité de la rhétorique, mais sans l'exigence inhérente à cette spécificité. L'objet persistant de la rhéto- rique, son « quelque chose », n'apparaît que sous un autre éclairage. Les qualités qui semblent « inhérentes » à la rhétorique telles que les aperçus sur la pluralité humaine, la mobilisation de la capacité que Rousseau a appelée « perfectibilité », l'altération discursive, la production d'effets et 3. K. Dockhorn, recension de H.-G. Gadamer, Wahrheit und Methode, in Göttingische Gelehrte Anzeigen, 218, 1966, p. 169-206. 4. Voir, par exemple, W. Jaeger, Paideia, 1934. 5. Scienza nuova , § 1043 ; toute référence à Vico est par paragraphe dans la Scienza nuova. 6. M. Heidegger, Grundbegriffe der aristotelischen Philosophie, M. Michalski (éd.), Gesamtausgabe , 18, Frankfurt, 2002 ; P. Christopher Smith, Hermeneutics of Original Argument, Evanston, 1998.

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■ LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES

de nouvelles habitudes dépendent entièrement de la façon dont la rhéto- rique est « contenue » (au sens où l'entend Kenneth Burke7) : être à l'inté- rieur du politique est en effet constitutif de ces qualités.

La rhétorique en tant que techné s'imagine elle-même sans sujet ; au contraire, la rhétorique comme enquête fonctionne de manière modale à tra- vers un sujet. De quelle manière, demande-t-on ? À nouveau, l'attachement nécessaire de la rhétorique au spécifique et ses implications dans le « quoti- dien» nous trompent en orientant souvent notre attention sur le «per- sonnel ». Mais si on se libère d'une considération unidimensionnelle du sujet confondue avec la personne, on peut voir que le sujet qui relie la rhétorique au politique est mieux compris en tant que phénomène spatial ou spatiali- sant. C'est-à-dire que le sujet fonctionne comme un pont entre les formes relationnelles caractéristiques du politique et ce qui advient lors du processus de l'enquête rhétorique. La spécificité de ce sujet, ce qui le rend compatible pour le politique et pour la rhétorique, et ce qui par conséquent rend le poli- tique et la rhétorique compatibles l'un avec l'autre, doit être conçue comme une position plutôt que comme une personne, ou, peut-être comme une posi- tion qui constitue la personnalité, comme l'aurait dit George Herbert Mead.

Sur ce point la glose de Heidegger sur Alistóte en 1924 est perti- nente. La position politique du sujet est, comme Aristote l'a clairement exposé, essentiellement un « être-avec-les-autres » ( Miteinandersein ) et la capacité caractéristique de l'homme, le langage, est essentiellement une « adresse-aux-autres ». La rhétorique est alors à la fois enquête sur ce fait et motivée par lui. La rhétorique advient exactement de là où se tient l'enquêteur, et son objet fondamental est le zoe praktike meta logou. C'est ce qui rend possible - pour emprunter la formule de Michel Meyer - « la négociation de la distance entre les individus sur une question 8» .

Si la rhétorique fonctionne à l'intérieur du politique, cela veut-il dire qu'elle dysfonctionne dans d'autres « contenants » ? Les habitudes politi- ques qui constituent la rhétorique semblent garantir, par exemple, qu'elle n'éclaircit des questions purement littéraires ou esthétiques que de façon excentrique. De même, l'antipathie de la rhétorique pour la philosophie : il est bien connu que l'histoire de la formation classique est définie par la « querelle » entre la rhétorique et la philosophie. Ceci peut être réaffirmé comme l'opposition fondamentale de la rhétorique aux exigences consti- tutives de la philosophie : le rejet de la politique, la dévotion aux essences universelles, l'aspiration à un consensus absolu.

Nous considérons que la « querelle » elle-même est une des sources de la créativité politique et qu'elle a - dans un certain sens - généré la pensée politique : elle peut aussi fournir une architecture pour l'enquête 7. K. Burke, A Grammar of Motives, New York, 1945, chap. 1. 8. M. Meyer, M.M. Carrilho et B. Timmermans, Histoire de la rhétorique des Grecs à nos jours , Paris, 1999, p. 307.

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politique. L'histoire de la politique hellénique par Josiah Ober en fournit un bon exemple : Ober argumente que nous ne devons pas considérer la philosophie grecque comme une optique sur la politique grecque, étant donné que la philosophie ne fournit que les points de vue d'une discipline tardive et dérivée qui se définit elle-même comme étant en dehors de la politique. Le travail philosophique de critique et de justification rétros- pective n'apparaît pas dans une expérience politique authentique et com- porte des motifs apolitiques et antipolitiques 9. Par contraste, une archéologie de l'éloquence grecque fournit un témoignage de la pratique grecque. C'est la rhétorique qui a fourni les croyances et les habitudes d'action propres à l'enquête politique et à la politique même, et c'est elle, par conséquent, qui seule est en mesure de les retrouver.

Ceci vaut pour l'historien mais aussi pour le sociologue. L'objet de la rhétorique est constitué par les circonstances et l'ensemble des croyances qui génèrent les habitudes d'action pour vivre ensemble, au quotidien, avec les autres, meta logou ; le sujet de la rhétorique n'est pas le «je», c'est-à-dire quelque chose de personnel, d'individuel - mais quelqu'un, n'importe qui, qui essaie d'assumer la position de citoyen, de thématiser 1'« être-avec-les-autres » dans ses propres actions.

VERS UNE HISTOIRE DE LA RHETORIQUE POSTCLASSIQUE : HOBBES, VICO, BENJAMIN

En proposant la rhétorique comme un mode d'enquête pratique -

ou, suivant Peirce, « pragmaticistic » - nous mettons en cause l'histoire connue de son déclin et stipulons à la place une sorte de continuité inter- rompue par des variations extrêmes dans sa capacité à énoncer et à pré- senter des diagnostics d'une valeur politique. Le paradigme grec de la rhétorique manifeste une série de conséquences sur laquelle nous revien- drons : de la nécessité de s'adresser à un public politique dérive l'obliga- tion de maîtriser les moyens de persuasion disponibles ; ceci demande l'investigation des capacités et des incapacités du sujet politique ; et ceci à son tour doit définir une réceptivité complémentaire, et oblige par con- séquent à porter attention aux diverses questions de la réception en tant que située dans un temps et en un lieu. Notre première affirmation sera que l'enquête rhétorique a conservé sa pesanteur politique particulière même dans des écrits après l'Antiquité et après la Renaissance. Nous nous tournerons ici vers trois figures qui ont affirmé leur propre conti- nuité excentrique - de Thomas Hobbes à Giambattista Vico et Walter Benjamin - et ont en commun des habitudes d'action investigatrice dans une modalité rhétorique. Ils exemplifient ainsi la persistance et la moder- nisation de la rhétorique. 9. J. Ober, The Athenian Revolution : Essays in Ancient Greek Democracy and Political Theory, Princeton, 1996.

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■ LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES

D'ARISTOTE A HOBBES

John Aubrey entendit Hobbes dire « qu' Alistóte avait été le pire professeur qui ait jamais existé, le pire politicien et le pire moraliste,... mais que sa rhétorique et son traité sur les animaux étaient exception- nels 10 » . Dans les années 1930 Leo Strauss donna un récit très détaillé de l'emploi que fit Hobbes du Livre Deux de la Rhétorique d'Aristote. Dans le Léviathan , Hobbes élabore un continuum, nécessairement complexe et par conséquent nécessairement pessimiste, des facultés humaines interac- tives : la sensation, la perception, l'imagination, les passions, la mémoire, la raison. Il y a là une « psychologie pleinement rhétorisée » et elle est, comme l'a observé Pierre Aubenque, déjà organisée sous forme de topoi à utiliser dans le débat n. Le premier livre du Léviathan est un manuel de production et de réception rhétoriques à la lisière de la civilité et de la citoyenneté, c'est un argument contre la guerre civile. Seule la rhétorique comme enquête pourrait adapter de cette façon la biologie à la politique, en intégrant les capacités animales fondamentales de mouvement auto- nome avec les processus politiques de l'énonciation dans l'affirmation, le rejet et l'altération des croyances partagées, ou endoxa.

Le triple programme de Hobbes - qui englobe De corpore , De homine, De cive - tend dans son ensemble à reconsidérer la vie politique non comme un moyen d'échapper à la vie biologique (comme dans la ver- sion d'Aristote d'Hannah Arendt) mais comme quelque chose qui advient à l'intérieur des limites de celle-ci (ce qui est la source de l'attrait de Hobbes pour Foucault et Agamben). L'usage que fait Hobbes du langage mécanistique de la philosophie naturelle du XVIIe siècle est simplement une glose sur ce modèle rhétorique. Evidemment, l'analyse profondément rhétorique de Hobbes a un effet pervers, à savoir qu'elle détruit la possi- bilité d'une participation oratoire du citoyen.

En effet, l'interprétation physicaliste et processuelle de Hobbes recon- figure l'agentivité politique. Le pessimisme de Hobbes efface les notions « humanistes » classiques du rôle individuel participatif du citoyen-orateur, en sapant ses opportunités d'effet politique 12. Dans le Behemoth , si parfaite- ment accordé à l'échec des négociations discursives, Hobbes voit cet échec comme presque inévitable. Est-ce que c'est de la politique ? Ou de l'antipo- litique ? Tout ce que nous pouvons dire pour le moment c'est que c'est les deux à la fois. Par conséquent, Hobbes oppose Alistóte à Alistóte, en utili-

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10. John Aubrey sur Hobbes dans Brief Lives, Chiefly by Contemporaries , Set Down by John Aubrey, Between the Years 1669 and 1696 , A. Clark (éd.), Oxford, 1898, p. 357. 1 1. L. Strauss, The Political Philosophy of Thomas Hobbes ; Its Basis and Its Genesis, trad. E. Sinclair Chicago, 1984, particulièrement c. 3, P. Aubenque, « Logos et pathos », in Corps et âme : sur le D'anima d'Aristote, C. Viano (éd.), Paris, 1996, p. 37-49. Dans le texte on se réfère à l'édition des œuvres d'Hobbes par Molesworth ; L = Leviathan , DCP = De corpore. 12. Voir les articles d'Y. Zarka et T. Sorrell, The Leviathan after 350 Years , T. Sorrell et L. Foisneau (éd.), Oxford, 2004, particulièrement p. 167, 172, 184.

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sant la Rhétorique pour corriger la version reçue de la philosophie politique. Le pessimisme rhétorique fait une relecture du processus politique en tant que processus socio-psychologique modulé par l'échange des signes qui articulent pour nous ces processus. Un pessimisme analogue imprègne r interprétation que fait Hobbes des émotions et de la volonté. L'inventaire des habitudes rhétoriques dans le Léviathan stipule que les émotions sont beaucoup plus que des états privés de l'esprit. Les passions sont des réac- tions aux représentations de nous-mêmes par les autres et sont en ce sens des actes sociaux d'attribution. Les listes des émotions par Hobbes sont des listes de performances caractéristiques ou, comme le dit Dumouchel, les émotions ne sont pas « les moyens, mais l'être, du social » 13.

Cette psychologie rhétorique redessine le vocabulaire politique. Le nouveau modèle du politique rend la délibération basique - en fait, telle- ment basique qu'elle est partagée par les animaux : « la somme entière des désirs, des aversions, des espoirs et des peurs qui se prolongent jusqu'à ce que la chose soit ou réalisée ou considérée impossible est ce que nous appe- lons délibération 14» . Hobbes redéfinit ensuite la Volonté comme étant sim- plement le dernier appétit (sensible) de délibération, faisant d'elle un acte, et non une faculté. L'effet est de dé-réifier la Volonté comme substance morale, et une fois réduite à un élément de délibération, la Volonté est plei- nement située dans le processus rhétorico-psychologique, c'est-à-dire la toile de capacité et d'action qui étaye l'argument politique.

À l'intérieur du projet de Hobbes, il n'est ni utile ni désirable de prétendre que des intérêts « rationnels » ou des fins particulièrement humaines changent radicalement les opérations de délibération parce que, comme son commentaire sur la Rhétorique ď Alistóte prétend le montrer, il est impossible pour notre délibération de transcender complètement ou de sortir du domaine de la capacité sensible. Tout au plus, comme P. Pel- legrin l'a observé, interposons-nous un « filtre » rationnel sur les mouve- ments de la sensation, de l'imagination, du désir 15. Mais les écrans interposés de l'éducation ou de la formation sont décrits par Hobbes comme des voiles d'ignorance 16. Normalement, ce sont des pensées pas- sionnées qui dirigent le discours mental.

La rhétorique politique de Hobbes problématise l'adresse à « la volonté rationnelle » du citoyen-héros classique. Mais l'obsession de Hobbes pour la définition de la souveraineté, le souverain étant re-décrit comme « personne collective », représente une autre atténuation remar- quable des intérêts théoriques classiques. L'interprétation du politique spécifiant que la véritable capacité politique s'opère seulement à l'inté- rieur d'une collectivité spécifie aussi cette capacité comme collective. De 13. P. Dumouchel, Émotions ; Essai sur le corps et le social , Paris, 1995, p. 71-72, 92.. 14. L, p. 48 ; DCP, p. 408-409. 15. P. Pellegrin, « Le De anima et la vie animale », in Corps et âme , op. cit., p. 492. 16. L, p. 279.

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■ LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES

plus, la souveraineté a priori , n'est pas donnée, mais elle est un produit autant qu'un véhicule du processus. Suivant ici Norman Malcolm, nous pouvons dire que la souveraineté est essentiellement une « volonté auto- risée ».... « une nouvelle situation júrale, pas morale », dotée d'une auto- rité qui se manifeste comme le pouvoir de « légiférer, potentiellement sur tous les aspects de la vie, pour la communauté tout entière » 17 . Même « autoriser » est une fonction persuasive, rhétorique ; l'acte fondateur est une opportunité pour la persuasion autant que pour la force.

L'intérêt rhétorique à l'égard de la situation énonciative motive Hobbes à considérer la violence, structurée et non structurée, qui forme le contexte de l'activité politique en tant que délibération, et le contexte des délibérations de Hobbes lui-même. À qui Hobbes adresse-t-il ses pensées ? Sheldon Wolin soutient avec vigueur que Hobbes essaie d'accomplir une « action épique », un nouveau tour de force discursif 18. Mais où situons- nous le public (imaginé) pour une telle épopée ? Considérons les propres investissements rhétoriques de Hobbes, ses aphorismes ; ce ne sont pas du tout les aphorismes plaisants et confortables des leçons de morale philoso- phiques de Spinoza. On peut observer ici les idées partagées par Hobbes et Montaigne : il est inutile de réitérer les impératifs de la vertu avec un ton de voix normatif ; de tels constats résistent à la réception. Hobbes parle peut- être à un « new model public » - ni à des citoyens, ni à des académiciens mais peut-être à une postérité sceptique et résistante - le public de Hume.

DE HOBBES A VICO

Vico n'utilise pas Hobbes. Or, il identifie un composant rhétorique clé dans le projet de Hobbes :

Con quanto magnanimo sforzo, con altrettanto infelice evento, credette d'accrescere la greca filosofia di questa gran parte, della quale certamente aveva mancato, di considerar Y uomo in tutta la sociétà del gener umano. 19

La lecture de Vico établit une version du « être-avec-les-autres » de la rhétorique, et Vico a ainsi identifié une contradiction chez Hobbes qui est éclairante. Situer Y uomo dans la totalité potentielle du « être-avec-les- autres » consiste à poser une limite extérieure à partir de laquelle « la filo- sofia si pone ad esaminare la filologia » 20 et un « critère » avec lequel on peut évaluer la Scienza nuova elle-même21. Cependant, le fait du « être- avec-les-autres » est aussi manifeste dans des groupes - ordine , popolo , nazione 22 - qui sont généraux mais non universels. Ceux-ci sont beau-

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17. N. Malcolm, Aspects of Hobbes, Oxford, 2002, p. 443. 18. S.S. Wolin, Hobbes and the Epic Tradition of Political Theory , Los Angeles, 1970. 19. Scienza nuova , § 179. 20. Scienza nuova, § 7. 21. Scienza nuova, § 348, 351. 22. Scienza nuova, § 142.

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ESQUISSE SUR LA MODERNISATION ■

coup plus révélateurs du projet de la « nouvelle science ». Pourquoi ? Parce que le topique de l'enquête de Vico n'est ni la « moralité » ni la théologie (« Dieu seul sait ce qu'il a fait ») mais plutôt « le monde civil... fait par les hommes » 23. Du premier au dernier paragraphe de la Scienza nuova , Vico désigne son objet comme les cose civili2*. Ceci veut dire que l'intérêt investigateur juste ne peut pas être simplement extrapolé à partir de l'interprétation des valeurs et des actions individuelles. Il demande qu'on porte principalement attention à la gamme des croyances com- munes, coutumes, dispositions et règles qui informent toutes sortes d'action civile. Il demande de porter attention à la façon dont on parle.

Un paradigme pàrticulièrement parlant et une ressource dans la Scienza nuova est la pratique du droit romain qui nous présente une poly- phonie de cas, de proclamations, de règles, de contestations etc. Vico nous renvoie à la définition traditionnelle du droit romain comme « la somme de la sagesse humaine et divine », mais on ne trouvera pas sa valeur pour l'enquête rhétorique dans de tels constats globalisants. L'aperçu de Vico est plutôt manifeste dans ses copieux exemples qui réi- tèrent la résistance du droit romain à la philosophie grecque moralisante, sa résistance à réduire les leçons civiles à un ensemble de choix moraux individuels 25. La Scienza nuova présente le droit romain comme spécifi- quement rhétorique - comme la matrice discursive stéréotypée et proces- suale qui a généré et soutenu l'identité civile romaine. C'est cet intérêt inhérent qui fait du droit romain, selon les termes de Kenneth Burke, une « anecdote représentative » 26 pour Vico au XVIIIe siècle.

Ce mouvement étend le domaine de la pertinence politique à plusieurs vecteurs. En prêtant attention aux institutions, pas aux individus, Vico s'est préoccupé des questions d'organisation et de changement historique dans les cose civile. L'herméneutique de Vico oriente la recherche sur tous les menus détails des développements légaux où nous trouvons, par exemple, dans le droit privé des détails concernant la culture romaine matérielle.

Notre point central concernant Hobbes est aussi valable pour Vico. Pour désigner un imaginaire d'agentivité politique - comment peut-on effectivement se voir dans la position du citoyen ? - Vico modernise, plutôt qu'il ne rejette, la rhétorique. Sans en tirer des conclusions cicéro- niennes, Vico reproduit les tactiques de la critique rhétorique portée par Cicéron sur les dysfonctionnements politiques de la dernière république. Ceci localise une position pour le citoyen, c'est-à-dire une position à partir de laquelle la rhétorique est activée, et vers laquelle elle est dirigée.

Par conséquent, dans la Scienza nuova , Vico contourne les interven- tions individuelles de violence et même d'éloquence. Il amène le lecteur 23. Scienza nuova , § 331. 24. Scienza nuova , § 1 et 1111. 25. A. Watso, Legal Isolationism : The Spirit of Roman Law , Athens GA, 1995, p. 158-171. 26. K. Burke, A Grammar of Motives, New York, 1945.

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■ LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES

devant les développements et les transcendances des ordres composites socio-politiques. De grandes décisions ou des actes héroïques accomplis par des protagonistes individuels ne présentent pas d'intérêt pour lui, non plus que de s'attarder sur l'un des mille noms propres mentionnés. Vico nous oriente vers les « faits sociaux » impersonnels à travers un spectre allant de l'habitude sub-personnelle aux cose civili supra-personnelles. Il rejette les questions et les évidences personnelles comme des distractions qui n'apportent qu'une « illumination privée ». Ce positionnement rhéto- rique du citoyen - au sens le plus fondamental d'« être-avec-les-autres » - transforme les possibilités et les motivations pour la mise en récit de l'action politique. Même un canon rhétorique aussi spécifique et ponctuel que le decorum - l'accommodation à la personne, au temps, au lieu - est chez Vico l'accommodation à un récit collectif, plutôt que personnel, d'ordres et d'événements civils.

Comme elle resplendit de l'aura de « l'impersonnel », la loi est la synecdoque pour toutes les cose civili. Vico insiste en effet dans la Scienza nuova sur la dépersonnalisation de toute chose, y compris, comme cela est bien connu, d'Homère. L'impersonnel, en tant qu'orienta- tion rhétorique, choisit des phénomènes à très grande échelle, à très grande portée et stipule que chaque élément est la trace de gens (peuple) et a sa place dans un récit plusieurs fois centenaire de nascimento , corso et ricorso . Simplement, le personnel ne crée pas « d'espace public », pas de locus communis .

Max Fisch, le grand lecteur peircien de Vico, a situé dans ce pano- rama une ontologie politique telle que l'a précisée Hannah Arendt dans son Was is Politik ? : un homme individuel ne possède pas l'humanité en tant qu'essence ; nous observons plutôt que seuls les hommes en groupes deviennent humains, ou civils 21 .

Il faut que l'être politique reste ouvert aux forces qui le composent et l'entourent. Il s'ensuit que l'enquête rhétorique se manifeste comme « science de vie » multiple : dévouée tout à la fois aux capacités biologi- ques, à l'action, au x facta civils, aux inventions partagées des sujets plu- riels. Cette rhétorique est par conséquent parfaitement appropriée à l'analyse des forces impersonnelles que Vico situe dans les coutumes, les institutions, les traditions, les « fragments d'antiquité », etc.28 À nouveau, l'objet général est « l' être-avec-les-autres ». La gravitation de la rhéto- rique autour des disputes linguistiques valide cette orientation imperson- nelle par son insistance sur les loci communi - les « lieux » qui ne sont possédés par personne mais nécessaires à tous - et le sensus communis - les rubriques toujours présentes et habituelles du jugement non réflexif qui sont spécifiques aux communautés et motivent les cose civili. Quand 27. Voir l'excellente introduction à l'édition anglaise de la Scienza nuova par Max Fisch (Ithaca NY, 1968). 28. Scienza nuova , § 524, 354-357.

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ESQUISSE SUR LA MODERNISATION ■

on en vient, comme Peirce le dit, aux « conditions sous lesquelles un signe [linguistique] peut... entraîner un résultat physique»29, personne n'est bon juge de sa propre cause. C'est de cette façon que le sensus com- munis devient l'origine d'une justice « extérieure », de l'autorité et, dans « l'anecdote représentative » de Vico, la ressource qui permet aux juris- consultes de formuler les principes du droit romain 30.

DE VICO À BENJAMIN

À rencontre de Hobbes qui est toujours prêt à supposer que « l'homme pourrait être vivant et tout le reste du monde annihilé »31, Vico est vivement et explicitement attentif aux multiples cadres du temps. Un premier type de chronologie dérive de la nature - la naissance, la crois- sance, la mort - mais cette narration biologique linéaire du corso delle cose civili est recouverte par les ricorsi , les schémas récurrents qui modu- lent le temps simple en un tissu temporel complexe. Chaque moment pré- sent contient des stratégies de développement multiples. Les faisceaux typiques des stratégies sont appelés « âges ». Pour une enquête rhétorique, le compendium du sensus communis dans le présent doit fournir un accès aux trois âges de l'Homme. Chaque âge a son propre langage et ses topoi.

Tandis que Vico - comme Hegel, comme Peirce - divise, comme c'est bien connu, chaque chose dans le monde en « trois » et attribue à chacune sa propre période historique, il dit aussi clairement que toutes les «trois sortes de langage... composent le vocabulario de [sa] science... »32. Ce propos signifie en même temps la réponse de Vico aux questions rhétoriques de temporalité et d'adresse. La rhétorique, en visant l'efficacité, est toujours là, ancrée dans les conditions et les forces des situations spécifiques. Qu'elle soit tacite ou explicite sur ce point, elle est par nécessité réflexive, vu que - comme Vico l'a rendu depuis long- temps clair dans De Nostri Temporis Studiorum ratione - le rhéteur doit prendre en compte sa propre position. L'unicité de la position du rhéteur peut toujours être résumée par un seul mot : maintenant. Ce maintenant n'est pas idéal ou éternel ; il est plutôt matériel et présent et fugace. Les forces sociales constituent le sol mouvant sous ses pieds.

Quelle est la relation que Vico cherche à établir entre la position, le moment et le langage ? En bref : la position de Vico lui-même dans la Scienza nuova est une condition de possibilité pour le passé qu'il tente de retrouver et, par conséquent, une condition de possibilité pour la conjonc- tion des diverses temporalités qui font de sa rhétorique modernisée une 29. « Ideas, Stray or Stolen, about Scientific Writing », in The Essential Peirce : Selected Philosophical Writings, vol. II, Bloomington, 1998, p. 326-327. 30. Scienza nuova , § 350. 31. Hobbes, Elements of Law, chap. 1, p. 8. 32. Scienza nuova, § 32.

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■ LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES

« nouvelle science ». Appelons cette relation historicisante par le nom que Walter Benjamin lui donnera plus tard : Jetztzeit. C'est le temps rhéto- rique ; c'est pourquoi l'enquête rhétorique ne peut fonctionner sans l'his- toire ; et c'est pourquoi le passé de l'histoire peut aspirer au decorum.

Et puis, considérons le langage. Quand Vico se tourne vers la composi- tion du vocabulario de la Scienza nuova , il se réfère de toute évidence à un réservoir de ressources linguistiques. Le vocabulario est le passage qui emmène l'enquête rhétorique dans le sens commun. Mais le vocabulario n'est pas seulement un lieu à partir duquel parler ; c'est aussi la constitution d'un lieu auquel parler33. S'il est nécessaire pour Vico d'opérer dans les trois langages de ses fameux « trois âges », ses destinataires - ici et maintenant - doivent être prêts à comprendre chaque langage ainsi que la relation qui existe parmi eux. Ainsi, une grande partie du projet de Vico comprend ce que Peirce appellera la « méthodeutique », ou la pratique de l'enquête rhétorique qui, simultanément, configure sa propre réception. Ce processus implique de rendre imitable ou appropriable la position du locuteur. Par contraste, plus cette position est personnalisée, plus le processus est voué à l'échec.

Les cose civili mortes doivent être revivifiées ; les institutions lin- guistiques incompréhensibles doivent devenir transparentes. Comment l'acte de retracer le corso typique d'un popolo ou d'une nazione ne devient-il pas une simple description mais une forme d'adresse avec un potentiel de réception ? La solution de Vico était de commencer la Scienza nuova avec le langage le plus archaïque, présenté par une gravure qui sert de frontispice et, quelques pages plus loin, un tableau chronolo- gique emblématique. Vico, pédagogue, entraîne ses destinataires en tra- duisant des signes muets en un discours articulé.

La clé de ce processus « n'est pas que le passé jette sa lumière sur ce qui est présent ou que le présent jette sa lumière sur ce qui est passé » mais la façon dont l'image elle-même situe « la relation dialectique entre "Alors" et "Maintenant" dans un temps authentiquement historique ». Dans cette image le « "alors" et le "Maintenant" se rassemblent comme un éclair en une constellation » 34.

Nous venons à l'instant de commenter Vico avec les mots de Walter Benjamin. Mais Vico lui-même imagine que l'expérience qui consiste à voir un éclair était le catalyseur pour la première émergence du langage35. On doit considérer ceci comme un point général de rhétorique parce que chaque usage du langage est le ricorso de cette émergence : le discours doit toujours être neuf, circonstanciel, propre à moi, en même temps qu'il

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33. Voir Vico, De constantia , livre II, chap.l. 34. Paraphrase de Benjamin ; Gesammelte Schriften , R. Tiedemann et H. Schweppenhaiiser (éd.), Frankfurt am Main, 1977, p. 577-578 (N 3, 1). 35. Scienza Nuova , § 447 ; cette expérience se trouve également à l'origine de la religion, des fables, et de plusieurs autres pratiques fondamentales de la vie humaine.

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ESQUISSE SUR LA MODERNISATION ■

appartient au sensus communis , et qu'il est par conséquent impersonnel. Il est trop effectif pour être simplement intentionnel.

En effet, le langage, comme « adresse-aux-autres » est la plus grande de toutes les cose civili. Toutes les cose civili sont chargées d'histoire et elles contiennent en même temps un moment anti-chronologique (qui, para- doxalement, constitue le savoir historique). Ce fait est important pour Vico d'un point de vue programmatique. Si les signes que les gens du passé uti- lisaient pour communiquer les uns avec les autres ne peuvent être inter- prétés comme signifiants pour nous, le passé peut devenir irrécupérable et l'histoire elle-même menace de disparaître. D'où l'urgence de la Scienza nuova. Elle doit établir dans le présent une commensurabilité entre le sensus communis culturel des autres époques et le sens commun contempo- rain auquel la Scienza nuova s'adresse. Précisément parce que l'objet est historique, la stratégie de la vieille science de Galilée, de Descartes, de Newton - l'appel au langage universel, la mathesis universalis - ne peut accomplir cette tâche. Pour établir la correspondance entre leur sens commun et le nôtre, on a besoin du jugement dialectique critique. De même entre mon sens commun et le vôtre. Historique, ou sociologique, ou les deux, ce decorum est la substance de la rhétorique-comme-enquête36.

Dans cette perspective, établir une commensurabilité entre les diffé- rentes instances du sens commun - « le leur » et « le nôtre », « le mien » et « le vôtre » - n'est pas seulement un problème cognitif. La rencontre est une question pratique, se produisant dans le temps et dans l'espace ; elle reste interne à l'objet historique parce que l'enquête et l'enquêteur font partie de la constitution (linguistique) de cet objet. Il n'y a pas de mesure externe ; la demande pour une telle mesure fait échouer le pro- cessus ; pour Vico comme pour Benjamin la rhétorique-comme-enquête concerne la prise de position ou le positionnement, et seulement secondai- rement le Erklaren ou le Verstehen. Vu que l'émetteur et le destinataire doivent tous les deux être capables de s'approprier cette position conve- nable, il est clair qu'aucune position rhétorique n'est la propriété d'un seul individu. Bien plutôt, toutes ces positions sont des caractéristiques du sensus communis lui-même, et sont les points où la particularité d'un acteur. . . cet acteur. . . se joint à, et dépend de, la particularité imperson- nelle d'un « ordine, popolo , nazione » (pour employer à nouveau les termes de Vico).

On peut dire, alors, que l'adresse insolente et l'anti politique de Hobbes sont supplantées chez Vico par une sorte ď ethos pastoral. S'il y a une intemporalité scientifique dans la Scienza nuova , elle est là pour permettre l'inclusion de toute chose ; chez Hobbes le mouvement hors du temps tend à une exclusion réductive. 36. Notion qui est développée, par exemple, dans le projet de H.-G. Gadamer.

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■ LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES

LE MODERNISME RHETORIQUE DE BENJAMIN

Si nous nous permettons une telle glose de Vico, c'est que nous y sommes autorisés par Walter Benjamin lui-même, qui a mystérieusement noté dans ses carnets la phrase suivante : « Annex : die Vico-Fïliation ; die innere Verbindung mit meinen Arbeiten » [« Annexe : la filiation avec Vico ; la connexion intérieure avec mon travail »] 37. Ainsi, ce qu'on vient de constater de Vico à travers les termes fournis par Benjamin se manifeste aussi comme exposé préliminaire des efforts de Benjamin. Nous voudrions maintenant parcourir un peu plus amplement ces efforts, d'abord en esquissant quelques-unes de ses affinités modernisantes avec la rhétorique, et ensuite avec une reconstruction suggestive du principe de l'enquête politique que Benjamin a proposée sous la forme d'une socio- logie rhétorique - sa « nouvelle science » à lui.

Quels sont les autres motifs fondamentalement rhétoriques dans l'œuvre de Benjamin ? 38 Rappelons-nous d'abord la prééminence du gestus ou de V actio chez Quintilien et considérons ensuite l'obsession de Benjamin pour les genres gestuels comme la citation et l'aphorisme. Et aussi son constat que l'œuvre complète de Kafka « einen Kodex von gesten darstellt » 39 et que chaque geste est « . ..ein Vorgang,.. . ein Drama , für sich. . . et [d]ie Bühne , auf der dieses drama sich abspielt, ist das Welttheater... »40. Ici le mot « geste » réinsère la parole à l'intérieur du champ discursif et, comme nous pouvons le dire en empruntant à Kenneth Burke, illumine l'être-avec-les-autres comme une « scène dramatistic » et identifie cette scène comme « le monde ».

Comme en réponse à la question de Peirce « comment un signe... apporte-t-il un résultat physique ? » Benjamin propose - à l'instar de ses contemporains Malinowski et Mead - le « geste » comme fonda- mental et général. Le « geste » n'a cependant qu'un rapport lointain avec la structure sémantique et par conséquent découvrir ou inventer la force discursive revient à opérer à travers la contingence, à opérer une « wechselseitig Erhellung » entre un « historischen Prozeß und Umbruch » d'un côté et le « Zufälligen, Äußerlichen, ja Kuriosen »41 de l'objet, de l'autre côté « ...[D]as Zeichen des neuen Forschers ist... das Zuhausesein in Grenzgebiete » 42.

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37. Benjamin- Archiv, ms. 424, in Gesammelte Schriften , R. Tiedemann et H. Schweppen- häuser (éd.), Frankfurt am Main, 1977, H.3, 1406. C'est l'édition à laquelle toutes les citations ici font référence ; suivie par « SW » la référence est à la traduction anglaise dans Selected works (Harvard University Press, 1996). Le rapport Vico-Benjamin est un thème principal dans P.A. Meyers, « The World of Speech and the Passage of Time », une version abrégée duquelle a été publiée dans F. Ratto (éd.), Il mondo di Vico , Vico nel mondo (Perugia, 2000). 38. Benjamin a fait une seule reférence à la rhétorique, qui se trouve dans son article « Der Autor als Produzent » : « Nicht immer ist die Rhetorik eine belanglose Form gewesen, son- dern grossen provinzen der Literatur hat sie in der Antike ihren Stempel aufgedrückt », II.2, 687 ; II.2, 770. 39. 11.2,418 ; 11.2,801. 40. 11.2,419. 41. III.367. 42. III, 369 ; SW 670.

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ESQUISSE SUR LA MODERNISATION ■

La « filiation avec Vico » n'est pas simplement un attachement partagé pour la rhétorique en général, mais une remarquable itération ou appropria- tion de l'initiative de Vico, comme, par exemple, dans les esquisses brillantes sur «La faculté mimétique», «La doctrine du semblable» et «L'astro- logie » 43. Benjamin s'intéresse au « similaire » comme essentiel à toutes sortes de savoirs occultes dans l'histoire, une approche qui rappelle l'usage historico-figuratif de la métaphore dans la Scienza nuova. Benjamin met cependant l'accent sur la présence historique des stratégies de mimesis, les utilisations spécifiques cognitives et pratiques de la ressemblance dans le passé. Il suppose un pouvoir mimétique originaire qui n'est pas uniquement une capacité des sujets mais quelque chose d'inhérent aux objets et, comme Vico, il définit ce pouvoir comme devenant plus fragile sur une longue durée. En considérant avec un regard moderne les traditions anciennes, «nous devons nous attendre à la possibilité que des configurations manifestes, des ressemblances mimétiques peuvent avoir existé un jour là où aujourd'hui nous ne sommes plus en position de les deviner ». En allant un peu plus loin, l'imitation elle-même est vue comme une stratégie perdue de création de sens. Même ce fait nous est connu par ressemblance : « ...si le génie mimé- tique était dans l'antiquité une force déterminante pour la vie, alors il est plus ou moins inévitable que la pleine possession de ce don. . . devrait être donnée à l'enfant nouveau-né, qui encore aujourd'hui dans les premières années de sa vie, manifestera un génie mimétique au plus haut degré en apprenant le lan- gage » 44. En bref, Benjamin emploie et recommande une généalogie de la similarité en tant que savoir originaire puissant. Il fait ensuite le même renver- sement que Vico et récupère le langage comme « une archive de similarités non sensuelles, de correspondances non sensuelles »45.

On sent encore les résonances de Vico quand Benjamin - comme ses contemporains Cassirer, Auerbach, etc.46 - privilégie la force rhétorique du mythe comme texte. Le mythe nous offre l'explication de l'héroïque. Chez les Grecs, le mythe constituait la preuve historique : « Aucun mythe n'a été compris sans qu'il ait été accepté par la raison, les mythes grecs sont fonda- mentalement rationnels. »47 Rappelons-nous que pour Vico le mythe homé- rique est la preuve la plus forte possible du développement de l'héroïsme en tant qu'institution, fait historique d'une extraordinaire importance politique qui a fortement modifié le cours des institutions successives. C'est peut-être l'instance la plus paradoxale des prémisses de Vico : « l'impersonnel » - même dans « l'héroïsme » - est thérapeutique pour la cité. Benjamin réi- tère : ce n'est pas l'accomplissement privé ou individuel mais bien plutôt la 43. 11.1,210-13/SW II, 720-22 ; II.1.204-10/SW 11.694-98 ; VI 192-93/SW II, 684-85. 44. VI, 193/SW II, 685. 45. II. 1, 208 ; II.2, 697. 46. La traduction allemande de la Scienza nuova faite par E. Auerbach en 1924 a trouve un public assez large. Auerbach a aussi publié en 1927 Die Philosophie Giambattista Vicos , une traduction du livre de Benedetto Croce. 47. 11.1,392/11.578.

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■ LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES

structure et la démarche des organisations qui signifient. Elles énoncent typiquement la toile des éléments constitutifs qui entremêle dans l'histoire civile les gestes les plus simples de solidarité ou de désaveu. « Dans chaque cas il est question de comment la vie et le travail sont organisés dans la société. »48 À l'intérieur de cette mise en scène impersonnelle, le rhéteur et l'auditeur (l'enquêteur et le citoyen) ont tous les deux leurs obligations. Le politique devient non seulement un thème, mais un devoir.

Cet accent mis sur l'organisation et l'engagement peut sembler dériver du marxisme notoire de Benjamin. Il est beaucoup plus important qu'ils soient cohérents avec un engagement archétypal pour l'enquête rhé- torique : la localisation d'un objet dans l'espace et dans le temps, une obsession pour les questions de decorum et de réceptivité, l'aperception des initiatives politiques dans l'activité discursive, l'avancement d'une critique du sens politique contemporain. Comme résultat, la position de Benjamin est sur quelques points clés anti-marxienne ; elle est de toute façon plus profondément politique que celle de Marx.

Comment cela se fait-il ? Nous pouvons seulement offrir ici une reconstruction suggestive de la « nouvelle science » de Benjamin, du prin- cipe de l'enquête politique qu'il a proposée sous la forme d'une sociologie- rhétorique. Nous revenons ainsi à la question : qu'est ce que cela peut signi- fier de dire que la rhétorique est « à l'intérieur du politique » ?

LA « NOUVELLE SCIENCE » ET LE POLITIQUE

La « nouvelle science » de Walter Benjamin nous fournit une vision extraordinaire de la constitution linguistique de « l'être-avec-les-autres ». Pour l'indiquer, il emploie le terme général de Erfahrung . Ses réflexions se concentrent autour d'une seule idée fondamentale : l'expérience se constitue dans le « passage » ou « la traversée » (il dit Übergang) entre les éléments pluriels qui la composent49. Ces « passages » sont constam- ment réactivés par une ambiguïté indéracinable qui existe à l'intérieur de toute situation importante entre personnes. Cette ambiguïté, Benjamin l'appelle Zweideutigkeit et la décrit comme « la loi de la dialectique à l'impasse » (« das gesetz der Dialektik im Stillstand »)50. Cette manière de penser naît de ses observations juvéniles sur le langage. Elle se développe très vite dans l'analyse des rapports éthiques dans son célèbre essai sur les « affinités électives » de Goethe (Die Wahlverwandschafien). Grâce à des

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48. 11.2,420/11.2,803. 49. Après ses écrits de jeunesse, Benjamin a mené son enquête sur l'expérience à travers une distinction entre (ce qui est une simplification extrême) une composante simple ( Erle- bnis ) et une composante sociale {Erfahrung). Plusieurs lecteurs ont pris cette distinction comme le fondement de sa théorie de l'expérience. Cependant, la notion de « passage » ou de « traversée » thématisée ici me semble plus importante parce qu'elle peut être conçue comme la transformation de /' Erlebnis en ' ' Erfahrung. 50. V. 55. On va préciser plus loin.

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ESQUISSE SUR LA MODERNISATION ■

élargissements supplémentaires, elle devient pendant les années trente suffisamment générale pour mériter le nom de Schwellenkunde ou « science des seuils » 51 . Avec cette « nouvelle science », Benjamin va mettre en lumière l'éventail des expériences de « passage » où s'entremê- lent et se constituent mutuellement le langage et l'expérience.

La « nouvelle science » de Benjamin du langage/expérience se nourrit de son association à la rhétorique et de ses modernisateurs exem- plaires comme Vico. Sa pensée est inspirée de la sensibilité et (moins explicitement) du vocabulaire d'une interprétation large de la rhétorique comme « science de la vie » 52. Pour Benjamin cette rhétorique était pré- sente de façon éclatante grâce à ses vastes lectures et à ses tentatives pour reconstruire un monde littéraire du XVIIe siècle 53.

Ce n'est pas Benjamin lui-même qui adapte le modèle langage/ expérience à la théorie politique mais plutôt sa cousine, Hannah Arendt. L'idée centrale de sa théorie politique - concernant la capacité humaine à créer de l'espace à travers le discours - se développa en dialogue avec Benjamin et correspond à son Schwellenkunde 54. Arendt adopte le terme « sens commun » pour identifier le fait social auquel cette « science des seuils » donne substance, l'utilisant d'une façon qui rassemble à la fois le senso commune parfaitement rhétorique de Vico et le sens « moral » ou « commun » de plus en plus scientifique des moralistes anglophones du XVIIIe siècle55. Arendt se réfère explicitement à Vico quand elle dit que le 51. V. 147. Voir W. Menninghaus dans G. Smith, On Walter Benjamin , Cambridge, MA, 1988, p. 305, Menninghaus dans H. Wismann, Water Benjamin et Paris , Paris, 1986, et Menninghaus, Schwellenkunde, Frankfurt, 1986. Menninghaus a observé que la théorie de l'histoire et la théorie du langage de Benjamin avaient « prédestiné la forme spatiale et tem- porelle du seuil comme un objet, sinon l'objet, prototypique dans la pensée de Benjamin » Citation de Menninghaus dans Wismann (1986, p. 543). 52. Voir Struever (1997) ; nous prévoyons développer cette idée dans une direction compa- tible avec, par exemple, I.A. Richards, The Philosophy of Rhetoric , Oxford, 1936 ; K. Burke, A Rhetoric of Motives, New York, 1950 ; ou Meyer, Questions de Rhétorique , Paris, 1993. 53. Usprung des deutschen Trauerspiels (1928), maintenant dans 1.203-430. 54. Voir P.A. Meyers « Political Space : The Foundation of Hannah Arendt' s Conception of the Political » (travail en cours). 55. Pour Arendt, « the atrophy of the space of appearance and the withering of common sense » vont ensemble ; voir M. Arendt, The Human Condition, Chicago, 1958, p. 208 ; voir aussi p. 274-275. Sur Vico, voir J. Schaeffer, Sensus Communis , Durbam, 1990. Même si « moral sense » et « common sense » retiennent des implications rhétoriques pour Shaftesbury, Clarke et Hutcheson, et avec Gay qui constate en 1731 que « we catch the temper and affec- tions of those whom we daily converse with », l'analogie réductrice qui voit le « common sense » dans le dispositif des autres cinq sens gagne du champ à la fin du siècle (dans Reid, par exemple), juste à temps pour être ridiculisée par Bentham. Il faut souligner ici que N.S. Struever insiste que cette transformation a bien commencé au XVIIe siècle. Pour les débats bri- tanniques, voir les textes recueillis dans D.D. Raphael (éd.), British Moralists , Oxford, 1969 et l'analyse de Schneewind (1998). B. Croce nous dit que Vico a connu Shaftesbury lui-même et pas seulement ses écrits. Fisch conjecture que la décision de Vico d'ajouter le frontispice à la Scienza nuova aurait pu être influencée par Shaftesbury ; voir Fisch dans Vico (1975, p. 81-82). Le mélange de ces deux versions de « common sense » par Arendt fait partie - sans être explicite - du « rattrapage » que la tradition rhétorique a dû accomplir au XXe siècle, c'est- à-dire le projet qu'elle a partagé avec Benjamin (et, bien sûr, avec d'autres). i

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■ LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES

sens commun est ce qui confère de la réalité à nos cinq autres sens en fai- sant correspondre les sensations privées au monde public 56.

Sa source motrice, cependant, est Benjamin. Le sensus communis se sédimente dans les habitudes de l'action. En dépit de la mutabilité dont il fait preuve en s' appliquant à des circonstances variées, il se distribue et devient cohérent dans le temps tandis que les membres d'une commu- nauté, devant mobiliser ou empêcher les engagements des autres par rap- port à leurs propres projets, déploient des lieux communs pour arriver à leurs fins. Le sens commun est la capacité de juger apprise sans aucune réflexion lorsque ces tentatives réussissent ou échouent57. Il est, par con- séquent, une partie constitutive de ce que Benjamin en vint à interpréter comme « l'expérience » 58. Ceci montre, sous un autre angle, pourquoi l'expérience est nécessairement un langage/expérience.

En effet, Benjamin est beaucoup plus explicite et précis qu' Arendt en élaborant un exposé des conditions pratiques dans lesquelles le sens commun soit fonctionne, soit échoue. Dans les récits familiers de la moder- nité - point de vue que nous avons écarté dans la première partie de cet exposé - ces conditions sont des développements post-rhétoriques. Il n'est pas surprenant alors que les analyses qu'en fait Benjamin soient soutenues par une autre tradition, apparemment anti-rhétorique. Car, comme beaucoup de ses contemporains - Adorno, Cassirer et Mannheim en sont des exem- ples évidents, mais on peut faire aussi appel ici à une longue liste d'intellec- tuels français - Benjamin passa de la philosophie à la sociologie. Le langage/expérience est un champ de contraintes dérivant de et exercées dans les relations sociales. Bien qu'apparemment personne n'ait compris ce qu'il disait en 1921, quand Benjamin fit une lecture (organisée alors par Marianne Weber) d'une version de son essai « Die Aufgabe der Über- setzer » dans le salon de Max Weber, à partir de la fin des années 1920 il se concentra sur l'élément fonctionnel auquel la tradition sociologique fran- çaise depuis Rousseau s'est référée comme le lien social. Ceci est de plus en plus évident dans ses écrits et est appuyé par son profond engagement dans le milieu sociologique après qu'il a émigré en France59.

Le lien social, évidemment, désigne ce groupe fondamental d'interdé- pendances pratiques qui maintient ensemble les institutions humaines. Il est bien connu que la montée de « l'individualisme » guidé par l' amour-propre fut rejointe au dix neuvième siècle par une investigation étendue et nouvel-

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56. Arendt (1958). Elle aurait pu se référer aussi à Hutcheson. 57. Voir Scienza nuova , § 142. 58. « L'expérience », ici encore, englobe la transformation de Y Erlebnis en Y Erfahrung. C'est également la manière dans laquelle John Dewey a conçu « l'expérience » par rapport à la vie civique ; voir particulièrement J. Dewey, Democracy and Education , New York, 1916. Vico complique cette image de « common sense » quand il ne rend pas suffisamment transparente la distinction entre celui qui appartient à l'humanité entière et celui qui carac- térise les groupes particuliers. 59. En particulier, il était actif dans le Collège de Sociologie ; voir la documentation dans D. Hollier, Le collège de sociologie , Paris, 1995.

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ESQUISSE SUR LA MODERNISATION ■

lement consciente de ces connexions sociales. Un développement parallèle caractérisant la modernité - qui était profondément influencé par la ten- dance très générale à une dépersonnalisation de la vie politique - concer- nait la privatisation de l'affect et de la passion. De la même façon que l'expérience éclaira la question « Comment des acteurs guidés par T amour- propre peuvent-ils agir ensemble ? » les nouvelles conditions de la vie privée posèrent aussi la question antithétique « Qu'est-ce qui rend ces effets et ces passions interpersonnels ? ». Cette seconde question, moins familière, qui a été plus tard reprise par la psychologie sociale, est celle que pose Ben- jamin. Pour ce faire, il se tourne vers les champs d'enquête les plus anciens et les plus nouveaux où la question est soulevée : la rhétorique et la socio- logie. Au XXe siècle l'engagement visible et renoué avec la rhétorique appelle à une révision de la sociologie, de la même façon que les dévelop- pements dans la sociologie, spécialement autour de l'utilisation de sym- boles en interaction, ouvrent de nouveaux espaces et de nouvelles stratégies pour l'enquête rhétorique. Benjamin préfigura en grande partie cela. Des essais comme son « Probleme der Sprachsoziologie » suggèrent qu'il était conscient d'avancer dans cette direction60.

Le lien social surgit dans un champ d'interdépendance pratique qui n'est pas homogène. La signification de cette interdépendance est fonc- tion de son organisation à travers les symboles. Un lien social apparaît dans le caractère public des symboles par lesquels les acteurs interprètent cette interdépendance et mobilisent pour contraindre ou faciliter les actions. La rhétorique apporte à la sociologie un récit détaillé de cette action symbolique - c'est-à-dire, de ce qui arrive quand les énoncés pro- meuvent des identifications effectives variées à l'intérieur du champ de l'interdépendance 61 - en termes de lieux communs ou topoi. Le lien entre ces objets linguistiques externes et le fait psychologico-corporel de l'interdépendance est le sensus communis , le sens commun.

Pris comme un tout, le dernier travail de Benjamin fournit un exemple de la façon dont certains types d'analyse sociologique peuvent spécifier les pratiques rhétoriques. Le sensus communis est le « tiers » entre les conditions empiriques spécifiques d'interdépendance et les lieux communs. Normalement il n'apparaît nulle part - ni comme signe, ni comme fait. Cependant, il doit apparaître quelque part pour être effectif. La forme du langage dans laquelle il apparaît est le topos 62 . 60. Publié dans le Zeitschrift für Sozialforschung en 1935. Voir III.452-480 ; on souligne le dernier paragraphe et les notes (p. 673-376). 61. Burke (1950, p. 49-59) suggère que le concept de « l'identification » précise l'opération de la rhétorique beaucoup mieux que la notion plus répandue de « persuasion ». Voir égale- ment M. Meyer et alii, op. cit. (1999, p. 307) : « La rhétorique est la négociation de la dis- tance entre les individus sur une question. ». 62. Meyers souligne que le concept des « lieux communs » devrait être étendu pour inclure les engagements comportementaux avec les personnes et avec les choses. Cette suggestion est développée dans P.A. Meyers Left Speechless (à paraître)..

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■ LA RHÉTORIQUE ET LES AUTRES

À nouveau, cette orientation rejoint Vico. Pour montrer les possibilités civiques, pour montrer comment son propre monde pouvait être différent, Vico reconstruisit le sens commun des siècles passés ; ceci nécessitait un récit de leurs institutions, mais il fut réalisé à travers une analyse « philolo- gique » de leurs topoï. « La filosofia si pone ad esaminare la filologia. » 63 Ces deux modes d'enquête sont vus par lui comme des compléments néces- saires64. La raison en est qu'examiner les mots pour les traces de leur signi- fication historique ne nous dit pas grand chose en soi. Vico s'intéresse à « l'Art des Meinens » ou fonction des mots dans un contexte pratique. Les topoï se prêtent eux-mêmes à cette sorte d'analyse parce que, même quand ils semblent être « auto-suffisants » à l'intérieur d'un argument, ce sont des exemples de la structure de la relation que Benjamin trouve dans Über- setzung , Übergang , et Passage. Ils sont les traces d'un « tiers » médiateur dans une relation pour laquelle les relata ne sont plus présents.

La spéculation seule peut nous dire ce que le « premier » et le « second » peuvent avoir été en pratique. Cela peut commencer par l'ana- lyse « philologique » - en « l'examinant », comme le dit Vico - à cause des propriétés formelles du topos.

La définition que donne Oswald Ducrot du topos peut ici nous aider. Il considère « les enchaînements de deux segments A et C, dont l'un est présenté comme argument justifiant, l'autre donné comme conclusion ». Dans ce cas, il « prend pour accordé - c'est d'ailleurs une idée très banale - que ces enchaînements mettent généralement en jeu un troi- sième terme, un "garant" qui autorise le passage de A à C ». C'est ce garant des enchaînements argumentatifs que Ducrot appelle « topos » 65. Pour lui, les « topoï mis en œuvre dans ce discours » sont « l'endroit précis où s'exerce la contrainte, c'est-à-dire le point d'articulation entre la langue et le discours argumentatif » 66 è

La façon de penser de Ducrot à propos des topoï est plus limitée et opérationnelle que la version classique donnée par Alistóte. Néanmoins l'austérité des vues de Ducrot met clairement au premier plan la façon dont l'enquête de Benjamin se situe dans la même tradition ars topica que celle de Vico67.

Comme beaucoup de linguistes contemporains, Ducrot veut main- tenir la relative autonomie du discours argumentatif comme objet d'enquête. Il n'est concerné ni par « les mécanismes logico-psychologi- ques » ni par le cadre social de l'argumentation. Ceci impose une sorte de circularité utile sur son interprétation des « garants » comme contraintes :

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63. Scienza nuova , § 7. 64. Scienza nuova , § 1 19. 65. Ducrot (1995, p. 85). Voir, par comparaison, l'usage parallèle du terme « warrant » par S. Toulmin, The Uses of Argument, Cambridge, 1958, p. 97-103. 66. Ü. Ducrot, in J.-C. Anscombre (éd.), Theorie des topoï, Pans, 1995, p. 86). 67. Voir E. Grassi, Rhetoric as Philosophy , University Park, PA, 1980.

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quels qu'ils soient, d'où qu'ils viennent, de quelque façon qu'ils fonction- nent, d'un point de vue linguistique il est suffisant de les appeler topoï.

Comme nous l'avons vu, l'approche de Benjamin est beaucoup plus expansive. Il refuse, même pour des fins analytiques, toute distinction claire entre le langage-usage et le reste de l'expérience. Cet élargissement du champ de l'enquête demande un type très différent d'explication des con- traintes imposées par de tels « garants », celui encadré par la rhétorique sociologiquement informée de Benjamin. Dans cette perspective, il n'est pas question de comprendre le topos - ce « garant » qui se tient entre deux, ou dans les propres termes de Benjamin le Passage ou le Schwelle - autrement que fondé dans le sensus communis. Ceci le conduit éventuellement à éla- borer l'argument fondamental en termes historiques et sociologiques.

Résumons-nous maintenant de la façon suivante. L'enchevêtrement nécessaire du langage et de l'expérience que nous appelons le politique est exprimé, bien que non exhaustivement, dans ce que les deux parties ont en commun : une structure de relations constituée par le « passage » ou la « traversée ». La formulation qu'en fait Benjamin est d'abord étroitement linguistique, ensuite plus largement expérientielle et ultimement rhétorique. Ce qui fait la dernière transformation, c'est l'entrée dans le champ « à l'intérieur » du politique. Sa théorie est une théorie de l'implication du lan- gage dans la création de cet espace entre les êtres humains sans laquelle nous n'aurions pas d'être social... ce qui revient à dire pas d'être du tout68.

Benjamin n'en dit pas pour autant que le langage reflète les relations sociales. Le langage constitue un lien social matériellement effectif. Le fait que le langage est matériellement effectif à un temps et en un lieu particu- liers, voire mobilisé par divers individus, a un nom général : le sens commun. Le sens commun est réparti entre les individus et n'est pas un savoir personnel. Le sens commun général opère dans des moments particu- liers en tant que lieux communs ou topoï. Les topoï à la fois structurent le sens commun et servent de véhicules en le faisant circuler de personne à per- sonne et de situation en situation dans le processus qui vise à établir des liens dans l'argumentation. Les topoï rassemblent les individus en même temps qu'ils les séparent. Ils servent de passages ou de « traversées » fiables (même s'ils sont imprévisibles) entre des situations différentes et contradictoires.

C'est la façon dont le langage « apporte un résultat physique » (encore Peirce) et contribue à la création d'un espace réel de relations sociales. Cet espace relatif est l'aspect public et partagé de l'expérience. D est constamment en train de changer, grandissant, diminuant, s'étendant exagérément, s'évapo- rant tandis que l'interdépendance est re-figurée par le discours69. 68. À partir de cette perspective, les propos de Benjamin sont comparables à G.H. Mead, même si les différences de degré et de qualité d'abstraction sont considérables. 69. Benjamin est connu pour avoir mis en avance la priorité des moments de résistance dans l'articulation de ce lien social ; ce thème était repris par Foucault. Un analogue sociologique se trouve dans Boltanski et Thévenot, De la justification, Paris (1991).

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