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© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite. Tony Gheeraert LA ROME TRAGIQUE Du mythe glorieux à la légende noire. Corneille (Horace, Cinna) Racine (Britannicus, Bérénice)

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© T. Gheeraert Ŕ 2009. Reproduction interdite.

Tony Gheeraert

LA ROME TRAGIQUE

Du mythe glorieux à la légende noire.

Corneille (Horace, Cinna)

Racine (Britannicus, Bérénice)

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Rome, du mythe glorieux à la légende noire

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Illustration de couverture : frontispice du Théâtre complet de Racine, édition de 1697. Légende : « Phobos kaï éléos », c’est-à-dire : « Terreur et pitié ».

On conçoit aisément que les poètes tragiques du Grand Siècle

aient été fascinés par Rome, dont lřHistoire regorge de crimes effroyables et de passions inhumaines : les rêves de gloire dřHorace, héros dénaturé conduit à sacrifier sa sœur ; la volonté de puissance de Néron, qui bascule dans le mal et se change en un monstre obscur ; mais aussi les amours douloureuses de Titus et Bérénice, condamnées par les lois dřun Empire où subsistent encore les fantômes de lřancienne République. Ce sont des destins tour à tour pathétiques et terrifiants qui sřentrecroisent dans ces trois épisodes de la geste romaine où la quête ambitieuse du pouvoir, les mirages héroïques et la violence forcenée des désirs brouillent les frontières entre le Bien et le Mal et donnent lieu à des tragédies ambiguës et inquiétantes, dont la beauté sombre rayonne sur le fond grandiose de cette Ville prodigieuse hantée par la démesure.

Ŕ Éditions conseillées

Pierre Corneille, Horace, éd. J.-P. Chauveau, « Folio théâtre ». Pierre Conreille, Cinna, éd. Georges Forestier, « Folio classique ». Jean Racine, Britannicus, éd. G. Forestier, « Folio classique ». Jean Racine, Bérénice, éd. Marc Escola, collection « GF ».

Ŕ Lectures complémentaires vivement conseillées Pierre Corneille, Le Cid et Polyeucte. Jean Racine, Phèdre. Aucun sujet d’examen ne portera spécifiquement sur ces pièces, mais je serai amené à y faire référence dans mon cours, étant donné leur importance dans les carrières respectives de Corneille et Racine.

Ŕ Autres lectures possibles Sophocle, Œdipe Roi, Antigone. William Shakespeare, Hamlet.

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I. BIBLIOGRAPHIE & AVERTISSEMENT LIMINAIRE

a) Bibliographie sommaire

Les ouvrages conseillés ci-dessous sont de deux types : ceux marqués dřun « M » sont des manuels faciles à utiliser et plutôt bien faits, mais qui ne contiennent pas dřanalyses approfondies des auteurs et des œuvres ; ceux marqués dřun « T » sont des thèses ou, à tout le moins, des ouvrages ambitieux, souvent plus épais.

Pour obtenir le module que vous préparez cette année, la lecture des ouvrages marqués dřun « T » est facultative ; en revanche, il serait souhaitable que, pour chacune des sections ci-dessous, vous ayez feuilleté et fiché au moins un ouvrage marqué d’un « M ». Jřajoute que la plupart de ces ouvrages se trouvent à la Bibliothèque du Département, à côté du secrétariat, et où vous êtes les bienvenus (les emprunts à domicile sont possibles).

Généralités sur le théâtre

- Marie-Claude Hubert, Le Théâtre, Armand Colin, collection Cursus. (M)

- Catherine Naugrette, L’Esthétique théâtrale, Fac-Nathan. (M) Sur la tragédie et le théâtre classique

- Pierre Corneille, Trois Discours sur le poème dramatique, éd. Marc Escola, GF. (Lecture complémentaire à mon sens indispensable dans le cadre de ce module)

- Christian Biet, La Tragédie, Armand Colin, Cursus, 1997. (M)

- Alain Couprie, Lire la tragédie, Paris, Dunod, 1998. (M)

- Jacques Truchet, La Tragédie classique en France, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Sup », 1975. (M)

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Pour être un peu plus ancien que les précédents, cet ouvrage n’est pas forcément moins bon.

- Georges Forestier, Essai de génétique théâtrale, Paris, Klincksieck, 1996. (T)

- Georges Forestier, Passions tragiques et règles classiques, PUF, 2003. (T) Sur la morale héroïque et sa contestation au XVIIe siècle - Paul Bénichou, Morales du grand siècle, Gallimard, « Folio », 1948. Cet ouvrage, un grand classique de la critique dix-septiémiste, est indispensable dans le cadre d’un module comme celui que je vous propose. Sur Horace et Cinna

- Isabelle Lejault, Horace. Pierre Corneille, Bertrand-Lacoste, 2004. (M)

- Georges Couton, Corneille et la tragédie politique, PUF, « Que sais-je ? », 1984. (M)

- Serge Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros, Paris, Gallimard, 1963. (T)

- Marie-Odile Sweetser, La Dramaturgie de Corneille, Paris/Genève, Droz, 1977. (T)

- Louis Herland, Horace ou la naissance de l’homme, Toulouse, SLC, 1986. (T)

- Michel Prigent, Le Héros et l’État dans la tragédie de Pierre Corneille, PUF, « Écrivains », 1986. (T)

- Marc Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Droz, 1990. (T) Littératures classiques, numéro spécial Cinna, Rodogune, Nicomède, 32, janvier 1998. Sur Racine, Britannicus et Bérénice

- André Blanc, Racine, Fayard. (T)

- Jacques Morel, Racine en toutes lettres, Bordas, 1992. (M)

- Roland Barthes, Sur Racine, Le Seuil, « Points », 1963. (M)

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- Christian Biet, Racine, Hachette Supérieur, 1996. (M)

- Jean Rohou, L’Évolution du tragique racinien, SEDES. (T)

- Pierre Ronzeaud (éd.), Racine/Britannicus, Klincksieck, Parcours critique, 1995. (M/T)

- René Pommier, Études sur Britannicus, SEDES, 1995. (M)

- Suzanne Guellouz (éd), Racine et Rome. Britannicus, Bérénice, Mithridate, Orléans, Paradigme, 1995. (M/T)

- « Les Tragédies romaines de Racine », Littératures classiques, 26, janvier 1996. (M/T) N’oubliez pas aussi de bien lire les préfaces et le paratexte accompagnant les éditions des œuvres au programme.

b) Méthodes de travail

Tout dřabord, jřinsiste avant tout sur l’indispensable lecture et relecture des œuvres… Lřimportant nřest pas de dévorer toute la bibliographie critique, encore moins dřapprendre le cours par cœur Ŕ rien ne mřagace plus que de voir des étudiants réciter mon cours. Lřimportant, cřest la fréquentation assidue des œuvres au programme et la réflexion personnelle sur ces œuvres ; cette méditation peut se faire au moyen de cours, livres, articles, etc., mais la lecture de ces matériaux « secondaires » ne se substituera jamais à une étude de première main des œuvres au programme.

Il est donc impératif que vous lisiez, relisiez, et relisiez encore Horace, Cinna, Britannicus et Bérénice, et toutes les tragédies classiques que vous pourrez (en particulier Le Cid et Phèdre) un crayon à la main. Faites des résumés de lřaction, constituez-vous des fiches sur les personnages, et apprenez par cœur quelques passages-clefs. Le cours nřest quřun moyen pour entrer dans lřœuvre, il nřest pas la fin.

c) Lřexamen

Pour cette U.E., lřexamen comportera deux épreuves, un écrit (qui compte pour 70% de la note) et un oral (30%). Ces deux épreuves se dérouleront au cours de la session de mai-juin.

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Pour lřécrit, vous choisirez entre deux sujets de dissertation, au choix. Ces compositions françaises pourront porter soit sur une seule des œuvres au programme, ou sur plusieurs, ou sur la tragédie classique dřune façon générale.

Pour lřoral vous aurez à procéder en 15mn à lřexplication dřun court passage tiré des trois textes au programme ; votre commentaire sera suivi dřune courte reprise.

d) Entraînements

Les entraînements sont facultatifs, au sens où ils nřinterviennent pas dans le décompte de la note finale que vous obtiendrez pour ce module. Toutefois, je ne saurais assez vous encourager à me rendre au moins une copie, ou deux, voire les trois.

Pour vous entraîner, je vous propose :

1) Un commentaire composé :

Vous ferez le commentaire composé des vers 431-482 dřHorace de Corneille (acte II, scène 3). 2) Une « leçon » (cřest-à-dire, grosso modo, ce quřon appelle au lycée un « exposé ») : Les femmes et lřamour dans Horace de Corneille.

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3) Une dissertation :

Dans son ouvrage intitulé La Tragédie (Paris, Armand Colin, « Cursus », 1997, p. 82), Christian Biet écrit :

« Le théâtre écrit, programme le désordre et tâche de résoudre, in extremis, le désordre du monde par le retour difficile et parfois impossible à la norme. Mais entre-temps, il y a eu une remise en cause des notions majeures sur lesquelles repose la société. »

Vous commenterez ce propos en vous appuyant sur les trois tragédies au programme.

e) Remarques diverses

Précisez bien toujours vos coordonnées complètes en tête de chaque courrier que vous me ferez parvenir, pour que je puisse vous répondre directement, sans passer par le service de télé-enseignement : nous gagnerons du temps. Nřoubliez pas non plus la plate-forme Internet : vous pouvez me laisser des messages, ainsi que des copies à corriger, à mon adresse universitaire ([email protected]).

Dernière chose : si vous avez lřoccasion dřassister à lřun de mes cours à Mont-Saint-Aignan, vous y serez bien sûr les bienvenus. Même si vous nřavez pas la possibilité de vous déplacer, vous pouvez néanmoins me contacter à nřimporte quel moment de lřannée. Éventuellement, et en cas de besoin, je pourrai vous fixer un rendez-vous (de visu ou par téléphone).

Je vous souhaite un bon voyage dans le monde sombre et fascinant de la tragédie classique…

Bon courage !

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II. INTRODUCTION GÉNÉRALE : LA PAROLE ET LE FANTÔME

« Toutefois, si votre âme était assez hardie, Sous une illusion vous pourriez voir sa vie, Et tous ses accidents devant vous exprimés Par des spectres pareils à des corps animés : Il ne leur manquera ni geste ni parole. »

Pierre Corneille, L’Illusion comique.

A. LE THÉÂTRE, ART LITTÉRAIRE OU ART DU

SPECTACLE ?

Il nřest pas inutile, au seuil de ce cours et avant dřaborder les problèmes spécifiques à nos trois œuvres au programme, de rappeler quelques généralités sur le théâtre. Aucun sujet de devoir spécifique ne pourra porter sur ce chapitre, qui n’est là que pour vous aider à réagir devant un texte de théâtre, et à en réviser les principales notions.

1. LES DÉFAILLANCES DU TEXTE

a) Le théâtre, genre littéraire ?

Le théâtre nřest pas exactement un genre littéraire : le théâtre, en effet, est avant tout spectacle, et, même lorsquřon lřétudie, comme ce sera le cas ici, comme un texte, cette dimension spectaculaire ne saurait jamais être oubliée. La grande différence entre un texte théâtral et un texte romanesque ou poétique, et cřest ce qui en fait la plus grande difficulté dřapproche, est quřil ne se suffit pas à lui-même. Le sens de

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lřœuvre ne dépend quřen partie des mots inscrits sur le papier, dont le statut sřapparente à celui du livret dřopéra ou de la partition de musique. Car un ouvrage de théâtre est, sauf exception, destiné à être représenté sur scène, et à devenir ainsi ce quřon appelle aujourdřhui un « spectacle vivant ». Le texte écrit doit vivre, et pour cela, prendre souffle dans la voix des acteurs, se chargeant ainsi des intonations de la parole vive ; il doit aussi sřincarner dans le corps des comédiens, leurs déplacements, leurs mimiques et leurs jeux de scènes ; il doit enfin sřintégrer dans un dispositif complexe qui comprend le décor, lřéclairage, les costumes et le maquillage, éventuellement aussi la musique ou même les vidéos accompagnant cette représentation. Lřemblème du théâtre est dřailleurs non un texte, mais un objet : ce masque porté jadis en Grèce par les acteurs, qui figeait les traits individuels en un hiératisme étrange et fascinant, interdisant toute expressivité. Contrairement au roman ou à la poésie, le sens dřune pièce de théâtre procède, pour reprendre la formule de Roland Barthes, dřune « épaisseur de signes » qui ne sont pas tous verbaux, mais aussi visuels et auditifs, et qui sont susceptibles de varier dřune représentation à lřautre.

Quřest-ce que le théâtre ? Une espèce de machine cybernétique. Au repos, cette machine est cachée derrière un rideau. Mais dès quřon la découvre, elle se met à envoyer à votre nouvelle adresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier, quřils sont simultanés et cependant de rythme différent ; en tel point du spectacle, vous recevez en même temps six ou sept informations (venues du décor, du costume, de lřéclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leurs mimiques, de leur parole), mais certaines de ces informations tiennent (cřest le cas du décor), pendant que dřautres tournent (la parole, les gestes) ; on a donc affaire à une véritable polyphonie informationnelle, et cřest cela, la théâtralité : une épaisseur de signes (Essais critiques, Seuil/Points essais, 1964).

Voir, ou même lire une pièce de théâtre est donc une entreprise difficile : elle consiste dans le déchiffrement de ces strates de signes simultanés et dřordres différents, et qui peuvent être contradictoires : Jean-Claude Durand par exemple, dans le Dom Juan de Vitez, lance des injures à Elmire tout en lui caressant la jambe ; la multiplicités des niveaux de signes peut permettre de dire la complexité des désirs et les clivages internes aux personnages.

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Cřest en raison de cette complexité dřun sens toujours mobile que les grands metteurs en scène ne cessent de vouloir faire jouer les chefs-dřœuvre du passé : chaque représentation nouvelle explore les sens possibles de la pièce, insiste sur tel ou tel aspect de lřœuvre, et, en faisant ainsi miroiter les significations, donne à voir et à entendre des interprétations toujours inattendues. Quřil insiste sur lřimportance du spectaculaire en multipliant les effets spéciaux, ou quřil fasse preuve dřéconomie afin dřattirer lřattention sur la parole, les mots sont toujours portés par une voix et inscrits dans un décor.

Aussi, expliquer un texte de théâtre dans une classe, cřest travailler sur un membre mutilé. Malgré tout, il est possible de « lire le théâtre », pour reprendre le titre dřun ouvrage toujours capital, bien quřun peu daté, de Anne Ubersfeld1. Certaines pièces sřy prêtent plus que dřautres, selon quřelles sont plus ou moins littéraires (Phèdre est aussi un poème), ou plus ou moins conçues pour être lues « dans un fauteuil », comme cřest le cas pour une partie du corpus romantique. Dans tous les cas, même lorsque la lecture est détachée de toute représentation réelle, il faut malgré tout faire appel à une forme particulière dřimagination pour visualiser ces mots et les animer dans lřesprit : lire une pièce de théâtre, cřest voir et entendre (le mot théâtron, est dřailleurs forgé sur la racine du mot « voir », théômaï). Cřest cette spécificité du texte théâtral quřon appelle théâtralité.

b) Les deux composantes du texte de théâtre : dialogue et didascalies

Cette particularité apparaît dřemblée aux yeux de qui ouvre le texte dřune pièce de théâtre, qui se divise en deux grands ensembles : les paroles prononcées, et les didascalies.

Le premier groupe se subdivise lui aussi en plusieurs catégories, les dialogues, les monologues, et les apartés.

Il convient ici de rappeler le sens de quelques termes

techniques quřil est essentiel dřutiliser à bon escient : - La réplique : on appelle réplique chaque élément (du dialogue)

dit par un acteur.

1 1978 ; Belin Sup, 1996.

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- La tirade : une tirade est une longue réplique. Il ne faut pas confondre tirade et monologue ;

- Un monologue est une scène où un personnage se retrouve seul sur le plateau et pense tout haut ; lorsquřun monologue est composé de strophes en vers lyriques, on appelle ces strophes des stances.

- La stichomythie : dialogue où les interlocuteurs se répondent vers pour vers.

- Un aparté désigne les paroles que lřacteur dit à part soi, et que le spectateur seul est censé entendre.

Normalement, un texte théâtral est écrit tout en dialogues : les adresses au spectateur sont exceptionnelles et sont plus ou moins bien acceptées selon les époques. En général, la brièveté ou la longueur des répliques détermine respectivement la vivacité de lřaction ou, au contraire, son ralentissement, en permettant, par exemple, lřapprofondissement de lřétude des caractères, ou le récit détaillé dřun événement situé hors scène.

Le texte qui nřest pas destiné à être dit par des acteurs constitue

les didascalies. On réduit souvent les didascalies aux indications scéniques, mais elles comprennent en fait :

- Le découpage de la pièce en actes et en scènes ; - La liste des personnages, en tête de la pièce, et quřon appelle

« Dramatis personae ». - Le nom des personnages présents sur scène ; les entrées et

sorties de scènes (exit) ; - Le nom du personnage qui prend la parole ; - Les indications de lieux ; - Les remarques concernant le décor, les objets, les vêtements,

éventuellement lřéclairage ; - Les précisions sur les positions, les gestes, les intonations des

acteurs, les jeux de scène, les apartés… Les didascalies, quřon appelle aussi « indications de régie », ne

sont aperçues quřà la lecture. Elles sont destinées dřabord au comédien et au metteur en scène, mais concernent aussi le spectateur dans son

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fauteuil Ŕ ou dans sa salle de classe. Elles ont pris une place de plus en plus importante au fur et à mesure de lřévolution du théâtre.

Les pièces antiques ne prennent pas même le soin dřindiquer à quel personnage attribuer telle ou telle réplique ; il appartient alors aux éditeurs critiques modernes dřétablir les rôles de chaque interlocuteur et, éventuellement, dřajouter les remarques indispensables de mise en scène, telles que le texte paraît lřexiger. Une telle entreprise, indispensable pour lřintelligibilité de la pièce, est délicate et toujours sujette à caution.

Si les pièces classiques françaises (XVIIe siècle) comportent ces précisions sommaires, elles ne proposent guère dřindications de mise en scène, à quelques exceptions près. Lorsque des didascalies sont présentes, elles nřen sont que dřautant plus importantes et méritent toute lřattention du lecteur. Ainsi, par exemple, ce jeu de scène à la scène 6 de lřacte III dřAndromaque :

PYRRHUS. Allons aux Grecs livrer le fils dřHector. ANDROMAQUE, se jetant aux pieds de Pyrrhus Ah ! Seigneur, arrêtez ! Que prétendez-vous faire ? Si vous livrez le fils, livrez-leur donc la mère. Vos serments mřont tantôt juré tant dřamitié ! Dieux ! Ne pourrai-je au moins toucher votre pitié ? Sans espoir de pardon mřavez-vous condamnée ?

Andromaque, princesse troyenne, est captive de Pyrrhus qui

lřaime. Il lui propose un chantage odieux : il livrera son fils aux Grecs si elle refuse de lřépouser. Acculée à lřinévitable décision, après avoir longtemps tergiversé, elle se résout ici, en « se jetant aux pieds de Pyrrhus », de supplier celui quřelle hait férocement, espérant par là sauver son fils. Ce nřest pas un hasard si la didascalie est située précisément au point de basculement de toute lřintrigue, au cœur même du drame.

Plus tard, Diderot, qui donne aux scènes de ses drames la forme de tableaux, est soucieux de marquer les attitudes de ses personnages, et de brosser les éléments du décor bourgeois dans lequel se déroule lřaction de ses drames. Voici les indications qui ouvrent Le Père de famille :

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La scène est à Paris, dans la maison du père de famille. Le théâtre représente une salle de compagnie, décorée de tapisseries, glaces, tableaux, pendule, etc. Cř est celle du père de famille. La nuit est fort avancée. Il est entre cinq et six heures du matin. […] (Sur le devant de la salle, on voit le père de famille qui se promène à pas lents. Il a la tête baissée, les bras croisés, et lřair tout à fait pensif. Un peu sur le fond, vers la cheminée qui est à lřun des côtés de la salle, le commandeur et sa nièce font une partie de trictrac. Derrière le commandeur, un peu plus près du feu, Germeuil est assis négligemment dans un fauteuil, un livre à la main. Il en interrompt de temps en temps la lecture, pour regarder tendrement Cécile, dans les moments où elle est occupée de son jeu, et où il ne peut en être aperçu. Le commandeur se doute de ce qui se passe derrière lui. Ce soupçon le tient dans une inquiétude quřon remarque à ses mouvements.)

Ces longues indications possèdent une dimension picturale évidente : un peintre en tirerait aisément une toile montrant lřintérieur dřune confortable demeure du Siècle des Lumières, dans lequel évoluent des figures aux gestes bien caractérisés.

Lřusage des didascalies se développe encore davantage à lřépoque romantique, vers les années 1830. Victor Hugo, soucieux de couleur locale et de pittoresque, donne ainsi des indications très nettes sur les costumes, les décors et les accessoires. Voici les consignes données par le dramaturge en tête de Ruy Blas :

Le salon de Danaé dans le palais du roi, à Madrid. Ameublement magnifique dans le goût demi-flamand du temps de Philippe IV. À gauche, une grande fenêtre à châssis dorés et à petits carreaux. Des deux côtés, sur un pan coupé, une porte basse donnant dans quelque appartement intérieur. Au fond, une grande cloison vitrée à châssis dorés sřouvrant par une large porte également vitrée sur une longue galerie. Cette galerie, qui traverse tout le théâtre, est masquée par dřimmenses rideaux qui tombent du haut en bas de la cloison vitrée. Une table, un fauteuil, et ce quřil faut pour écrire.

Don Salluste entre par la petite porte de gauche, suivi de Ruy Blas et de Gudiel, qui porte une cassette et divers paquets quřon dirait disposés pour un voyage. Don Salluste est vêtu de velours noir, costume de cour du temps de Charles II. La toison dřor au cou. Par-dessus lřhabillement noir, un riche manteau de velours vert clair,

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brodé dřor et doublé de satin noir. Épée à grande coquille. Chapeau à plumes blanches. Gudiel est en noir, épée au côté. Ruy Blas est en livrée. Haut-de-chausses et justaucorps bruns. Surtout galonné, rouge et or. Tête nue. Sans épée.

Les didascalies débouchent ici sur une véritable reconstitution historique. Par surcroît, le metteur en scène scrupuleux se verrait dřailleurs contraint dřeffectuer de solides recherches sřil voulait recréer les vêtements portés par les Espagnols du XVIe siècle, ou pour trouver à quoi correspond le goût « demi-flamand » de cette époque. Hugo compte aussi sur les costumes et les accessoires pour opposer la condition sociale des deux protagonistes : la noblesse de don Salluste, dont la vieille aristocratie est désignée par le port de lřépée « à large coquille », et la roture de Ruy Blas désarmé.

Au XXe siècle, en particulier dans le Nouveau Théâtre des années 50, les didascalies deviennent pléthoriques au point de supplanter les dialogues. Dans les Paravents, Jean Genet y insère des remarques qui tiennent bien davantage de la critique littéraire que des indications scéniques : il y commente les sentiments des personnages ou la composition de sa pièce. Cette hypertrophie peut finir par étouffer lřéchange des répliques : Beckett composa deux pièces, Acte sans paroles I et Acte sans paroles II, formées chacune dřune seule longue didascalie. Le jeu de lřacteur silencieux sřy réduit à un simple mime.

Ces indications de régie, même dans le cadre dřune explication de texte universitaire, donc hors de tout contexte visant à la représentation, doivent faire lřobjet de commentaires au même titre que les dialogues : - Sont-elles nombreuses/peu nombreuses ? - Tendent-elles au réalisme, à la couleur locale ? ou sont-elles conçues pour renforcer la dimension conventionnelle du théâtre ? - Sont-elles contraignantes ? faciles à respecter ? - Quelle type de mise en scène proposent-elles/imposent-elles ?

2. LE GENRE « DRAMATIQUE », OU LA PAROLE

COMME ACTION

En grec ancien, le mot « drama », forgé sur le verbe « dran » (agir), veut dire « action ». Cette étymologie nous rappelle quřune pièce

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de théâtre est, dřabord et avant tout, centrée sur une intrigue, et plus particulièrement sur un conflit. Une pièce est un affrontement de désirs contradictoires. Chaque personnage de théâtre, sřil est bien conçu, est mû par une idée fixe : Antigone désire enterrer son frère, Pyrrhus épouser Andromaque, Macbeth devenir roi dřÉcosse, Harpagon sauver sa fortune. Cette obsession se heurte à des désirs opposés ; c’est de l’affrontement qui résulte du choc de ces désirs opposés que naît la pièce de théâtre. La lutte peut prendre toutes les formes : combat, guerres ou duels (les plateaux élisabéthain et romantique ne reculent pas devant les scènes dřaction), mais, le plus souvent, elle est dřabord verbale. La parole, au théâtre, possède un statut particulier, différent de la parole romanesque : les personnages ne parlent pas pour exprimer leur subjectivité, révéler leur identité ou dévoiler les nuances de leur caractère, ils parlent pour agir.

La parole théâtrale ne vaut que dans la mesure où elle influe sur la direction de lřintrigue. Ainsi, dans Bajazet de Racine, la sultane Roxane découvre que le prince Bajazet, quřelle aime, lřa trahie pour une autre Atalide. Furieuse, elle décide de mettre à mort sa malheureuse rivale et exige que Bajazet assiste à ce supplice et lřépouse. Bajazet ignore que, derrière la scène, attendent des assassins prêts à égorger le premier qui sortira. Toute la suite de lřaction est suspendue aux propos quřil va tenir devant la Sultane bafouée : sřil accepte sa proposition, ou sřil parvient à flatter Roxane et à la faire fléchir, il est sauvé ; sřil refuse ou sřil outrage encore davantage la princesse, il est mort : la fin de la pièce dépend de ses propos.

ROXANE […] Ma rivale est ici : suis-moi sans différer ; Dans les mains des muets viens la voir expirer, Et libre dřun amour à ta gloire funeste, Viens mřengager ta foi: le temps fera le reste. Ta grâce est à ce prix, si tu veux lřobtenir. BAJAZET Je ne lřaccepterais que pour vous en punir, Que pour faire éclater aux yeux de tout lřempire Lřhorreur et le mépris que cette offre mřinspire. Mais à quelle fureur me laissant emporter, Contre ses tristes jours vais-je vous irriter ! De mes emportements elle nřest point complice,

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Théâtre et théâtralité

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Ni de mon amour même et de mon injustice. Loin de me retenir par des conseils jaloux, Elle me conjurait de me donner à vous. En un mot, séparez ses vertus de mon crime. Poursuivez, sřil le faut, un courroux légitime ; Aux ordres dřAmurat2 hâtez-vous dřobéir ; Mais laissez-moi du moins mourir sans vous haïr. Amurat avec moi ne lřa point condamnée : Épargnez une vie assez infortunée. Ajoutez cette grâce à tant dřautres bontés, Madame ; et si jamais je vous fus cher... ROXANE Sortez.

On voit ici que Bajazet sřy prend mal : en demandant la grâce pour Atalide, il montre à quel point il y est attaché et excite encore davantage la colère de Roxane, qui le condamne à mort par le fatidique « sortez ».

Lřimportance cardinale de lřaction au théâtre explique lřévolution

du terme dramatique dans le langage courant : étymologiquement, il signifie dřabord « qui concerne le théâtre », mais en vient ensuite à vouloir dire « ce qui comporte un grave danger ». En effet, le premier intérêt d’une pièce réside dans les revirements de situation qui modifient le cours de l’action dans un sens inattendu, maintenant ainsi lřattention et lřintérêt du public qui sřinquiète pour le sort des personnages. On appelle « péripétie » ou « coups de théâtre » de tels rebondissements imprévus, et « suspens » (Corneille disait : « agréable suspension ») lřattente angoissée quřils provoquent chez le spectateur3. Cette tension dramatique est inséparable de la notion de « théâtralité ».

2 Amurat est le mari de Roxane, absent au moment où se déroule la pièce. 3 Évitez le mot anglais « suspense », qui n’apporte pas grand-chose de plus que les

termes français correspondant…

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Lorsquřon explique une scène ou un extrait de pièce de théâtre

qui nřest pas un monologue, il faut toujours se demander : 1) Quel est le désir du personnage ou, le cas échéant, les désirs

conflictuels des personnages en présence ? 2) Quelle intention préside à la prise de parole ? Que veut

obtenir/que veulent obtenir les protagonistes ? 3) Lorsque débutait la scène : - où en était la situation dramatique ? - quelles étaient les relations entre les personnages ? - quels étaient les événements attendus, dans quel sens allait

lřintrigue ? 4) Lorsque se termine la scène : - où en est la situation dramatique ? - quelles sont les relations entre les personnages ? - quels sont les événements attendus, où va lřintrigue ? 5) En quoi cet échange verbal peut-il accélérer ou, au contraire

rendre impossible la réalisation du désir du protagoniste ? La « problématique » et au moins lřun des grands axes de

lřexplication sont presque toujours fournis par des réponses correctes apportées à ces questions.

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B. LE THÉÂTRE CLASSIQUE, OU L’ESTHÉTIQUE DU VRAISEMBLABLE

Nous allons maintenant aborder la période qui a constitué l’âge d’or du théâtre en France et dans toute l’Europe : le XVIIe siècle. Cette époque a vu triompher dans notre pays Racine, Molière et Corneille, mais aussi, en Angleterre, Shakespeare et Calderon en Espagne. En France, lřengouement du public pour le théâtre sřest accompagné dřun vaste effort de réflexion critique : dramaturges et théoriciens réfléchirent aussi bien aux problèmes techniques posés par leur art quřà ses enjeux philosophiques. Les Romantiques, au XIXe siècle, ont cherché à imposer une fausse conception du théâtre classique, sclérosé, engoncé dans un corps de règles inextricables qui laissait les dramaturges pieds et poings liés, étranglés dans le corset des préceptes. Rien de plus faux que cette image : le XVIIe siècle fut un temps de grande créativité, d’élaboration poétique hardie, de polémiques vives et fécondes, mais aussi d’expérimentations scéniques variées auxquelles participait un public fervent issu de toutes les couches sociales, et véritablement passionné par le théâtre. Il faudra attendre le milieu du XXe siècle pour retrouver de semblables audaces.

1. LA DIGNITÉ DU THÉÂTRE

Le théâtre classique, on ne le sait que trop, est celui des règles, et nous allons bien sûr évoquer ici ces préceptes qui font la spécificité de la scène française au Grand Siècle. Mais avant de passer en revue les notions dřunités, de vraisemblance ou de bienséance, nous allons nous arrêter un instant et nous interroger sur la raison dřêtre de ces règles qui ont, depuis Hugo, mauvaise presse : les Romantiques ont cru que Corneille Racine étouffaient sous un carcan de règlements et dřimpératifs imposés de lřextérieur par des théoriciens (ceux quřon appelle les « doctes ») dont lřesprit étroit, mesquin et jaloux ne visait quřà étouffer le génie de nos dramaturges classiques. Si les « doctes » nřavaient pas coupé les ailes à Corneille en multipliant les contraintes absurdes, explique Victor Hugo dans la préface de Cromwell (1827), la France aurait eu son Shakespeare.

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Une telle vision est un contresens, et lřon ne peut rien comprendre au théâtre du XVIIe siècle si lřon ne considère les règles que comme un ensemble dřobligations stériles auxquelles les dramaturges se soumettaient malgré eux faute de pouvoir les contourner. Pour comprendre la raison qui a poussé les théoriciens et les dramaturges à codifier le théâtre, il faut considérer quelle est la situation de cet art au seuil du XVIIe siècle. Aujourdřhui, se rendre au théâtre est un acte hautement culturel, tout particulièrement pour le répertoire classique : les représentations de Molière et de Corneille à la Comédie-Française nřattirent le plus souvent (et on peut le regretter) quřune élite intellectuelle. Il nřen allait pas de même au Grand Siècle, où le théâtre était le lieu dřun vaste brassage social : de lřaristocrate au coupe-bourse, du bourgeois au soldat, cřest toute la population qui se rendait au spectacle non pour goûter une fine délectation cérébrale, mais pour en retirer des émotions fortes : on riait, on pleurait, on sřéchauffait si bien que les autorités ecclésiastiques sřinquiétaient de cette passion qui touchait toutes les couches de la société.

En 1600, malgré les productions humanistes du siècle précédent, le théâtre nřétait guère en faveur : on nřy voyait que spectacles indécents, divertissements vulgaires et pantalonnades ineptes. Le métier de comédien était si infamant et si abject que les acteurs, considérés comme de simples saltimbanques, étaient excommuniés et, après leur mort, interdits de sépulture en terre chrétienne. Quant à leurs partenaires féminines, qui se donnaient en spectacle en public, elles étaient considérées à peu près comme des prostituées. Le moins quřon puisse dire est que le théâtre ne relevait pas du champ de la littérature, et quřon était loin dřimaginer que des pièces puissent jamais être étudiées à lřUniversité !

Aussi, dans les années 1620-1630, tout l’effort des dramaturges et des « doctes » va constituer en un travail de réhabilitation du théâtre, art quřils aiment, quřils pratiquent et dont ils entendent assurer la promotion. Pour cela, théoriciens et praticiens vont se tourner vers les époques où ces spectacles nřétaient pas objet de mépris, mais respectés et placés au cœur de la vie de la cité, pour tâcher dřimiter cette réussite : dans la Grèce ancienne (Ve-IVe siècle) et, dans une moindre mesure, dans la Rome antique, ont été jouées des tragédies et des comédies qui ont suscité lřadmiration. Or, ces chefs-dřœuvre ont fait lřobjet dřune analyse précise et détaillée dans un maître ouvrage presque contemporain de lřépoque de leur production : la Poétique d’Aristote,

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composée au IVe siècle avant J.-C. Cřest donc dans cet ouvrage, ainsi que dans l’Art poétique du latin Horace (Ier siècle), quřils vont espérer trouver les clefs de la réussite, et les moyens qui leur permettront de rendre au théâtre sa dignité dřart majeur. Dans cette entreprise, ils vont bénéficier de lřappui du pouvoir : le cardinal de Richelieu, Premier ministre de Louis XIII, et lui-même auteur de théâtre à ses heures de loisir, souhaitera rendre son lustre à ces spectacles dans un but dřabord politique : il veut faire de la France une terre de haute culture capable de rayonner sur lřEurope. Malgré la vivacité des polémiques, dont la plus célèbre fut la querelle du Cid (1637) qui opposa Corneille à lřAcadémie française naissante (en particulier Chapelain et Scudéry), cřest bien du travail conjoint des doctes et des dramaturges (ce sont souvent les mêmes !) que sera élaboré peu à peu le système dramatique classique. On peut retenir les noms de :

- Jean Chapelain (1595-1674), poète et théoricien, auteur de la

Lettre sur les vingt-quatre heures (1630). - Georges de Scudéry (1601-1667), dramaturge (La Mort de

Didon, 1636) et théoricien, il participa à la Querelle du Cid. - Lřabbé Hédelin dřAubignac (1604-1676), auteur dřune

imposante Pratique du théâtre (1657), monument de technique et de théorie de théâtrale.

- Pierre Corneille (1606-1684) : le cas de Corneille montre bien que lřon peut être à la fois un « docte » et un homme de théâtre puisque, outre la trentaine de pièces quřil a composées, il a aussi écrit des préfaces, des Examens des pièces écrites avant 1660, et surtout Trois Discours sur le poème dramatique (1660), précieuses mises au point théoriques sur la dramaturgie classique. Nous en reparlerons dans le deuxième envoi du présent cours.

- Nicolas Boileau (1636-1711), dont lřArt poétique (1674) offre une synthèse a posteriori du classicisme : lřédifice doctrinal classique est pleinement achevé lorsque le poète la résume dans le troisième chant de son célèbre ouvrage.

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2. LE SYSTÈME DRAMATIQUE CLASSIQUE : LE PLAISIR

ET LES RÈGLES

Les « règles » tirées de différentes interprétations quřon a pu faire de la Poétique dřAristote, concernent au premier chef la tragédie, genre noble (« le plus digne », selon Corneille), mais Molière, soucieux de donner du prestige à ses comédies, tâchera parfois également de respecter dans ses pièces le corps de préceptes échafaudé par les spécialistes (ce fut le cas, par exemple, pour Tartuffe).

a) La leçon dřHorace : plaire et instruire

Que le théâtre dût plaire, cela ne faisait de doute pour personne à cette époque dřenthousiasme pour les arts du spectacle. Mais pour faire honneur à son art et tenter de le rendre respectable, il ne suffit pas de plaire, il faut aussi faire œuvre utile en proposant, à travers ses pièces, une réflexion de type morale ou politique, ou encore , une méditation sur lřhomme et son destin. Les doctes se plaisent à citer Horace :

Omne tulit punctum, qui miscuit utile dulci Il remportera tous les suffrages, celui qui saura mêler l’utile à l’agréable (Horace, Art poétique)

« Plaire et instruire » devient, à lřâge classique, le leitmotiv des traités et des préfaces. Presque tous estiment que pour parvenir à ce résultat, il convient de respecter un ensemble de règles quřon peut dégager dřune lecture attentive dřAristote et dřHorace.

b) La vraisemblance, pierre de touche de lřédifice

La dramaturgie classique est une esthétique de la vraisemblance, quřon peut définir comme la conformité des actions représentées aux exigences de la raison, destinée à permettre la pleine et entière participation du spectateur aux actions représentées. Cřest la Poétique dřAristote qui explique que le dramaturge n’a pas pour mission de montrer des événements qui se sont effectivement déroulés, mais bien plutôt qui pourraient se passer : « Il est évident que lřœuvre du poète nřest pas de dire ce qui est arrivé, mais ce qui aurait pu arriver, ce qui était possible selon la nécessité ou la vraisemblance ». Les théoriciens du Grand Siècle vont emboîter le pas au Stagirite : « La vraisemblance est

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lřobjet immuable de la poésie », estime Chapelain (1623). DřAubignac défendra la même opinion dans sa Pratique du théâtre :

Il nřy a [...] que le vraisemblable qui puisse raisonnablement fonder, soutenir et terminer un poème dramatique : ce nřest pas que les choses véritables et possibles soient bannies du théâtre, mais elles nřy sont reçues quřautant quřelles ont de la vraisemblance.

Boileau résumera cet impératif en quelques mots : « jamais au spectateur nřoffrez rien dřincroyable ». Autrement dit, le dramaturge doit exclure de ses pièces tous les faits improbables ou extravagants, quand bien même ils auraient un fondement réel : on peut mourir en recevant une tuile sur la tête au sortir de chez soi, mais il serait piètre homme de théâtre, celui qui userait dřun pareil subterfuge pour se débarrasser dřun personnage encombrant, car une telle fin nřest pas vraisemblable.

Ce nřest pas en vertu dřune fidélité aveugle à Aristote que les auteurs adoptent ce précepte, mais parce que la vraisemblance leur paraît indispensable au succès de lřillusion : le spectateur nřéprouvera du plaisir que sřil peut faire semblant de croire à la réalité de ce quřil voit représenter. Comme lřexpliquait Chapelain dès 1623 : « Où la créance [=croyance] manque, lřattention ou lřaffection manque aussi ; mais où lřaffection nřest point, il ne peut y avoir dřémotion [...] [Au théâtre] on ne cache la personne du poète que pour mieux surprendre lřimagination du spectateur et pour le mieux conduire sans obstacle à la créance que lřon veut quřil prenne en ce qui lui est représenté [...]. » Le dramaturge doit donc tout faire pour favoriser cette « suspension de la crédulité », dont nous avons parlé plus haut, et dont dépend la réussite de sa pièce : si le public ne parvient pas à « croire » à lřintrigue et aux personnages quřil voit sur la scène, la pièce tombe ; or tout événement excentrique anéantirait la crédibilité de lřœuvre. Une fois posés de tels principes, on comprend aisément la chute de lřAttila de Corneille : à la fin de cette tragédie, le tyran Attila meurt subitement dřun saignement de nez alors quřil sřapprêtait à déjouer le complot de ses ennemis ! Si les historiens attestent de la vérité de cet épisode, la mort du protagoniste au moment le plus pathétique est apparue comme un artifice fort commode pour dénouer la pièce, mais totalement invraisemblable et incroyable. Il nřest donc pas surprenant que la pièce ait été un échec.

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c) Le secret de la concentration : les unités

Cřest la vraisemblance, clef de voûte de tout lřédifice, qui explique les autres règles du système, en particulier celle des trois unités, ainsi définie au chant III de lřArt poétique de Boileau :

Quřen un lieu quřen un jour un seul fait accompli Tienne jusquřà la fin le théâtre rempli.

La principale des unités est l’unité d’action, la dernière a être ici énumérée par le satiriste : tout le problème consiste à mettre en ordre, de manière intellectuellement satisfaisante, un matériau brut pris dans lřhistoire ou la mythologie. Jean de la Taille écrivait dès 1572 dans De l’art de la tragédie:

cřest le principal point dřune tragédie de la savoir bien disposer [...] ; quřelle soit bien entrelacée, mêlée, reprise, et surtout à la fin rapportée à quelques résolution et but de ce quřon avait entrepris dřy traiter.

Tout lřart de lřauteur va consister en la réduction d’une histoire complexe pour la ramener à une trame unique. Toute digression doit être soigneusement évitée, de façon à ce que lřaction converge nécessairement et logiquement vers le dénouement.

La seconde unité, celle de temps, trouve sa source dans la Poétique : la tragédie, explique Aristote, « sřefforce de sřenfermer, autant que possible, dans le temps d’une seule révolution du soleil ou de ne le dépasser que de peu. » Cette règle nřa rien dřarbitraire : elle tend, là encore, à faciliter lřindispensable suspension de lřincrédulité : si la durée de lřaction sřétend sur plusieurs jours ou plusieurs années, le spectateur ne pourra pas « croire » que les deux ou trois heures de la représentation puissent correspondre à un intervalle de temps aussi démesuré. Cřest donc, ici encore, la vraisemblance qui explique ce précepte, ainsi que le note Racine dans la préface de Bérénice (1670) :

il nřy a que le vraisemblable qui touche dans la tragédie, et quelle vraisemblance y a-t-il quřil arrive en un jour une multitude de choses qui pourraient à peine arriver en plusieurs semaines?

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Si la durée de lřintrigue ne dépasse pas vingt-quatre heures, le spectateur ne sera pas choqué par ce léger étirement du temps de lřaction, bien que Corneille plaide pour une coïncidence parfaite des deux temporalités :

Le poème dramatique est une imitation, ou pour mieux dire un portrait des actions des hommes. Et il est hors de doute que les portraits sont dřautant plus excellents quřils ressemblent mieux à lřoriginal. La représentation dure deux heures, et ressemblerait parfaitement [à lřoriginal] si lřaction quřelle représente nřen demandait pas davantage. Aussi ne nous arrêtons point ni aux douze, ni aux vingt-quatre heures, mais resserrons lřaction du poème dans la moindre durée quřil nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite.

Pour parvenir à cette concentration, l’idéal classique consiste à saisir l’action le plus près possible de la fin, comme lřindique dřAubignac :

Le plus bel artifice est dřouvrir le théâtre le plus près possible de la catastrophe, afin dřemployer moins de temps au négoce de la scène et dřavoir plus de liberté dřétendre les passions et les autres discours qui peuvent plaire.

Souvent, Racine « ouvre le théâtre » (cřest-à-dire fait débuter lřaction) lorsque les conflits entre les personnages sont déjà mûrs et près à exploser : quelques heures suffiront alors à lřéclatement et à la résolution dřune crise qui couvait, dans Bérénice par exemple, depuis plusieurs années.

La troisième unité, celle de lieu, nřest pas mentionnée par Aristote, mais son but est le même : favoriser la croyance du public, qui ne pourra pas sřimaginer facilement que la même scène quřil a sous les yeux représentera, pendant les deux heures du spectacle, un grand nombre dřendroits différents. La solution adoptée par les classiques sera celle du « palais à volonté », que Corneille définit ainsi dans le Troisième discours :

[…] une salle sur laquelle ouvrent divers appartements, à qui jřattribuerais deux privilèges: lřun, que chacun de ceux qui y parleraient fût présumé y parler avec le même secret que sřil était dans sa chambre; lřautre, quřau lieu que dans lřordre commun il est

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quelquefois de la bienséance que ceux qui occupent le théâtre aillent trouver ceux qui sont dans leur cabinet pour parler à eux, ceux-ci puissent les venir trouver sur le théâtre, sans choquer cette bienséance, afin de conserver lřunité de lieu et la liaison des scènes.

Lřunité de lieu a aussi pour effet de resserrer lřaction et ainsi d’accroître la tension d’une intrigue qui se déroule dans un huis-clos étouffant. Roland Barthes explique ainsi que le personnage tragique ne peut sřéloigner de la scène sans mourir, comme on lřa vu dans lřextrait de Bajazet cité plus haut.

Les trois unités, loin de constituer une contrainte pesante, sont le moyen de parvenir à créer une remarquable puissance dramatique : lřattention du spectateur se concentre sur une action dense et haletante, rapide, dans un espace fermé de tous côtés et cerné par la mort. Ces règles concourent à lřefficacité et à lřintensité des pièces, et, par là, au plaisir du public.

À ces trois unités, on peut encore en ajouter une quatrième :

l’unité de ton. Le classicisme refuse le mélange des genres, et interdit de mêler, dans une même pièce tonalité tragique et tonalité comique. Un même poète peut écrire des tragédies et des comédies (Racine a ainsi écrit la comédie des Plaideurs), mais il ne peut en aucun cas mêler ces deux registres dans le même ouvrage. Cette règle, propre à la scène française, était inconnue dans le théâtre anglais élisabéthain : Shakespeare insère volontiers des scènes bouffonnes au sein de tragédies sanglantes, comme par exemple la scène des fossoyeurs dans Hamlet. Nous verrons que la règle de lřunité de ton, comme celles de lieu et dřespace, seront remises en cause par les Romantiques. Le théâtre régulier classique français rejette donc la tragi-comédie, genre mixte à lřaction tendue comme dans une tragédie, et à la fin heureuse comme dans les comédies (la première version du Cid était une tragi-comédie).

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d) Les bienséances, ou les limites de la visibilité

Le théâtre est, par essence et en tant que spectacle, le lieu du visible ; or, il peut paraître paradoxal que la dramaturgie classique soit bâtie sur une proscription de la représentation. Ces interdictions procèdent dřusages quřon appelle les « bienséances », selon lesquelles une œuvre se doit de respecter le goût du public. Au nom des bienséances, les auteurs refusent de laisser couler le sang sur la scène (« dřensanglanter le théâtre », comme on disait alors) ou de représenter des meurtres et des batailles. Corneille explique ainsi pourquoi son Œdipe (1659), contrairement au héros de la tragédie de Sophocle, ne se crève pas les yeux en public :

Cette éloquente et curieuse description de la manière dont ce malheureux prince se crève les yeux, et le spectacle de ces mêmes yeux crevés qui occupe tout le Ve acte chez ces incomparables originaux, ferait soulever la délicatesse de nos dames, qui composent la plus belle partie de notre auditoire, et dont le dégoût attire aisément la censure de ceux qui les accompagnent.

Cřest donc la délicatesse des femmes, arbitre du bon goût, qui explique les modifications que Corneille a fait subir à la pièce du poète grec.

Il convient toutefois de ne pas se méprendre sur la raison de ces interdits, qui ne sont pas commandés dřabord par des considérations dřordre moral, mais résultent avant tout de lřesthétique : elles découlent en fait du principe de vraisemblance, comme lřexplique Horace dans lřArt poétique : « Que Médée nřégorge pas ses enfants en public, que lřabominable Atrée ne fasse pas cuire devant tous des chairs humaines », écrit-il, non pour ne pas blesser les convenances, mais parce que « tout ce que vous me montrerez de la sorte ne mřinspire quřincrédulité et révolte ». En effet, si le sang ne doit pas couler sur scène, cřest non seulement pour éviter de heurter la délicatesse, mais aussi parce que le public, à voir couler trop de peinture rouge sur scène, ne pourra plus suspendre son incrédulité ; loin de concourir au réalisme, de tels excès grand-guignolesques risqueraient de miner lřillusion et, par conséquent, le plaisir du spectateur. La meilleure preuve de cette primauté de la vraisemblance sur la morale dans la question des bienséances réside dans la possibilité, admise par tous, quřun personnage vienne mourir sur scène : Phèdre meurt aux yeux des spectateurs sans que Racine enfreigne les bienséances, puisquřelle

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succombe empoisonnée et que, par conséquent, le théâtre nřest pas « ensanglanté », comme on disait à lřépoque.

Si le sang et le carnage ne peuvent être montrés sur scène, ils font par ailleurs lřobjet de minutieux récits : la diégèsis se substitue efficacement à la mimèsis lorsquřil sřagit, par exemple de raconter, dans Phèdre la mort dřHippolyte déchiqueté par ses chevaux après avoir fait périr un monstre marin : une telle scène serait irreprésentable sur un théâtre, sauf à recourir à de ridicules accessoires de théâtre dont le public se moquerait. En revanche, mis dans la bouche de Théramène, le récit des derniers instants dřHippolyte devient une pièce de poésie de premier ordre, dont le public se délectait, et où se concentre une violence échappant à toute possibilité de représentation :

Cependant, sur le dos de la plaine liquide, Sřélève à gros bouillons une montagne humide; Lřonde approche, se brise, et vomit à nos yeux, Parmi des flots dřécume, un monstre furieux. Son front large est armé de cornes menaçantes; Tout son corps est couvert dřécailles jaunissantes Indomptable taureau, dragon impétueux, Sa croupe se recourbe en replis tortueux; Ses longs mugissements font trembler le rivage. Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage; La terre sřen émeut, lřair en est infecté; Le flot qui lřapporta recule épouvanté.

e) Le plaisir sans les règles ?

Aucun dramaturge classique nřaurait songé à contester lřensemble de ces « règles » que tous jugeaient nécessaires. Mais ils ont toujours insisté pour que lřon subordonnât les préceptes au double objectif que, en suivant Horace, se proposait le théâtre du grand siècle : lřinstruction et, surtout, le plaisir (utile dulci). Racine, pourtant patient lecteur dřAristote quřil commenta avec soin, estime que les règles ne sont quřun moyen de construire des pièces qui plaisent au spectateur : « La principale règle est de plaire et toucher », déclare-t-il dans la préface de Bérénice. Molière, de même, dans la Critique de l’école des femmes (1663), sans contester la pertinence des règles, considère quřon nřa pas besoin de méditer longuement dans les traités pour les découvrir : le bon sens suffit.

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Vous êtes de plaisantes gens avec vos règles, dont vous embarrassez les ignorants, et nous étourdissez tous les jours. Il semble, à vous ouïr parler, que ces règles de lřart soient les plus grands mystères du monde, et cependant ce ne sont que quelques observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir que lřon prend à ces sortes de poèmes; et le même bon sens qui a fait autrefois ces observations les fait aisément tous les jours, sans le secours dřHorace et dřAristote. Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles nřest pas de plaire, et si une pièce de théâtre qui a attrapé son but nřa pas suivi un bon chemin. Veut-on que tout un public sřabuse sur ces sortes de choses, et que chacun ne soit pas juge du plaisir quřil y prend ? (scène 6)

Pour Molière, la réussite dřune pièce est la meilleure preuve que toutes les règles ont dû être respectées, puisque elles ne sont faites que pour y parvenir.

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3. STRUCTURE D’UNE PIÈCE CLASSIQUE

Les classiques nřont pas seulement trouvé ou adapté, en se fondant sur Aristote, un corps de contraintes visant à permettre et renforcer la vraisemblance de la pièce, ils y ont également appris à structurer leurs œuvres de façon à construire une intrigue claire et efficace.

a) Les trois moments clefs

Aristote exigeait que la représentation de lřaction fût menée à son terme, et quřelle eût une « juste grandeur » et quřelle comporta un début, un milieu et une fin. Aussi peut-on distinguer trois moments dans une pièce classique, lřexposition, le nœud et le dénouement, chaque élément de lřintrigue convergeant vers cette conclusion.

(1) L’exposition

Lřexposition (ou « protase ») occupe le premier acte de la pièce. Elle doit posséder trois qualités :

- elle doit être courte, et ne pas dépasser quelques scènes ; - elle doit être complète, cřest-à-dire quřil doit fournir tous les

éléments dont le spectateur a besoin pour comprendre lřhistoire ; présenter au troisième ou au quatrième acte un nouveau personnage est impossible :

Le premier acte doit contenir toutes les semences de tout ce qui doit arriver, tant pour lřaction principale que pour les épisodes, en sorte quřil nřentre aucun acteur dans les actes suivants qui ne soit connu par ce premier. (Corneille, Premier discours, 1660)

- elle doit être « intéressante », cřest-à-dire quřil ne faut pas ennuyer le spectateur ;

- elle doit être vraisemblable : le dramaturge ne peut pas faire intervenir un personnage « prologue » qui sřadresse directement au public pour présenter la situation, lřartifice est trop grossier et détruirait lřillusion. Lřauteur va plutôt, par exemple, faire dialoguer un personnage principal nouvellement arrivé avec un

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confident qui lui raconte ce qui sřest passé en son absence : cřest le procédé choisi par Racine dans Andromaque. Dans Bajazet, au contraire, cřest le protagoniste qui informe son ami revenu de voyage de la situation au sérail.

(2) Le nœud

Le nœud (ou « épitase ») consiste dans la mise en place des conflits qui opposent les protagonistes. Ces antagonismes supposent des obstacles qui doivent sřimbriquer de façon nécessaire. Dans Phèdre, par exemple, le nœud est constitué par quatre éléments principaux :

- la déclaration dřamour dřHippolyte à Aricie ; - la déclaration dřamour de Phèdre à Hippolyte ; - le retour de Thésée ; - la dénonciation dřHippolyte par Œnone ;

Le retour de Thésée constitue ce quřAristote appelle une péripétie, cřest-à-dire, au sens strict, un événement extérieur inattendu qui crée un effet de surprise et bouleverse les héros, modifiant leur situation et les amenant à prendre des décisions. Les actions qui ne nécessitent pas de péripéties sont dites simples, et complexes dans le cas contraire ; dřune façon générale, Corneille préférait les actions complexes, plus difficiles à dénouer, et qui lui permettaient de faire montre de sa virtuosité dramaturgique, alors que Racine penchait pour les actions simples, comme lřest Bérénice.

Corneille a excellé dans les nœuds construits sous forme de dilemme, dans lesquels les personnages sont contraints de choisir entre les deux termes dřune alternative indécidable : Rodrigue, dans le Cid, doit-il être fidèle à Chimène et renoncer à son honneur, ou doit-il venger son père et manquer à son amour ? Sabine doit-elle se montrer loyale envers Albe ou envers Rome ?

Le point culminant du « nœud », moment où sřexacerbent des passions que le nœud a menées à leur paroxysme, sřappelle la crise et se situe en général au IVe acte. Dans la Phèdre de Racine, la « crise » se noue lorsque lřhéroïne apprend quřHippolyte aime Aricie : elle connaît alors les affres de la jalousie et sombre dans le désespoir. Dans Horace, cřest le meurtre de Camille qui constitue la crise. À ce stade, la situation

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est arrivée à un point de tension telle quřelle ne peut se compliquer encore et doit trouver une résolution appelée « dénouement ».

(3) Le dénouement

Le dénouement, ou « catastrophe », doit être « satisfaisant » : - il doit intervenir au dernier acte, faute de quoi les dernières

scènes ne seraient quřun inutile remplissage ; - il doit nous renseigner sur le sort de tous les personnages :

La tragédie étant lřimitation dřune action complète où plusieurs personnages concourent, cette action nřest point finie quřon ne sache en quelle situation elle laisse ces mêmes personnages. (Racine, préface de Britannicus).

- il doit résulter de l’action même et non dřune intervention divine qui paraîtrait artificielle et incroyable, et par là ruinerait la vraisemblance. « Quřun dieu nřintervienne pas, Ne intervenit deus », exige Horace. Cřest pour satisfaire à cette règle que Racine, dans Iphigénie, a préféré modifier la fin quřil avait trouvée chez Euripide, qui dénouait sa pièce en faisant descendre Diane des combles du théâtre :

Quelle apparence de dénouer une tragédie par le secours dřune déesse et dřune machine et par une métamorphose, qui pouvait bien trouver quelque créance du temps dřEuripide, mais qui serait trop absurde et incroyable parmi nous? (préface dřIphigénie).

Racine a préféré faire périr Ériphile, double dřIphigénie (« cette autre Iphigénie ») quřil a introduite dans lřhistoire, car « ainsi, le dénouement de la pièce est tiré du fond même de la pièce ».

Aristote préfère les dénouements qui comportent une péripétie et

une reconnaissance, autrement dit révélation dřune identité (anagnorisis) : Œdipe, par exemple, à la fin de lřŒdipe-roi de Sophocle, se reconnaît pour être le fils de Laïos et de Jocaste, héritier légitime de Thèbes et non, comme il le croyait, fils du roi et de la reine de Corinthe. Les classiques français nřabuseront pas de tels dénouements, jugés trop romanesques.

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b) La division en actes et en scènes

Un acte, au XVIIe siècle, se définit comme l’intervalle de temps au cours duquel la scène est occupée par au moins un acteur. La structure habituelle dřune pièce classique (tragédie ou grande comédie de Molière) comporte cinq actes. Ce chiffre a été fixé par Horace : « une longueur de cinq actes, ni plus ni moins, cřest la mesure dřune pièce qui veut être réclamée et remise sur le théâtre ». La division en actes est aussi imposée par une raison technique : la nécessité de moucher les chandelles, opération qui ne peut se faire que pendant lřentracte. Mais cette séparation sřexplique aussi pour des causes dramatiques : les actes permettent de ménager le suspense, créant ainsi « une attente de quelque chose qui doive se faire dans celui qui suit » (Corneille, Premier Discours).

Cřest le XVIIe siècle, en revanche, qui inventa la règle du découpage et de la liaison des scènes, ignorée du théâtre antique et renaissant : un changement de scène intervient à chaque fois quřun acteur pénètre ou quitte le plateau, mais sans que celui-ci reste jamais vide (un acteur au moins est toujours visible au cours dřun acte). Cette contrainte est féconde, puisquřelle force le dramaturge à conférer à son intrigue une continuité sans faille. Mais il lui faut trouver des solutions permettant dřorchestrer les entrées et les sorties de ces personnages. Corneille, dans lřexamen de La Suivante, définit trois types de liaison de scène :

- Liaison de vue : « je tiens que cřen est une suffisante quand

lřacteur qui entre sur le théâtre voit celui qui en sort, ou que celui en sort voit celui qui rentre, soit quřil le cherche, soit quřil le fuie, soit quřil le voie simplement sans avoir intérêt à le chercher ni le fuir. »

- Liaison de présence : « Jřavoue que cette liaison [de vue] est beaucoup plus imparfaite que celle de présence et de discours, qui se fait lorsquřun acteur ne sort point du théâtre sans y laisser un autre à qui il ait parlé. »

- Liaison de bruit : « elle ne me semble pas supportable, sřil nřy a de très justes et très importantes occasions qui obligent un acteur à sortir du théâtre quand il en entend. Car dřy venir simplement par curiosité, pour savoir ce que veut dire ce bruit,

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cřest une si faible liaison que je ne conseillerai jamais personne de sřen servir ».

4. LES CONDITIONS DE LA REPRÉSENTATION AU

XVIIE SIÈCLE

Au XVIIe siècle, les représentations théâtrales se déroulent dans deux espaces bien distincts : la Cour et la Ville. Une pièce qui a triomphé devant le roi pourra être reprise à la Ville, comme ce fût le cas pour la Psychè de Molière.

a) Le spectacle de cour

Les rois, dont la cour est itinérante jusquřà lřinstallation de Louis XIV à Versailles, se font donner des divertissements sur des scènes improvisées : au Louvre, la Grande Salle sert à toutes sortes de festivités, tandis que Versailles ne comportera un petit théâtre (en bois doré, rococo, splendide) que sous Louis XVI. Mais cřest en plein air quřont lieu les représentations les plus fastueuses, comme ce fut le cas pour lřIphigénie de Racine, en 1674. Ces mises en scène pouvaient bénéficier dřune machinerie considérable susceptible de créer toute sorte « dřeffets spéciaux. »

b) Les troupes théâtrales à Paris

Au XVIe siècle, les troupes sont itinérantes ; elles donnent des farces sur des tréteaux de foire. En 1548, après lřinterdiction du répertoire médiéval, les Confrères de la Passion conservent le monopole des représentations ; en 1599, ils cèdent le privilège et leur salle, l’Hôtel de Bourgogne, à la troupe du poète Hardy, qui sřy fixe en 1628 sous le nom de « Troupe royale. » Au cours du siècle, Floridor, Montfleury et la Champmeslé, qui incarnera la première Phèdre, monteront sur les planches de ce théâtre prestigieux. Dès 1600, une troupe rivale de celle de Hardy, dirigée par Mondory, sřinstalle au jeu de Paume du Marais.

Les décors évoluent au cours de la période. On trouve dřabord le décor simultané : trois toiles peintes représentent en même temps trois endroits différents, de sorte que le spectateur connaît le lieu de lřaction en fonction de la place de lřacteur sur la scène. Mais bientôt, les dramaturges optent pour le décor unique du « palais à volonté »

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représentant une pièce dans laquelle sont susceptibles de passer tous les personnages. La pauvreté relative des décors ne doit pas faire conclure à une économie de la représentation : les acteurs se dédommagent grâce aux costumes, d’une pompe majestueuse. DřAubignac, lorsquřil mentionne les raisons pour lesquelles les premiers rôles doivent rester sur le théâtre, nřomet pas de mentionner le luxe des costumes :

Les principaux personnages doivent paraître le plus souvent, et demeurer le plus longtemps quřil est possible sur le théâtre, parce que ce sont toujours les meilleurs acteurs, parce quřils sont toujours les mieux vêtus, et partant les plus agréables au peuple, [enfin !] parce quřils ont les plus belles choses à dire. (Pratique du théâtre, IV, ch. 1)

Des inventaires nous apprennent par exemple que lřacteur Floridor acheta pour 20 000 livres la garde-robe de Bellerose.

5. L’ILLUSION COMIQUE : APOLOGIE POUR UN

THÉÂTRE ENFIN DEVENU RESPECTABLE

Le théâtre, peu à peu, grâce à lřengouement du public, à la vaste élaboration théorique dont il fait lřobjet, et aussi grâce au soutien de Richelieu et du pouvoir royal, acquiert au cours du siècle ses lettres de noblesse. Dès 1635, Corneille, dans l’Illusion comique, peut mettre en scène une apologie de cet art devenu honorable. Dans cette pièce, un père de famille, Pridamant, va trouver dans sa grotte un mage, Alcandre, pour tâcher dřobtenir des nouvelles de son fils disparu, Clindor. Usant de ses pouvoirs, le sorcier lui montre alors son fils vivre diverses aventures avant de périr. Pridamant sřémeut, mais découvre que Clindor est en fait devenu acteur et nřest mort que sur scène. Rassuré sur son sort, il ne sřen lamente pas moins de voir sa descendance réduite à pratiquer un métier que, campé sur ses préjugés, il estime méprisable et déshonorant. Mais Alcandre le tranquillise : le théâtre nřest plus aujourdřhui ce quřil était hier ; il est maintenant auréolé de prestige, cřest le divertissement des rois et… il constitue un rapide moyen de sřenrichir !

ALCANDRE Cessez de vous en plaindre. À présent le théâtre Est en un point si haut que chacun lřidolâtre,

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Et ce que votre temps voyait avec mépris Est aujourdřhui lřamour de tous les bons esprits, Lřentretien de Paris, le souhait des provinces, Le divertissement le plus doux de nos princes, Les délices du peuple, et le plaisir des grands : Il tient le premier rang parmi leurs passe-temps ; Et ceux dont nous voyons la sagesse profonde Par ses illustres soins conserver tout le monde, Trouvent dans les douceurs dřun spectacle si beau De quoi se délasser dřun si pesant fardeau. Même notre grand roi, ce foudre de la guerre, Dont le nom se fait craindre aux deux bouts de la terre, Le front ceint de lauriers, daigne bien quelquefois Prêter lřœil et lřoreille au Théâtre-François : Cřest là que le Parnasse étale ses merveilles ; Les plus rares esprits lui consacrent leurs veilles ; Et tous ceux quřApollon voit dřun meilleur regard De leurs doctes travaux lui donnent quelque part. Dřailleurs, si par les biens on prise les personnes, Le théâtre est un fief dont les rentes sont bonnes ; Et votre fils rencontre en un métier si doux Plus dřaccommodement quřil nřeût trouvé chez vous. Défaites-vous enfin de cette erreur commune, Et ne vous plaignez plus de sa bonne fortune.

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Cette dignité du théâtre revendiquée ici par Corneille en 1635 est acquise dans les années 1660, malgré le déclassement social que subissent encore les acteurs. Rien ne serait plus faux que dřimaginer Molière en artiste maudit ou en rebelle marginalisé, comme tenterait de lřimposer une certaine image romantique du dramaturge (quřon retrouverait dans le Molière dřAriane Mnouchkine) : Louis XIV lui-même accepta de devenir le parrain de lřun de ses enfants (1664), et il mourut extrêmement riche. À cette date, la promotion de lřart dramatique est chose faite, et permet par exemple à Racine, pauvre orphelin élevé par charité à Port-Royal, dřaccomplir une brillante carrière à la cour.

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C. TRAGIQUE ET TRAGÉDIE

La tragédie occupe une place particulière parmi les genres littéraires : tout se passe comme si toutes les époques nřétaient pas propres à susciter des chefs-dřœuvre tragiques, au contraire de la comédie qui a donné à toutes les périodes des ouvrages majeurs. Inventée à Athènes au VIe siècle avant Jésus-Christ, cřest au siècle suivant quřémergent les trois grands poètes tragiques grecs (Eschyle, Sophocle et Euripide), mais le genre périclite très vite, bien que lřon continue dřécrire des tragédies jusquřà la fin de lřAntiquité. Oubliée au moyen âge, la tragédie renaît à la Renaissance, lorsque les humanistes ressuscitent les formes de la littérature antique. Elle connaîtra un second âge dřor dans lřEurope de la fin du XVIe siècle et du XVIIe siècle, dřabord dans lřAngleterre dřÉlisabeth Ire, qui verra le triomphe de Shakespeare, puis en France, avec par exemple Corneille et Racine, puis de nouveau le genre décline : si Voltaire écrit encore de nombreuses tragédies, le ressort semble cassé, et la tragédie finit par être abandonnée à lřépoque romantique, vers 1830. Au début du XXe siècle, plusieurs dramaturges ont tenté de faire revivre le genre en empruntant leurs sujets aux grandes tragédies antiques, mais ni Cocteau, ni Giraudoux, ni Anouilh ne sont vraiment parvenus à retrouver le secret du grand tragique qui marqua le Siècle de Périclès et celui de Louis XIV.

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1. LE VE SIÈCLE ATHÉNIEN, PREMIER ÂGE D’OR

TRAGIQUE

Cřest à Athènes, aux VIe-Ve siècles avant Jésus-Christ, que fut inventée la tragédie (mot qui, pense-t-on, signifie en grec chant du bouc) ; elle dérive de rites religieux en l’honneur de Dionysos, dieu de lřivresse, mais plus généralement maître de ce qui, en lřhomme, échappe au contrôle de la raison.

Le philosophe allemand Friedrich Nietzsche, qui exposera dans

La Naissance de la tragédie (1872) sa théorie sur lřorigine de ce genre, accorde une importance capitale à la dimension dionysiaque de la tragédie, toujours du côté de l’instinct et de l’irrationnel.

La tragédie est née du dithyrambe, danse endiablée en lřhonneur

de Dionysos et accompagnée de chant et exécuté par un chœur nombreux. Au milieu du VIe siècle, Thespis, personnage plus ou moins légendaire, décide dřajouter à ce chœur un acteur chargé dřaccompagner le chant en lui adjoignant un prologue et un récit : la tragédie est née. Plus tard, deux puis trois acteurs interviendront ensemble sur scène. En 534, Pisistrate, qui gouverne alors Athènes, invente le concours tragique : au moment des dionysies (fêtes en lřhonneur de Dionysos), trois auteurs sont chargés de présenter chacun une trilogie de trois tragédies (plus un drame satirique), tandis quřun jury composé de citoyens décerne le prix au meilleur auteur. En Grèce ancienne, ce nřest que dans ce cadre officiel et festif quřétaient données les tragédies, spectacle « de masse » où se pressait toute la population dřune cité. Elles étaient jouées dans de grands théâtres de plein air à lřacoustique parfaite, susceptibles dřaccueillir un public nombreux, par exemple à Épidaure. Cřest au Ve siècle que le genre connaît son âge dřor ; il a été illustré en particulier par Eschyle (525-456), Sophocle (497-405) et Euripide (484-406), les seuls auteurs de la période dont nous avons conservé une petite partie des pièces. Celles-ci obéissent toutes à la même structure :

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- Elles débutent par un prologue parlé ; - Le chœur de citoyens entre ensuite, en chantant (parodos) ; - Viennent ensuite les épisodes séparés par des chants sur place

(stasima), et qui correspondent à peu près aux « actes » des pièces modernes ;

- À la fin de la pièce, le chœur sort, également en chantant (exodos).

2. UN THÉÂTRE SACRÉ

La tragédie antique, représentée dans le cadre de fêtes religieuses, conservera toujours une dimension sacrée. Elle met en scène des dieux, qui peuvent intervenir sous forme de personnages (on voit ainsi Aphrodite et Artémis au début et à la fin de lřHippolyte dřEuripide), et de leurs relations avec les hommes. Eschyle et Sophocle représentent souvent des héros orgueilleux que des dieux justiciers vont écraser pour les punir : Œdipe, qui se moque des divinités et ne se fie quřà sa raison et à son intelligence, sera broyé par des dieux machiavéliques qui ont machiné sa perte depuis sa naissance.

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Œdipe-Roi, de Sophocle (vers 432 av. J.-C.) Lřhistoire dřŒdipe avant la pièce Œdipe pense être fils du roi et de la reine de Corinthe. Il entend parler dřun oracle qui lui prédit quřil tuera son père et épousera sa mère. Pour tenter dřéchapper à ce destin, il quitte la ville et court les chemins en cherchant aventures. Un jour, il croise un homme qui lui barre la route et le tue. Puis il arrive en vue de Thèbes (une ville de Grèce à ne pas confondre avec la cité égyptienne), quřil débarrasse dřun monstre, le Sphinx, qui posait des énigmes aux passants et dévorait ceux qui ne savaient pas répondre. En récompense, il devient roi de Thèbes et épouse la veuve du roi précédent, Jocaste. Résumé de la tragédie Lorsque débute la pièce de Sophocle, Thèbes est ravagée par la peste. Pour y mettre un terme, les oracles persuadent Œdipe de châtier lřassassin de son prédécesseur, Laïos, mari de Jocaste. Œdipe, sûr de son intelligence et de ses compétences de détective, mène lřenquête pour découvrir le meurtrier. Mais ses investigations le conduiront à des révélations terribles autant quřinattendues : il sřapercevra quřil nřest pas lřhéritier du trône de Corinthe, mais quřil est lui-même le fils de Laïos, cet inconnu quřil a un jour mis à mort à un carrefour, et que par conséquent il a épousé sa mère. Il se rend compte avec horreur quřen cherchant à fuir son destin, il sřy est en fait précipité. Jocaste se suicide, Œdipe se crève les yeux et quitte la ville. Si Sophocle, qui était pieux, nous montre des hommes arrogants

châtiés pour leur démesure, Euripide, esprit fort influencé par la philosophie de son époque, choisit pour protagonistes les victimes de divinités redoutables, sadiques et gratuitement cruelles, acharnées à la perte de ceux quřelles veulent détruire. Ainsi, dans Hippolyte, la déesse de lřamour Aphrodite, méprisée par lřinnocent Hippolyte qui nřhonore que la déesse de la chasse Artémis, décide de se venger en allumant une passion dévastatrice dans le cœur de sa belle-mère, Phèdre. Cette passion conduira les deux personnages à la mort, et Thésée, père dřHippolyte et mari de Phèdre, au désespoir. Chez Euripide, « le désordre est grand chez les dieux comme chez les hommes » (Iphigénie en

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Tauride), et les divinités sont « inconstantes […] sautent dřun sentiment à lřautre, haïssent sans mesure et aiment à lřaventure » (Les Troyennes). Lřidée que des dieux cruels gouvernent le monde et mènent les hommes à leur perte en se jouant de leurs infortunes débouchera sur la notion, aujourdřhui contestée mais néanmoins opératoire, de Fatalité ou de Destin, conçus comme une force surnaturelle qui préside aux événements et les orchestre pour parvenir au mal. La Fatalité est, pour parler comme le philosophe contemporain Clément Rosset, une « logique du pire ». Les hommes sont victimes de cette force surnaturelle qui les dépasse, contre laquelle ils se débattent mais à laquelle ils ne peuvent échapper.

La cruauté des dieux débouche sur la notion d’ironie tragique. Lřironie est, dřune façon générale, une manière de se moquer en disant le contraire de ce que lřon veut faire entendre. Dans la tragédie, elle est liée à la cruauté des dieux qui se moquent des hommes en leur laissant croire quřils sont maîtres de leur destinée pour mieux les détruire (cřest pourquoi on parle aussi dř« ironie du sort », sort étant ici synonyme de « destin »). Lřironie tragique repose sur un décalage qui peut être de deux ordres :

- On parle d’ironie de situation lorsque le décalage oppose

lřintention du personnage et la réalité de ses actes : il croit agir librement, et ignore que chaque pas quřil fait le mène à sa perte. Lřironie intervient ici au niveau de lřaction.

Exemple : Œdipe se sauve de Corinthe pour échapper à lřoracle funeste, et cřest précisément cette fuite qui va le conduire à accomplir, malgré lui, la prédiction des dieux. De même, dans le troisième « épisode », un messager de Corinthe entre en scène pour annoncer la mort de Polybe, roi de Corinthe, et espère consoler Œdipe en lui disant quřil nřétait pas réellement son fils : « Polybe ne třétait rien par le sang. [...] Il třavait reçu, sache-le, de mes mains ». Loin dřapaiser le roi de Thèbes par ses paroles, le messager porteur de bonnes nouvelles ne fait quřaccroître le trouble dřŒdipe. Lřironie découle du décalage entre lřeffet recherché et celui obtenu.

- On parle d’ironie verbale lorsque les propos du personnage

possèdent un contenu clair et un contenu ironique différent quřil ne perçoit pas lui-même. Lřironie concerne ici les paroles.

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Exemple : Œdipe se propose, au début de la pièce, de retrouver lřassassin de Laïos : « Eh bien ! en reprenant lřaffaire à son début, cette obscurité, je lřéclaircirai, moi ». Certes, il trouvera la solution, mais elle sera autre de celle quřelle imaginait puisque cřest lui-même qui se révélera être lřassassin. De même, le spectateur entend les malédictions quřil adresse au meurtrier de Laïos en un autre sens que celui quřil leur donne : « Je souhaite au criminel […] de traîner misérablement en misérable une vie malheureuse. » Ses souhaits seront exaucés bien autrement quřil ne le croyait. Œdipe est pris au piège de mots dont le sens lui échappe.

Le succès de lřironie tragique au théâtre repose sur le mécanisme

de la double énonciation : le personnage, aveuglé ou prisonnier dřune vision limitée des choses, ne perçoit pas lřéquivocité de ses propos ou de ces actes ; seul le spectateur, bénéficiant dřune position surplombante, comprend la double entente et perçoit le décalage entre ce que le personnage croit dire ou faire, et ce quřil dit ou fait réellement.

3. UN LIEU DE RÉFLEXION POLITIQUE

La tragédie naît et se développe dans un contexte très particulier, l’invention de la démocratie. La naissance de ce régime ne sřest pas faite sans heurt, et lřune des fonctions de ces pièces sera de représenter, aux yeux de toute la cité réunie pour assister à ce spectacle, les enjeux et les difficultés causés par la mise en place de cette organisation sociale et politique toute neuve. Désormais, les Athéniens ne se contenteront plus dřappliquer des codes religieux ancestraux issus de la volonté divine, mais se donneront leurs propres lois, votées à la majorité des citoyens. Un tel choix entraîne des conséquences à la fois exaltantes et traumatisantes : dřun côté, les individus acquièrent une liberté politique vertigineuse et prennent en mains leur destin, mais, dřautre part, ils ne disposent plus de solutions toutes faites, de lois déjà prêtes, et le risque est grand de se tromper ; en cas dřéchec, il ne sera plus possible de sřabriter derrière un corps de préceptes religieux préexistant : il leur faudra assumer eux-mêmes leurs fautes, leurs erreurs, leurs faux-pas sans rejeter la culpabilité sur les dieux. En un mot, les hommes deviennent responsables, et cřest cette responsabilité si lourde à porter qui fait lřobjet de la tragédie. Elle représente ce poids

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nouveau et ambivalent en mettant en scène le moment délicat du passage entre lřordre ancien, celui où les dieux dictaient le droit, et le nouveau, une démocratie sans repère pour se guider et où lřêtre humain, livré à ses propres forces et surtout à sa propre faiblesse, doit se déterminer sans avoir une idée claire du bien et du mal. Pour y parvenir, la tragédie met sous les yeux des spectateurs les mythes anciens, mais datant dřune époque encore toute proche où il nřétait de justice que divine, et elle les invite à y méditer avec lřœil des citoyens quřils sont devenus. Lřâge de la tragédie est le moment où lřon sřest suffisamment dépris de lřhéritage religieux pour le mettre en scène, le questionner : les Grecs interrogent leurs mythes au lieu de simplement y souscrire. Lřexemple le plus représentatif de cette confrontation entre deux logiques incompatibles, celle des hommes et celle des dieux, est sans doute lřAntigone de Sophocle

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Antigone, de Sophocle (441 av. J.-C.) Lřhistoire avant la pièce Antigone est une fille dřŒdipe et Jocaste. Après le départ de son père, ses deux frères, Étéocle et Polynice, ont rivalisé pour régner sur Thèbes. Après avoir passé un accord qui donnait le trône à Étéocle, Polynice a réuni une armée afin de marcher sur la cité. Au cours de la bataille, les deux frères ennemis se sont entre-tués. Créon, frère de Jocaste, prend alors les rênes du pouvoir et décide dřaccorder des funérailles à Étéocle et de laisser le cadavre du traître Polynice sans sépulture. Le résumé de la pièce La pièce de Sophocle (441 avant Jésus-Christ) commence lorsquřAntigone décide de braver lřinterdiction de son oncle Créon et dřensevelir le corps de son frère Polynice. Ce geste est motivé par les croyances de lřhéroïne : en effet, la religion grecque expliquait que lřâme dřun corps laissé sans sépulture ne pouvait connaître le repos et était condamnée à errer sans pouvoir franchir le fleuve Styx et ainsi gagner le royaume des morts. Antigone, qui ne peut admettre que son frère subisse une aussi cruelle condamnation, se rend une nuit auprès du corps de son frère et verse sur lui, selon le rite, quelques poignées de terre. Créon apprend dřun garde quřAntigone a recouvert de poussière le corps de Polynice. On amène Antigone devant lui et il la condamne à mort. Elle est enterrée vive dans le tombeau des Labdacides. Plutôt que de mourir de faim, elle préfère se pendre. LřAntigone de Sophocle met aux prises deux formes de légitimité : - Antigone incarne lřancienne légalité : elle considère que les lois

divines ne doivent pas être transgressées et que chaque être humain a droit à une sépulture ;

- Créon défend la nouvelle forme du droit : les hommes peuvent décider, par exemple comme ici pour des raisons politiques, de ce qui est bien et mal, sans se soucier des décrets divins : seul lui importe de restaurer la paix civile dans une cité meurtrie par les malheurs et la guerre.

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Entre eux, aucun compromis ne peut être trouvé, sans quřon puisse dire lequel dřentre eux a raison ou tort. Ce débat entre la justice des dieux et celle des hommes est représenté sur scène par le débat entre le héros (issu de lřordre ancien) et le chœur, qui matérialise le nouvel ordre politique.

Ces conflits de valeurs sont constitutifs de la tragédie ; celle-ci peut se définir, dřaprès Jean-Pierre Vernant, comme lřaffrontement entre deux systèmes judiciaires (en grec : dikê) : « Ce que montre la tragédie, cřest une dikê en lutte contre une autre dikê », autrement dit, dans le cas de la tragédie grecque, le passage dřune condition humaine rurale, clanique, féodale, religieuse à une condition urbaine, commerçante, étatique, démocratique, rationnelle, où les lois de la cité remplacent des valeurs religieuses ancestrales. Le bien et le mal deviennent relatifs : la grande piété dřAntigone devient haute trahison dans un régime gouverné par la raison dřÉtat en train de se mettre en place et que Platon explicite par la bouche de Socrate : « Il faut honorer sa patrie plus quřune mère, quřun père » (Platon, Criton): la logique familiale dřAntigone, fondée sur la « vendetta » à lřinfini, est contredite par un autre système fondé sur la loi des hommes. Comme le souligne Milan Kundera :

Après des expériences douloureuses, Créon a compris que les passions personnelles quřon ne maîtrise pas sont un danger mortel pour la cité ; avec cette conviction, il affronte Antigone, qui défend contre lui les droits non moins légitimes de lřindividu. Elle meurt, et lui, écrasé par sa culpabilité, désire « ne jamais plus revoir un lendemain ». […] Deux antagonistes sřaffrontent, chacun inséparablement lié à une vérité qui est partielle, relative, mais, considérée en elle-même, entièrement justifiée. Chacun est prêt à sacrifier sa vie pour elle, mais ne peut la faire triompher quřau prix de la ruine totale de lřadversaire. Ainsi tous les deux sont à la fois justes et coupables. (M. Kundera, Le théâtre de la mémoire, « Et si le tragique nous avait abandonnés ? »).

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La tragédie est donc une méditation sur lřhomme, ses croyances

et ses valeurs, sa responsabilité et sa liberté. Tout poème tragique pose la question « qu’est-ce que l’homme ? » sans jamais y donner de réponse. Est-il libre ou agi ? Est-il maître de son destin ou manipulé par les dieux ? Innocent ou coupable ? Lucide ou aveuglé ? Œdipe est bien le personnage tragique par excellence, déchiffreur dřénigmes qui découvre quřil est à lui-même sa propre énigme indéchiffrable.

Ces conflits de valeur ne sont pas propres à la tragédie grecque :

on les retrouvera lors du second âge dřor de la tragédie, dans lřEurope des XVIe Ŕ XVIIe siècle, ou de tels conflits peuvent devenir internes aux personnages et les déchirer entre deux fidélités opposées :

- ainsi, Hamlet, sommé par le fantôme de venger son père, est

ainsi écartelé entre deux légalités : obéissance aux préceptes chrétiens, qui interdisent de tuer et font des fantômes des suppôts du diable ; et soumission au code aristocratique de lřhonneur, qui impose de tirer vengeance dřun affront subi.

- Rodrigue, de son côté, hésite entre le devoir de venger son père et son amour pour Chimène, puisque lřoffenseur de sa famille nřest autre que le père de sa bien-aimée ;

- de même, Phèdre est un personnage divisé, hantée par une soif

inextinguible de pureté et dřinnocence, et, même temps, habitée par une passion incestueuse insurmontable : elle est un « oxymore vivant ».

Nous verrons quřHorace est tout entier construit autour de conflits de valeurs insolubles opposant la famille et la patrie, cřest-à-dire lřancienne forme de légalité, fondée sur le sang et la logique vendettale et la nouvelle forme de légalité, fondée sur le devoir dřÉtat, la dévotion à la politique et lřesprit national.

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On appelle dilemme l’alternative insoluble devant laquelle est placé le héros tragique. Une tragédie peut dřailleurs mettre en scène à la fois des conflits externes et internes, cřest même souvent le cas.

4. LE TEMPS DE LA THÉORIE : LA POÉTIQUE

D’ARISTOTE

Après lřâge des chefs-dřœuvre (Ve siècle), vient, au siècle suivant, lřâge de la théorisation. Aristote (-384 -322) consacre, dans la Poétique, dřimportants passages au genre tragique, pour essayer de comprendre le fonctionnement de ces pièces et les raisons de leur succès. Ce texte (comme, dřune certaine façon, lřArt poétique de Boileau) nřest pas un texte programmatique ou prescriptif, mais, venant après coup rendre compte de réussites passées, il est un ouvrage explicatif.

Au chapitre VI, Aristote donne de la tragédie la définition suivante :

La tragédie est lřimitation (mimèsis) dřune action noble, menée jusquřà son terme et dřune certaine étendue, dans un langage relevé dřassaisonnements dřune espèce particulière selon les parties de lřœuvre, imitation faite au moyen de personnages en action et non au moyen du récit, et qui, suscitant pitié et crainte, opère la purgation (catharsis) de ce genre dřémotions.

De cette définition célèbre, on peut retenir les éléments suivants :

- que la tragédie est un genre théâtral, une mimèsis et non une diégèsis

- son « action » est « noble » (ou, selon les traductions, « grande »), cřest-à-dire que le sort des personnages entraîne de lourdes conséquences sur le destin de tout un peuple ;

- elle a pour but de susciter deux passions chez le spectateur, la pitié et la crainte ; pour y parvenir, ajoute plus loin Aristote, elle représente souvent des « querelles dans les alliances », cřest-à-dire des conflits surgis au sein des familles ou des communautés dřindividus proches : la rivalité entre deux frères ennemis, qui devraient être unis par les liens du sang et une affection naturelle, paraîtra plus pitoyable et plus terrifiante que la haine de deux étrangers. Cřest le cas, par exemple, de la

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tragédie des Sept contre Thèbes dřEschyle, qui raconte la guerre que se livrèrent les fils dřŒdipe, Étéocle et Polynice ;

- La dernière notion mise en avant par cette définition est énigmatique et a fait couler beaucoup dřencre. Aristote suggère que la tragédie, représentation dřhistoires terribles, faites de violence et de meurtre, dřamour et de cruauté, provoque un plaisir paradoxal et dont la fonction est thérapeutique : la catharsis ou purgation des passions. Il est difficile de définir cette notion. On considère généralement que la représentation de passions désordonnées permet aux spectateurs, via lřidentification aux personnages, dřapaiser leurs passions excessives. La pitié éprouvée pour les malheureux protagonistes en proie à la colère des dieux ou à leurs tourments et la terreur ressentie devant les châtiments quřils subissent libèrent les spectateurs de leurs propres pulsions violentes. Dřaprès ce quřon peut déduire de cette définition, cřest la mimèsis qui conduit directement à la catharsis, puisque la simple vision des crimes et des horreurs joués sur scène serait capable de « purger » ou laver les affects morbides du public. La catharsis a constitué une aubaine pour la théorie classique avide de justifier la moralité et l’utilité sociale du théâtre : lřanalyse dřAristote montrait que le spectacle tragique était capable de détourner le public de ses inclinations coupables.

N.B. : On parle couramment de la fonction cathartique de la tragédie ou même du théâtre en général.

Aristote explique en outre que « lřaction de la tragédie est grande », cřest-à-dire quřelle ne prend pas pour objet des bagatelles, mais des questions touchant la vie et la mort des individus ou la fortune dřune cité. Elle illustre la chute d’un héros qui passe du bonheur au malheur à la suite de quelque faute. Cette faute tragique nřest pas de lřordre de la perversité, cřest plutôt une erreur de jugement commise par un « homme qui, sans être éminemment vertueux et juste, tombe dans le malheur non à raison de sa méchanceté et de sa perversité, mais à la suite de quelque erreur », de sorte quřil « sera malheureux sans le mériter » (Poétique 1453a). Œdipe, par exemple, est coupable dřavoir tué son père et épousé sa mère, mais il nřavait pas voulu devenir parricide et incestueux, il a seulement fait preuve de présomption et dřorgueil en ignorant les avertissements divins. Ainsi, le héros tragique est moralement ambigu ; il est, comme le déclare Racine à propos de

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Phèdre, « ni tout à fait innocent, ni tout à fait coupable », dans un univers où les frontières entre le bien et le mal sont brouillées ; on ne saurait, par exemple juger le comportement de Créon et dřAntigone, qui tous deux ont partiellement raison et tort à la fois : il est sans doute des principes avec lesquels on ne doit pas transiger (enterrer ses morts), mais la paix dřune cité ne justifie-t-elle pas certains compromis, voire certaines compromissions ? La tragédie met en scène des questions dont elle ne donne pas les réponses. Cřest parce que le protagoniste est ambigu quřil suscite crainte et pitié : sřil était méchant, nous nřaurions pas de compassion pour lui, et sřil était parfaitement juste, ses infortunes ne susciteraient pas la crainte, mais seulement lřindignation.

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On peut opposer la poétique de lřépopée de la poétique tragique : - dans l’épopée (lřIliade, la Chanson de Roland… ou la première trilogie de la Guerre des Étoiles) le bien et le mal son nettement différenciés et facilement repérables ; les héros sont fortement caractérisés, sûrs de la morale quřils défendent, et pourvus de qualités clairement positives (ou négatives). - dans la tragédie, nous pouvons retrouver le personnel de lřépopée, mais les héros tragiques sont hésitants, ils ont perdu leurs assurances et leurs certitudes, ils sont descendus de leur piédestal ; leur identité héroïque est en péril. Plus humains que les figures héroïques épiques, il est plus facile de sřidentifier à ces personnages.

Aristote explique enfin que la tragédie doit sřachever sur une péripétie et une scène de reconnaissance (cřest-à-dire de révélation dřune identité cachée, ou dřune réalité jusque là dissimulée ou inconnue) : Œdipe, à la fin dřŒdipe-Roi, est reconnu pour lřhéritier légitime de Thèbes, reconnaissance tragique puisquřelle lui apprend, du même coup, quřil est parricide et incestueux.

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5. DE LA TRAGÉDIE AU TRAGIQUE

“Fair is foul and foul is fairŗ « Le beau est laid, le laid est beau »

(Shakespeare, Macbeth)

Au tournant du XIXe siècle, le philosophe allemand Hegel a tenté dřélucider le sens de la tragédie. Il a mis en lumière les déchirements intérieurs du héros tragique que poursuivait une Fatalité divine acharnée à sa perte : « Nous voyons les héros succomber victimes du Destin », écrit-il dans son Esthétique. Il a médité en particulier sur Antigone et montré que Créon et sa nièce détenaient chacun une vérité partielle. À partir de ses analyses sřest développée la notion, contestée de nos jours mais néanmoins opératoire, de vision tragique de l’existence conçue comme une impasse désespérante. Cette vision tragique renvoie à une perturbation (normalement temporaire), de l’ordre du monde : à la suite dřun événement hors du commun (par exemple un crime particulièrement grave), les principes qui ordonnent la régularité de lřunivers sont renversés ; à lřharmonie politique, sociale et cosmique se substitue un effrayant désordre, une anarchie invivable. Le poète et critique anglais Sir Philip Sidney, dans sa Défense de la poésie (1581), écrivait déjà que la tragédie « enseigne l’incertitude de notre monde. »

La fin de la pièce correspond en principe à un retour, toujours incertain et précaire, de lřordre un moment dérangé : la cause du mal éliminée, chaque chose retrouve sa place, les rythmes et les lois qui régissent le cours normal des choses sont rétablis, et les passions sřapaisent.

- Ainsi, dans Hamlet, cřest lřassassinat du vieil Hamlet, père du

prince, qui provoque un bouleversement dans le pays : la gravité du meurtre (le régicide, au XVIIe siècle, est considéré comme le plus épouvantable des forfaits) a désorienté lřunivers au point de rendre poreuse la frontière entre les vivants et les morts : les âmes en peine viennent se mêler à lřexistence des mortels. On connaît le mot du prince pour évoquer cette sinistre confusion : « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark ». Hamlet, bien conscient de ce dérèglement de lřespace et du temps, sait quřil lui revient de restaurer lřordre

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un moment perturbé, fût-ce au péril de sa vie : « Le temps est hors de ses gonds. O sort maudit que ce soit moi qui aie à le rétablir ! »

- Dans Andromaque de Racine, cřest le massacre inhumain

perpétré lors de la prise de Troie qui a déréglé le fonctionnement du monde et rendu possible des régicides gratuits comme celui de Pyrrhus à la fin de la pièce.

- Dans Horace, cřest le conflit, senti comme contre nature

parricide, entre Albe et Rome, qui va aboutir à la métamorphose dřHorace en héros monstrueux.

- Dans la Phèdre du même, cřest lřamour monstrueux de lřhéroïne

éponyme qui constitue une perturbation de lřordre des choses, ainsi que le perçoit Hippolyte.

Tout a changé de face Depuis que sur ces bords les deux ont envoyé La fille de Minos et de Pasiphaë [=Phèdre]

Seule la mort du monstre marin, dřHippolyte et de Phèdre, elle-même monstrueuse, va rendre le calme et la paix à lřhéroïne.

Dans ce monde déboussolé et privé de repères, toutes les atrocités

et toutes les horreurs deviennent possibles, car on y viole jusqu’aux tabous fondateurs de la vie sociale : la proscription du parricide ou lřinterdit de lřinceste eux-mêmes sont bafoués dans ce contexte du bouleversement tragique. En renonçant à ces règles de base qui constituent le propre de lřhomme, le héros tragique, dénaturé et inhumain à force de démesure, se retrouve plongé dans une bestialité monstrueuse qui provoque le chaos :

- Médée, dans la pièce dřEuripide du même nom, met en scène

une sorcière qui, après avoir découpé son père en morceaux pour séduire Jason, assassine ses enfants pour punir son mari infidèle.

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- Néron, dans Britannicus de Racine, est un « monstre naissant » fratricide, dont on devine quřil sera bientôt matricide et commettra encore bien des horreurs durant son règne.

- Phèdre, habitée à la fois dřun désir de pureté et dřune passion contre nature pour son beau-fils, se voit elle-même comme un monstre dont il faut purger la nature.

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Synthèse : notions clefs de la tragédie La tragédie d’après Aristote : - est une imitation (mimèsis) ; - suscite la terreur et la pitié ; - représente des « querelles dans les alliances » ; - exige le plus souvent dans son dénouement péripétie et reconnaissance ; - se propose pour fin la purgation des passions du spectateur

(catharsis). Le personnage tragique : - est un personnage de haut rang ; - a commis une « faute », au sens dřerreur de jugement (hamartia) ; - passe du bonheur au malheur ; - se rend coupable dřhybris (ou hubris, démesure), et sa présomption

attire sur lui la vengeance des dieux (Némésis) ; - nřest « ni tout à fait innocent, ni tout à fait coupable » ; - est habité par une passion insurmontable, dont les conséquences

peuvent aller jusquřaux crises de démence (fureur, « folie furieuse ») où, aveuglé par les dieux (atè), il commet lřirréparable ;

- est déchiré par un conflit de valeurs insoluble qui le mène dans des situations sans issue et invivables ;

- est victime dřune malédiction et/ou est marqué par une lourde hérédité (Oreste, Agamemnon, Néron, Phèdre…) ;

- est considéré comme un problème plus quřune essence ; il souffre dřun déficit dřidentité.

Le tragique comme vision du monde : - Les hommes sont poursuivis par un Destin pervers ; cette fatalité

peut être extérieure au héros (les dieux) ou intérieure (une passion) ou tenir de ces deux origines, comme dans le cas de la Phèdre racinienne.

- Le tragique pose la question de la responsabilité et de la liberté ; - Le tragique suppose une perturbation dans lřordre du monde ; - Les hommes tragiques sont des énigmes pour eux-mêmes ;

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- Le tragique, au contraire de lřépique qui distingue le camp des bons de celui des méchants, nřest jamais manichéen : les frontières du vice et de la vertu y sont brouillées jusquřau bout, de sorte quřune tragédie tragique ne saurait se terminer ni bien, ni mal.

Pour terminer, deux remarques fondamentales : 1) Une tragédie ne se termine pas forcément un carnage et un

bain de sang, ainsi que lřexplique Racine dans la préface de Bérénice (1670) :

Ce n’est point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie; il suffit que lřaction en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et que tout sřy ressente de cette tristesse majestueuse qui fait tout le plaisir de la tragédie.

La fin funeste nřest une condition ni suffisante ni nécessaire pour définir le genre tragique : il existe des tragédies bien tragiques qui ne finissent pas sur la mort des protagonistes, et il existe des pièces meurtrières qui ne sont pas des tragédies (Hernani ou Ruy Blas).

2) Il existe des pièces qui portent le nom de tragédies et qui ne sont pas tragiques, dans la mesure où elles ne véhiculent pas la vision du monde sombre et pessimiste qui caractérise le tragique au sens plein. Cřest le cas de presque toutes les tragédies de Corneille, dont certaines se terminent par la victoire du héros (Le Cid, Nicomède, et, peut-être Horace, nous nous poserons la question en temps voulu).

Inversement, il existe des œuvres littéraires qui, sans relever du genre théâtral, sont travaillées par une vision tragique de lřexistence. La Princesse de Clèves, par exemple, met en scène une héroïne soumise à une force irrésistible (sa passion) et intérieurement déchirée entre son amour et son devoir : on peut donc utiliser le terme tragique pour qualifier ce roman de Mme de Lafayette, bien quřil ne sřagisse pas dřun ouvrage destiné à être porté à la scène.

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Dřune façon générale, il importe toujours de bien distinguer : - le genre : épopée, tragédie, comédie… (voire, de façon un peu

abusive, roman, théâtre, poésie…) - le registre (quřon appelle aussi parfois tonalité) : épique,

tragique, comique… romanesque, théâtral, poétique…) Genre et registre peuvent se confondre, mais il serait

simplificateur de rabattre lřun sur lřautre : on trouve ainsi des romans sans romanesque (lřÉducation sentimentale), ou animés dřune vision épique (Germinal), et lřon utilisera, dans le prochain envoi, le registre épique pour commenter les récits du duel entre Horace et Curiace.

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III. « ROME, UNIQUE OBJET… » PIERRE CORNEILLE. HORACE (1640)

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Illustration de la page précédente : frontispice de l’édition originale d’Horace (1641), gravé par Charles Le Brun.

Des trois principales fonctions que peut revêtir une image dans ses rapports avec un texte (illustration, commentaire ou complément), c’est de la troisième que relève ce frontispice dû à l’un des plus grands artistes du XVIIe siècle. Il donne en effet à voir ce que le texte ne montre pas : le combat des deux frères, qui n’est connu du spectateur que par une série de récits aux actes III et IV.

Le cœur de l’œuvre, le noyau invisible sur lequel elle se fonde et, en même temps, sur l’exclusion duquel elle se construit, le point aveugle qui éclaire toute la pièce mais ne peut jamais être soumis au regard du spectateur, est donc littéralement donné à voir dans cette marge du texte que constitue le frontispice : c’est dire l’importance de cette image, qui révèle brutalement la violence physique en apparence proscrite de la scène, mais vers laquelle tend tout le scénario tragique. Le Brun, qui savait qu’il gravait le frontispice d’une tragédie, renforce la théâtralité de la scène, soulignée par le rideau de théâtre qui encadre le combat, mais on retrouve aussi dans cette image plusieurs des thèmes centraux de l’œuvre :

- le thème du fratricide, puisque Le Brun grave le moment le plus dramatique de l’œuvre : l’instant de basculement de la pièce, lorsque Horace qu’on croit en fuite se retourne et transperce le cœur de son premier opposant, Curiace ;

- la « dialectique du héros » et du roi, sensible à travers la disproportion de leur tailles respectives qui traduit la glorification du héros au détriment du détenteur légitime du pouvoir, réduit au simple rang de spectateur à l’arrière-plan ;

- la dissymétrie entre Albe et Rome, que, là encore, souligne des différences de taille (le camp albain est, sur la gauche, réduit à presque rien) ;

- la tension entre le genre tragique (désigné dans le cartouche) et le registre épique, attesté aussi bien par le choix de représenter le duel singulier que par la couronne de lauriers dans la partie supérieure de la gravure ;

- l’importance de l’Histoire, comme le montre la citation latine tirée de Tite-Live (I, 24), et qui rappelle que Corneille, au XVIIe siècle, était considéré comme historien autant que comme poète et dramaturge.

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A. « ALLER SI LOIN », « TOMBER DE SI HAUT » ? UN

DRAMATURGE DANS LE SIÈCLE

La Bruyère, dans ses Caractères, résume en quelques lignes la carrière de Corneille :

Ses premières comédies [=pièces] sont sèches, languissantes, et ne laissaient pas espérer quřil dût ensuite aller si loin ; comme ses dernières font quřon sřétonne quřil ait pu tomber de si haut.

Le jugement, expéditif, repris par toute la tradition scolaire, ne rend pas justice à Corneille, dont lřœuvre ne saurait se réduire à ses quatre pièces les plus célèbres écrites entre 1636 et 1643 (Le Cid, Horace, Cinna et Polyeucte) : cřest mésestimer les premières comédies aussi bien que les dernières tragédies dřun auteur qui a toujours refusé de sřenfermer dans une formule dramaturgique et a toujours cherché à renouveler son art, quitte à égarer un public qui lui était tout acquis et quřil lui eût été facile, en proposant ce que ses spectateurs souhaitaient voir, de conserver.

1. LA GLOIRE ET LES HUÉES

La vie de Corneille traverse tout le XVIIe siècle, de sorte quřil fut le contemporain des grands bouleversements qui ont marqué son temps.

Il est né à Rouen le 6 juin 1606, dans une famille de magistrats. Il fit ses études chez les jésuites, au collège de la ville, et se destina dřabord à une carrière dřavocat, projet quřil abandonna très vite pour se consacrer au théâtre. Mélite (1629), sa première création, fut confiée aux acteurs qui fonderont plus tard le théâtre du Marais et rencontra à Paris un succès suffisant pour décider son auteur à embrasser la carrière dramatique, quřil ne quittera plus jusquřen 1674.

Lřœuvre de Corneille est extrêmement variée. En quarante-cinq ans, il écrivit plus dřune trentaine de pièces (comédies, tragi-comédies, tragédies, pièces à machine, comédies héroïques) et explora les nombreuses ressources de lřart dramatique, à une période où le théâtre,

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aussi bien que la France toute entière, connaissaient de profondes mutations.

Ses premières pièces furent essentiellement des comédies ; il en écrivit six entre 1629 et 1636 (La Veuve, 1632 ; La Galerie du palais, 1633 ; La Suivante, 1634 ; La Place royale, 1634 ; L’Illusion comique, 1636). Cřest à la même époque quřil donna la tragi-comédie Clitandre (1631), ainsi que Médée (1635), sa première tragédie. Il revint plus tard à la comédie, notamment avec Le Menteur (1643).

Le triomphe du Cid (1637) fit date dans la carrière de Corneille : le succès public le consacrait avec éclat dans son métier de dramaturge, et lui ouvrait les portes du temple de la gloire : « Tout Paris pour Rodrigue a les yeux de Chimène », écrira plus tard Boileau pour résumer lřengouement dont cette pièce a fait lřobjet.

Cette pièce inaugure la série des quatre grandes tragédies de la période, consacrées ensuite par la tradition scolaire et universitaire : Horace (1640), Cinna (1641), Polyeucte (1642), où Corneille se montra davantage soucieux du respect des règles du théâtre classique que dans Le Cid, avec toutefois de notables exceptions, spécialement dans Horace où il semble enfreindre la principale des unités, lřunité dřaction. Durant ces années, il connut une carrière brillante, que vint couronner son élection à lřAcadémie française en 1648. Adulé par le public, reconnu par ses pairs, pensionné par le pouvoir, Corneille fut également nommé procureur des États de Normandie. Il sřétait par ailleurs marié en 1641 alors que son père avait été anobli par Anne dřAutriche.

En revanche, les années 1650 furent assombries par la disgrâce que lui valut Nicomède (1651). Si la pièce rencontra un succès fracassant, elle apparut aussi comme un éloge à peine voilé du Grand Condé, qui était à la tête de la Fronde ; ainsi, dès la fin des événements, Corneille fut privé de sa charge et de sa pension. Lřéchec de Pertharite, lřannée suivante, (1652) le détermina aussi à se retirer de la scène et à faire retraite à Rouen où il vécut bourgeoisement et dévotement : il sřéloigna de la création dramatique pour se consacrer à une traduction en vers de lřImitation de Jésus-Christ (1656). Il ne revint au théâtre quřen 1659 avec Œdipe, à lřinstigation de Fouquet, surintendant des finances et protecteur des gens de lettres. En 1660, il publia trois Discours sur le poème dramatique, tandis que commençait la parution de son Œuvre en

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Pierre Corneille, Horace

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recueils, chaque volume étant accompagné dřun « examen » des différentes pièces.

Protégé par Fouquet, puis par Louis XIV, Corneille continua à se consacrer au théâtre, mais Racine avait désormais les faveurs du public tandis que ses propres pièces étaient reçues avec froideur, malgré le soutien dřun important parti de « cornéliens ». En 1670, Corneille et Racine se trouvèrent en rivalité directe lorsquřils donnèrent simultanément des pièces sur le même sujet romain. Racine triompha avec sa Bérénice, face au Tite et Bérénice de Corneille, qui ne rencontra quřun succès mitigé. Dès lors, le temps de Corneille était terminé, et ses deux dernières créations, Pulchérie (1672) et Suréna (1674), furent des échecs qui le poussèrent à cesser son activité de dramaturge. Il mourut à Paris le 1er octobre 1684, après avoir fait paraître une dernière édition complète de son théâtre (1682).

Nos informations sur la personnalité de Corneille apparaissent en définitive assez minces : on le disait maladroit en société, mauvais courtisan, mais en revanche avide dřargent et de renommée ; il nřest guère possible de mieux le connaître, faute de documents.

2. L’ŒUVRE DE CORNEILLE JUSQU’À HORACE

En 1630, la comédie était un genre mineur, délaissé aussi bien par les auteurs que par les théoriciens du théâtre (en cela, ces derniers se plaçaient dans la continuité dřAristote, qui, dans sa Poétique, ne parlait pas de la comédie au sens moderne quřon lui donnait au XVIIe siècle).

a) Corneille auteur comique

Pierre Corneille, au début de sa carrière, sřillustra dans la comédie. La comédie était alors non seulement un genre mineur (ce quřelle restera), mais encore, elle était en proie à une crise grave : réduite aux farces bouffonnes et grossières et aux pièces outrées de la commedia dellřarte, elle suscitait le mépris des doctes, mais aussi lřindifférence des dramaturges, à une date où la tragédie acquérait ses lettres de noblesse. Corneille parvint à redorer le blason de la comédie et renouvela le genre en profondeur. Avec lui, la comédie quitte les tréteaux de foire pour devenir un genre mondain destiné aux « honnêtes gens ». Corneille dépouille ses pièces des vulgarités de la farce, et accorde une place prépondérante à la peinture des mœurs et à

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lřamour. Ses comédies d’intrigue sont articulées autour dřaventures amoureuses impliquant péripéties, obstacles et doutes. Corneille nřhésite pas à confronter ses personnages à des situations romanesques pénibles comme la prison, la trahison ou la rupture, qui révèlent leur profondeur. Ses comédies ne sont donc pas comiques au sens où elles chercheraient à faire rire : elles se rapprochent plutôt dřun romanesque gai, dřun réalisme aimable, dans la mesure où elles peignent avec vraisemblance la vie quotidienne bourgeoise. Cřest dřailleurs par ce trait quřelles sřopposent à la tragédie, qui ne sřintéresse quřaux personnages nobles de lřhistoire et du mythe. Par ailleurs, Corneille souhaite donner dans son théâtre une impression de naturel, et les dialogues de ses comédies se veulent une « imitation de la conversation des honnêtes gens ».

b) Le Cid et sa « Querelle ».

Le Cid marque une date importante dans lřhistoire du théâtre au XVIIe siècle : son auteur dut affronter ce quřon appelle « la querelle du Cid », polémique qui naquit sans doute de conflits dřintérêts divers et des jalousies aiguisées par le succès de la pièce, mais qui donna lieu à un débat intéressant qui nous renseigne a posteriori sur la formation de lřesthétique classique. En effet, ses ennemis reprochèrent à Corneille de nřavoir pas respecté tout ce qui constitue lřidéal classique au théâtre, notamment les règles de la vraisemblance et de la bienséance, celle qui préconise la séparation distincte des tons et des genres, et celle des trois unités qui se mettait alors en place.

Le Cid est une tragi-comédie, genre qui nřest pas exactement un mélange de tragédie et de comédie, mais qui se définit plutôt comme une tragédie au dénouement heureux, fondée sur des principes romanesques. Aussi sřattendait-on à ce quřelle suive les trois règles dřunité (dřaction, de lieu et de temps). Or, lřintrigue est composée de deux actions distinctes, quoique subordonnées lřune à lřautre, et se déroule dans une multiplicité de lieux, ce qui troubla profondément les défenseurs du théâtre classique et suscita la polémique, dont le ton fut violent : « Le sujet nřen vaut rien du tout » déclara ainsi Scudéry, un de ces savants Académiciens quřon appelait les « doctes ». Le débat se termina par l’arbitrage de l’Académie française, nouvellement créée, et que Richelieu avait chargée de lřaffaire. Ce fut Jean Chapelain, poète et

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théoricien, qui écrivit Les Sentiments de l’Académie sur Le Cid, où les critiques sont compensées par quelques éloges.

c) Horace, dernier acte de la querelle du Cid

Trois ans après Le Cid et la querelle qui sřensuivit, Corneille revient au théâtre avec la volonté de sřimposer dans le plus haut genre et de convaincre les doctes sur le terrain des unités. Il délaisse la mythologie quřil avait cultivée dans Médée, sa première tragédie, et inaugure avec la seconde une longue série de tragédies historiques et politiques. Sřappuyant notamment sur Tite-Live, il se tourne vers les origines de Rome pour dire la naissance de lřÉtat. Horace, « tragédie en cinq actes et en vers », comme disent les dictionnaires, fut créée au théâtre du Marais en mai 1640, et publiée lřannée suivante chez le libraire Courbé, précédée dřune dédicace à Richelieu. Vingt ans plus tard, à lřoccasion dřune réédition de son théâtre, Corneille va accompagner son texte dřun « Examen » reproduit dans toutes les bonnes éditions (p. 35-41 du volume « Folio théâtre » au programme).

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Synopsis La guerre qui oppose Albe et Rome va être

résolue par un combat entre les trois champions que chaque cité désignera. LřAlbaine Sabine, épouse dřHorace, et Camille, sœur dřHorace promise à Curiace, frère de Sabine, disent leurs craintes et leur douleur (Acte I). Le choix est fait : Horace et ses frères affronteront Curiace et ses frères. Camille pousse Curiace à se récuser, Sabine veut mourir, le vieil Horace invite son fils et Curiace à faire leur devoir (Acte II). Émues à lřidée dřun tel combat, les deux armées veulent quřon désigne dřautres combattants ; mais les dieux, interrogés par un sacrifice, y paraissent hostiles. Premières nouvelles du combat : les deux frères dřHorace sont morts, lui-même a pris la fuite, Rome est perdue. Le vieil Horace se promet dřexécuter son fils infâme (Acte III). Mais ce nřétait quřune ruse : Horace a tué un à un ses trois adversaires. À son retour, Camille lui reproche son attitude « barbare » et maudit Rome ; Horace la tue (Acte IV). Le roi de Rome juge Horace à la demande de Valère, un Romain amoureux de Camille : il le dit « au-dessus des lois » et abolit son crime ; Horace vivra pour défendre Rome (Acte V).

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B. UNE TRAGÉDIE HISTORIQUE : LA NAISSANCE D’UNE

NATION

Le sujet de la première tragédie de Corneille, Médée, était inspiré de la mythologie, donc dřune légende donnée comme fictive. Le Cid était tiré dřune épopée espagnole qui racontait la geste dřun tueur de maures. Cřest encore dans lřhistoire, mais cette fois-ci dans celle de Rome que Corneille puise le sujet dřHorace. La Rome antique fournira ensuite bien des sujets à Corneille : les grandes tragédies des années 1640-1643, Horace, Cinna et Polyeucte sřinspirent toutes les trois de lřAntiquité latine, et chacune se situe à une période clef de lřhistoire romaine : conquête de cités voisines, dans le cas dřHorace (VIIe siècle av. J.-C.), passage de la République à lřEmpire dans celui de Cinna (Ier siècle apr. J.-C.), passage du paganisme au christianisme pour Polyeucte (IIIe siècle). Corneille trouve dans lřhistoire de Rome une galerie peu commune soit de combattants virils et valeureux, soit de monstres abominables, mais toujours de héros hors du commun lancés à la conquête du monde, partis à la recherche de leur propre identité héroïque, ou ardents à poursuivre la sainteté.

1. LE POÈME DES FONDATIONS DE ROME

Nous connaissons lřhistoire des premiers temps de Rome grâce à Tite-Live, historien latin qui vécut à lřépoque dřAuguste (59 avant Jésus-Christ - 17 après Jésus-Christ) et composa cent quarante deux livres dřune Histoire romaine depuis la fondation de Rome, ouvrage dont nous ne possédons plus que des fragments.

Rome, à lřorigine, était un petit village fondé le 21 avril 753 avant Jésus-Christ par Romulus, qui était le fils du dieu Mars et petit-fils par sa mère du roi d’Albe Numitor. Sa cité dřorigine était prestigieuse : elle avait été établie, quatre siècles auparavant, par Ascagne, fils du prince troyen Énée réfugié en Italie après le sac de Troie. Le premier geste de Romulus, en tant que fondateur de ville, fut de tracer, à lřaide dřune charrue, le sillon qui devait délimiter les futures frontières de la cité. Son frère jumeau, Rémus, jaloux dřavoir eu les présages contre lui et de sřêtre vu écarté par Romulus de lřœuvre fondatrice, se moqua de son

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frère en franchissant en armes, par provocation, la tranchée fraîchement creusée. Romulus, fou de colère, mit aussitôt à mort son frère. La naissance de Rome est donc marquée par un meurtre dont la Ville éternelle portera en elle, pour toujours, la cicatrice de ce crime impur, crime de sang qui est aussi agression contre les lois fondamentales de la nature : le héros fondateur, instaurateur dřun ordre, est en même temps coupable dřun désordre quasi métaphysique, un fratricide. Lřhistoire romaine sřouvre ainsi simultanément sous le signe de lřharmonie et de la civilisation (la fondation dřune ville) et sous celui de la violence, du mal, du trouble et du chaos, du forfait « énorme » et impardonnable. Quel sujet de choix pour un auteur tragique ! Le thème du fratricide, du combat du même contre le même, grèvera toute lřhistoire de Rome, hantée par le spectre des guerres « plus que civiles », qui finiront par déchirer la République au premier siècle avant notre ère.

Toujours est-il quřaprès son meurtre, Romulus devint le premier roi de Rome, à la tête dřun peuple composé de brigands, dřesclaves en fuite et de voleurs chassés des villes environnantes, en particulier dřAlbe, la cité mère. Cette troupe dřaventuriers ne trouvant pas de partis respectables pour en faire des épouses, Romulus et ses hommes allèrent enlever les femmes dřun peuple voisin, les Sabines. À sa mort lui succédèrent le sage et pieux Numa Pompilius, puis un roi de guerre, Tullius Hostilius, le Tulle de notre pièce, qui régna de -672 à -640. Cřest sous son règne, donc encore dans la période des premiers temps de Rome que prend place la guerre contre Albe.

Rome, à cette, date, est loin dřêtre devenue la plus prodigieuse cité de lřunivers. Elle nřest encore quřun petit village. Certes, elle peut prétendre, comme Albe sa cité-mère, à lřaccomplissement des oracles qui veulent que la ville dřÉnée restaure la gloire disparue de Troie, mais en attendant, elle a fort à faire à tenter de sřimposer contre les villes et villages des alentours. La conquête de cette région, le Latium, prendra du temps, et encore bien plus celle de lřItalie et, enfin, de tout le monde connu. Le destin de Rome, à l’époque où se déroule l’action d’Horace, n’est encore qu’une promesse garantie par les oracles des dieux.

Loin de prétendre à lřempire universel, Rome lutte pour sa survie : les cités voisines cherchent à absorber et même à détruire cette nouvelle ville, de façon à étouffer dans lřœuf ces ambitions si hautes. Confrontée, à la fois délibérément et malgré elle, aux autres localités du

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Latium, Rome ne peut pas éviter l’affrontement avec la cité mère, Albe. Lorsque le rideau sřouvre au début de la pièce, la guerre est déjà déclenchée depuis assez longtemps. Les deux villes ne peuvent plus désormais vivre en concurrence : lřune doit lřemporter, lřautre sřeffacer pour jamais. Ce qui se joue dans cette guerre, et ce qui en fait lřune des premières dates-clefs de lřhistoire de la ville, c’est la seconde naissance de Rome. La première reposait sur un fratricide, celui de Rémus par Romulus ; la seconde réitère le crime de sang au plan des cités (Rome doit détruire Albe, sa mère et, comme le dit Sabine, « son origine ») et le redouble au niveau des personnes (Horace tue Curiace, le parent par alliance, puis sa sœur).

2. LA MANIPULATION DES SOURCES

Vous trouverez en Annexe le récit, dans une traduction dřépoque, du combat des Horaces et des Curiaces. Vous verrez que Corneille suit dřassez près Tite-Live, qui constitue sa source principale et pour ainsi dire exclusive. Malgré tout, les nécessités de la construction dramatique aussi bien que des intérêts de nature politique lřont conduit à apporter quelques modifications à lřhistoire que la tradition lui a léguée.

- Corneille introduit, essentiellement pour des raisons

dřéquilibre et de symétrie, le personnage de Sabine, épouse dřHorace et sœur de Curiace ;

- le meurtre de Camille a lieu sur la rue chez Tite-Live, à lřintérieur de la maison des Horaces chez Corneille : lřunité de lieu nřexplique pas seule cette modification ; plus profondé-ment, Corneille déplace le crime du lieu public à l’espace privé, aggravant ainsi le crime dřHorace, puisque les imprécations de sa sœur, prononcées dans lřenceinte domes-tique, ne peuvent être tenues pour un crime dřÉtat, et, à ce titre, ne seront pas jugées par Tulle : le procès de lřacte V se concentrera sur le seul fratricide ;

- le fratricide dřHorace est jugé non par le peuple, mais par le roi : cette transformation sřexplique par le contexte dans lequel écrit Corneille, qui est celui de la monarchie absolue et de droit divin (les rois sont « un rayon secret de leur divinité », dira Camille à lřacte III, scène 3) ; le dramaturge cherche ainsi à

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glorifier la clémence du roi, quřil célébrera de nouveau lřannée suivante dans Cinna ou la clémence d’Auguste.

3. LA GRANDEUR DE ROME

Lřaffection de Corneille pour Rome, qui y cherche souvent ses thèmes dřinspiration, sřexplique aussi par une certaine conception, au demeurant véhiculée déjà par Tite-Live, de la grandeur romaine. Le peuple romain a laissé lřimage dřune nation animée par la vertu, qualité composée d’un mélange de patriotisme, de bon sens, de courage et d’esprit de sacrifice. Les Romains nřétaient pas des poètes et des marins, comme les Grecs, ils étaient de rudes paysans et de vaillants soldats, terre à terre, frustes, mais capables de tous les exploits sřil sřagissait de sauver leur nation. Lřhistoire de Rome est pleine de ces héros qui réalisent toutes les prouesses pour défendre leur cité :

- Lucrèce, qui se suicide après avoir été violée par un Étrusque et

donne ainsi le signal de la révolution et de lřexpulsion des rois (-509) ;

- « Horatius Coclès qui, nřayant pu repousser lui seul les ennemis qui le pressaient de toutes parts, fait couper le pont où il combattait, et passe le Tibre à la nage sans abandonner ses armes.

- Muscius Scaevola pénètre par ruse dans le camp du roi adverse mais croyant le frapper, cřest un de ses courtisans quřil atteint. On lřarrête ; il met sa main dans un brasier ardent, et redoublant par un adroit mensonge la terreur quřil inspire : ŘTu vois, dit-il au roi, à quel homme tu as échappé ; eh bien ! nous sommes trois cents qui avons fait le même serment.ř Pendant cette action, chose prodigieuse ! il était impassible, et le roi tremblait comme si cřeût été sa main que dévorait la flamme. » (Florus)

Horace, choisi par le dramaturge de préférence à tant dřautres, est

bien sûr à ajouter à la longue liste de personnages dřexception qui se distinguent dans la grandiose fresque romaine. Corneille trouve ainsi dans lřhistoire de Rome lřimage de la grandeur, de lřesprit de sacrifice, de la vaillance, de héros hors du commun capables de tous les exploits. Cřest cette « Rome de marbre » (C. Biet) qu’il met en scène dans une

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tragédie idéalisante. Dans la pièce, le vieil Horace incarne, plus que tout autre, ce mythe du « vieux romain » si présent chez Tite-Live : paterfamilias (père de famille) typique pourvu des prérogatives que lui donnait la loi, il possède « les droits dřun père » romain sur la vie et la mort de ses fils (v. 1032 et 1419) ; il apparaît également épris de gloire et dřhonneur, patriote, évoquant « la patrie » (v. 963, 1027) et le « nom romain » (v. 978), ferme, à la fois pieux et respectueux du devoir : « faites votre devoir et laissez faire aux dieux » (v. 710). Il est également aussi misogyne que lřétaient, à en croire les historiens anciens, les vertueux habitants de la Rome antique : il reproche aux deux combattants de « perdre leur temps avec des femmes » (v. 680), et réduit ces dernières au silence (« Taisez-vous », v. 1071), au terme dřune courte scène où il fut pourtant le plus bavard… Du côté des femmes, cřest Julie qui, dans la mesure où elle ne connaît pas les déchirements de Sabine et Camille, peut laisser sřexprimer la vertu farouche qui caractérise son peuple, stigmatisant les « âmes communes » (v. 15) au profit des « grands cœurs » (v. 17) que doit seule animer la « vertu » (v. 65) du « sang romain » (v. 64).

4. UN SUJET VRAI ET EXTRAORDINAIRE

Ce qui plaît encore à Corneille, lorsquřil choisit ses sujets dans lřhistoire romaine de préférence à la mythologie quřaffectionnera Racine, cřest que ces histoires édifiantes sont en même temps des histoires vraies. Contrairement aux dramaturges de son temps, qui privilégiaient la fiction vraisemblable, il préfère la vérité surprenante, dont lřépopée de Rome lui fournit maints exemples : il fait son miel des faits exceptionnels et a priori peu croyables, mais dont lřauthenticité est garantie par des témoignages dřhistoriens, ces événements qui

ne trouveraient aucune croyance parmi les auditeurs, sřils nřétaient soutenus […] par lřautorité de lřhistoire qui persuade avec empire […] Il nřest pas vraisemblable que Médée tue ses enfants, que Clytemnestre assassine son mari, quřOreste poignarde sa mère ; mais lřhistoire le dit, et la représentation de ces grands crimes ne trouve point dřincrédules. (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique)

Ce nřest donc pas, on le voit, un souci de vérité historique au sens moderne du mot qui guide Corneille vers des sujets tirés de lřHistoire,

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mais le souci de rendre crédibles, aux yeux du public, des événements qui sortent de l’ordinaire. Comme lřexplique Georges Forestier dans son Essai de génétique théâtrale : « Le vrai ne sert que de garantie à des sujets trop Ŗsinguliersŗ pour paraître vraisemblables ».

C. « PREMIÈRE TRAGÉDIE CLASSIQUE » OU PIÈCE

BAROQUE ?

Selon lřexpression de R.C. Knight, Horace serait la « première tragédie classique ». Il est vrai que la pièce de Corneille obéit, bien davantage que Le Cid, aux règles du théâtre classique quřelles se sont peu à peu imposées dans les années 1630, mais on perçoit bien, dans cette œuvre, le génie personnel dřun auteur qui sait imposer son propre style et sa propre écriture dramaturgique.

1. L’EMPREINTE D’ARISTOTE

Il ne fait pas de doute que Corneille, comme tous les dramaturges de son temps, a beaucoup médité la Poétique dřAristote, mais il se refuse à suivre servilement ses préceptes et trace sa propre voie.

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a) Lřeffort vers la régularité

Alors que Le Cid était farci dřévénements que Corneille avait les plus grandes peines à resserrer dans un intervalle de vingt-quatre heures, et quřil se permettait de recourir aux décors simultanés (voir le premier envoi du cours), lřaction dřHorace prend place aisément et sans invraisemblance dans un lieu unique (la maison des Horaces), bien que Corneille, juge sévère de son ouvrage, estime que la présence des seuls Horace et Curiace sur scène au début à lřacte II paraît quelque peu « contrainte » :

Pour le lieu, bien que lřunité y soit exacte, elle nřest pas sans quelque contrainte. Il est constant quřHorace et Curiace nřont point de raison de se séparer du reste de la famille pour commencer le second acte, et cřest une adresse de théâtre de nřen donner aucune, quand on nřen peut donner de bonnes. (p. 38)

Pour ce qui concerne lřunité de temps, la tragédie se déroule au

cours d’une seule journée, dramatique, qui voit le triomphe de Rome et la défaite de la cité-mère. Comme Racine le fera plus tard, Corneille saisit l’action au moment où elle est proche de son terme : cřest non pas toute la guerre, mais le dernier jour de la guerre quřil nous donne à voir, alors que la tension a déjà atteint son point maximum et quřil est nécessaire quřun dénouement, quelque catastrophique quřil soit, vienne mettre un terme à la confrontation, sans quřil soit nécessaire de bousculer la suite des événements : « Du côté du temps, lřaction nřest point trop pressée, et nřa rien qui ne me semble vraisemblable », estime Corneille dans son Examen. Dans la pièce même, il prend soin autant quřil le peut de marquer le cours du drame par des indications de temps précises : nous apprenons ainsi que lřissue de la bataille sera connue « aujourdřhui » (v. 79), et que le champion albain sera nommé « dans deux heures au plus » (v. 329). La durée de l’action tend ainsi à coïncider avec celle de la représentation ou, comme diraient aujourdřhui les informaticiens, la pièce se déroule « en temps réel ». Cette condensation de l’intrigue confère une impression dřurgence et dřimminence, et suggère un effet d’accélération : au v. 531, Horace ne laisse seuls Curiace et Camille quř« un moment », le vieil Horace presse

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ses enfants dřaller se battre (v. 680), les nouvelles se succèdent à lřacte III, et Valère annonce comme imminente le retour dřHorace puis du roi. Cette concentration est encore soutenue par le principe de liaison des scènes, que Corneille sřattache ici à respecter davantage quřil ne lřavait fait dans Le Cid.

Seule « l’unité d’action » paraît transgressée, puisque Horace, après avoir échappé au premier danger, celui de mourir de la main de Curiace, se trouve amené sans vraie raison à tuer sa sœur et menacé dřêtre châtié pour ce parricide. Corneille nřignore pas cette difficulté, et se garde de sřen défendre : la mort de Camille, explique-t-il dans son Examen,

fait une action double, par le second péril où tombe Horace après être sorti du premier. Lřunité de péril dřun héros dans la tragédie fait lřunité dřaction ; et quand il en est garanti, la pièce est finie, si ce nřest que la sortie même de ce péril lřengage si nécessairement dans un autre, que la liaison et la continuité des deux nřen fasse quřune action ; ce qui nřarrive point ici, où Horace revient triomphant, sans aucun besoin de tuer sa sœur, ni même de parler à elle ; et lřaction serait suffisamment terminée à sa victoire. Cette chute dřun péril en lřautre, sans nécessité, fait ici un effet dřautant plus mauvais, que dřun péril public, où il y va de tout lřÉtat, il tombe en un péril particulier, où il nřy va que de sa vie, et pour dire encore plus, dřun péril illustre, où il ne peut succomber que glorieusement, en un péril infâme, dont il ne peut sortir sans tache. (p. 36-37)

Cřest la duplicité de péril que pointe ici le dramaturge : Horace, après être revenu vainqueur, non seulement assassine sa sœur sans nécessité, mais encore tombe dřun péril noble, encouru pour la grandeur de lřÉtat, en un péril privé, sordide fratricide domestique sans noblesse.

Il serait aisé, pourtant, de justifier, comme lřécrit Doubrovsky, « Corneille critique contre Corneille écrivain » : la guerre, le duel et le meurtre de Camille ne sont que trois formes différentes prises par le même crime fondamental qui hante toute la pièce et se répète, le parricide.

b) La terreur et la pitié

Corneille conforme également sa pièce aux finalités que lui assigne Aristote : une tragédie, et cřest là sa définition même, doit

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provoquer terreur et pitié. Quatre procédés dramaturgiques, inspirés des réflexions du Stagirite dans sa Poétique, sont employés pour porter ces émotions à leur point maximum :

1) Les spectateurs éprouvent dřabord, par procuration en quelque

sorte, ces sentiments que subissent les personnages eux-mêmes : Camille, au sortir du songe cauchemardesque et prémonitoire qui lui fit voir des fantômes, des cadavres et du sang, est rendue à son inquiétude et « à sa terreur » (v. 218) ; poussée jusquřà ses ultimes extrémités, la crainte se mue en « horreur » que suscitent la perspective dřune lutte civile : les soldats éprouvent une « horreur pour la bataille » (v. 322) tandis que Curiace « frémit dřhorreur » (v. 474) à la perspective de se battre contre Horace. Le second sentiment que doit provoquer le spectacle tragique, la pitié, est également présent dans le cœur même des personnages : Curiace, apprenant quřil a été choisi pour combattre son beau-frère, « a pitié de lui-même » (v. 475), et lřon compte huit occurrences du mot dans la pièce.

2) Mais pour parvenir à susciter terreur et pitié chez celui quřil

appelle « lřAuditeur », le dramaturge ne compte pas seulement sur la contagion passionnelle : il sřemploie aussi à construire une intrigue qui permette de faire surgir ces deux sentiments. Il met ainsi en scène, selon le précepte aristotélicien, des personnages qui passent du bonheur au malheur :

Camille, aveuglée par un oracle quřelle a mal compris et qui lui promet que « ses vœux sont exaucés » (v. 196), se livre à une joie qui serait sans mélange si elle nřétait assombrie par un songe funeste. Malgré ce rêve, elle ne peut se résoudre à croire que la catastrophe est imminente et lřacte I se termine dans lřallégresse après que les deux armées ont décidé de cesser le combat : « Ô dieux que ce discours rend mon âme contente ! » (v. 328). Lorsque le rideau tombe, elle entrevoit la réconciliation des deux villes, scellée par son mariage tout proche (« demain ») avec un Curiace aussi amoureux dřelle quřelle est éprise de lui (« Lřauteur de vos jours mřa promis à demain / Le bonheur sans pareil de vous donner la main », v. 338-339), et qui lui assure que leur bonheur est « bien affermi » (v. 257). Le cours de la tragédie va les précipiter des plus hautes espérances à la crainte, au désespoir causé par la

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perte dřun amant, enfin à la mort violente de Camille, le cœur percé par son propre frère.

Horace connaît un pareil changement de sa situation, mais en décalage par rapport à sa sœur : ce nřest quřà lřacte IV quřil triomphe, après sa victoire sur son beau-frère, et accède ainsi à un « bonheur si rare » (v. 1152), avant de tomber aussitôt (et cette rapidité ne fait quřaccroître le pathétique de son drame) dans lřinfamie inexpiable dřun crime de sang (IV, 5).

3) Sřinterrogeant sur les différentes façons de provoquer « lřeffet

propre à la tragédie » (frayeur et pitié), Aristote médite sur la nature du héros tragique, qui ne doit pas être un grand pervers (dont la ruine ne causera guère de crainte ni de compassion), ni un juste de qui la chute dans lřinfortune ne causera que répulsion. Le héros tragique est caractérisé par sa médiocrité morale : sans être éminemment vertueux ou juste, il passe du bonheur au malheur non à cause de sa perversité, mais à la suite d’une erreur. Corneille, dans son Discours de la tragédie, commente ainsi le chapitre XIII de la Poétique :

En premier lieu, [Aristote] ne veut point quřun homme fort

vertueux y tombe de la félicité dans le malheur, et soutient que cela ne produit ni pitié, ni crainte, parce que cřest un événement tout à fait injuste. […] à quoi jřajoute quřun tel succès excite plus dřindignation et de haine contre celui qui fait souffrir, que de pitié pour celui qui souffre […].

Il ne veut pas non plus quřun méchant homme passe du malheur à la félicité, parce que non seulement il ne peut naître dřun tel succès aucune pitié, ni crainte, mais il ne peut pas même nous toucher par ce sentiment naturel de joie dont nous remplit la prospérité dřun premier acteur, à qui notre faveur sřattache. La chute dřun méchant dans le malheur a de quoi nous plaire par lřaversion que nous prenons pour lui ; mais comme ce nřest quřune juste punition, elle ne nous fait point de pitié, et ne nous imprime aucune crainte, dřautant que nous ne sommes pas si méchants que lui, pour être capables de ses crimes, et en appréhender une aussi funeste issue.

Il reste donc à trouver un milieu entre ces deux extrémités, par le choix dřun homme qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant, et qui, par une faute, ou faiblesse humaine, tombe dans un malheur qu’il ne mérite pas.

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Cřest bien ce qui arrive ici à Horace, qui tombe dans le malheur

suite à une « faute ou faiblesse humaine », son emportement passionnel contre sa sœur pouvant être aussi interprété non comme un vice, mais au contraire comme un excès de vertu patriotique (cřest bien ainsi que lřenvisage Tulle, qui stigmatise chez Horace son « trop dřamour pour la cause publique », v. 1455). De même, les imprécations de Camille, fruit de son dépit et de la perte douloureuse quřelle vient de subir, reçoivent de la part de son frère un châtiment disproportionné à son crime, et qu’elle ne méritait pas : le forfait dřHorace est aux yeux de Tulle un « crime… inexcusable » (v. 1740).

4) Le nœud se met en place, conformément aux attentes des

doctes, dans lřacte II, où nous apprenons successivement que les trois Horaces, puis les trois Curiaces, ont été désignés comme les champions des deux cités rivales. Ce type de nœud, qui met en place un conflit entre proches, correspond, selon Aristote et surtout Corneille, à la dramaturgie de la « tragédie parfaite », en ce quřelle est la plus propre à exciter la pitié des spectateurs :

Pour nous faciliter les moyens dřexciter cette pitié, qui fait de si beaux effets sur nos théâtres, Aristote nous donne une lumière. Toute action, dit-il, se passe, ou entre des amis, ou entre des ennemis, ou entre des gens indifférents lřun pour lřautre. Quřun ennemi tue ou veuille tuer son ennemi, cela ne produit aucune commisération, sinon en tant quřon sřémeut dřapprendre ou de voir la mort dřun homme, quel quřil soit. Quřun indifférent tue un indifférent, cela ne touche guère davantage, dřautant quřil nřexcite aucun combat dans lřâme de celui qui fait lřaction ; mais quand les choses arrivent entre des gens que la naissance ou l’affection attache aux intérêts l’un de l’autre, comme alors qu’un mari tue ou est prêt de tuer sa femme, une mère ses enfants, un frère sa sœur ; c’est ce qui convient merveilleusement à la tragédie. La raison en est claire. Les oppositions des sentiments de la nature aux emportements de la passion, ou à la sévérité du devoir, forment de puissantes agitations, qui sont reçues de lřauditeur avec plaisir ; et il se porte aisément à plaindre un malheureux opprimé ou poursuivi par une personne qui devrait sřintéresser à sa conservation, et qui quelquefois ne poursuit sa perte quřavec déplaisir, ou du moins avec répugnance. Horace et Curiace ne seraient point à plaindre, s’ils n’étaient point amis et beaux-frères […]. Cřest donc un grand

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avantage, pour exciter la commisération, que la proximité du sang et les liaisons d’amour ou d’amitié entre le persécutant et le persécuté, le poursuivant et le poursuivi. (Discours de la tragédie)

Corneille, comme il le reconnaît, développe un passage de la Poétique où Aristote dit sensiblement la même chose :

Un ennemi qui tue son ennemi, ni par son action elle-même, ni à la veille de la commettre, ne fait rien paraître qui excite la pitié, à part lřeffet produit par lřacte en lui-même. Il en est ainsi de personnages indifférents entre eux. Mais que les événements se passent entre personnes amies ; que, par exemple, un frère donne ou soit sur le point de donner la mort à son frère, une mère à son fils, un fils à sa mère, ou quřils accomplissent quelque action analogue, voilà ce qu’il faut chercher. (Poétique, chap. XIV)

Corneille tire pleinement les conséquences de sa lecture attentive dřAristote : si nous éprouvons plus de pitié devant une querelle familiale que devant un conflit qui opposerait deux indifférents, pourquoi ne pas multiplier les liens et les attachements entre les différents protagonistes ? Dans Horace,

- le conflit nřoppose pas un frère contre un autre, mais trois

contre trois ; - aux liens du sang sřajoutent ceux de lřamour, liens conjugaux,

ou presque conjugaux, qui unissent deux frères et deux sœurs, et des liens dřamitié, jamais démentis, entre les beaux-frères entrés en concurrence ;

- au combat fratricide de frères devenus ennemis succède la mise à mort dřune sœur par son frère, second parricide plus atroce que le premier.

Les personnages sont pris dans un véritable filet relationnel qui les piège et dont ils ne peuvent sortir. Ils sont liés par des fidélités multiples « dřamitié, dřamour et dřalliance » (v. 463) dont la force est attestée par la récurrence les termes de « liens » (v. 497, 625, 733, 757, 911), de « chaînes » de lřamour (v. 927), de « nœuds » de lřaffection (v. 447), ou encore par le champ lexical de lřattachement (« La loi du devoir m’attache à tous les deux », v. 718), tous ces mots étant indifféremment employés par tous ces personnages. Le vocabulaire

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montre bien quřon assiste dans la pièce à un affolement des relations affectives et familiales qui fonctionnent comme autant dřentraves enchaînant les héros, les emprisonnant dans des fidélités diverses en dřinextricables dilemmes : le sang et le cœur sřopposent et écartèlent les personnages contraints de faire un choix entre ces différentes loyautés Ŕ ou de nřen pas faire, ce qui est encore une façon de choisir (comme Sabine, par exemple, v. 90).

Corneille ne se contente pas de représenter le conflit de deux frères unis par des liens du sang, mais que diviseraient soit la rivalité amoureuse, soit lřambition ou la quête du pouvoir, comme dans le précédent canonique des Sept contre Thèbes dřEschyle, qui voit lřaffrontement dřÉtéocle et Polynice, les fils dřŒdipe qui aspiraient tous deux à sřemparer du trône de leur père à Thèbes (le sujet sera traité par Racine dans une de ses tragédies de jeunesse). Ici, dans Horace, conformément aux principes dřune dramaturgie qui recherche délibérément lřexceptionnel et lřinsolite, Corneille ne représente pas le conflit, au fond classique, de deux frères ennemis, mais, par un tour de force magistral, le duel de deux frères amis, et qui ne cessent pas de lřêtre même au moment où ils sřentre-tuent.

2. UNE DRAMATURGIE « MODERNE »

Tout en respectant les préceptes dřAristote, Corneille cultive une dramaturgie personnelle, fondée sur la surprise et lřadmiration, et quřon peut à ce titre rattacher à l’esthétique baroque, courant artistique et littéraire qui domine les productions écrites et plastiques dans la première moitié du XVIIe siècle.

a) Le principe dřadmiration

Comme on lřa vu ci-dessus (p. 71), Corneille met en cause cette vraisemblance dont la plupart de ses contemporains font la pierre de touche du système classique : il faut sřélever « au-delà du

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vraisemblable », écrit-il, toujours soupçonné dřêtre synonyme dřennuyeux, pour atteindre lřexceptionnel qui seul peut émouvoir les spectateurs. Cřest pourquoi le dramaturge préconise « les grands sujets qui remuent fortement les passions, et en opposant lřimpétuosité aux lois du devoir ou aux tendresses du sang, doivent toujours aller au-delà du vraisemblable » (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique). « Au delà du vraisemblable », tout en étant garanti par la caution de lřHistoire, apparaît ainsi Horace, contraint de combattre un ennemi quřil aime, capable de tous les sacrifices, enfin en mesure de sublimer son amour et son amitié lorsquřil sřagit de défendre la nation en danger, son patriotisme dût-il le conduire au meurtre de sa sœur.

Ce théâtre de l’inouï, du rare et de l’étonnant ne se contente pas dřexciter terreur et pitié : les créations de Corneille sont aussi des tragédies de l’exaltation et de l’admiration. Il définit ce principe dans « LřExamen » de Nicomède (1662) :

La fermeté des grands cœurs, qui nřexcite que de lřadmiration dans lřâme du spectateur, est quelquefois aussi agréable que la compassion que notre art commande de mendier pour leurs misères.

Nicomède, explique Corneille, nřinspire pas du tout terreur ni pitié, mais suscite lřadmiration seule. Ce nřest pas le cas pour Horace, qui provoque sur le spectateur ces trois émotions simultanément. Sans ignorer ici la terreur et la pitié, Corneille ne nous invite pas pourtant à compatir sur son héros éponyme, qui condamne même toute forme dřapitoiement (v. 507-508). Plutôt que la pitié, Corneille sřemploie à créer une sympathie admirative du public en faveur de son héros. Lřadmiration est chez lui lřun des ressorts tragiques, et cřest une particularité cornélienne quřon ne trouverait guère chez son rival Racine, où les héros, même les plus positifs, ont toujours quelque chose de mesquin qui empêche quřon les respecte et quřon soit jamais tenté de les imiter.

Si Julie « admire » ainsi la vertu de Sabine, bien quřelle ne soit quřapparente (v. 65), cřest Horace qui est dans la pièce lřobjet dřune admiration censée entraîner par contagion lřenthousiasme du public : Curiace dit quřil est ébloui par une vertu qui le dépasse (« souffrez que je lřadmire », v. 506), les soldats « admirent la fureur dřun si grand zèle » (v. 586), Julie célèbre la vaillance au combat du champion de Rome : « il sřest fait admirer » (v. 1003). Cette admiration provoque sur ceux

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qui regardent le héros un mélange de stupeur et d’émerveillement : le peuple reste ainsi « stupide » (cřest-à-dire frappé de stupeur, v. 1711) après lřexploit dřHorace, quřil définit lui-même comme une « merveille » (v. 1567).

b) Lřesthétique de la surprise

La seconde originalité de la dramaturgie cornélienne réside dans la conduite de l’action, chez lui chargée d’événements.

1) Lřhistoire, dřabord, fait la part belle aux péripéties ; les

retournements de situation sont si fréquents que Louis Herland, dans son ouvrage intitulé Horace ou la naissance de l’homme (1952) parle pour cette pièce de structure en « douche écossaise : tout semble perdu, tout paraît sřarranger, tout semble de nouveau perdu, et ainsi de suite jusquřà ce quřenfin lřirréparable soit arrivé » ; les personnages ne cessent en effet de passer de lřespoir au désespoir, au sein dřune structure en alternance :

- Acte I, sc. 3 : Curiace vient apporter la nouvelle de la « paix », les soldats sur le point dřen venir aux mains répugnant à une lutte fratricide ;

- Acte II, scène 1 et 2 : le spectateur apprend coup sur coup que les Horace, puis les Curiace devront sřentre-tuer ;

- Acte III, scène 2 : le combat est arrêté ; - Acte III, scène 5 : le combat reprend ; - Acte IV, scène 5 : Horace assassine sa sœur.

Horace est ainsi constitué dřun enchaînement de rebondissements qui en font un « drame haletant » (Antoine Adam).

2) Ces coups de théâtre font reposer lřintérêt sur le suspense,

notion que Corneille connaissait bien et quřil appelait « agréable suspension », et quřon pourrait définir comme une attente anxieuse de la tournure que vont prendre les événements :

Il nřy doit avoir quřune action complète, qui laisse lřesprit de lřauditeur dans le calme ; mais elle ne peut le devenir que par plusieurs autres imparfaites, qui lui servent dřacheminements, et tiennent cet auditeur dans une agréable suspension. Cřest ce quřil

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faut pratiquer à la fin de chaque acte pour rendre lřaction continue. Il nřest pas besoin quřon sache précisément tout ce que font les acteurs durant les intervalles qui les séparent, ni même quřils agissent lorsquřils ne paraissent point sur le théâtre ; mais il est nécessaire que chaque acte laisse une attente de quelque chose qui se doive faire dans celui qui le suit. (Discours des trois unités)

Cet arrêt momentané de lřaction, qui laisse le spectateur dans lřincertitude et suscite la curiosité, on en trouve maint exemple dans la tragédie :

- Dès la première scène, le spectateur sřinterroge sur la nature de

la relation entre Valère et Camille (v. 110-111) ; - la fin de lřacte I, construite comme un dénouement heureux,

provoquera un violent effet de contraste lorsquřon apprendra quřHorace, puis Curiace sont désignés comme champions de leur ville ;

- la fin de lřacte II, où lřon ignore quelle sera lřissue du combat, est aussi marquée par le suspens où nous laissent les menaces de mort des deux femmes (« nous allons mourir », v. 694) ;

- le suspens est provoqué, à la scène 1 de lřacte III, par l’indécision du personnage, incertitude mise en scène dans un monologue construit sur un dilemme : quel parti Sabine va-t-elle prendre ?

- On peut encore parler de suspens à la fin de lřacte III, où Horace est donné comme vaincu et lâche ;

- on trouve, de nouveau, un exemple de suspens à la fin de lřacte IV, où le spectateur se demande si Sabine mettra fin à ses jours ;

- tout lřacte V apparaît également suspendu au jugement du roi, dřautant quřHorace, attaqué par Valère, semble refuser de se défendre : quel sera son sort ?

3) La tragédie accorde également une place aux ingrédients

romanesques, comme les fausses nouvelles (celle de la fuite dřHorace, III, 6) ou lřamour, qui fait déjà de Camille, disent parfois les critiques, une héroïne « racinienne ».

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4) Corneille affectionne aussi les récits dramatiques (III, 2-7 ; IV, 1-2) eux-mêmes riches en rebondissements et en effets de surprise.

5) Enfin, sa dramaturgie se caractérise par des effets de contraste

saisissants, comme celui qui voit le héros couvert de gloire devenir, sous le coup dřune impulsion difficile à interpréter, le meurtrier épouvantable et sanguinaire dřune femme désarmée, sa propre sœur. Il « souille » et « ternit » sa gloire de la plus noire des « ignominies » (v. 1583-1585).

Par ce goût des intrigues chargées, Corneille se

conforme au goût moderne : il donne à son public de la surprise, des émotions fortes, du spectaculaire, en suscitant chez lui lřenthousiasme, lřadmiration et la curiosité, bien plus sans doute que la terreur et la pitié hérités dřAristote et des dramaturges antiques.

On verra quřon peut opposer, de ce point de vue, lřart de Corneille à celui de Racine : ce dernier privilégie, à la manière des tragiques grecs, les intrigues dépouillées jusquřà, dans Bérénice, « faire quelque chose de rien », lřaction, très simple, nřétant ponctuée dřaucun coup de théâtre.

3. LE NŒUD : DU CONFLIT DE VALEURS À LA

MÉCANIQUE TRAGIQUE

Lřaction est vraiment lancée à lřacte II, lorsque les combattants apprennent le choix de leurs dirigeants, et quřils perdent toute échappatoire. Cřest alors que se nouent les conflits qui constituent le cœur de toute tragédie. Ces affrontements se situent à plusieurs niveaux, et sont très efficacement imbriqués les uns dans les autres de la façon la plus inextricable : les liens du sang sřopposent aux devoirs dřÉtat, lřamour est combattu par le patriotisme, lřaffection fraternelle est confrontée à la gloire, la recherche du bonheur à la quête de lřhonneur.

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« Un même jour voit lřunion des familles et la désunion des rois, lřhymen et la guerre. Le tragique naît de la confrontation de plusieurs ordres dont la présence simultanée provoque la crise », écrit Michel Prigent, Le Héros et l’État, p. 92.

a) Le plan national : un conflit politique

La rivalité entre les cités est le point de départ de la pièce, qui sřouvre sur un conflit public. Mais même avant que la rivalité civique ne soit, à lřacte II, transposée au plan familial, la guerre entre Rome et Albe apparaît déjà comme un combat fratricide ; pire : comme lřaffrontement dřune fille (Rome) contre sa mère (Albe) :

Mais respecte une ville à qui tu dois Romule. Ingrate, souviens-toi que du sang de ses rois Tu tiens ton nom, tes murs, et tes premières lois. Albe est ton origine : arrête, et considère Que tu portes le fer dans le sein de ta mère. Tourne ailleurs les efforts de tes bras triomphants ; Sa joie éclatera dans lřheur de ses enfants ; Et se laissant ravir à lřamour maternelle, Ses vœux seront pour toi, si tu nřes plus contre elle. (I, 1)

Comme le montre bien le vocabulaire employé par Sabine (sein,

mère, enfants, amour maternelle), la guerre donnée comme un conflit entre États peut se résorber en une affaire de famille et même en un crime de sang : la sphère publique et la sphère domestique, celle de la famille, apparaissent ainsi dřemblée liées, la guerre patriotique dřAlbe et de Rome pouvant se réduire en un conflit familial. Au fond, rien ne divise Albe et Rome : « Nous ne sommes quřun sang, et quřun peuple en deux villes » (v. 291), de sorte quřil y coïncidence du drame familial et du drame politique. La parenté profonde entre les deux cités est soulignée par bien des parallélismes structurels (Horace/Curiace, Camille/Sabine, Julie/Flavian). Les Albains sont des Romains : la guerre toute entière est donc contre nature et les morts quřelle provoque sont « tant de parricides » (v. 319-320). Comme lřécrit Serge

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Doubrovsky, « Le drame public se résout et se résorbe dans le drame privé » (La Dialectique du héros, p. 151).

Dans la seconde partie de la pièce, après la victoire dřHorace, lřenjeu politique aura disparu, seul subsistera la question du crime de sang.

b) Le plan familial : les conflits entre personnages

Lřintrigue est organisée autour dřune série de confrontations qui mettent aux prises, deux à deux, les personnages du quatuor principal et font éclater divers aspects des conflits qui les opposent. Un moment suffit pour que les quatre héros, que tout conspirait à unir, soient amenés à se déchirer :

- Lřaffrontement entre Horace et Curiace (II, 3) voit lřopposition entre le Romain, intransigeant, totalement dévoué à sa patrie, et lřAlbain, courageux mais partagé ;

- Horace et Camille : leurs provocations mutuelles (IV, 6) débouchera sur le meurtre ;

- Sabine et Camille : elles rivalisent pour savoir laquelle est la plus infortunée de la fiancée amoureuse ou de lřépouse légitime (III, 4).

La pièce est ainsi construite sur une série de duels, véritables joutes verbales qui redoublent le duel armé, et non représenté sur scène, qui met aux prises Horace et Curiace.

c) Le plan personnel : les conflits internes

Sabine incarne le type même du personnages cornélien écartelé entre des systèmes de valeurs chacun légitime mais incompatibles entre eux. Plus que les autres personnages, elle souffre de lřimpossibilité de concilier les devoirs envers la patrie et les devoirs envers la famille : « Je ne suis pas pour Albe et ne suis plus pour Rome ». Contrairement à Horace et Camille, elle se révélera incapable de choisir son camp et restera divisée. Ce tragique conflit de valeurs trouvera en particulier à sřexprimer à la scène 1 de lřacte III, où lřépouse dřHorace tentera en vain de se déterminer à soutenir lřun ou lřautre parti :

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La maison des vaincus touche seule mon âme : En lřune je suis fille, en lřautre je suis femme, Et tiens à toutes deux par de si forts liens, Quřon ne peut triompher que par la mort des miens. (III, 1)

Sabine est prise dans un dilemme que les psychologues appellent la « double contrainte » (double bind), insoluble et inévitablement traumatisant pour celui qui en est victime.

Lřautre Albain, Curiace, est également enfermé dans cette double contrainte quřil nřarrive pas à dépasser : ses derniers mots « Quel adieu vous dirai-je, et par quel compliment » (v. 705), sont encore ceux dřune lamentation qui montre la faiblesse de son cœur.

Les trois plans, au fond, se rejoignent autour du thème principal de la pièce, celui du parricide généralisé, étendu aux dimensions de deux cités apparentées, et dřun affrontement entre deux beaux-frères. Cřest dans cette répétition du même crime à plusieurs niveaux et à plusieurs reprises au cours de la pièce que celle-ci trouve son unité. Dřun drame à lřautre, de la guerre au duel et du duel au meurtre, cřest lřaccentuation, inscrite dans une progression implacable, du même drame fondamental, qui se révèle peu à peu.

d) Un « carré magique » : le système des personnages dans Horace

Corneille explique pourquoi il a été amené à créer le personnage de Sabine :

Le personnage de Sabine est assez heureusement inventé, et trouve sa vraisemblance aisée dans le rapport à lřhistoire, qui marque assez dřamitié et dřégalité entre les deux familles pour avoir pu faire cette double alliance. (Examen d’Horace)

Corneille transforme lřhistoire originale, où lřon ne savait rien de la vie conjugale dřHorace, en véritable carré magique qui permet la prolifération des liens familiaux et amicaux. Ce système des

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personnages organisé autour dřun quatuor principal tous unis les uns avec les autres par des liens conjugaux ou fraternels permet une structure très rigoureuse autorisant, bien mieux quřun simple triangle, la mise en place dřeffets de miroir et de symétries, dřoppositions et de correspondances.

- On peut ainsi opposer les deux Romains, Horace et Camille, qui parviennent à surmonter les conflits et à prendre parti (Horace pour Rome, Camille pour Albe), et les deux Albains, Curiace et Sabine, qui jusquřau bout restent partagés entre leurs fidélités contradictoires.

- Mais on peut également voir apparaître un couple de vaincus, Camille et Curiace, qui éclatent tous deux en imprécations (II, 3 et IV, 6) contre leur sort, et un couple de vainqueurs acceptant pleinement dřétouffer en eux la voix du sentiment et de la nature, et accomplissant leur devoir : Horace accède dřemblée à ce niveau supérieur dřhéroïsme, tandis que Sabine nřaccepte son sort, et ne renonce à la tentation du suicide, quřin extremis, à lřinstigation de Tulle : « Sabine […] suis ton devoir » (v. 1646).

- On peut également opposer les femmes, dont lřoccupation est lřamour et qui restent passives, enfermées dans le gynécée, et les hommes, guerriers qui agissent à lřextérieur de la maison, dans le domaine public.

La structure en miroir suggérée par le « carré magique » des personnages est toutefois faussée par le déroulement de la pièce, qui relègue rapidement dans lřombre la cité mère dřAlbe la Longue : après lřévocation de sa ville par Sabine lors de la première scène, celle-ci sera oubliée bien vite, et toute la pièce se déroule à Rome ; Albe est ainsi déjà renvoyée dans les coulisses du théâtre et dans le passé ; le vieil Horace est la seule figure paternelle, y compris pour Curiace auquel il rappelle son devoir ; Rome a un roi, Albe nřa quřun « dictateur » (v. 283). La prééminence romaine est déjà en puissance. Un héros en permettra lřaccomplissement.4

4 On se gardera de confondre le carré magique d’Horace, où chaque personnage

entretient d’étroites relations avec les trois autres, et la chaîne amoureuse racinienne mise au jour en particulier par Barthes dans Andromaque.

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D. LA FIGURE DU HÉROS : « UNE VERTU FAROUCHE »

Dřaprès Serge Doubrovsky, les grandes pièces de Corneille écrites au seuil des années 1640 sont celles de la « construction du héros », cet être exceptionnel qui force lřadmiration par son aptitude à se couler dans un idéal, ce personnage positif qui sřexcepte de la médiocrité humaine et sert dřexemple dřabnégation et de courage. Pourtant, lorsquřon lit Horace, le héros éponyme qui nous est offert comme modèle ne laisse pas de paraître suspect, et son héroïsme, comme Camille et Curiace le font remarquer, confine à la barbarie et lřinhumanité. Horace est trop complexe pour se laisser réduire à une figure idéalisée du patriote, et cřest, nous allons le voir, ce qui fait la richesse tragique de ce Romain.

1. HÉROS SURHUMAIN…

Horace incarne toutes les qualités quřon prête au héros au temps de Corneille ; certaines lui viennent de son identité romaine, mais dřautres sont celles qui étaient jugées indispensables à lřaristocrate à lřépoque même de Corneille.

a) « Lřesprit romain » (v. 1459)

Parfaite incarnation de la vertu romaine, Horace lřest dřabord par son souci de toujours faire son devoir. Il lřest aussi par le culte de la virilité (il évoque la « mâle assurance » quřil éprouve avant de se battre, v. 379) qui le pousse à dénigrer non tant les femmes quřun certain caractère féminin quřil débusque même chez Curiace ; il dénonce chez lui une complaisance sur lui-même et un ton geignard quřil juge indigne dřun homme :

Et puisque vous trouvez plus de charme à la plainte, En toute liberté goûtez un bien si doux ; Voici venir ma sœur pour se plaindre avec vous. (v. 507-509)

Mais cřest le stoïcisme qui caractérise le mieux la « romanité » dřHorace : la philosophie stoïcienne, née en Grèce, sřest épanouie dans la Rome du premier siècle de notre ère. Ses représentants les plus

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éminents furent Sénèque, précepteur de Néron et auteur de Lettres morales, et le poète Lucain qui composa La Pharsale, poème épique racontant la guerre entre Pompée et César et qui met aussi en scène Caton dřUtique campé en héros stoïcien. Cette pensée ressuscite avec lřhumanisme renaissant et influence encore de façon marquante la littérature de la première moitié du XVIIe siècle, et tout particulièrement Corneille (on parle de « néo-stoïcisme » pour qualifier ce renouveau). Il nřest donc pas surprenant que son Horace tienne du sage stoïcien. Cette philosophie préconise de toujours respecter la vertu, de vaincre ses passions et dřadhérer à l’ordre du monde en toutes circonstances, sans jamais se rebeller contre le ciel et la nature, même quand cet ordre conspire à le détruire. Cřest bien ce qui distingue le « stoïcien » Horace de son alter ego Curiace. Alors que lřAlbain incrimine le destin (v. 423-430), le Romain sřy soumet sans sourciller : il reste, comme le Sage, parfaitement impassible et se distingue par sa « constance » (v. 432, v. 517) à supporter lřadversité. Face à lřunivers entier ligué pour sa perte, Horace oppose une « fermeté » sans faille (v. 486). Curiace, sans se révolter devant la tâche, se contente de se résigner à son sort dans une acceptation soumise : « Encor quřà mon devoir je coure sans terreur / Mon cœur sřen effarouche, et jřen frémis dřhorreur ». Horace reprochera à son alter ego dřaller au combat à reculons et de « regarder en arrière » (v. 488) : loin de sřincliner devant les impératifs qui sřimposent à lui, le Romain acquiesce volontairement à lřordre des choses, sans « embrasser la vertu par contrainte » (v. 507) ; il aime le destin qui lřaccable et sřy précipite sans y être forcé :

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Le sort qui de lřhonneur nous ouvre la barrière Offre à notre constance une illustre matière ; Il épuise sa force à former un malheur Pour mieux se mesurer avec notre valeur ; Et comme il voit en nous des âmes peu communes, Hors de lřordre commun il nous fait des fortunes. (v. 431-436)

cřest cet amour du destin (lřamor fati stoïcien), volontiers accueilli et non passivement subi, qui rend Horace digne du Caton de Lucain. Toujours maître de lui-même, de ses réactions (sřil tue Camille ce nřest pas sous le coup de la colère, mais de la « raison », affirme-t-il), il « nřadmet pas la faiblesse » (v. 486) et soumet ses émotions à une volonté sans défaut : alors que le vieil Horace, pour défendre son fils accusé par Valère, met le meurtre de Camille au compte dřun « premier mouvement » (cřest-à-dire dřun emportement passionnel incontrôlable, v. 1647), Horace assume pleinement la responsabilité de son geste et nřéprouve ni regret ni remords pour un acte accompli en toute lucidité : en vrai stoïcien, il ne sřest pas laissé guider par la violence de ses passions, mais il a toujours su, ainsi quřil le conseillait à Curiace, « étouffer ses sentiments » (v. 494). On peut attribuer enfin à son stoïcisme son acceptation sereine de la mort, les philosophes du Portique considérant que le suicide est, lorsque le temps est venu, la meilleure voie pour quitter un monde dans lequel on nřa plus sa place : « Il [Valère] demande ma mort, je la veux comme lui » (v. 1550).

b) Un aristocrate du temps de Louis XIII

Horace, héros tendu vers la gloire et lřhonneur, tout en élan vers la grandeur, tout en énergie, incarne aussi lřhéroïsme tel que pouvaient le rêver les grands aristocrates frondeurs de la première moitié du XVIIe siècle. Plus encore quřun représentant de la vertu antique, il est le tenant dřune morale aristocratique issue du vieux code féodal du moyen âge, et, à ce titre, il valorise l’ambition (les Horaces et les Curiaces ont « lřâme ambitieuse », déclare Julie au v. 800) et la vengeance : « Ma sœur voici le bras qui venge nos deux frères », lance Horace à Camille à son retour du combat (v. 1251). Surtout, le héros fait passer avant toute chose son « honneur » entendu comme le droit à mériter sa propre estime et la considération des autres membres de sa caste : « lřhonneur nous appelle », lance ainsi à Curiace le vertueux

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Romain (v. 532). Lřéthique défendue par Horace nřest pas celle de tout un chacun, cřest celle de quelques âmes choisies, comme le suggère les discours du roi :

Assez de bons sujets dans toutes les provinces Par des vœux impuissants sřacquittent vers leurs princes ; Tous les peuvent aimer, mais tous ne peuvent pas Par dřillustres effets assurer leurs États ; Et lřart et le pouvoir dřaffermir des couronnes Sont des dons que le ciel fait à peu de personnes. (v. 1747-1752)

Le sens de lřhonneur est inséparable de lřidéal de « générosité » qui renvoie à un comportement à la fois héroïque et désintéressé : le chevalier « généreux », est celui, écrit Furetière, qui a « lřâme grande et noble, et qui préfère lřhonneur à tout autre intérêt. » Le mot emporte aussi des connotations de « bravoure, de vaillance, de magnanimité », et sřoppose à toute forme de lâcheté. Cřest la qualité dřune âme fière et bien née, portée aux actions nobles, à lřabnégation, au dévouement et à lřoubli de ses intérêts. Horace parle ainsi de son « cœur généreux » (v. 399). Descartes, dans son Traité des passions, associe à la générosité la notion de volonté : il affirme, dans une perspective dřinspiration stoïcienne, que le vrai généreux est celui qui prend les moyens dřagir selon la vertu, quoi quřil lui en coûte :

Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait quřun homme sřestime au plus haut point quřil se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce quřil connaît quřil nřy a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce quřil en use bien ou mal, et partie en ce quřil sent en soi-même une ferme et constante résolution dřen bien user, cřest-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses quřil jugera être les meilleures : ce qui est suivre parfaitement la vertu. (Descartes, Traité des passions, 1649, III, CLIII)

On peut appliquer, avec prudence, cette définition cartésienne à la générosité cornélienne. Mais la « générosité » consistant aussi dans la capacité à pardonner et à faire preuve de clémence, comme le montrera lřexemple de Cinna, on peut douter que le meurtre de Camille puisse être mis au compte du caractère « généreux » dřHorace.

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La pratique des vertus chevaleresques, le sens de lřhonneur et la générosité ont en vue la « gloire », terme quřil faut comprendre comme la bonne image de soi-même quřon veut imposer dans lřesprit dřautrui. Le mot, synonyme, au XVIIe siècle, de considération et dřestime, se retrouve à maintes reprises dans la pièce : Horace parle ainsi de la « gloire » dřêtre choisi par Rome entre tant de valeureux combattants (v. 378), et de la « gloire » de mourir pour sa patrie (v. 400) ; il brandit aussi aux yeux de Camille les épées des Curiaces comme autant de « marques dřhonneur et témoins de [sa] gloire » (v. 1255). La notion de « gloire » est ainsi proche de celle de la renommée : le héros glorieux se soucie du jugement de ses pairs, mais aussi de celui de la postérité. Ce qui lřattire dans le duel qui va lřopposer à son beau-frère, cřest que, grâce à ce combat fratricide, il restera présent dans le souvenir des générations futures :

Une telle vertu nřappartenait quřà nous ; Lřéclat de son grand nom lui fait peu de jaloux, Et peu dřhommes au cœur lřont assez imprimée Pour oser aspirer à tant de renommée. (v. 449-452)

Laisser dans lřHistoire une « illustre mémoire » (v. 1579), acquérir un « grand nom » (v. 1569), tels sont les buts du comportement héroïque dřHorace qui, après son combat, en face du roi, et malgré le meurtre de Camille, fait encore valoir lřétendue de sa « renommée » qui, dřaprès lui, « a passé lřordinaire » (v. 1571).

On peut ajouter que le héros cornélien est un magnanime, comme le souligne le roi (v. 1759), et cet idéal de magnanimité (grandeur dřâme) semble devoir être rattaché à lřéducation jésuite reçue par Corneille, ainsi que lřa montré Marc Fumaroli : les jésuites considéraient en effet quřil existait une magnanimité guerrière compatible avec la Cité catholique.

Il convient de ne pas se méprendre sur les acceptions des mots « générosité », « gloire » ou encore « magnanimité » dans la bouche des personnages de Corneille, où ils nřont pas le même sens que dans le français courant dřaujourdřhui.

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c) Un personnage baroque

Jean Rousset, dans Circé et le paon. La littérature française de l’âge baroque en France (1954), fait de l’ostentation, avec la métamorphose, lřun des traits qui définissent le baroque littéraire. Lřostentation semble ici être une conséquence de la gloire : le héros, à partir du moment où il agit pour sřimposer aux yeux dřautrui, est condamné non seulement à être vaillant et généreux, mais à paraître tel ; il reproche ainsi à Curiace, qui prétend se trouver dans les mêmes dispositions que lui, de ne pas le « paraître » (v. 484), de ne pas « faire vanité » de sa gloire. Cřest que le héros ne doit pas seulement faire preuve de bravoure, il doit aussi jouer son rôle de héros, se mettre en scène dans cette posture héroïque où il veut se voir admirer. Cřest dire que lřostentation a partie liée avec la théâtralité : Horace sřaffiche, donne en spectacle son patriotisme, quitte à multiplier les bravades et même à risquer des provocations gratuites dignes dřun fier-à-bras Ŕ ou de Matamore :

Ma sœur, voici le bras qui venge nos deux frères, Le bras qui rompt le cours de nos destins contraires, Qui nous rend maîtres dřAlbe ; enfin voici le bras Qui seul fait aujourdřhui le sort de deux États ; Vois ces marques dřhonneur, ces témoins de ma gloire, Et rends ce que tu dois à lřheur de ma victoire. (IV, 6)

Bien des indices grammaticaux attestent quřHorace, ici, se livre aux regards et donne sa propre personne à contempler à Camille : les déictiques (mots qui servent à montrer, à désigner) saturent la réplique du Romain : « voici », « vois », « ces ». Le retour dřHorace est un défi qui sřexplique par lřexigence absolue de reconnaissance, sans laquelle le héros ne peut tout simplement pas exister. Lřapprobation et lřadmiration de sa sœur sont, pour cet Horace tout juste « héroïsé », une nécessité vitale.

Le même type de procédé est à lřœuvre au dernier acte, lorsquřHorace attaqué par Valère est amené à se défendre devant Tulle :

Sire, cřest rarement quřil sřoffre une matière À montrer dřun grand cœur la vertu toute entière. Suivant lřoccasion elle agit plus ou moins, Et paraît forte ou faible aux yeux de ses témoins. Le peuple, qui voit tout seulement par lřécorce,

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Sřattache à son effet pour juger de sa force ; Il veut que ses dehors gardent un même cours, Quřayant fait un miracle, elle en fasse toujours : Après une action pleine, haute, éclatante, Tout ce qui brille moins remplit mal son attente […] (v. 1555-1564)

Les mots employés par le soldat, empruntés au champ lexical de la vue (« montrer, paraît, yeux, témoins, vois, dehors ») montrent bien que lřhéroïsme est construit comme un art de la mise en scène. Sans cesse situé dans lřordre de la parade, il est aussi, comme lřa montré Jean Starobinski dans L’Œil vivant, un héros éblouissant, dont « lřéclat » « brille » et rayonne sur un monde qui emprunte de lui sa lumière.

d) La solitude solaire

Le sens de lřhonneur, les exploits insurpassables, lřesprit de sacrifice conduisent le héros cornélien à un isolement supérieur. Pour parvenir au faîte de la gloire, Horace doit sřemployer à détacher tous les liens qui lřattachent aux autres personnages :

Combattre un ennemi pour le salut de tous, Et contre un inconnu sřexposer seul aux coups, Dřune simple vertu cřest lřeffet ordinaire : Mille déjà lřont fait, mille pourraient le faire ; Mourir pour le pays est un si digne sort, Quřon briguerait en foule une si belle mort ; Mais vouloir au public immoler ce quřon aime, Sřattacher au combat contre un autre soi-même, Attaquer un parti qui prend pour défenseur Le frère dřune femme et lřamant dřune sœur, Et rompant tous ces nœuds, sřarmer pour la patrie Contre un sang quřon voudrait racheter de sa vie, Une telle vertu nřappartenait quřà nous. (v. 437-449)

Horace, typique en cela du héros cornélien, recherche délibérément la singularité, lřexploit inouï qui nřaura point dřimitateurs et nřeut jamais dřexemple ; il est un être unique, non pas confondu dans la communauté des héros valeureux (« mille lřont déjà fait »), mais retranché dans la solitude sidérale de celui qui ne touche plus terre. Profitant du coup du sort, il sřen sert comme dřune occasion à monter

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plus haut dans la vertu (ici patriotique) quřon nřest jamais allé, afin dřexplorer les territoires nouveaux dřune originalité insolite.

On comprend mieux ici pourquoi lřagression du proche par le proche, ou, « la proximité du sang et les liaisons dřamour ou dřamitié entre le persécutant et le persécuté, le poursuivant et le poursuivi, celui qui fait souffrir et celui qui souffre » sont nécessaires à la tragédie parfaite : Horace ne tue pas Curiace bien qu’il l’aime (le conflit serait simplement dramatique) mais parce qu’il l’aime (cřest alors un duel vraiment tragique) et le juge digne de la mort quřil lui inflige. « Lřoriginalité dřHorace, cřest dřavoir compris que la plus haute forme de lřhéroïsme […] cřest le fratricide conscient », écrit Serge Doubrovsky (La Dialectique du héros, p. 149).

Dans ce cheminement vers une gloire conçue comme indépendance supérieure, les obstacles sont des occasions de renoncement, de dépassement, qui vont permettre au héros de découvrir sa véritable identité, son rôle, son statut, le sens de son existence. L’itinéraire du héros est celui d’un passage, dřune transformation d’un être premier, ordinaire, avec ses attachements, à un être second, et lřexploit est le vecteur de cette métamorphose. Starobinski, dans L’Œil vivant, évoque cette « abolition totale, condamnation à mort » de lřêtre premier nécessaire à la naissance du héros, et symbolisée ici par la rupture de tous les liens, de sang et dřamitié, qui attachent Horace à Curiace : « Le seul être qui compte, cřest lřêtre plus grand quřil nřest pas encore », écrit encore le critique. Cet être qu’il faut sacrifier, c’est l’être naturel, fondé sur le sang et les sentiments, au profit dřun être idéal qui est aussi un être artificiel : lřaffectivité, lřancrage dans une origine sont vécus comme des liens, et des liens forcément de dépendance, qui brident lřautonomie du héros et doivent, à ce titre, être brisés. Lřhéroïsme implique lřisolement, lř« oubli de la personnalité première » (ibid.), lřabolition dřune identité qui serait fondée sur le sentiment.

Horace cultive cette autonomie du moi à lřégard de toute contrainte extérieure : cřest par rapport à cette quête de la liberté et de lřindépendance quřil faut interpréter le vers fameux, souvent mal compris, lancé à Curiace : « Albe vous a nommé, je ne vous connais plus » (v. 502). Par cette parole qui paraît cruelle, Horace ne « tranche » pas seulement des « discours superflus », mais la trame de leur destinée jusque-là commune.

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Lřépreuve, à ce titre, est une occasion purificatrice, un révélateur au sens photographique, un « test » de la grandeur dřâme, des capacités de sacrifice, des choix à faire. Le reniement, la mise en accusation, la souillure sont des formes de ce feu lustral qui en fait, in fine, le serviteur dřexception, échappant à lřhumanité médiocre, au-dessus des lois, nřayant de comptes à rendre quřau seul souverain, entre les mains duquel il dépose son sort : « notre sang est son bien, il peut en disposer », v. 1542.

La promotion de lřhéroïsme est un culte rendu à la puissance conquérante du moi, dans lequel on peut lire un désir dřexpansion de lřêtre, lřimpérialisme du sujet triomphant et brillant seul dřun éclat solaire, irradiant autour de lui la lumière de sa grandeur. Ce moi, ce n’est plus celui du sujet individuel, c’est celui qui impose un ordre au monde et mérite à ce titre d’être respecté et admiré. Cřest pourquoi Horace peut légitimement sřidentifier à Rome, lorsquřil voit que Camille ne peut se hisser au niveau de sa grandeur héroïque : « Rome nřen veut point voir après de tels exploits » (v. 1257) remplace la syntaxe attendue qui mettrait le « je » dřHorace en position de sujet dans la phrase. On peut parler ici dřautocréation du moi héroïque, qui se crée lui-même comme héros national et prend à son compte les « intérêts de Rome » (v. 1276).

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2. … OU « BARBARE » INHUMAIN ?

Héros énigmatique, Horace nřa cessé de susciter depuis le XVIIe siècle les jugements les plus contradictoires ; parfois admiré comme un « maître véritable » (S. Doubrovsky) ou un patriote (L. Herland), il est souvent blâmé pour lřhorreur quřil suscite : « ŖAlbe vous a nommés, je ne vous connais plusŗ, Corneille. Voilà le caractère inhumain. Le caractère humain est le contraire », écrivait déjà Pascal, tandis que dřAubignac parlait de la « vertu féroce et barbare » du Romain et que, plus tard, Lanson ne devait voir en lui quřune « brute féroce ». Cřest que le héros cornélien est double et possède une face obscure quřon ne saurait ignorer.

a) Lřhéroïsme noir

Son effort vers lřautonomie fait du héros un être dřexception : il sort de lřhumanité moyenne. Mais ce détachement supérieur lui fait aussi perdre de vue les cadres de la morale ordinaire : lřadmiration suscitée par ce personnage rare peut susciter lřhorreur autant que lřenchantement. Lřhéroïsme cornélien nřest pas immoral au sens où il ferait délibérément le mal, il est amoral en ce que les critères qui définissent le bien et le mal aux yeux de lřhumanité médiocre ne le concernent plus, et quřil leur substitue son propre système de valeurs tout personnel. En tuant Camille, Horace dérive ainsi vers une forme sans doute criminelle dřhéroïsme, mais sans cesser dřêtre un héros. « Il y a des héros en mal comme en bien », estime La Rochefoucauld (Maximes, 185), et Horace, mû par les mêmes mobiles héroïques, passe de la prouesse la plus haute à lřassassinat le plus lâche, mais continue de se conformer à son identité héroïque.

Dans la suite de sa carrière, Corneille donnera à voir maints exemples de cet héroïsme noir, de cette grandeur dans le crime qui provoque sur le spectateur la même fascination que la plus prodigieuse des vertus : la Cléopâtre de Rodogune ou lřAttila de la pièce du même nom en fourniraient des exemples. Monstre abominable ou incarnation des plus hautes qualités morales, ce qui caractérise le héros de Corneille cřest quřil est hors norme, il sřexcepte de lřhumanité médiocre : le meurtre de Camille est ainsi qualifié deux fois « dřénorme » (v. 1733 et 1740), sans doute au sens où il est très grave, mais le mot est aussi à

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entendre en son sens étymologique de hors norme Ŕ lřassassinat de Camille, au sens propre, dépasse les bornes, les limites habituelles des actions humaines. Il est donc, à ce titre, pleinement héroïque et pleinement tragique, lřexcès et la démesure (hybris) étant, on le sait, un trait de lřauthentique tragique grec.

La gloire, chez Horace, dégénère en orgueil (« La gloire de ce choix mřenfle dřun juste orgueil », v. 378), sentiment de fierté, de « sotte gloire » et dřarrogance dont Furetière rappelle quřil est le premier des sept péchés capitaux, et quřHorace revendique pourtant. « Héros de lřinaltérable » (Jean Rousset), ses motivations sont ambiguës : le héros défend-il la patrie, cřest-à-dire la collectivité, ou des valeurs personnelles ? Incompris de sa sœur, de sa femme, du peuple qui lřaccable à travers les accusations de Valère, seul son père le défend, mais cřest pour sauver le bâton de vieillesse où il appuie ses vieux jours (un père « épargne ses fils bien souvent pour soi-même / Sa vieillesse sur eux aime à se soutenir »), et seul son roi le sauve, mais cřest sans lřinnocenter et en continuant de le considérer comme coupable et souillé (son crime est « inexcusable », v. 1740, il « outrage la nature et blesse jusquřaux dieux », v. 1734). Tout au plus le monarque attend-il dřun artifice des prêtres que le vaillant soutien de son pouvoir se refasse une honnêteté de façade aux yeux de la foule. Le véritable moteur de lřhéroïsme nřest pas, comme on le croirait, le souci de la collectivité et la défense de la nation : Horace nřa en tête que son propre honneur, ses buts sont viscéralement individuels. Loin dřêtre le porte-parole et le champion de toute une cité, il nřest que le représentant de lui-même, animé du seul souci de sa gloire. Comme Doubrovski lřécrit à propos de Rodrigue, en des termes qui peuvent aisément sřappliquer à Horace : « Le moi épique est en fait un nous déguisé. Le moi héroïque, au contraire, même lorsquřil paraît engagé dans une action collective, ne poursuit que des fins individuelles ».

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b) Le monstre

Étranger aux schémas de la morale commune, Horace peut ainsi apparaître comme un monstre aux yeux de personnages qui ne peuvent ou ne veulent sřélever jusquřaux cimes de lřhéroïsme où il est parvenu : Curiace et Camille lřaccusent dřune cruauté sans pitié, avouant par là quřils ont compris quřHorace était désormais dřune autre nature que la leur, mais quřils nřapprouvent pas son choix de faire primer le souci patriotique au détriment de toute autre considération. Curiace stigmatise ainsi lřidentité romaine, synonyme pour lui d’inhumanité :

Je rends grâces aux dieux de nřêtre pas romain Pour conserver encor quelque chose dřhumain. (v. 481-482).

Mais le terme qui revient le plus souvent dans la bouche des personnages pour condamner la « vertu farouche » (Examen) du héros éponyme est celui de « barbare », vocable paradoxal et insultant pour Horace puisquřil désigne dřabord un étranger à Rome et que le vainqueur des Curiaces prétend incarner les intérêts romains ; mais le mot signifie aussi à lřépoque, dřaprès Furetière, « cruel, impitoyable, qui nřécoute point la pitié, ni la raison ». « Barbare » est ainsi la première insulte adressée à Horace par Curiace lorsquřil le voit se réjouir de leur prochain combat : « Votre fermeté tient un peu du barbare » (v. 456) ; pour Camille, la barbarie est une conséquence de la générosité de son frère poussée jusquřà ses dernières extrémités : « Et si lřon nřest barbare, on nřest point généreux » (v. 1238) ; cřest en lřapostrophant de « barbare » quřelle sřadresse au meurtrier de son amant dans la scène suivante (v. 1278) ; Valère enfin, dans son acte dřaccusation, reproche à Horace dřêtre un « barbare vainqueur » (v. 1501).

De fait, à regarder les propos mêmes du principal protagoniste, il a tôt fait dřapparaître comme un soudard fanatique animé dřune fureur patriotique qui confine au plus étroit chauvinisme : « Mourir pour le pays est un si digne sort, / Quřon briguerait en foule une si belle mort » (v. 441-442). Le dépassement héroïque mène à la férocité, la constance stoïcienne à la frénésie impitoyable ; lřhorreur de lřhumiliation conduit au crime. Certes, Horace vient à bout de toute division intérieure, mais pour y parvenir, il doit « étouffer » tout espèce de « sentiment », faire

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périr en lui une part de son âme ; il fait certes taire en lui les faiblesses et les appétits, les tentations dřune chair prompte à sřémouvoir et dřun cœur rapide à sřépancher, mais par là, il fait mourir la voix du sang, lřaffection, au profit de valeurs abstraites aveuglément servies : lřhonneur, la patrie. Lřaffection doit non seulement être masquée, mais proscrite, effacée, niée même. Le conflit nřest pas modulé sur le mode du déchirement, mais de la rupture : lřidentité héroïque naît de la mise à mort des relations amicales, fraternelles, conjugales.

On perçoit ici une évolution du héros du Cid à Horace : Rodrigue était déchiré, vivait un tourment intérieur, tandis que le Romain sřabandonne à son enthousiasme guerrier avec une joie farouche et une approbation secrète :

Avec une allégresse aussi pleine et sincère Que jřépousai la sœur, je combattrai le frère. (v. 499-500) Contre qui que ce soit que mon pays mřemploie, Jřaccepte aveuglément cette gloire avec joie. (v. 491-492)

Horace tue son beau-frère par devoir, certes, mais aussi avec une « joie » et une « allégresse » suspectes dans lesquelles on peut lire lřexpression dřun plaisir interdit, celui qui accompagne lřaccomplissement dřune ancienne pulsion de mort jusque-là refoulée et qui trouverait enfin à se libérer. La situation tragique révèle chez lui d’inquiétantes dispositions qui vont apparaître en plein jour : une soif de violence, une envie de meurtres et de crimes, quřil sřautorisera au nom de la loi elle-même contre nature quřon lui impose. L’héroïsme est donc une anti-nature : devenir héros implique nécessairement de faire taire en soi la nature, « lřenracinement », comme dit Doubrovsky, et débouche ainsi nécessairement sur des actes abominables, comme, par excellence, le fratricide (contre Curiace), le matricide (contre Albe), et de nouveau le fratricide (contre Camille). En reniant la nature, le héros devient inévitablement criminel ; le soldat victorieux souille sa gloire aussitôt acquise dřun geste non ambigu et impardonnable aux yeux de la loi des hommes comme de celles de la nature et des dieux : le meurtre, chez elle, dřune femme désarmée qui est du même sang que le héros.

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c) Un héros ambigu : la spirale héroïque

Quelle leçon Corneille nous invite-t-il à tirer de cette peinture complexe et nuancée du héros ? Aucune, bien sûr : un dramaturge, et spécialement un auteur tragique, nřont pas de messages à délivrer. Comme nous lřavons vu dans le chapitre précédent, ils considèrent lřhomme comme un problème, une énigme insoluble. Faut-il approuver le comportement dřHorace ou sřen effrayer ? Certes, cřest parce quřil réussit à faire taire toutes ses passions quřil peut revenir vainqueur : sans scrupules, sans marquer dřhésitation, il devient une sorte de machine à tuer quasi sûre de remporter la victoire : « Qui veut vaincre ou mourir est vaincu rarement » (v. 385). Il devient invulnérable mais à quel prix ! Inaccessible à la peur, il lřest aussi à la pitié et à lřhumanité. Il n’est pourtant pas insensible : il ne cesse de répéter quřil ressent, tout comme lřAlbain, lřinfortune qui lui échoit : « Notre malheur est grand, il est au plus haut point » (v. 489). Ses émotions transparaissent aussi, malgré lui, lorsquřil est en face de Sabine :

HORACE. Ô ma femme ! CURIACE. Ô ma sœur ! CAMILLE. Courage ! ils sřamollissent. SABINE. Vous poussez des soupirs ; vos visages pâlissent ! Quelle peur vous saisit ? Sont-ce là ces grands cœurs, Ces héros quřAlbe et Rome ont pris pour défenseurs ? HORACE. Que třai-je fait, Sabine, et quelle est mon offense Qui třoblige à chercher une telle vengeance ? Que třa fait mon honneur, et par quel droit viens-tu Avec toute ta force attaquer ma vertu ? (v. 662-670)

Horace se laisse une nouvelle fois attendrir par Sabine à la fin de lřacte IV, au point quřil est contraint dřopter pour une fuite peu glorieuse :

Quelle injustice aux Dieux dřabandonner aux femmes Un empire si grand sur les plus belles âmes, Et de se plaire à voir de si faibles vainqueurs Régner si puissamment sur les plus nobles cœurs ! À quel point ma vertu devient-elle réduite ! Rien ne la saurait plus garantir que la fuite. Adieu : ne me suis point, ou retiens tes soupirs. (v. 1391-1397)

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Sabine est la seule à pouvoir ébranler la force de caractère de son mari. Ces confrontations sont capitales pour comprendre le personnage : Horace nřest pas monolithique (comme le sera Nicomède), il reste partagé, mais surmonte son dilemme. Cřest parce quřil est, comme les autres personnages, divisé, quřil est tragique : sřil était une brute sans foi ni loi et avait considéré comme facile de prendre les armes contre son beau-frère, il nřattirerait ni pitié, ni terreur, ni admiration.

Il convient également de noter, au bénéfice dřHorace, que cřest lui qui, avant le combat, donne les meilleurs conseils pour permettre à la vie de reprendre ses droits par la suite : il propose à Curiace dřaller ensemble au combat, de rester frères le plus longtemps possible et de partager ainsi le même héroïsme ; il recommande à Camille de faire bon accueil au vainqueur, dřépouser Curiace sřil est victorieux, et dřoublier toute espèce de logique « vendettale » de la vengeance :

Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur ; Et si par mon trépas il retourne vainqueur, Ne le recevez point en meurtrier dřun frère, Mais en homme dřhonneur qui fait ce quřil doit faire, Qui sert bien son pays, et sait montrer à tous, Par sa haute vertu, quřil est digne de vous. Comme si je vivais, achevez lřhyménée ; Mais si ce fer aussi tranche sa destinée, Faites à ma victoire un pareil traitement : Ne me reprochez point la mort de votre amant. Vos larmes vont couler, et votre cœur se presse. Consumez avec lui toute cette faiblesse, Querellez ciel et terre, et maudissez le sort ; Mais après le combat ne pensez plus au mort. (v. 517-530)

Loin de refuser tout lien avec les trois autres personnages, Horace ne rompt les attaches du sang et du sentiment que pour tenter de les entraîner sur les cimes de la gloire et pour les inviter à partager son propre héroïsme : « si vous nřêtes Romain, soyez digne de lřêtre » demande-t-il à Curiace (v. 483) ; « Armez-vous de constance, et montrez-vous ma sœur » exige-t-il de Camille (v. 517) ; « Participe à ma gloire », enjoint-il à Sabine (v. 1357). Contrairement à Polyeucte, il ne parviendra pas à attirer les trois protagonistes dans cette spirale héroïque et cřest bien parce que Camille refusera de se plier à ces consignes quřelle connaîtra une mort tragique à lřacte IV.

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3. CURIACE, ENTRE MESURE ET FAIBLESSE

Curiace, face à son adversaire, paraît scindé ; cřest le double et le contrepoint du héros éponyme : double, bien sûr, confronté à des exigences contradictoires exactement identiques à celles dřHorace, double aussi parce quřil est comme lui patriote (« Avant que dřêtre à vous, je suis à mon pays », déclare-t-il à Camille, v. 562), double enfin par sa valeur, sa bravoure, son courage, jamais mis en cause :

Pour moi, je lřose dire, et vous lřavez pu voir, Je nřai point consulté pour suivre mon devoir ; Notre longue amitié, lřamour, ni lřalliance, Nřont pu mettre un moment mon esprit en balance ; Et puisque par ce choix Albe montre en effet Quřelle mřestime autant que Rome vous a fait, Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome. (v. 461-467)

Mais ses ressemblances accusent surtout les contrastes : Curiace est le contrepoint dřHorace ; il ne sera pas capable dřaller aussi loin dans lřabnégation hautaine ; il incarne un héroïsme tempéré d’humanité (« Jřai le cœur aussi bon, mais enfin je suis homme », v. 468), incertain, et par là faible ; résigné, vaincu dřavance (« Je vous connais encor, et cřest ce qui me tue », v. 503), il pressent sa perte. Il meurt de nřêtre pas parvenu, ou de nřavoir pas voulu, se dépouiller de ses attaches humaines, cřest-à-dire de ne pouvoir se hisser au niveau de grandeur inhumaine qui est celui de son beau-frère :

Cette âpre vertu ne mřétait pas connue ; Comme notre malheur elle est au plus haut point : Souffrez que je lřadmire et ne lřimite point. (v. 503-506)

Comme le souligne Marc Escola dans le paratexte de lřédition « GF », bien des metteurs en scène et des critiques ont privilégié une « interprétation albaine » de la pièce et mis en évidence les grandes qualités de Curiace. Francisque Sarcey, en 1878, ne voit ainsi en Horace quřun « soudard épais ». Cette lecture nřest pourtant pas totalement satisfaisante, car Curiace n’est pas un héros aussi entièrement « sympathique » quřil ne le semble au premier abord. De la division (II, 1) au désespoir (III, 1), Curiace étale ses petitesses, sa mesquinerie. Il sřabandonne aux imprécations vaines contre le Ciel :

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Que désormais le ciel, les enfers et la terre Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre ; Que les hommes, les Dieux, les démons et le sort Préparent contre nous un général effort ! Je mets à faire pis, en lřétat où nous sommes, Le sort, et les démons, et les Dieux, et les hommes. (v. 423-430)

Il se laisse aller aux larmes, signes de lřimpuissance et symbole dřune certaine faiblesse féminine chez lřAlbain : « Que les pleurs dřune amante sont de puissants discours ! Que mon cœur sřattendrit », (v. 579-580). Aux explosions de douleur (v. 180), à lřexécration du Ciel succèdent les insultes directes envers lřadversaire : il est le premier des deux combattants à lancer des injures patriotiques et à créer ainsi un fossé entre les deux hommes (« je rends grâces aux dieux de nřêtre pas romain », v. 481), quand Horace, devant la nécessité de se battre, cherchait à aspirer Curiace dans une spirale de la grandeur héroïque, à lui faire partager sa gloire, incluant toujours Curiace dans ses appels au dépassement : « une telle vertu nřappartenait quřà nous », déclare-t-il en un vers où la première personne du pluriel ne saurait être indifférente (v. 449). Curiace, lui, instaure la division entre les deux combattants et ravale ainsi le duel au rang de combat ordinaire ; il est refermé sur lui-même, il se complaît dans son malheur, se vante (461 sq.), « a pitié de lui-même » (v. 475), « sřattendrit » sur son sort, en un mot vacille :

Nřattaquez plus ma gloire avec tant de douleurs, Et laissez-moi sauver ma vertu de vos pleurs ; Je sens quřelle chancelle, et défend mal la place : Plus je suis votre amant, moins je suis Curiace. Faible dřavoir déjà combattu lřamitié, Vaincrait-elle à la fois lřamour et la pitié ? (v. 581-586)

Curiace est sans doute humain, mais cette humanité quřil assume se traduit par une impuissance à agir. S. Doubrovsky est ainsi fondé à parler de la « disqualification de lřhumanité de Curiace dans la perspective de la construction du modèle héroïque » (La Dialectique du héros, p. 143). Faute de dominer son dilemme, il le vit douloureusement (« je vous plains, je me plains », v. 542), et finit par mourir de ne pas venir à bout de ses contradictions. Curiace en reste au stade du devoir : il est vaincu avant même le combat parce quřil ne se vainc pas lui-même, parce quřil ne se plie quřextérieurement à lřexigence que

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lřépreuve lui impose : « Je suis homme », déclare-t-il, et il entend le demeurer Ŕ rien nřéclaire mieux que lui ce que la naissance de lřÉtat exige, a contrario, de son fondateur. Double trop humain dřHorace, il est lřantithèse de ce que ce dernier doit être. Il finit même par prendre lřallure dřun antihéros, remettant en cause la morale aristocratique elle-même en renonçant à la « gloire » (« lřobscurité vaut mieux que tant de renommée », v. 460) et réduisant le renom prestigieux du chevalier au rang dřinutile et vaine « fumée » (v. 459). Lřattitude de Curiace est aux antipodes de la générosité et fait fi de lřhonneur autant que de la gloire :

On ne saurait donc opposer terme à terme le bon et le méchant, le Barbare et lřhumain, encore moins le nazi et le résistant, comme le proposait Brasillach, pour donner dřailleurs la préférence au premier (Brasillach regardait Curiace comme « le soldat forcé des régimes démocratiques » et parlait à propos dřHorace du « patriotisme aveugle et nécessaire du jeune nazi »). En fait, mêlés, moralement « médiocres », imparfaits, ni tout à fait innocents, ni tout à fait coupables, les deux soldats se voient conférée par Corneille cette ambiguïté morale réclamée par Aristote pour le héros tragique.

Lřhéroïsme cornélien revêt un aspect moral et psychologique, qui reflète les sentiments dřenthousiasme, dřorgueil, de bravoure, de générosité, qui représentaient encore lřidéal aristocratique de la noblesse au temps de Louis XIII. Personnage dřexception, incarnation des valeurs féodales, le héros cornélien tendait en effet aux gentilshommes un miroir flatteur, mais il devait progressivement apparaître démodé au public de la seconde moitié du siècle, gagné par les valeurs bourgeoises : ses ambitions étaient en effet essentiellement dictées par le sentiment, historiquement daté, de la gloire.

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E. « UNE TRAGÉDIE CARDINALISTE »

La tragédie selon Corneille, et cřest là un trait habituel dans sa dramaturgie, possède des enjeux politiques. « Sa dignité demande quelque grand intérêt d’État » et une « action illustre ». Dans les trois pièces composées au début de la décennie 1640, la mise en scène du héros sřinscrit certes dans un cadre historique bien déterminé, lřhistoire romaine, mais celui-ci offre une perspective sur lřactualité du temps de Corneille. Sous couvert de parler de Rome, lřauteur rouennais mène dans sa pièce une réflexion sur la paix et la guerre, le bon et le mauvais gouvernement, le juste et lřinjuste, enfin sur les rapports entre le roi et son serviteur. Horace, tragédie dédiée au cardinal de Richelieu, véhicule une pensée politique quřon a souvent rapprochée de celle du ministre de Louis XIII, au point que Jacques Maurens a pu la qualifier de « tragédie cardinaliste ».

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1. ALBE ET ROME, OU ESPAGNE ET FRANCE ?

Horace se fait tout dřabord lřécho des problèmes idéologiques posés par lřentrée de la France, à partir de 1635, dans la guerre de Trente ans, vaste conflit à lřéchelle européenne dont les conséquences furent si terribles quřon les compare parfois à celles de la première guerre mondiale.

a) « Bons catholiques » contre « bons Français »

Ces hostilités, commencées en 1618 et qui ne sřachèveront quřen 1648 avec le traité de Westphalie, trouvent leur origine dans des querelles internes à lřAllemagne, divisée entre des princes dont certains étaient protestants, et un empereur ardent catholique, soutenu par le roi dřEspagne auquel il était allié, tous deux appartenant à la puissante famille des Habsbourg qui régnait aussi sur lřAutriche.

Deux types dřalliance se proposaient pour la France, soutenues par deux partis qui sřopposaient : les « bons catholiques » voulaient faire primer les intérêts religieux et, à ce titre, souhaitaient une ligue des pays fidèles à Rome destinée à anéantir les réformés dřAllemagne ; estimant que les commandements de la foi devaient conduire toujours les pratiques des gouvernants, ils voulaient donc sřassocier avec lřEspagne pour secourir lřempereur. Lřautre parti, celui des « bons Français », sřinquiétait surtout du risque dřhégémonie que la puissance des Habsbourg faisait planer sur lřEurope : la France était menacée dřencerclement par lřEspagne et ses alliés, dřautant plus inquiétants quřils étaient impérialistes et pouvaient caresser encore, au détriment de la France, lřidée de cet « empire universel » auquel avait rêvé en vain Charles V.

Toutes ces raisons expliquent que Richelieu, bien que catholique intransigeant et persécuteur dans le royaume de France de toutes les dissidences religieuses, préféra joindre ses forces à celles des princes rebelles protestants pour faire pièce au péril espagnol. Dans cette décision, il nřétait guidé que par des préoccupations nationales, reléguant les questions religieuses au second plan au profit de la raison d’État, notion qui trouve son origine dans lřantiquité mais qui se trouve réactivée dans le cadre de la montée de lřabsolutisme.

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b) De lřHistoire à la scène

Non que tous acceptent sans sourciller cette politique : cette primauté totale accordée à lřÉtat est un phénomène nouveau dans lřhistoire européenne à cette date, et beaucoup en France, dans les années 1630, sřinquiètent dřune politique qui leur paraît incompréhensible :

- Dřune part, comment expliquer que le ministre dřun roi très chrétien, et cardinal de surcroît, néglige les intérêts de sa foi ? Aux yeux dřune grande partie de lřopinion publique, les catégories de « nation » ou de « patrie » nřavaient guère de poids aux côtés des exigences religieuses et de la crainte que faisait peser les menaces des hérétiques protestants partout en Europe.

- Dřautre part, en dressant la France contre lřEspagne, la politique de Richelieu provoque toute sorte de déchirements familiaux, bien des familles aristocratiques françaises et espagnoles étant liées par des unions matrimoniales ; comment accepter que le pouvoir cautionne dřaussi douloureux conflits de famille ?

Horace, sans être une tragédie de propagande ou une œuvre à

thèse, met en scène ces débats et ces questionnements qui sont ceux de son temps : la pièce que Corneille nous donne à voir est une forme de théâtre engagé : il pense à la France autant et plus quřà Rome. Lřhistoire quřil nous raconte, pour fidèle quřelle soit à Tite-Live, au moins dans ses grandes lignes, transpose une situation que les Français connaissent bien. Le spectateur est invité à lire le nom de lřEspagne sous celui « dřAlbe », et à retrouver la France derrière le masque transparent de la ville de Rome. Certains vers sřappliquent beaucoup mieux aux deux grandes nations européennes quřaux deux bourgades italiennes, et plusieurs ne peuvent quřêtre rapportés quřà la France et lřEspagne, faute de quoi ils nřapportent pas de sens satisfaisant :

Je voudrais déjà voir tes troupes couronnées, Dřun pas victorieux franchir les Pyrénées. (v. 47-48)

On doute que les villageois du Latium, même en envisageant lřavenir glorieux de la cité de Romulus, puissent justement penser au

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franchissement de la frontière pyrénéenne. Dřautres passages constituent une légitimation des entreprises belliqueuses du cardinal-ministre :

Je sais que ton État, encor dans sa naissance, Ne saurait sans la guerre affirmer sa puissance, (v. 39-40)

déclare encore Sabine en sřadressant à la ville de Rome. La situation des quatre personnages principaux constitue une

autre invitation à superposer lřantiquité et lřhistoire contemporaine, puisquřelle reflète en effet très précisément celle des deux familles royales dřEspagne et de France : Philippe IV et Louis XIII se trouvaient doublement liés, pour être mariés chacun à la sœur de lřautre, le jeu des mariages répondant ainsi très exactement aux relations qui régissent les personnages de la tragédie. Sabine se retrouve confrontée aux mêmes difficultés qu’Anne d’Autriche, infante dřEspagne épousée par le roi de France, et à ce titre déchirée entre deux fidélités, celle du sang et celle quřelle doit à sa nouvelle patrie. Anne, oublieuse de ses prérogatives royales, entretenait ainsi avec son frère une correspondance sur laquelle Richelieu parvint à mettre la main, de sorte que le ministre put accuser sa souveraine, quřil détestait, de haute trahison et dřintelligence avec lřennemi ; la malheureuse épouse de Louis XIII fut contrainte de rédiger des aveux complets. Cřest bien par rapport aux démêlés de la maison de France quřon peut interpréter les injonctions données par Horace à Sabine : « sois plus femme que sœur » (v. 1361). La reine, comme Sabine, comme toute Espagnole qui aurait épousé un Français, doit faire abdiquer la voix du sang et laisser parler, seule, celle du patriotisme et du devoir envers la nation qui lřa accueillie.

Horace contribue ainsi, dans un sens que Richelieu, lřun des premiers spectateurs, ne pouvait quřapprouver, à exalter ces valeurs patriotiques encore suspectes à beaucoup de Français. La tragédie représente les nouvelles exigences de lřÉtat moderne et absolu, « totalitaire » (Prigent, Le Héros et l’État, p. 93), qui exige plus que le devoir : le sacrifice de tout ce qui nřest pas son service exclusif. « Curiace a fait tout ce quřil devait pour Albe mais la totalité du devoir ne suffit plus désormais. LřÉtat demande plus que le devoir » (ibid.), jusquřau renoncement à la voix du sang, qui constituait le principe de lřaristocratie.

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2. DU CRIME D’ÉTAT À L’HÉROÏSME D’ÉTAT

Par ailleurs, cette pièce soulève le problème de la légitimité de la raison d’État et de ses limites : le héros doit-il aller jusquřau meurtre de sa sœur au nom de lřhonneur de la patrie ? Cette question était dřune grande actualité dans une période où la France était si profondément divisée. Avec Camille, ce sont les liens du sang quřil faut combattre. Refusant le sacrifice que demande lřÉtat, atteignant lřhéroïsme dans lřordre désormais révolu de lřamour, Camille se fait le héraut de ce quřHorace doit dépasser. En maudissant Rome, elle commet le premier crime d’État : Horace ne peut que la tuer, non pas sous lřemprise de la colère, mais parce que la « patience à la raison fait place ». La raison dřÉtat lřemporte aussi bien sur la famille que lřhumanité, en ces temps où la France est en train de prendre en Europe la place dominante. La vraie fidélité à la morale aristocratique, le vrai chemin de la gloire, c’est la soumission à la raison d’État, qui prime sur la loyauté du sang et lřintérêt familial.

Cette leçon nřallait pas sans paradoxe, à une époque où les aristocrates, volontiers rebelles et frondeurs, étaient brimés par le pouvoir royal et voyaient leur style de vie et leurs valeurs condamnés par le développement de lřabsolutisme. La proscription du duel, destiné à vider les querelles privées entre aristocrates, est le signe de ce déclin de lřidéal nobiliaire : le duel, en effet, forme de combat chevaleresque par excellence, est profondément lié à lřidéologie « héroïque » qui culmine dans le premier XVIIe siècle : lřéthique féodale oblige en effet le noble offensé à défendre son « honneur » pour maintenir sa position dans sa caste, préserver sa dignité sociale et garder la reconnaissance de ses pairs. Mais le duel est, à lřépoque de Corneille, en passe de devenir hors-la-loi : le roi, dont le pouvoir se renforce, exige dřavoir seul la mainmise sur la justice du pays et considère les nobles qui sřentre-tuent comme des rebelles à lřordre quřil veut imposer. Un édit de Richelieu, qui confirme de précédentes dispositions royales, condamne fermement les duellistes. En privant les grands du royaume de la possibilité de se faire justice eux-mêmes sans recourir aux tribunaux, le roi plonge dans une crise profonde toute la classe aristocratique, au nom dřune raison dřÉtat qui nřa en vue que lřintérêt supérieur du pays et qui prime sur les intérêts particuliers des aristocrates. La noblesse, écartelée entre le code de lřhonneur et la loi du roi, et brimée par un appareil dřÉtat qui tente de la mettre au pas, est désormais confrontée à des dilemmes auxquels,

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dans Horace, le dramaturge rouennais propose une solution : lřhéroïsme, la bravoure et la générosité, loin dřêtre des ferments de discorde et des menaces pour le pouvoir du roi, ont tout à gagner à être mis au service de lřabsolutisme qui sřimpose alors. Le héros ne peut espérer accomplir sa destinée glorieuse en rivalisant avec le roi, mais au contraire en se soumettant à lui. Une telle obéissance nřest en rien une sujétion servile qui pourrait lui faire honte : bien au contraire, suggère Corneille, l’idéal du généreux ne trouve son accomplissement et son aboutissement que dans le service du monarque ; celui-ci en effet ne souhaite pas réduire le héros à la stature dřun homme ordinaire, il veut plutôt aviver toutes ses vertus morales et militaires, mais pour quřelles soient mises au service dřun État conçu comme un garant de lřhéroïsme, et non comme son fossoyeur. Cřest à cette conciliation que Corneille rêve dans lřordre de sa fiction théâtrale, mais qui, dans lřhistoire réelle, ne trouvera jamais à se réaliser : le déclenchement de la Fronde, huit ans plus tard, montrera que les intérêts du roi et des grands sont trop incompatibles pour quřune conciliation puisse jamais être envisagée. Il faudra que lřun des deux camps succombe : ce sera celui des grands féodaux, derniers témoins dřune vieille éthique chevaleresque que leur défaite réduira à tout jamais au silence. Le transfert au service du roi de cette « ardeur généreuse » et aristocratique nřaura été quřun leurre.

3. LE HÉROS ET LE ROI

Chez Corneille, les rapports entre le souverain, détenteur du pouvoir légitime, et du héros, le soldat capable par sa valeur de conserver son trône au monarque, sont toujours complexes : le roi a besoin du héros, mais, en même temps, il lui arrive, surtout dans les dernières pièces, de le craindre en raison même des services quřil lui a rendus. Dans Suréna, lřultime et somptueuse tragédie cornélienne (1674), le roi des Parthes Orode se sent dřautant plus menacé par son général vainqueur, Suréna, que ce dernier refuse toute récompense, y compris la main de sa fille. Effrayé par la gloire de son serviteur, envisageant quřun jour, grâce à la renommée quřil sřest acquise, il pourrait aisément prendre sa place, et mécontent du sentiment de sa propre indignité quřil éprouve devant le soldat qui lřa ramené dřexil, le monarque décide de faire assassiner lâchement son plus brillant général.

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Plus de trente ans auparavant, à lřépoque dřHorace, Corneille était plus optimiste sur les relations entre le roi et le héros. Tulle est un roi maître de lui, lucide, qui rend sereinement la justice, et reconnaît volontiers les services dřHorace. Contrairement aux Albains, gouvernés par un dictateur aux tentations démocratiques et soumis à son peuple, il prend seul des décisions en accord avec lřinspiration divine (v. 814-818) ; son charisme sřimpose à tous, ennemis comme amis (« Il se tait et ses mots, semblent être des charmes », v. 819). Loin de constituer une menace pour lřépanouissement du héros, l’autorité de ce roi respectable garantit les valeurs héroïques : « Vis pour servir lřÉtat » (v. 1763).

La politique de Tulle nřest pourtant pas dépourvue dřune bonne part de réalisme et de cynisme : sřil sauve Horace, cřest en dépit des lois, pour sřassurer un trône dont le vainqueur dřAlbe est le plus solide défenseur :

Ce crime, quoique grand, énorme, inexcusable, Vient de la même épée et part du même bras Qui me fait aujourdřhui maître de deux États. Deux sceptres en ma main, Albe à Rome asservie, Parlent bien hautement en faveur de sa vie : Sans lui jřobéirais où je donne la loi, Et je serais sujet où je suis deux fois roi. (v. 1740-1746)

Tulle, dans toute sa dignité royale, est donc un roi qui fait fi de la morale lorsquřil sřagit dřobtenir le pouvoir et de le conserver. En cela, il est disciple de Machiavel, auteur florentin du Prince et partisan de la raison dřÉtat.

« Vis pour servir lřÉtat, vis mais aime Valère », précise Tulle (v. 1763) en un vers dont on aurait tort de négliger le second hémistiche, car il signifie aussi que le héros se trouve résorbé dans lřordre nouveau, condamné à redescendre de son piédestal héroïque et à partager l’humanité médiocre de ses concitoyens. Horace redevient un soldat comme un autre, à qui lřon impose la réconciliation avec tous. Tulle abolit le crime pour, sans la nier, masquer lřorigine monstrueuse de lřÉtat et en rendre les dieux seuls comptables ; il sera « facile » en effet au vieil Horace dřeffacer la souillure de son fils :

Mais nous devons aux Dieux demain un sacrifice ; Et nous aurions le ciel à nos vœux mal propice,

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Si nos prêtres, avant que de sacrifier, Ne trouvaient les moyens de le purifier : Son père en prendra soin […]. (1771-1775)

Alors se trouve défini un nouveau rapport entre le roi et le héros, admis sřil se met au service de lřÉtat : la pièce, dédiée à Richelieu, est sans doute une prise de position en faveur de lřabsolutisme naissant, mais lřéquilibre ainsi instauré pourrait bien porter en germe ce qui le compromettra, et parce quřil suppose lřallégeance des plus hauts sujets, et parce que lřÉtat, fondé sur la négation des valeurs proprement humaines, dès lřabord associé au secret et à la raison dřÉtat, est, du point de vue de lřhomme, un « monstre » toujours susceptible de dévorer ses enfants.

Coupable, mais exempté de peine : tel est le sort dřHorace, au terme dřune tragédie qui, après avoir brouillé les frontières du bien et du mal, ne peut connaître quřun dénouement lui-même ambigu moralement : peut-on parler de fin heureuse à propose dřune pièce au cours de laquelle ont péri trois frères et une sœur innocents, tués de la main dřun parricide coupable dřun crime dont chacun sřaccorde à considérer lřénormité ? peut-on parler de fin malheureuse, puisque le dénouement consacre le triomphe de lřordre, de la paix retrouvée, de lřunion enfin possible des deux cités sœurs sur le point de partir à la conquête du monde ? La pièce se solde-t-elle par un inutile gâchis, ou met-elle en scène les sacrifices nécessaires à la gloire de Rome et, par conséquence lointaine, du christianisme qui sřédifiera sur les ruines du futur empire ? Le parricide de Camille est-il, comme celui de Romulus, une tâche indélébile qui pèsera sur le destin de la Ville, une sorte de malédiction attachée à Rome et qui scande chaque étape de son histoire, ou nřest-il quřune péripétie indispensable, une ombre légère portée sur une fresque épique et grandiose ? Bref, cette raison dřÉtat promue par Richelieu est-elle la suprême injustice ou une nécessité supérieure en vue dřétablir un ordre collectif ? On le voit, ce dénouement en forme de réconciliation nřest pas un finale de comédie, et on aurait tort de réduire Corneille au rang de servile flagorneur du pouvoir en place Ŕ il convient, pour le moins, de nuancer cet « optimisme moral » si souvent prêté au grand dramaturge. Au spectateur de prononcer son propre jugement, ou plutôt de mesurer la complexité dřun monde où les catégories de bien et de mal sont si imbriquées quřelles en deviennent indiscernables.

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F. LA PLUME ET LE COTHURNE : LE STYLE D’HORACE

Corneille, dont on sřaccorde à reconnaître le génie dramaturgique et lřhabileté à construire des intrigues surprenantes, est-il pour autant moins grand poète que son jeune rival des années 1660-1670, Jean Racine ? On ne trouvera guère, chez le dramaturge rouennais, de ces « flûtes » enchanteresses qui séduisent par leur harmonie savante le spectateur de Bérénice ou de Phèdre, mais cela ne signifie pas que Corneille soit un moins grand écrivain. Usant dřune rhétorique adroite qui confine au sublime, habile à juxtaposer des tonalités différentes en vue de provoquer des effets de contraste, il arrive que son écriture sřélève jusquřau lyrisme.

1. UNE ÉCRITURE RHÉTORIQUE

a) Lřart du théâtre comme art de persuader

La rhétorique peut se définir comme l’art de persuader ; cřest lřensemble des techniques destinées, dans le cadre oratoire dřun discours, à entraîner lřadhésion de lřinterlocuteur. La rhétorique correspond en quelque sorte à ce quřon appellerait aujourdřhui « la communication. » Lřéloquence occupait un rôle capital dans la littérature du XVIIe siècle, comme lřa montré Marc Fumaroli dans son grand ouvrage intitulé L’Âge de l’éloquence. Rhétorique et res literaria de la Renaissance au seuil de l’époque classique : au grand siècle, les écrivains, formés à la rhétorique dès le temps lřécole, nourrissent naturellement leurs œuvres des ressources dřun art qui les imprègne depuis lřenfance. Corneille, éduqué dans les collèges jésuites, ne faisait pas exception à la règle : il avait reçu une solide formation rhétorique qui lui permit dřobtenir une charge dřavocat.

Dans le cas du théâtre, les techniques propres au discours persuasif occupent une importance toute particulière, puisque les personnages en conflit sont sans cesse occupés dřinfluencer leurs interlocuteurs. Un héros de théâtre, on lřa vu dans la première partie de ce cours, ne parle que pour agir ; il cherche à modifier la volonté de ses partenaires-adversaires et dřinfluer par là sur le cours des événements. Sa parole, à caractère essentiellement agonistique, débouche naturellement sur le recours à des procédés dřordre rhétorique par

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lesquels il espère conférer à ses propos la plus grande efficacité possible. Cřest ainsi quřon peut expliquer lřabondance des plaidoyers, réquisitoires, supplications et diverses harangues dans les tragédies du grand siècle : ils ne servent pas dřornement mais ont une réelle importance dramatique.

b) Les genres et les figures

Il existe, expliquaient les maîtres en rhétorique, trois genres dans le discours, dont chacun est représenté dans la pièce : le délibératif, dont lřobjet est de définir lřopportun et lřinopportun ; lřépidictique (ou démonstratif), qui concerne lřéloge et le blâme ; et le judiciaire, qui a en vue le vrai et le faux. Le dilemme de Sabine (III, 1), qui hésite entre le parti albain et romain, peut ainsi être rattaché au genre délibératif : « Mais las ! quel parti prendre en un sort si contraire » (v. 715), tandis que lřépidictique domine le discours que le vieil Horace adresse à son fils, quřil célèbre en même temps quřil loue le monarque :

Cřest aux rois, cřest aux grands, cřest aux esprits bien faits, À voir la vertu pleine en ses moindres effets ; Cřest dřeux seuls quřon reçoit la véritable gloire ; Eux seuls des vrais héros assurent la mémoire. Vis toujours en Horace, et toujours auprès dřeux Ton nom demeurera grand, illustre, fameux. (v. 717-722)

Mais ce cinquième acte voit surtout triompher lřéloquence judiciaire, puisque la pièce se termine sur un procès : Valère tient le rôle de lřaccusateur public, ou procureur, tandis que le vieil Horace, Horace et Sabine, chacun à leur manière, assurent la défense de lřaccusé, et le roi fait office de juge. Corneille, avec le recul des ans, jugera sévèrement, sans doute trop sévèrement, un dénouement quřil estime excessivement rhétorique :

Tout ce cinquième [acte] est encore une des causes du peu de satisfaction que laisse cette tragédie : il est tout en plaidoyers, et ce nřest pas là la place des harangues ni des longs discours ; ils peuvent être supportés en un commencement de pièce, où lřaction nřest pas encore échauffée ; mais le cinquième acte doit plus agir que discourir. Lřattention de lřauditeur, déjà lassée, se rebute de ces

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conclusions qui traînent et tirent la fin en longueur. (Examen d’Horace)

Les nombreuses figures, souvent voyantes, semées partout dans le

texte de Corneille, peuvent aussi être rattachées à ce style à la fois rhétorique et baroque. On trouve en effet dans Horace toute une palette de ces fleurs oratoires considérées alors comme des ornements indispensables au beau style, comme - des antithèses :

Ce jour nous fut propice et funeste à la fois Unissant nos maisons, il désunit nos rois. (173-174)

- des apostrophes doublées dřanaphores :

Rome, lřunique objet de mon ressentiment ! Rome, à qui vient ton bras dřimmoler mon amant ! Rome qui třa vu naître, et que ton cœur adore ! Rome enfin que je hais parce quřelle třhonore ! (v. )

- des chiasmes : Vos deux frères et vous

Ŕ Qui ? Ŕ Vous et vos deux frères (v. 411).

DřAlbe avec mon amour jřaccordais la querelle : Je soupirais pour vous en combattant pour elle ; Et sřil fallait encor que lřon en vînt aux coups, Je combattrais pour elle en soupirant pour vous. (v. 267-270)

- des prétéritions :

Je ne vanterai point les exploits de mon bras ; Votre Majesté, Sire, a vu mes trois combats : Il est bien malaisé quřun pareil les seconde, Quřune autre occasion à celle-ci réponde, Et que tout mon courage, après de si grands coups, Parvienne à des succès qui nřaillent au-dessous. (v. )

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- des parallélismes : Prenons part en public aux victoires publiques, Pleurons dans la maison les malheurs domestiques (v. 1371-1372)

- des hypotyposes :

Vous verriez un beau sang, pour accuser sa rage, Dřun frère si cruel rejaillir au visage. (v. 1515-1516)

- des oxymores :

Ces cruels généreux nřy peuvent consentir (v. 798)

c) Une réplique sublime

On parle, dès le XVIIe siècle, du « cruel et tendre » Racine, mais du « grand Corneille » : le dramaturge rouennais est en effet le poète de la grandeur, et, à ce titre, il est logique que son écriture fournisse les plus beaux exemples de sublime quřait légué lřâge classique. Le sublime, catégorie empruntée au Traité du sublime attribué à Longin (IIIe siècle), nřest en rien un jugement de valeur : cřest une notion esthétique, voire un procédé littéraire fondé sur le contraste saisissant entre la simplicité d’une formulation dépouillée et la grandeur des pensées exprimées, qui fascine ou force lřadmiration, ainsi que lřexplique Georges Molinié dans son Dictionnaire de rhétorique :

Pas de subtilité de vocabulaire, pas de longue phrase, pas de recherche apparente ; et pourtant, impression de grandeur cinglante, dřétourdissante supériorité, due essentiellement à une expression à la fois simple, condensée et implacablement élégante.

Or, cřest précisément une réplique du vieil Horace qui va être épinglée par Boileau, lors de la Querelle des Anciens et des Modernes, et lui servir dřexemple type du sublime :

JULIE : Que vouliez-vous quřil fît contre trois ? LE VIEIL HORACE : Qu’il mourût. (v. 1020-1021)

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Boileau explique que la merveille de cette réplique brutale provient de la synergie de deux éléments admirables en eux-mêmes : la « grandeur héroïque » dřun stoïcisme poussé à lřextrême, et sa formulation gnomique (« Voilà de fort petites paroles »). La convergence de ces composantes crée « cet extraordinaire, et ce merveilleux qui frappe dans le discours, qui fait quřun ouvrage enlève, ravit, transporte » évoquée dans la préface de sa traduction du Traité du sublime. La formule du vieil Horace, dense, dépouillée, éclatante, permet en trois mots dřentrevoir la grandeur surhumaine, la force dřâme du vieil Horace et celle à laquelle doit atteindre son fils : le sacrifice qui aurait satisfait au devoir, à lřhonneur, et sauvé sa gloire et celle de sa patrie.

On peut également rattacher à cette recherche du sublime le « style sentencieux » affectionné par Corneille, qui sème volontiers ces pièces de maximes énonçant des vérités à caractère général, proche des proverbes, écrites au présent gnomique et qui débutent parfois par ces pronoms relatifs sans antécédents caractéristiques du style des adages. On en trouverait maints exemples dans Horace : « Quand la perte est vengée, on nřa plus rien perdu » (v. 1261), « Qui maudit son pays renonce à sa famille » (v. 1328), etc.

2. LA PALETTE DES TONALITÉS

La richesse dřécriture dřHorace est liée aussi à la diversité des registres auxquels recourt Corneille, et qui suscite une variété contribuant à créer le pathétique quřil cherche à obtenir.

Lřexploit surhumain dřHorace appelle ainsi tout naturellement le recours au registre épique, et particulièrement au sein des récits qui occupent une grande part des actes III et IV. Plusieurs procédés tendent ainsi à donner dřHorace lřimage dřun personnage plus grand que nature, dévoué à son pays, et comme surgi dřune épopée. Horace, qui, être singulier, agit et parle au nom de tout son pays, est métonymique de son peuple (v. 1258, v. 1300), engagé dans une geste héroïque et collective (« un fils qui nous conserve tous », v. 1090). Des figures dřagrandissement et dřexagération servent aussi à donner au protagoniste la grandeur un peu inquiétante du héros épique :

Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix Font résonner encor du bruit de ses exploits ? (v. 1689-1690)

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Le vieil Horace, à travers lřhyperbole, dit la démesure forcenée que le champion a communiquée à toute sa cité, et dont le nom « demeurera grand, illustre, fameux » (v. 1722), comme ceux de Roland ou dřAchille.

Mais Corneille, loin de se cantonner dans les hauteurs hiératiques de lřépopée, sait aussi user des ressources du lyrisme et de sa poésie tendre ou furieuse. Le vieil Horace se laisse ainsi porter à prononcer des envolées enthousiastes en lřhonneur de son fils :

Ô mon fils ! ô ma joie ! ô lřhonneur de nos jours ! Ô dřun État penchant lřinespéré secours ! Vertu digne de Rome, et sang digne dřHorace ! Appui de ton pays, et gloire de ta race ! (v. 1141-1144)

tandis que Curiace et Camille sřabandonnent aux violentes imprécations. Des effets de rythmes expressifs, proches de la stichomythie, servent aussi à susciter la compassion du public pour le malheur des personnages :

Horace : Ô ma femme ! Curiace : Ô ma sœur ! (v. 663)

de même que les moments élégiaques fournis par les duos dřamour, en particulier entre Curiace et Camille.

Mais il est dans la pièce un personnage qui, nřayant pas de fonction dramatique, est entièrement ordonné à des finalités poétiques et lyriques, cřest celui de Sabine, comme lřexplique Corneille dans lřExamen :

Le personnage de Sabine est assez heureusement inventé […]. Elle ne sert pas […] à lřaction […] et ne fait que se laisser toucher diversement […] à la diversité des événements. […] Ayant une fois posé Sabine pour femme dřHorace, il est nécessaire que tous les incidents de ce poème lui donnent les sentiments quřelle en témoigne avoir, par lřobligation quřelle a de prendre intérêt à ce qui regarde son mari et ses frères.

Sabine, qui se livre à la déploration, aux larmes (le vieil Horace évoque « les larmes de ses yeux, les soupirs de sa bouche », v. 1643), à des tentations suicidaires (v. 654 ; II, 7 ; V, 3), ne pouvait que plaire aux spectateurs du temps, avides de belles tirades émouvantes ;

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mélancolique, incapable dřagir, tergiversant toujours (III, 1, 711, 740), elle est trop aliénée et anti-héroïque pour faire progresser lřaction et ne sert quřà « se laisser toucher diversement » et poétiquement par les événements ; elle exerce ainsi, dřune certaine manière, la fonction du chœur dans les tragédies, dont le rôle était de fournir le commentaire dřun drame qui se déroulait en dépit de lui.

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G. TRAVAUX DIRIGÉS

1. EXPLICATION : ACTE II, SCÈNE 3, V. 431-482

Situation : le premier acte était lřacte dřexposition. Nous avons découvert quelles étaient les relations politiques entre Albe et Rome, et la nature des rapports entre les personnages, mais le conflit tragique nřétait pas encore noué : la paix étant décidée, rien ne divisait vraiment Horace, Curiace, Sabine et Camille. Le second acte correspond à la mise en place du nœud, lorsquřHorace et Curiace découvrent quřils sont les deux champions chargés de sřaffronter. Les amis deviennent ennemis publics, et ennemis mortels. Mais leur dialogue de lřacte II, qui suit la fâcheuse nouvelle, va aussi révéler le fossé qui sépare chacun de ses personnages : ils vont se découvrir non seulement contraints de se battre par des forces extérieures (la volonté de lřÉtat), mais irréconciliables car porteurs de valeurs et de visions du monde différentes. Cřest déjà un duel qui nous est donné ici à voir.

Problématique : Assistons-nous à la naissance dřun héros ou à

lřavènement dřun monstre ? Une situation tragique La situation des deux personnages est tragique à plusieurs égards :

elle suscite la terreur et la pitié (invoquée par Curiace) ; elle représente des « querelles dans les alliances ». Aristote avait dit quřune tragédie était dřautant plus pathétique quřelle opposait des êtres unis, par exemple par les liens du sang, mais rivaux en amour ou en politique ; ici, Corneille va plus loin quřEschyle en représentant non le conflit de deux frères ennemis, mais celui qui met aux prises deux frères amis. On peut encore ajouter que les héros tragique passe du bonheur au malheur, et quřHorace se rend coupable dřhybris (ou hubris, démesure), et sa présomption attire sur lui la vengeance des dieux (Némésis) : le démesure héroïque dřHorace va déboucher sur un crime, le meurtre de sa sœur pour punir le défaut de patriotisme.

Le héros tragique est habité par une passion insurmontable, dont les conséquences peuvent aller jusquřaux crises de démence (fureur,

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« folie furieuse ») où, aveuglé par les dieux (atè), il commet lřirréparable : cette passion, bonne en tant que telle, mais qui dépasse ici toutes les bornes, cřest celle du service de la patrie.

Habituellement, un personnage tragique est déchiré par un conflit de valeurs insoluble qui le mène dans des situations sans issue et invivables : ici, nul doute que Curiace est plus déchiré quřHorace, qui apparaît monolithique. Il a fait son choix, définitif, irrévocable.

Les hommes sont poursuivis par un Destin pervers : cřest celui auquel sřen prend Curiace au début de la scène.

Lřenjeu de la scène, enfin, est tragique dans la mesure où le débat du Romain et de lřAlbain a pour toile de fond la dialectique de la liberté et de lřaliénation, la force du destin qui domine nos vies, la fatalité du sang et de lřhérédité, lřentremêlement inextricable du bien et du mal et, surtout, la grande question tragique : quřest-ce que lřhomme ? De ce point de vue, le tragique, au contraire de lřépique qui distingue le camp des bons de celui des méchants, nřest jamais manichéen : les frontières du vice et de la vertu y sont brouillées jusquřau bout, de sorte quřune tragédie tragique ne saurait se terminer ni bien, ni mal : cřest le point le plus important. Qui a raison ? qui a tort ? Selon les mises en scène, on peut faire dřHorace un héros magnanime ou un monstre barbare ; de même, on peut faire de Curiace un geignard larmoyant ou lřincarnation de lřhumanisme.

Ces grande questions tragiques sont articulées dřune manière qui

est propre à Corneille, et qui lui permet de poser la question de la morale héroïque.

La naissance dřun héros ? On note tout dřabord la noblesse dřHorace, qui fait, pour le dire

familièrement, contre mauvaise fortune bon cœur. Animé par un élan héroïque, il accepte de « trancher » tous les liens, dřamitié comme familiaux.

À partir du moment où lřon il nřa pas le choix, ou la fuite nřest pas permise, où Horace sait quřil doit se battre quoi quřil arrive, il décide dřaccepter positivement son sort plutôt que de sřy résigner en maudissant les dieux. Horace devient, au cours de cette scène, un authentique héros, pour Corneille la forme supérieure de lřhumanité : la bravoure, la vaillance, le sens de lřhonneur, toutes les qualités héroïques et aristocratiques culminent ici à la faveur dřun sacrifice

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auquel consent Horace. Adepte dřun stoïcisme sénéquien (très à la mode dans le premier XVIIe siècle), il fait preuve de « constance », et se précipite lucidement pour accomplir sa destinée : cřest lřamor fati, cřest-à-dire lřacquiescement du philosophe à lřordre providentiel du monde, quand bien même celui-ci exigerait sa perte.

Pour Horace, le malheur nřest pas lřadversité : il est la « mesure des âmes peu communes », et le moteur du dépassement héroïque. Il est lřoccasion de sřélever au-dessus de la médiocrité ordinaire des hommes.

Horace est du côté de lřeffort, de lřascèse qui fait de lui non seulement un vaillant combattant, héroïsme banal dont on trouve dans lřhistoire bien des exemples (« simple vertu »), mais une sorte de super-héros, si jřose dire, de héros extraordinaire comme on nřen a jamais vu et comme on nřen verra plus, et dont le souvenir rayonnera à jamais dans la mémoire des hommes : le souci de la renommée, de la gloire, sont les buts ultimes poursuivis par la morale héroïque, à toutes les époques.

Le sens de lřhonneur, les exploits insurpassables, lřesprit de sacrifice conduisent le héros cornélien à un isolement supérieur. Pour parvenir au faîte de la gloire, Horace doit sřemployer à détacher tous les liens qui lřattachent aux autres personnages, ainsi quřon lřa vu dans le cours magistral auquel je vous renvoie ici.

Briser tous les liens (« liens dřamitié »), rompre les attachements, les nœuds familiaux, pour sřélever dans la solitude solaire du surhomme, au nom du service inconditionnel de la patrie, tel est lřidéal que tend Horace à son beau-frère et aux spectateurs.

Mais Curiace ne pourra pas rejoindre Horace, il ne peut se hisser à un tel niveau, car le dévouement dřHorace le conduit à des sommets dřabnégation et de sacrifice trop élevés : Curiace, en face de lui, paraît pusillanime, mesquin, inutilement révolté contre un destin inéluctable, incapable de se hisser au niveau supérieur auquel parvient Horace. Il se laisse dřemblée aller à une explosion de douleur et de colère ; il lance un cri de révolte, sous forme dřun triple défi contre lřhostilité des dieux, du destin, de lřunivers entier. Ces imprécations sont le signe dřun petit esprit, inutilement rebelle, impuissant, capable seulement dřaccabler la cruauté machiavélique de divinités malignes.

Curiace étale ses petitesses, sa mesquinerie. Il sřabandonne aux imprécations vaines contre le Ciel ; il se laisse aller aux larmes, signes de lřimpuissance et symbole dřune certaine faiblesse féminine chez

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lřAlbain : « Que les pleurs dřune amante sont de puissants discours ! Que mon cœur sřattendrit », (v. 579-580). Aux explosions de douleur (v. 180), à lřexécration du Ciel succèdent les insultes directes envers lřadversaire : il est le premier des deux combattants à lancer des injures patriotiques et à créer ainsi un fossé entre les deux hommes (« je rends grâces aux dieux de nřêtre pas romain », v. 481), quand Horace, devant la nécessité de se battre, cherchait à aspirer Curiace dans une spirale de la grandeur héroïque, à lui faire partager sa gloire, incluant toujours Curiace dans ses appels au dépassement : « une telle vertu nřappartenait quřà nous », déclare-t-il en un vers où la première personne du pluriel ne saurait être indifférente (v. 449). Curiace, lui, instaure la division entre les deux combattants et ravale ainsi le duel au rang de combat ordinaire ; il est refermé sur lui-même, il se complaît dans son malheur, se vante (461 sq.), « a pitié de lui-même » (v. 475), « sřattendrit » sur son sort, en un mot vacille.

Curiace est sans doute humain, mais cette humanité quřil assume se traduit par une impuissance à agir, et là encore je ne peux que vous renvoyer à ce que nous avons dit en cours magistral. Cette révolte du personnage tragique, en proie au conflit insoluble de devoirs dont on parlait tout à lřheure (le dilemme), sřexprime dans une plainte lyrique amère où abondent les rythmes ternaires, les reprises de vers ou dřexpression, à valeur incantatoire peut-être, mais aussi par des procédés directement dramatiques : coupes nombreuses, distiques martelés.

Lřéruption de la sensibilité confine chez Curiace à lřexaltation complaisante, à une espèce de « volupté tragique » (J-L Barrault).

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… Ou lřavènement dřun monstre ? Curiace, face à son adversaire, paraît scindé ; cřest le double et le

contrepoint du héros éponyme : double, bien sûr, confronté à des exigences contradictoires exactement identiques à celles dřHorace, double aussi parce quřil est comme lui patriote (« Avant que dřêtre à vous, je suis à mon pays », déclare-t-il à Camille, v. 562), double enfin par sa valeur, sa bravoure, son courage, jamais mis en cause. Mais ses ressemblances accusent surtout les contrastes : Curiace est le contrepoint dřHorace ; il ne sera pas capable dřaller aussi loin dans lřabnégation hautaine ; il incarne un héroïsme tempéré dřhumanité.

Cette scène révèle à eux-mêmes ces beaux-frères quřon aurait cru si interchangeables (comme le suggérait la terminaison même de leur nom) : ils ne sont pas des doubles symétriques ; ils découvrent quřils ne sont pas dřaccord sur les fondements mêmes de leur métier de soldat et sur les grandes questions de lřexistence. En désaccord complet, fâchés, ils ne se quittent pas seulement ennemis publics, mais ennemis privés ; ils se sont insultés sans y être obligés, une haine intime les sépare désormais. Lequel est coupable de cette dérive ? Curiace, incapable de supporter avec courage lřhonneur qui lui est fait, et qui préfère incriminer les dieux et son beau-frère, ou Horace, dont la vaillance héroïque sřélève jusquřà la monstruosité ? Impossible de répondre, bien sûr, mais le fait est là : la décision des deux rois a révélé des dispositions hostiles et incompatibles chez les deux principaux protagonistes. Les deux amis, à la faveur de leur nomination, découvrent quřils sont en désaccord profond, et cřest parce que ces deux personnages ne sřentendent plus que leur combat sera un vrai duel à mort entre deux ennemis, et non un affrontement entre deux soldats.

Dřun point de vue dramaturgique : cette scène signe déjà lřarrêt de mort de Curiace et préfigure la suite (« et cřest ce qui me tue »). Cette scène est donc celle de la transformation de deux amis en deux ennemis, avant même leur affrontement physique : cette inimitié vient de leurs divergences sur la question de lřhonneur et de lřhéroïsme. Ennemis publics, ils vont se découvrir ennemis privés : lřhonneur de lřun suscite lřhorreur de lřautre, lřun se contente dřune vertu ordinaire, lřautre lřexige extraordinaire. Ce sont bien deux adversaires qui, quelques instants plus tard, vont tenter de sřentre-tuer.

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2. EXPLICATION : ACTE IV, SCÈNE 6

Problématique : le second fratricide dřHorace est-il un acte

dřhéroïsme patriotique ou un crime monstrueux ? Horace revient du combat, brandissant son épée victorieuse ; à

côté de lui on porte ses trophées sanglants, « les trois épées des Curiaces ». Comment aborde-t-il sa sœur douloureuse ? Comme un soudard brutal et provocateur, comme un fanatique fermé à toute humanité, selon une certaine critique ?

Lřélan de la victoire est encore en lui et, loin de chercher à le dissimuler, il lřexalte à force de déictiques et dřanaphores : « Voici le bras… » (notez la théâtralité de cette entrée en scène). Ces procédés de répétition symbolisent lřhéroïsme guerrier et la gloire romaine de celui qui martèle ses paroles. Il exhorte sa sœur à se laisser entraîner par le pathétique dřadmiration dans une spirale héroïque qui le hisserait à son niveau de hauteur, dřesprit de sacrifice face à tout ce qui nřest pas lřintérêt supérieur de lřÉtat. Il lřexhorte à ressentir comme lui un légitime désir de vengeance (v. 1251) et lřamour de la patrie (sqq.). Curiace mort doit être oublié, et le deuil doit céder la place au bonheur et à la liesse dans lřhonneur préservé : sa victoire rejaillit sur toute sa famille, tout son pays.

Sřagit-il dřinhumanité ? Force est de constater que le caractère dřHorace ne se dément pas : les conseils quřil donne sont toujours les mêmes que ceux quřil donnait naguère, avant son départ pour le combat. (II, 4) : il lui rappelle une fois de plus la nécessité du choix héroïque qui réprime la sensibilité, réduite en sensiblerie, au profit dřun intérêt supérieur, et cřest bien dans le camp de lřhéroïsme quřil sřefforce, en ce moment crucial, de lřentraîner avec lui. La phrase remplit dřun seul mouvement les cinq vers dřexhortation.

Inhumanité et barbarie ? Impossible de connaître le fond du cœur dřun personnage de théâtre, quřon ne considère que par ses paroles et ses actes, et dont on nřaccède jamais au fond des pensées, au secret du cœur. Que pense au fond Horace ? Impossible de le dire. Peut-être ces fanfaronnades, loin dřêtre des provocations, ne sont-elles que le masque dřune souffrance chez celui qui a tué un ami, aimé dřune sœur avec qui maintenant il faut à tout prix éviter de sřabandonner aux larmes, ce qui reviendrait à tomber du piédestal héroïque sur lequel il était parvenu à

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se hisser. Un vrai héros ne peut connaître une seconde de relâchement, et déplorer la mort de Curiace, ce serait se relâcher, voire trahir.

Camille ne veut rien entendre : la mort de Curiace lřa tant indignée, tant révoltée quřelle a choisi son camp Ŕ le camp adverse. Le processus « dřalbanisation » de Camille, provoqué par son amour pour Curiace est maintenant terminé : en préférant les valeurs amoureuses aux valeurs héroïques, elle est devenue la dernière Albaine (IV, 5). Face aux provocations dřHorace, elle répond par lřironie (reprise décalée du verbe « devoir) et lřélégie (« mes pleurs »).

De nouveau (1258-1261), Horace oppose au cœur les valeurs héroïques de la vengeance, quřil expose dans des tournures gnomiques typiquement cornéliennes. Il feint de ne pas comprendre le tourment de sa sœur : pour lui, le nom de Rome est rédempteur, il est capable de racheter et dřexorciser la douleur.

1262 sqq. : Camille, de nouveau, choisit lřarme de lřironie : elle affecte ne pas pleurer ses frères, puisque son frère le lui ordonne, pour mieux déplorer la perte de celui dont le nom même ne devrait plus être prononcé : Curiace, dont elle invoque lřombre proprement inoubliable comme sřil était présent, se dresse entre son frère et elle. Camille parle à son amant mort : elle est du côté des vaincus et des trépassés, et sřapprête déjà à rejoindre celui quřelle aime. Peut-être, en ironisant avec son frère, ne cherchait-elle rien dřautre que la mort quřil lui donne.

1268 : Horace alors se laisse aller à une colère, une « fureur » qui est le propre du héros tragique. Cřest au cours de semblables moments dřaveuglement quřHéraclès a tué ses enfants avant de revenir à la raison.

Mais ici, la colère dřHorace nřest pas un aveuglement passager : dřune part, il ne se repentira jamais ; dřautre part, il prétend agir par raison (1319).

Horace nřest donc pas un héros tragique comme les autres… aveuglé par la folie, ou exalté par un héroïsme patriotique hors du commun ? Corneille ne tranche pas.

Toujours est-il que sa sœur devient « indigne », son ardeur « criminelle » : pour celui qui a rompu toutes ses attaches humaines, il ne voit plus sa sœur dans Camille, il nřentend plus la voix de la nature qui lui commande de lui garder son affection : il la considère comme la dernière Albaine, et menace de la tuer. Mais cřest aussi quřil considère son refus de lřéthique glorieuse au nom de lřamour comme menaçant pour sa propre identité. Sans lien, sans attaches autres que patriotiques, il veut sřenfermer dans son identité romaine, et ne considère plus son

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beau-frère que comme un « ennemi public ». Il multiplie de nouvelles exhortations à Camille : la gloire ne lui suffit pas, il lui faut, pour exister en tant que héros, être considéré comme tel dans le regard dřautrui.

v. 1268-1277 : Les impératifs, le rythme ascendant, les sonorités dures trahissent la fureur grandissante et la tension croissante de cette scène qui sřachemine par degrés vers lřirréparable.

v. 1278-1294 : Camille pousse plus loin encore lřironie et les provocations. Plus Horace exige la reconnaissance de son héroïsme, plus elle la lui refuse, déniant ainsi non seulement toute valeur au sacrifice consenti par Horace, mais détruisant son identité héroïque. Celle-ci en effet implique lřadmiration, et Camille lui dénie cette admiration que, selon Horace, elle lui doit. Plus Horace tente de lui imposer le culte des valeurs héroïques et de sa propre personne (« ma gloire, mes trophées »), plus elle lui renvoie une autre image de lui-même, totalement négative et inhumaine : celle dřun « Barbare, tigre altéré de sang ». Cřest de ce refus de le reconnaître comme héros que viendra la nécessité (aux yeux dřHorace) de sa mort ; en le présentant comme insensible (lřest-il ou pas ? encore une fois, on ne peut pas le savoir), elle prive son combat héroïque de tout ce qui en faisait la valeur et la grandeur ; si son cœur est froid et sřil nřétait pas sincèrement attaché à Curiace, il est donc un monstre : cřest ce paradoxe devant lequel Camille place son frère.

Dans cet affrontement, le collectif « Rome » est vite oublié : ce sont deux « moi » qui se heurtent (« mes » trophées, « ma flamme, ma joie, mes douleurs ») : Camille revendique les droits de lřindividu face à la mutilation du moi imposée par Horace.

Pour se venger, Camille nřa quřun moyen : dégrader lřêtre héroïque de son frère, non seulement en refusant de lřadmirer, mais aussi en le poussant à la faute ; en exaspérant sa haine, en blessant son narcissisme patriotique, elle va le contraindre à commettre un crime affreux qui le salira ; et cřest ainsi seulement quřelle pourra prendre sa revanche sur lřassassin, auréolé de gloire, de son fiancé. En salissant sa mémoire, en lui faisant perdre cette réputation à laquelle il tient tant et quřil sřest si chèrement acquise.

Cřest le sens des fameuses imprécations (1301 sqq.) : elles ne révèlent pas les dispositions du cœur de Camille, elles sont un artifice rhétorique, un procédé utilisé pour agir sur Horace, pour aigrir son amour-propre, pour le conduire à commettre lřirréparable. Le coup

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mortel quřil lui donne, elle lřa cherché, non par désir de mort, (ou non dřabord par désir de mort), mais par esprit de vengeance. La dernière Albaine se révèle en fait une Romaine dénaturée. Elle « chauffe au rouge » (Doubrovski) Horace, pour le « pousser à quelque lâcheté » (assassiner chez elle une sœur désarmée) et par là « souiller » son honneur si difficilement sauvé (v. 1292-1293). Cf. le v. 1265, où elle exprimait son désir de vengeance : elle sera lřinstrument de cette vengeance.

Les blasphèmes, Camille le sait, seront irréparables : elle sřen prend à la source même de lřhéroïsme de son frère.

Camille lance des imprécations : cřest-à-dire des paroles dotées dřun pouvoir magique, capables dřappeler le malheur sur lřobjet visé, ici Rome. Elle appelle sur la ville la guerre extérieure, la guerre intérieure, et le courroux du ciel (notez la symétrie avec la prophétie grandiose de Sabine à lřacte I, pleine dřespoir pour Rome). Les paroles de Camille, et telle est la force de la parole tragique, se changeront en malédiction prophétique : au fond, ce que nous donne à voir Camille dans cette scène cřest la ruine de Rome tombant sous les coups des Barbares : tout se passe comme si Camille sera exaucée et vengée, quelques onze cents ans plus tard… Aux sources mêmes de sa gloire, à lřorigine de sa grandeur (la victoire sur Albe étant donnée, depuis lřacte I scène 1, comme la condition de la conquête du monde), la Chute de lřempire romain est déjà en germe : les crimes exigées par son impérialisme auront leur « châtiment », quand bien même il ne serait pas « soudain » : la vengeance de Dieu est parfois lente et tardive, mais toujours inexorable. Cřest pourquoi la vision qui nous est ici offerte, soutenue par une rhétorique éclatante, possède une dimension apocalyptique.

Ce qui frappe, dans ces imprécations, cřest finalement la similitude du frère et de la sœur Ŕ frères ennemis dans la plus pure logique aristotélicienne : Camille, comme Horace, est animée dřun même mouvement impérieux du moi, du même désir effréné dřêtre dieu. À la joie dřHorace courant au combat fratricide, répond pleinement le « mourir de plaisir » dřune Camille invoquant une destruction matricide. On ne saurait trop insister sur lřidentité profonde du frère et de la sœur. lřun épris dřhéroïsme, lřautre dřamour, tous deux dřun absolu qui les pousse à la même intransigeance, au même paroxysme et à une semblable exaltation de leur identité, au même désir de vengeance aussi.

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Fin de la scène : Camille obtient ce quřelle souhaite, dřêtre tuée par son frère, à la fois pour mourir (la vie étant devenue pour elle insupportable) et venger son frère; celui-ci sauve Rome une seconde fois en châtiant un sacrilège au prix dřun oubli des lois du sang, mais à travers une infamie, non un exploit honorable (Camille est du côté du souvenir, Horace du nécessaire oubli, celui-ci étant lié au détachement).

Camille nřest pas une faible victime, immolée de façon imprévue et scandaleuse par une brute sanguinaire. Camille nřa cessé tout au long de la scène de manœuvrer pour que son frère en arrive là. Sa mort est volontaire : ce nřest pas une défaite mais une victoire ; puisquřelle consomme la déchéance du héros en lui ôtant son honneur et sa gloire, Camille incarne lřeffort de la femme pour fonder un héroïsme féminin, celui de la passion ou du cœur, et peut-être aussi de lřautonomie absolue du Moi.

Le duel le plus dramatique, pathétique et tragique du théâtre cornélien, la lutte à mort entre deux êtres, profondément liés, selon le précepte aristotélicien, par le sang et le sentiment, incarnant deux héroïsmes, deux philosophies antagonistes revendiquant chacune sa légitimité.

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3. EXPLICATION : ACTE V, SCÈNE 2, V. 1535-1594

Le Ve acte est « tout en plaidoyers », reconnaît Corneille dans lřExamen de 1660, pour y voir lřun des défauts de la pièce. La deuxième scène de lřacte V est entièrement occupée par de longs discours. Celui dřHorace, qui termine la scène, répond, en présence du roi juge, à celui dřaccusation, prononcé par Valère, lequel réclame la peine de mort pour le crime fratricide et sacrilège. « Voici donc Horace, resté seul, meurtrier et meurtri, trahi par ses semblables, incompris de ses proches Ŕ non seulement dřune épouse gémissante et médiocre, mais de son père même » (S. Doubrovski).

Un héros stoïcien et fataliste ? Une stichomythie provocatrice ouvre la réplique dřHorace : en

une belle symétrie frappante, il oppose au roi un refus de réponse cinglant et inattendu. On attend un plaidoyer, et cřest dřemblée le refus de se défendre (v. 1535), de sřexpliquer (v. 1536), une soumission complète qui nous est donnée à lire.

Le dramaturge ménage ici un effet de surprise, conformément aux principes de sa dramaturgie moderne et baroque. La première interprétation quřon peut donner à ce refus inattendu de lřapologie, cřest le caractère même du héros : incarnation de la virtus romaine, il pratique une vertu austère et dřinspiration stoïcienne ; à ce titre, il acquiesce à lřordre du monde au point dřaccepter le sort fatal qui lui est promis : « amor fati », « sustine et abstine » sont les mots dřordre du héros stoïcien, auxquels Horace se conforme ici : « je suis prêt dřobéir » (v. 1545). Lřaspiration au suicide, forme de mort favorite des philosophes stoïciens car elle leur permettait, le moment venu, dřéchapper à la contrainte que le pouvoir voulait exercer sur eux (quřon songe à Sénèque ou Caton dřUtique) relève aussi de la morale stoïcienne.

Mais ce renoncement peut aussi sřexpliquer par une autre cause : on peut voir dans cette scène, comme le font Doubrovski et Louis Herland, lřexpérience de la solitude et de lřéchec éventuel de lřhéroïsme. Horace découvre ici le drame de tout héros : lřimpossibilité, après avoir réussi son acte dřhéroïque, de subsister longtemps dans ces hauteurs inaccessibles (v. 1569-1572). Il comprend que pour survivre à

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jamais dans la mémoire des hommes, pour sřimmortaliser dans cette réputation, ce renom, cette renommée qui, comme on lřa vu, lui tiennent tant à cœur, il nřest pour lui quřune solution : cřest la mort. La mort fige dans son identité héroïque le vaillant qui aura une fois mérité dřêtre admiré, et lui évite le risque de déchoir, de retomber dans la médiocrité, soit parce que la déchéance est inévitable, soit parce que lřoccasion qui a permis lřexploit extraordinaire ne se renouvellera pas, et ne servira donc pas de point de départ à une nouvelle prouesse (v. 1568). On ne peut durablement se maintenir au plus haut niveau lorsquřon a rendu à lřÉtat un aussi signalé service que vient de le faire Horace. Celui-ci comprend que, surtout dans la mesure où sa renommée est entre les mains dřun peuple méprisable (v. 1559 sqq.), il est à la merci dřun instant, dřune ignominie pouvant dřun moment à lřautre ternir sa gloire (v. 1570).

Cřest ce souci dřêtre pétrifié au faîte de sa gloire qui pousse Horace à demander au roi la mort que réclame Valère Ŕ à condition que cette mort lui soit accordé pour éterniser sa renommée, non pour noter sa vie dřinfamie : Horace découvre avec douleur que « la mort seule aujourdřhui peut conserver [sa] gloire » et quřil est « bien malaisé » dřassurer longtemps lřexpansion héroïque. La mort après lřexploit est la meilleure fin, bien que paradoxale, que puisse faire le héros. Davantage que la mort infâme à quoi lřexpose son fratricide, cřest le suicide que demande Horace, forme de mort considérée comme noble dans la Rome antique, car elle exigeait du courage et de lřesprit de sacrifice : le suicide, mort glorieuse, permet seul dřéchapper au temps et à autrui, et dřimmortaliser lřhéroïsme (v. 1585 et 1594).

« Ainsi, au sommet de sa carrière héroïque », écrit S. Doubrovski, « le héros rencontre la solitude tragique absolue ; il envisage, bien avant Suréna, la fragilité, lřéchec peut-être de lřhéroïsme, il entend, dans cette aspiration à mourir, Řlřappel du néantř (Louis Herland) ». Défiant jusquřau bout la médiocrité, quand bien même elle viendrait du roi qui pourrait dřun signe de tête le détruire, Horace sřenferme dans le silence tragique et nřouvrira plus la bouche jusquřà la fin de la pièce. Cřest au roi seul, dont la grandeur dřâme répond ici à celle de son soldat, quřil reviendra de rendre à Horace un sens à sa vie désenchantée, de le faire sortir de sa nuit : « Vis, donc, Horace… »

Oui, mais à cette lecture qui privilégie le désir de mort revendiqué par Horace dans cette scène, on peut opposer une objection majeure : Horace est-il « sincère » ? Il est impossible de répondre à cette question,

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car le but dřune pièce de théâtre nřest en rien, on lřa déjà vu, de nous « révéler » le « caractère » du personnage. Du moins sřaperçoit-on quřon peut lire ce texte non comme lřaveu dřun héros inquiet et solitaire, mais comme la louvoyante stratégie dřun grand serviteur de lřÉtat contraint de se défendre.

… Ou habile orateur ? Lřabandon dřHorace à lřautorité du roi est-elle désintérêt sincère

de lřissue du procès et acceptation stoïcienne de la mort à venir, ou cette posture nřest-elle après tout quřune stratégie de défense, particulièrement intelligente et efficace dřailleurs, puisque le monarque va finalement non pardonner à Horace, mais du moins le laisser vivre pour assurer son pouvoir (v. 1659) ?

À quoi bon se défendre, lorsque la cause est aussi sûre ? Lřaffrontement était dès lřorigine biaisé : on le savait déjà, le roi était juge et partie ; loin dřêtre neutre, comme il convient à lřinstance judiciaire, il avait déjà pardonné à son serviteur avant même lřouverture du procès (v. 1455 - v. 1465) ; il avoue même nřécouter Valère quřà regret, parce que son devoir lřy engage, mais on sent tout de suite quřil ne prête lřoreille que pour la forme, son jugement est déjà formé (v. 1479-1480). Aussi peut-on lire comme une antiphrase purement rhétorique la question dřHorace aux vers 1539-1540 : Horace sait, parce quřil vient de lřentendre, quřil nřest en rien condamnable aux yeux de son roi, et quřil nřa donc rien à craindre. Sa fermeté peut lui venir de son tempérament héroïque, mais aussi de cette certitude intime, et fondée sur de bonnes raisons, quřil sera absous.

Dřailleurs, à bien y regarder, Horace ne feint la résignation que pour donner plus de force à son plaidoyer ; les arguments quřil emploie sont réversibles, et, présentés par lui comme justifiant sa mort, le roi peut les entendre comme autant de raisons de lui conserver la vie :

- argument aristocratique : seul le peuple peut exiger une vertu continue : Horace sait que, pour lui comme pour son prince, ce jugement populaire ne possède pas de valeur ; un jugement royal ne doit pas se soumettre à la volonté des vilains quřil gouverne ;

- prétérition : Horace prétend laisser de côté son exploit (v. 1573), mais use de son héroïsme et de sa valeur comme un bouclier ;

- antiphrase : v. 1589 : Horace sait que le roi sait quřil nřexiste pas dans son royaume de soldat aussi vaillant que lui ;

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- quasi menace : v. 1543-1544 : Horace suggère, par le verbe « sřen prive » que le roi perdra beaucoup dans cette condamnation ;

- rappel des bienfaits : Horace rappelle à Tulle tout ce quřil lui doit (v. 1592).

Horace est tellement sûr de lui quřil se permet dřironiser avec le

monarque et de le traiter avec quelque condescendance, en particulier au début de sa réplique. Muré dans une intransigeance hautaine et dédaigneuse à lřégard de tous, sans remords, enfermé dans sa « gloire » égoïste et amère, Horace reste fidèle au personnage rigide qui, à lřacte II, avait durement condamné Curiace.

Horace, certes, refuse de se défendre au sens strict du mot : il nřoppose pas à Valère ni au roi un discours judiciaire dont le but serait de montrer son innocence ou les circonstances atténuantes quřil pourrait alléguer au cas où il plaiderait coupable ; sans regret, sans larmes, il ne cherche pas à apitoyer le roi sur son sort, contrairement à ce que fera son père dans la scène suivante. Il ne reste pas pour autant « silencieux » : il parle, il parle beaucoup, et il parle comme un orateur : avec le dessein de convaincre son interlocuteur. Il essaie bel et bien de sauver sa tête. Son discours, quelque peu orthodoxe quřil soit, est bien un plaidoyer.

Où réside alors le malentendu ? Cřest que sa défense nřest pas celle dřun accusé ordinaire, mais dřun grand serviteur de lřÉtat. Cřest quřau lieu du discours judiciaire quřon attendait et quřil refuse de prononcer (et il nřy a pas à sřen étonner : un grand aristocrate ne sřabaisse pas à chicaner comme un bourgeois, ce serait déchoir que de songer seulement à se défendre), Horace se lance dans un très habile discours délibératif ; lřobjet de ce type de harangue est lřopportun et lřinopportun : or, sans parler de sa possible culpabilité, Horace déplace le débat sur le terrain de lřintérêt bien compris du roi : « tu peux me tuer, dit-il en substance à Tulle, tu en as le droit, mais si je meurs, tu perds ton meilleur défenseur. Ton intérêt, ou plutôt celui de lřÉtat, est de me garder en vie ». Sa tirade est aussi toute entière un manifeste dřallégeance envers le roi (v. 1542 ; v. 1586-1587), comme pour garantir à ce dernier quřil nřa rien à craindre de son serviteur, mais quřil a tout intérêt au contraire à le garder en vie près de lui.

Dans cette réplique, Horace ne sřadresse pas au roi en tant que juge, mais en tant quřhomme politique ; il ne lui parle pas comme

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accusé dřun tribunal, mais comme conseiller du monarque. Cřest cette perspective « utilitaire » qui va permettre à Horace de sřen sortir.

Tulle va très bien saisir ce discours. Il refusera de disculper Horace (v. 1733-1734) : celui-ci est pleinement coupable, cřest un point acquis. Mais il est utile à lřÉtat, bien plus que ses autres sujets (v. 1747 sqq.) : cette utilité le met à lřabri des lois, à lřabri aussi des frontières qui séparent le bien et le mal, et ne valent que pour les médiocres. Un vrai héros Ŕ un vrai héros tragique Ŕ évolue dans un monde moral où bien et mal, entendus au sens habituel quřon donne à ces termes, nřont pas de sens. Aussi Horace, déclaré coupable, ne connaîtra-t-il pas dřautre châtiment que de devoir faire la paix avec Valère (v. 1763). Ce nřest pas la une légère peine : Tulle fait descendre Horace du piédestal solitaire où il sřétait hissé, et lui impose de tisser de nouveaux liens avec lřhumanité Ŕ des liens de citoyenneté vont se substituer aux liens du sang et de lřamitié quřil a dénoués en allant se battre contre son beau-frère. Tulle refuse ce héros refermé sur lui-même : lřhéroïsme doit, pour nřêtre pas un vain et dangereux narcissisme, sřouvrir à la collectivité. La liberté quřavait conquise Horace à lřacte II se trouve désormais aliénée à Rome et à lřensemble de ses concitoyens incarnés emblématiquement dans Valère. Celui-ci, ami public et ennemi intime, est à ce stade le symétrique inversé de Curiace : Horace a rompu avec celui-ci, il découvre maintenant que cřest pour se trouver lié à celui-là. Le libérateur de Rome est désormais lřesclave des Romains ; le serviteur docile de la Raison dřÉtat découvre quřil doit servir les intérêts des Romains, quelque médiocres quřils soient.

Rappel Les trois types de discours dans la rhétorique classique (dřaprès G.

Molinié, Dictionnaire de rhétorique)

Type de discours Délibératif Judiciaire Epidictique (démonstratif)

But Opportun/inopportun Utile/nuisible

Vrai/faux Bien/Mal

Domaine Morale, politique Tribunal Apparat Nature Conseil/Dissuasion Plaidoyer/Réquisitoir

e Éloge/blâme

« Le genre délibératif est lřun des trois grands genres de

lřéloquence. Il est défini par une matière du discours : le caractère

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opportun ou inopportun dřune décision à prendre, de la part de particuliers ou de corps constitués, touchant aussi bien les positions idéologiques, que la morale et ses enjeux les plus concrets dans lřaction. Le genre délibératif envisage aussi ce quřon appellerait aujourdřhui les conditions de faisabilité de lřéventuelle entreprise en y incluant la considération des mœurs des personnes concernées. »

Le discours délibératif, quřon qualifie aussi de discours politique, sřadresse à lřassemblée, au sénat. On y conseille ou déconseille sur toutes les questions portant sur la vie de la cité ou de lřÉtat : la diplomatie, lřéconomie, la budgétisation, la législation, etc. Ce type de discours a donc pour finalité les décisions à prendre et on y discute de leur côté utile ou nuisible. Il faut y utiliser une argumentation par lřexemple.

Discours démonstratif « Le genre démonstratif est lřun des trois grands genres de

lřéloquence. Il se définit par la matière du discours : le bien ou le mal. Traditionnellement, le discours porte sur une personne : il devient donc blâme ou éloge, par rapport à lřutilité et à lřhonnêteté, selon la considération de ladite personne et de ce qui a trait à elle, même après sa mort. Mais il nřy a pas de raison de limiter ce genre à un objet personnel. Le fait est quřon loue des hommes (des dieux), parfois même, peut-être par plaisanterie, des animaux, des institutions ou des États, voire des objets inanimés. »

Ce genre de discours a pour dénomination grecque discours épidictique. Lřauditoire est représenté par des spectateurs. Ce type de discours regroupe tous les discours dřapparat, les panégyriques, les oraisons funèbres, etc. On y blâme ou y loue un homme Ŕ ou une catégorie dřhommes Ŕ en mettant en avant le côté noble ou vil de son existence, de son action. Lřamplification est souvent employée dans ce type de discours. Le discours démonstratif ne dicte pas un choix, mais oriente les choix futurs. Enfin, il peut être employé à des fins pédagogiques.

Discours judiciaire « Le genre judiciaire est lřun des trois grands genres de

lřéloquence. Il se définit par la matière du discours : il sřagit toujours de discuter sur le vrai ou le faux, contradictoirement. Le judiciaire correspond donc à plusieurs états de la cause. »

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Dans ce genre de discours, lřauditoire est généralement un tribunal. On vise ici à accuser (par un réquisitoire) ou à défendre (par une plaidoirie). Le discours porte sur des faits qui se sont passés. il sřagit de les établir, de les qualifier et de les juger. On fait donc appel aux notions de justice et dřinjustice, et on utilise le raisonnement syllogistique et lřenthymème. Lřorganisation du discours est soumise à des lois : on sřadresse à un auditoire spécialisé.

4. EXPOSÉ : LES FEMMES DANS HORACE DE

CORNEILLE, HÉROÏNES ET AMOUREUSES

Horace est-elle une pièce masculine ? Tragédie de lřÉtat, de lřhéroïsme viril, de la vaillance et de lřesprit romain, on pourrait croire que les femmes nřoccupent ici que la portion congrue. On sait dřailleurs que Corneille nřestimait guère les tragédies qui mettent en scène les thématiques féminines traditionnelles comme lřamour et la galanterie : comme il lřécrivait dans le Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique (1660), « La dignité [de la tragédie] demande quelque grand intérêt dřétat ou quelque passion plus noble et plus mâle que lřamour, telles que sont lřambition ou la vengeance et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte dřune maîtresse. » Une tragédie historique consacrée à la naissance du héros dřÉtat peut-elle donc avoir quelque souci des femmes et de leurs préoccupations habituelles, lřamour et la sphère domestique, la seule sur laquelle on leur reconnaît quelques droits ?

En fait, la position de Corneille est plus complexe, comme on sřen aperçoit dès quřon continue la lecture du Discours : « Il est à propos dřy mêler lřamour, parce quřil a toujours beaucoup dřagrément et peut servir de fondement à ces intérêts et à ces autres passions dont je parle ŕ mais il faut quřil se contente du second rang dans le poème, et leur laisse le premier. » On découvre en fait que, si elle nřest pas dřemblée perceptible, lřimportance des femmes est capitale dans le dispositif dramaturgique autant que pour le sens général du drame. Sans les femmes, la tragédie dřHorace et de Curiace nřaurait même pu être envisagée.

Cřest sur des apparitions féminines que sřouvre Horace. La

première scène, consacrée à lřexposition, nous présente de façon conventionnelle un dialogue entre un personnage principal et sa

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confidente, et met en place le premier nœud de la pièce, celui du conflit fratricide ; la pièce débute ainsi comme un affrontement entre femmes : Julie, la « pure » Romaine, et Sabine, femme entre deux mondes, écartelée entre Albe et Rome, confrontent des points de vue antagonistes.

Julie incarne du côté des femmes ce que le Vieil Horace incarne

du côté des hommes : la romanité à lřétat pur. Dans son âme ne règnent que les rêves de gloire, de conquêtes, de « grandeur » (v. 17), et bien sûr de « vertu » (v. 65). Parmi les personnages féminins, Julie est la seule à nřêtre pas déchirée : il est aisé pour elle de prendre parti pour son pays, sans arrière-pensée, et, insoucieuse de la « double culture » de Sabine, elle lui reproche sans ménagement lřéquivocité de sa position (v. 20 sqq.). Julie est une dure « Dame romaine », qui reproche à Sabine dřêtre une « âme commune » ; lřopposition « âme commune » / « grand cœur » doit dépasser les limites de la condition féminine et de la faiblesse des femmes. Tout le premier acte est féminin au sens où il est celui de lřamour, des rêves de bonheur à deux, de réconciliation, de paix et dřapaisement : cřest celui des cris dřespoirs de Camille (v. 275, v. 328). La politique ne tardera pas à briser ces aspirations.

Camille est lřhéroïne de la pièce, le rôle dans lequel les

tragédiennes rêvent de sřillustrer : Rachel, en 1850, interpréta ce personnage avec un brio qui a marqué lřhistoire du rôle. Camille est souvent donnée comme la figure de lřexaltation amoureuse contre le patriotisme incarné par son frère ; elle est aussi donnée, à cause des imprécations quřelle prononce à lřacte IV, comme traîtresse à sa patrie quřelle maudit par amour et par désespoir.

La passion la conduit à renoncer au devoir de son rang : ainsi, refusant les valeurs aristocratiques qui sont celles de sa caste, elle continue dřaimer Curiace même quand elle le croit déserteur (v. 247). Lřamour cède chez elle la place à la passion brute.

Camille croit-elle aux discours subversifs quřelle tient dans ces vers ? Il est difficile de le dire. La question nřa même pas grand sens, en fait : un personnage de théâtre nřexiste pas en dehors de ce quřil nous montre de lui et de ce quřil dit, il nřa pas de réelle intériorité, contrairement au personnage de roman. Ce qui est sûr, cřest que, pour Curiace, elle est une figure de la tentation, figure diabolique : elle tente, consciemment ou non, de faire basculer Curiace de son piédestal

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héroïque ; elle lui ment en lui faisant croire que « son nom ne peut plus croître » (v. 549) : cřest faux bien sûr ; sřil fuit, sřil passe du côté de Camille, il encourra aussitôt lřinfamie et le déshonneur. Il sera tenu par tous, y compris par les Romains, pour un traître et un transfuge et deviendra indigne dřépouser une Romaine, quoi quřil ait pu accomplir de grand auparavant : lřhonneur est fragile et peut se perdre en un instant. À ce stade, Camille est une menace pour le nom même de Curiace. Elle est aussi la tentatrice pour Horace, lorsquřelle le provoque jusquřà le pousser à la faute Ŕ assassiner sa sœur et risque de perdre sa gloire. Avec son frère, plus impulsif que son fiancé, elle réussit, dût-elle en mourir. Dans toute la pièce, elle est une menace portée contre lřhéroïsme viril. Camille est profondément et essentiellement subversive. En sřen prenant à Horace, alors quřelle est Romaine, elle met en danger lřÉtat de lřintérieur Ŕ les Curiaces ne lřattaquaient que du dehors. Sa mort toutefois ne sera pas inutile : son sacrifice était en effet nécessaire, à en croire Prigent (p. 91), pour que naisse le héros dřÉtat : « Le sacrifice de Camille était nécessaire à la naissance du héros dřÉtat ».

En fait, si cette lecture qui fait de Camille un personnage mû par sa seule passion ne peut être invalidée, il nřen reste pas moins que Camille ressemble beaucoup à son frère : incapable de se partager, toute à Curiace comme il est tout à Rome, cřest parce quřelle est aussi intransigeante quřHorace quřelle finit par embrasser le point de vue albain et par haïr la nouvelle icône du peuple romain qui la brave à ses yeux. Contrairement à Chimène, elle est incapable de mettre sa gloire dans lřaccomplissement dřun devoir social, elle est livrée totalement à sa passion sans souci de son identité de Romaine. Le frère et la sœur, divisés entre deux nations au début de la pièce, vont faire leur choix, se découvrir au cours du drame : Horace deviendra seulement romain, transformant en haine son affection pour les Curiaces ; Camille prendra le parti adverse et renoncera à Rome, vouant sa famille et sa cité à lřexécration. Entre ces frère et sœur ennemi, qui ne sont si opposés que parce quřils sont si semblables, lřaffrontement est inévitable, les provocations de part et dřautre immanquables, et la mort de Camille aussi.

Comme Horace, elle est en quête de lřautonomie : « asservie » (IV, 1209), elle ne veut plus être dominée. Elle revendique un droit à la tristesse, puis remet en cause la générosité ravalée en barbarie : lřhéroïsme dénoncé comme une régression (« dégénérons ») vers les

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formes les plus primaires de la nature masquées sous des allures honorables : elle dénonce lřidée que « la brutalité » puisse faire « la haute vertu ».

En tout cela, elle reste romaine : la femme dřune seule passion (« mon unique bien ») est bien un double dřHorace, une « Horace femme », comme dit S. Doubrovski : ses valeurs sont les mêmes que son frère ; en elle domine le souci du devoir, de la constance, de gloire Ŕ mais ces valeurs, parce quřelle est une femme, elle ne peut les vivre que dans lřamour (v. 1241 sqq.) et cřest en cela quřelle se sépare dřHorace.

Il nřen va pas de même pour les Albains : Curiace, en revanche, cherche, comme sa sœur Sabine, à maintenir un équilibre entre lřhéroïsme et lřamour-passion. (v. 267-270). Entre le frère et la sœur Albains, il convient toutefois de mettre quelque différence. Sabine est davantage encore que Curiace, le personnage le plus déchiré de la pièce : à aucun moment elle ne parviendra à prendre partie (alors que son frère se résoudra au moins à aller se battre). Sabine est le contrepoint de Camille : la seconde incarne un héroïsme de lřamour et grandeur tragique à laquelle elle accède en devenant plus albaine que les Albains ; la première représente lřéchec et lřimpossibilité de lřhéroïsme dans une âme coupée en deux.

Mais lřopposition est plus profonde. La spécificité de Sabine, et sa grande différence avec Camille, cřest quřelle reste attachée viscéralement à la logique vendettale, familiale, archaïque, patriarcale. Elle est lřAntigone dřHorace : elle ne peut pas même penser le conflit public et reste prisonnière, dans ses conceptions, de la sphère privée (v. 752). Tous les rapports humains se ramènent selon elle à la loi du sang, aux affaires de famille. Pour elle, il nřy a pas le plan de la cité et celui du lignage : il nřy a quřun seul conflit, comme elle le suggère dans sa prosopopée de Rome (v. 33 sqq.) : « Albe est ton origine ».

Lorsquřelle tentera de séparer les deux ordres (v. 1367, 1371 sqq.), cřest encore pour mieux maintenir la sphère domestique (v. 1367, v. 1371 sqq.), sans se rendre compte que la mort de Camille nřest pas de lřordre du domestique : cřest une conséquence de la guerre, qui ne peut être résolue quřau niveau de lřÉtat, et de celui qui lřincarne : le roi.

Sabine nřest pas pour autant lâche et geignarde : elle est à moitié romaine. Sa souffrance est assumée, positive ; aux v. 1 et 2 : Sabine revendique une éthique féminine, où la faiblesse aurait ses droits et où les pleurs seraient reconnus, à condition dřêtre contrôlés, contre la morale masculine : faiblesse, ébranlement, désordre sont son partage.

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Elle est du côté de la conciliation : elle va tenter, mais sans jamais vraiment y réussir, dřassumer en même temps son statut de sœur et son statut de femme, dřêtre la fille dřAlbe par le sang, et la fille de Rome par adoption (comme lřexplique Prigent) : elle va tenter de briser la tragédie familiale en ne choisissant pas (v. 749 sqq.). Son attitude est vouée à lřéchec. Elle se met par avance du côté des perdants, avec lesquels elle compatît (v. 753-754) ; personnage de la « mélancolie » (v. 134), il y a quelque chose de romantique dans son obstination à se mettre, par principe, du côté des vaincus (v. 90). Cřest parce quřelle est mélancolique quřelle sera restera par la suite indécise, incapable de prendre parti ; refusant tout héroïsme, toute gloire, elle ne veut en partage que le ressentiment, et surtout les larmes.

Cřest encore cette stratégie de négation de la sphère publique qui la conduit, à lřacte II, lorsquřelle demande à Curiace et Horace de la tuer : elle souhaite ravaler leur conflit au plan de la vengeance privée ; elle cherche à nier le plan public pour ravaler leur rivalité au seul plan privé : celui de la vengeance, du sang qui appelle le sang, qui seule pourrait à ses yeux faire de son frère et de son mari des « ennemis légitimes » (v. 624). Mais ce combat nřest en rien de lřordre de la vengeance, la tragédie dřHorace et de Curiace nřest pas une tragédie de la revanche : ils sont liés par des intérêts privés, mais sur ce plan rien ne les oppose, cřest au nom de la chose publique quřils doivent se battre. Sabine fait erreur en tentant de dénaturer le conflit dřÉtat en affaire de famille.

H. ANNEXES : TEXTES ET DOCUMENTS

1. LA CARRIÈRE DE PIERRE CORNEILLE : REPÈRES

CHRONOLOGIQUES

6 juin 1606 : Naissance de Pierre Corneille à Rouen.

1615-1622 : Corneille fait ses études au collège des jésuites de Rouen, où il sřinitie au théâtre.

1629 : Mélite, première œuvre dramatique de Corneille. Cřest une « pièce comique ».

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1634 : Médée, première tragédie. Comme toutes les pièces de Corneille jusquřen 1647, elle est créée par la troupe de Mondory.

1635 : L’Illusion comique.

1637 : Au début de janvier, représentation du Cid, tragi-comédie. Le triomphe tourne vite à la polémique quant aux conceptions dramaturgiques de Corneille. La querelle du Cid ne sřapaisera quřaprès 1639.

1640 : Horace.

1641 : Corneille épouse Marie de Lampérière. Création de Cinna.

14 mai 1643 : Mort de Louis XIII.

1647 : Le 22 janvier, Corneille est élu à lřAcadémie française.

1648-1653 : Troubles de la Fronde.

1656 : Traduction de lřImitation de Jésus-Christ.

1660 : Publication dřune édition revue et corrigée de ses œuvres. Chacun des trois volumes est précédé dřun Discours, en réponse aux critiques de lřabbé dřAubignac dans sa Pratique du théâtre (1657).

1661-1715 : Règne de Louis XIV.

1667 : Racine connaît un grand succès avec Andromaque. Il sřen prendra bientôt au théâtre de Corneille dans sa préface à Britannicus (1670).

1670 : Création à lřHôtel de Bourgogne de Bérénice de Racine et, au Palais-Royal, de Tite et Bérénice de Corneille.

1674 : Tandis que lřIphigénie de Racine triomphe à la cour, Corneille fait jouer à lřHôtel de Bourgogne sa dernière pièce, Suréna. La pièce est bientôt retirée, au profit dřIphigénie. Corneille renonce définitivement au théâtre.

1682 : Nouvelle édition des œuvres théâtrales, en quatre volumes.

1er octobre 1684 : Mort de Pierre Corneille à Paris.

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2. LA SOURCE PRINCIPALE D’HORACE : TITE-LIVE,

HISTOIRE ROMAINE

Je vous propose ici de découvrir l’histoire originale des Horaces et des Curiaces dans deux traductions d’époque : le texte intégral, par Pierre du Ryer, et le résumé par Nicolas Coëffeteau.

a) Les Horaces et les Curiaces. Traduction de Pierre du Ryer, 1659.

[24] 1. Il y avait alors dans chaque armée trois frères jumeaux, et tous égaux en âge et en force. Chacun sait que ce sont les Horaces et les Curiaces. Et certes il y a peu dřhistoires anciennes qui soient plus illustres et plus célèbres. Toutefois dans une chose si connue, on ne peut dire assurément de quel peuple étaient les Horaces, et de quel les Curiaces, tant les auteurs sont partagés sur ce sujet. Néanmoins la plupart assurent que les Horaces étaient Romains, et pour moi, je nřai pas beaucoup de peine à suivre cette opinion. 2. Les Rois proposèrent donc à ces frères jumeaux de combattre pour la gloire de la patrie, parce que lřEmpire devait demeurer du côté où sřattacherait la victoire. Ils ne refusèrent pas cet honneur ; on convient du temps et du lieu, 3. mais devant que de combattre, les Romains et les Albains tombèrent dřaccord que le peuple dont les combattants seraient vainqueurs commanderait paisiblement à lřautre.

Ces espèces de traités se font en diverses façons qui se rapportent toutes à un. 4. Nous avons appris que celui-ci, qui est le plus ancien qui soit venu jusquřà nous, fut fait en cette manière. Le Fécialien vint faire à Tullus cette demande : « Voulez-vous, Sire, que je traite avec le père Patrat du peuple dřAlbe ? » Quand il en eut donné la permission : « Je vous demande, dit le Fécialien, les herbes sacrées. » A quoi le Roi répondit : « Cueillez-en de pures. » 5. Alors le Fécialien en apporta du haut dřune montagne, et puis il fit encore cette demande au Roi : « Ne me faites-vous pas lřEntremetteur Royal du peuple Romain des Quirites, ces vases et mes compagnons ? - Oui, répondit le Roi, pourvu que ce soit sans fraude, et sans blesser mes intérêts et ceux du peuple Romain des Quirites. » 6. Ce Fécialien était M. Valerius, qui fit Sp. Fusius père Patrat en lui touchant la tête et les cheveux avec de la Verveine. Au reste, on a de coutume de créer ce père Patrat pour faire et pour prendre le serment, et enfin il arrête lřaccord avec plusieurs paroles et quantité de cérémonies quřil nřest pas besoin de rapporter. 7.

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Ensuite, lorsquřon eut fait la lecture des conditions du traité : « Écoutez, dit-il, ô Jupiter, écoutez, ô père Patrat du peuple dřAlbe, écoutez vous-même, peuple dřAlbe. Les choses qui vous viennent dřêtre lues, tant les premières que les dernières, vous ont été lues sans fraude, et vous avez pu clairement les entendre. Le peuple Romain ne contreviendra pas le premier à ces conditions. 8. Que sřil y contrevient de mauvaise foi le premier par un consentement du public, ô Jupiter, frappe-le en même temps comme je vais frapper ce Porc, et le frappe avec dřautant plus de violence que tu es plus fort et plus puissant que les hommes. » 9. Après ce discours, il frappa le porc avec un caillou, et les Albains de leur côté prêtèrent aussi le serment par leur Dictateur et par leurs Prêtres, ayant fait les cérémonies quřils ont accoutumé dřobserver en pareille occasion.

[25] 1. Lřaccord ayant été fait, les trois jumeaux prirent leurs armes, selon quřil avait été résolu. Chaque peuple exhorta les siens à combattre généreusement, leur représentant que les Dieux du Pays, que la Patrie, que leurs pères, que tous ceux qui étaient demeurés dans la ville, que tous ceux qui étaient alors dans lřarmée nřespéraient quřen leurs mains et en leurs armes. Et enfin ces jeunes hommes, naturellement courageux et animés outre cela par la voix de leurs partisans, sřavancèrent entre les deux armées 2. qui étaient chacune en bataille devant leurs retranchements, moins en peine du péril présent que du succès du combat ; car il sřagissait en cette occasion de lřEmpire qui dépendait du courage dřun si petit nombre de combattants. Cřest pourquoi chacun en suspens et en doute regardait avec effroi un spectacle si peu agréable.

3. Aussitôt que le signal fut donné, ces jeunes hommes jumeaux, qui portaient avec eux tout le courage et toute lřardeur de deux puissantes armées, marchèrent tête baissée les uns contre les autres, comme feraient deux bataillons. Ils ne considérèrent point leur propre péril, et rien ne se présentait devant leurs yeux que lřEmpire ou la servitude, que la fortune de leur patrie qui était alors entre leurs mains, et qui devait être telle quřils la feraient. 4. Dès quřils commencèrent à marcher et quřon eut vu la lueur de leurs épées, tous les Spectateurs de ce combat furent saisis dřune horreur épouvantable ; et comme lřespérance de la victoire ne penchait encore ni dřun côté ni de lřautre, il nřy avait de part et dřautre que de la crainte et du silence. 5. Ensuite, quand ils en furent venus aux mains, et que non seulement leur démarche et le maniement de leurs armes, mais encore le sang et les

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plaies eurent de toutes parts attirés les yeux, deux des Romains tombèrent morts lřun sur lřautre, après avoir blessé les trois Albains. 6. Lřarmée du peuple dřAlbe en jeta un grand cri de joie, et les légions Romaines, désespérant de la victoire, demeurèrent épouvantées de la fortune de celui quřenvironnaient les trois Curiaces. 7. Toutefois il nřavait point été blessé, et sřil nřétait pas seul assez fort pour résister contre trois, il était au moins en état de les combattre lřun après lřautre. Aussi, pour les séparer les uns des autres, il commença à prendre la fuite, sřimaginant quřils le suivraient lřun de plus loin, lřautre de plus près, selon la force quřil leur resterait, et que leurs blessures le leur permettraient. 8. Comme il fut un peu éloigné de la place où lřon avait combattu, il tourne la tête en arrière, et voyant que ses ennemis ne le suivaient que de loin, et les uns éloignés des autres, il retourne de toutes ses forces contre celui qui le suivait de plus près ; 9. et malgré le bruit de lřarmée du peuple dřAlbe qui criait aux Curiaces quřils allassent secourir leur frère, Horace, vainqueur du premier, attaquait déjà le second. Alors par un cri que poussent dřordinaire ceux qui sortent inopinément du danger, les Romains encouragèrent leur combattant qui se hâtait de son côté dřachever le combat et la victoire. 10. De sorte que devant que le troisième, qui nřétait pas fort éloigné, pût être au secours de son frère, Horace avait déjà tué le deuxième des Curiaces. 11. Ainsi la partie devint égale par le nombre, mais non pas par lřespérance et par les forces. Car lřun courait au combat sans être blessé, et même plus fort par les deux victoires quřil venait de remporter, et lřautre, traînant à peine son corps déjà affaibli par sa course et par ses plaies, et presque vaincu par la mort de ses frères quřil avait vu mourir devant lui, venait comme une victime se présenter au victorieux ; car cette dernière action ne fut pas proprement un combat. 12. Alors le Romain se glorifiant : « Jřen donnai deux, dit-il aux mânes de mes frères, je donnerai le troisième à Rome afin que lřEmpire lui demeure et quřelle soit maîtresse dřAlbe. » En même temps il passa son épée au travers du corps du dernier des Curiaces, qui à peine pouvait soutenir la sienne, et quand il lřeut renversé par terre, il le dépouilla de ses armes.

13. Les Romains, satisfaits et glorieux, en reçurent Horace avec dřautant plus dřallégresse que leurs affaires avaient paru plus désespérées et plus proches de la dernière extrémité. Après cela, on travailla de chaque côté à enterrer les morts, non pas néanmoins avec un pareil sentiment de part et dřautre. Car les uns avaient augmenté

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leur Empire, les autres au contraire lřavaient perdu et étaient tombés sous la domination dřautrui. 14. On voit leurs sépultures aux mêmes lieux où chacun fut tué ; celle des deux Romains du côté dřAlbe en un même endroit, et celle des trois Albains du côté de Rome, mais en des lieux différents, selon que lřon avait combattu.

[26] 1. Avant que de partir de là, Métius, suivant le traité qui avait été fait, demanda à Tullus ce quřil voulait lui commander, et Tullus lui commanda de tenir la jeunesse en armes pour sřen servir dans lřoccasion sřil avait guerre contre les Véiens, et ensuite les deux armées se retirèrent.

2. Horace marchait le premier portant devant lui les dépouilles de ces jumeaux. Cependant sa sœur qui était encore fille, et qui avait été fiancée à lřun des Curiaces, vint au-devant de lui hors de la porte Capène, et quand elle eut reconnu sur les épaules de son frère la cotte dřarmes de son fiancé quřelle avait faite elle-même, elle sřarracha les cheveux, appela le mort par son nom, et donna toutes les marques dřun cœur véritablement affligé. 3. Horace se mit en colère des plaintes et des lamentations que faisait sa sœur dans une si grande victoire et dans une joie si publique, de sorte quřayant mis la main à lřépée, il en donna au travers du corps de cette fille, en prononçant ces paroles : 4. « Va, dit-il, va trouver ton fiancé avec cette amour impudente qui třa fait mettre en oubli deux frères morts, un frère vivant, et la gloire de ta patrie. Périsse de la même sorte quelque Romaine que ce soit qui pleurera pour un ennemi. » 5. Cette action sembla inhumaine et cruelle et aux Sénateurs, et au peuple ; mais le service quřil venait de rendre à lřEmpire semblait en quelque sorte excuser ce crime. On ne laissa pas néanmoins de le faire comparaître devant le Roi. Mais le Roi qui ne voulait pas rendre en cette occasion un jugement si funeste et si désagréable à la multitude, ni être enfin lřauteur du supplice qui le devait suivre, ayant convoqué lřassemblée du peuple : « Je commets, dit-il, deux hommes pour faire le procès à Horace, selon la Loi touchant le crime de perduellion. 6. Cette Loi était redoutable et était conçue en ces termes : « Que les Duumvirs jugent celui qui sera coupable du crime de perduellion. Sřil en appelle, quřil soutienne son appel. Mais si le jugement des Duumvirs est confirmé, que lřon couvre la tête du criminel, quřil soit pendu et étranglé à un gibet, et quřil soit auparavant fouetté, ou dans la ville, ou au-dehors. » 7. Les deux Duumvirs ayant été créés suivant cette Loi condamnèrent Horace parce que, suivant cette même Loi, ils ne croyaient pas avoir la puissance dřabsoudre même un

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innocent. Alors lřun des deux prononça contre Horace en ces termes : « Horace, dit-il, je te juge coupable du crime de perduellion. Va, Licteur, et lui lie les mains. » 8. Déjà le Licteur approchait et préparait la corde, lorsque par le conseil de Tullus, favorable interprète de la Loi, Horace dit quřil en appelait. Ainsi lřappel en alla devant le peuple ; 9. et dans une cause si extraordinaire, lřon fut touché principalement par Horace le père qui criait à haute voix que sa fille était morte avec justice, et que si la chose nřétait ainsi, il se servirait contre son fils de la puissance et de lřautorité dřun père. Il pria ensuite le peuple quřon ne le privât pas du reste de ses enfants, lui que lřon voyait naguère avec une famille si florissante ; 10. et en même temps ce misérable vieillard, embrassant son fils, montrait les dépouilles des Curiaces élevées au lieu quřon appelle la pile dřHorace. « Quoi, Messieurs, disait-il, pourriez-vous bien voir sous un gibet, parmi les gênes et les tortures, celui que vous venez de voir dans lřhonneur, et comme marchant en triomphe après une victoire quřil a gagnée, et dont vous recueillez tous les fruits ? Les Albains mêmes auraient de le peine à souffrir un spectacle si épouvantable et si honteux. 11. Va, Licteur, lie les mains qui viennent dřacquérir au peuple Romain la domination et lřEmpire ; va couvrir la tête du libérateur de cette ville ; attache son corps à un gibet ; frappe à coups de fouet ce misérable, ou au-dedans de nos murailles, pourvu que ce soit entre les armes et les dépouilles de nos ennemis, ou au-dehors de nos murailles, pourvu que ce soit entre les sépultures des Curiaces. Car enfin en quels lieux le pouvez-vous mener où nřéclate pas sa gloire, et où les marques de sa vertu ne le garantissent pas de lřinfamie de ce supplice ? » 12. Le peuple ne put voir sans pitié les larmes du père, ni le courage du fils qui ne changea point de visage, en lřun ni en lřautre danger, et le renvoya absous, plutôt par lřadmiration de sa vertu que par la justice de sa cause. Toutefois afin quřun meurtre si manifeste fût réparé en quelque sorte, on commanda au père de faire faire à son fils cette réparation des deniers publics. 13. Et après quelques sacrifices propitiatoires dont la charge fut depuis donnée à la famille des Horaces, on mit en travers dans la rue une pièce de bois, et comme si cřeût été sous un gibet, on fit passer Horace par-dessous, ayant la tête couverte. Cela a été conservé jusquřà notre siècle, ayant toujours été refait aux dépens du public, et sřappelle encore aujourdřhui la Perche de la sœur. 14. On fit la sépulture de la sœur dřHorace au même lieu où elle était tombée morte.

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b) Florus, Épitomé de l’Histoire romaine, Livre I. Traduction de Nicolas Coëffeteau, 1621.

Chapitre III.

Numa Pompilius eut pour successeur Tullus Hostilius, à qui les Romains donnèrent franchement leur Royaume pour honorer sa vertu. Cřest lui qui le premier a fait fleurir la discipline militaire, et qui le premier a enseigné lřart et la manière de combattre avec dextérité et adresse. Ayant donc formé la Jeunesse à ces sortes dřexercices, il osa bien déclarer la guerre au peuple dřAlbe qui avait longtemps tenu le premier rang entre tous les peuples dřItalie, et qui dřailleurs traversait alors le repos de son pays ; mais leurs forces se trouvant égales, il y avait danger que finalement les rencontres continuelles ne ruinassent les partis. Cřest pourquoi afin dřabréger la guerre, ils choisirent de chaque côté trois frères jumeaux : les Romains, trois Horaces, et les Albains, trois Curiaces, la valeur desquels ils prirent pour arbitre de la destinée et du sort de lřun et de lřautre Peuple. Ce combat fut douteux ; mais le spectacle en fut beau, et lřévénement admirable : car les trois frères Albains étant blessés, et des trois Romains les deux ayant été tués, celui qui restait des Horaces, joignant la ruse avec la valeur, pour distraire et séparer ses ennemis, fait mine de sřenfuir. Comme ils le poursuivent de tout leur pouvoir, à mesure quřils se présentent, il tourne visage, les combat, et les défait lřun après lřautre. De cette sorte (chose rare !) la valeur dřun seul homme acquit à toute la Nation une glorieuse victoire. Mais il la souilla bientôt par un parricide. Retournant victorieux, il aperçut sa sœur qui, le voyant chargé des dépouilles dřun des ennemis auquel elle avait été promise en mariage, sřétait mise à pleurer amèrement. De quoi se sentant offensé, et se figurant quřelle faisait paraître ce témoignage dřamour hors de saison, il sřen vengea avec son épée quřil passa au travers de la misérable fille. Les Lois voulaient que cette cruauté fut châtiée ; mais la valeur sauva le parricide, et le crime fut jugé de beaucoup moindre que la gloire de celui qui lřavait commis.

Au reste les Albains ne furent guère longtemps sans violer leur foi : car étant obligés par le traité de secourir les Romains aux occasions qui sřen présenteraient, ceux quřils envoyèrent à la guerre contre les Fidénates pour les assister, lřheure du combat étant venue, allèrent se mettre entre les deux armées, afin de voir à qui la Fortune se montrerait favorable. Mais le Roi bien avisé, voyant que ses alliés se rangeaient du

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Pierre Corneille, Horace

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côté des ennemis, au lieu de perdre courage, se servit de leur trahison pour emporter la victoire, feignant que cřétait lui qui leur avait ainsi commandé. Par ce moyen, il emplit les nôtres dřespérances, et jeta la frayeur dans le cœur des ennemis. Ainsi la perfidie des traîtres demeura sans succès. Ayant remporté la victoire, il fit prendre Métius Sufétius, violateur du traité, et commanda quřon lřattachât entre deux chariots, et le fit tirer par deux puissants chevaux qui le démembrèrent et le mirent en pièces aux yeux de lřarmée. Après cela, il ruina la ville dřAlbe, la traitant, non comme une mère, mais comme concurrente de Rome ; toutefois, auparavant que de la désoler, il fit conduire tout son peuple, et transporter toutes ses richesses dans Rome : sans doute afin quřil ne semblât pas quřune ville qui avait une si étroite consanguinité avec les Romains fût périe ; mais plutôt quřon crût quřelle sřétait réunie avec Rome, pour ne faire plus à lřavenir quřun même corps avec elle.

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IV. UNE CONSPIRATION AU TEMPS D’AUGUSTE.

LECTURE DE CINNA

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Jean Racine, B

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Synopsis

Cinna ou la Clémence d’Auguste. Tragédie en cinq actes et en vers de Pierre Corneille (1606-1684), créée à Paris au théâtre du Marais en août ou septembre 1642, et publiée à Rouen et à Paris chez Quinet en 1643.

Émilie, seule sur scène, dévoile son intention de venger son père, proscrit jadis par Auguste. Elle a fait jurer à son amant et néanmoins fidèle de l’empereur, Cinna, d’exécuter pour elle cette vengeance. Cinna, aidé de Maxime, dirigent une conjuration dont le but est l’assassinat d’Auguste et le rétablissement de la République (I). Mais Auguste, de son côté, est lassé du pouvoir; il convoque ses deux amis, dont il ignore les complots, Maxime et Cinna, afin qu’ils le conseillent sur la décision à prendre: conserver à regret le trône, ou abandonner une charge acquise par la violence, et qui l’écoeure désormais. Autre coup de théâtre: Cinna, censé le tuer pour restaurer l’ordre républicain, le persuade au contraire de conserver la place qu’il occupe... et qui seule justifie son crime. Troisième coup de théâtre: Auguste décide de rester le maître de Rome, mais fait de Cinna son successeur. Après le départ de l’empereur, Cinna avoue à Maxime, étonne par l’attitude de son ami, qu’il est mû en réalité non par l’amour de la République, mais par celui d’Emilie, et qu’il n’est que l’instrument de la vengeance personnelle de sa maîtresse (II). Or, le spectateur apprend que Maxime est lui-même secrètement amoureux d’Emilie; se jugeant trahi par le chef des conjurés, il décide de le livrer à Cinna; de son côté, celui-ci tente en vain de dissuader Emilie d’exécuter son dessein, et tâche de lui faire voir la grandeur du princeps de Rome. (III). Auguste, informé de tout et stupéfait par cette nouvelle, prend conseil auprès de Livie qui

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lui suggère la clémence comme tactique politique. Il rejette son avis ; Émilie, de son côté, repousse les offres de service de Maxime, qui tenait un navire tout prêt à fuir. (V). Alors que tous les coupables sont arrêtés ou se dénoncent, comme Maxime, l’on s’attend à un châtiment exemplaire d’Auguste. Or, celui-ci décide de pardonner à tous et de couvrir d’honneurs les conspirateurs, suscitant par là le repentir et l’admiration de chacun des conjurés. Chacun chante la gloire d’Auguste ; Livie annonce la suite heureuse et tranquille de son règne, et laisse entendre qu’il sera rangé parmi les dieux. (Acte V).

A. L’ACCOMPLISSEMENT D’UN GENRE

Corneille a consacré l’année 1641 a des affaires privées, en particulier à son mariage avec Marie de Lampérière. C’est l’année suivante, vers l’été 1642, que le dramaturge normand fait jouer sa deuxième tragédie romaine, Cinna5. D’un épisode mal connu de l’histoire romaine, il tira une pièce dont le succès fut foudroyant. Réconciliant le grand public et les savants, La Clémence d’Auguste porta la tragédie, tâtonnante depuis une dizaine d’année, à un point de perfection tel que les rivaux du dramaturge, Scudéry en particulier, renoncèrent à composer dans le genre tragique.

1. LE SOUVENIR D’ATHÈNES

En dépit des efforts déployés dans Horace, Corneille n’avait pas encore réussi à mettre les doctes de son côté. Le meurtre de Camille constituait, on l’a vu, une duplicité d’action aux yeux de certains spécialistes. Aussi l’auteur s’est-il employé à pousser encore plus loin la conformité de sa pièce avec les exigences doctrinales arrivées désormais en pleine maturité.

5 Sur la chronologie de la création et de la publication de cette pièce, voir René

Pintard, « Autour de Cinna et de Polyeucte. Nouveaux problèmes de chronologie et de critique cornéliennes », in RHLF, juillet-septembre 1964, p. 377-413. La partie consacrée à Cinna s’étend des pages 377 à 385 (« Cinna en septembre 1642).

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a) Une pièce régulière ?

L’unité de lieu est traitée avec souplesse : en fait, elle est encore incomplète, puisque l’action se situe alternativement dans l’appartement d’Auguste et celui d’Émilie. Corneille feint de se reprocher dans son Examen de « rompre la liaison des scènes », et de faire varier le lieu au sein même de l’acte IV (« les trois premières scènes sont chez Auguste, les suivantes chez Émilie »). Cette quasi duplicité, qui, comme le dramaturge le note malicieusement, ne choqua pas les doctes, a pour effet d’accroître la tension dramatique et de mettre en évidence la proximité, toute aristotélicienne, des personnages qui apparaissent comme membres d’une même famille impériale (Auguste estime par exemple être trahi par « quelqu’un des miens », V, 3, v. 1694).

Au point de vue de l’action, le poète n’encourt pas les mêmes accusations qu’avec Horace ; il opte en effet pour une action simple, qu’il résume en quelques mots dans son Discours sur l’utilité du poème dramatique (1660) :

Cinna conspire contre Auguste et rend compte de sa conspiration à Émilie, voilà le commencement ; Maxime en fait avertir Auguste, voilà le milieu ; Auguste lui pardonne, voilà la fin.

L’action est raréfiée à l’extrême : « peu d’action, peu de récit », remarque Corneille dans l’Examen. De fait, les péripéties sont peu nombreuses : la première convocation d’Auguste, la trahison de Maxime, le pardon final. À la structure haletante d’Horace, en « douche écossaise », succède le développement implacable d’un engrenage de la vengeance dont le ressort ne cesse de se resserrer, avant de se relâcher d’un coup à la dernière scène.

Pour autant, la tragédie n’en procède pas moins d’intenses conflits, qui témoignent de la diabolique inventivité dramaturgique de Corneille, puisque celui-ci parvient à les fragmenter, exhibant ainsi la poursuite par chacun des personnages de leurs buts égoïstes, sans jamais remettre en péril l’unité d’action : Émilie est ainsi tiraillée entre son intérêt pour Cinna et le souvenir de son père ; Maxime, entre son amitié pour Cinna et son amour ; Cinna, entre le respect de la parole donnée et son allégeance à l’empereur. L’empereur lui-même, déchiré qu’il est entre sa nature octavienne et son aspiration à la magnanimité, entre la lassitude et la persévérance, entre le besoin de vengeance et la nécessité du pardon.

Il serait caricatural, et assez vain, de réduire Cinna à une mise en œuvre mécanique d’un schéma « classique » préétabli auquel Corneille tenterait, plus ou moins adroitement, de se conformer. Cette vision ne

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rend pas justice à une dramaturgie aussi maîtrisée, aussi consciente de ses moyens et de ses effets, et qui élabore les fameuses « règles » au moment même où il compose. Le dramaturge ne respecte les nouveaux canons tragiques que dans la mesure où ils lui permettent de resserrer l’action, d’exacerber la tension des conflits qu’il met en œuvre. Au demeurant, ce respect pour la doxa aristotélicienne n’a rien d’un esclavage, et reste de toute façon partiel. Ainsi, il ne renonce pas à certains artifices auxquels répugnera Racine, comme celui des monologues : non seulement la première scène d’exposition prend la forme de monologue, mais encore chaque personnage, à un moment-clé de l’action, en prononce un. Ces plongées introspectives pourraient paraître malhabiles aux yeux d’un théoricien étroit ; en fait, ces pauses scandent l’action, nous présentent les dilemmes au cœur de chaque protagoniste et créent ainsi un effet d’attente chez le lecteur et le spectateur.

D’une façon générale, cette grande maîtrise qu’on pourrait appeler « classique » s’incarne dans une œuvre qui, dans son esprit, reste encore largement redevable au baroque : ainsi le pathétique d’admiration qui clôt la tragédie, et que Corneille préfère à l’obscure catharsis, s’appuie sur le goût « baroque » pour l’ostentation et l’éblouissement (« Je recouvre la vue auprès de leurs clartés », s’écrie Émilie, V, 3, v. 1716). De même, on peut rattacher au baroque le principe de réversibilité qui gouverne le comportement des personnages : aucun n’est figé dans une identité fixe, tous sont labiles, tous sont capables non seulement d’évoluer, mais de changer radicalement, jusque dans sa passion dominante qui le caractérisait auparavant. Cinna illustre ainsi ce règne de l’inconstance et de la métamorphose des cœurs dans lesquels s’est volontiers complu l’époque Louis XIII. Le personnage de Cinna est également, de ce point de vue, représentant d’un goût daté : Cinna, double, retors, orateur et acteur, à la morale incertaine et variable, incarne l’attirance baroque pour le jeu des masques, la dissimulation, le mensonge, et surtout le jeu théâtral.

b) La pression du modèle antique

L’action de la pièce révèle la détermination de Corneille à composer une tragédie à la fois conforme aux exigences des doctes et propre à susciter le même enthousiasme du public que, six ans auparavant, Le Cid, qui fut l’un des grands triomphes du siècle. Sans céder aux facilités de la pastorale ou de la tragi-comédie, Corneille retrouve au contraire la thématique de la tragédie antique, qui s’accorde avec ses propres préoccupations et celles de son temps : dès la première scène, nous nous trouvons face à une héroïne aveuglée, furieuse, jouet

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d’un déterminisme qui la pousse à agir pour ainsi dire malgré elle, enfin le conflit d’intérêts qui la déchire, puisqu’elle hésite (fugitivement, il est vrai) entre son amour et son devoir : « Ne me réduis pas à pleurer mon amant » (I, 4, v. 304).

Comme Horace, Cinna est une affaire de famille : non seulement l’ombre du parricide plane en effet sur le meurtre d’un empereur qui ressemble si fort à un roi absolu, mais encore Émilie, fille de ce Toranius qui fut tuteur d’Auguste, apparaît donc liée avec Auguste par des liens qui s’apparentent à ceux du sang, à tel point que l’empereur se sent responsable de la marier, comme il convenait à un père d’ancien régime. Cinna et Maxime sont eux les conseillers favoris et écoutés de l’empereur : leur complot procède donc bien d’une « querelle dans les alliances ». Par ailleurs, Cinna est une interrogation sur la vengeance, le talion, la justice distributive qui exige le châtiment des crimes, et en cela s’inscrit dans la lignée des grandes pièces antiques, comme l’Orestie ou Antigone. Enfin, l’héritage de la République et le souvenir de Pompée pèsent comme une fatalité sur les protagonistes : Cinna est déterminé à haïr Auguste dès avant de venir au monde (« Tu fus mon ennemi avant même que de naître », V, 1, v. 1441) ; ce passé encore vivace explique les fidélités envers des systèmes politiques divergents : Cinna met en scène un conflit de valeurs, surdéterminé par le poids du sang qui constitue comme une forme du Destin qui n’est pas absent de cette pièce à résonance avant tout morale et politique : quelques occurrences du « Ciel » (IV, 2, v. 1121) suggèrent la présence du divin ; Auguste nous montre, dans la pure tradition grecque, le « ciel », les « sorts », les « enfers » ligués et conjurés plus efficacement que Cinna, et acharnés à sa perte

En est-ce assez, ô ciel ! et le sort, pour me nuire, A-t-il quelqu'un des miens qu'il veuille encor séduire ? Qu'il joigne à ses efforts le secours des enfers…

(V, 3, v. 1693-1695)

La métamorphose finale de Livie en sibylle, quant à elle, consacre l’apothéose et pour ainsi dire la divinisation de son époux, et donne de ce Destin une image moins noire, mais malgré tout conforme aux attentes de la tragédie grecque : « Oyez ce que les dieux vous font savoir par moi / De votre heureux Destin c’est l’immuable loi » (V, 3, v. 1755-1756).

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2. LA MODE DE PARIS

Mais Corneille, soucieux de satisfaire les doctes, n’oublie pas pourtant de conserver la faveur d’un public unanime qui a fait le succès du Cid : l’introduction de l’amour, même si c’est à titre secondaire (conformément aux principes qu’il développera plus tard) répond, au moins en partie, à cette considération. Le choix du genre, la tragédie de conjuration, montre aussi qu’il n’était pas insensible aux effets de mode.

a) Le temps des conspirateurs

Quelque lointains qu’aient pu apparaître Cinna, Maxime ou Émilie aux yeux des spectateurs de Cinna, ils ne pouvaient en effet manquer d’entrer en résonance avec des personnages qui leur étaient bien plus familiers : la première moitié du XVIIe siècle fut en effet fertile en conspirations et conjurations en tout genre. De l’assassinat d’Henri IV par Ravaillac (1610) à la Fronde (1648-1652), ils furent nombreux, ceux qui, enveloppés ou non dans de grands manteaux noirs, fomentèrent de sombres desseins contre la couronne. La plupart, tournées contre Richelieu, voire contre Louis XIII, étaient orchestrées ou soutenues par Gaston d’Orléans, le propre frère du roi, qui se serait bien vu occuper le trône de son frère alors sans héritier direct. Tous ces complots furent découverts, et leurs auteurs sévèrement châtiés : en 1626 est exécuté le comte de Châlais (« conspiration de Châlais »), qui participa, avec Gaston, la reine Anne d’Autriche et des bâtards de Henri IV, à une tentative pour destituer, voire attenter à la vie du roi ; le 30 septembre 1632, le duc de Montmorency, l’un des plus importants dignitaires du royaume, est accusé de crime de lèse-majesté et exécuté à Toulouse, pour avoir soulevé le Languedoc et s’être rebellé contre Richelieu ; enfin, trois mois avant la mort du cardinal, un dernier complot contre sa personne est déjoué : celui du jeune Cinq-Mars (12 septembre 1642), conjuré de 22 ans, comblé de bienfaits par Richelieu et qui voulut l’assassiner. Vigny, en 1826, immortalisera cet épisode dans un roman historique intitulé précisément Cinq Mars, ou une conjuration sous Louis XIII. . La ressemblance entre Cinq-Mars et Cinna, est d’autant plus troublante que la pièce, autant qu’on puisse le savoir avec précision, a été créée au moment même où la trahison du favori de Louis XIII a été découverte. Le jeune marquis d’Effiat ne bénéficia pas, pour sa part, des mesures de clémence dont jouit le descendant de Pompée. Plus généralement, le spectacle des grandes familles liguées contre le pouvoir central ne pouvait manquer, en 1642, de faire songer à ces conspirations permanentes qui ont scandé le règne de Louis Le Juste.

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b) Un genre à succès : la tragédie de conjuration

Ces intrigues de palais et machinations de toutes sortes ont naturellement inspiré les dramaturges de cette époque, au point que, lorsque Corneille fait jouer sa deuxième pièce romaine, la tragédie de conjuration est devenue un genre. Ainsi, en 1637, Georges de Scudéry, adversaire irréductible de Corneille depuis la Querelle du Cid, avait donné une Mort de César qui mettait en scène le complot devant aboutir à l’attentat des ides de Mars. La pièce de Scudéry, bien oubliée aujourd’hui, est constamment présente à l’esprit du dramaturge rouennais lorsqu’il compose Cinna : Corneille, qui veut damer le pion à son rival et établir sa supériorité sur le pourfendeur du Cid, multiplie les allusions à la pièce de son prédécesseur: lorsqu’il mentionne les assassins de César et qu’il fait dire à Auguste, s’adressant à Émilie, « Et toi, ma fille aussi », c’est moins l’histoire romaine qui l’inspire que la tragédie de Scudéry et l’hémistiche fameux de César dans sa pièce : « Et toi, mon fils, aussi ».

Quelque forte qu’ait pu être la pression des événements contemporains, il convient toutefois, comme Georges Forestier le rappelle6, de ne pas réduire Cinna à une transposition mécanique de l’histoire contemporaine : réduire Auguste à Richelieu et Cinna à Gaston ou Châlais serait non seulement simplificateur, mais faux, et pour bien des raisons. D’une part, les conjurés tendent à rétablir une République, régime auquel, en XVIIe siècle, personne ne croit, et surtout pas les conspirateurs qui s’insurgent contre Richelieu : Gaston, Montmorency et la duchesse de Chevreuse espèrent au contraire rétablir une aristocratie féodale où les grands seigneurs du royaume auraient la haute main sur le pays ; mais ces bouillants seigneurs ne cherchent en rien à renverser le régime, et sont fidèles à l’idée comme à la personne du roi. D’autre part, en face de ces comploteurs, Richelieu ne saurait apparaître comme un double vivant d’Auguste : ce dernier, en accordant sa clémence, use d’un droit de grâce qui est le propre des rois, et que les ministres, même quand ils sont aussi puissants que Richelieu, ne peuvent posséder. La clémence implique, en effet, une transgression des règles de la justice ordinaire qui ne peut être le fait d’un simple ministre, mais relève de la seule prérogative royale (ou, de nos jours, présidentielle) : le droit de grâce est dérivé de cette « clémence » monarchique. S’il serait abusif de chercher à lire dans la pièce un simple calque du contexte socio-politique du temps, il ne serait pas moins exagéré de refuser toute dimension morale et politique à cette tragédie de la générosité pure : au point où la

6 Édition au programme, « préface », p. 14.

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porte Auguste, elle relève de cet extraordinaire qui est, aux yeux de Corneille, le moteur du pathétique d’admiration.

B. « QUELQUE GRAND INTÉRÊT D’ÉTAT » : HISTOIRE ET POLITIQUE

La « dignité [de la tragédie] demande quelque grand intérêt d’État ou quelque passion plus noble et plus mâle que l’amour, telles que sont l’ambition ou la vengeance, et veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte d’une maîtresse », écrit Corneille dans ses Discours : Cinna, où il est question rien moins que d’une conspiration contre l’empereur de Rome, illustre au plus haut point cette maxime, tout en faisant, malgré tout, la part belle à l’amour et aux soins pour une maîtresse sans qui jamais Cinna n’eût rien entrepris.

1. ROME À LA CROISÉE DES CHEMINS

a) À la conquête du monde

D’Horace à Cinna, bien du temps s’est écoulé : la modeste bourgade du Latium, à laquelle avait été promis le gouvernement du monde, est devenue la plus prodigieuse cité de l’univers ; année après année, siècle après siècle, elle a soumis les peuples, conquis des villes, colonisé des pays entiers. La ruine d’Albe, au milieu du VIIe siècle avant notre ère, n’a été que la première étape sur le chemin d’une ascension irrésistible. Désormais, en -13 après J.-C., elle règne sur un empire qui s’étend sur tout le monde connu, des extrémités occidentales de l’Europe jusqu’au Moyen-Orient et aux portes du désert africain.

Cette métamorphose a pris plus de six cents ans : Rome ne s’est pas faite en un jour. On n’a pas la place, ici, pour proposer un cours d’histoire romaine, mais on peut retenir quelques épisodes-clefs de cette vaste geste.

Le premier de ces moments, aussi notable pour comprendre les enjeux de Bérénice que ceux de Britannicus, est celui de l’expulsion des rois (509 avant Jésus-Christ) ; cette date est aussi importante pour les Romains de l’Antiquité que l’est celle de 1789 pour nous. En effet, Rome, à l’origine, a été une monarchie fondée par Romulus, et l’on a vu déjà qu’Horace se battait pour le compte du troisième souverain de la petite ville, Tullius Hostilius. Mais ce régime est rapidement tombé aux

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mains de monarques étrangers, en particulier étrusques, qui se sont livrés à toutes sortes de déprédations, et l’ont discrédité à tout jamais. Aussi, en 509, les Romains ont-ils chassé les rois étrusques et juré qu’aucun roi ne s’installerait plus à Rome. Cette haine des rois est l’une des données les plus fondamentales de la psychologie politique romaine. Elle durera jusqu’à la fin de son histoire: « On hait la monarchie », déclare ainsi Maxime à Auguste (II, 1, vers 483).

Pour remplacer cette forme de gouvernement désormais honnie, les Romains se sont dotés d’une République censitaire : désormais, les citoyens de Rome, du moins les plus riches d’entre eux, choisirent eux-mêmes leurs représentants à travers des assemblées « démocratiques » – je mets le mot entre guillemets car cette démocratie était, dans les faits, réservée aux plus riches des habitants. Le pouvoir exécutif jadis dévolu au roi revenait à deux consuls, dont l’autorité était étroitement contenu par une série de dispositifs légaux destinés à éviter toute dérive monarchique : flanqué d’un collègue, le consul était élu pour un an et non rééligible. Le pouvoir législatif, quant à lui, se trouvait entre les mains d’un Sénat composé de l’ensemble des magistrats sortis de charge.

Les siècles passent, et les conquêtes continuent. À partir de -272 (prise de Tarente) Rome s’affronte au monde grec et devient, peu à peu, maîtresse de l’orient méditerranéen. Les guerres contre la cité rivale de Carthage (en Tunisie actuelle) assurent à la capitale italienne le contrôle de toute l’Afrique du Nord. Enfin, au milieu du Ier siècle avant notre ère, la Gaule transalpine tombe aux mains de Jules César, aussi ambitieux politique qu’éminent général (Faut-il le rappeler ? Vercingétorix est tombé à Alésia en -52).

b) Les convulsions de la République

Paradoxalement, ces triomphes en politique étrangère vont se révéler désastreux sur le plan intérieur. Au premier siècle avant notre ère, la République, dont les institutions n’étaient pas adaptées à la gestion d’un domaine aussi vaste, sombre dans le chaos. Aussi des hommes forts tentent-ils de profiter de la situation et de détourner à leur profit les structures politiques en crise. Ainsi, au cours de cette période funeste, Ainsi « de Marius Sylla devint jaloux » (II, 1, v. 583) – Sylla (138-78) l’emporte mais finit par se retirer ; quelques années plus tard, César (100-44), qui s’appuie sur l’armée et les classes populaires, entre en rivalité avec Pompée (106-48), champion des institutions républicaines, du Sénat et des familles aristocratiques. Pompée est défait, et César démantèle peu à peu l’ancienne République : consul pour dix ans, puis dictateur à vie, il ambitionnait de se faire couronner roi lorsqu’il s’est fait tuer en plein

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Sénat, aux Ides de mars 44, par des conjurés républicains qu’entraînaient Brutus et Cassius. Mais ceux-ci n’étaient pas à la hauteur de leurs responsabilités, et sont rapidement mis hors d’état de nuire. Restent deux hommes forts : Octave, neveu de César et son héritier testamentaire; et Marc-Antoine, lieutenant du dictateur assassiné. À force de guerres, de proscriptions (condamnations à mort pouvant être perpétrées par n’importe qui), d’associations tactiques (le second triumvirat donna brièvement l’illusion d’une réconciliation entre Antoine, Octave et un comparse plus terne appelé Lépide), à force de cruautés et de violences, et grâce aussi à l’habileté de ses généraux, Octave parvint à se débarrasser de tous ses rivaux. Resté seul en scène après la défaite d’Antoine et de son alliée Cléopâtre après la défaite navale d’Actium (-31), qui causa la déroute des galères d’Antoine et de la reine d’Égypte, il ferme les portes du temple de la guerre et proclame officiellement la fin du conflit civil. En -27, Octave prend le nom d’Auguste, rétablit la paix intérieure et devient le premier « empereur » de Rome. Les Romains, lassés d’une guerre de cent ans qui les dressa les uns contre les autres, sacrifièrent leur précieuse liberté sur l’autel de leur sécurité, et acceptèrent ce souverain de fait.

Ces événements sont longuement relatés et rappelés dans Cinna, à la faveur d’un long récit dans l’acte d’exposition (I, 3) : le héros éponyme rappelle ce temps funeste où « l’aigle abattait l’aigle » (v. 179) et fustige le comportement indigne d’Octave, qui s’est rendu maître de Rome à force de sauvagerie, et en particulier par l’horreur des proscriptions. Ce n’est pas seulement le premier acte, c’est toute la pièce qui est imprégnées de ces fureurs intestines « Où Rome par ses mains déchirait ses entrailles » (v. 178) qui ont pendant de longues décennies laissé des plaies ouvertes dans Rome : l’ambition et l’abdication de Sylla (v. 581-583), la mort de César « au milieu du Sénat » (v. 384), l’incurie de Brutus (v. 665-672). Les conjurés se plaisent à évoquer la grandeur de la République, et la gloire des héros tombés pour elle, à commencer par Pompée, grand-père de Cinna (v. 238). Ils dénoncent aussi les barbaries commises par Octave, « Le ravage des champs, le pillage des villes, Et les proscriptions, et les guerres civiles » (v. 218). Auguste en reconnaît lui-même toute l’horreur, lorsqu’il avoue que l’empire lui « a jadis coûté tant de peine et de sang » (II, 1, v. 360), ce sang « où son bras s’est baigné » (v. 1132).

c) Une hypocrisie politique : le principat

L’ambitieux Octave devint l’empereur Auguste : mais en réalité, qu’est-ce qu’un empereur ? Sans vouloir entrer dans le détail du fonctionnement des institutions romaines, il importe malgré tout de bien

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comprendre la nature de ce régime bâtard pour comprendre aussi bien les enjeux de Cinna que de Bérénice. « Octave César Auguste », bien que disposant des tous les pouvoirs d’un monarque absolu, s’est bien gardé de prendre un titre qui eût ressemblé peu ou prou à celui de roi : c’est pour avoir tenté de se faire nommer roi que Jules César, son oncle, a été assassiné en plein Sénat aux ides de mars -44 : Octave n’allait pas commettre la même folie, au risque de connaître le même destin : il a compris, mieux que Jules César, que les Romains n’étaient pas prêts à restaurer la royauté. Lui-même, aux heures de lassitude, évoque cette passion pour « l’État populaire » et la détestation corollaire de la royauté : il parle de

Cette haine des rois, que depuis cinq cents ans Avec le premier lait sucent tous ses enfants, Pour l’arracher des cœurs, est trop enracinée. (v. 522-524)

Auguste n’a pas non plus porté le titre « d’empereur » que lui ont donné les historiens par la suite : il prétend seulement n’être que le restaurateur des institutions républicaines. Sous son règne réapparaissent les assemblées « démocratiques », le Sénat est de nouveau consulté et les magistratures, en particulier le consulat, retrouvent, au moins en apparence, leur ancien lustre. Auguste entretient l’illusion qu’il n’est qu’un sénateur presque comme les autres, le « primus inter pares » (premier entre ses pairs), le « princeps » – terme qui, avant de désigner le « prince », signifie d’abord le « premier ». C’est par ce titre de « princeps » que les historiens latins nomment celui que nous appelons improprement empereur, et c’est ce qui explique que les spécialistes actuels de l’histoire romaine préfèrent le terme de principat à celui d’empire pour qualifier l’étrange régime qui se met en place à partir de -27, et qui durera plusieurs siècles.

Auguste, qui accumule sur sa personne toutes les dignités et toutes les charges religieuses et politiques traditionnelles et jusque là séparées (imperium, puissance tribunicienne, charge de grand pontife, etc.), devient de fait, sinon de droit, un roi qui ne dit pas son nom, ainsi que le remarque Maxime : « Et le nom d’empereur / Cachant celui de roi, ne fait pas moins d’horreur » (II, 1, v. 484). « Le principat » ou « l’empire » sont des mots qui servent à désigner un régime hypocrite, une monarchie masquée, dissimulée sous les dehors d’une République qui ne subsiste plus qu’en apparence : le Sénat, les consuls, les comices (assemblées) même continuent d’exister, mais sont dénués de tout pouvoir. Le « princeps », loin d’être, comme il le prétend, un sénateur ordinaire, concentre entres ses mains tous les ressorts des pouvoirs législatif,

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exécutif et judiciaire. Il est le seul souverain de cet immense empire et peut sans hyperbole ni mégalomanie parler de

Cet empire absolu sur la terre et sur l’onde,

Ce pouvoir souverain que j’ai sur tout le monde,

Cette grandeur sans borne et cet illustre rang... (II, 1, v. 357-359)

Étant donné l’ambiguïté même du régime, et la légitimité chancelante de cet « empereur », son pouvoir ne pouvait manquer d’être contesté, et c’est ce qui arriva en effet.

La nostalgie des institutions républicaines reste très vive pendant tout le Haut-Empire, et nourrira périodiquement des velléités réactionnaires. Sous Auguste, le principat est si mal affermi, et le souvenir des grandes heures de la République célébrées par Tite-Live reste si présent que beaucoup de citoyens, tout en admirant l’œuvre d’Auguste, ne lui pardonnent pas d’avoir sabordé l’ancien régime sous couvert de le restaurer. Aussi n’est-il pas surprenant que l’empereur, perçu comme fossoyeur de l’ancienne République, ait eu à faire à face à de nombreux complots visant à le destituer au profit du Sénat et d’un retour aux anciennes institutions. La conjuration de Cinna n’est qu’une des conspirations qui se tramèrent contre le premier empereur de Rome.

Dans de telles conditions, la tragédie historique ne pouvait manquer d’être aussi une tragédie politique.

2. CORNEILLE, PENSEUR POLITIQUE

Les travaux de Georges Forestier7 tendent à minimiser l’importance de la réflexion politique chez Corneille : l’idéologie politique ne serait qu’une « broderie », mise en place après coup pour justifier l’intrigue et « motiver » (au sens où Genette emploie ce mot) les actions des personnages. Mais que le projet cornélien soit d’emblée investi de considérations politiques, ou qu’au contraire la politique ne vienne que couronner, pour les besoins du drame, la tragédie, il n’en reste pas moins que, aux yeux du lecteur ou du spectateur, elle n’en constitue pas moins un des enjeux principaux de la pièce.

7 En particulier son Essai de génétique théâtrale, Paris, Klincksieck, 1996.

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a) L’histoire d’une conjuration sous Auguste : de l’anecdote à la tragédie

L’épisode des Horace, l’un des plus fameux de l’histoire romaine, est bien connu de tout le monde ; celui de la conjuration de Cinna (-13 A.C.), qui échoua et tomba rapidement dans les oubliettes de l’Histoire, nous paraît plus obscur, et c’est peut-être la raison pour laquelle Corneille a cru bon de reproduire, en tête de son édition, les deux principales sources où il avoue avoir puisé : un texte en latin tiré d’un traité de Sénèque, et son adaptation en français par Montaigne. Privilégiant la vérité surprenante au vraisemblable qu’il jugeait banal, il tenait à garantir à son public qu’il n’avait rien modifié à la trame historique et véridique de l’action, quelque extraordinaire que celle-ci semblât.

En l’occurrence, il n’y pas lieu de douter a priori de la sincérité de sa démarche : le récit le plus développé qu’on ait conservé de la conspiration de Cinna est en effet celui relaté par le philosophe Sénèque, précepteur de Néron, dans son traité De Clementia composé vers 54 P.C. Dans cet ouvrage, pour inviter le jeune empereur, son élève, à la clémence, Sénèque lui relate comment Auguste, son ancêtre, préféra pardonner à Cinna, qui conspirait contre lui et voulait l’assassiner, plutôt que de le condamner à un cruel supplice.

Alors qu’Auguste avait dépassé la quarantaine, un délateur l’avisa que son protégé Cinna, descendant de Pompée, avait fomenté un complot et voulait l’assassiner au milieu d’un sacrifice. L’empereur, connu jusque là pour sa cruauté, s’apprêtait à châtier le coupable, et convoqua à cet effet un conseil. Il préféra toutefois suivre les recommandations de l’impératrice Livie, qui préconisait de changer de politique et de faire preuve de modération. A partir de cette date, le cruel Auguste devint, jusqu’à la fin de son règne, célèbre pour sa magnanimité et sa clémence. Cette grandeur d’âme dissuada ses ennemis de plus rien tenter contre lui.

Ce passage de Sénèque est devenu particulièrement célèbre en France après que Montaigne en a repris la teneur dans le premier livre des Essais (I, 23). Il faudrait ajouter à ces deux sources avouées un

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passage de l’Histoire romaine de Don Cassius8 rapportant cet épisode. Cet historien, dont Corneille ne parle pas, mais qu’il ne pouvait pas ne pas connaître, reconstitue longuement, en particulier, le discours de Livie.

Célèbre au plan philosophique et littéraire dans la mesure où elle constitue un des « lieux » rhétoriques de la clémence, la conspiration de Cinna apparaît assez obscur au plan historique, de sorte que, jusqu’à aujourd’hui, les historiens n’en savent guère davantage sur les circonstances du pardon impérial9 .

Ce souci de la vérité qui anime Corneille ne ressort pas toutefois au scrupule de l’antiquaire : étant donné la maigreur de sa source, l’auteur de théâtre a le droit, et pour ainsi dire le devoir, de faire parler les silences de l’Histoire, voire d’ajouter des intervenants dont il n’est pas absolument possible qu’ils aient pu être présents, et surtout qui sont indispensables à la construction dramatique. Il construit aussi à partir de presque rien les personnages de Maxime, Euphorbe et Émilie, dont il fait, comme l’a montré G. Forestier dans la préface de l’édition au programme, un double de l’empereur et, d’un certain point de vue, le principal personnage de la pièce. La « broderie » était ici indispensable pour métamorphoser l’anecdote en pièce de théâtre. Elle consiste pour l’essentiel à condenser dans la même pièce deux épisodes disjoints de l’histoire d’Auguste : la conjuration de Cinna, qui prend place en 13 A.C., et la tentation de l’abdication, beaucoup plus ancienne, puisqu’elle date du début du règne, lorsque Octave était assisté de Mécène et Agrippa. En assimilant implicitement Maxime et Cinna aux deux très proches conseillers d’Octave, Corneille accroît ainsi considérablement la gravité du complot, et la tension dramatique. Il est vrai que l’enjeu est de taille : il s’agit rien moins que de mettre à mort l’empereur, sous prétexte d’exercice tyrannique du pouvoir.

b) Vive l’empereur, à bas le tyran !

(1) La libertas ou la mort

Le passé récent n’est en rien, chez Corneille, un prétexte à déployer seulement un décor grandiose et un arrière-plan solennel : si le passé

8 Voir en annexe l’extrait de Don Cassius (livre 55, § 14 à 22). 9 « Les commentateurs ont toujours tourné en rond autour des données rares et peu

précises qu’a livrées Sénèque sur le sujet », écrit ainsi André Chastagnol (« Lueurs nouvelles sur la conspiration de Cinna », Mélanges de l’École française de Rome. Antiquité, Année 1994, Volume 106, Numéro 1, p. 423 – 429).

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récent est obstinément revendiqué par Émilie, Maxime et Cinna, c’est parce qu’il justifie à leurs yeux leur intention de tuer Auguste. Les conjurés rêvent, une fois l’empereur disparu, de rétablir la République disparue. Lorsqu’ils décrivent ce régime dont ils ont la nostalgie, c’est moins le jeu tatillon des institutions qu’ils mentionnent, que la valeur à laquelle ils l’associent, et qui représentent pour eux le summum bonum politique : « la liberté ». Le seul substantif revient à seize reprises et, à une occurrence près, toujours dans la bouche des trois chefs de la conjuration : à deux reprises chez Emilie (v. 110, 1305), 6 chez Cinna (« Avec la liberté, Rome s’en va renaître », v. 226), 7 chez Maxime, qui rappelle par exemple que l’aïeul de son ami, Pompée, « a combattu pour la liberté » (v. 564), et qu’il aspire pour sa part à « voir Rome libre » (II, 2, v. 651) ; Auguste, fossoyeur de la liberté, la mentionne même ironiquement, lorsqu’il dénie à Cinna d’avoir agi pour des intentions pures (V, 2, v. 1501-1505 : « Affranchir ton pays du pouvoir monarchique ! [...] si la liberté te faisait entreprendre [...] »). Cette « liberté » rêvée et revendiquée est à entendre non au sens de licence, mais au sens latin de libertas, c’est-à-dire de capacité pour les citoyens à prendre en mains leur destin politique, à élire leurs magistrats, à choisir leurs lois de façon sinon absolument démocratique (la République romaine, censitaire, n’a jamais été vraiment démocratique), du moins suffisamment pluraliste. Cicéron célèbre ainsi cette liberté « qui ne réside dans aucune cité, sauf dans celle où le pouvoir du peuple est souverain. Et certes, rien ne peut être plus doux que la liberté10 ».

(2) Tyrannicide ou sacrilège ?

Au plan politique, le principal problème concerne la justification juridique de l’action entreprise par les conjurés : du point de vue du droit, ont-ils raison de vouloir tuer Auguste ? La réponse à cette question dépend de la façon dont on envisage l’empereur : selon qu’on considère qu’il est un souverain légitime ou un usurpateur, les conspirateurs seront ou non fondés à vouloir l’éliminer physiquement. C’est ainsi toute la question, parmi traditionnelle depuis l’Antiquité, du tyrannicide, que Corneille pose dans sa tragédie, pour en montrer l’épineuse complexité. Le terme « tyran » revient de façon si obsédante dans la pièce qu’on ne saurait reléguer cette question au rang de « broderie » secondaire ; on compte en effet pas moins de 29 occurrences des mots « tyran » ou « tyrannie », et toujours dans la bouche des chefs de la conjuration pour

10 De Republica, I, 31. Voir Mario Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours,

Paris, P.U.F., 2001, p. 136.

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dénoncer le pouvoir d’Auguste : de Maxime reprochant à Cinna sa servilité (« Un chef des conjurés flatte la tyrannie », II, 2, v. 649), à Émilie « seule contre un tyran » (III, 4, v. 1023), en passant par Cinna qui insinue que « César fut un tyran », de telles de prises de position renvoient directement à l’effervescence autour de la question du tyrannicide : loin d’être un débat purement théorique, ces questionnements juridiques évoquaient pour les spectateurs des réalités contemporaines.

La question du tyrannicide est fort ancienne, et l’assassinat des tyrans trouva de longue date d’éminents défenseurs : Démosthène considère ainsi que le meurtre du tyran est un devoir civique, et le modèle du parfait dévouement démocratique ; à Rome, au temps des guerres civiles, c’est au nom de cet impératif que Cicéron justifia l’assassinat de César, fomenté par les Républicains pour le compte du Sénat. Au Moyen-Âge, face à la nécessité de lutter contre des monarques hérétiques, le thème du tyrannicide investit de nouveau le champ politique : malgré le commandement biblique « tu ne tueras point », Jean de Salisbury (XIIe siècle) est ainsi amené à distinguer les « tyrans d’origine » (c’est-à-dire les usurpateurs) des « tyrans d’exercice » (c’est-à-dire les rois qui ont acquis le pouvoir par des voies légales mais gouvernent mal leurs peuples) ; saint Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, fixe les règles du tyrannicide d’après les principes du droit naturel11. Il autorise le meurtre du tyran dans les quatre limites suivantes : d’abord, un tel acte perpétré sur un tyran d’origine n’est légitime que tant que ce dernier n’a pas acquis un juste titre ; ensuite, l’initiative du tyrannicide ne peut être individuelle : seule une autorité supérieure au tyran peut agir contre lui ; il convient encore que la législation du pays précise que le droit de se choisir un prince appartient au peuple, qui peut alors mener une révolte officielle, au nom de toute la communauté, pour renverser le tyran ; enfin, la révolte ne peut être légitime qu’à la double condition de ne pas risquer d’entraîner des maux plus graves encore, et d’être quasi assurée du succès. Au XVIe siècle, les guerres de religion entraînent un retour des doctrines du tyrannicide, d’abord à l’instigation des protestants qui acceptaient mal l’autorité d’un roi catholique ; plus tard, au moment de l’avènement de Henri de Navarre sous le nom de Henri IV, le tyrannicide trouva des partisans dans le camp opposé, celui des ligueurs catholiques hostiles à un roi issu du protestantisme, et pour lesquels la fidélité religieuse devait primer toute autre considération. Le ligueur Jean Boucher considérait ainsi qu’il « est permis à chacun de tuer l’hérétique ou son allié », et composa en 1595 une Apologie pour Jean Chatel – celui-ci

11 II Sententiae, d. 44, qu. 2, a 2.

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s’était rendu coupable d’une tentative d’assassinat sur la personne de Henri IV en décembre 1594. Les jésuites, de leur côté, affichaient des positions si ouvertement favorables au tyrannicide qu’on a pu attribuer l’attentat de Ravaillac contre le roi à l’influence d’un traité monarchomaque composé par un membre de la compagnie de Jésus, le De Rege de Juan de Mariana (1599). À la même époque, d’autres penseurs politiques étaient plus modérés, d’autant que la mise en place de l’absolutisme tendait à présenter les rois comme des figures sacrées et inviolables. Entre les « monarchomaques » qui légitimaient le tyrannicide, et les partisans de l’absolutisme qui sacralisaient la personne royale, la controverse était vive, et ne restait pas cantonnée aux débats d’école : Henri IV, qui mourut de la main de Ravaillac en 1610, expérimenta à son corps défendant ces nouvelles théories ; Charles Ier d’Angleterre, avant de périr sur l’échafaud en 1649, put lui aussi mesurer les conséquences toutes pratiques et concrètes des idées « tyrannicides » défendues par ses adversaires du Parlement. Dans ce contexte, ces thèses d’actualité étaient propres à enflammer l’opinion – et le public d’un théâtre.

Dans la pièce elle-même, Corneille fait en sorte de brouiller les pistes : les circonstances historiques de la conspiration de Cinna étaient assez floues pour permettre à Corneille de modeler à loisir cet épisode ; peu contraint par ses sources, le dramaturge prend soin de transformer l’anecdote confuse en observatoire des questions que pose le problème du tyrannicide depuis l’Antiquité : l’intrigue est conçue de manière à cristalliser la réflexion sur le tyrannicide et à constituer ainsi un cas d’école sur cette question débattue. Corneille s’ingénie à mettre en fiction plusieurs des éléments clés de la réflexion tels qu’ils lui sont parvenus depuis l’Antiquité ; ainsi, il n’y a pas à s’étonner de l’amitié étroite qui unit Auguste et ses assassins : Cicéron avait en effet expliqué, il y a fort longtemps, que cette proximité du trône et des conspirateurs était non seulement habituelle, mais était une condition indispensable à la réussite du projet, qu’elle rendait encore plus glorieux.

Peut-il y avoir plus grand crime que de tuer non seulement un homme, mais encore un ami ? Est-ce que par hasard, en conséquence, celui-là s’est rendu coupable d’un crime, qui a tué un tyran, quoiqu’il fût son ami ? Ce n’est pas, certes, l’opinion du peuple romain qui, parmi toutes les actions d’éclat, juge celle-ci la plus belle (De Officiis, VI, 32).

Question rhétorique souvent débattue, que Cinna met brillamment en scène pour dévoiler les différentes facettes de cette question. De même, l’époque à laquelle se situe l’action n’est pas indifférente : la réflexion politique sur le tyrannicide s’est fort souvent cristallisée sur ce moment

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où s’installe l’empire et où le retour à la République se révèle de moins en moins probable, c’est-à-dire le moment où, insensiblement, la tyrannie d’Auguste s’installe au point de devenir pouvoir légitime : la difficile transition entre la République romaine et l’empire a en effet alimenté nombre de développements juridiques sur la portée du droit de conquête et les limites droit de résistance. À la suite de saint Thomas, la plupart des juristes contemporains considèrent en effet comme légitime la résistance des citoyens à un conquérant dépourvu de droit à régner, mais seulement jusqu’à ce que celui-ci acquiert des titres légitimes : ainsi, quoique Octave se soit emparé de Rome par la conquête, il est en train d’acquérir, du fait de sa sagesse de son règne, une légitimité qui rend injustes les conspirations destinées à le renverser, et qui auraient été équiables, et même nécessaires, quelques années auparavant12. L’ambiguïté historico-politique rend ainsi indécidable tout partage entre le bien et le mal, le droit et l’iniquité : est-on encore dans ces premiers moments de l’usurpation où, selon les maîtres du droit, la résistance au tyran est non seulement autorisé, mais obligatoire ? Ou, par son règne, Auguste a-t-il déjà acquis assez de titres pour faire figure de souverain légitime ? La tragédie est située précisément dans cet entre-deux : le souvenir des exactions d’Octave est encore assez vif et récent pour justifier la haine des Républicains et nourrir une résistance compréhensible ; « Octave » (ainsi que l’appellent toujours Cinna et Émilie, qui refusent de le reconnaître comme Auguste : II, 2; III, 4, etc.) fut un criminel, ce qu’il admet lui-même, au point de considérer comme juste la tentative de meurtre sur sa personne comme justifiée (« Tu voudrais qu’on t’épargne et n’a rien épargné ! », IV, 2, v. 1131). Il est sans aucun doute, au sens où Jean de Salisbury employait déjà ce terme, un « tyran d’origine », qui ne gouverne Rome que par droit de conquête (« Vos armes l’ont conquise », II, 1, v. 423). Mais il n’est en rien « tyran d’exercice » : la pièce nous montre au contraire un Auguste qui non seulement a rétabli la sécurité et a mis fin à l’anarchie, mais apparaît comme un souverain sage, scrupuleux, soucieux du bien de son peuple et de la justice (il évoque ses « ordres légitimes » qui poursuivent les délinquants : V, 1, v. 1494). La fin de la pièce lèvera l’équivoque : par son geste inouï de clémence, il achève cette métamorphose qui aboutit à la mort d’Octave (voir IV, 3, v. 1248), Auguste subsistant seul, et régnant d’un pouvoir que plus personne ne songe plus à contester. L’impératrice distingue ainsi soigneusement « Octave », responsables de crimes, de « l’empereur » Auguste, innocent car conduit et couronné par le Ciel (V, 2, v. 1608). Si, comme on l’a vu dans un cours précédent, la tragédie

12 (Théorode de Bèze (Dzelzainis bleu: XIII REF)

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affectionne ces moments ambigus et précaires où l’on ne sait plus faire le départ entre le bien et le mal, la justice et l’injustice, Cinna est situé précisément dans un de ces interstices de la morale ; il est à noter que le flou éthique et le conflit de valeurs incompatible ne repose pas sur la subjectivité des personnages, mais qu’il est fondé en droit, puisqu’il y a effectivement, du point de vue juridique, équivoque sur la validité des arguments des conspirateurs.

Livie est une tenante du statu quo, pour des raisons d’ailleurs difficiles à démêler ; Auguste soupçonne son intérêt personnel (IV, 2, v. 1261 : « C’est l’amour des grandeurs qui vous rend importune »), mais elle paraît aussi sincèrement attachée à l’ordre monarchique représenté par son mari. Toujours est-il qu’elle accable les conjurés, et fait valoir des arguments qui sont ceux de l’absolutisme, à l’occasion d’une tirade dont la brièveté n’a d’égale que la richesse de la réflexion politique (V, 2, v. 1605-1617). Ces vers de l’impératrice sont à situer dans une tradition de montée en puissance de l’absolutisme qui débuta avec Jean Bodin (1529-1596) et arrive à maturité sous Richelieu : désormais, on considère que les rois sont les ministres de Dieu, et qu’à ce titre ils sont sacrés, « inviolables », déliés de toute loi humaine puisqu’ils n’ont de compte à rendre qu’au Ciel. « Ceste puissance est absolue, et souveraine : car elle n’a autre condition que la loi de Dieu et de nature ne commande » écrivait déjà Bodin13. Il n’est pas indifférent, de ce point de vue, que le nom d’Augustus soit, au départ, un titre religieux que s’est arrogé Octave César. En 1623, dans la dédicace de son maître ouvrage sur Les Grandeurs de Jésus, le cardinal Pierre de Bérulle écrit qu’un

monarque est un Dieu selon le langage de l’écriture : un Dieu non par essence mais par puissance ; un Dieu non par nature mais par grâce ; un Dieu non pour toujours mais pour un temps. Un Dieu non pour le Ciel mais pour la Terre. Un Dieu non subsistant, mais dépendant de celui qui est le subsistant par soi-même ; qui étant le Dieu des Dieux, fait les rois Dieux en ressemblance, en puissance et en qualité, Dieux visibles, images du Dieu invisible.

L’année où fut publié Cinna, le 18 mai 1643, le parlementaire Omer Talon déclara au tout jeune Louis XIV, qui inaugurait un lit de justice : « Sire, le siège de votre majesté nous représente le trône du Dieu vivant. Les ordres du royaume vous rendent honneur et respect comme à une divinité visible. » Quelques décennies plus tard, Bossuet, dans sa Politique

13 Six livres de la République, Lyon, Jean de Tournes, 1579, Livre I, chapitre VIII, « De la

souveraineté », p. 90.

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tirée des propres paroles de l’Écriture sainte publiée après sa mort en 1709, couronnera cette théorie qu’il portera à son point d’achèvement ; il explique dans cet ouvrage que « l’autorité royale est sacrée » et que « la personne des rois est sacrée » : « Il y a quelque chose de religieux dans le respect qu’on rend au prince. Le service de Dieu et le respect pour les rois sont choses unies [...]. Aussi Dieu a-t-il mis dans les princes quelque chose de divin14. » C’est ainsi la thèse de la quasi-divinité du monarque qu’énonce Livie lorsqu’elle insiste sur le caractère sacré prêté au souverain, lieutenant de Dieu prédestiné à tenir le timon de son empire (V, 2, v. 1613). Quoi qu’il puisse commettre, le monarque absolu est entre les mains du Ciel, qui seul peut le juger et, le cas échéant, le châtier outre-tombe : ni le peuple ni les magistrats inférieurs ne sont plus autorisés, dans un système absolutiste, à renverser un éventuel tyran, auquel chacun sur terre doit au contraire se soumettre sans discuter.

(3) Le doigt de Dieu, l’ombre de Machiavel

Lorsqu’on relit de près cette courte tirade de Livie, qui paraît d’abord une simple reprise des thèses en faveur d’un régime absolu, il n’en reste pas moins qu’elle laisse entendre de curieuses dissonances. L’absolutisme, en effet, a été conçu pour renforcer l’autorité inébranlable du souverain et la continuité dynastique ; la monarchie héréditaire, dira Bossuet, est le meilleur de régimes, et toute rébellion contre le souverain est assimilée à une révolte contre le Ciel. Or, au prix d’une inversion étonnante, Livie use des arguments absolutistes pour légitimer a posteriori une révolution qui a réussi. À ses yeux, c’est la réussite de son entreprise qui prouve après coup le bien-fondé de l’ambition d’Octave : il n’aurait pas pu devenir empereur si le Ciel ne l’avait pas voulu. À bien y regarder, un tel argumentaire pourrait servir la cause des conjurés : s’ils assassinent avec succès le prince, c’est que les dieux sont avec eux...

Un tel renversement, qui fonctionne comme une subversion inversée tendant à justifier le pouvoir en place, invite à reconsidérer ces vers de l’impératrice, qui pourraient bien n’être pas l’éloge univoque de la monarchie absolue de droit divin, mais pourraient valoir comme l’expression d’un machiavélisme bien compris.

Parler du « machiavélisme » de Richelieu, d’Auguste ou de Livie, ce n’est pas porter un jugement moral négatif sur ces personnages, mais tenter d’expliquer leur politique par référence aux œuvres d’un Florentin du XVe siècle, Nicolas Machiavel.

14 Politique tirée de l’Écriture sainte, III, 3e proposition.

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Nicolas Machiavel (1469-1527) est un penseur politique florentin, qui vécut sous Laurent le Magnifique ; il se rendit célèbre par son ouvrage Le Prince (1513), qui découple la politique de l’éthique : un souverain, explique-t-il, ne doit avoir en vue que l’intérêt supérieur de l’État qu’il gouverne, quels que soient les moyens qu’il faille employer pour assurer son pouvoir. De semblables thèses ont suscité l’effroi dans toute l’Europe bien-pensante des XVIe et XVIIe siècles : pour les chrétiens, en effet, cette conception de l’Histoire est non seulement scandaleuse, le champ de la morale et celui de la politique devenant contradictoires l’un avec l’autre, mais aussi proprement sacrilège, dans la mesure où ils estiment qu’il n’appartient pas aux hommes d’acquérir le pouvoir, car c’est Dieu qui le donne, en vertu des paroles mêmes de saint Paul (« Tout pouvoir vient de Dieu », Épître aux Romains, XIII, 1) ; l’Histoire, dans une perspective chrétienne, n’est que l’accomplissement d’une Providence déjà fixée, et les événements historiques déroulent dans le temps la volonté éternelle de Dieu. Or, Machiavel au contraire, conteste vigoureusement ce schéma providentialiste : pour lui, d’une part, l’Histoire n’est pas aux mains d’une force bienveillante, elle est le produit de l’action des hommes, et en particulier des dirigeants politiques ; et d’autre part, personne n’est désigné à gouverner par « nature » : le droit de naissance ne confère pas de droit naturel à gouverner, non plus que la chance ou les qualités morales. Si, à force de vaillance, d’intelligence et d’habileté (virtù), un conquérant parvient à profiter des aléas de l’Histoire (fortuna) pour s’emparer du pouvoir, il est fondé à agir de la sorte. La morale n’entre pas en ligne de compte : il n’est pas nécessaire, souligne à plaisir Machiavel, que le prince soit vertueux ; il y a même bien des vices qu’il est avantageux de cultiver pour se maintenir au sommet de l’État. On ne saurait concevoir une doctrine plus éloignée du « droit divin des princes ». Les juristes et les théologiens de l’Ancien Régime ne s’y sont d’ailleurs pas trompés : pour eux, Machiavel, c’est le diable15. Non toutefois que Machiavel soit un immoraliste cynique, systématiquement « machiavélique » ou pervers : c’est plutôt un pragmatique, soucieux d’efficacité – un « machiavélien », terme où n’entre pas de connotation péjorative. Ainsi, il ne recommande pas au prince de trahir systématiquement sa parole : il lui conseille seulement de ne tenir ses engagements que si ses promesses passées

15 Voir par exemple, pour le domaine anglais mais il en irait semblablement de ce côté-

ci de la Manche, Line Cottegnies, « Machiavel et l'Antéchrist : quelques réflexions sur les représentations du mal pendant la guerre civile anglaise et le Commonwealth (1642-1660) », in Le Mal et ses masques, éd. Gisèle Venet, ENS Éditions, 1996, p. 121-140.

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n’entrent pas en conflit avec ses intérêts actuels16. De même, il avertit le souverain qu’il vaut mieux se faire aimer de ses peuples que de s’en faire haïr, non pour des raisons morales, mais parce que, en alimentant la haine populaire, en s’emparant par exemple des biens ou des femmes de ses sujets, il risque de se faire détester et de devenir la victime de conspirations approuvées par la population (chap. XIX) ; il doit se faire respecter (chap. XIX), se faire estimer aussi par exemple en protégeant les arts (chap XXI), mais Machiavel précise malgré tout qu’il « est plus sûr d’être craint que d’être aimé » pour gouverner tranquillement (chap. XVII). Trahison, mensonge, perfidie sont autant d’armes politiques auxquelles le prince peut recourir si elles sont utiles au maintien de l’ordre dans la cité ; il doit se garder surtout de tout respect scrupuleux de tel ou tel principe religieux ou moral. Bref, « Il faut donc qu’un prince qui veut se maintenir apprenne à ne pas être toujours bon, et en user bien ou mal, selon la nécessité. » (chap. XV). L’honnêteté ou la justice n’entrent pas en ligne de compte. Il est surtout important que le prince sache réagir rapidement aux événements imprévus, qu’il sache saisir au bon moment les opportunités, sans laisser passer les occasions d’agir. C’est à ces prises de décisions dans l’urgence qu’on reconnaît un grand prince, et non à ses qualités morales. Au demeurant, ces techniques que recommande Machiavel ne sont pas dépourvues de toute grandeur puisqu’elles doivent servir, aux yeux du Florentin, à permettre l’unité italienne (chap. XXVI).

Les écrits de Machiavel ont eu, sans que ceux-ci osèrent jamais l’avouer, une influence immense sur les hommes politiques du XVIIe siècle : le Florentin fut le maître à penser de Richelieu aussi bien que de Mazarin. Aussi n’est-il pas surprenant de retrouver, dans Cinna, des traces de machiavélisme au sens propre du terme. Le sujet même, qui porte sur la façon dont un pouvoir devient stable, est au cœur de la problématique du Prince. Machiavel note à ce propos que, dans un État qui fut républicain, « la rébellion est sans cesse excitée par le nom de la liberté et par le souvenir des anciennes institutions, que ne peuvent jamais effacer de sa mémoire ni la longueur du temps ni les bienfaits d’un nouveau maître » (chap. V). D’une façon générale, le comportement d’Auguste atteste, si l’on peut dire, que ce dernier a attentivement médité

16 « Il est sans doute très louable aux princes d’être fidèles à leurs engagements ; mais

parmi ceux de notre temps qu’on a vu faire de grandes choses, il en est peu qui se soient piqués de cette fidélité, et qui se soient fait un scrupule de tromper ceux qui se reposaient en leur loyauté... Pour ne citer qu’un seul exemple pris dans l’histoire de notre temps : le pape Alexandre VI se fit toute sa vie un jeu de tromper, et malgré son infidélité bien reconnue, il réussit dans tout ses artifices. Protestations, serments, rien ne lui coûtait », Le Prince, chapitre XVIII.

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l’œuvre de Machiavel. Ainsi, la façon dont Auguste se comporte avec ses conseillers constitue une illustration du chapitre 23 du Prince (« Comment on doit fuir les flatteurs ») ; l’auteur florentin y donne en effet un certain nombre de recommandations dont l’empereur paraît tenir le plus grand compte :

[Le Prince] doit, s’il est prudent, faire choix dans ses États de quelques hommes sages, et leur donner, mais à eux seuls, liberté entière de lui dire la vérité, se bornant toutefois encore aux choses sur lesquelles il les interrogera. Il doit, du reste, les consulter sur tout, écouter leurs avis, résoudre ensuite par lui-même ; il doit encore se conduire, soit envers tous les conseillers ensemble, soit envers chacun d’eux en particulier, de manière à leur persuader qu’ils lui agréent d’autant plus qu’ils parlent avec plus de franchise ; il doit enfin ne vouloir entendre aucune autre personne, agir selon la détermination prise, et s’y tenir avec fermeté. Le prince qui en use autrement est ruiné par les flatteurs, ou il est sujet à varier sans cesse, entraîné par la diversité des conseils ; ce qui diminue beaucoup sa considération.

Il est ainsi permis de lire la grande scène de la confrontation de l’acte II scène 1 à la lumière de ces lignes du Prince : c’est le souci d’échapper aux « courtisans flatteurs » (v. 362) qui l’engage à consulter ses deux amis, seuls, pour leur demander de le traiter « en ami », avant de les louer d’avoir un cœur franc et « sans fard » (v. 628). Nous voyons l’empereur, comme l’exige Machiavel, faire parler ses conseillers sur le sujet qui l’inquiète, et délibérer une fois pour toutes, après les avoir écouté chacun leur tour. On ne saurait concevoir application plus stricte du système machiavélien. Inversement, la façon dont Livie s’impose comme conseillère sans avoir été consultée agace l’empereur (IV, 3, v. 1219).

La façon dont Octave s’est hissé au faîte de l’État fut également machiavélienne avant la lettre : au conquérant contraint de se montrer sévère, Le Prince recommande en effet de multiplier les cruautés, mais massivement, pour parvenir au pouvoir ; après quoi, il a intérêt à distiller, avec parcimonie d’ailleurs, bienfaits et faveurs. Une fois de plus, l’éthique passe au second plan au profit du seul intérêt du monarque. Il existe en effet un « emploi bon ou mauvais des cruautés » :

Les cruautés sont bien employées (si toutefois le mot bien peut être jamais appliqué à ce qui est mal), lorsqu’on les commet toutes à la fois, par le besoin de pourvoir à sa sûreté, lorsqu’on n’y persiste pas, et qu’on les fait tourner, autant qu’il est possible, à l’avantage des sujets. Elles sont mal employées, au contraire, lorsque, peu nombreuses dans le principe, elles se multiplient avec

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le temps au lieu de cesser. Sur cela, il est à observer que celui qui usurpe un État doit déterminer et exécuter tout d’un coup toutes les cruautés qu’il doit commettre, pour qu’il n’ait pas à y revenir tous les jours, et qu’il puisse, en évitant de les renouveler, rassurer les esprits et les gagner par des bienfaits.17

Octave, bon disciple du Florentin, se montra barbare et inhumain dans son ascension irrésistible vers le trône, non par goût mais par nécessité, avant de couvrir ses ennemis mêmes de faveurs et de bienfaits. C’est là tirer d’exactes leçons du manuel de gouvernement florentin.

Il n’est pas jusqu’à l’objet même de la tragédie qui ne fasse justice à Machiavel, puisque ce dernier avait prévu la faillite fréquente des conjurations. Il expliquait, comme on voit dans la pièce, que « les conspirations tramées par plusieurs […] ont toutes pour auteurs les grands de l’État, ou des familiers du Prince », c’est-à-dire des proches du souverain, des favoris comblés, à qui il « ne manque plus que le trône ». Mais ces conjurations échouent le plus souvent, note Machiavel, par « trahison, légèreté ou imprudence ».

La figure la plus nettement machiavélienne de la pièce est aussi celle qui – cela n’est pas sans surprendre –,est aussi censée, on l’a vu, théoriser la pensée absolutiste : il s’agit de Livie. Avant de rallier, à la fin de la pièce, Émilie à la cause de la monarchie absolue, elle a tenu à Auguste, quelques scènes auparavant, un discours bien plus opportuniste ; à l’acte IV, scène 3, elle donne, sans avoir été sollicitée, un avis à son époux, qui paraît inspiré par la générosité toute cornélienne, mais qui est en réalité dicté par le cynisme le plus dépourvu de scrupule : elle lui conseille la clémence pour assurer sa sécurité et la stabilité du régime. Le pardon qu’elle recommande tire la conséquence de l’échec d’une politique de répression systématique, qui n’a porté aucun « fruit » (v. 1199), qui au contraire « aigrit » la Ville, et s’est révélée à l’usage inutile.

Il convient de poser plus nettement la question de la morale, et des conflits de valeurs antagonistes, à l’œuvre dans la pièce.

17 Le Prince, op. cit., chapitre VIII, « De ceux qui sont devenus princes par des

scélaratesses ».

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C. « QUELQUE PASSION PLUS NOBLE » ? HÉROÏSME

SUBLIMÉ, HÉROÏSME IMMOLÉ

D’Horace à Cinna, Corneille ne modifie pas seulement le moment historique où se place l’action : si, dans cette pièce, le dramaturge retrouve des problématiques déjà développées dans sa tragédie précédente, la façon dont s’articule ces questionnements est neuve, de sorte que c’est la signification même de la pièce, au plan historique et politique, et surtout morale, qui s’en trouve nécessairement modifiée.

1. DES VERTUS MÉDIOCRES

a) Des semences de héros

Cinna, bien davantage qu’Horace et son protagoniste épique et surhumain, met en scène des personnages mêlés, plus conformes aux héros fatigués de la tragédie grecque, déchus de leur piédestal épique, égarés dans un univers qui n’est plus à la mesure de leurs idéaux.

Cinna et Émilie n’ont rien d’odieux, et possèdent même une certaine grandeur : Cinna se targue de générosité (I, 3, v. 164), cherche l’honneur d’être le premier tyrannicide et le nouveau Brutus (v. 244), proclame sa fidélité à la parole et aux serments (v. 242), est tout entier tendu vers la gloire (v. 254 et 258), et fuit la lâcheté (I, 4, v. 307). Si, comme Rodrigue, il peut sembler à l’occasion un peu fanfaron (I, 4, v. 311-316), il démontre au besoin qu’il n’a rien d’un matamore : face à Émilie, il s’engage à tenir sa parole alors même qu’il a compris qu’Auguste était un grand souverain (III, 4, v. 946), quitte à se donner la mort aussitôt (v. 1062 sqq.) ; enfin découvert, il ne cherche pas à esquiver le châtiment ou la culpabilité, et « brave » le trépas qu’il estime inévitable (V, 2, 1541-1556). Cinna, « du sang de Pompée », ne manque pas d’une certaine prestance noble qu’il tient de sa naissance et de sa grandeur d’âme : il n’est pas de la race de ces machiavéliens bilieux que seront par exemple un Prusias ou un Orode ; il compte sur son meurtre pour devenir un héros et se couvrir de gloire, conformément aux lois grecques qui célèbrent les tyrannoctones et leur décernent des récompenses18 ; il escompte qu’on lui accordera les mêmes louanges que celles dont Cicéron honore Brutus :

18 Cicéron cite la loi suivante : « Le meurtrier du tyran recevra les mêmes récompenses

que les vainqueurs aux jeux olympiques ; il demandera au magistrat ce qu’il voudra, et le magistrat le lui donnera » (De Inventione, II, 49, 144).

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Mais ceux d’aujourd’hui sont les premiers à avoir attaqué, le fer à la main, non pas un aspirant à la royauté, mais un roi véritable. Leur action, magnifique en soi et héroïque, s’offre à nous comme un exemple à imiter, d’autant plus qu’ils ont acquis une gloire, dont le ciel, semble-t-il, est à peine la mesure. Car, bien que la conscience d’avoir agi noblement soit à elle seule une récompense, cependant, pour un mortel, l’immortalité, à mon avis, n’est pas à dédaigner (Phil, II, 44, 114).

Plus qu’un héros, un tyrannicide devient aux yeux de Cicéron un immortel ; les traités de l’orateur justifient ainsi l’ambition de Cinna de rejoindre, dans le ciel des héros politiques, Brutus, Harmodios ou Aristogiton. Il ambitionne, par un coup d’essai qui soit un coup de maître, de devenir, à la faveur d’un haut fait mémorable, un héros authentique : « D’un coup mortel la victime frappée / Fera voir si je suis du sang du grand Pompée » (I, 3, v. 238), vers où éclate tout l’orgueil aristocratique du lignage et l’obsession cornélienne de la pureté du sang.

Émilie, elle aussi, apparaît d’abord comme une fille de Chimène : tout entière vouée à l’ambition, à la vengeance familiale, au souvenir de son père, fière de sa naissance, aspirant à la gloire et à l’honneur (I, 1, mais aussi I, 2 v. 97 sqq., etc.), elle est fidèle à la parole donnée (« je l’ai juré, Fulvie, et je le jure encore », I, 2, v. 63) et à la piété filiale (v. 69). Alors que la détermination de Cinna tangue, elle reste inébranlable dans ses résolutions, et rappelle sans cesse son amant à ses « serments » (III, 4, v. 934). Sur le point d’être privée de son secours, elle songe à mettre sa vengeance à exécution toute seule, ou du moins à mourir en tâchant d’y parvenir : « Je saurais bien venger mon pays et mon père » (III, 4, v. 1018 sqq). Chez elle comme chez Cinna, les actes répondent aux paroles d’allure bravache : elle refuse la fuite que lui propose Maxime (IV, 5), se livre et affronte elle-même le tyran, tâchant du même coup de sauver Cinna. Bref, elle se considère elle-même comme une incarnation féminine de la « vertu romaine », telle qu’on l’a définie dans le cours sur Horace : « Je me fais des vertus digne d’une Romaine » (III, 4, v. 978).

La bassesse de Maxime, traître et suborneur, avant de se ressaisir brièvement pour mieux aussitôt se défausser sur Euphorbe de toute culpabilité et de se présenter comme le sauveur de l’empereur (« Si vous régnez encor, Seigneur, si vous vivez, c’est ma jalouse rage à qui vous le devez », V, 3, v. 1672), sert de contrepoint au véritable chef de la conjuration et à son amante : Maxime, double de Cinna, est un poltron qui n’a guère l’étoffe d’un héros, au contraire des deux autres conjurés. D’où vient, dès lors, que les traits héroïques qui caractérisent Cinna et Émilie ne parviennent pas à les constituer en authentiques héros ?

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Pourquoi, alors qu’ils présentent au fond les mêmes dispositions à la vertu et au dépassement que Rodrigue, Horace ou même Camille, ne peuvent-ils atteindre à la même stature surhumaine ?

On peut avancer plusieurs éléments de réponse.

b) Plus tragiques qu’héroïques

D’abord, Cinna et Émilie n’ont pas le monolithisme d’un Horace ni d’une Camille : plus fidèles en cela au personnage tragique traditionnel que leurs prédécesseurs immédiats chez Corneille, ils sont déchirés, écartelés entre des systèmes de valeurs contradictoires. Cette fracture identitaire est particulièrement marquée chez Cinna, qui en acquiert une richesse et une profondeur saisissantes.

Si la détermination du personnage éponyme ne peut manquer de chanceler, c’est que, impatient de devenir héros, il a choisi pour y parvenir la voie la moins glorieuse qui soit, celle de la trahison, du mensonge et de la dissimulation : « Une âme généreuse, et que la vertu guide, fuit la honte des noms d’ingrate et de perfide » (III, 4, v. 969-970). Quelles que puissent être les cautions, cicéroniennes en particulier, susceptibles de légitimer son geste, il n’en reste pas moins que nul ne sort grandi de la duplicité ni du meurtre par surprise ; si Émilie (III, 4, v. 974) ose affirmer que « la perfidie est noble envers la tyrannie », Cinna est trop fier aristocrate pour jamais penser que la parole, en aucun cas, pût être rompue par un homme de cœur. Il y a donc une contradiction interne dans le projet de conjuration qui, en supposant qu’elle eût pu réussir, n’aurait pas suffi peut-être à métamorphoser l’auteur du meurtre en héros.

À cet obstacle interne s’en ajoute un autre : au fur et à mesure des progrès de l’action, Cinna est de moins en moins certain que l’empereur est un tyran digne du trépas ; sa fascination pour son maître transparaît dès la grande tirade de l’acte II, où il le persuade de rester sur le trône (II, 1, v. 565-620). Cette prise de conscience inopinée a pour effet de diviser le personnage éponyme entre des fidélités contradictoires : d’une part, la promesse qui le lie à Émilie, à qui il a promis de tuer Auguste ; d’autre part, l’allégeance qui l’oblige envers son empereur, en qui il reconnaît un bon monarque, digne de régner, et qu’il admire au point d’aspirer à devenir son esclave (« C’est l’être avec honneur que de l’être [esclave] d’Octave », III, 4 v. 982). C’est parce qu’il est mû par des aspirations héroïques qu’il craint de mal agir, et de perdre son honneur précisément en commettant l’assassinat qui devrait lui assurer la gloire (v. 969-972) : « Une âme généreuse, et que la vertu guide, / Fuit la honte des noms d’ingrate et de perfide ». Égaré, sans repères, Cinna a perdu le sens du

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bien et du mal, et ne sait plus si le crime qu’il projette fera de lui un héros ou un monstre. Hésitant comme un nouvel Hamlet, mélancolique et malheureux19, il ne se décide qu’avec peine à agir et, à la fin de l’acte IV, va au massacre à reculons. Entre Émilie, plus monolithique, héritière d’Horace et Camille, et d’autre part Auguste, qui pousse la générosité jusqu’à sublimer et transcender justice et nature au nom d’un idéal grandiose, Cinna apparaît ainsi comme pleinement tragique : Georges Forestier, dans la préface de l’édition Folio, le regarde ainsi à juste titre comme le héros tragique de la pièce, balançant entre le scrupule et le remords, la soif d’agir et une paralysie timorée. Enfermé dans un dilemme dont il n’arrive pas à sortir, confronté à des valeurs irréconciliables entre lesquelles il ne parvient pas à se trancher et qu’il n’arrive ni à hiérarchiser, ni à dépasser, il est réduit à l’inaction, et incapable de songer à d’autres issues que la mort (III, 4, v. 1062)20.

Certes, Cinna n’est pas le premier personnage cornélien à être la proie d’un dilemme ; mais ici, le dilemme n’est plus le moteur d’un grandiose dépassement. Rodrigue, naguère, livrait un duel contre le comte à l’issue d’un choix positif : « Allons mon bras, sauvons du moins l’honneur, / Puisqu’après tout il faut perdre Chimène » (Le Cid, I, 5). Cinna n’est pas de la même trempe : la promesse qu’il envisage finalement de respecter est vidée de son sens, dans la mesure même où il ne croit plus ce qui la fondait. L’engagement envers Émilie n’est plus qu’une forme creuse, que le chef des conjurés n’envisage éventuellement de remplir que par préjugé aristocratique, après avoir tenté de se délier de sa parole. Héros tragique « empêché », dit Georges Forestier, Cinna ne parvient ni à montrer son héroïsme en tuant Auguste, ni à se suicider glorieusement. Il a tout juste assez de clairvoyance pour percevoir la grandeur de son crime, sans y renoncer pour autant.

Cette impuissance à surmonter ses conflits intérieurs tend à faire de cet apprenti héros un faible : victime d’une ironie tragique dont Auguste est l’agent involontaire, il se voit offrir par fidélité à l’empereur ce qu’il escomptait mériter par le meurtre de ce dernier ; silencieux jusqu’à la lâcheté, il laisse Auguste l’accabler d’injures que, vraisemblablement, Rodrigue n’eût jamais supportées : « Tu ferais pitié » (V, 1, v. 1521), « ton peu de mérite » (v. 1522), « ma faveur fait ta gloire » (v. 1527), chefs

19 Hamlet est en proie au « danger mélancolique », note ainsi Hélène Merlin. 20 « Parce que, prisonnier de sa générosité, Cinna ne voit pas d’autre issue que tuer

puis se tuer, il est le vrai héros tragique de la pièce », Folio-classique, p. 21. S’il se décide finalement à respecter sa parole, « c’est que la véritable grandeur d’âme place plus haut la fidélité généreuse à un serment que le souvenir des bienfaits », ibid.

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d’accusation auxquels il ne peut répondre que sur le mode de l’ostentation vaine et creuse, qui n’impressionne pas Auguste (« Tu fais le magnagnime », c’est-à-dire tu joue le rôle du magnanime, v. 1557). Cinna apparaît ainsi bien plus conforme au personnage tragique tel que le définit Aristote, « Ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant » qu’à celui qu’affectionnait Corneille, qui préférait les héros entiers, « des hommes très vertueux ou très méchants dans le malheur » (Discours de la tragédie).

Sa maîtresse, pour être plus intransigeante, jusqu’à sa conversion brutale in extremis, n’en est pas moins elle aussi scindée, sans forcément en avoir conscience, entre des pôles antagonistes. Cette nouvelle Antigone, vouée comme son ancêtre au culte de la famille et du passé21, se double d’une furie vengeresse qui laisse partout affleurer sa colère, sa hargne et sa haine (I, 1 ; I, 22 ; III, 5, v. 1074, etc.). Si l’héroïne de Sophocle était « née pour partager l’amour et non la haine », sa lointaine descendante cornélienne ne vit au contraire que pour assouvir dans le sang son désir de justice. Incapable et insoucieuse de se dominer, et en cela conforme à sa nature féminine telle qu’on la considérait à l’époque, on la voit partout faire éclater sa fureur. Si Chimène poursuivait malgré elle l’assassin de son père, Émilie se livre tout entière à ce goût des représailles qui a fini par absorber tout son être et devenir une obsession. La vengeance était, naguère encore, un idéal aux yeux de Corneille : le premier triomphe de Corneille, Le Cid, était tout entier une vibrante apologie de la vengeance, considérée comme valeur aristocratique et positive. Perdu pour perdu, Rodrigue devait se venger, une fois Chimène devenue, pensait-il, inaccessible. La fille du comte, de son côté, se devait, fût-ce malgré elle, poursuivre en justice l’assassin de son père. Désormais, dans Cinna, la vengeance cesse d’être une valeur érigée en absolu, et se colore de teintes inquiétantes : l’intérêt personnel, la fureur aveuglée, le goût de la revanche sanglante rattachent Émilie à une morale archaïque dangereuse. La réaction vendettale instinctive a beau s’abriter derrière l’alibi de l’intérêt de l’État, la vraie motivation de l’héroïne est ancrée dans la zone la plus primitive de son être. Il est significatif qu’elle ne puisse d’ailleurs justifier son obsession qu’en sélectionnant dans ses souvenirs ; car s’il est vrai qu’Émilie est liée au passé, elle n’en refoule pas moins tout ce qui serait susceptible de contrarier sa monomanie : les efforts d’Auguste pour tenter de se faire pardonner ses crimes comptent

21 « La première remarque qui s’impose au spectateur de Cinna concerne le poids du passé, un

poids qui marque tous les protagonistes et qui finit par les écraser », Revue d'Histoire Littéraire de la France, 2002/3, vol. 102, p. 443-453.

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pour rien, voire deviennent un facteur aggravant et se retournent contre le bienfaiteur (« C’est vendre son sang que se rendre aux bienfaits », I, 2, v. 84). Le dramaturge laisse entendre que cette ardeur déchaînée qui la domine, loin de confiner à la quête héroïque, relève plutôt du déséquilibre mental : Émilie paraît souffrir d’une fixation à Auguste, à la fois assassin du père biologique et père de substitution (Maxime remarque qu’elle l’ « aime comme un père », II, 2, v. 702), et sa haine pourrait bien être le revers d’un amour oeidpien qu’elle ne peut s’avouer : bourrée de complexes, cette fille gâtée d’Auguste ne rêve-t-elle pas de prendre auprès de lui la place de Livie (« Je recevrais de lui la place de Livie Comme un moyen plus sûr d’attenter à sa vie », I, , v. 22) ? La frénésie de l’orpheline n’est-elle pas d’ailleurs entretenus par des liens érotisés avec l’empereur, dont les faveurs multipliées peuvent bien avoir été confusément perçues comme autant de tentatives de séductions ?

Vous savez qu’elle tient la place de Julie, Et que si nos malheurs et la nécessité M’ont fait traiter son père avec sévérité, Mon épargne depuis en sa faveur ouverte Doit avoir adouci l’aigreur de cette perte. (II, 1, v. 638-642)

Auguste ressent-il un désir pour la fille du précepteur (autre figure paternelle) qu’il a proscrit ? Certains vers laissent croire à une passion refoulée, qu’Auguste cherche à assouvir au prix d’un déplacement sur Cinna :

Bien plus, ce même jour, je te donne Émilie, Le digne objet des vœux de toute l’Italie, Et qu’ont mise si haut mon amour et mes soins, Qu’en te couronnant roi je t’aurais donné moins. (V, 1, v. 1469-1472)

Émilie se retrouve couverte de cadeaux par le père adoptif qui tua son père biologique et nourrit pour elle un amour secret : il y a effectivement sinon de quoi devenir folle, du moins provoquer un syndrome maniaco-dépressif où alternent la fougue et la mélancolie.

Cette analyse psychologique, pour sommaire qu’elle puisse être, aurait le mérite de justifier l’injustifiable, et de motiver l’immotivable : le retournement final d’Émilie, passant sans transition de la haine à l’amour, acceptant enfin d’avouer, et de s’avouer, sa passion débordante, et

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essentiellement incestueuse, pour celui dans lequel elle n’a jamais cessé de voir à la fois un père et un amant ; après que l’empereur a loué « sa beauté » et lui a rendu en Cinna « plus qu’un père », elle laisse mourir « sa haine » pour le « maître des cœurs », et se laisse envahir par une « ardeur » d’une autre sorte (V, 3), dont la nature reste assez indéfinie, mais qui s’apparente à un mouvement de sublimation.

Incapable de compromis, Émilie, avant sa conversion, représente un système vendettal fondé sur le cycle indéfini des représailles ; sa vengeance a d’autant moins de chances d’attirer la sympathie du spectateur qu’elle ne parvient même plus, à partir de l’acte III, à persuader son propre fiancé, pourtant chef de la conjuration. Sa haine, quoique tout entière le fruit de valeurs « cornéliennes » (devoir, gloire, honneur, vengeance, famille), paraît rapidement marquée au sceau de l’injustice. Dans la seconde moitié du drame, même Cinna, chargé de la venger par procuration, ne la voit plus que comme une Érynie meurtrière et terroriste. Les valeurs chevaleresques sont ici subverties et changent de sens au point d’être méconnaissables.

Certes, dans cette peinture mitigée que Corneille donne des conspirateurs entre sans doute une part tactique : le dramaturge ne pouvait faire le portrait, à la barbe de Richelieu, de sympathiques et sémillants conjurés ; ces personnages étaient nécessairement réduits, en tant que comploteurs, à la médiocrité morale, plus ou moins répugnante. Mais il se trouve qu’Auguste lui-même, donné in fine comme modèle à admirer et imiter si l’on peut, n’est pas épargné par cette attaque anti-héroïque : empereur désabusé, plus vieux que don Diègue, et surtout sans les certitudes du vieux soldat blanchi sous le harnois, il est hésitant, réduit à acheter l’amitié à coups de faveur et d’argent (V, 1, v. 1447 sqq.), culpabilisé d’avoir chassé Julie au point de tenter de la remplacer (II, 1, v. 638), menacé et traqué, suicidaire pardonnant peut être par crainte de la solitude et besoin d’être choyé (« traitez-moi comme ami », II, 1, v. 399 ; « Soyons amis, Cinna », V, 3, v. 1701) ; Auguste aussi est un personnage humain, trop humain, héros mêlé comme les aiment la tragédie, mais que Corneille ne nous avait pas encore souvent donné à voir.

Et pourtant, de ce souverain qui pourrait n’être que pitoyable, il a fait un authentique héros, le vrai héros de la pièce.

c) Le héros est le roi

À l’époque où s’affirme, sous Richelieu, l’absolutisme royal, Corneille poursuit dans Cinna sa réflexion sur les difficultés et les

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contradictions que soulève un pouvoir royal fort, et en particulier, dans un tel régime, la nature des relations qu’entretiennent le « roi » et le « héros », celui-ci représentant le grand serviteur dont il ne saurait se passer. Horace mettait en scène l’opposition, assez traditionnelle au fond (on en trouverait un précédent fameux dans l’Iliade) entre un souverain, détenteur d’une autorité légitime, et un vaillant capitaine, seul à même de maintenir ce pouvoir. La première tragédie romaine de Corneille s’achevait sur une réconciliation nécessaire où chacun trouvait son intérêt : Tulle, tout en reconnaissant Horace coupable de fratricide, avait trop besoin du vainqueur d’Albe pour oser le condamner ; de son côté, Horace n’obtenait l’impunité pour son crime qu’en se dévouant à la chose publique, c’est-à-dire au service de son roi. Cette confrontation entre un monarque assez faible et un héros solaire et triomphant sera récurrente dans la dramaturgie cornélienne, par exemple dans Nicomède et Suréna, chant du cygne désenchanté du poète, qui verra le héros broyé par un roi lâche, ingrat et aveuglé.

Cinna, qui succède immédiatement à Horace, pose de façon différente la question de la confrontation entre héroïsme et souveraineté. Alors que la tragédie précédente isolait deux fonctions et deux personnages, celle-ci les fusionne : cette fois, le héros est le roi – ou plutôt l’empereur : ambivalent, il est l’image même du héros tragique, mélange inextricable de grandeur et de misère ; il est à la fois Octave et Auguste, déchiré entre son passé de conquérant sanguinaire et la sagesse de son règne présent, partagé entre son désir de vengeance et son aspiration plus haute à accorder le pardon ; il est un personnage complexe, bourrelé de problèmes moraux et soucieux, en même temps, de ses intérêts. Deux visages du monarque cohabitent en effet, qui correspondent à deux regards portés sur lui : « Octave », fossoyeur de la République, tyran prête à tout pour arriver au pouvoir, usurpateur dont les proscriptions ont nourri la haine des Romains, et finalement lassé de ses propres turpitudes ; et « Auguste », auréolé de la gloire impériale, sage restaurateur des institutions, qui a rendu la paix à Rome et a rétabli la justice. Face à cet être scindé et si parfaitement tragique, les conspirateurs n’ont rien d’héroïque : Cinna, conjuré par amour, est falot et dépourvu de toute espèce de « mérite », ainsi que le lui déclare sans ambages l’empereur, en une tirade humiliante qui sera, au fond, sa seule véritable vengeance (V, 1, v. 1509-1541). Seul dans la pièce, Auguste possède, au plus haut point, ce qui fait la caractéristique du héros chez Corneille : la vertu, c’est-à-dire cette énergie, cette combativité qui peuvent être mise au service du plus grand bien comme des crimes les plus noirs, mais qui, toujours, constitue l’essence même du héros cornélien, qu’il soit blanc (Auguste, Rodrigue, Suréna), noir (Cléopâtre)

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ou trouble (Horace). « Le conflit naturel entre le roi et le grand serviteur » dont parle Georges Couton22, c’est dans un face-à-face de l’empereur avec lui-même qu’il se résout dans Cinna.

d) Une obstruction dramatique et narrative

D’un point dramatique, la structure héroïque, dont tous les éléments sont pourtant bien en place, n’arrive pas à se déployer. Ainsi, le lien amoureux qui unit Émilie et Cinna tient du vieux modèle courtois qui exige, depuis l’époque des troubadours, que le chevalier mérite l’amour de sa maîtresse, et se rende digne d’elle en accomplissant pour elle un exploit de nature militaire. Ce modèle courtois, qui a proliféré au Moyen Âge et a envahi les romans de chevalerie à la Renaissance, influence encore Cinna : le lexique précieux (l’adjectif « belle Émilie » est pour le moins inattendu dans la bouche du sanguinaire comploteur, I, 3, v. 249) et le thème du mérite tendent à souligner ce paradigme sentimental conçu comme moteur de l’héroïsme : les deux chefs des conjurés tentent en effet de se faire aimer de leur maîtresse à force de prouesses (« Mon ardeur inconnue, avant que d’éclater / Par quelque grand exploit voulait la mériter », III, 1, v. 724). Rodrigue, naguère, s’en allait le cœur joyeux combattre « Navarrais, Maures et Castillans » après avoir reçu l’espoir qu’un duel victorieux lui permettrait de conquérir définitivement Chimène (V, 1). De même, Cinna escompte « mériter » Émilie par son meurtre (II, 2, v. 696).

Pourtant, ce schéma éprouvé, qui structure si efficacement Le Cid, s’enraye ici. C’est qu’ici, l’idéal chevaleresque est en crise, et même violemment subverti. D’une part, la courtoisie est vidée de toute substance, puisque le haut fait d’armes n’est plus qu’un meurtre par traîtrise ; d’autre part, le don amoureux offert par la Dame se trouve ici réduit à un marchandage, si on en juge par le champ lexical de l’échange et du commerce sans cesse employé par Émilie, qui ne se voit plus elle-même que comme une simple récompense matérielle (« Aussi bien que la gloire Émilie est ton prix », I, 4, v. 276 ; « S’il me veut posséder, Auguste doit périr : / Sa tête est le seul prix dont il peut m’acquérir », v. 55-56.). L’amour courtois n’est plus l’agent d’un perfectionnement moral : il n’est plus qu’une simple tractation mercantile face à laquelle Cinna hésite, inscrivant par là la crise de l’héroïsme dans l’action elle-même, ou plutôt dans son impossibilité.

En dépit des efforts déployés par les conjurés, ceux-ci ne parviennent jamais à prendre l’initiative : meurtre, suicide, trahison

22 Corneille et la tragédie politique, Paris, PUF, 1984.

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incomplète puis fausse nouvelle de la disparation de Maxime et enfin doubles suicides : toutes leurs tentatives pour conduire l’intrigue sont désamorcées. La seule péripétie qui ne soit pas le fait d’Auguste, c’est la trahison de Maxime, mais elle contribue précisément à remettre la suite des événements entre les seules mains de l’empereur. Le seul à faire progresser l’action, c’est Auguste, qui convoque par deux fois les chefs des conjurés, délibère, se montre clément : il est la seule cause des péripéties et anihile toute les entreprises dont il n’est pas l’auteur. Maître du monde, maître de lui-même, il est aussi, au plan théâtral, le maître de l’action, et apparaît comme un double du dramaturge.

2. DÉCONSTRUCTION DE LA VIRTUS

Les rêves d’héroïsme et les postures nobles ne résistent pas à une confrontation des discours avec la réalité du comportement des personnages hantés par la grandeur : perfidie, trahison, dissimulation, mensonges souillent l’honneur des trois conjurés, et participent d’une véritabl opération de « démolition du héros ». Tout se passe comme si Corneille, après avoir glorifié sans nuances la morale nobiliaire dans Le Cid, puis après avoir mis sur scène en guise de héros, dans Horace, un inquiétant surhomme monolithique, poursuivait maintenant un patient travail de déconstruction dont le but est moins de saper cet idéal que de le redéfinir en lui incorporant une dimension transcendante.

a) « Narcisse contrarié23 » : critique de la générosité pure

Pendant longtemps, on s’est plu à opposer la morale cornélienne, toute tendue vers l’héroïsme, la grandeur et le dépassement de soi, et la morale racinienne, gangrenée par la perversité, le soupçon et la « démolition du héros » définie par Paul Bénichou. Sauf à s’en tenir à une vision scolaire poussiéreuse, on ne saurait se contenter de cette dichotomie simpliste : Corneille n’ignore rien en effet des détours de l’amour-propre, ce fléau qui, de l’aveu unanime des moralistes classiques, gangrène toute la vie morale.

Si l’héroïsme est enrayé, si la mécanique chevaleresque et courtoise est bloquée, c’est en effet que ces idéaux aristocratiques, dans Cinna, ne sont plus sous-tendus par les valeurs propres à leur donner un sens. Les

23 J’emprunte ce titre à l’ouvrage de Charles-Olivier Stiker-Métral : Narcisse contrarié.

L'amour propre dans le discours moral en France (1650-1715), Paris, Champion, Lumière classique, 2007.

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valeurs héroïques sont ici impures, et minées de l’intérieur: ne subsiste plus qu’une coquille vide qui suscite plutôt l’indignation que l’admiration. Au début de la pièce, en effet, les protagonistes apparaissent incapables de surmonter la recherche égoïste de leurs propres intérêts pour se hisser au niveau des idéaux qu’ils professent: ils sont piégés par un sentiment que les moralistes du XVIIe siècle considèrent comme la racine du mal, mais qui n’embarrassait pas Corneille auparavant : « l’amour-propre », c’est-à-dire, comme le dira quelques années plus tard La Rochefoucauld, « l’amour de soi et de toutes choses pour soi24 ». Or, lorsque le rideau s’ouvre, tous les personnages sont animés par des mobiles égoïstes, et aucun n’est capable de faire preuve d’un authentique altruisme. Les accents de « générosité » qui caractérisent Cinna sont ainsi vidés de toute substance, car dépourvus de ce qui constitue le socle même de la générosité cornélienne, c’est-à-dire le dévouement gratuit à une cause noble. Qu’ambitionne Cinna, à travers le meurtre projeté d’Auguste? Moins le rétablissement de la République, qui n’est qu’un fallacieux prétexte, que la main d’Emilie ; Emilie elle-même, qu’elle aspire à devenir le symbole de la libération (« La liberté de Rome est l’œuvre d’Émilie REF), ou qu’elle veuille retenir Cinna par peur de perdre un amant, ne songe qu’à elle, son intérêt et son plaisir, et guère au salut des conjurés. Cinna lui-même se flatte d’avoir entraîné derrière lui une foule de patriotes : Auguste nous apprend qu’eux-mêmes ne sont qu’une bande de hors-la-loi perdus d’honneur qui ne peuvent compter que sur l’anarchie consécutive au meurtre d’Auguste pour effacer leurs crimes. Maxime, qui semblait si acquis à la cause de la République, n’est qu’un rival de Cinna dans le cœur d’Émilie, et Livie elle-même, machiavélienne, se soucie surtout de rester au pouvoir par l’intermédiaire de son époux. Ainsi, chacun poursuit son intérêt personnel, sans souci de celui de l’État. Tous, certes, sont avides de « gloire », mais cette image avantageuse qu’ils veulent donner d’eux-mêmes (« Plus le péril est grand, plus doux en est le fruit / La vertu nous y jette, et la gloire le suit », I, 2, v. 131-132) n’est encore qu’un avatar du monstre de l’Orgueil, le péché le plus grave aux yeux de Dieu, puisque ce fut celui de Satan lui-même. Le vertueux Auguste échappe-t-il lui-même à cette tentation ? Avide d’amitié, craignant la haine, soucieux de régner sur les cœurs (IV, 1, v. 1080-1099 ; cf. aussi II, 1 v. 399 et 627), il aspire lui aussi au bonheur personnel (IV, 3, v. 1228), et n’hésite que sur les moyens d’y parvenir : par la voie publique, à la façon de César, ou dans la retraite, comme Sylla. Ce narcissisme entraîne, au plan dramaturgique, une multiplication et une fragmentation des conflits qui, sans mettre en péril l’unité d’action, révèle

24 Maximes, « maxime supprimée », 1.

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l’existence de ces aspirations séparées : Émilie/Cinna, Cinna/Maxime, Maxime/Émilie, Cinna/Auguste, autant de confrontations qui sont des manifestations de philautie.

La confusion du privé ou du public ou, pour parler comme Mme de Lafayette, « de l’amour et des affaires », constitue une forme particulière de ce conflit d’intérêt. L’articulation de la sphère publique et du domaine privé est un thème cher à Corneille, qu’il a déjà traité dans sa première pièce romaine, mais auquel il apporte des solutions nouvelles. La faute tragique des comploteurs consiste précisément dans une confusion entre l’intérêt de l’État, pour lequel ils prétendent se battre en voulant restaurer la République, et leurs intérêts particuliers qui sont les vrais moteurs de leurs actions. L’introduction du personnage d’Émilie et du thème de l’amour ne permet pas seulement à Corneille de pimenter sa tragédie politique d’éléments sentimentaux propres à plaire aux lecteurs de L’Astrée : il s’agit aussi pour lui, bien plus profondément, de manifester cette tension entre les objectifs individuels et divergents de chacun des protagonistes, et l’idéal qu’ils proclament, et qui ne les concerne que très secondairement. Émilie n’a pas trop de difficultés à conjuguer sa conception de la chose publique avec son devoir de fille : « Joignons à la douceur de venger nos parents / La gloire qu’on remporte à punir les tyrans » (I, 2, v. 108) ; mais lorsqu’on lit de près l’argumentation qu’elle met en place, on s’aperçoit que la défense de l’État n’est qu’un alibi masquant mal ses vrais mobiles, qui sont d’ordre purement privés et familiaux : « Sa perte, que je veux, me deviendrait amère / Si quelqu’un l’immolait à d’autres qu’à mon père » (I, 1, v. 102). C’est bien comme un sacrifice religieux rendu aux mânes de Toranius qu’elle conçoit l’assassinat d’Auguste : « Aux mânes paternels je dois ce sacrifice », I, 2, v. 134). La scission est plus nette chez Cinna, qui proclame qu’il se bat pour la République (I, 3, v. 226-228) avant d’avouer à Maxime, un peu plus loin : « C’est pour l’acquérir [=Émilie] qu’il nous fait conspirer » (III, 1 v. 712). Sans doute ne peut-on se fier à Euphorbe, qui prête à Cinna un cynisme exagéré : « L’intérêt du pays n’est pas ce qui l’engage ; le sien, et non la gloire, anime son courage […]. Sous la cause publique il vous cachait sa flamme » (III, 1, v. 747-750) ; il n’en reste pas moins que les motifs de l’entreprise de Cinna sont pour le moins fort confus : « vos intérêts [d’Émilie] et la cause publique » (I, 4, v. 306) sont à ses yeux indissolublement liés.

b) La mécanique des passions

Les moralistes expliquent que l’amour-propre, qui se masque et se dissimule pour éviter de se faire reconnaître et de laisser voir sa nature

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monstrueuse, se déguise sous des formes acceptables, les « passions ». Corneille passe pour exalter celles qui sont honorables : ambition, vengeance, patriotisme, piété, gloire. Mais dans Cinna, le traitement des passions apparaît fort complexe. Chaque personnage y est en effet livré à une idée fixe, une obsession qui relève de la pulsion instinctive bien plus que de la raison. Ces passions, si on leur laisse la bride sur le coup, mènent sans coup férir à la violence, à la destruction et à la mort, qui eût été l’issue inévitable de la pièce sans le revirement final. Mais elles sont malgré tout le moteur d’une existence toute entière modelée par l’amour-propre : sans elles, la vie n’a plus ni sel ni saveur, et ne mérite plus d’être vécue. C’est ce vide insupportable, que les moralistes appellent « ennui25 », qu’expérimente Auguste à l’acte II : la lassitude qu’il éprouve à gouverner n’est pas celle d’un enfant trop gâté et blasé, c’est le puits sans fond d’une âme qui a entrevu la vanité de sa fonction, qui comprend que son existence est inauthentique et inessentielle, et qui, indifférente à tout, ne voit plus de raison de persister dans son être. « La vie entière est dans le mouvement », écrira Pascal, « le repos entier est la mort » : c’est sous cet angle métaphysique qu’il convient d’interpréter l’aspiration au repos d’Auguste, qui sent bien, comme après lui Mme de Clèves, qu’elle n’est qu’une variante édulcorée, inodore et insipide, du grand trépas. Il regrette que sa charge l’assaille d’inquiétude et ne lui laisse « jamais de repos » (II, 1, v. 376). Son découragement morbide transparaît davantage encore face à Livie : « Après un long orage il faut trouver un port ; Et je n’en vois que deux, le repos ou la mort. » (IV, 3, v. 1235-1236). Les moralistes ont, depuis l’Antiquité, bien connu ce dégoût de la vie, taedium vitae qui procède du vide intérieur et mène au dépérissement, à l’étiolement, et pour finir à la mort. Tel est le tragique de la condition humaine, écartelé entre ses passions mortifères et un néant intérieur qui débouche sur une paralysie létale de la volonté.

Quelques années plus tard, dans son Traité de la comédie composé pour montrer le danger du théâtre, le janséniste Pierre Nicole stigmatisera les tragédies de Corneille, tout entières tournées selon lui vers une célébration des passions :

Toutes [ses] pièces ne sont que de vives représentations de passions d’orgueil, d’ambition, de jalousie, de vengeance, et principalement de cette vertu Romaine, qui n’est autre chose qu’un furieux amour de soi-même

affirme le Solitaire. Cinna ne saurait se laisser réduire à une définition aussi simplificatrice : la soif de vengeances et de meurtres, les chimères

25 Voir Blaise Pascal, Pensées, REF

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de gloire, la mégalomanie héroïque ne sont pas le dernier mot de la morale cornélienne telle qu’elle s’exprime dans sa deuxième tragédie romaine ; il n’est pas exclu qu’on puisse lire au contraire cette pièce comme une virulente mise en garde contre les excès d’un amour-propre qui a tôt fait de s’abriter derrière le paravent de la générosité pour mieux s’avancer masqué. Si l’on peut admettre qu’Horace soit une glorification de la « vertu romaine », Cinna apporte à cet idéal davantage que des nuances, et pourrait bien en constituer le tombeau. Il est sûr, en tout cas, que les ultima verba ne reviennent pas à la vengeance et au tyrannicide : la pièce s’achève bien sur un exploit, mais qui n’a rien de glorieux ni de martial. En faisant le choix de la clémence, en renonçant à châtier les coupables, Auguste prend le risque d’apparaître faible et pusillanime. C’est sur cette grandeur paradoxale, qui a déjà fait couler tellement d’encre, qu’il nous faut nous pencher maintenant à notre tour.

La clémence : un chemin de perfection

Le choc des amours-propres et l’engrenage de la violence ne paraissent guère laisser de doute sur l’issue de la tragédie : l’action, comme il convient à une tragédie, progresse implacablement vers une fin sanglante. Des préparatifs du complot à la consultation impériale, de la division des chefs à la dénonciation, de la dénonciation aux promesses de châtiment, rien ne semble pouvoir sauver les conjurés du supplice :

Il faut bien satisfaire les feux dont vous brûlez, Et que tout l’univers, sachant ce qui m’anime, S’étonne du supplice aussi bien que du crime.

(V, 2, v.1660-1662)

Chacun est dans son rôle : tandis qu’Auguste imagine de savantes exécutions dignes du crime prémédité par ses proches, les conjurés eux-mêmes s’entêtent à « braver » l’empereur et à chercher une belle mort. Or, c’est au moment où le châtiment paraît le plus inévitable qu’intervient l’incompréhensible retournement, qui défie toutes les logiques de la psychologie comme celles de la bonne dramaturgie : la « machine infernale » tragique, au lieu d’exploser, se bloque. La catastrophe prévue n’aura pas lieu. Le déferlement de haine cède devant l’inexplicable geste de clémence impériale qui transformera in extremis une tragédie tragique en « tragédie à fin heureuse ».

Un tel retournement n’est pourtant pas le fruit d’un caprice de Corneille : il invite à revoir la pièce comme un chemin de perfection suivi

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par chacun des personnages. La clémence d’Auguste, et la réconciliation finale, peuvent être vus comme le résultat d’un processus peu visible, mais bien repérable. L’évolution de l’empereur, pour inattendue qu’elle paraisse, a été soigneusement préparée, ou plutôt, pour reprendre le verbe cornélien, « acheminée » : ses propres hésitations, sa lassitude de la cruauté, son désir d’oublier le passé ; sombrant dans l’ennui, aspirant au repos voire à la mort, envahi par le doute, il passe par une nuit de souffrance, un « parcours de déréliction26 ». C’est du fond de cet abysse moral qu’Auguste trouvera pourtant la force de surmonter l’angoisse, la vengeance et la haine : la tentation du pardon le touche dès le début de l’acte IV (« Quelle fureur, Cinna, m’accuse et te pardonne », IV, 2), se trouve renforcée par le discours de Livie à la scène suivante, avant de l’emporter in fine dans le fameux « Soyons amis, Cinna ».

Mais Auguste n’est pas le seul à emprunter cette voie du désintéressement. Si son pardon entraîne, par contagion, celui des conjurés, Cinna avait suivi une évolution parallèle avant même de bénéficier de la grâce impériale. D’emblée, ce personnage complexe semble surtout exercer une vengeance par procuration ; s’il est du « sang du grand Pompée » et fondé à exercer des représailles sur le « tyran », il ne peut s’empêcher d’admirer Auguste : son discours de l’acte II ne serait pas si persuasif si lui-même n’était pas convaincu d’avance, ou s’il ne s’était du moins convaincu en le prononçant : « conservez-vous, seigneur, en lui laissant un maître [à Rome] Sous qui son vrai bonheur commence de renaître… » (II, 1, v. 617-618). Le remords et le scrupule naîtront après qu’il aura reçu des faveurs du prince, et qu’il aura été saisi par « cette bonté d’Auguste », qui paraîtra injurieuse à Émilie (III, 4, v. 931). Entre « l’inhumanité » de sa maîtresse (III, 3, v. 905 ; III, 5, v. 1055) et un empereur « que son âme adore » (III, 5, v. 1058), Cinna doute sans cesse davantage de la légitimité et de la pertinence du meurtre, qui n’apparaît plus à ses yeux comme un tyrannicide (« Auguste est moins tyran que vous », déclare-t-il à son amante, v. 1052). Cette progression a pour effet, tout en le plongeant dans un rets de contradictions, de le libérer des entraves du propre amour et de « l’intérêt » ; à l’acte III, il dépasse le stade du marchandage, et, s’il envisage encore de tuer Auguste, c’est sans espoir de récompense, comme un acte gratuit, et un prélude à son suicide : il se hausse ainsi d’un degré significatif sur l’échelle cornélienne des valeurs. Il franchit une étape supplémentaire au dernier acte lorsque, une fois le complot découvert, il cherche à protéger sa maîtresse aux dépens de ses jours, approchant ainsi d’une forme de pur amour (V, 2, v. 1637-1638). Même

26 J.-P. Landry, art. cit., p. 447.

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cheminement chez Maxime, qui toujours dans cette optique religieuse, apparaît comme un Judas repenti : après avoir trahi son ami pour tenter de s’emparer de sa maîtresse, et simulé sa mort, il décide, bourrelé de remords, de revenir chercher son châtiment (V, 3, v. 1688 : « Souffrez que je meure aux yeux de ces amants »). Parcours plus difficile, enfin, pour Émilie, qui s’abandonne également à la clémence et accepte de recevoir Cinna de la main d’Auguste, au nom d’une gloire mieux comprise que celle qui animait naguère la furie vengeresse. Mais sa conversion a elle aussi a été soigneusement « acheminée » par la main de Corneille ; ainsi, un inexplicable pressentiment, ou une faveur du Ciel, semble la toucher en pleine crise tragique, au moment de la seconde convocation de Cinna par Auguste (IV, 4, v. 1267 et 1291: « D’où me vient cette joie ? »). Est-il permis d’interpréter ce mouvement inopiné comme un premier rayon de la grâce divine ? C’est ce qu’on va se demander maintenant. On fera ici l’hypothèse, que d’aucuns pourront trouver contestable, selon laquelle le parcours qui amènera, peu à peu, les protagonistes à se déprendre de la séduction de l’héroïsme, relève d’un cheminement non seulement marqué par le sacré, mais très directement inspiré par un paradigme cher au christianisme baroque, celui de la « conversion ».

c) La clémence et le sacré

Le nom d’Auguste est d’abord, en latin, un titre religieux qui signifie à peu près « béni par les dieux », et auquel Furetière donne comme définition « majestueux, vénérable, sacré ». De fait, l’on ne peut comprendre le sens de la dernière scène si on l’ampute de sa composante transcendante qui relie Cinna avec la plus ancienne tradition tragique. Bien des liens unissent ainsi le dénouement de la pièce de Corneille avec celui de l’Orestie : une intervention divine, ou ici quasi-divine, permet la réconciliation finale, la substitution d’une justice clémente au cycle infernal de la vendetta, et la restauration d’un ordre qui cimente une société autour de lui. La malédiction qui pesait sur Rome depuis son origine est levée par le pardon d’Auguste, tout comme la voix prépondérante d’Athéna mit fin à la malédiction d’Atrée, tandis qu’Émilie l’Érynie se change en Euménide.

Rome, comme le montrait Horace, était en effet, depuis sa fondation par Romulus, prisonnière de haines et de violences fratricides à qui la Ville devait à la fois sa grandeur – sans le meurtre de Rémus, elle n’eût jamais été bâtie – et sa misère puisque cet assassinat originaire travaille souterrainement toute la cité, à la manière d’une malédiction qui se répète de génération en génération. Horace n’était qu’un épisode illustrant

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ce pacte faustien sur lequel s’est construite la gloire de la ville, et qui exige comme rançon, en échange de sa suprématie universelle, que les Romains versent le sang de leur frère. Si l’histoire de Rome est tragique, c’est qu’elle est indissociable de cette logique vendetalle et de la loi du talion : depuis 753, le sang n’a cessé d’appeler le sang, de Romulus à Horace, d’Horace à Sylla, de Pompée à César. L’anathème originaire a failli, pendant les guerres civiles qui sont comme la version hyperbolique de cette antique malédiction, conduire la Ville à l’implosion.

Tel est l’enjeu de la pièce : Rome, un temps pacifié grâce à Octave, va-t-elle rebasculer, à la faveur de la conjuration, dans le cercle sans fin de la violence et des représailles ? Les conjurés, en prétendant restaurer la République, risquent surtout de faire renaître les factions et les conflits mortifères des décennies précédentes ; Auguste lui-même est tout près de céder aux vieux démons et de supplicier ses ennemis, courant ainsi le péril de voir grossir l’opposition à son gouvernement. Dans les deux cas, Rome retomberait dans l’ornière des conflits fratricides et destructeurs.

Mais il n’en sera pas ainsi : Auguste, par sa clémence, réussit – c’est là le vrai miracle opéré par l’empereur – à mettre fin une fois pour toutes à cette spirale tragique. Pour la première fois, Rome échappera à cette « logique du pire », qui n’est autre que le mouvement même du tragique. Si la Clémence d’Auguste est une tragédie à fin heureuse, c’est que la fin de cette tragédie n’est pas tragique : en pardonnant, Auguste rompt la circularité maudite du temps cyclique, qui est celui de la pulsion de mort, du ressassement et de la répétition du meurtre, et fait entrer son empire dans une Histoire conçue comme temporalité linéaire.

Un tel geste de clémence est d’autant plus difficile à comprendre qu’il est, selon les critères de la justice antique, injuste. À Rome comme en Grèce, en effet, on ne concevait guère la justice que comme distributive : L’option augustéenne de la clémence apparaît ainsi non seulement incompréhensible, mais inique, au regard du système traditionnel de la légalité : le pardon inouï d’Auguste renvoie au néant toute une conception sommaire de la justice, selon laquelle il serait juste que les bienfaits attirent la reconnaissance, et que les crimes appellent les châtiments. En accordant une grâce imméritée, c’est l’idée même d’une justice fondée sur l’endettement réciproque qui vole en éclat, au nom d’une Justice supérieure qui se refuse à calculer, à marchander. Auguste, avant l’ultime péripétie, était enfermé dans cette vision étriquée de la justice, lui qui avait voulu acheter l’affection d’Emilie en dépensant son « épargne », et cru acheter l’affection de ses ennemis en les couvrant de faveurs.

Une fois qu’Auguste a définitivement surmonté cette conception étriquée du droit, il devient capable d’un pardon dont on avait jamais vu

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d’exemple, parce qu’il était parfaitement gratuit et désintéressé. Auguste n’en attend rien, ni gloire, ni sécurité, ni aucun autre avantage qu’un peu de renommée (« Ô siècles ! ô mémoire ! Conservez à jamais ma dernière victoire ! », V, 3, v. 1697-1698). Ce faisant, en voulant « oublier » la faute de Cinna, il bouleverse l’ordre entier du monde, et le sauve de la logique vendetalle pour le faire entrer dans une forme de légalité plus haute.

Pour faire triompher cette vision généreuse de la justice sur l’antique Talion, l’empereur Auguste doit faire effort sur soi-même, venir à bout d’Octave, et établir ainsi définitivement et à nouveaux frais son pouvoir ; celui-ci se trouve bâti désormais non sur la force et la crainte, mais sur l’amour de ses peuples, « la maîtrise des cœurs ».

Ainsi, Cinna est non seulement, pour reprendre l’expression de Jacques Maurens, une « tragédie sans tragique », mais même le tombeau du tragique : la cruauté des anciens dieux, la barbarie du Talion, sont dépassés par une générosité nouvelle, gratuite, sans calcul. Au conflit de deux légalités concurrentes mais chacune légitime dans son ordre, Auguste substitue un système de valeurs unique et partagé, remplaçant ainsi un engrenage destructeur par un système socio-politique apaisé et serein. C’est rien moins que la refondation de Rome que réussit Auguste au dénouement : à la fondation sanglante de Romulus succède celle, pacifique, de son lointain successeur, qui instaure des siècles de paix romaine favorables à l’expansion du christianisme.

Car, à ce stade de l’analyse, il ne faut plus se leurrer : la nature de cette Justice qui transcende la pauvre logique humaine, qui refuse de rendre le mal pour le mal et le crime pour le crime, qui préfère l’amour à la vengeance est, on l’aura compris, de nature chrétienne. C’est sur cette dimension théologique de la clémence d’Auguste qu’il convient maintenant de s’interroger.

d) Un itinéraire de conversion

Auguste, bien qu’ignorant, pour des raisons historiques évidentes, les enseignements du Christ, paraît toutefois s’y conformer inconsciemment, puisqu’il réalise le programme évangélique dans ce qu’il a de plus épineux et de plus contre-nature : « Aimez vos ennemis » (Luc, 6, 27-29). La clémence finale est déjà, pour Auguste, sans même qu’il le sache, une adhésion de cœur à la « folie de la croix » paulinienne, qui fait éclater les frontières de la morale ordinaire et fait de la faiblesse apparente le signe de la vraie grandeur27.

27 Voir sur ce point Constant Venesoen, REF.

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On le savait de longue date, et les travaux de Marc Fumaroli l’ont confirmé : l’œuvre de Corneille est imprégnée de la pensées jésuite, et il n’a pas exclu qu’on puisse repérer, souterraine, l’action de la grâce moliniste sur les personnages.

Les augustiniens stricts (par exemple les « jansénistes »), considéraient que sans la grâce du Christ, les hommes n’avaient en propre que le malheur et le mal, que les « œuvres », c’est-à-dire les bonnes actions, étaient impossibles sans la grâce, et que par conséquent, les païens étaient exclus du salut. Les jésuites, leurs adversaires, étaient plus optimistes : proches du néo-stoïcisme, ils considéraient que l’être humain n’était pas entièrement corrompu et voué au mal ; au contraire, il restait en lui une étincelle de divinité, une bonté, une humanité qui le rendaient capables de faire le bien avec ses propres forces. Il n’y a pas pour eux de destin préétabli, pas de grand livre où notre sort est écrit : chacun de nous est capable de choisir le bien, et ainsi de faire son salut. Un théologien jésuite, Luis Molina (1536-1600), avait bâti un système théologie de la grâce divine qui s’accorde avec cette vision optimiste de l’être humain, dont Corneille hérite : pour Molina, tous les hommes ont en eux une parcelle de divin, une « grâce suffisante », qui les met en mesure de faire le bien, et de s’attirer par là une surabondance de grâce divine.

Or, c’est précisément cette mécanique du salut acquis par les œuvres qu’on voit se mettre en place dans Cinna : le personnage éponyme, pourtant déterminé à être l’adversaire de l’empereur (« ennemi avant que de naître »), parvient à se libérer du poids de cette fatalité et à donner lui-même à son existence une orientation inattendue, qui lui permet d’accéder à la vraie générosité et d’accepter le pardon impérial : les faveurs d’Auguste finissent par susciter dans son cœur, où subsiste une part de grandeur, un salutaire repentir qui le guide sur la route d’un dépassement, et d’une liberté qui n’est pas licence ; Cinna s’affranchit d’un esclavage subi et tyrannique envers Émilie (III, 4, v. 1052), au profit d’une servitude consentie et choisie librement : « Être esclave » d’Octave, c’est « l’être avec honneur » (III, 4, v. 981). Le personnage de Cinna s’écarte ainsi du héros tragique traditionnel, déterminé une fois pour

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toutes, sur qui pèse le poids d’une fatalité. Non qu’il puisse pourtant se sauver sans secours spécial venu d’en haut : Auguste humilie assez Cinna pour que ce dernier ne puisse pas se leurrer sur ce point ; l’empereur lui fait mesurer son absence de tout « mérite », et souligne que, sans sa faveur à laquelle il doit tout, il compterait pour rien dans la Ville : « Tu ferais pitié même à ceux que [ta fortune] irrite / Si je l’abandonnais à ton peu de mérite » (V, 1, v. 1521-1522). Il faudra à Cinna une illumination supérieure pour qu’il franchisse le dernier degré sur l’échelle de perfection et participe ainsi à la l’apothéose de l’empereur. Auguste, de même, fait effort sur lui-même (« Je suis maître de moi comme de l’univers » (V, 3, v. 1696) afin de résister à la tentation de la cruauté et de s’élever vers une forme supérieure de clémence. Plus que tout autre, il parviendra à résister aux pressions de l’habitude, aux routines du tempérament, et même des règles normales de la justice, qui le poussent vers la cruauté d’un châtiment qui paraît d’abord la seule issue possible (V, 2, v. 1662) : dégagé de tout lien, il sera lui aussi conduit, par un effort de maîtrise sur soi-même, à user d’une liberté supérieure en vue d’un bien dont il n’y eut jamais d’exemple. Le retournement final, qui tient du deus ex machina, pourrait ainsi passer pour une maladresse ; en réalité, il n’est aussi brutal que parce que Corneille voulait donner à « voir », autant qu’il est possible, le miracle d’une conversion, qui implique un changement de plan et une ouverture sans transition vers la verticalité.

Un tel parcours de conversion est aussi, nécessairement, renoncement aux morsures de l’amour-propre et accès au véritable amour, ce « pur amour » altruiste et généreux en ce qu’il est oubli de ses propres intérêts. Les personnages sont amenés à comprendre peu à peu que l’orgueil, les fantômes de l’honneur, les chimères de la gloire, le souci de leur sécurité et de leur vie, l’amour et l’amitié mêmes, en tant qu’attachements à des êtres périssables et illusoires, sont autant de leurres dont il faut se déprendre pour accéder à un plan supérieur de l’être.

Une telle métamorphose, même pour un proche des jésuites, ne paraît pas possible sans le secours de lumières spéciales venues du Ciel. Auguste a-t-il reçu la grâce ? Guidé par Dieu comme les prophètes de l’Ancien Testament, il semble bien qu’il soit un chrétien qui s’ignore. Il prend pour triomphe de la vertu stoïcienne (V, 3, v. 1696) ce qui relève de quelque chose de plus grand que la philosophie humaine. Il est dans l’orbe de la grâce sans le savoir encore : contemporain du Christ, qui est né sous son règne, il reçoit, l’un des premiers, l’influence salvifique de cette nouvelle grâce, infiniment efficace, que procure le Fils de Dieu, et qui n’exempte pas, selon les jésuites du moins, les païens eux-mêmes. Auguste, illuminé par cette grâce puissante, instaure, dans l’ordre de la

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cité terrestre, une bienfaisante paix romaine qui s’étendra sur plusieurs siècles et servira de terreau à l’avènement de la cité céleste.

La clémence d’Auguste n’est pas seulement le dénouement fameux d’une tragédie : c’est un moment dans cette trilogie que constituent, mises bout à bout, les trois tragédies romaines. Ces trois pièces constituent en effet trois étapes sur le chemin de la Providence : Horace découvre la vertu romaine, entière, avec ce qu’elle peut avoir d’effrayant de sauvage et de primitif ; Cinna laisse voir les limites de cette « vertu » faite d’honneur et de gloire et qui, lorsqu’elle est mal comprise et dévoyée, se réduit à de destructrices fureurs d’amour-propre. Auguste révèle l’existence d’une vertu plus haute, d’une générosité désintéressée qui passe par la clémence et le pardon, mais ce sont encore des qualités humaines, quand bien même elles seraient secrètement inspirées par le Ciel. Ce nouvel ordre de vertus, ces « vertus venues d’ailleurs », pour reprendre l’expression de Gérard Defaux28, transfigurent un idéal nobiliaire élitiste, fondé sur le code aristocratique, en un idéal différent, qui incorpore un sens de l’humanité, dont Horace manquait singulièrement. Avec Auguste, on découvre que « l’homme passe infiniment l’homme », mais il manque encore la clef pour comprendre la nature de cette métamorphose29. La christianisation est réelle, mais ne travaille encore que secrètement les âmes des protagonistes.

Polyeucte représentera l’étape suivante dans la grande fresque providentielle des desseins de Dieu sur le monde : cet empire romain dont Auguste a fait, pour parler comme Pascal un « tableau de la charité », se métamorphosera, grâce au sang versé des martyrs, en empire chrétien. Si la clémence d’Auguste refonde Rome et ouvre la voie à un régime juste et généreux, mais encore humain, l’iconoclastie de Polyeucte constituera, bien plus tard, un autre geste inaugural, et assurera la transition conscience de l’ordre humain à une monarchie divine, dont les lois sont inspirées directement par les commandements du Christ. Polyeucte constitue de ce point de vue le terme et le point culminant d’une trilogie romaine entamée avec Horace.

e) Une clémence calculée ?

La Nouvelle Critique a tenté, sans beaucoup de succès, de contester cette lecture éthique et religieuse de la magnanimité d’Auguste. Pour

28 Gérard Defaux, « Cinna, tragedie chrétienne ? Essai de mise au point », MLN, vol.

119, Number 4, September 2004 [French Issue], p. 718-765. 29 « Cependant, nous préférons en rester à une interprétation purement

éthique de l’œuvre », estime J.-P. Landry, art. cit., p. 451.

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Doubrovsky30, par exemple, explique que la clémence est de nature anti-chrétienne : il s’agirait au contraire pour le héros de se rendre le rival de Dieu, à travers l’exercice d’un libre arbitre et d’une volonté que rien ne doit pouvoir limiter, afin de satisfaire ce « culte orgueilleux du moi » qui caractérise, selon lui, le héros cornélien. Plus près de nous, Christian Biet insiste sur l’opacité des signes théâtraux, et en conclut qu’on ne peut rien savoir des motivations réelles d’Auguste, qui peut bien s’être laissé convaincre par Livie. Est-ce à dire que la clémence choisie par Auguste doit être ramenée à des mobiles d’amour-propre, à un calcul bien compris de son intérêt ? Est-il lui aussi machiavélien, mais parvenu à un point d’accomplissement tel qu’il masque son machiavélisme sous les apparences de la vertu ? Christian Biet se plaît à souligner l’importance possible des propos de Livie, qui peuvent avoir porté : « Auguste n’est-il pas soupçonnable d’avoir compris, grâce à Livie, qu’il est plus intéressant d’être clément pour légitimer son pouvoir que de céder à la colère et à la vengeance31 ? » ; de fait, si à la lettre, le conseil de l’impératrice ne paraît pas être inspiré par l’auteur du Prince, celui-ci préférant le châtiment sévère et ponctuel à la clémence qui pourrait passer pour une faiblesse, il n’en reste pas moins que, dans son esprit, la recommandation de Livie est dictée par l’utilitarisme et l’efficacité, en rien par la morale ; elle est en cela essentiellement machiavélienne. Par ailleurs, on trouverait malgré tout dans le manuel du Florentin des passages où il préconise de s’attacher l’amour de son peuple par des gestes de clémence, qui frapperont d’autant plus l’imagination qu’ils sont inattendus. Des metteurs en scène ont ainsi pu choisi de présenter un Auguste cynique, trompant délibérément Cinna au moment où il lui pardonne, jouant la comédie, soucieux seulement de sa sécurité et de son maintien sur le trône. Au XIXe siècle, l’acteur Monvel, par exemple, prononçait

le ‘Soyons amis Cinna’ d’un ton si habile et si rusé que je compris que cette action n’était que la feinte d’un tyran, et j’ai approuvé comme calcul ce qui me semblait puéril comme sentiment. Il faut toujours dire ce vers de manière que, de tous ceux qui l’écoutent, il n’y ait que Cinna de trompé.32

Il n’est pas interdit de supposer que les propos de Livie, d’abord rejetés, aient pu travailler souterrainement l’empereur, et que son pardon final,

30 Corneille ou la dialectique du héros, op. cit. 31 Christian Biet, « Plaisirs et dangers de l’admiration », in Littératures classiques, 32, 1998,

p. 130. 32 Mme de Rémusat, Mémoires, Paris, Calmann-Lévy, 1880, t. 1, p. 279.

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loin d’être le résultat d’une conversion à la générosité magnanime, soit simplement le fruit tactique d’un calcul d’intérêt bien compris. La sincérité de Livie, qui de machiavélienne prend la défense de l’absolutisme, avant de brutalement devenir une prophétesse inspirée du Ciel, ne peut manquer de laisser dubitatif le spectateur le plus accommodant. La structure même du genre théâtral rend impossible toute introspection, et inaccessible l’intériorité des personnages, de telle sorte que le spectateur est libre de regarder Auguste à la dernière scène comme une préfiguration de Tartuffe ; d’autant que les moralistes classiques ne cessent de dénoncer les fausses vertus, qui ne sont que des apparences trompeuses susceptibles de berner même les plus vigilants33.

Cette herméneutique soupçonneuse cède-t-elle inutilement à la tentation du doute hyperbolique ? Le texte paraît trop complexe pour qu’on puisse tout bonnement réduire la clémence d’Auguste à un simple calcul appliquant mécaniquement les exhortations de son épouse ou les consignes de Machiavel. Une pièce de théâtre, si elle est réussie, est une œuvre ouverte, dont la signification est nécessairement teintée d’ambivalence : il n’est pas surprenant que metteurs en scène et critiques aient cherché à manifester les failles et les ambiguïtés d’une œuvre trop riche pour se laisser réduire à des interprétations univoques et limpides. Au demeurant, il n’est peut-être pas impossible de tenter, comme Georges Couton, une synthèse entre ces deux lectures :

Sur le pardon d’Auguste, les interprétations divergent. Manœuvre politique ? Manifestation de générosité gratuite ? On croira plutôt à une générosité qui est en même temps un pari politique sur la clémence : il sera gagné.34

Comme Horace, Auguste conserve une part de mystère qui explique la fascination qu’il exerce sur le public et les lecteurs.

33 « Cette imago [exceptionnelle] peut fort bien cacher une fausse vertu sous les traits

de l’ostentation », écrit ainsi Christian Biet (art. cit.), p. 129. 34 Georges Couton, Corneille et la tragédie politique, op. cit., p. 30.

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V. « UN MONSTRE NAISSANT » LECTURE DE BRITANNICUS

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Illustration de la page précédente : frontispice de l’édition de 1676 de Britannicus.

Comme c’était déjà le cas pour le frontispice d’Horace, le graveur donne

à voir le hors scène qui constitue pourtant à la fois le terme et le cœur de l’œuvre, ici le banquet fatal où Britannicus trouve la mort. L’illustration complète ainsi la tragédie qui, pour des raisons structurelles liées aux principes mêmes du théâtre classique, et au premier chef la règle des bienséances, est construite sur des interdits de représentation. La violence des corps convulsés, le désordre de la coupe empoisonnée tombée à terre, l’émotion des convives et l’horreur qu’on lit sur le visage de l’échanson, toutes ces émotions physiques, peu convenables à la dignité de la tragédie, sont rejetées dans l’illustration liminale.

L’artiste n’oublie pourtant pas que son estampe ouvre une tragédie. D’une part, la gravure est un commentaire fidèle du récit de Burrhus à l’acte V : Britannicus, isolé au premier plan, contemplé par les autres participants du festin comme par des spectateurs, est d’emblée perçu comme la pathétique victime du monstre. Ensuite, l’image multiplie les indices de théâtralité, suggérée à travers le rideau ou la gestuelle emphatique de Néron.

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A. DE CINNA À BRITANNICUS : L’ENVERS DU DÉCOR

Alors que sept siècles sřétaient écoulés entre lřaction d’Horace et celle de Cinna, seules quelques décennies séparent celle de Cinna (13 A.C.) de celle de Britannicus (54 P.C.). Les nombreuses allusions au règne dřAuguste qui émaillent cette pièce accusent encore cette proximité chronologique entre les deux tragédies. Pourtant, la distance nřen est pas moins considérable entre ces deux pièces : Horace et Cinna mettaient en scène l’avènement d’un héros, tandis que Britannicus nous présente la naissance d’un monstre.

Racine, en situant Britannicus dans cette Rome dont Corneille avait dressé un portrait magnifié, donne de la Ville éternelle une image en tout point contraire à celle de son illustre rival. Dans Britannicus, c’est une vision de l’histoire romaine pessimiste et noire que va nous montrer Racine. Les héros surhumains, domptant leurs passions, exaltés par le souci de leur gloire et lřexercice de la vertu, vont céder la place à des êtres lamentables, jouets de leurs désirs, nřhésitant pas à recourir aux stratagèmes les plus bas Ŕ poison, complots et intrigues Ŕ pour arriver à leurs fins, elles-mêmes égoïstes et mesquines.

Cřest la nature et les raisons de cette évolution radicale de lřimage de Rome sur lesquelles nous allons nous pencher maintenant.

1. CORNEILLE ET RACINE, ENCORE

En une vingtaine dřannées, des années 1640 à la décennie 1660, la France a bien changé. À lřoptimisme de Corneille, qui rêvait dřun accord entre la noblesse et son roi, pensait quřil existait une place pour des soldats braves et généreux, et comptait que le monarque récompenserait lřhéroïsme de ses grands serviteurs voire pardonnerait les traîtres, succèdent, à lřépoque de Racine, des temps désenchantés. Lřétouffement de la Fronde, en 1652, a marqué la fin des espoirs pour toute la haute aristocratie contrainte de rabattre ses prétentions. Lřhéroïsme ne paraît plus désormais, dans les années 1660, quřune illusion, un mélange de bravade et de naïveté derrière lesquels se cachent des âmes déçues, sombres et perverses.

Si le vieux parallèle qui oppose Corneille et Racine a déjà été souvent traité, nous ne pourrons faire lřéconomie, une fois encore,

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dřune réflexion consacrée aux liens de proximité autant que de rivalité qui séparent deux dramaturges par bien des aspects si proches, et pourtant, au fond, si différents, tant du point de vue de leur conception du théâtre que de leur vision de lřhumanité.

a) Jean Racine, dramaturge et courtisan

Racine naquit en 1639 à La Ferté-Milon, non loin de Château-Thierry qui fut la patrie de La Fontaine. Il était issu dřune famille modeste et perdit ses parents de bonne heure. Grâce aux bons soins dřune de ses tantes qui sřétait faite religieuse, il fut élevé par charité dans les « Petites Écoles » qui dépendaient de l’abbaye de Port-Royal des Champs, en vallée de Chevreuse, non loin de Versailles. Cette abbaye était lřun des foyers intellectuels et religieux les plus éclatants de toute la France classique. Des personnalités en vue ou des chrétiens obscurs sřétaient en effet retranchés, à partir de 1637, près de ce monastère de femmes, où ils vivaient en « solitaires », cřest-à-dire quřils sřétaient retirés des affaires de la vie civile quřils appelaient « le monde ». Sous lřimpulsion de Saint-Cyran, leur directeur spirituel, ils avaient ouvert des Petites-Écoles, et cřest sous leur férule que Racine put acquérir la vaste culture classique qui lui permit, plus tard, de devenir lřun des plus grands dramaturges de son siècle : il profita des enseignements de Jean Hamon, de Pierre Nicole, ou encore de lřhelléniste Claude Lancelot.

Des malheurs qui accablèrent ses premières années, Racine garda toute sa vie un souvenir cuisant. Devenu adulte, il sřen prit même à ses maîtres de Port-Royal précisément parce que cřest par pitié quřils lřavaient recueilli. Mais cette rancune quřil éprouva contre lřinjustice de la vie fut, pendant toute son existence, le moteur de son succès : il nřeut de cesse de vouloir parvenir et, sřil choisit dřembrasser la carrière des lettres et en particulier du théâtre, cřest dřabord pour se tailler une place dans le monde et prendre ainsi sa revanche sur une société cruelle qui ne lřavait pas gâté. Aigri, ce Rastignac animé par le ressentiment ne reculera devant aucune intrigue ni aucune cabale pour se faire un nom aux dépens des autres dramaturges ses rivaux, afin dřacquérir la gloire et la fortune auxquelles il aspire : Racine lřorphelin, pour échapper à la misère à laquelle sa condition et son origine le destinaient, nřavait dřautre choix que lřarrivisme. La lecture de la première préface de Britannicus, tout entière tournée contre Corneille envers qui Racine se

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montre plein dřironie et de sarcasme, suffit à illustrer cette agressivité malveillante qui accompagna son ascension.

À partir de 1658, Racine sřéloigne de Port-Royal et sřinstalle à Paris, où il se tourne vers la littérature et la poésie. Sa carrière dramatique début en 1664 avec La Thébaïde, qui est un échec ; en 1665, en revanche, la tragédie galante dřAlexandre est un succès, et le point de départ de son ascension fulgurante, quřil ne réussit quřau prix de trahisons : il abandonna ainsi la troupe de Molière, qui avait lancé Alexandre, pour donner sa pièce à la troupe plus prestigieuse de lřHôtel de Bourgogne, et se brouilla ainsi pour toujours avec le poète comique. En 1666, nouvelle perfidie : il rompt bruyamment avec les Solitaires de Port-Royal, très méfiant envers le théâtre quřils considéraient comme un divertissement coupable dřexciter les mauvaises passions. À cette occasion, Racine rédigea contre ses bienfaiteurs deux textes incendiaires, les Lettres à l’auteur des Imaginaires, dont il ne publia dřailleurs que la première : des amis, parmi lesquels Boileau, lui firent voir à temps que cřétait là montrer trop dřingratitude envers des professeurs à qui il devait tout ce quřil était.

Habile courtisan, il fit ensuite son chemin sur scène comme à la cour : il triompha en 1667 avec son premier chef-d’œuvre, Andromaque. Suivront Britannicus (1669), Bérénice (1670), Bajazet (1672), Mithridate (1673), Iphigénie (1674), Phèdre (1677). 1677 est la date de la retraite théâtrale de Racine, sur laquelle on sřest beaucoup interrogé. En fait, là encore, ce sont des considérations carriéristes qui lřont sans doute motivée, bien plus que des raisons esthétiques : nommé, avec son ami Boileau historiographe du roi, parvenu à une aisance matérielle confortable, Racine pouvait se dispenser de se jeter dans la mêlée, et se permettre dřabandonner une profession dřauteur de théâtre qui lui avait valu la gloire, certes, mais qui restait discréditée aux yeux des moralistes. Désormais, Racine allait se ranger : lui qui avait eu des liaisons avec les actrices auxquelles il avait confié ses rôles-titres (la Du Parc et la Champmeslé), le voilà qui se marie bourgeoisement et se réconcilie avec Port-Royal, dont il devient lřun des plus fidèles défenseurs à une date où lřabbaye est persécutée par Louis XIV. Racine ne sortit de sa retraite théâtrale que pour écrire deux tragédies sacrées, Esther et Athalie, commandées pour Saint-Cyr par sa bienfaitrice, Mme de Maintenon, lřépouse morganatique du roi. Il mourut à Paris, en 1699, et cřest à Port-Royal quřil fut enterré, selon son vœu exprès, en face de la fosse de celui qui fut son maître et son ami, M. Hamon.

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Jean Racine dessiné par son fils aîné Jean-Baptiste (dessin du XVIIIe siècle)

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b) Britannicus : un défi à Corneille

Synopsis

Agrippine, devant la porte des appartements de Néron, sřinquiète : à force dřintrigues, elle est parvenue à installer son fils Néron à la tête de lřempire en le faisant adopter par lřempereur Claude au détriment de lřhéritier légitime Britannicus, mais elle sent son fils lui échapper. Il vient de faire enlever Junie, descendante dřAuguste quřelle avait elle-même promis de marier à Britannicus. Celui-ci, égaré par lřenlèvement dřune fiancée dont il est amoureux, sřen remet à Agrippine (Acte I).

Nous découvrons Narcisse, confident à la fois de Britannicus (pour le trahir) et de Néron. Lřempereur avoue à Narcisse quřil est tombé éperdument amoureux de Junie lorsquřil lřa vue amener au palais sous bonne escorte. Narcisse le pousse à satisfaire sa passion, mais Néron a peur des réactions dřAgrippine. Éconduit par Junie qui confesse son amour pour Britannicus, lřempereur exige quřelle rencontre ce dernier et le chasse elle-même. Pour sřassurer quřelle exécute ses ordres, il se cache derrière un rideau et épie non seulement ses paroles, mais aussi ses regards. Britannicus, dřabord tout heureux de rencontrer celle quřil aime, ne sřexplique pas sa froideur (Acte II).

Britannicus et Agrippine tentent de sřallier contre Néron, mais celui-ci prend des mesures de rétorsion : il ordonne lřexil de Pallas, affranchi de Claude chez qui se réunissaient sa mère et son « frère ». Junie, de son côté, parvient à révéler la vérité de ses sentiments à Britannicus, mais celui-ci se fait surprendre aux pieds de la jeune femme par Néron, qui fait aussitôt arrêter son rival et place sa mère sous surveillance (Acte III).

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Agrippine obtient enfin lřentrevue avec son fils quřelle souhaite depuis le début de la pièce. Elle lui rappelle la liste des crimes quřelle a perpétrés pour mettre Néron au pouvoir et finit par le persuader malgré lui de faire la paix. Mais Narcisse, par ses conseils pernicieux, a tôt fait de dégager lřempereur de ses serments : Néron se laisse aisément convaincre dřéliminer son rival (acte IV). Lřacte V sřouvre sur une scène de liesse : Britannicus est heureux de lřaccommodement quřon lui a annoncé, et Agrippine croit quřelle a retrouvé sa toute-puissance. Seule Junie éprouve des appréhensions. Burrhus, le précepteur stoïcien de Néron, apporte à ce moment de funestes nouvelles : la coupe de la réconciliation était empoisonnée, et Britannicus est mort aussitôt après y avoir trempé ses lèvres. Le peuple horrifié sřest vengé de ce crime sur Narcisse, tandis que Junie a trouvé refuge chez les Vestales et que Néron sombre dans le désespoir et la folie.

Britannicus nřa pas connu tout de suite la réussite que le

dramaturge sřen promettait, alors même quřil la considérait comme sa pièce « la plus travaillée ». Dans sa première préface, il met cet insuccès sur le compte de ce quřon appelait alors une « cabale », cřest-à-dire des manœuvres concertées prises par ses adversaires pour faire échouer sa pièce. Ce complot émanait, en fait, du parti des cornéliens et de Corneille lui-même, qui craignaient Racine dont lřétoile montait depuis le triomphe dřAndromaque. Bien que vieillissant à cette date, lřauteur du Cid et de Rodogune continuait de produire régulièrement des pièces et possédait encore nombre dřadmirateurs.

Au vrai, les contemporains ne se trompaient pas : Racine cherchait bel et bien, en faisant jouer Britannicus, à supplanter Corneille et à démontrer sa supériorité sur le poète rouennais. Aussi, loin de refuser lřaffrontement, Racine recherchait le combat : en donnant Britannicus en 1669, il choisit de défier Corneille sur son propre terrain.

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- Dans Britannicus, en effet, et alors quřil éprouve une prédilection

toute particulière pour la mythologie grecque, Racine opte pour un de ces sujets romains quřaffectionnait particulièrement Corneille.

- Il décide aussi dřaccorder la première place aux questions politiques, faisant sienne la maxime cornélienne selon laquelle la tragédie veut « quelque passion plus mâle et plus noble que lřamour » et exige un « grand intérêt dřÉtat35 ». Lřamour passe au second plan et les dérives galantes de la tragédie, si sensibles dans Alexandre et encore dans Andromaque, disparaissent presque complètement.

- En outre, à travers le personnage de Burrhus, il met en scène une figure « cornélienne », incarnation de la vertu, du courage et du sens du devoir.

- Enfin, dřun strict point de vue stylistique, la pièce est émaillée de vers bien frappés qui sonnent comme du Corneille, par exemple « La douleur est injuste, et toutes les raisons / Qui ne la flattent point aigrissent ses soupçons » (I, 2, v. 281-282) ; ou « Mais Rome veut un maître, et non une maîtresse » (IV, 2, v. 1239), ou encore « Vertueux jusquřici, vous pouvez toujours lřêtre » (IV, 3, v. 1340) : on reconnaît dans ces formules le style gnomique cher au dramaturge normand.

Toutefois, le rapprochement avec Corneille, sřil sřimpose

dřemblée, tourne court rapidement, car au fond, les perspectives sont radicalement différentes : à la Rome généreuse et magnanime quřon a pu voir dans Horace et dans Cinna, sřoppose dans Britannicus un empire au seuil de la décadence. À lřhéritage de Tite-Live sřoppose celui de Tacite.

2. LA FACE OBSCURE DE ROME

Corneille avait puisé le sujet dřHorace dans Tite-Live, lřhistorien dřAuguste qui, dans la droite ligne de la politique de restauration augustéenne, exaltait la « vertu » romaine, ce mélange de courage, de respect des lois et dřabnégation qui permit à Rome de conquérir le

35 Voir cours précédent.

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monde ; pour Cinna, il avouait avoir pris pour modèle le De Clementia du stoïcien Sénèque, dans lequel ce dernier célèbre la magnanimité généreuse dřAuguste.

La dégradation de lřimage de Rome de Cinna à Britannicus ne saurait être attribuée à la seule subjectivité, voire au caprice dřun dramaturge : comme son prédécesseur, Racine, grand connaisseur de lřAntiquité, sřappuie sur de solides cautions historiques pour camper le décor et les personnages de ses pièces. Mais il préfère à Tite-Live une autre source, moins flatteuse pour la gloire de Rome : cřest dans Tacite en effet quřil puise la matière de Britannicus, comme il lřindique dans la préface de 1675 :

Jřavais copié mes personnages dřaprès le plus grand peintre de lřAntiquité, je veux dire dřaprès Tacite. Et jřétais alors si rempli de la lecture de ce grand historien, quřil nřy a presque pas un trait éclatant dans ma tragédie dont il ne mřait donné lřidée.

Cřest le sens du choix de Tacite comme source principale, et ses conséquences sur le traitement tragique de lřAntiquité romaine, quřil sřagit maintenant de comprendre36.

a) Les Julio-Claudiens selon les Annales : chronique dřune décadence

Tacite (55-120), qui prend la plume sous la dynastie des Antonins, au début du IIe siècle après Jésus-Christ, dépeint dans les Annales lřempire aux prémices de sa chute encore lointaine, et pourtant déjà inéluctable : il nous donne à voir les Romains avilis par leur propre grandeur, déchus de leur noblesse morale autant que de leur vaillance militaire, privés enfin de tout héroïsme. Loin de chanter la virtus des fondateurs de la Ville, il entreprend au contraire de dépeindre l’abîme dans lequel fut plongé l’empire tombé aux mains des héritiers d’Auguste. Si ce dernier fut un bon empereur, ses successeurs, tous issus de sa famille, la dynastie julio-claudienne, furent des monstres cruels ou des fous tyranniques : Tibère (empereur de 14 à 37), hautain, ombrageux et dépravé, régnait sur Rome par la terreur depuis lřîle de Capri où il sřétait réfugié ; Caligula (37-41), psychopathe dangereux, avait fait son cheval consul et se prenait pour un dieu ;

36 On pourrait montrer qu’il a aussi cherché des détails dans la Vie des Douze Césars de

Suétone, mais ce n’est pas ce qui importe ici.

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Claude (41-54), érudit pusillanime, abandonnait le pouvoir aux mains de ses femmes et de ses affranchis. Une lourde hérédité pesait donc sur son successeur Néron, neveu de Caligula, et quřaggravait encore la consanguinité, puisque Agrippine était la propre nièce de Claude. Comment « le fils dřEnobarbus » (III, 3, v. 845) aurait-il pu échapper aux tares familiales que les lois de la génétique lui infligeaient ?

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b) Néron : lřempereur, lřesthète et le sadique

Les spectateurs du temps de Racine, lorsquřils allaient voir Britannicus, connaissaient dans ses grandes lignes la légende de Néron, dont le nom seul suscite des frémissements dřhorreur ; il a laissé l’image d’un tyran sadique sanguinaire et, aujourdřhui encore, Hollywood étant passé par là, lřon se souvient de lui à peu près comme Agrippine nous le dépeint à la fin de la pièce :

Et ton nom paraîtra, dans la race future, Aux plus cruels tyrans une cruelle injure. (V, 6, v. 1691-1692)

À la naissance de Néron (Lucius Domitius Tiberius Claudius Nero), le 15 avril 37, son père Domitius Ænobarbus aurait dit que dřAgrippine et de lui ne pouvait naître quřun monstre ; sa mère, de son côté, fit venir des mages chaldéens qui lui prédirent que cet enfant la tuerait un jour : « quřil me tue, aurait-elle déclaré alors, pourvu quřil règne ». Elle manœuvra tant et si bien que son souhait sřaccomplit : comme Racine nous le rapporte, elle parvint, à force dřintrigues de palais, à se faire épouser par Claude et à lui faire adopter son fils Néron, de sorte quřà la mort de Claude, quřelle avait elle-même précipitée, son enfant pût devenir empereur, supplantant ainsi lřhéritier naturel qui devait être Britannicus. Racine synthétise magistralement, dans la grande scène de lřaffrontement entre la mère et le fils à lřacte IV, le récit de Tacite sur les dernières années du règne de Claude (IV, 2). Agrippine sřassura de lřéducation de Néron, dont elle voulait quřelle fût soignée : ainsi, là encore, comme nous le rapporte Racine, le futur empereur reçut comme précepteur Burrhus et le stoïcien Sénèque (I, 2, v. 153-154 ; III, 3, v. 817-818 ; IV, 2, v. 1164-1165), qui tentèrent de contenir le tempérament agressif du jeune homme. Ils lui enseignèrent les arts et les lettres, mais ils tentèrent aussi de lui inculquer les vertus dřindulgence et de clémence (Sénèque avait écrit un traité De Clementia).

Après quelques brefs mois de règne paisible (en 54), Néron révéla vite son vrai tempérament, quřil avait sucé dans le lait de sa mère aussi bien que dans le sang de ses ancêtres. L’assassinat de Britannicus, en 55, fut le point de départ d’une série de forfaits ininterrompus, dont on connaît les plus célèbres : il éventra sa mère (59), contraignit au suicide ses sujets rebelles et, entre autres, son

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précepteur Sénèque ; il tua à coups de pieds sa seconde épouse Poppée, alors enceinte ; il incendia Rome (64), nouvelle Troie, pour avoir le plaisir de déclamer les vers de lřIliade sur la toile de fond grandiose de la Ville embrasée, qui se consuma pendant six jours et six nuits ; il se servit ensuite des chrétiens, quřil rendit à tort coupables de ce sinistre, comme de torches humaines pour éclairer ses banquets, et reste ainsi dans lřHistoire comme le premier empereur à avoir persécuté la nouvelle religion. La moindre de ses fautes ne fut pas de se croire artiste : il fit en Grèce un voyage triomphal au cours duquel il participa à tous les concours de poésie, que bien sûr il remporta. Après cette impressionnante série de crimes monstrueux ou ridicules, le peuple se lassa, les sénateurs se dressèrent contre lui, des généraux se soulevèrent ; Galba, qui commandait lřarmée dřEspagne, marcha sur Rome et le renversa, de sorte quřil fut contraint in fine de demander à son affranchi Épaphrodite de le suicider, en 68, pour échapper à lřignominie dřune mort par fustigation. Qualis artifex pereo ! Quel artiste meurt avec moi ! furent ses dernières paroles, dans lesquelles on peut entendre lřexpression toute nue de sa mégalomanie. Il faut, si vous allez à Rome, visiter les restes de son palais, la Domus aurea (« Maison dorée »), pour avoir une petite idée de la folie des grandeurs de cet esthète cruel.

c) Du récit dřHistoire à la tragédie historique

Sřil nřest pas infidèle au despote sanguinaire de la légende, le Néron que Racine met en scène nřest pas pourtant le monstre féroce quřon imagine en entendant prononcer son nom ; ou plutôt, il ne lřest pas encore : Racine saisit sur le vif le tournant majeur du règne de Néron, le moment précis où l’empereur choisit le crime contre la vertu, la ruse et la dissimulation contre la sincérité, la force contre la justice, le Mal contre le Bien. Au début de la pièce, on peut espérer encore que lřélève de Sénèque résiste à ses passions mauvaises et reste du bon côté de la ligne jaune, mais on découvre peu à peu que lřenlèvement de Junie a constitué le point de départ dřune métamorphose fatale : le bon élève de Sénèque devient, à la fin de la tragédie, le monstre odieux que nous dépeignent les historiens. Britannicus nous présente non seulement le point de basculement de la vie de Néron dans lřabjection et dans la honte, mais aussi, dřune

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certaine manière, de toute lřhistoire romaine, condamnée, par ce choix criminel de lřempereur, à glisser sur la pente inéluctable du déclin.

B. UNE DRAMATURGIE DE LA CONCENTRATION

Lřhistoire de Néron, lřempereur histrion, telle que la raconte Tacite, était donc grosse dřun potentiel tragique, et lřon comprend que Racine se soit laissé séduire par ce récit. Toutefois, un livre dřhistoire nřest pas une tragédie : il fallait que le poète, à partir dřun matériau historique, en tire une pièce conforme aux principes de sa dramaturgie. Les modifications introduites par Racine par rapport à sa source vont toutes dans le même sens : elles visent à la concentration, de façon à accroître le suspens et la tension dramatique.

1. « UNE ACTION QUI SE PASSE EN UN SEUL JOUR » :

LA CONDENSATION DU TEMPS

Si Corneille avait eu parfois quelque peine à se couler dans lřunité de temps, Racine se plie avec une grande facilité à cette règle. La pièce sřouvre au petit jour (Agrippine vient devant la porte des appartements de son fils « attendre son réveil ») et sřachève alors que la nuit est prête à tomber (« Si Néron irrité de notre intelligence / Avait choisi la nuit pour cacher sa vengeance », V, 1, v. 1543-1544).

AGRIPPINE - Cependant en ces lieux nřattendons pas la nuit. Passons chez Octavie, et donnons-lui le reste Dřun jour autant heureux que je lřai cru funeste. (V, 3, 1606-1608)

La façon dont Racine conçoit la contrainte de lřunité de temps permet de comprendre le sens des inflexions quřil fait subir aux Annales : il ramasse en une seule journée des événements qui ont pu se dérouler sur plusieurs années. Ainsi, lorsquřil compose le célèbre dialogue entre Agrippine et Néron, à lřacte IV scène 2, le poète est fidèle à ses sources, mais il développe et anticipe de plusieurs années une conversation qui ne sřest pas tenue le jour de la mort de Britannicus, mais bien plus tard. Grâce à ces amalgames, la pièce gagne une vigoureuse intensité : une douzaine dřheures suffit pour que le

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Néron naguère soumis à sa mère et à Burrhus sřémancipe au point de devenir le dictateur que nous connaissons.

Une telle concentration sřexplique non seulement par le travail dřélaboration du matériau historique, mais aussi par le moment où l’action est saisie : le plus près possible de son dénouement, comme toujours chez Racine. Lorsque le rideau se lève, les relations entre Néron et sa mère se sont dégradées depuis longtemps, même si les Romains ne sřen sont pas encore aperçus :

AGRIPPINE - Je vois mes honneurs croître et tomber mon crédit. Non, non, le temps nřest plus que Néron, jeune encore, Me renvoyait les vœux dřune cour qui lřadore, Lorsquřil se reposait sur moi de tout lřÉtat… (I, 1, v. 90-93)

Agrippine a compris que Néron nřest plus un enfant obéissant. Aussi, dès la première scène, la « cocotte-minute » tragique est prête dřexploser ; une chiquenaude suffira pour provoquer une crise qui couve de longue date sous la braise, depuis ce jour où lřempereur refusa à sa mère de prendre place sur le trône quřelle occupait habituellement près de lui :

Ce jour, ce triste jour frappe encore ma mémoire […] Sur son trône avec lui jřallais prendre ma place […]. Il mřécarta du trône où je mřallais placer. Depuis ce coup fatal le pouvoir dřAgrippine Vers sa chute à grands pas, chaque jour sřachemine. (I, 1, v. 99-112)

Ainsi, tout est prêt : lřenlèvement de Junie, que Néron vient dřordonner la nuit précédente, ne fera quřallumer une mèche prête à tout embraser, accélérant soudain le processus qui conduira à la mort de Britannicus, à la disgrâce dřAgrippine et à la révélation du caractère de Néron. Point besoin de délayer lřintrigue sur une longue période qui nřaurait pour seul effet que de rendre lřaction languissante : la catastrophe est imminente dès que les personnages ont pris la parole ; dans ces conditions, une journée suffit pour dénouer un drame qui pourrissait depuis longtemps.

La réduction de lřaction tragique à une seule journée, si elle est conforme aux exigences de la poétique classique, ne propose pas moins des ouvertures sur le passé et sur l’avenir : Agrippine, en particulier, ne

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se fait pas faute de rappeler, à Burrhus comme à son fils, tout ce quřelle a accompli pour assurer le trône à ce dernier ; ces plaidoyers paradoxaux offrent ainsi des évocations des pages les plus sombres de lřhistoire romaine :

AGRIPPINE - On saura les chemins par où je lřai conduit. Pour rendre sa puissance et la vôtre odieuses, Jřavouerai les rumeurs les plus injurieuses Je confesserai tout, exil, assassinats, Poison même... (III, 3, v. 852-854)

Lřintrigue propose aussi des échappées vers la suite du règne de Néron : la prophétie dřAgrippine, au dernier acte, prévoit ainsi que Néron, après son fratricide, ne pourra quřaller de crime en crime jusquřà sa perte fatale :

AGRIPPINE - Tes remords te suivront comme autant de furies; Tu croiras les calmer par dřautres barbaries Ta fureur, sřirritant soi-même dans son cours, Dřun sang toujours nouveau marquera tous tes jours. (V, 6, v. 1683-1686)

La valeur de ces paroles oraculaires sont aussi poétiques que dramatiques, puisquřelles constituent à la fois une évocation historique qui vaut comme ornement, et quřelles explicitent la punition de Néron, dont le châtiment à la fin de la pièce reste en suspens (voir ci-dessous, p. 256 sqq.).

2. UN ESPACE ÉTOUFFANT

Racine, ici, nřa pas dû introduire beaucoup de changements par rapport aux données historiques : lřhistoire de Rome selon Tacite nřest perçue quřà travers les événements qui se déroulent au palais impérial ; jusquřau dernier récit dřAlbine, les échos venus du dehors ne parviennent quřassourdis sur la scène : aussi lřaction de Britannicus, serrée, dense, fermement déployée entre les deux apparitions dřAgrippine qui encadrent la pièce, peut-elle aisément se dérouler toute entière dans un seul lieu, « à Rome, dans une chambre du palais de

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Néron », sans autre précision Ŕ on reconnaît ici la convention classique du « palais à volonté37 ».

La scène est donc unique, certes, mais on peut malgré tout, après Barthes, y discerner plusieurs espaces bien distincts :

- celui de la Chambre, tout dřabord : ici, il sřagit de lřintérieur des appartements de Néron, cřest le lieu invisible où « se tapit le Pouvoir » : cřest dans le secret de ses appartements que lřempereur se retranche pour se « soustraire aux yeux » du public et pour donner discrètement ses ordres, comme on lřapprend dès le début de la pièce de la bouche de Burrhus (I, 2, v. 134). Le regard du spectateur ne pénètre jamais dans ce logement dřune autorité conçue comme absolue et inquiétante ;

- celui de lřAntichambre, ensuite, figurée par la scène théâtrale et contiguë au cœur secret des appartements impériaux. LřAntichambre est un lieu dřattente, et lřon y voit Agrippine patienter en attendant le réveil de son fils :

ALBINE - Quoi! tandis que Néron sřabandonne au sommeil, Faut-il que vous veniez attendre son réveil ? Quřerrant dans le palais sans suite et sans escorte, La mère de César veille seule à sa porte ? (I, 1, v. 1-2)

Lřantichambre et, par là, la scène tragique, sont par essence un

lieu double, situé entre lřintimité du pouvoir, dérobé aux yeux, et le monde extérieur dont on nřentend, sur le théâtre, que les échos confus, dont on ne perçoit que les rumeurs vraies ou fausses, venues de « tout lřempire à la fois, Rome ». Albine y rapporte ainsi lřopinion du peuple sur lřamitié entre lřempereur et sa mère (I, 1, v. 75-87) et Agrippine croit percevoir le « bruit » de sa « faveur » retrouvée. Cette Antichambre, lieu de transmission entre le monde bruissant de paroles et dřactions, et le silence de la Chambre interdite, est un passage où les personnages entrecroisent leurs pas, leurs passions et leurs destinées : cřest lřendroit où pourra sřépanouir le langage tragique ;

37 Palais à volonté : indication utilisée par les décorateurs italiens (palazzo a volontà) et

adoptée en France en référence à une toile de fond où figure une antichambre de palais sans caractéristiques particulières. C’est le décor-type de la tragédie classique.

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- la Chambre et lřAntichambre sont séparées par la Porte où lřon veille et lřon tremble. « La franchir, écrit Barthes, est une tentation et une transgression ». Dans Britannicus, nous voyons se multiplier les barrages, les limites, les séparations qui interdisent la communication entre les personnages et instaurent un cloisonnement à lřintérieur même du lieu unique, pour permettre aux héros de sřépier et de se surveiller : la porte (v. 4, 135, 278, 1494), le voile, le mur aussi fonctionnent comme des miroirs sans tain qui cernent le héros et lřobservent pour le trahir.

Vous êtes en des lieux tout pleins de sa puissance. Ces murs mêmes, Seigneur, peuvent avoir des yeux, Et jamais lřempereur nřest absent de ces lieux. (II, 6, v. 712-714)

Lřespace tragique, tout ensemble unifié et morcelé, fragmenté en recoins et cachettes, et où les obstacles ne sont multipliés que pour permettre un contrôle plus étroit des gestes, des paroles et même des regards, ne saurait apporter aucune sécurité, aucun refuge au héros qui sřy retrouve pris au piège sans espoir de sřen délivrer. On voit tout le parti esthétique que tire Racine de cette contrainte que représente lřunité de lieu : loin de lui apparaître comme un carcan, elle sert la vision tragique quřil tâche de mettre en scène. La cour, dans Britannicus, apparaît comme un huis-clos étouffant Ŕ le mot est à entendre au sens propre : « Jřembrasse mon rival, mais cřest pour l’étouffer », avoue Néron à Burrhus. Loin dřêtre pour tous ses hôtes un lieu de plaisir, le palais apparaît bien plutôt comme une prison aussi bien pour Junie, qui nřy est amenée que pour y trouver les larmes et la tristesse (II, 2), que pour Agrippine, Britannicus ou encore Octavie, assignés à résidence à la fin de lřacte III : « Dans son appartement, gardes, quřon la ramène. / Gardez Britannicus dans celui de sa sœur. » (III, 8, v. 1080-1081). Malgré le caractère invivable du lieu tragique, il nřy a pas pour les personnages dřalternative : on n’en sort que pour mourir, comme Narcisse et Britannicus, ou du moins mourir au monde, comme Junie ; pour le héros, la fuite, entendue à la fois comme tentative pour échapper à lřimpasse dans laquelle il est enferré et comme moyen dřatteindre le bonheur rêvé, est à tout jamais impossible Ŕ il nřa dřautre choix que de se livrer à la lutte sans espoir quřil doit mener contre ses adversaires, comme le montrent les multiples retours de Britannicus qui

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ne cesse de venir hanter lřantichambre de Néron, quand tous lui conseillent de sřéloigner (I, 3, v. 287-288 ; III, 6, v. 929-931).

3. LA TENSION TRAGIQUE : UNE INTRIGUE

SAVAMMENT NOUÉE

Racine définit lui-même, dans sa préface, les principes dramatiques quřil met en œuvre pour construire lřaction de sa tragédie :

Une action simple, chargée de peu de matière, telle que doit être une action qui se passe en un seul jour, et qui sřavançant par degrés vers sa fin, nřest soutenue que par les intérêts, les sentiments, et les passions des personnages.

Il ne suffit pas de dire que, dans cette phrase célèbre, Racine sřoppose à la façon dont Corneille concevait ses propres tragédies : il convient de sřarrêter à chacune de ces propositions pour en saisir le sens et la portée.

a) « Une action simple, chargée de peu de matière… »

Tacite fournissait à Racine une trame quřil ne lui était pas loisible de modifier sans changer le cours de lřHistoire : il fallait que Néron, inquiet des prétentions au trône du fils de Claude et du soutien que sa mère Agrippine lui accordait, le fasse empoisonner au cours dřun banquet où il était lui-même présent. Ce fil directeur, finalement assez peu contraignant, représente « peu de matière » et constitue l’action principale de la tragédie. Mais si cette constante était intangible, le dramaturge pouvait (et même devait) intervenir sur la façon dont sřétaient déroulés les événements (les « circonstances ») : cřest en jouant sur ces variables quřil pouvait resserrer lřintrigue de façon à ce quřelle provoque sur le spectateur les deux grandes émotions tragiques, la terreur et la pitié.

Parmi les principales « circonstances » changées par le dramaturge figure l’introduction de « l’épisode » amoureux : Racine imagine de toutes pièces la rivalité amoureuse de lřempereur et de Britannicus, et donne à Junie, personnage secondaire des Annales, un rôle de premier plan quřelle nřeut pas dans lřHistoire « vraie ». Lřinvention de Junie est lřélément qui permet à Racine de métamorphoser en tragédie le récit historique. Grâce à Junie en effet, Racine peut entremêler adroitement

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les enjeux politiques et ceux de lřamour : convoitée à la fois par les deux frères, considérée par Agrippine comme une rivale (III, 4, v. 880), elle constitue, bien malgré elle, le pivot de lřaction et sert à lřexacerbation du conflit tragique, cristallisant sur elle les désirs, les haines et les jalousies des personnages. Sa fonction, au plan strictement dramatique, est celle dřun déclencheur et dřun révélateur : cřest son enlèvement qui provoquera la passion amoureuse de Néron et son basculement dans le mal, et cřest aussi en tentant de la reconquérir que Britannicus laissera échapper, devant Néron, des propos trop imprudents pour rester impunis : la gradation véhémente des accusations portées contre Néron sera déterminante sur la décision de ce dernier de condamner son frère (III, 8, en particulier v. 1066-1068). Cřest donc l’invention de Junie qui permet à Racine dřinstaurer dans sa pièce une relation quadrangulaire qui nřexiste pas chez Tacite, mais qui crée un réseau inextricable de rapports de pouvoirs et de liens sentimentaux entre les quatre principaux protagonistes : Néron et Britannicus aiment Junie, tandis quřAgrippine, exclusivement attachée à son fils, désire de son côté reprendre un pouvoir que Britannicus ne dédaigne pas non plus. Tous les ingrédients dřun conflit explosif sont en place : Racine nřaura pas besoin, comme Corneille, de recourir aux péripéties, au romanesque des fausses nouvelles ou à des renversements de situation extraordinaires38 : il suffit de laisser sřexacerber les passions des personnages, qui conduisent seules à lřissue fatale. Cřest la raison pour laquelle il parle de « simplicité » de lřaction Ŕ une simplicité quřil poussera à lřextrême dans Bérénice, comme nous le verrons dans le prochain chapitre.

Ainsi, au prix de quelques gauchissements infligés à lřHistoire, Racine a réussi à composer une pièce conforme aux règles, et surtout aux principes de lřaction tragique, qui repose ici sur une « querelle dans les alliance » redoublée :

Au plan horizontal, Britannicus et Néron sont deux frères ennemis : la lutte fratricide est le scénario tragique par excellence, aussi bien selon Aristote que selon Corneille, comme on lřa vu au cours de notre étude dřHorace. Encore faut-il dřemblée nuancer : lointainement cousins par le sang, frères par alliance après le mariage dřAgrippine et de Claude, beaux-frères à la suite du mariage dřOctavie et de Néron, leur fraternité est biaisée Ŕ ils deviennent frères, mais seulement aux

38 Cf. ce que nous avons dit de la structure en « douche écossaise » d’Horace.

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yeux de la loi, après lřadoption de Néron par Claude qui permet au fils dřAgrippine de monter sur le trône de Rome. Bref, Néron et Britannicus sont pour ainsi dire faux-frères : avant tout rivaux politiques, ce sont les manœuvres dřAgrippine qui construisent cette fraternité artificielle du plus haut intérêt dramatique, puisque, à tout moment, Britannicus pourra faire valoir ses prétentions à lřempire fondées sur le sang, celles de Néron ne pouvant sřappuyer que sur la loi ; la rivalité amoureuse aggravera encore leur dissension et servira de déclencheur au processus final.

Ce conflit est redoublé, au plan vertical, par la lutte contre nature entre Néron et sa mère ; il sřagit ici aussi dřun combat à outrance, même si la mort dřAgrippine nřest pas mise en scène et nřest que prophétisée par lřintéressée (V, 6, v. 1675-1678). Là encore, Racine travaille à renforcer lřintensité du conflit en multipliant les rapports dřopposition qui unissent et déchirent tout ensemble les protagonistes : Néron est encombré de sentiments filiaux (le respect, la reconnaissance, le « devoir » même, II, 2, v. 501-504), mais dévoyés, puisquřils le poussent à la révolte contre sa mère (« je la fuis partout, je lřoffense », v. 508) au lieu de la gratitude que mérite celle qui lui a donné le trône : il lřévite, lřemprisonne, et lřon sait quřil la tuera. Agrippine, de son côté, aspire à retrouver, à travers son fils, le pouvoir quřelle aime avec passion et quřelle a perdu ; elle connaît les termes du rapport de forces et sait que ce duel aboutira, à brève ou longue échéance, à la destruction de lřun des deux adversaires : « Je le craindrais bientôt, sřil ne me craignait plus » (I, 1, v. 74). Mais la grande aristocrate liée de toutes parts au pouvoir (« fille, femme, sœur et mère de vos maîtres », I, 3, v. 156) est aussi une mère abusive et, selon Tacite, incestueuse ; cřest pourquoi elle réagit aussi en femme amoureuse et jalouse : « Cřest à moi quřon donne une rivale » (III, 4, v. 879).

Comme celui qui lřoppose à Britannicus, le conflit qui oppose Néron à sa mère mêle donc étroitement les questions politiques aux problèmes « amoureux », pour peu quřon entende ce terme au sens large.

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b) « … et qui, sřavançant par degrés vers sa fin… »

Racine sřen prend ici à un principe cardinal de la dramaturgie cornélienne, celui de la situation bloquée. Chez Corneille en effet, « chaque étape de lřaction referme davantage lřimpasse dans laquelle se trouve placé le héros » (Forestier) et appelle ainsi un événement ou une décision surprenante susceptible de trancher ce nœud mortel. Les obstacles se dressaient ainsi les uns après les autres devant Horace : condamné à se battre contre son frère, il se trouvait ensuite pour ainsi dire obligé de tuer sa sœur ; cřest encore plus vrai pour Rodrigue : contraint dřengager un duel avec son futur beau-père, dont il sort victorieux, il est ensuite acculé à devoir se défendre devant le roi et devant Chimène.

Racine choisit une toute autre solution : il opte pour une action continue, sans revirements ni rebondissements inattendus, qui mène jusquřà « un dénouement qui se contente de réaliser les virtualités inscrites dans le commencement de la pièce » (Forestier). Pour le dire autrement, chez Racine, tout est joué dès que le rideau se lève : lřémancipation de Néron, la mort de Britannicus, la disgrâce dřAgrippine sont déjà programmées de façon irréversible dans les données initiales de la pièce. Ainsi, lřon perçoit dès la première scène que Néron sřaffranchit de lřinfluence de sa mère : « Néron mřéchappera, si ce frein ne lřarrête » (I, 1, v. 72). On comprend aussi, dès lřacte II, que le sort de Britannicus est scellé : « Néron ne sera pas jaloux impunément » Ŕ le fils de Claude est dřemblée un héros en péril, surveillé, dépossédé de tout pouvoir et de toute influence, toujours dangereux aux yeux du pouvoir et désormais rival en amour.

Certes, le spectateur, comme les personnages, a lřimpression que les revirements sont possibles, et que Néron pourra sřarrêter au bord du gouffre ; dřune part, Néron nřa pas prévu, en enlevant Junie, dřassassiner Britannicus : il ne compte dřabord que le faire souffrir (II, 2, v. 521-522) et le considère ensuite comme protégé dřune condamnation capitale par son statut de prince de sang (II, 3, v. 660). Il semble que ce soient les provocations commises par Britannicus (III, 8), qui va jusquřà laisser entendre quřil connaissait le stratagème employé par Néron lors de lřentrevue avec Junie (v. 1066-1068), qui déterminent lřempereur à le châtier. Encore à lřacte IV, scène 3, Burrhus estime que lřempereur est libre de poursuivre son existence sur la route de la vertu : « Cřest à vous à choisir, vous êtes encor maître » (IV, 3, v. 1339) ; il est

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même sur le point de le persuader de rester du côté du Bien : « Mais je vois que mes pleurs touchent mon empereur ; / Je vois que sa vertu frémit de leur fureur » (IV, 3, v. 1381-1382).

La mort de Britannicus serait-elle alors un accident, une contingence évitable due à lřhabileté sophistique de Narcisse ? Il nřen est rien : elle ne serait pas tragique. Cřest que cette liberté de choix dont disposeraient les personnages, et en particulier Néron, est un leurre : jouets aveugles des passions qui les manipulent, ils se laissent entraîner là où leurs émotions les mènent, vers ce terme fatal inscrit dès les premiers mots de lřexposition : « Lřimpatient Néron cesse de se contraindre » (I, 1, v. 11), sřécrie ainsi Agrippine, sans illusion sur le caractère de son fils unique en passe de se dévoiler. De fait, Narcisse nřaura pas de mal à retourner lřempereur (« Viens, Narcisse. Allons voir ce que nous devons faire », IV, 6, v. 1480). Lorsquřon observe le déroulement de lřaction, on constate que lřétau se resserre peu à peu, inéluctablement : lřarrestation de Junie entraîne la naissance de lřamour et la rivalité avec Britannicus. Davantage que la jalousie, (il voit son rival aux pieds de Junie, III, 8, v. 1027), davantage que ses inquiétudes politiques (IV, 2, v. 1251-1257), davantage même que les mauvais conseils de Narcisse (IV, 4), cřest sa nature dépravée qui se révèle peu à peu et rend inévitable le dénouement fatal.

En dépit des apparences fallacieuses de liberté, en fait, la gradation de la menace ne laisse pas de place à l’espoir, autrement que sur le mode de lřillusion, au début de lřacte V : Britannicus, de nouveau libre, se réjouit avec Junie quřil pense être autorisé à aimer désormais, sans savoir que la mort pour lui est déjà en marche (V, 1, v. 1481-1488). Cette scène, qui ressemble à un finale de comédie et précède en réalité la catastrophe, est un chef-dřœuvre dřironie tragique : les personnages, aveuglés par leurs folles espérances, pensent que la pression tragique sřest relâchée au moment même où leur destin est définitivement arrêté.

Prince, que tardez-vous ? Partez en diligence Néron impatient se plaint de votre absence. La joie et le plaisir de tous les conviés Attend pour éclater que vous vous embrassiez (V, 1, 1566).

Lřironie procède ici du décalage entre le sort réel et les espoirs des personnages qui ignorent que pour Néron, « embrasser » et « étouffer »,

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cřest tout un. On mesure ici, une fois de plus, la portée des différences entre Corneille et Racine :

- Chez Corneille, le héros est lucide : le conflit quřil doit surmonter est pleinement présent à sa conscience. Horace et Curiace mesurent bien les enjeux de la lutte fratricide quřils sont contraints dřengager.

- Chez Racine en revanche, le héros manque de clairvoyance : Britannicus ignore quelle épée de Damoclès est suspendue sur sa tête et ne prévoit pas les menées de ceux qui menacent sa vie.

c) « … nřest soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages. »

Racine insiste sur lřabsence dřévénements extérieurs susceptibles de venir parasiter le cours du drame ; il procède donc au rebours de Corneille chez qui, pour mener lřaction à son terme,

il faudrait remplir cette même action de quantité dřincidents qui ne se pourraient passer quřen un mois, dřun grand nombre de jeux de théâtre dřautant plus surprenants quřils seraient moins vraisemblables, dřune infinité de déclamations où lřon ferait dire aux acteurs tout le contraire de ce quřils devraient dire.

En lřabsence dřincidents et de coups de théâtre, lřintrigue nřest ici régie que par les sentiments des personnages. Toute lřaction, en fait, est suspendue aux décisions de Néron qui détient un pouvoir auquel personne nřest en mesure de sřopposer : les événements-clefs de la pièce (lřenlèvement de Junie, lřarrestation de Pallas et de Britannicus ou encore le banquet fatal) sont tous issus dřordres de Néron (« Je le veux, je lřordonne », II, 1, v. 370). Mais ceux-ci ne sont inspirés que par la violence de sa passion. Car c’est bien une mécanique psychologique, et non une logique politique comme chez Corneille, qui préside au déroulement de la pièce : certes, Néron fait kidnapper Junie pour éviter quřune union entre les deux descendants des fondateurs de la dynastie, Auguste et Livie, ne déstabilise son pouvoir, et il cherche ainsi à contrecarrer sa mère, mais, en dépit des prétextes quřil lui arrive dřalléguer (IV, 2, 1254 ; IV, 3, v. 1318-1319 et 1324), dès que Junie entre dans le palais, ce nřest plus le souci de lřÉtat ni de sa propre « sécurité » qui entrent en jeu pour déterminer la suite de lřaction : cřest la concupiscence quřéveilla le spectacle de la jeune fille aux mains de ses

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ravisseurs. « Cřen est fait, Néron est amoureux », et cřest cette passion seule qui le guidera désormais ; cřest elle encore qui le plongera dans le désespoir au dénouement : la perte de Junie le précipite dans une folie dont il ne sortira plus. Alors que chez Tacite lřassassinat de Britannicus procède de motivations politiques, chez Racine, il est avant tout le fruit de mobiles passionnels, quand bien même les intérêts dřÉtat chers à Corneille nřen seraient pas exclus.

4. LES INGRÉDIENTS DU TRAGIQUE

Réélaboré par Racine, le passage des Annales relatant le meurtre de Britannicus est donc devenu la matrice dřune authentique œuvre tragique. Si lřaction est « simple », le dramaturge y incorpore néanmoins tous les grands thèmes de la tragédie hérités de ces modèles antiques dont le jugement seul, à en croire sa préface, lřimportait, « Ces grands hommes de lřantiquité que jřai choisis pour modèles ».

Ainsi, il nřest pas surprenant que tous les personnages sans exception tombent, comme le demandait Aristote, du bonheur dans le malheur : Britannicus et Junie, mais aussi Agrippine à tout jamais déchue du pouvoir, Burrhus dont les vertueux conseils sont écartés, Narcisse qui meurt lynché par la foule, Néron qui sombre dans le désespoir, Rome et lřempire tout entier qui sont précipités dans le despotisme et pour lesquels se prépare un âge sombre : « les délices de Rome en devinrent lřhorreur » (I, 1, v. 42).

Les personnages sont également tragiques en ce quřils sont aveuglés : Agrippine, ainsi, trompée par sa suffisance et son agressivité impulsive et impérieuse, précipite son fils dans la révolte ; Britannicus, naïf, fanfaronne devant son maître et hâte sa ruine « en aveugle » (I, 3, v. 288), sans même supposer la duplicité de Narcisse et de lřempereur ; Néron enfin sřaveugle, persuadé de sřémanciper de toute tutelle (II, 2, v. 507) au moment où il devient le prisonnier de ses mauvais conseillers et surtout de ses propres instincts : chacun se laisse dicter son comportement par ses passions, et commet ainsi des imprudences qui se révéleront fatales.

Autre caractéristique du héros tragique à laquelle souscrit Racine : il fait voir la démesure (hybris) dřun empereur qui rêve de voir le monde entier plier devant ses désirs et écoute les flagorneries de Narcisse (« Maître, nřen doutez point […] Commandez quřon vous aime, et vous serez aimé », II, 2, v. 457-458) ; la folie suicidaire qui sřempare de lui au

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dénouement et qui rappelle cet ancien furor (V, 8, v. 1718) qui était déjà le lot de son oncle Gaïus (Caligula), I, 1, v. 41/

La fatalité est liée à lřessence même de la tragédie. Dans notre pièce, elle prend plusieurs formes ; celle, dřabord, de l’hérédité du sang qui coule dans les veines de Néron, comme le rappelle Agrippine :

Je lis sur son visage Des fiers Domitius lřhumeur triste et sauvage. Il mêle avec lřorgueil quřil a pris dans leur sang La fierté des Nérons quřil puisa dans mon flanc (I, 1, v. 35-38).

Burrhus évoque de son côté la « férocité » de son tempérament (III, 2, v. 801), cřest-à-dire la violence impulsive de son désir, et son caractère « farouche » (831 ; cf. aussi V, 8, v. 1755), cřest-à-dire sauvage et misanthrope ; lřempereur lui-même avoue quřil est soumis à son « génie » (II, 2, v. 506), cřest-à-dire à la fois la divinité tutélaire qui guide ses pas, mais aussi son atavisme naturel (« génie », forgé sur une racine qui signifie « naissance », est de la même famille que « génétique ») : le génie tient donc simultanément de la fatalité externe et de la fatalité interne. En prenant comme héros de sa pièce le représentant le plus noir de la dynastie des Julio-Claudiens, Racine choisit ainsi pour personnage principal le descendant dřune famille maudite, donc éminemment tragique, comme lřétaient, dans le monde antique, celle des Atrides ou des Labdacides : Néron est de la trempe dřOreste ou dřŒdipe, travaillé comme eux par la bile noire de la mélancolie et poursuivi par un destin pervers. Si, comme le note Aristote et après lui Corneille « les anciennes tragédies se sont arrêtées autour de peu de familles, parce quřil était arrivé à peu de familles des choses dignes de la tragédie » (Discours de l’utilité et des parties du poème dramatique), il ne fait pas de doute que les descendants dřAuguste, bien quřinconnus, et pour cause, du Stagirite, peuvent être considérés comme lřun de ces lignages maudits susceptibles de fournir au poète tragique ses sujets.

Dřautres formes de fatalité interviennent encore dans la pièce, en particulier ce Destin qui, chez Sophocle et surtout Euripide, se gausse des mortels et les conduit à leur perte ; dans Britannicus, on ne compte pas moins de dix occurrences de ce vocable ou de mots composés sur la même racine ; loin dřêtre affadi, le terme évoque bien cette « disposition ou enchaînement de causes […] ordonné par la Providence, qui emporte une nécessité de lřévénement », évoquée par

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Furetière. Cřest dans ce sens que lřemploie à deux reprises Néron, fût-ce pour sřabriter derrière le faux-fuyant commode quřil lui offre : il explique à Britannicus que sa disgrâce est un coup du sort (« ainsi par le destin nos vœux sont traversés », III, 8, v. 1041) et attribue, sa mort aux « coups du destin » (V, 6, v. 1656). Lřempereur, qui se croit libre, se permet dřironiser sur le destin au moment même où il est la victime de ces fatalités multiples qui le conduisent. Plus sincère sur ce point que son hypocrite rejeton, Agrippine est persuadée que le cours de lřHistoire est régi par une destinée vicieuse attachée à la perte de ceux quřelle veut détruire. Ainsi, pour la fille de Germanicus, le jour où Néron lřécarta du trône est vu comme « fatal » (I, 1, v. 111) ; Junie de même se croit poursuivie par le mauvais œil et condamnée au malheur (« Je crains le malheur qui me suit », V, 1, v. 1538) et « pressent » la catastrophe prochaine (v. 1539). Narcisse, de son côté, se croit en revanche heureusement favorisé du sort : « La fortune třappelle une seconde fois » (II, 8, v. 757-760). Le dénouement montrera quřil nřest pourtant que le jouet impuissant de cette « fortune » qui va le broyer comme les autres. Enfin, lřidée quřune fatalité préside au développement de lřaction est suggérée par la présence des prédictions et des prophéties tout au long de la pièce, et dont se fait lřécho Agrippine : intuitive, elle avait « prédit » la rébellion de son fils (I, 1, v. 9), et connaissait par ailleurs les oracles que les devins avaient prononcés lors de la naissance de Néron, et selon lesquels ce dernier devait finir par la mettre à mort (V, 7, v. 1700). Enfin, elle est elle-même lřauteur dřune prophétie vengeresse dans laquelle elle « prévoit » (V, 6, v. 1676) et « présage » (v. 1393) à Néron la suite de son règne, la façon dont elle va mourir et la manière misérable dont il périra lui-même.

En inscrivant dans sa pièce ces différentes figures de la fatalité, Racine transforme les données de lřHistoire, par définition soumise au hasard et à la contingence, en une tragédie à lřantique dont le cours est inéluctable.

La pièce, par ailleurs, sřachève, de façon toute aristotélicienne, par

une péripétie (la mort du rôle-titre) et une forme originale de reconnaissance (anagnorisis), celle de la monstruosité de Néron, qui non seulement devient criminel, mais se comporte comme un tyran

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endurci dès lřenfance, et quřelle suscite. Racine nous montre également des héros de « vertu médiocre » : Agrippine, avide de pouvoir, mais dépourvue du sadisme cruel de son fils ; Néron, ambigu, déjà plus innocent, mais pas encore tout à fait coupable, déchiré par un conflit de valeurs entre son désir et sa conscience (ses « remords », dernière scène, v. 1766) ; et Britannicus, certes vierge de tout crime, mais malgré tout travaillé par lřambition (III, 5, v. 1037-1040), et dřune crédulité coupable que Racine, dans sa préface, met sur le compte de sa jeunesse : il se « fie » sans réserve à nřimporte qui, y compris Néron et Agrippine, ce qui constitue une erreur pour un prince qui doit réserver sa confiance à des amis très sûrs (V, 1, v. 1515-1518 ; v. 1535).

Contrairement à Corneille, Racine ne met pas en scène des héros parfaits, soit dans le bien soit dans le mal, et qui à ce titre provoqueraient « lřadmiration », cřest-à-dire lřétonnement du spectateur ; bien au contraire, Racine opte de son côté pour des héros mêlés, doubles, ni tout à fait innocents ni tout à fait coupables, et par là conformes aussi bien aux exigences dřAristote ainsi quřà celle de la vérité humaine.

Pleinement tragique aussi est le questionnement sur la liberté

humaine qui est au cœur de la pièce. Racine, qui se flatte de suivre le modèle des grands tragiques antiques, retrouve tout naturellement cette réflexion sur la responsabilité qui est centrale chez Sophocle ou Euripide : toute la tragédie dřŒdipe-Roi consiste ainsi à savoir si le protagoniste est libre ou déterminé par la volonté des dieux. Ici, de même, cřest bien de lřémancipation de Néron quřil sřagit avant tout. Le champ lexical de la liberté est lřun des mieux représentés dans la pièce : on compte huit occurrences pour ce seul terme. Le sujet de la pièce est la révolte de Néron contre les jougs qui le tiennent attaché : en enlevant Junie, il rompt avec la morale politique et brise ainsi les liens qui lřunissaient au Sénat et au peuple et légitimaient son trône ; en projetant de divorcer dřavec Octavie, il porte atteinte aux liens sacrés du mariage ; en secouant le « joug » dřAgrippine, il enfreint le cinquième commandement de la Bible (« Tu honoreras ton père et ta mère »). Or, ce Néron qui brûle de sřaffranchir (II, 2, v. 507) et « commence à ne se plus forcer » (I, 1, v. 11 et III, 8, v. 1053) ne rencontre autour de lui que

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des mentors diligents qui se flattent de le libérer pour mieux lui refuser toute velléité dřindépendance : Agrippine ne lui laisse ainsi que la liberté de se soumettre à elle (V, 3, v. 1593-1598) ; Burrhus invoque devant la fille de Germanicus la liberté de lřempereur (II, 2, v. 211-220), mais il ne souhaite en fait que le détacher de sa mère pour « lřenchaîner » non seulement, comme il le dit à lřidée abstraite de vertu, mais bien plutôt à sa propre influence (III, 2, v. 802) ; Narcisse, lui-même « affranchi », prône aussi lřindépendance à son maître, mais il la confond avec la licence et en fait un instrument dřasservissement (II, 2, v. 492 : « Vivez, régnez pour vous »). Plus Néron aspire à lřautonomie, plus on lui vante sa liberté conquise, plus il est dépendant. Son attitude désemparée devant Agrippine, à la fin de la pièce (« Dieux ! », V, 6, 1548), montre que son crime ne lřa en rien débarrassé de lřœil scrutateur et justicier que sa mère porte sur lui : il est plus entravé que jamais et irrémédiablement coupable, sa tentative pour briser ses chaînes lřayant rendu à tout jamais prisonnier Ŕ et dřabord prisonnier de lui-même, esclave de ses passions, contraint à une escalade au terme de laquelle il se perdra.

Ainsi conçu, Britannicus est une tragédie susceptible de provoquer les deux grandes émotions tragiques selon Aristote, la terreur (et même « lřhorreur », V, 5, v. 1618) et la pitié. Alors que le pathétique cornélien, moderne, naissait du spectacle de la vertu qui supportait avec constance les dilemmes et les coups des sorts (Rodrigue, Horace) ou au contraire succombait face au tyran ou à la passion (Camille), Racine retrouve un pathétique à lřantique, celui de la déploration ; cřest ainsi pour laisser libre cours aux larmes que la pièce se prolonge après la mort de Britannicus, de même que lřAntigone de Sophocle se prolonge après la mort de la fille dřŒdipe, comme le souligne Racine dans sa préface :

Cřest ainsi que dans lřAntigone il [Sophocle] emploie autant de vers à représenter la fureur dřHémon et la punition de Créon après la mort de cette princesse, que jřen ai employé aux imprécations dřAgrippine, à la retraite de Junie, à la punition de Narcisse, et au désespoir de Néron, après la mort de Britannicus.

Ici, la tragédie sřachève par les pleurs de Junie versés sur le prince son amant dont elle pressent la mort (V, 1, v. 1547 ; V, 3, v. 1574), ou quřelle regrette au point dřinspirer au peuple la compassion (V, 8,

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1541) ; par les pleurs de Burrhus, aussi, versés sur lřâme de son pupille et le salut de lřÉtat (V, 5, v. 1646). On pleurait beaucoup au spectacle des tragédies de Racine : ces larmes qui sřécoulent des yeux des spectateurs sont comme le signe visible aussi bien que le truchement de cette catharsis (purgation des passions) à quoi doit tendre la tragédie. La représentation théâtrale permet en effet chez Racine dřunir les spectateurs dans une cérémonie collective de la douleur dont la visée est morale : en sřapitoyant sur des personnages de fiction, cřest la condition humaine toute entière, donc sa propre déchéance, que déplore le public ; il ne suffit pas de pleurer sur le sort de Junie, lřinnocente victime persécutée par un monstre, il faut encore pleurer sur le monstre lui-même, puisque celui-ci nřest que le miroir des insuffisances et des faiblesses du spectateur39.

5. « BRITANNICUS, TRAGÉDIE DE QUI ? » UNE PIÈCE

MULTIPOLAIRE

Ce travail rigoureux de construction aboutit à une tragédie certes fermement structurée autour dřune action principale, mais dont les pôles dřintérêt sont multiples, au point quřun critique, Marcel Gutwirth, a pu se demander de qui Britannicus était la tragédie. Le problème nřa pas échappé à Racine, qui, dans ses préfaces, donne pour répondre à cette question des pistes contradictoires.

a) « Un monstre naissant »

Néron est le personnage le plus saisissant, celui dont on garde le plus longtemps le souvenir après avoir refermé le livre ou quitté le théâtre : au lieu dřavoir peint un despote dřemblée odieux et depuis longtemps coupable, conformément à la tradition des tyrans de tragédie comme la Cléopâtre de Rodogune ou Attila, Racine donne à voir une figure originale, celle de lřempereur en train de sombrer en un jour dans la folie et le crime. Il se distingue de ce point de vue de Corneille qui, pour stupéfier le spectateur, mettait sur son théâtre des monstres qui étaient dans la « perfection de leur caractère », cřest-à-dire déjà pleinement monstrueux et, dans leur démesure, terrifiants.

39 Voir sur ce point l’essai de Christian Biet, Racine ou la passion des larmes, donné

dans la bibliographie du premier envoi.

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Sřil ne sřest pas encore rendu fautif de toutes les horreurs dont le chargent Tacite et Suétone, la nature répugnante du jeune homme immature et dévoyé se révèle toutefois rapidement : « féroce », ainsi quřon lřa dit, comme son père Ænobarbus, veule en face de Junie lorsquřil lui demande de congédier Britannicus, prompt à céder à la tentation du meurtre, hypocrite par lâcheté quand il maquille la mort de son rival en crise dřépilepsie, il est en même temps resté dans un état de faiblesse infantile face à sa mère tout en voulant pourtant secouer son joug : il est tétanisé par Agrippine, qui se réduit pour lui à son regard accusateur, à ses yeux dont sortent des flammes réprobatrices (II, 2, v. 485, 496 et 502) ; elle reste pour lui, et bien quřil nřignore rien de ses vices, sa mère, cřest-à-dire un emblème de la morale qui le condamne. Toute la pièce le présente hanté par la mauvaise conscience, par le souvenir de ses vertus passées, et par lřaspiration à une pureté qui explique son attirance pour Junie : ce qui le captive dans cette princesse si éloignée de toute avidité, cřest justement la vertu quřil voit briller en elle, sa tristesse (II, 2, v. 417-418), sa chastes douceur, son naturel timide (II, 2, v. 387, 389 et 394). Chez Tacite, Néron était bien davantage monolithique : cřest Racine qui en fait un personnage complexe, habité par des passions horribles et en même temps travaillé jusquřau bout par le remords Ŕ Pascal parlerait de misère et de grandeur, étant entendu que, pour le moraliste de Port-Royal, la grandeur nřest que la conscience de sa misère. On conçoit que beaucoup de critiques, au vu de cette contradiction intime, considèrent Néron comme le principal personnage du drame, lřintrigue consistant dans un débat entre la concupiscence et la conscience du prince, débat incarné sur scène par les deux conseillers Burrhus et Narcisse.

b) « Ma tragédie nřest pas moins la disgrâce dřAgrippine… »

Pourtant, Racine avoue quřil a mis tout son talent dans la peinture du caractère dřAgrippine : « Cřest elle surtout que je me suis efforcé de bien exprimer, et ma tragédie nřest pas moins la disgrâce dřAgrippine que la mort de Britannicus ». Chez Tacite, les choses étaient claires : lřopposition entre la mère et le fils pour savoir qui détiendrait la réalité de lřimperium (cřest-à-dire lřautorité suprême) était le vrai sujet du récit ; le meurtre de Britannicus nřétait quřune péripétie dans cette lutte à mort pour le pouvoir.

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Dans la pièce de Racine, de même, lřimportance de ce duel reste capitale : le personnage Agrippine, présent au lever comme à la tombée du rideau, encadre une œuvre que son imposante figure domine. Fidèle à son modèle, elle a pleinement sa place dans une tragédie : monstrueuse au même titre que son fils, incestueuse (« un lit incestueux », IV, 2, v. 1134), parricide puisquřelle a mis à mort un empereur, cřest-à-dire un père par excellence, elle traîne derrière elle tous les noirs forfaits que lui prête Tacite. Pleine de morgue, issue de tous les côtés de la sphère du pouvoir (I, 2, v. 151-156), elle est sans doute un de ces « personnages de haut rang » que la tragédie se plaît à mettre en scène, mais elle est aussi un personnage puissamment pathétique auquel ses hésitations et ses revirements confèrent une dimension humaine.

Certes, elle sait, ou du moins croit savoir, ce quřelle veut : reconquérir le pouvoir qui lui échappe, restaurer son « crédit » (I, 1, v. 90). Toutefois, comme il a fait pour Néron, Racine modifie considérablement le personnage. Chez Tacite, la mère de lřempereur restait objectivement dangereuse : elle possédait de nombreux atouts, conservait des alliés fidèles, et la mort de Britannicus nřétait quřune péripétie dans un duel qui se poursuivait au-delà du sinistre épisode de lřannée 55. Chez Racine, en revanche, Agrippine est présentée dřemblée comme déchue de tout pouvoir réel, privée de tout appui concret : certes, elle pense posséder encore des soutiens (I, 3, v. 255-260), et Burrhus prétend devant Néron quřelle est toujours redoutable (III, 1, v. 768-774), mais il dément cette idée devant la mère de lřempereur (III, 4, v. 854-868) et, de fait, dans la pièce, elle se trouve dépourvue de tout moyen dřaction. Dévorée dřune ambition stérile, déstabilisée dans ses projets par des réactions quřelle nřavait pas prévues, troublée par son attachement maternel (IV, 2, v. 1277-1278), elle perd son sang-froid, lance des menaces inconsidérées de sorte que ses intrigues perdent toute efficacité (III, 3, v. 829-831). Elle ne peut que ressasser avec un orgueil paradoxal la succession des crimes qui lřont mise au pouvoir, et elle se trompe en sřimaginant quřil lui suffirait de se présenter à lřarmée pour renverser la situation : chez Racine, elle a si bien affermi le pouvoir de son fils quřil peut se dispenser de la craindre. Il ne reste à Agrippine que la rage et les trépignements : elle peut seulement multiplier les rodomontades et se bercer dřillusions en pensant quřelle a encore les moyens de changer la situation quand elle a pour toujours perdu tout son « crédit ». Elle se fie à sa parole, son seul refuge (III, 3,

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v. 832-833), quřelle croit toute-puissante comme le verbe divin (V, 4, v. 1583 : « Il suffit, jřai parlé ») mais elle apprendra à ses dépens quřelle ne dispose plus que dřune rhétorique inopérante faite « dřinutiles cris » (III, 1, v. 766). Dans Britannicus, toute son action est tragiquement placée sous le signe de lřironie dramatique : non seulement elle est dřune folle présomption (V, 4, v. 1604 : « Rome encore une fois va connaître Agrippine »), mais encore tout le soin quřelle met à mener à bien ses projets nřaboutit quřà effrayer Néron et donc à les faire échouer.

Pourquoi cet échec ? À quoi tient lřaveuglement de cette femme jadis si machiavélique et si intelligente ? Sans doute à lřobjet même de sa quête. Car au fond, que cherche-t-elle vraiment ? Elle croit prétendre seulement au pouvoir, mais bien des vers laissent entendre que ses motivations sont plus troubles : au fond, c’est tout autant l’amour filial de Néron que son influence perdue qu’elle espère recouvrer ; ainsi, lors de la dernière confrontation, loin de regretter son influence de naguère, elle sřexprime en mère qui ne peut supporter dřêtre pour son fils un objet de haine (« Dans le fond de ton cœur je sais que tu me hais », V, 6, v. 1677). Lřambiguïté de ses mobiles explique en grande partie lřincohérence de ses manœuvres. Dans lřun de ses rares moments de lucidité, elle comprend en effet que sa stratégie est vouée à la faillite :

Moi, le faire empereur, ingrat ? Lřavez-vous cru ? Quel serait mon dessein ? Quřaurais-je pu prétendre ? Quels honneurs dans sa cour, quel rang pourrais-je attendre ? (IV, 2, v. 1258-1260)

Le désespoir lui dessille ici les yeux, pour un bref instant, avant que lřespoir retrouvé ne lui fasse de nouveau perdre sa clairvoyance : elle perçoit dans ces vers plein dřamertume lřimpasse où elle se trouve ; quand bien même en effet, à force de favoriser Britannicus et Junie, elle rétablirait leur fortune, quelle reconnaissance pourrait-elle espérer du fils de Claude, quand son propre enfant la désavoue ? Le spectateur saisit que, malgré ses bravades destinées en fait à provoquer son fils, sa disgrâce est écrite. Peu importe que ses machinations échouent ou réussissent : sa situation est sans issue. LřAgrippine de Racine, effrayante et impuissante, empoisonneuse et intrigante mais aussi mère au désespoir, alternativement forte et faible, naïve et retorse, effrayante et pitoyable, nřest finalement plus que lřombre de celle qui se hissa au

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pouvoir et assura la succession à son fils : héroïne tombée de son piédestal, elle est à ce titre un personnage pleinement tragique. En dernière analyse, cřest sa mise à mort par son fils qui se joue dans la pièce ; même si son assassinat est reporté dans un futur qui déborde le cadre de la tragédie, lřultime tirade dřAgrippine à Néron laisse entendre quřil est déjà écrit : « Je prévois que tes coups viendront jusquřà ta mère. » (V, 6, v. 676). Comme le dit Gutwirth dans lřarticle déjà cité, « le matricide, voilà le vrai sujet ».

c) « … Que la mort de Britannicus »

Britannicus nřest pas une figure qui marque le lecteur ou le spectateur : ballotté entre ses ennemis, trop jeune peut-être pour être un vrai héros tragique, il nřest quřune pièce sur un échiquier politique qui reste pour lui incompréhensible dřun bout à lřautre. À lřacte IV, Britannicus, sans le savoir, ce qui accroît le pathétique de sa situation, est en danger de mort, et son sort, mis entre les mains de ses ennemis et de ses défenseurs, lui échappe. Loin d’être le sujet de la pièce, il paraît plutôt en être l’objet, manipulé par les uns et les autres qui poursuivent leurs fins propres.

Néanmoins, cřest bien le nom du fils de Claude que porte la tragédie de Racine, et non celui de Néron ou dřAgrippine ; il serait naïf dřimaginer que le dramaturge a donné ce titre par hasard ou par erreur : il convient au contraire de prendre au sérieux lřimportance du personnage éponyme pour plusieurs raisons. Dřabord, dřun point de vue strictement dramaturgique, le meurtre de Britannicus occupe dans la pièce une position de pivot : toute la tragédie est construite de façon à parvenir à la mort de ce personnage qui constitue le dénouement. De plus, cřest sur Britannicus que se concentre la sympathie et lřémotion du public : dépossédé, humilié, menacé, et pour finir empoisonné, cřest dřabord lui qui suscite la « crainte » et la « pitié » que se doit de provoquer le genre tragique. Enfin, lřinscription de Britannicus en tête de la pièce rend sensible la stratégie anti-cornélienne adoptée par Racine : lřéchec du rôle-titre renvoie, en effet, à la faillite dřun certain modèle cornélien, dans la mesure où les vertus dont est ici pourvu le fils de Claude sont précisément celles qui caractérisaient les héros positifs de Corneille : sa « générosité », sa sincérité, son enthousiasme et sa jeunesse sont autant de qualités qui permettaient aux grands héros cornéliens de triompher de tous les obstacles Ŕ Rodrigue, Polyeucte ou

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Nicomède ne disposaient pas dřautres armes pour attirer à eux tous les cœurs et lřemporter sur leurs ennemis. Chez Racine, ces mêmes qualités de cœur ne servent quřà hâter la ruine dřun héros incapable de se comporter avec la ruse nécessaire dans le palais de Néron. La grandeur dřâme, loin de créer une spirale héroïque de la grandeur, ne confine plus ici quřà la candeur ingénue.

d) Une fausse question ?

La question du personnage principal de la pièce, quelque fructueuse quřelle puisse être dřun point de vue didactique, ne risque pas moins de déboucher sur un faux problème : il ne sřagit pas pour Racine, à travers sa tragédie, dřapprofondir le caractère de tel ou tel personnage en particulier. Ce qui compte, dans une pièce de théâtre, cřest lřaction, et par conséquent la configuration des personnages entre eux. Néron ne serait pas Néron sans Agrippine, Britannicus et Junie qui viennent aiguiser ou contrarier ses désirs, et il en va de même pour chacun des principaux protagonistes ; leur nature de personnage de théâtre ne se révèle que dans le conflit qui les oppose aux autres. Ce nřest quřen reconstituant ce système complexe et mouvant de relations quřon peut espérer saisir les enjeux de la pièce, et non en considérant chaque rôle individuellement. Ici, tout est lié : par lřassassinat de Britannicus quřil voulait libérateur, Néron se débarrasse certes dřun rival et ruine lřautorité politique dřAgrippine, mais en même temps, il devient criminel, accroît sa dépendance morale envers sa mère qui devient à tout jamais pour lui une figure de la conscience réprobatrice, perd Junie et sřengage dans un processus qui le mènera à sa mort par suicide. À partir de là, on voit se dessiner ce qui, pour Jean Rohou, constitue le « véritable sujet » de Britannicus : non le drame politique, mais lřaffrontement moral entre les principes constitutifs de la personnalité humaine, le désir infiniment avide dřune part, de lřautre les rêves dřinnocence et de pureté qui nourrissent la mauvaise conscience. Cřest sur cette étude de lřâme humaine (quřon appelle anthropologie), inséparable des enjeux politiques de la pièce, quřil convient de se pencher maintenant.

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C. LES JEUX DE L’AMOUR ET DU POUVOIR

Dans Britannicus, le domaine de la politique (la sphère publique) est intimement lié à celui des sentiments et de la psychologie (la sphère privée) : Britannicus est à la fois rival en amour et prétendant gênant, et cřest parce que Néron tombe amoureux de Junie que lřempereur devient un tyran pour ses sujets.

1. UNE ANTHROPOLOGIE « JANSÉNISTE »

Si Néron ne peut résister à ses mauvais instincts, cřest que Racine a projeté sur lui les enseignements que professaient sur la nature humaine ses maîtres jansénistes.

a) La vie morale dictée par lřégoïsme

Les professeurs de Racine à Port-Royal, influencés par la pensée de saint Augustin (Ve siècle) et de Jansénius, évêque dřYpres mort en 1640, estimaient que lřhomme était, par suite du péché originel, foncièrement mauvais, enclin à faire le mal et à suivre ses mauvais désirs. La plus funeste de ces mauvaises passions, fichée dans les profondeurs obscures du cœur, cřest, aux yeux des moralistes du temps, l’amour de soi, ou amour-propre, que La Rochefoucauld, dans ses Maximes, définit comme « lřamour de soi et de toutes choses pour soi ». En termes contemporains, on parlerait plutôt dřégoïsme ou de narcissisme Ŕ et ce nřest sans doute pas un hasard si le conseiller de Néron sřappelle Narcisse : sřil a existé effectivement un affranchi de Claude qui portait ce patronyme, il est permis de supposer que le dramaturge a goûté tout particulièrement ce nom qui évoquait le symbole même de lřamour-propre, ce jeune homme de la légende qui périt noyé pour avoir trop passionnément contemplé dans une fontaine son propre reflet. Autrement dit, lřamour-propre consiste non seulement dans lřamour infini quřon se porte à soi-même, mais aussi dans le fol espoir de se rendre heureux par la possession dřun bien dont on sřimagine à tort quřil nous donnera le contentement quřon recherche. Pour le dire autrement, l’on ne saurait donc se conduire qu’en suivant, consciemment ou non, son intérêt propre. Lřaltruisme devient, pour les écrivains de la seconde moitié du siècle influencés par

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lřaugustinisme, structurellement impossible, en raison des dispositions de notre cœur.

b) Des formes de la concupiscence à la galerie des monstres

Toujours dřaprès ces sévères théologiens, ces biens illusoires censés combler notre désir de bonheur peuvent se répartir en trois catégories selon le type de plaisir quřils procurent : les plaisirs charnels (les voluptés sensuelles, lřamour, la bonne chère), les plaisirs intellectuels (le plaisir dřapprendre et de savoir), et le plaisir de commander. Aussi l’amour-propre se décline-t-il selon trois modes appelés « concupiscences » : le désir de jouir (libido sentiendi), le désir de voir et de savoir (libido videndi ou sciendi, et le désir de dominer (libido dominandi). Néron est lřillustration parfaite de cette conception morale de lřhomme ; il est en quelque sorte lřincarnation sur scène des théories de lřamour-propre, tout habité quřil est par les trois concupiscences auxquelles son pouvoir absolu lui permet de donner libre cours.

- Agrippine nous dit dřabord quřil « jouit de tout » et nous le

présente comme un débauché ami des plaisirs : elle évoque ainsi ses compagnons dřorgie, « Othon, Sénécion, jeunes voluptueux, / Et de tous vos plaisirs flatteurs respectueux » (IV, 2, v. 1205-1206).

- Il se rend aussi coupable de cette curiosité condamnable qui débouche chez lui sur le voyeurisme : cřest sous « lřexcitation » dřun « désir curieux » quřil jette les yeux sur Junie captive (II, 2, v. 386) ; cřest une semblable pulsion scopique qui le pousse à assister en cachette à lřentretien entre Junie et Britannicus ; enfin cřest ce même plaisir de voir, et de voir souffrir, qui lřhabite lorsquřil décide de faire mourir son « frère » à ses yeux : « Néron lřa vu mourir sans changer de couleur » (V, 7, v. 1710).

- Enfin, bien évidemment, Néron est la proie de cette soif de dominer qui constitue la troisième concupiscence : il veut quřon le « respecte » et quřon lui « obéisse » (III, 8, v. 1036), il commande en maître à chacun.

Seulement, lřêtre humain qui sřabandonne à son amour-propre et

lâche la bride à ses pulsions se leurre : contrairement à ce que déclare

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Narcisse, âme damnée de lřempereur, ce nřest pas en contentant chacun de ses désirs au fur et à mesure quřils surgissent quřon peut se rendre heureux,

- dřabord parce que la rencontre, inévitable, dřune résistance à

lřun ou lřautre de ses désirs, ne peut quřentraîner la frustration ; cette rencontre des égoïsmes constitue même lřessence même du conflit tragique racinien, lřamour-propre conduisant nécessairement à une lutte pour la domination, comme lřexplique Pascal dans les Pensées : selon lui, en effet, le « moi » égoïste « a deux qualités : il est injuste en soi, en ce quřil se fait le centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce quřil les veut asservir : car chaque moi est lřennemi et voudrait être le tyran de tous les autres ». Entre Agrippine et Néron, par exemple, on ne saurait imaginer de solution de compromis ou de partage du pouvoir : tous deux, pour se rendre heureux, veulent être le seul maître de Rome.

- ensuite parce que, une fois un désir assouvi, dřautres naissent aussitôt ;

- enfin parce que lřavidité à poursuivre son désir aboutit bien souvent à la perte de lřobjet convoité en vertu dřune ironie tragique qui est de l’essence même de la passion : une fatalité interne la fait immanquablement rater son objet. Junie échappe définitivement à Néron précisément en raison du soin quřil a pris pour tenter de la conserver près de lui, en lřemprisonnant pour la voir à toute heure ; Agrippine et Burrhus ne perdent à jamais Néron quřen raison du soin excessif quřils ont pris à se lřattacher.

Il ne faudrait pas croire pour autant que le narcissisme sadique

soit lřapanage des seuls pervers : pour Racine, qui là encore fait siennes les leçons de ses maîtres jansénistes, ce sont tous les hommes qui sont soumis à l’amour-propre et sont du coup, prisonniers de leur égoïsme. Pour sřen convaincre, il suffit de regarder de près les premières répliques que Britannicus adresse à Junie lors de leur première entrevue :

Madame, quel bonheur me rapproche de vous ? Quoi ? je puis donc jouir dřun entretien si doux ?

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Mais parmi ce plaisir quel chagrin me dévore ! Hélas ! puis-je espérer de vous revoir encore ? Faut-il que je dérobe, avec mille détours, Un bonheur que vos yeux mřaccordaient tous les jours ? (II, 5, v. 693-698)

Lřexamen des pronoms personnels montre que, alors même quřil parle à sa princesse captive, c’est son seul bonheur qui intéresse Britannicus : il ne sřinforme pas même de lřétat dans lequel se trouve Junie. Chez Racine, lřêtre humain, même pour un héros « pur » comme Britannicus, ne recherche dans lřamour que sa propre satisfaction ; le narcissisme règne en maître et ne permet aucun mouvement de générosité. Ainsi, la tragédie racinienne nřoppose jamais de façon simpliste des monstres et des victimes : en chacun, et en vertu même des principes dřAristote, le bien et le mal sont mêlés, ce ne sont jamais que les proportions qui diffèrent.

Il en va de même pour Burrhus ; en apparence, cřest un vertueux tout droit sorti de lřunivers de Corneille : vaillant soldat qui ne sait pas farder la vérité (I, 2, v. 174), stoïcien, ami de Sénèque (III, 1, v. 846), il espère que Néron sera guidé par le Bien, le sens du devoir, le souci de ses peuples, de leur bonheur et de leur liberté (I, 2, v. 200-202 ; IV, 3, v. 1337-1338). Même quand il aura compris que Néron est tenté par le Mal, il ne renoncera pas et tentera par tous les moyens de le retenir au bord du précipice. Mais lorsque l’on regarde de plus près les motivations de Burrhus, on s’aperçoit que ce comportement en apparence admirable cache des intentions pour le moins sinueuses : il réprouve lřenlèvement de Junie (III, 2) et le fait savoir à Néron (III,1), mais, soit par fidélité envers son maître, soit pour braver Agrippine et se justifier lui-même en tant que précepteur, il disculpe lřempereur devant Agrippine en exposant les raisons politiques de cette arrestation (I, 2, v. 235-244), et accepte par là de se compromettre et de « farder la vérité » au moment même où il prétend à la sincérité. Envisagée dřun certain côté, lřattitude de Burrhus pourrait même confirmer les insinuations de Narcisse, selon lequel (IV, 4, v. 1461-1462) Burrhus ne dit pas toujours ce quřil pense ; il lui arrive même de tenir, certes à des fins dřapaisement, des propos qui confinent à la contrevérité, ainsi lorsquřil soutient devant lřempereur que Britannicus est innocent des complots dont on lřaccuse (IV, 3, v. 1386-1387) ; de plus, grisé, quoi quřil en dise, par lřimportance que lui donne son poste de

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« gouverneur », Burrhus indispose Agrippine en la ravalant au rang du « public » qui ignore les dédales du palais (I, 2, v. 135) ; enfin (serait-il contaminé par la proximité de Néron ?), son « stoïcisme » prétendu se réduit souvent à des pitreries histrioniques : il se gardera bien de faire suivre dřeffet ses serments emphatiques de se suicider (IV, 3, v. 1373-1376) : il se contente de donner la réplique en feignant de croire à une possible rédemption de son pupille. Sa fatuité et son autosatisfaction lřaveuglent longtemps, au moins jusquřau IIIe acte, sur lřampleur des changements de Néron, en qui il tient à voir le modèle du roi philosophe garant de la paix publique. Enfin, lorsquřil sřemploie à empêcher Néron de tomber dans le gouffre du crime, il met en avant une curieuse image de la vertu, qui se réduit au seul souci de la réputation :

Quel plaisir de penser et de dire en vous-même : « Partout, en ce moment, on me bénit, on mřaime ; On ne voit point le peuple à mon nom sřalarmer ; Le ciel dans tous leurs pleurs ne mřentend point nommer ; Leur sombre inimitié ne fuit point mon visage ; Je vois voler partout les cœurs à mon passage ! »

Un vrai stoïcien prônerait la vertu pour elle-même, et non en vue de quelque récompense dřamour-propre (« on mřaime ») ; Racine suggère que miser sur la renommée, si chère à Corneille, cřest miser sur un égoïsme dont on sřimagine, à tort, quřil est en mesure de sřautoréguler. Au fond, cřest le rêve de modeler un empereur selon ses désirs qui a toujours conduit le tribun : chez lui, la vertu nřest à tout prendre que le beau masque de lřorgueil et un instrument pour asservir Néron, fût-ce dans une bonne intention. Burrhus-Pygmalion sera dřautant plus cruellement déçu dans ses espérances lorsquřil comprendra que « son ouvrage » (I, 2, v. 223), Néron-Galathée, nřa brisé les chaînes qui lřattachaient à Agrippine que pour se livrer au désordre de son instinct « féroce » et incontrôlable.

c) Le tombeau de lřhéroïsme

La quête du pouvoir possédait le plus souvent, chez Corneille, une certaine grandeur (Auguste ou Nicomède sont habités de grands desseins politiques) fût-elle odieuse, comme elle lřest chez Cléopâtre de

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Syrie. Mais la libido dominandi janséniste, telle que la dépeint lřélève des Petites-Écoles, nřa rien de noble, ce nřest quřune manifestation de lřégoïsme humain, dérisoire et vaine. Agrippine nřa pas la stature dřHorace : sans doute était-elle, comme il lřétait, pleine dřarrogance et de fierté, mais ses prétentions ne tendent plus à la gloire et à lřhonneur Ŕ cřest le simple plaisir de gouverner qui la hante : « Rome encore une fois va connaître Agrippine » (V, 3, v. 1604). La volonté de puissance n’est plus ici le moteur d’aucun héroïsme. À travers cette peinture au vitriol des méandres de lřâme humaine, cřest en effet toute la morale aristocratique prônée par Corneille qui sřeffondre : la grandeur dřâme, la magnanimité, la « générosité » nřexistent plus ; dans ce monde où les bienfaits ne restent jamais impunis, seule subsiste « lřingratitude » (I, 1, v. 21-22), ou plutôt même la seule avidité entendue comme poursuite égoïste par chacun de ses désirs propres.

Il arrive que ce fond mauvais de lřâme perde toute pudeur et sřaffiche comme tel, dans la bouche de Narcisse seul sur scène (« Et pour nous rendre heureux, perdons les misérables »), dans celle dřAgrippine face à Burrhus (« Je confesserai tout, exils, assassinats, / Poison même » (III, 1, v. 853-854), ou encore dans celle de Néron en présence de ses confidents (« Jřembrasse mon rival, mais cřest pour lřétouffer » (IV, 3, v. 1314). Mais le plus souvent, la corruption du cœur préfère se draper du masque de la vertu. Néron, ainsi, maquille ses crimes des beaux noms issus de la morale courtoise et féodale : cřest, dit-il, à sa « gloire » quřimporte la mort de son frère (IV, 3, v. 1324), quřil envisage encore comme une « vengeance » (IV, 4, v. 1431) et dont il craint quřelle passe pour un « parricide » ; il propose de même à Junie « lřhonneur » de devenir son épouse, et de prendre ainsi la place occupée par la sœur de Britannicus (II, 3, v. 625) Ŕ la morale aristocratique qui régnait chez Corneille se résout en vains mots. Lřhéroïsme éclate sous les coups de lřamour-propre et dřun instinct devenu tout-puissant. Seul subsiste le vocabulaire cornélien, mais subverti, vidé de sa substance et mis au service du mal : il nřest plus quřune coquille vide.

Il en va de même des discours politiques derrière lesquels sřabrite Néron pour exécuter ses plans : dans toutes ses décisions, cřest son intérêt personnel ou la satisfaction immédiate de ses plaisirs qui seuls le guide ; les justifications politiques quřils ne cessent de formuler pour justifier son action (« Cet ordre importe au salut de lřempire », II, 1, v. 371) ne sont que le déguisement respectable de sa concupiscence. Le

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devoir, chez Racine, nřest plus quřune façade, un instrument ou une gêne, ce nřest en aucun cas une finalité propre capable de déterminer un comportement inspirés par des principes éthiques.

Lřuniversalité tentaculaire de lřamour-propre, perceptible jusque dans les personnages quřon aurait crus les plus purs, a pour consé-quence de miner tout héroïsme, non seulement du côté des pervers, mais aussi de celui des innocents. Néron, en effet, nřa pas le monopole dans lřusage des discours maquillés : Junie elle aussi, pervertie par le climat de la cour dès quřelle y est entrée, et pour ainsi dire « néronisée » face à lřempereur, se trouve amené à user de faux-fuyants et à farder la vérité de ses sentiments : questionnée par Néron sur son amour (« aimer et être aimé », II, 3, v. 551), elle ne répond que sur le deuxième point, et en biaisant : elle allègue successivement, pour expliquer quřelle ait accepté de recevoir favorablement les « vœux » de Britannicus, lřorgueil de son rang qui justifie cette alliance (II, 3, v. 556), le respect du prince envers la mémoire de Claude (II, 3, v. 558) et même sa soumission envers Agrippine et lřempereur (v. 560). Pressée par Néron qui lui propose un époux digne dřelle, elle fait valoir une nouvelle fois la noblesse de sa naissance et prétexte un orgueil de classe qui serait du meilleur effet dans une pièce de Corneille conçue comme une apologie de la morale aristocratique : pour un féodal, en effet, cřest une grande vertu que de vouloir être digne de sa naissance. Mais dans le cas présent, lřhonneur familial nřest quřune grimace, puisque la vraie raison qui motive le refus quřelle oppose à Néron, cřest lřamour quřelle éprouve pour Britannicus. Néron toutefois finit, à force dřartifice, par la démasquer et la mettre en face de ses contradictions : si vraiment ce sont les devoirs que lui imposent son sang quřelle cherche à défendre, elle pourrait légitimement accepter de prendre pour mari lřempereur de Rome : « Du sang dont vous sortez rappelez la mémoire » (II, 3, v. 623), lřexhorte Néron en feignant lui aussi de mettre son discours sur le terrain de la gloire et de lřhonneur ; or Junie se trahit en répondant quřelle préfère lřobscurité à cette gloire quřune authentique héroïne cornélienne rechercherait par-dessus tout. Néron nřa aucun mal à démonter les sophismes de la jeune femme ; celle-ci finit par avouer ingénument quřelle nřest pas très habile dans lřart de feindre (v. 642), et, incapable de ruser plus longtemps, sommée par Néron de jeter le masque de la vertu (v. 635), elle nřa dřautre ressource que de se précipiter dans le piège qui lui est tendu : elle avoue ce que, par la prudence la plus élémentaire, elle aurait dû taire : « Jřaime Britannicus »

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(v. 643). La sincérité elle-même cesse ici dřêtre une qualité : en disant la vérité, elle trahit le prince, qui paiera de sa vie cette confidence Ŕ la cour ne pardonne pas à ceux qui sont trop mauvais acteurs pour mentir avec élégance, chaleur et surtout conviction.

Racine trouve ainsi sa place aux côtés de ces « moralistes » de la seconde moitié du XVIIe siècle qui se sont fait une spécialité de la dénonciation des travestissements de lřamour-propre. Ce pessimisme a trouvé en particulier son expression la plus saisissante dans les Maximes composées par La Rochefoucauld : ses formules incisives et brillantes font voler en éclats toute noblesse et toute grandeur dřâme, et réduisent les mouvements du cœur en apparence les plus désintéressés à lřégoïsme foncier de lřêtre humain. Il sřagit pour lui dřôter le masque des vertus humaines et de montrer quřelles ne sont que des « vices déguisés ». Comme Pascal, La Bruyère ou La Rochefoucauld, mais à travers les procédés propres au théâtre, Racine montre toutes les formes, toutes les nuances et toutes les conséquences de lřamour-propre, toutes les subtilités du sentiment prompt à se couvrir des oripeaux respectables du Bien et du Devoir. Pour Racine comme pour ces prosateurs, il nřexiste plus de passions qui soient nobles, libératrices, sources dřélévation de lřindividu : ni lřhonneur, ni le sens du devoir, ni lřamour ne sont sauvés, ils explosent sous le coup dřun soupçon qui ravage et emporte tout ; les plus belles passions ne sont plus tenues que comme des masques qui cachent la laideur de l’âme.

d) La révolte de la conscience

Le désir sans limite et pervers ne serait pas vraiment tragique sans la présence simultanée, dans le cœur du passionné, de la mauvaise conscience qui trouble la passion. Néron, de ce point de vue, se situe, dans lřévolution du tragique racinien, entre Andromaque et Phèdre : dans Andromaque, Hermione, Pyrrhus ou Oreste ne sřembarrassaient pas de scrupules et se livraient en aveugles aux transports qui les entraînaient. Phèdre, en revanche, est habitée à la fois par un amour incestueux et des scrupules moraux qui la rongent de lřintérieur et la font languir. Dans Britannicus, la conscience coupable de Néron est bien présente, mais elle nřest pas encore intériorisée : c’est Agrippine qui l’incarne. Ce nřest pas le moindre paradoxe de la pièce que cette mère dénaturée, monstre de luxure et dřambition, joue pour son fils le rôle dřun œil de Caïn qui le paralyse et le pousse tout ensemble à la révolte. En termes

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freudiens, Agrippine représente le « Surmoi », cřest-à-dire lřautorité psychique qui surplombe et censure les désirs. Quand son pouvoir est réduit à néant, quand elle a perdu tout espoir de voir satisfaire sa libido dominandi sans limite, Agrippine cesse dřincarner la concupiscence pour devenir justicière (« je connais lřassassin », v. 1650) puis finalement prophétesse inspirée et représentante de la réprobation transcendante :

Mais je veux que ma mort te soit même inutile. Ne crois pas quřen mourant je te laisse tranquille. Rome, ce ciel, ce jour que tu reçus de moi, Partout, à tout moment, mřoffriront devant toi. Tes remords te suivront comme autant de furies; Tu croiras les calmer par dřautres barbaries Ta fureur, sřirritant soi-même dans son cours, Dřun sang toujours nouveau marquera tous tes jours. (V, 6, v. 1679-1686)

La mort même dřAgrippine, loin de libérer lřempereur criminel de ses remords, ne fera que la transformer en une Érynie vengeresse, déesse du remords intériorisée dans lřâme même de Néron. Son destin croisera alors celui dřOreste, exemple paradigmatique du héros tragique matricide, et que Racine venait de mettre en scène dans Andromaque.

2. LES VISAGES DE L’AMOUR : « LES DEUX ÉROS »

Cřest de cette conception sombre de la nature humaine que vient la peinture désastreuse que le dramaturge nous donne de lřamour : dans la passion irrésistible qui nous porte vers lřobjet de notre désir, ce nřest que notre propre bonheur égoïste que nous poursuivons.

Certes, il convient dřabord ici de nuancer. Comme le montre Roland Barthes dans son Sur Racine, il existe bien, chez le dramaturge, une forme dřamour idéal, capable dřapporter le bonheur aux amants : cřest lřamour-tendresse, ou « Éros sororal ». Il naît dřune communauté lointaine dřexistence : élevés ensemble, les deux protagonistes ont découvert lřamour lřun avec lřautre, et ils nřont guère de passé en dehors de leur histoire commune. Le temps, dont le travail est conçu de façon positive comme une maturation, est un allié de cet amour sororal ; il le fait sřaccroître, se développer, advenir peu à peu. Fondé sur la connaissance et la reconnaissance des vertus (III, 8, v. 1057-1058), il est sinon rationnel, du moins raisonnable. Cette forme de

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sentiment amoureux ne peut être troublée que par lřextérieur, car lřentente entre les amants est parfaite : il faudra toute la violence de Néron pour menacer cette harmonie et les faire douter lřun de lřautre, encore cette tromperie ne pourra-t-elle survivre à leur seconde entrevue. Enfin, dernier trait de lřÉros sororal, cřest un amour légal qui a en vue un mariage légitime (II, 3, v. 643-644). Il rejoint aussi ce que les spécialistes actuels préfèrent appeler « amour galant », la galanterie, étudiée en particulier par Delphine Denis dans Le Parnasse galant, étant une catégorie littéraire connue des écrivains du grand siècle : elle se caractérise par une langue ornée de métaphores pétrarquistes et précieuses où abondent les yeux mourants (v. 698, 708), les filets et les flèches qui percent le cœur ; la galanterie est aussi héritière de la courtoisie médiévale, qui faisait de lřamour le moteur dřactions héroïques chez lřamant, qui espérait par là gagner le cœur de sa maîtresse : Britannicus regrette ainsi de nřavoir pu défendre celle quřil aime les armes à la main, la nuit de son enlèvement (II, 6, v. 701-702).

Mais chez Racine, cet amour-tendresse conçu comme lřexpression du bonheur partagé, quřon lřappelle « sororal » ou « galant », est toujours menacé et rarement donné à voir. Britannicus sřouvre ainsi sur la séparation des deux amants qui ne seront plus jamais à même de sřaimer librement. En fait, lřÉros sororal est toujours condamné : relégué dans un passé révolu ou espéré dans un futur qui nřadviendra jamais, il nřest quřune utopie lointaine dont la vraie fonction est de servir de contrepoint à la peinture de la véritable passion tragique, l’Éros événement : tel est lřamour néronien, prédateur, immédiat, violent et mortifère, mêlant convoitise et torture. Irrésistible, incapable dřécouter la voix de la raison (« Adieu, je souffre trop, éloigné de Junie » III, 1, v. 799), cřest une lame qui submerge tout, un torrent qui emporte sur son passage toute velléité de résistance. Ce sentiment prend toujours naissance de façon visuelle (« Cette nuit je lřai vue arriver dans ces lieux », II, 2, v. 386), et le plus souvent dans des circonstances exceptionnelles (id.), et il arrive aussitôt à maturité (« depuis un moment, mais pour toute ma vie », v. 383) ; construit hors de la durée, sans passé ni avenir, il fait perdre la mémoire (« Si vous daignez, Seigneur, rappeler la mémoire », III, 1, v. 784). Fondé sur une pulsion, cřest un amour de convoitise qui ramène à lřanimalité et à la violence, insoucieux de la raison et du mérite. Cřest aussi une folie furieuse déchaînée, qui réclame un assouvissement brutal et ne souffre pas quřon lui résiste. Burrhus, naïvement stoïcien, croit que le

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sentiment amoureux est du ressort de la volonté, et le déclare en des vers que ne désavouerait pas Corneille : « On nřaime point, Seigneur, si lřon ne veut aimer » (III, 1, v. 790). « Quelque résistance » suffirait, selon lui, à tuer dans lřœuf cet amour naissant qui ne peut, en quelques heures, sřêtre déjà rendu maître du cœur de Néron. Mais cřest quřau fond, Burrhus ne connaît pas le fonctionnement de la psychè humaine ; cřest être fort présomptueux que de penser que la bonne volonté suffit à se défaire de cette passion amoureuse conçue comme un coup de foudre capable de ravager lřâme du premier coup :

Je vous entends, Burrhus : le mal est sans remède. Mon cœur sřen est plus dit que vous ne mřen direz. Il faut que jřaime enfin. (III, 1, v. 777-779)

Toute raison, toute intelligence, toute sagesse est contrainte d’abdiquer devant la passion. Chez Corneille, les héros parvenaient à exercer sur leurs désirs un contrôle : « Je suis maître de moi comme de lřunivers », disait Auguste dans Cinna, et même la mise à mort de Camille est, chez Horace, le fruit dřun calcul, de sa « raison ». Racine ne partage pas ce point de vue : pour lui, les pulsions sont par nature si fortes que leur maîtrise est impossible ; lřon ne peut que glisser et suivre leur « pente » (v. 1424). Par ailleurs, lřamour racinien authentique est foncièrement pervers parce que, en tant que forme de la libido dominandi, il tend à réduire son objet au rang dřinstrument de son propre plaisir ; sa visée est une prise de possession, un asservissement ; impatient de dominer, il goûte les souffrances quřil inflige, et qui sont comme le signe de sa puissance (II, 4, v. 679-682).

Ainsi, contre lřamour-tendresse teinté de romanesque qui régnait dans les tragédies de son temps et quřil a encore lui-même mis en scène dans La Thébaïde et dans Alexandre, Racine réfute ici, à travers la peinture de la passion néronienne, l’idée même de courtoisie : aux antipodes de la tradition courtoise qui fonde le sentiment amoureux sur le dévouement à la dame, lřamour apparaît ici meurtrier, dégradant et destructeur de toute qualité morale, propre à faire glisser le jeune empereur de la justice à lřiniquité la plus noire. Paul Bénichou (Morales du Grand Siècle, p. 184) a bien vu que le code de la chevalerie courtoise était parodié dans Britannicus : Néron perçoit bien les qualités de la chaste Junie, mais la prise de conscience de cette vertu innocente, loin de pousser le fils dřAgrippine à se dévouer humblement pour la jeune

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fille, à se surpasser en vue dřexploits héroïques et dřascèse morale, ne conduit quřà aiguiser ses désirs impurs : « Et cřest cette vertu si nouvelle à la cour / Dont la persévérance irrite mon amour » (II, 2, v. 417-418)

Cřest non pas à travers la représentation de lřamour galant, mais bien à travers celle de cette passion cruelle et terrifiante que Racine fait accéder lřamour à la dignité tragique que lui refusait Corneille.

3. LA TRAGÉDIE DU POUVOIR

Lorsquřil décide de battre Corneille avec ses propres armes, Racine fait le choix dřune tragédie politique. Comme on lřa vu, le dramaturge rouennais utilisait le théâtre comme un lieu de réflexion sur le pouvoir. Celui-ci fait également lřobjet dřune méditation approfondie de la part de Racine, mais il ne sřagit pas pour lřauteur de Britannicus dřutiliser la scène afin de confronter différentes théories du pouvoir dont il sřagirait de vérifier la légitimité : la dimension simplement humaine du drame l’emporte sur sa dimension politique, ou, pour reprendre les mots de la préface, les affaires du dedans lřemportent ici sur celles du dehors.

a) Une querelle de succession

Lřenjeu de la pièce concerne dřabord une querelle de succession particulièrement épineuse ; Néron, en effet, peut apparaître, du point de vue romain, comme lřhéritier de plein de droit de Claude, qui lřavait adopté, ainsi que le rappelle Burrhus (III, 3, v. 860-866). Mais les spectateurs de la pièce, au temps de Racine, ne connaissaient que le droit du sang ; dans la France du grand siècle, en effet, la « loi salique » imposait que le sceptre passe entre les mains du fils aîné du roi : cřest la règle dite de primogéniture masculine ; selon cette perspective juridique, seul Britannicus peut être tenu pour le successeur légitime, Néron ne pouvant être quřun usurpateur. La tragédie se garde bien de résoudre la querelle dynastique sur laquelle elle repose pourtant : le fils dřAgrippine peut ainsi successivement, voire simultanément, apparaître comme un souverain légitime ou un tyran, Britannicus comme un prétendant bafoué ou comme un factieux. Tous deux ont de bonnes

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raisons de régner, surtout au début de la pièce, où lřon voit dřune part que Néron a justifié son titre par « trois ans de vertu » (II, 2, v. 462) qui prouvent quřil nřest pas un injuste despote, et dřautre part quřil détient lřappui des corps constitués, le Sénat et les comices (I, 2, v. 204-210).

Mais il ne faut pas se leurrer sur le sens et la portée de cette dimension politico-juridique : alors que chez Corneille lřenjeu successoral aurait constitué le vrai cœur de la pièce, Racine, de son côté, ne sřen sert que comme dřun prétexte destiné à révéler les détours obscurs du cœur de Néron et des autres personnages. Racine écrit davantage en moraliste qu’en théoricien politique : ce sont les réactions des hommes face au pouvoir qui lřintéressent, non la meilleure façon de gouverner un royaume. Le pouvoir, dans Britannicus, apparaît comme lřobjet de la convoitise de tous, excepté Junie ; chacun lřenvisage comme une valeur absolue, indépendamment de lřusage quřon peut en faire : Agrippine nřévoque que le pur plaisir de régner (V, 3, v. 1597-1598, v. 1605). On comprend que Barthes ait été tenté, dans son livre Sur Racine, dřaffecter le mot « Pouvoir » dřune majuscule : il auréole de son éclat celui qui le possède, il le magnifie au point dřéblouir quiconque porte sur lui les yeux (II, 2, v. 449-458). Mais il est aussi une tentation mortelle : il se perd aussi et se gagne contre toute attente (pour Agrippine et Néron), se reconquiert et se perd à nouveau (pour Narcisse).

b) Affaires privées, affaires publiques

« Il ne s’agit pas ici des affaires de dehors » : saisi « dans son particulier et dans sa famille », nous voyons à nu les motivations qui guident la politique de Néron. Racine indique-t-il par là au lecteur, comme on le lit souvent dans la critique, que le champ politique est secondaire chez lui et que la peinture des passions passe au premier plan ? Les choses sont plus complexes. Le drame repose en fait sur le parasitage du public et du privé, qui ne cessent de sřinterpénétrer. Junie et Britannicus, par exemple, refusent de jouer le jeu du public et ne reconnaissent que les vertus privées (II, 3, v. 611-618 ; v. 641-642 ; V, 1, v. 1521). Junie, contrairement aux héroïnes cornéliennes qui nřoublient jamais ce quřelles doivent à leur rang, est une femme qui refuse dřadmettre quřelle est une princesse et que, selon lřadage fameux, Noblesse oblige. Si la franchise, lřhonnêteté et la modestie sont des qualités recommandables pour un simple particulier, elles sont des

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erreurs, voir des fautes pour un politique ; or les deux amoureux, quřils le veuillent ou non, sont, par leur naissance, prince et princesse donc voués à la sphère publique dans laquelle ils ne savent pourtant pas se mouvoir. Lřun comme lřautre, soucieux seulement de droiture et de sincérité, accumulent les maladresses : ainsi, Junie, en réagissant face à Néron en captive plaintive plutôt quřen princesse hautaine, ne fait quřirriter son ravisseur. Les deux jeunes gens, parce quřils sont incapables de tenir leur rang Ŕ de respecter, pour parler comme les doctes, la « bienséance de leur condition », sont broyés par cette cour quřils condamnent, mais qui est pourtant leur vraie demeure (I, 2, v. 238 ; III, 8, v. 1033-1034). Pour une descendante dřempereur, vouloir vivre en recluse loin des regards de la cour, puis chez les Vestales (III, 8, v. 1073-1076), est sinon une faute morale, du moins une « erreur » Ŕ cřest la définition même de la faute tragique, lřhamartia.

c) Les conseillers du prince : la politique entre le vice et la vertu

Néron, dans son palais, décide de tout, mais il ne décide pas seul. Les deux conceptions du pouvoir entre lesquelles il pense pouvoir choisir sont incarnées par ses deux conseillers.

Burrhus, tout dřabord, son « gouverneur » (IV, 2, v. 1160-1166), cřest-à-dire celui qui a été commis pour veiller sur son éducation (avec Sénèque, absent de la pièce), est le représentant de ce stoïcisme auquel Corneille souscrivait, comme on a eu lřoccasion de le mentionner dans lřenvoi précédent du cours : selon lui, lřempereur doit se conformer à la loi morale et respecter la vertu (IV, 3, v. 1340). Sur le plan public, Burrhus voit le principat comme le rêvait Auguste : dans ce système idéal et quřil croit voir réaliser sous le règne de son élève, lřempereur (« princeps ») nřest que le garant de la liberté publique et le régulateur des institutions républicaines dont le jeu continue normalement comme autrefois, et (I, 2, v. 202). Burrhus sait, bien sûr, quřil dépend du bon vouloir du prince que lřéquilibre soit maintenu : lřempereur peut à tout moment déposséder les magistrats de leur autorité et confisquer entre ses mains lřintégralité de lřimperium (III, 1, v. 803). Pour le dire en termes contemporains, l’autorité de l’empereur ne trouve pas de vrai contre-pouvoir, malgré lřapparence républicaine du régime. Lřharmonie est donc fragile et le régime menace à chaque instant de se changer en tyrannie (V, 7, v. 1712) ; Burrhus ne peut

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compter que sur la bonne éducation quřil a donnée à Néron pour sauver lřempire dřune semblable catastrophe. La récompense du bon prince, sřil respecte les principes de Burrhus, paraît pourtant bien légère elle aussi : elle ne réside que dans lřamour du peuple pour son souverain ; cette bonne renommée quřil acquerra lui accordera la tranquillité sereine dřun règne paisible (IV, 3, v. 1337-1338). Sřil cède à sa mauvaise « pente » (IV, 4, v. 1424), si, cherchant une fallacieuse liberté, il se rend esclave de ses passions et de ses vices, sřil règne par la crainte et maintient les citoyens de Rome dans une servitude infamante, il se prépare des jours difficiles : sans cesse menacé par des complots, il craindra pour son trône aussi bien que pour sa vie.

Narcisse ne partage pas ce point de vue : la vraie libération de Néron consiste pour lui dans lřassouvissement de chacun de ses caprices : il doit écouter la seule voix de ses désirs, afin « dřassurer ses plaisirs » (II, 2, v. 482). Peu importe, aux yeux de Narcisse, le sentiment dřune foule stupide dont lřempereur ne tire pas sa légitimité, envers laquelle il nřa pas de comptes à rendre et qui, de toute façon, habituée à obéir, baise la main qui la châtie (IV, 4, v. 1440-1448). Narcisse choisit habilement, dans les règnes de ses prédécesseurs, les mauvais exemples susceptibles de délivrer Néron de sa mauvaise conscience importune (II, 2, 474-480).

Lřopposition, si bien tranchée quřelle paraisse, ne laisse pas

toutefois dřêtre plus artificielle quřil ne semble tout dřabord. En premier lieu, elle présuppose que Néron dispose dřune forme de liberté de choix, ce qui nřest pas le cas, puisquřil est entraîné par son atavisme vers le mal. Par ailleurs, ces deux thèses sont-elles à prendre au sérieux ? Pour que les systèmes de Burrhus et de Narcisse méritent seulement quřon les considère, il faudrait du moins que leurs porte-parole y adhèrent sincèrement ; or, Burrhus comme Narcisse ne sont en fait mus que par leur intérêt, et on ne saurait conclure en aucune manière à leur « sincérité » ; on lřa vu pour le premier, qui se flatte surtout de modeler un empereur à son image, mais cřest encore plus vrai pour le second : les mauvais conseils quřil souffle au fils dřAgrippine se contentent de flatter ses mauvais côtés ; il tient les discours que son maître souhaite entendre, de façon à acquérir ses faveurs et à le gouverner selon ses propres volontés : digne descendant du Narcisse mythologique, il joue le rôle d’un miroir embellissant dans lequel Néron pourrait contempler son reflet avantageux, cette

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image idéalisée quřil souhaite recevoir de lui-même et qui satisferait son amour-propre (on pourrait prendre comme exemple chaque réplique de Narcisse, mais voir par exemple II, 2, v. 450-458).

Ainsi, Burrhus, drapé du costume de philosophe vertueux, et Narcisse, la « peste de cour », déploient des stratégies qui ne sont différentes quřen apparence : ils aspirent tous deux à contrôler Néron et à le gouverner. Dans le cas de ces deux conseillers, l’idéologie est trop entachée de psychologisme pour qu’on puisse rien déduire des positions politiques de Racine, quřil ne cherche pas à expliciter ici. Les discours politiques ne sont pas lřexpression de grands desseins sur le meilleur système de gouvernement : ils ne sont motivés que par le souci égoïste de lřintérêt personnel de ceux qui les tiennent et qui tentent, en sřabritant derrière des théories contradictoires, de sřaccaparer au moins quelques miettes de « Pouvoir », cette forme la plus pure de la libido dominandi. Les différentes conceptions de la politique qui se font jour dans cette pièce, loin dřépuiser leur finalité dans une visée didactique, servent surtout à révéler la complexité psychologique des personnages.

Enfin, ni lřun ni lřautre nřéchouent ni ne réussissent vraiment. Lřéchec de Burrhus est patent, la tactique de Britannicus et Junie qui misaient sur la confiance tourne au désastre, mais la mort lamentable de Narcisse, défenseur de la politique du seul intérêt, nřen signe pas moins également son fiasco. Pour pousser plus loin lřanalyse, il convient de détourner le regard des seuls personnages secondaires envisagés jusquřà présent, pour le porter sur Néron lui-même.

d) Par delà le bien et le mal : Néron et Machiavel

Néron est-il amené, comme on le lit souvent, à choisir entre Burrhus et Narcisse ? Il semble, à lire la pièce, quřil renonce à la vertu pour se livrer à ses passions et à son mauvais « génie », mais la pièce nřoffre pourtant pas un affrontement manichéen entre le bien et le mal. Néron, comme beaucoup de personnages tragiques, dépasse le cadre habituel des règles éthiques. Il ne modèle pas son comportement sur une certaine idée du vice et de la vertu, mais affirme à plusieurs reprises fonder ses décisions sur leur efficacité (v. 371, 1239, 1324). En privilégiant l’efficacité politique sur la morale, il paraît ainsi se conformer à la doctrine de Nicolas Machiavel (1469-1527). Ce penseur politique florentin, qui vécut sous Laurent le Magnifique, se rendit célèbre par son ouvrage Le Prince (1513), qui découple la

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politique de lřéthique : un souverain, explique-t-il, ne doit avoir en vue que lřintérêt supérieur de lřÉtat quřil gouverne, quels que soient les moyens quřil faille employer pour assurer son pouvoir. Trahison, mensonge, perfidie sont des armes politiques auxquelles le prince peut recourir si elles sont utiles au maintien de lřordre dans la cité : la question de lřacquisition du pouvoir et, une fois quřil est sur le trône, de son maintien à son poste, sont les seules qui doivent lui importer ; il doit se garder surtout de tout respect scrupuleux de tel ou tel principe religieux ou moral. Contrairement à ce quřont pensé ses contemporains, Machiavel nřest ni cynique, ni immoral : il ne préconise pas le mal par goût de la perversion et de la provocation ; il est seulement amoral, cřest-à-dire quřil nřa pas à se soucier de lřhonnêteté ou de la justice de ses décrets.

De semblables thèses ont suscité lřeffroi dans toute lřEurope bien-pensante des XVIe et XVIIe siècles : pour des chrétiens, en effet, cette conception de lřHistoire est non seulement scandaleuse, le champ de la morale et celui de la politique devenant contradictoires lřun avec lřautre, mais aussi proprement sacrilège, dans la mesure où ils estiment quřil nřappartient pas aux hommes dřacquérir le pouvoir, car cřest Dieu qui le donne, en vertu des paroles mêmes de saint Paul (« Tout pouvoir vient de Dieu », Épître aux Romains, XIII, 1) ; lřHistoire, dans une perspective chrétienne, nřest que lřaccomplissement dřune Providence déjà fixée, et les événements historiques déroulent dans le temps la volonté éternelle de Dieu. Or, pour Machiavel au contraire,

- lřHistoire nřest pas aux mains dřune force bienveillante (ni malveillante), mais elle est faite par les hommes, elle est le produit des rapports de force et des libres décisions des acteurs : il convient seulement dřêtre pragmatique et de profiter des opportunités au bon moment pour se rendre maître du jeu.

- Personne nřest désigné à gouverner par la « nature » : il nřy a pas de prince « naturel », qui aurait le droit de régner en fonction de sa naissance ; personne ne gouverne non plus par « chance », ou en raison de ses « vertus ». Pour lui, acquérir et conserver le pouvoir, cřest seulement une affaire dřhabileté, une question de tactique.

Or, à lire Britannicus, Néron apparaît bien comme un apprenti

« machiavélien ». Son comportement semble tout entier pouvoir se ramener à une application, plus ou moins stricte, de la doctrine du

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Prince. Machiavel, par exemple, se préoccupe longuement des façons de conserver le pouvoir, particulièrement dans le cas où le monarque nřest pas lřhéritier naturel (cřest-à-dire par le sang) du souverain précédent. Il existe deux façons dřy parvenir : en régnant par lřamour, ou en régnant par la crainte. On constate dans la pièce que Néron a dřabord expérimenté la première méthode : il affectait une vertu qui ne lui était pas naturelle et ne suivait que par contrainte (I, 1, v. 11 ; III, 8, v. 1053). Cette stratégie nřa pas bien fonctionné : profitant de sa douceur feinte, Agrippine intrigue, Pallas cabale, et bien des partisans de Claude ne le soutiennent quřà contrecœur. La politique de la vertu telle que la prône Burrhus, considérée sous lřangle strict de lřefficacité, maintient à Rome des ferments de révolte liés au déficit de légitimité de lřempereur : à tout moment, un complot pourra se dresser contre lui pour faire valoir les droits de Britannicus, le fils légitime de lřempereur précédent, alors quřil nřen est pour sa part que le fils adoptif (IV, 3, v. 1332-1336). Par ailleurs, pour régner par lřamour, explique Machiavel, il faut que le prince possède réellement la vertu à un degré exceptionnel, ce qui est loin dřêtre le cas pour Néron. Aussi, lorsque le rideau se lève, lřempereur vient-il, pour mater dans lřœuf toute velléité de rébellion susceptible de lui coûter son trône, de choisir lřautre voie : il va régner par la crainte, comme lřexplique dřemblée Agrippine (« las de se faire aimer, il veut se faire craindre », I, 1, v. 12), et comme il lřexplique lui-même : « il suffit quřon me craigne » (III, 8, v. 1056). Machiavel lui donnerait raison : « il est plus sûr dřêtre craint que dřêtre aimé » pour gouverner tranquillement, estime-t-il en effet au chapitre 17 du Prince.

De même, Machiavel explique que le prince ne doit pas avoir un respect trop religieux de la parole donnée (chap. 18), surtout dans un monde où chacun est prêt à tout moment à rompre la sienne: le prince ne doit pas être meilleur que ses sujets

Il est sans doute très louable aux princes dřêtre fidèles à leurs engagements; mais parmi ceux de notre temps quřon a vu faire de grandes choses, il en est peu qui se soient piqués de cette fidélité, et qui se soient fait un scrupule de tromper ceux qui se reposaient en leur loyauté... Pour ne citer quřun seul exemple pris dans lřhistoire de notre temps : le pape Alexandre VI se fit toute sa vie un jeu de tromper, et malgré son infidélité bien reconnue, il réussit dans tous ses artifices. Protestations, serments, rien ne lui coûtait.

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On comprend, au vu de telles analyses, que Néron, pour garder le trône en sécurité, nřait pas reculé devant lřempoisonnement de son frère juste après lui avoir promis la réconciliation : Agrippine, aveuglée par sa volonté de puissance, a cru en la loyauté de son fils, valeur cornélienne entre toutes, au moment où il avait déjà trahi sa promesse (V, 3, v. 1587-1588).

Dans ces conditions, pourquoi Néron finira-t-il par perdre le trône ? Non parce que le vice est toujours châtié, mais, bien au contraire, parce quřil ne suit pas avec assez de rigueur les préceptes du maître florentin. Toutes les décisions quřil a prises avant de tomber amoureux de Junie sont conformes au principe du bon gouvernement selon Machiavel, y compris lřenlèvement de Junie, qui empêche une union avec Britannicus qui renforcerait trop le clan des partisans de Claude. Tout change dès quřil devient amoureux : il perd sa capacité à calculer, indispensable à un prince machiavélien. Aveuglé par sa passion inattendue, il se laisse guider par ses vices ; il oublie aussi que, si le prince doit se faire craindre, il doit aussi garder de se faire haïr et mépriser, comme lřavait expliqué Machiavel (chap. 19 ; cf. IV, 3, v. 1333-1334) ; il ne se souvient plus non plus que le monarque doit recevoir lřestime de ses sujets (chap. 21 ; cf. v. 1336). Il néglige enfin de sřentourer de conseillers intègres, comme Machiavel le préconise au chapitre 23, et préfère écouter Narcisse, qui ne songe quřà flatter ses désirs pour en tirer des bénéfices. Dřune façon générale, il se laisse influencer par des ministres qui donnent leur avis sans que celui-ci ait été sollicité, et réduisent ainsi lřempereur à lřétat de girouette docile : le dernier à parler est sûr dřemporter son adhésion. Néron nřest quřun jouet entre les mains de ceux et celles qui veulent utiliser sa faiblesse pour régner à travers lui, pour faire de lřempereur un fantoche ou un homme de paille. Ainsi, Néron n’est pas puni pour s’être comporté en prince machiavélien, mais parce qu’il n’a pas poussé assez loin l’art du maître florentin. Meilleur disciple de lřauteur du Prince, Néron aurait pu devenir sinon un bon empereur (la morale est ici hors-sujet), du moins un maître solidement établi sur Rome et sur lřempire. Aveuglé par son amour pour Junie, il commet des erreurs quřil ne corrigera pas dans la suite de son règne, et qui finiront par avoir raison de lui. Dans Bérénice, Titus, on le verra, se révélera un machiavélien pragmatique bien meilleur que Néron.

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D. DU SPECTACLE DU POUVOIR AU POUVOIR DU

SPECTACLE

Racine, à la date où il donne Britannicus, « pièce des connaisseurs », venait de polémiquer vivement avec ses anciens maîtres de Port-Royal sur la question de la moralité du théâtre. Les jansénistes, en effet, considéraient que les spectacles étaient une source de dépravation des mœurs et un divertissement dangereux pour lřesprit : « un poète de théâtre est un empoisonneur public, non des corps, mais des âmes des fidèles », avait écrit Pierre Nicole, auteur par ailleurs dřun Traité de la comédie paru en 1667. Racine, qui a rapidement fait cesser la bataille de pamphlets quřil avait engagée avec Nicole, choisit de porter le débat à lřintérieur même de ses pièces : Britannicus, en prenant pour personnage principal un prince corrompu qui se prenait pour un artiste, lui permettait de transformer sa tragédie en une réflexion « méta-théâtrale », cřest-à-dire portant sur lřessence même du théâtre et ses conséquences morales.

1. NÉRON, EMPEREUR ET HISTRION

Les indices de théâtralité, qui nous orientent vers ce type dřinterprétation, sont nombreux dans le cours de lřaction. Néron, tout dřabord, et conformément à lřimage quřen ont laissée les historiens de lřAntiquité, est présenté comme un acteur amateur : Narcisse rappelle quřil se donne en spectacle à tout lřempire romain en venant déclamer sur scène et en forçant les Romains à lřapplaudir (IV, 4, v. 1471-1478). Mais cette évocation de lřhistrionisme de Néron nous invite surtout à nous demander si lřempereur, comme personnage, nřest pas un acteur tout au long du drame. Bien des éléments viennent confirmer cette hypothèse. On sřaperçoit tout dřabord quřil est présenté comme un hypocrite, cřest-à-dire, au sens étymologique de ce mot venu du grec, un comédien (hypocritès) : plein dřun « faux respect » pour sa mère (I, 1, v. 108) à qui il nřa jamais prodigué que de « feintes caresses » (IV, 2, v. 1272), il trompe le peuple par une apparence de vertu (I, 1, v. 12 ; IV, 3, v. 1332-1333). Maître absolu de la dissimulation, il parvient à duper dřabord le naïf Britannicus, incapable de supposer que son frère puisse commettre une trahison (« Il hait à cœur ouvert ou cesse de haïr », V, 1, v. 1518) ; plus surprenant, Néron parvient aussi à abuser sa mère, quřon aurait crue pourtant trop rusée pour tomber dans ses

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pièges grossiers et qui était de longue date informée de sa fausseté (V, 4, v. 1584-1598) ; Néron, comédien hors-pair, met ainsi ses aptitudes non au service du bien, mais à celui du mal : il est un acteur dévoyé. Ce nřest donc pas le métier de tragédien qui serait en lui-même pervers, comme le pensent les jansénistes, mais seulement le mauvais usage quřon peut faire de cet art.

2. LE MONDE DE LA COUR : UNE COMÉDIE HUMAINE

Paradoxalement, au début de lřacte V, lřinnocente Junie si peu au fait des usages de la cour est la seule à soupçonner la perfidie de lřempereur ; mais cřest quřelle a déjà compris que le palais impérial est un lieu où règne lřapparence :

Je ne connais Néron et la cour que dřun jour ; Mais, si je lřose dire, hélas ! dans cette cour Combien tout ce quřon dit est loin de ce quřon pense ! Que la bouche et le cœur sont peu dřintelligence ! Avec combien de joie on y trahit sa foi ! Quel séjour étranger et pour vous et pour moi ! (V, 1, v. 1521-1526)

Le théâtre est ainsi tout dřabord présent dans le lieu même où se déroule le drame, la cour : les moralistes du XVIIe siècle, comme La Bruyère (Les Caractères, « De la cour », 99), se plaisent à considérer la cour comme une scène de spectacle, à la fois vaste comédie humaine, ballet des vanités et périlleuse pièce tragique. Cřest bien ainsi que Burrhus présente ce monde dans son récit de la mort du protagoniste :

Mais ceux qui de la cour ont un plus long usage Sur les yeux de César composent leur visage. Cependant sur son lit il demeure penché ; Dřaucun étonnement il ne paraît touché : « Ce mal dont vous craignez, dit-il, la violence, A souvent sans péril attaqué son enfance. » Narcisse veut en vain affecter quelque ennui, Et sa perfide joie éclate malgré lui. (V, 5, v. 1629-1636)

Les réactions des courtisans éprouvés et rompus aux cabales montrent quřil convient, pour réussir dans cet univers, dřêtre capables de jouer des rôles de « composition ». La cour est bien un lieu du paraître, un espace trompeur et mensonger où seuls lřemportent ceux qui

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pratiquent lřespionnage et la trahison, comme Narcisse qui est lui aussi un acteur doué : espion de Britannicus pour le compte de Néron (« Britannicus sřabandonne à ma foi », II, 2, v. 513), il approvisionne son empereur en poison (« Le poison est tout prêt », IV, 4, v. 1392) et lřabreuve de conseils pernicieux, jusquřà défendre le meurtre de Britannicus devant Agrippine. Britannicus, qui ne sait pas feindre et avoue à Narcisse (I, 4, v. 319-342), Agrippine (I, 3, v. 289-298 ; III, 5, v. 911-914) et Néron même (III, 8) les moindres de ses sentiments, sera broyé dans une cour où il convient de vivre masqué pour espérer pouvoir survivre. Narcisse est, de loin, le personnage le plus à lřaise dans ce monde vicié : passant avec facilité du côté cour au côté jardin, cřest-à-dire des appartements de Britannicus à ceux de Néron, habile à se procurer les informations (II, 2, v. 430-434) aussi bien que les substances mortelles, il ne peut respirer que dans lřatmosphère délétère du palais, loin de laquelle il est comme un poisson hors de lřeau Ŕ lorsquřil quittera la demeure impériale pour tenter de rejoindre Junie et de la faire revenir, il périra aussitôt (V, 8, v. 1752).

3. L’ÉCOLE DU SPECTATEUR

Dans la pièce, le thème central de la dissimulation est symbolisé par le motif du voile : cřest derrière un voile quřAgrippine se dissimulait pour donner ses ordres au Sénat (« derrière un voile, invisible et présente, / Jřétais de ce grand corps lřâme toute-puissante », I, 1, v. 95-96), et cřest, de même, « caché » dans un recoin du palais que Néron surveille lřentrevue entre Junie et Britannicus, à lřinsu de ce dernier. Ce voile nřest pas sans rapport avec le rideau du théâtre. Dans ce vaste décor semé de trappes et de cachettes quřest le palais, Néron est non seulement acteur mais aussi metteur en scène de spectacles dont il est le spectateur unique ou privilégié : lřentrevue de Junie avec Britannicus (II, 6) ou la mort même de Britannicus (V, 5, 1637-1640) sont autant de pièces quřil fait jouer pour nourrir son voyeurisme sadique et morbide. Cřest que Néron est aussi un spectateur dévoyé, qui confond la vérité et la fiction et ne peut goûter que cette espèce de « théâtre-réalité », si vous me permettez cet anachronisme. Lřauthentique spectateur de théâtre, suggère Racine à ses maîtres jansénistes auxquels il répond sans doute ici, nřest en rien condamnable quand il verse des pleurs sur les personnages victimes des tyrans, et il peut même jouir légitimement des atrocités qui sont représentées

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devant lui, tout simplement parce quřelles sont feintes, et par là moralement innocentes. Racine, contrairement à ce que pensait Nicole, nřestime pas que la représentation de fictions puisse exciter les mauvaises passions : cřest bien plutôt la mise en scène de souffrances réelles qui nourrit le voyeurisme morbide et le sadisme dont Néron se rend coupable. En fait, pour lřauteur de Britannicus, non seulement la tragédie nřest pas immorale, mais elle peut même être utile aux bonnes mœurs, puisque, Racine le sait bien, toute tragédie vise à la catharsis des mauvaises passions du public. Encore celle-ci, dans cette pièce, est-elle hautement problématique.

E. LE DÉNOUEMENT : UNE CATHARSIS INTROUVABLE ?

La finalité de la tragédie, selon Aristote relu par les théoriciens du Grand Siècle, est dřabord dřordre moral: elle a pour but de libérer le spectateur de ses mauvaises passions, et tout d’abord de la crainte et de la pitié. Pour obtenir cet effet (cette catharsis), le poète doit mettre en scène des événements poignants et terrifiants, et montrer aussi le châtiment des coupables, sans lequel le spectateur restera sur un sentiment dřinsatisfaction. Or, la question, dans Britannicus, de cette notion-clef de la tragédie quřest la catharsis, nřest pas facile à résoudre. Les choses étaient plus simples dans Andromaque, sans être une tragédie à fin heureuse puisquřelle se soldait par la mort pour deux des protagonistes (Hermione et Pyrrhus) et la plongée dans les abîmes de la folie pour le troisième (Oreste), accordait malgré tout le salut aux victimes désignées, Andromaque et son fils Astyanax : leurs persécuteurs mouraient et la princesse troyenne devenait reine dřÉpire.

1. LE TRIOMPHE APPARENT DU MAL

Rien de tel dans Britannicus: le dénouement voit la perte des innocents, Britannicus périssant par traîtrise sous lřeffet du poison de Narcisse, et Junie étant réduite à trouver refuge chez les Vestales pour y pleurer ses malheurs tout le reste de sa vie (V, 5, v. 1619-1632 et V, 8, v. 1731-1746). Dans le camp des coupables, certes, Narcisse périt misérablement sous les coups de la foule vengeresse (1751-1752), mais le vrai coupable, Néron, semble échapper au châtiment. Loin de connaître un sort déplorable, il préserve son trône sans être inquiété et

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continue de pouvoir « jouir de tout » comme à lřouverture du rideau. La pièce se termine sur cette vision de champ de ruines : lřamour dévasté, lřempire du monde tombé aux mains dřun despote au cerveau enténébré (V, 7, v. 1706), la naissance dřun monstre et lřoppression des innocents. Au terme du cinquième acte, justice nřest pas faite, comme le montre le conditionnel de la dernière réplique dřAgrippine (V, 8, v. 1564). Britannicus compte à coup sûr parmi les plus noires non seulement des pièces de Racine, mais de tout le corpus tragique.

Devant une pièce aussi lamentable, peut-on parler de catharsis ? Apparemment, non. La purgation des passions exigée par Aristote suppose en effet la restauration dřun ordre un moment perturbé par le crime ; or, ici, à travers le passage de Néron du côté obscur, sans espoir quřil puisse en revenir un jour, cřest le basculement sans retour dans quatorze ans de vice et de tyrannie qui sont décrits, et, à terme, le glas de lřempire qui a sonné. Pour employer un schéma du type de ceux quřaffectionnait Barthes, alors que la structure habituelle dřune tragédie peut sřécrire ainsi:

Ordre désordre ordre

celui de Britannicus se réduit à ceci:

Ordre désordre

La question de la moralité dřune telle pièce, qui intéresse au plus haut point les doctes et les jansénistes dans la mesure où elle seule peut garantir lřeffet positif quřon attend dřune tragédie, est donc mise en péril.

Sur le plan de la sphère publique, il nřy a pas donc pas de punition du coupable ; il nřen va pas de même au plan privé.

2. L’INTÉRIORISATION DU CHÂTIMENT

À y regarder de près, toutefois, on sřapercevrait que les choses sont plus complexes. Néron, bien quřil ne subisse pas de punition spectaculaire, est frappé dřun châtiment intime : lřentrée de Junie chez les Vestales provoque chez lui une mélancolie qui ne le quittera plus jusquřà sa mort (V, 8, v. 1755-1764), ainsi que lřexplique Albine, mais il y a une autre raison, sans doute plus profonde, qui explique son

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désarroi : il sřaperçoit que, pour la première fois, il est abandonné du peuple et du sénat, dont il avait reçu jusquřici le soutien en raison de lřapparence de vertu quřil avait réussi à donner (tous sřaccordent sur ce point, aussi bien Burrhus quřAgrippine : v. 25-30, 45-47, 202-214), et qui viennent de le trahir en protégeant Junie (v. 1739-1752), contre les prédictions de Narcisse qui lui avait laissé entendre que le peuple se soumettrait (v. 1440-1443).

Ses « regards égarés », son « désespoir », sa « douleur », peut-être ses « remords » ne sont donc pas seulement les signes dřun dépit amoureux : ils renvoient à la prise de conscience épouvantée de lřengrenage politique qui le mènera à sa perte inéluctable. Le voilà donc en proie à la terreur due à la peur de mourir et dřêtre détrônée, terreur qui lui est insupportable parce quřil est veule. Cette lâcheté explique que lřéloignement de la jeune fille lui coûte finalement moins que cette crainte toute nouvelle dont il est saisi : il avait pu envisager dřun œil serein son mariage avec Britannicus, et elle nřa pas joué un grand rôle dans son revirement à lřacte IV sc. 4. Néron, en sřinitiant au despotisme, découvre la frayeur et lřinsécurité permanentes qui accompagnent le tyran à chacun de leurs pas, et le précipitent de crime en crime pour assurer sa tranquillité. Il voulait la liberté, et il vient de découvrir quřil est plus captif que jamais, prisonnier de ses angoisses qui le tenaillent, condamné à une escalade dans la cruauté qui ne pourra jamais pleinement le rassurer.

Désormais, son existence ne sera plus pour lui quřune course à lřabîme, désespérée et solitaire ; après ce premier pas fatal du côté du mal, poursuivi dřune part par le remords dřabord incarné par sa mère, puis, après le trépas de cette dernière, enfermé dans lřintimité de son âme (« Ne crois pas quřen mourant je te laisse tranquille », V, 6, v. 1680), dřautre part et surtout par la crainte, il nřaura plus dřautre choix que dřaller de crime en crime, tout en conservant dans son souvenir la mémoire de ses forfaits inutiles et de la perte de Junie. Certes, il conserve le pouvoir, mais à quel prix ! Néron, lřhomme du théâtre et de la mise en scène, se trouve condamné à une punition invisible, quřil ne peut que ressasser dans le secret de son cœur. La façon dont Racine a décrit son égarement préfigure dřailleurs, pour qui connaît la suite de son règne, sa mort misérable en 68 lorsque, abandonné de tous, il recherchera un trépas qui seul sera vraiment libérateur : cřest en quelque sorte la vision anticipée des derniers instants de son règne qui nous est montrée à la fin de la pièce, et qui

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constitue ainsi le châtiment, reporté mais à la mesure de ses fautes, pour le meurtre de son frère, « le premier de ses crimes ». Cřest que la seule façon dřéchapper aux affres perpétuelles de lřangoisse, cřest encore le suicide : pour échapper aux menaces qui pèseront sur chacun de ses instants, Néron, semble-t-il, nřenvisage que de sřy précipiter lui-même (v. 1764) Ŕ il ne sera exaucé que 14 ans plus tard, après quatorze longues années passées dans un enfer moral dont la profondeur insondable ne sera connue que de lui seul.

Lřoriginalité du traitement de la catharsis dans Britannicus réside dans cette intériorisation du châtiment, qui s’accorde si bien avec la spiritualité port-royaliste défiante envers toutes les démonstrations trop spectaculaires. Le prix que Néron versera pour ses fautes, la misère morale qui le talonnera et qui le mènera au suicide, resteront inconnus aux yeux du plus grand nombre. Si les dernières scènes ne nous montrent pas Néron en proie aux tourments qui accompagnent son meurtre, cřest quřil nřappartient pas au théâtre, par essence le lieu du spectaculaire et de la visibilité, de dévoiler la torture morale dans laquelle lřempereur sřest enfermé pour toujours. La tragédie sřarrête au bord dřun irreprésentable qui échappe à ses prises.

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F. TRAVAUX DIRIGÉS

1. EXPLICATION : ACTE I, SCÈNE 1, V. 31-58

Comme presque toutes les scènes dřexposition du théâtre racinien, et comme il était habituel dans le théâtre classique en général, la première scène de Britannicus fait dialoguer un personnage et son confident. Le conflit entre Agrippine et Néron était latent depuis longtemps, comme lřexplique la mère de lřempereur, et un événement a provoqué le déclic déclenchant le mécanisme tragique : lřenlèvement de Junie, qui vient déjouer les manœuvres dřAgrippine, puisque celle-ci avait ouvertement favorisé le mariage de Junie et Britannicus (dans lřespoir secret que, au cas où Néron se retournerait contre elle, elle pourrait jouer la carte de Britannicus).

La première scène de Britannicus est constituée de deux grands mouvements. Le premier, qui correspond à notre extrait, amène dřabord Agrippine, pour expliquer à Albine pourquoi elle se trouve devant la porte de Néron à attendre son réveil, à lui faire part des très graves inquiétudes que lui donne son fils ; puis, devant lřétonnement de sa suivante, elle va évoquer lřenlèvement de Junie, et sřinterroger sur les raisons qui ont pu inspirer un tel acte ; elle soupçonne que Néron a voulu ainsi riposter à la dernière manœuvre de sa mère qui vient dřapporter son appui à Britannicus et à Junie, en annonçant quřelle approuvait leur union. Cette nouvelle ne fait quřaccroître encore lřétonnement dřAlbine (pourquoi sa maîtresse soutient-elle les adversaires de son fils ?) et, dans le second mouvement de la scène, Agrippine révèle dřabord à Albine quřelle a pris le parti de Britannicus pour faire peur à Néron (vers 59-74) et, Albine sřétonnant de nouveau et lui rappelant toutes les marques dřaffection et de déférence que lřempereur lui donne (vers 75-87), Agrippine lui confie que, quels que puissent être les signes extérieurs de respect quřelle reçoit de Néron, celui-ci ne lřen a pas moins peu à peu écartée complètement du pouvoir, pour nřécouter plus que Sénèque et Burrhus (vers 88-114). Mais elle nřa pas pour autant perdu tout espoir de retrouver son crédit auprès de son fils, et, Albine lui suggérant de sřexpliquer franchement avec lui (vers 115-117), Agrippine lui répond quřelle ne le voit plus

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quřaprès lui avoir demandé une audience et en présence de Sénèque et de Burrhus, et que cřest justement pour le surprendre et le voir seule à seul quřelle est venue attendre son réveil à la porte de son appartement (vers 118-127).

« Non, non » : les quatre premiers vers sřouvrent sur une

protestation vive ; la répétition est, déjà, un signe de lřautoritarisme dřAgrippine, femme de pouvoir qui nřadmet pas facilement quřon lui tienne tête.

« Mon intérêt ne me rend point injuste » : le mécanisme de défense utilisée ici par Agrippine tient de la dénégation freudienne caractéristique, entendue au sens de refus de reconnaître comme sien un sentiment jusque-là refoulé. En niant spontanément lřintérêt quřelle prend à lřattitude de Néron, elle le confesse. Et toute la pièce montrera dřune part quřAgrippine est au plus haut point « intéressée » par le comportement de son fils, puisquřelle cherche en fait à gouverner à travers elle, et dřautre part que son intérêt la rend injuste au sens où elle lřaveugle : victime de cet intérêt quřelle refuse de reconnaître, elle commettra bévue sur bévue jusquřà la catastrophe finale.

V. 32-35 : la réponse à Albine obéit à une symétrie rigoureuse. Albine inférait les qualités remarquables de Néron à partir dřun raisonnement a fortiori : sřil a déjà les qualités dřAuguste, il dépassera bientôt ce dernier en sagesse. Agrippine lui oppose un raisonnement a contrario : la vie de Néron obéira, explique-t-elle, à un schéma inverse de celui dřAuguste ; le cours inversé de leur existence signifie que le mauvais empereur sera le négatif du bon, Néron sera lřanti-Auguste.

Dans ces prémonitions dřAgrippine, on voit se dessiner ici lřun des aspects de la mère de lřempereur, qui apparaît à plusieurs reprises dans la pièce comme une prophétesse : elle devine la suite du règne de Néron. Cette perspicacité lui vient de la connaissance quřelle a de son fils : « il se déguise en vain ». Néron, masqué comme il convient à un empereur histrion, hypocrite et dissimulé, est percé à jour par sa mère qui reconnaît en lui les tares héréditaires auxquelles il ne peut échapper, et qui lui viennent à la fois de sa mère et de son père : le sang des Domitius, la fierté des Nérons, tout cela renvoie à la fatalité interne qui pèse sur le jeune empereur, et dont il ne pourra se libérer. Sa monstruosité est, dirait-on aujourdřhui, inscrite dans ses gènes, qui le déterminent au mal plus sûrement que sřil était poursuivi par une fatalité externe, un dieu vengeur. La double hérédité qui pèse sur lui,

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du côté maternel comme du côté paternel, et lřenferme dans un mal inévitable, est soulignée par le parallélisme des v. 37-38 et le renforcement produit, dans ces vers, par lřemploi de vers synonymiques.

Agrippine, on sřen aperçoit dès cette première scène, mêle aveuglement et lucidité : habile à déchiffrer Néron, à traverser le voile des apparences pour accéder au fond de son cœur et pour ainsi dire « décoder » son comportement (« je lis sur son visage »), elle se révélera si aveuglée par son ambition et ses rêves de puissance que, au cours de la pièce, elle oubliera cette analyse sereine quřelle nous livre ici et sřimaginera avoir maintenu son fils dans lřobéissance.

Lřexpression « Je lis sur son visage » est également révélatrice du système de communication dans le théâtre racinien : chez Racine, le corps est signe, langage offert, plus spontané et sincère que les paroles, car il est plus difficile de les masquer, des les travestir. Le décodage correct des signes que laissent échapper les corps est un élément majeur dans les conflits qui opposent les personnages raciniens.

Ces vers révèlent aussi lřun des thèmes majeurs non seulement de Britannicus, mais de toute la tragédie classique : la dialectique de la sauvagerie et de la civilisation. Néron apparaît, en raison même de ses origines, comme un être dénaturé, et par là incapable dřavoir accès la civilisation, comme le montrent lřaccumulation des termes renvoyant à la cruauté et à la barbarie : « triste », « sauvage », Néron est donné comme un mélancolique misanthrope et lycanthrope, peu apte à la vie en société Ŕ ce qui est un curieux défaut pour celui dont la fonction est de régner sur le monde. La violence, la cruauté affleurent sous le travestissement de bon empereur quřil affecte.

Ainsi donc, explique Agrippine à Albine, lřempereur semble vertueux, mais cřest parce quřil se déguise, parce quřil joue la comédie. Du fait de son naturel, de son hérédité, du poids de son lignage, il est foncièrement mauvais et ne peut manquer, à court ou à long terme, de révéler son vrai visage, quřil ne saurait dissimuler indéfiniment. Il ne faudra pas attendre longtemps : le masque de Néron le gêne aux entournures, et il ne va pas tarder à sřen débarrasser (« Lřimpatient Néron cesse de se contraindre ») : la tragédie va pouvoir commencer.

Il y a quelque ironie dans cette présentation : si Agrippine perçoit aussi bien le vrai naturel de Néron, si chacun est trompé et quřelle seule connaît le fond de son cœur, si pour elle il se déguise, mais « en vain »,

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cřest parce quřelle a en partage avec lui cette monstruosité farouche quřelle lui reproche.

V. 39 : Au raisonnement a fortiori auquel souscrivait Albine, et dont elle déduisait que, après de si bons débuts, Néron ne pourrait être quřun empereur modèle, Agrippine oppose un strict raisonnement par analogie qui lui permet de rapprocher Néron de Caligula : ce dernier, pendant quelque temps, parut modéré, mais plongea bientôt dans le crime. La force de cette comparaison se trouve renforcée, une nouvelle fois, par lřhérédité néfaste qui pèse sur la famille, bien quřAgrippine nřen parle pas directement : on sait en effet que ce Caligula dont elle parle avec horreur nřest autre que son frère et lřoncle de Néron ; la malédiction familiale, suggère Agrippine, ne peut que sřabattre sur Néron à son tour. Le renversement du règne de Caligula, qui bascula dřun coup de la sagesse dans la folie furieuse (cette « fureur » dans laquelle on reconnaît un sentiment tragique), est soulignée par un effet de rimes qui sřopposent brutalement deux à deux : « prémices-délices, fureur-horreur », et lřantithèse qui, dans le v. 42, reprend le terme de délices pour mieux lřopposer à « horreur ». Cřest la vivacité du retournement qui est ainsi stylistiquement signifiée.

Dans les vers suivants (v. 43-48), cřest moins sur Néron que sur elle-même que se focalise lřattention du lecteur et du spectateur : ils sont révélateurs de lřambition et des contradictions qui dominent le cœur de lřempereur. Elle apparaît aussi « fière » que son fils, et animée elle aussi de sentiments monstrueux : lřégoïsme, le narcissisme, lřégocentrisme. Le mépris de lřintérêt général apparaît crûment : « Que mřimporte, après tout, que Néron, plus fidèle, Dřune longue vertu laisse un jour le modèle ? » Le pouvoir nřest pas pour elle le lieu dřun service public, mais bien lřinstrument qui permet lřassouvissement des instincts, et en particulier du désir de dominer. Elle révèle quelle a été sa stratégie lorsquřelle a intrigué pour faire son fils empereur : « Ai-je mis dans sa main le timon de lřÉtat / Pour le conduire au gré du peuple et du Sénat ? » Néron nřa mérité le trône ni par sa naissance, ni par ses hauts faits, mais par les manœuvres de sa mère, qui nřa agi ainsi que pour satisfaire son plaisir de régner. « Ah ! que de la patrie il soit, sřil veut, le père; Mais quřil songe un peu plus quřAgrippine est sa mère. » Lřémotion et les craintes dřAgrippine transparaissent dans lřusage quřelle fait des interrogations oratoires et dans lřusage des ponctuations fortes, des interjections, des exclamations : elle souffre de se sentir écartée du

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pouvoir, tout autant que de se trouver bafouée comme mère. La mère et la femme de pouvoir sont chez elles inséparables.

Cřest avec une étrange franchise quřelle dévoile à Albine (et à nous) la nature de ses manœuvres : cynique, son attitude sřoppose à celle de Néron, hypocrite et comédien hors pair. Cette franchise ne convient pas à une femme de cour, et finira par la perdre : chacun peut lire à livre ouvert dans son âme et comprendre le sens de ses machinations, ce qui ne convient guère à une comploteuse. La passion lřégare, la crainte de perdre le contrôle sur son fils et sur lřÉtat la pousse à commettre des fautes, et en particulier celle qui consiste à se démasquer. Son cynisme et son amoralisme effraieraient les vieux Romains de Corneille : quřon méprise la vertu (lřexpression « une longue vertu » est prononcée avec dédain et ironie), quřon se moque du peuple et du Sénat, et de lřexpression « père de la patrie », titre conféré autrefois aux héros qui avaient sauvé Rome (Cicéron se vit ainsi donner ce titre après avoir déjoué le complot de Catilina), voilà qui paraîtrait sacrilège aux yeux des Horaces. Ce quřAgrippine attend de Néron, elle nous le dit dans le troisième distique, dont les deux vers sont antithétiques (« Agrippine » sřoppose à « patrie » et « mère » sřoppose à « père »). Le premier vers constitue une espèce de concession : Agrippine veut bien que Néron soit le « père » de ses sujets, et cřest évidemment sur un ton ironique quřelle reprend le mot même quřavait employé Albine (« Il la gouverne en père »). Mais lřironie du « sřil veut » est sans doute plus révélatrice encore. On sent que lřexpression est très dédaigneuse et que ce « sřil veut » pourrait se traduire par « si cela lřamuse ». Ce quřAgrippine devrait regarder comme le premier devoir de Néron (veiller au bonheur de son peuple), elle semble le considérer comme une faiblesse, comme un caprice, sur lesquels, dans sa bonté, elle serait prête à fermer les yeux, à la condition que Néron nřoublie pas pour autant son premier, son seul véritable devoir qui est de satisfaire sa mère.

Cřest à la fin de sa tirade quřAgrippine va révéler à Albine la véritable raison de sa présence : lřenlèvement de Junie. Agrippine donne une information précieuse au spectateur, dans une scène qui est justement une scène dřexposition chargée dřinstruire le public. Mais cette information a dřautres implications : elle nous révèle aussi lřironie acerbe dřAgrippine Ŕ cřest lřun des traits de son caractère Ŕ qui se moque une nouvelle fois de la « vertu » de son fils tant vantée par Albine, et sur laquelle elle sait à quoi sřen tenir ; et elle permet à Racine

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dřintroduire un suspens et de tenir en haleine le spectateur : Agrippine se demande avec inquiétude quels sont les mobiles qui ont poussé Néron à commettre le kidnapping de Junie. Elle évoque à demi-mot la haine (pour Britannicus) lřamour (pour Junie), quřelle soupçonne, et surtout le simple plaisir de la cruauté : elle sait que Néron est sadique. Ces questions vont rester pour le moment sans réponse : le dramaturge, par ce procédé de « suspense », suscite par là la curiosité du public. En fait, comme nous le verrons dans la prochaine explication, ces hypothèses se renforcent et se soutiennent lřune lřautre : aimer, haïr, faire souffrir, pour Néron, être dénaturé, tout cela revient au même Ŕ Dans son amour pour Junie entre une composante sadique qui ressemble fort à de la haine. Néron est même lřun des seuls personnages raciniens à pouvoir être aussi méchant gratuitement.

Mais il y a encore autre chose : dans cet enlèvement, cřest un défi adressé à elle seule que lit Agrippine. Cette dernière hypothèse donne le ton de la pièce qui sera, au fond, essentiellement, un duel à mort entre la mère et le fils.

Comme lřécrit R. Pommier : « Si Agrippine se sent tellement concernée par lřenlèvement de Junie, cřest parce quřelle a tout de suite compris que cet acte était une riposte de Néron à la manœuvre dřintimidation quřelle venait de tenter contre lui et dont elle attendait beaucoup. » Néron sřest saisi du prétexte de lřalliance Britannicus/Agrippine pour enlever Junie et ainsi attaquer, indirectement mais indiscutablement, sa mère, dont il se sent prêt maintenant à secouer le joug. Ce nřest donc pas lřenlèvement de Junie à proprement parler qui va mettre en branle la machine infernale tragique : cřest bien plutôt « lřappui » dřAgrippine à Britannicus, appui que confirme lřautorisation quřelle a donnée aux deux jeunes gens de se marier, mariage qui renforce les prétentions au trône de Britannicus, puisque celle quřil épouse est une descendante dřAuguste.

Agrippine sřest piégée elle-même : en favorisant Britannicus pour éviter dřêtre écartée du pouvoir par Néron, elle a accéléré sa chute. Telle est la passion tragique, qui trouve en elle-même le moteur de son propre châtiment. En voulant échapper à son malheur, Agrippine le fait advenir, ou du moins, le précipite.

PROPOSITION DE PLAN DE COMMENTAIRE COMPOSÉ

Problématique : une scène dřexposition parfaite

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1) Présentation des personnages a) Néron, le fils ingrat et empereur dégénéré ; b) Agrippine, lucide et aveuglée, amorale et passionnée ; 2) Présentation de la situation a) l’enlèvement de Junie, déclencheur de la tragédie et cause

première de la mort de Britannicus ; b) la prémonition de la suite de la pièce, Agrippine entrevoyant quel

basculement est sur le point de se produire. 3) Une composition musicale : la mise en place des grands thèmes a) L’affrontement de la mère et du fils : un conflit générationnel entre

une mère possessive et le fils qui cherche à sřémanciper ; b) La question du Pouvoir, véritable enjeu du duel entre Néron et

Agrippine (qui, en cherchant à sřapproprier la volonté de son fils, essaie surtout de confisquer à son profit le pouvoir dont il est détenteur légitime), bien quřau fond, le pouvoir de Néron ne soit jamais réellement menacé et que Britannicus ne soit pas réellement une tragédie politique : lřempereur cherche avant tout à se débarrasser de lřœil de Caïn que constitue sa mère ;

c) Le motif de la Fatalité et le poids de l’hérédité ; Conclusion : une scène d’exposition réussie Complète, vraisemblable, elle crée une attente et un suspense chez

le public : 1) Pourquoi lřempereur a-t-il fait enlever Junie ? 2) Quelle image de Néron est la plus juste ? - Celle donnée par Albine qui nous donne à voir une figure idéale ? Ce nřest pas sûr : prisonnière des apparences, elle ne connaît pas le fond du cœur de son empereur ? - Ou celle donnée par Agrippine ? Elle est tout aussi suspecte puisquřémanant dřune mère « intéressée » et partiale.

Cřest quřen fait, monstre naissant, Néron nřa pas encore révélé à

tous sa vraie nature : il le fera dans les actes qui vont suivre.

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Comme lřécrit encore R. Pommier, « Seuls ceux qui le connaissent très bien, comme Agrippine et, nous le découvrirons plus tard, comme Burrhus, et très probablement aussi Narcisse, ont su le percer à jour, et savent quřil est foncièrement mauvais. Ils savent que, sřil ne sřest pas encore abandonné à ses instincts, cřest parce quřil a cru devoir ŘŘse contraindreřř par peur de lřopinion et par amour des applaudissements. Ce nřest pas la vertu qui lřa jusque-là emporté sur le vice, mais seulement la vanité. »

2. EXPLICATION : II, 2, V. 385-408

a) Introduction

Le second acte de Britannicus nous donne enfin à voir Néron, dont il a été tant parlé à lřacte I. Lřexposition nous a donné plusieurs portraits contradictoires de lřempereur : ceux dřAlbine et dřAgrippine, ceux de Burrhus et de Britannicus divergeaient tellement que la curiosité du spectateur nřa pu que sřen trouver éveillée : à quoi va ressembler ce Néron aux cent visages ?

Lorsquřil apparaît sur scène, cřest pour nous donner sa version de lřévénement de la nuit précédente : lřenlèvement de Junie. Cřest à travers ce récit que nous pourrons nous faire une première impression sur cet énigmatique empereur.

Mais cet accès direct qui nous est offert au personnage sera-t-il plus éclairant que les portraits divergents qui nous avaient été proposés ? Nous découvrons certes un Néron amoureux et monstrueux, qui mêle désir de séduire et désir de détruire, mais est-ce le vrai visage de Néron ? Au fond, cet autoportrait de lřempereur en amant transi nřest-il pas un masque de plus porté par un personnage qui est, avant tout, cet histrion dont Suétone et Tacite nous ont laissés lřimage ?

Le ton et le genre du texte : ils ne sont pas faciles à définir et

apparaissent labiles : tantôt le passage apparaît comme un monologue lyrique (comme le montre lřimportance de la première personne), tantôt les marques insistantes du dialogue (comme les questions) nous rappellent quřil sřagit dřune tirade dramatique ; nous sommes à la fois dans un récit et un discours. Il faudra sřinterroger sur cette ambiguïté générique du texte : sřagit-il pour Néron de raconter un succédané de

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spectacle dont le spectateur serait privé ? De décrire lřintérieur ou de son cœur (cřest, on lřa déjà dit, rarement le cas au théâtre), ou dřagir sur son interlocuteur ? Et dans quel but pourrait-il bien souhaiter influence en quelque manière Narcisse ?

Problématique : la scène est tout entière sous le signe du théâtre,

et dřun théâtre perverti : Néron metteur en scène, acteur et spectateur, est-il autre chose quřun comédien, cřest-à-dire un être essentiellement vide, insaisissable, sans identité, quasi inexistant, et propre, de ce fait, à prendre tous les masques ?

b) Commentaire composé

Un spectacle en clair-obscur Roland Barthes a remarqué lřimportance toute particulière que

revêt la nuit dans les pièces de Racine, et il a noté que, dans presque chaque tragédie se trouvait une scène nocturne en clair-obscur, composée à la façon des tableaux du Caravage ou de Georges de La Tour, et qui se caractérisait par sa beauté, souvent aussi par sa violence ou sa charge érotique. Cřest la scène que nous étudions aujourdřhui qui constitue le tenebroso de Britannicus. Il est bâti sur des contrastes : lřalternance dřombre et de lumière, constitutive du clair-obscur, mais aussi celle des cris et du silence, de la chaste innocence persécutée et de la brutalité violente des soudards, de la douceur et des « objets de la stridence » (Barthes) ; dřun point de vue stylistique et poétique, ces oppositions tranchées sont soutenues et soulignées par des rimes antithétiques (armes/larmes, douceurs/ravisseurs). Rien ne manque à la perfection plastique de ce tableau que lřauteur du Sur Racine sřest plu à comparer aux toiles de Rembrandt, pas même le soin apporté à la couleur, comme le montre la tonalité rouge-jaune apportée par les flammes des « flambeaux » mentionnés à deux reprises.

Pictural, le récit est aussi théâtral : un tableau est statique, tandis que lřarrivée de Junie est essentiellement dynamique ; la scène est en mouvement, comme nous le montrent les verbes utilisés (lever, arriver) et la situation même, qui est celle dřun passage : Junie passe dans lřappartement-prison qui lui est réservé au palais, et la scène est quasiment donnée à voir en « temps réel » : le temps du récit correspond à peu près au temps quřil a fallu à Néron pour tomber amoureux de Junie. Les positions des personnages (les yeux levés au ciel

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de Junie, par exemple), le contraste entre la victime et les bourreaux évoquent le comportement de comédiens sur une scène ; par ailleurs, lorsque Néron nous rapporte quřil a vu Junie arriver « en ces lieux », le démonstratif est ambigu : renvoie-t-il au palais, ou à la scène ? Lřadjectif ne suggère-t-il pas la théâtralité de lřépisode qui nous est raconté ? De cette scène, Néron serait à la fois le metteur en scène (puisquřil a ordonné le kidnapping de la jeune fille), et le spectateur privilégié, le plaisir quřil prend à voir souffrir Junie illustrant la perversité de son voyeurisme (« excité dřun désir curieux » ; notez le double sens du mot excité qui signifie dřabord, conformément à son étymologie latine, « tiré du lit »).

Sur le plan rhétorique, pour parvenir à conférer à cette description un effet de présence, Néron use de lřhypotypose, figure de rhétorique quřon peut définir comme une « description vive » qui tend à montrer comme présents des objets absents ; les procédés grammaticaux qui permettent de parler dřhypotypose sont ici, en particulier, lřusage des déictiques comme par exemple les adjectifs démonstratifs (« ces », « cette »), et lřusage des verbes de vision (« je lřai vue »).

Le tenebroso est par excellence, chez Racine, la scène du fantasme et plus particulièrement du fantasme érotique. LřÉros néronien, prédateur, jouit du spectacle de la beauté offerte (« simple appareil ») que renforce, par contraste, la proximité agressive des soldats (« armes »). La naissance de lřamour est rapportée à travers un récit au passé : lřÉros racinien ne se déploie en effet que sous la forme dřun récit rétrospectif, le passé venant hanter le personnage amoureux. Aussi nřest-il pas surprenant quřau premier récit « réel » relatant lřarrivée de Junie succède une seconde vision « imaginaire », puisquřelle ne décrit pas des événements qui seraient survenus, mais représente le fantasme dřun dialogue où sřexprime sadisme, violence et cruauté, entre lřempereur et la descendante dřAuguste. La nuit est le royaume du fantasme car sur elle règne la toute-puissante imagination, « maîtresse dřerreur et de fausseté » aux dires de lřautre ami de Port-Royal, Pascal. Par le biais de la rêverie, Néron monte une seconde pièce, sur son théâtre intérieur, où il est cette fois directement acteur, comme le montrent les factitifs « faisais couler » Ŕ il passera à lřacte, au sens freudien du terme, quatre scènes plus tard.

La naissance dřun monstre

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Lřamour, chez Racine, ne peut pas être heureux. Cřest un sentiment dégradant, qui avilit celui qui lřéprouve, en particulier lorsque lřamoureux est un maudit, comme cřest le cas ici. La passion néronienne, certes, naît comme un coup de foudre dont on a bien des exemples dans la littérature depuis Pétrarque au moins : lřimmobilité (« ravi »), la paralysie, lřaphasie (« ma voix sřest perdue ») et lřinsomnie sont des symptômes habituels de lřamour irrésistible, naissant au premier regard, et contre lequel lřamoureux ne peut rien, quřon rangeait au XVIIe siècle dans la catégorie de la « mélancolie érotique », terme médical pour désigner la maladie dřamour. Le destin de Néron sřest noué en une seconde et lřa profondément métamorphosé (« depuis un moment » // « pour toute ma vie ») ; lřamour devient pour lui une obsession (« trop présente »). La perte de contrôle sur lui-même est rendue par des marques textuelles qui traduisent lřobjectivation de Néron, qui cesse dřêtre sujet agissant pour devenir passif (v. 396-399). Il est même dépossédé de lřacte de voir (« je lřai vue ») qui fut la source de sa passion : seuls lui restent « ses yeux » envahis de visions douloureuses ; le metteur en scène devient lui-même spectacle destiné à être vu, comme le montre la façon dont il se présente à Narcisse, égaré dans son palais sans trouver le sommeil.

On notera aussi que lřamour, chez Racine, et comme lřa expliqué Starobinski dans L’Œil vivant, est avant tout désir de voir ; la possession corporelle est métaphorisée, ou résorbée dans la possession visuelle : lřamant ne peut être que voyeur. Notons encore, de façon plus ponctuelle, quřil entre dans lřidiosyncrasie de Néron (comme dřailleurs de sa mère) de prendre plaisir à voir sans être vu.

Le thème de la métamorphose occasionnée par la passion amoureuse nřest pas neuf : lřamour avait révélé Pétrarque et Dante à eux-mêmes leur avait ouvert la voie du paradis Ŕ Béatrice est celle qui « emparadise » lřâme de Dante. Ici, il en va tout autrement : si Néron est métamorphosé, il ne trouve pas le chemin du Ciel, mais de lřenfer. Cřest en cela que sa passion nřest pas si conventionnelle quřil semble : elle est en fait pleinement néronienne (et racinienne) dans la mesure où elle est inséparable de la cruauté quřelle inspire. Sadique, lřempereur éprouve son plaisir en faisant souffrir la malheureuse : « jřaimais jusquřà ses pleurs que je faisais couler ». À la passivité de lřamoureux pétrarquiste se substitue lřactivité dřun amant-tyran qui ne prend son plaisir que dans la cruauté.

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La scène de lřenlèvement de Junie, comme il convient à une tragédie, est une scène de terreur (notez la violence du vocabulaire : « arracher ») et provoque la pitié pour lřinnocente lâchement agressée par ses assaillants : le geste de supplication de Junie, qui se recommande en vain au Ciel, est profondément pathétique et sa douleur suscite la compassion des spectateurs Ŕ sauf de Néron, spectateur perverti qui « jouit de tout », et surtout de la souffrance dřautrui.

Cette cruauté de Néron nous dit pourtant quelque chose du fonctionnement de lřamour chez Racine : toujours, chez ce dramaturge, le héros maudit est attiré par la beauté innocente comme un papillon de nuit par la lumière ; mais sřil chercher à sřapproprier cet éclat (« brillent »), ce nřest pas pour se hisser jusquřà la pureté, comme le faisaient Pétrarque ou Dante : cřest bien plutôt pour tenter de lacérer la beauté, de ravaler lřinnocence et de détruire la limpidité probe de leur victime. Notez aussi quřau sadisme se mêle, comme souvent, le masochisme (« je lui demandais grâce ») dans un renversement des rôles (geôlier/prisonnier) qui accroît encore lřhorreur de ce fantasme. On peut mettre en perspective cette relation sadique avec la « relation fondamentale » que Barthes repère dans la tragédie racinienne, et selon laquelle « A a tout pouvoir sur B ; A aime B, qui ne lřaime pas » : notre scène illustre à merveille cette équation.

Lřamour, chez Néron, sert de révélateur dřune monstruosité jusque-là latente ; la passion irrésistible va lřentraîner à sa perte en provoquant lřéclosion des mauvaises dispositions héritées de ses parents, et que la bonne éducation que lui a donnée Agrippine nřa pas permis de redresser. Si lřempereur devient un monstre, cřest quřil y a, dans lřamour humain, une composante essentiellement monstrueuse.

On peut peut-être aller un peu plus loin dans lřanalyse : Néron est-il vraiment amoureux ?

Le récit dřun artiste Néron est-il amoureux de Junie ? Ne prend-il pas plaisir à le

feindre aux yeux de Narcisse pour se donner le plaisir de prendre la pose de lřamoureux transi ? Néron jouit, en esthète pervers et dénaturé, moins du spectacle de Junie en proie aux larmes que de la mise en scène esthétisante quřil propose à Narcisse. Son attitude est déjà ici celle que, selon les Historiens latins, il adoptera quelques années plus tard lorsquřil décidera de mettre le feu à la ville de Rome pour le seul plaisir

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de réciter des vers dřHomère sur un décor grandiose, à la hauteur de son génie. Son amour nřexiste pas indépendamment de lřexpression lyrique quřil nous en donne ; il joue son amour, comme il jouerait une partition ou un rôle déjà écrit. « Tout se passe ici, en somme, comme si Néron nřavait fait enlever Junie que pour pouvoir composer le poème de lřenlèvement conformément au mythe de Néron qui le montre, de lřincendie de Rome, à la fois lřinstigateur, le bénéficiaire, le juge et le poète » (Pierre Kuentz, « Lecture dřun fragment de Britannicus », Études sur Britannicus, ouvrage cité en bibliographie). Tel est le but de la rhétorique dialogique dont on avait parlé en introduction : Néron cherche bien à agir sur Narcisse, non pour lřinfluencer (il est empereur et tout lui est soumis), mais pour obtenir un sentiment et une adhésion que toute son autorité et son prestige seuls ne peuvent lui garantir : lřadmiration. Esthète ou plutôt cabotin, Néron ne peut vivre que sous le regard dřautrui, et mendie, à travers cette belle mise en scène en clair-obscur, les applaudissements de Narcisse, comme un mauvais acteur attend ceux du parterre.

À partir de là, posons directement la question : Néron est-il amoureux ou monstrueux ? Est-il sincère ou joue-t-il la comédie de lřamoureux pour surprendre, par son brio théâtral, un Narcisse quřil considère moins comme conseiller que comme spectateur privilégié ? Il est impossible de répondre à cette question : Néron est insaisissable ; cřest un empereur caméléon, et en cela il est baroque. Acteur en représentation, il est donc par là menteur et hypocrite ; il ne donne à voir de lui-même que des masques qui nous cachent, bien plus quřils ne nous dévoilent, lřintériorité de son cœur. Labile, fuyant, protéen, il est semblable aux anamorphoses : chacun le voit différemment, et, dřun moment à lřautre de la pièce, il peut être perçu de façon radicalement différente par un même personnage : Agrippine, Britannicus le voient tantôt comme effrayant, tantôt comme docile et filial ou amical. De la véracité de son amour prétendu, on ne peut rien dire, et la facilité avec laquelle il envisage de renoncer à Junie (IV, 3) invite rétrospectivement à douter de sa grande déclaration dřamour.

Si Néron obéit si bien aux stéréotypes les plus convenus de la poésie lyrique amoureuse (coup de foudre, paralysie, aphasie, etc., tout lřarsenal du transi depuis Pétrarque), nřest-ce pas précisément parce que cřest très consciemment quřil joue au langoureux amant des tragi-comédies et des romans ? Au vrai, le personnage ne lui sied guère, et le

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moins quřon puisse dire est quřil a une façon très particulière de concevoir lřamour.

Où est alors le « vrai » Néron ? à la limite, Néron, incarnation creuse du Pouvoir, nřest quřune fiction dont lřidentité est en péril. Néron ne peut vivre quřen représentation, sur la scène dřun palais transformé en théâtre, avec ses rideaux et ses « voiles », ses coulisses et sa rampe : il nřa guère dřépaisseur. « Néron nřest autre chose que ce texte quřil tisse devant nous, quřil interprète pour nous », écrit Pierre Kuentz. Au fond, Néron existe-t-il ?

Le problème du choix entre monologue lyrique et récit ou description ne peut donc recevoir de réponse simple, dans la mesure où Néron assume une multiplicité de rôles. Britannicus, avant de nous proposer une image de Rome, une méditation sur les passions ou les intrigues du pouvoir, nous donne à voir bien davantage une réflexion sur le théâtre dont Néron apparaît comme lřincarnation.

3. EXPLICATION, II, 6, V. 693-724

Toujours prise dans lřacte II, acte de Néron, la scène 6 nous montre lřentrevue, dans le palais de lřempereur et sous le regard de celui-ci caché derrière une tenture, des deux jeunes premiers, Britannicus et Junie.

Lřentrevue est biaisée, et les niveaux de lecture complexes : 1) Britannicus, le plus naïf, se croit seul avec Junie et lui parle à

cœur ouvert. 2) Junie, mieux informée, sait que Néron est dissimulé ; ses

propos sřadressent donc à la fois à Britannicus et à Néron, et nřont quřun but : protéger le premier de la fureur jalouse du second, sans pouvoir informer son amant.

3) Néron, spectateur invisible et présent, « Dieu caché » en quelque sorte, observe la scène.

4) Le spectateur occupe une position surplombante qui lui permet non seulement de saisir le double jeu de Junie, mais de savoir que Néron est le vrai destinataire de cette scène et, par là, son personnage principal.

Tout lřart de Racine réside aussi dans sa façon de conférer une

charge tragique à une structure théâtrale à lřorigine comique, puisque

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toute la scène repose sur un malentendu, et que le quiproquo est un procédé traditionnel de la comédie.

Britannicus, le frère du monstre « Un jeune prince qui avait… beaucoup d’amour… » La préface nous avait montré Britannicus comme un jeune

amoureux, et cřest ainsi quřil apparaît dans cette scène dont il imagine quřelle pourra être un duo dřamour. Racine prend soin de nous le présenter doté de tous les traits topiques et conventionnels habituels au XVIIe siècle, comme le thème du regard (v. 698) ou les interrogations suppliantes. Britannicus est un prince galant et précieux qui a lu Madeleine de Scudéry, un preux chevalier qui sřinscrit dans la tradition courtoise et nřa pas de plus haute ambition que de mourir pour sa Dame (v. 702).

« Beaucoup de franchise, beaucoup de crédulité » Aveuglé par lřamour et par sa jeunesse, Britannicus commet

beaucoup dřimpairs. Assurément, Britannicus ne possède pas les qualités requises pour vivre à la cour : un courtisan est contraint à mentir, à jouer la comédie, à tenir son rôle, et à tourner plusieurs fois la langue dans la bouche avant de parler. À ce jeu, Néron excelle, Agrippine, aveuglée par sa passion, perd pied, mais Britannicus se révèle exécrable : il expose toutes ses pensées, tous ses sentiments, sans soupçonner jamais ni Junie, ni quřil peut être espionné, en dépit des mises en garde de sa fiancée. Naïf, il croit ce que lui dit Narcisse et à aucun moment ne songe quřil peut être épié (v. 710), et expose, dans le palais de Néron, ses projets de complot pour renverser lřempereur, décrivant lřétat de lřopinion publique et énumérant ses alliés au point que Junie doive lřinterrompre. Britannicus est fougueux, il a du « cœur », mais pas deux sous de cervelle.

La sincérité et, pour parler comme Racine dans sa préface, le « cœur » et la « franchise » sont sans doute en eux-mêmes des qualités (et même des qualités éminemment cornéliennes), mais à la cour, ces vertus sont mortelles ; et lorsquřelles se changent en une « crédulité » que seule peut excuser la « jeunesse » du personnage, elles ne peuvent plus susciter chez le spectateur que la « compassion » (cřest un sentiment tragique) due à un écervelé pris au piège dřun monstre Ŕ la cour est une machine à broyer les magnanimes.

Mais nřy a-t-il rien de plus inquiétant dans son caractère ?

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Un monstre possible ? La plupart des critiques sont embarrassés pour commenter les

paroles dřamour de Britannicus à Junie. Ils nřy voient quřune passion précieuse et conventionnelle, datée, qui convenait au goût du temps mais peut nous sembler artificielle : ce nřest plus ainsi quřon parle dřamour aujourdřhui. Et, comme gênés par la maladresse de Racine qui se contenterait de céder au goût des dames, il ne vont pas plus loin.

Et ils ont tort, car il y a beaucoup à dire. Dřabord, lorsquřon regarde de près les propos de Britannicus sans

sřarrêter au vernis précieux, on sřaperçoit que les propos quřil tient au début de la scène ne sont pas seulement une déclaration enflammée dřamour à Junie : ils sont aussi une déclaration dřamour propre Ŕ lřégoïsme de Britannicus affleure à chaque vers. Son amour dřapparence conventionnel est en fait un masque qui dissimule des sentiments plus sombres, plus inavouables.

Dřabord, retrouvant sa fiancée captive, il nřa pas un mot pour lui demander si elle va bien, quelles sont ses dispositions, ses sentiments : seul lřintéresse son propre « bonheur », dont on trouve deux occurrences du mot, comme lřattestent les pronoms de la première personne : « me », « je », et même « ce plaisir », le démonstratif jouant ici le rôle dřun possessif. Loin de sřinquiéter de la souffrance de Junie, il ne se soucie que de ses propres douleurs (v. 706), et pousse lřégoïsme jusquřà rendre coupable Junie kidnappée de nřavoir pas pensé aux tourments de son amant ! Britannicus est, comme les autres, un égocentrique qui ne se préoccupe que de lui-même. Sa mort aux yeux de Junie ne vise encore quřà satisfaire, fût-ce paradoxalement et de façon, au sens propre, suicidaire, ses propres rêves de grandeur et dřhonneur Ŕ ce nřest pas pour sauver Junie quřil aurait voulu mourir, mais pour acquérir une réputation héroïque.

Son amour nřest pas seulement égoïste : il entre en lui une composante sadique, comme le montre le vers 704, dans lequel il souhaite que Junie ait formulé des « plaintes ». Non seulement il se désintéresse de la souffrance de Junie et ne songe quřà son « plaisir », mais il prend plaisir à imaginer que Junie lui ait rendu des « témoignages de douleur ou dřaffliction quřon rend extérieurement » (cřest le sens du mot plainte dans le Dictionnaire de Furetière) : comment qualifier son attitude autrement que par le terme « sadique » ?

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Enfin, il est habité par des rêveries morbides et de nature théâtrale : lorsquřil évoque son sacrifice aux yeux de son amante, nřest-ce pas un fantasme, une mise en scène de « lřautre scène », une vision théâtralisée et imaginaire de sa propre mort quřil nous donne à voir ?

Égoïste, sadique, obsédé par la théâtralité : dans ce portrait de

Britannicus on reconnaît, en mode mineur, les traits quřon attribue en général à… Néron. Dřétranges parallèles se dessinent : comme Britannicus, Néron voile sa perversité sous le masque de lřamour galant : dans la scène 3 de lřacte II, nous avions vu le fils dřAgrippine utiliser le code pétrarquiste pour dissimuler une passion égoïste et monstrueuse ; dans le cas de lřempereur, la sentimentalité précieuse apparaît dřemblée comme hypocrite, alors que chez Britannicus, elle semble « sincère », mais en définitive, les deux discours se recouvrent davantage quřon aurait pu le penser.

Comment expliquer cette étrange similitude, cette proximité de

personnages quřon croyait si divergents ? Cřest que la tragédie nřest jamais manichéenne : opposer le « gentil » Britannicus au « méchant » Néron est une simplification dont notre texte montre bien quřelle est abusive. Comment oublier que, si lřhérédité de Néron est lourde, celle de Britannicus lřest aussi ? Après tout, il est le fils de Messaline et descend aussi de la « fière » et « farouche » lignée des Ænobarbus (pour vous en convaincre, reportez-vous aux tableaux généalogiques du cours). Ce lourd atavisme, certes, ne semble pas se traduire par une monstruosité semblable à celle de Néron, mais cřest peut-être quřil nřa pas la même latitude pour lřexercer : un empereur nřa quřà formuler un désir pour le voir exaucer.

La relation Néron/Britannicus est bien celle du bourreau face à la victime, mais seules les circonstances ont créé ce rapport. Britannicus est bien le frère ennemi, le rival et le double de lřempereur. Ils sont si identiques quřon en vient à se dire que Britannicus empereur aurait pu se comporter à lřégard de son frère exactement comme Néron envers lui… Néron lui-même (comme dřailleurs Caligula) a eu une jeunesse prometteuse : le destin de son « frère » nřaurait-il pu être identique au sien ? Ce jeu de miroirs vertigineux trahit le profond pessimisme de Racine : le pouvoir corrompt, lřhérédité pèse lourdement sur nos épaules Ŕ nous sommes tous des Nérons en puissance : seuls les hasards de la vie assurent la distribution des rôles ; que nous soyons victimes ou

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bourreaux, notre nature est à tous identique : nous sommes tous des monstres, même si nous nřavons pas tous les moyens techniques de donner libre cours à notre méchanceté.

Junie, ou les infortunes de la vertu Des efforts désespérés et voués à l’échec La position de Junie est plus inconfortable que celle de

Britannicus dans la mesure où elle est plus lucide : elle connaît à la fois la présence de Néron et le danger que court Britannicus. Il lui faut à la fois satisfaire le désir de Néron, pour sauver celui quřelle aime, mais aussi protéger Britannicus, jaloux, fanfaron et imprudent, contre lui-même.

Sa situation est dřautant plus délicate que chez Racine, le corps est signifiant, et laisse sans cesse échapper des signes le plus souvent incontrôlés Ŕ dřautant plus que Junie nřest pas habitué à feindre, ayant été élevée loin de la cour. Dřoù cette apparence « glacée » quřelle adopte devant son amant et qui résulte de la contrainte quřelle sřimpose. Alors que la compassion suscitée par Britannicus provient de son aveuglement et de sa franchise étourdie, celle quřinspire Junie vient au contraire de ce quřelle est lucide et, par là, déchirée, contrainte de désespérer son amant et de le sauver malgré lui.

Le piège de l’équivoque Néron jouit du spectacle de la souffrance que sřinfligent

mutuellement et sur son ordre les deux amoureux. Mais il fait plus : il condamne Junie à mentir, et par là la dégrade et la rend coupable. La loi morale impose en effet de ne jamais mentir, quelle quřen soit la raison ; il nřest pas de pieux mensonge : mentir, cřest mal, et Junie, symbole de la pureté et de la droiture, le sait. Elle est pourtant forcée de le faire, si elle veut sauver celui quřelle aime ; non seulement est-elle contrainte de mentir, mais ce mensonge ne lui est dřaucun profit, et cause même son malheur ! Elle ne tire donc aucun bénéfice de la faute grave quřon lui a fait commettre, et qui ne tend en fait quřà favoriser ce quřelle voudrait à tout prix éviter : une rupture avec Britannicus. Cřest une torture particulièrement raffinée que lui inflige Néron.

Plus encore que le mensonge, Néron la condamne à lřéquivoque : elle se retrouve obligée de prononcer des propos à double entente, destinés à être compris différemment par Britannicus et par Néron Ŕ le spectateur, qui occupe une position de surplomb, prend pleinement

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conscience de ce double jeu censé échapper à lřun comme à lřautre destinataire de ses discours. Or, lřéquivoque nřest pas seulement, aux yeux de Boileau et des linguistes de Port-Royal, une faute de grammaire : cřest une faute morale. Le langage, pour être utilisé correctement, ne doit avoir quřune seule signification. Jouer sur les signifiés multiples dřun discours et sur la polyvocité des mots contribue à troubler la transparente pureté de la langue, qui est par là mise au service de la tromperie. Cřest pourtant bien à cette dangereuse équivoque, condamnée dans la Satire XII de Boileau (poète et grand ami de Racine) comme « fourbe insigne », que se laisse aller Junie. Pratiquer lřéquivoque, cřest travailler à troubler les frontières du bien et du mal, cřest une faute morale, et cřest celle dans laquelle sřenferre Junie, qui tient des propos ambigus, essentiellement contradictoires, et destinés à satisfaire deux destinataires en conflit.

Junie, pratiquant le mensonge et tentant, avec maladresse, de

pratiquer un discours équivoque, se ravale au rang du monstre ; le stratagème de Néron parvient à tous ses buts : il jouit dřabord du plaisir de voir son rival repoussé par celle quřil aime et quřelle aime, cřest le plus évident ; mais surtout, il a réussi à corrompre Junie : par amour, elle a sacrifié sa vertu, sa pureté et son innocence ; elle a été contrainte de jouer le jeu de son nouveau maître, elle sřest laissée salir et avilir : cřest parce quřelle a manqué à elle-même au plan moral, bien plus que parce quřelle a chassé Britannicus pour le sauver, quřelle devra expier. Junie est souillée : il lui faudra passer le reste de sa vie chez les Vestales pour effacer cette ombre portée sur sa pureté virginale.

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Le personnage principal de la scène : Néron Le personnage principal de cette scène est… Néron, « invisible et

présent ». La réalisation du fantasme : le « passage à l’acte » Cette scène actualise son rêve de faire couler les larmes de Junie

(II, 2). Un politique habile Cette scène lui permet de sonder son rival, en amour et en

politique. Un esthète répugnant et un spectateur pervers Néron est, comme on lřa vu, un spectateur dépravé, ici plus que

jamais. Le spectateur est un double de Néron, mais la nature du plaisir

quřil prend est doublement différent de celui éprouvé par lřempereur psychopathe :

1) dřune part, il ne contemple pas les deux amants par goût voyeuriste et amour de la souffrance ;

2) dřautre part, il contemple des acteurs qui représentent des personnages de fiction : Néron est trop « farouche », cřest-à-dire trop sauvage, donc trop peu civilisé, pour percevoir la différence quřil convient de mettre entre des douleurs feintes et des douleurs réelles ; il jouit du spectacle de sentiments réels qui ne doivent susciter que lřhorreur et le dégoût, alors quřun authentique spectateur est capable de goûter le spectacle de sentiments feints : le vrai spectateur de théâtre sait que Britannicus et Junie sont joués par des acteurs, mais, tout en sachant que leur douleur nřest pas réelle, il peut faire comme s’ils étaient réellement Britannicus et Junie, et compatir à cette fiction. Ils sont capables de suspendre leur incrédulité, acte qui nécessite un niveau de culture très élevé auquel le « farouche » Néron, spectateur dépravé, resté sauvage en dépit des apparences, ne peut parvenir : il lui faut une « vraie » douleur pour nourrir son goût esthétique qui sřen trouve par là dépravé.

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Conclusion Dřun point de vue dramaturgique, cette scène est dřune grande

importance. 1) Certes, dřune part, Junie ne tombe pas dans le piège que lui a

tendu Néron en laissant voir trop ouvertement son amour : elle renvoie Britannicus qui, dépité, se croit mal aimé ; elle « exauce » ainsi les vœux de Néron, et doublement, puisque par là elle se ravale à son niveau en faisant lřactrice à des fins mauvaises.

2) Mais (et cřest là que réside le tragique de la scène), ces efforts si douloureux consentis par Junie nřauront servi à rien : par dépit, par présomption, par jalousie, et malgré les avertissements obscurs de Junie (ou, pire encore, à cause dřeux, parce que ses propos à double entente ont aiguisé la jalousie du jeune homme), Britannicus a prononcé plusieurs phrases qui ne compteront pas pour peu dans la décision de Néron de mettre à mort son « frère » au cours du banquet funèbre de la dernière scène : il pensait ne trouver en Britannicus quřun amoureux, et il trouve un séditieux dangereux Ŕ quand bien même toute sa rébellion se réduirait-elle à des fanfaronnades verbales. Cřest la première étape du mécanisme infernal qui mènera le fils de Claude à la mort.

Sur le plan métaphysique cette scène aussi est importante : cřest

celle de la « souillure » de Junie, moralement violée par Néron : il lui faudra passer sa vie chez les Vestales pour expier cette faute impardonnable quřelle a commise : lřéquivoque.

4. EXPLICATION : ACTE IV, SCÈNE 2 (V. 1115-1287)

Cette scène est celle de la rencontre, tant attendue et reportée depuis le début de la pièce, entre Agrippine et Néron. Recherchée par la mère de lřempereur depuis lřouverture du rideau, ce nřest finalement pas à sa demande, mais à celle de lřempereur quřAgrippine va rencontrer son fils : cette entrevue est une comparution de lřaccusée devant celui qui est à la fois son juge et son accusateur ; en effet, devenue suspecte au pouvoir, Agrippine a été, à la fin de lřacte III, assignée à résidence par Néron dans le palais impérial.

Le premier enjeu de cette scène concerne donc la défense dřAgrippine (v. 1099), sommée de sřexpliquer sur le rôle quřelle joue dans les complots tramés par Pallas pour le compte de Britannicus.

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Aussi ne sřétonnera-t-on pas que tout lřacte soit dominé par la présence de la rhétorique, et plus spécialement de celle qui a cours dans les tribunaux, la rhétorique judiciaire, sous ses deux formes principales que sont le plaidoyer et le réquisitoire. Cřest lřintérêt dramatique le plus évident de notre scène : Agrippine sortira-t-elle blanchie de cette confrontation ?

Mais cette scène possède encore un second enjeu : Agrippine détient entre ses mains le sort des autres personnages de la tragédie : Junie, Britannicus et même, dans une certaine mesure, Burrhus ; au moment où elle parle, Narcisse a déjà été chargé de trouver les moyens de supprimer le fils de Claude : parviendra-t-elle, au cours de son apologie, à présenter des arguments qui non seulement la sauveront elle-même, mais protégeront aussi les autres protagonistes de la fureur de Néron ? Pourra-t-elle stopper Néron sur le bord du précipice ? Il sřagit pour Agrippine de convaincre : et cřest pourquoi, à la rhétorique « judiciaire », sřajoute une rhétorique « délibérative » destinée à persuader Néron dřagir dans le sens quřelle souhaite (réhabilitation de Pallas, réconciliation avec Britannicus, et surtout pardon pour elle-même).

Cřest sur ces deux questions, dont lřissue est incertaine, que repose le suspense de cette scène qui correspond très exactement à ce quřon appelle dans une tragédie la crise, cřest-à-dire le moment où les tensions et les conflits sřexaspèrent au point que les antagonismes ne peuvent trouver de résolution que par lřécrasement dřun des deux personnages en lutte : Néron et Agrippine se sont jusquřici porté des coups indirects, leur affrontement devient ici direct, le ton violent, les accusations mutuelles sont portées à fleuret démoucheté. Tous deux sont allés trop loin dans les diatribes et les menaces : il nřy aura plus de demi-mesure possible désormais Ŕ soit Néron restera pour toujours sous la coupe de sa mère, soit il sřen libérera et commencera une carrière de monstre.

Cřest donc encore ici, comme souvent, sur le fonctionnement rhétorique de la scène que repose lřintérêt dramatique : selon quřAgrippine parviendra ou non à gagner à ses vues son interlocuteur, lřaction sřinfléchira dans une direction ou une autre. Cřest pourquoi cette scène de « crise » est la scène-clef de la pièce.

Le plaidoyer dřAgrippine (v. 1115-1222), ou la mère coupable

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Observons la stratégie employée par Agrippine. Dans sa première tirade, elle prend Néron de haut, lui intimant lřordre de sřasseoir ; elle refuse seulement de sřenquérir des raisons de son arrestation (quřelle connaît bien : cřest une femme de cour qui sait mentir) mais, paradoxalement, loin de jouer lřinnocence (le rôle ne lui conviendrait pas bien), elle va se justifier de tous les crimes dont Néron ne lřaccuse pas, et pour cause, puisquřil leur doit le trône quřil occupe.

Cette litanie des meurtres et des crimes commis par Agrippine permet à Racine de brosser un tableau saisissant de Rome ; la vision quřil nous en donne est bien différente de celle quřon avait pu trouver dans Horace, où la Ville éternelle était présentée comme un modèle de vertu, de virilité, de courage et de résignation stoïcienne. Ici, rien de tel : dans ce discours quřAgrippine ne cherche pas à farder, lřEmpire naissant est donné pour ce quřil est, un marécage où le pouvoir se convoite et sřobtient à force dřintrigues, dřempoisonnements, dřincestes, de brigue et de corruption généralisée ; la noirceur des mœurs et la peinture au vitriol de la dynastie julio-claudienne, si elle vient de Tacite, est aussi à mettre en parallèle avec le jansénisme de Racine : pour les jansénistes de Port-Royal, la société humaine, composée dřindividus régis par lřamour-propre, est inévitablement le lieu où sřaffrontent toutes les ambitions.

Les arguments dřAgrippine possèdent une grande force : son discours est organisé par paliers successifs qui retracent les différentes étapes non seulement de sa propre conquête du pouvoir, mais surtout la façon dont elle sřy est pris pour que son fils devienne empereur : elle lui rappelle ainsi que ce nřest ni à lřhérédité, ni à sa valeur personnelle que Néron doit de régner, mais uniquement aux intrigues de sa mère. Les figures sont nombreuses et bien choisies : lřeuphémisme pour atténuer la noirceur de son passé (v. 1136, 1175), lřaccumulation, la prière pathétique au ciel (v. 1275-1278), lřasyndète (v. 1119, 1138, 1143).

Lřéloquence est habile, mais pourtant, elle échoue : Néron ne se laisse absolument pas démonter. Pourquoi ?

1) Loin de se défendre, elle attaque, alors quřelle est en position de faiblesse, puisquřil est vrai quřelle a voulu jouer Britannicus contre son fils : la tactique nřest pas bonne.

2) Elle attend de son fils un respect filial mû par la voix du sang, alors quřelle-même a toujours été sourde aux devoirs de la nature, comme le montre son mariage incestueux avec Claude.

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3) Elle attend de son fils un sentiment noble, généreux et désintéressé, la gratitude, alors quřelle-même est en train de donner la preuve que tout sa « carrière » politique a été construite sur le déni des valeurs et des principes moraux : de quelle gratitude a-t-elle fait preuve envers Claude, qui lui a accordé tout, absolument tout ce quřelle demandait ? Dřailleurs, elle omet de mentionner, et son fils le lui rappellera, que ce nřest pas (ou pas seulement, ou pas dřabord) son amour pour Néron qui lřa poussé à commettre toutes les turpitudes qui lui ont permis de sřemparer du pouvoir, mais que cřest pour gouverner à travers lui quřelle a voulu le faire empereur : comment, dans ces conditions, exiger de la « gratitude » de la part de son fils qui nřétait à ses yeux quřun instrument entre ses mains.

Il y a ainsi quelque chose de paradoxal, et comme une faille, dans lřargumentation dřAgrippine, qui explique pourquoi sa belle éloquence pompeuse sřécroule.

4) On peut encore ajouter une quatrième raison à cet échec : lřinadaptation des arguments au destinataire, qui se révèle incapable de les entendre. Les manuels de rhétorique (par exemple celui de Bernard Lamy, publié en 1675 sous le titre L’Art de parler) insistent tous sur la nécessité dřaccommoder ses arguments au tempérament, au caractère, aux dispositions du destinataire. Ici, Agrippine, aveuglée par sa passion de dominer, son désir impatient de retrouver son pouvoir, et son inimitié avec son fils, se trompe de moyens : rappeler à Néron lřétendue de la dette quřil aurait contractée envers sa mère, sur le mode « après tout ce que jřai fait pour toi », ne peut quřirriter lřempereur qui, nřayant rien demandé à sa mère, se sent libre de toute reconnaissance ; Néron refuse dřentrer dans une logique dřéchange envers sa mère. De plus, comme dit lřadage, les bienfaits, ne restent jamais impunis : la psychologie humaine est telle quřon supporte mal dřêtre trop redevable envers autrui. Enfin, si les arguments ne portent pas, cřest quřAgrippine se contente de rappeler son passé à un empereur qui en est encombré et cherche à se libérer de ses chaînes et de ses entraves, à commencer par celles qui lřattachent à ses origines personnelles, et à lřorigine scandaleuse de son pouvoir.

Lřargumentaire employé par Agrippine, objectivement convaincant, ne sřaccommode pas au tempérament de son fils, et est donc voué à lřéchec ; il ne peut que fâcher davantage Néron, être non seulement immoral, mais encombré par un passé dont il souhaite se dégager : Agrippine, en se présentant comme le dépositaire des

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ignominies qui ont accompagné le couronnement de Néron, devient lřincarnation dřun passé scandaleux dont elle serait le monument ; elle ne peut faire figure aux yeux de Néron que de statue du commandeur dont il cherchera bien vite à se débarrasser, pour faire disparaître avec elle les souvenirs dřune accession au pouvoir fort trouble.

La riposte de Néron : réquisitoire contre réquisitoire (v. 1223-1257) Inaccessible aux vues de sa mère, Néron se contente de dresser la

liste des accusations qui ont entraîné sa mise en résidence forcée et sa comparution : Néron connaît sa dette envers Agrippine, il ne la discute pas et reçoit lřintégralité du discours de sa mère avec une impudence effrontée (« sans vous fatiguer du soin de le redire ») ; mais cette dette ne lui paraît pas une raison suffisante pour laisser sa mère régner à sa place, et il va en expliquer les raisons :

1) Agrippine nřa hissé Néron au sommet de lřempire romain que pour assouvir son intérêt personnel ;

2) Lřempire exige dřêtre gouverné par un sceptre tenu par un homme ; Néron pointe ainsi lřerreur majeure commise par sa mère : en soumettant toute sa stratégie politique au couronnement de son fils, elle a oublié un détail : le jour de son triomphe absolu, la prise du pouvoir par Néron, a été, en même temps, celui de sa défaite complète, puisquřelle a perdu à ce moment le contrôle de la situation et que tous les pouvoirs ont été remis entre les mains de son seul fils, qui, le jour venu, pouvait en faire ce quřil voulait Ŕ et cřest ce qui est arrivé ;

3) Il exprime sa volonté dřagir librement et à sa guise ; 4) Enfin, et surtout, il reproche à Agrippine ses menées

séditieuses : cřest la partie la plus grave de son accusation : lèse-majesté, haute trahison ne sont pas des petits griefs.

La mère blessée (v. 1258-1286) À cette dernière accusation, qui fait réagir Agrippine, celle-ci ne va

pas répondre sur le terrain public et politique, elle va déplacer le débat sur le terrain de la sphère privée Ŕ non en comploteuse, mais en mère.

Cette seconde défense paraît plus maladroite que la première, moins bien construite. Agrippine, désemparée, est à bout dřarguments : elle est réduite à mentir (« ingrat, lřavez-vous cru ? »), puisquřelle a effectivement caressé lřidée dřaller présenter Britannicus à lřarmée. Pour la première fois toutefois, elle est lucide : elle comprend quřelle est prise

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dans un étau tragique, et que sa situation nřa pas dřissue Ŕ elle a raison en effet lorsquřelle avance quřelle nřa rien à attendre dřune élection de Britannicus à lřempire, car sous le règne du fils de Claude, elle se trouverait bientôt en butte à des accusations plus graves encore que celles que lui adresse son fils ; autrement dit, elle avoue que toute sa stratégie depuis le début de la pièce est vaine : pourquoi favoriser le mariage de Britannicus et Junie ? Au fond, elle nřa aucun bénéfice à en espérer. À Néron qui lui reprochait dřagir par intérêt, elle répond (et cette confidence doit la surprendre elle-même, car elle croyait réellement agir par intérêt personnel), quřelle a tout à perdre dans la conspiration quřelle encourage. Cřest cette lucidité soudaine et passagère (cřest le seul moment de la pièce où Agrippine mesure lřimpasse tragique dans laquelle elle se trouve) qui rend soudain pitoyable un personnage qui paraissait surtout, dans la tirade précédente, une femme politique terrifiante : elle apparaît comme une mère bafouée et humiliée, mère possessive, mère sacrificielle aussi, qui a tout cédé à son fils et verrait dřun bon œil la perte de sa vie sřil garantissait pour toujours le pouvoir à Néron. Agrippine, aussi curieux que cela semble, parvient ici à provoquer la compassion du spectateur : lucide et aveuglée, doublement passionnée, pour son fils et pour le pouvoir, à la fois sincère et hypocrite, elle est ici, plus que partout dans la pièce, un personnage éminemment tragique.

Dans ce passage, elle révèle à elle-même, autant quřelle le dévoile à Néron et au spectateur, le fond de son âme, où se mêle vilenie, égoïsme cynique, soif de régner et, au milieu de tout cela, un amour maternel qui lřa conduit au point de lřaveugler, et qui seul explique la position fâcheuse dans laquelle elle se trouve : si elle nřavait agi que pour elle seule, elle nřeût pas cherché à faire de Néron lřhéritier du trône, ni à accélérer son accession au pouvoir grâce à lřempoisonnement de son mari. Lřamour dřAgrippine pour Néron (et cřest ce dont elle prend soudain conscience avec amertume), est la vraie raison de sa disgrâce.

Conclusion Le personnage de la mère dévouée jusquřau sacrifice pour

favoriser un fils négligent va réussir (au moins en apparence), là où celui de la victime dřune injustice politique avait échoué : dans un vers laconique qui fait lřeffet dřun coup de théâtre inattendu, Néron va souscrire aux vues de sa mère, lui demander ce quřelle souhaite et lui rendre sa liberté.

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Grisée par la perspective de retrouver son pouvoir perdu, Agrippine oubliera tout : la prudence, la complexité de la situation, lřimpasse où elle se trouve, quřelle avait envisagée avec clairvoyance, vont céder la place aux ordres impérieux, univoques, de celle qui pense avoir pour toujours restauré son prestige. Peut-être Néron était-il sincère lorsquřil renonçait à lřaccabler pour acquiescer à ses demandes, et peut-être la maladresse de ces ordres trop cassants ont-il suffi à le faire revenir dans les dispositions où il se trouvait précédemment.

Le suspense repose ici sur lřignorance où se trouve le spectateur des réelles intentions de Néron : sřachemine-t-on vers une réconciliation générale, un finale de comédie ? La suite montrera quřil nřen est rien.

5. EXPLICATION : IV, 3, V. 1337-1376

En cet acte IV qui est celui de tous les dangers, mais qui semble aussi celui de tous les possibles, la tension continue de croître : on y découvre que Britannicus va mourir « avant la fin du jour » , la notation temporelle renvoyant de façon pressante à lřurgence du temps tragique conçu, on lřa vu, comme une machine infernale. Si cette scène est dramaturgiquement capitale, cřest quřelle est en effet le lieu dřune nouvelle péripétie, dřun autre retournement de lřaction. Néron avait feint de céder à sa mère, nous avons découvert quřil nřen était rien, et maintenant, voilà lřempereur qui pour de bon se laisse réconcilier par Burrhus.

Je proposerai deux axes de lecture pour le passage que nous avons à expliquer :

1) dřune part, on peut sřinterroger sur les raisons rhétoriques de lřefficacité du discours de Burrhus : pourquoi réussit-il là où Agrippine nřétait parvenue à soutirer à Néron quřun acquiescement de façade ? Et pourquoi cette « conversion » de Néron à la « vertu » sera-t-elle aussi provisoire, puisque Narcisse le fera basculer du côté du mal à la scène suivante ?

2) que nous révèle ce discours sur le personnage de Burrhus et sa conception de la vertu ? Est-il réellement, comme on le dit souvent, un personnage « cornélien » ? Pour y répondre, nous ne nous cantonnerons pas à la lecture de cette seule scène, mais nous nous pencherons dřune façon plus générale sur le personnage de Burrhus.

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Éléments pour lřexplication Burrhus déploie toute son éloquence pour détourner Néron de

son projet. - Plus que de lřhorreur de son crime, il tâchera de lui faire

prendre conscience de ses funestes conséquences. - Plutôt que dřessayer de toucher son sens moral et de lui faire

voir quřil est contre la nature de tuer son « frère », il fera appel à la crainte, en montrant à Néron que le meurtre de Britannicus va lřengager dans un cycle infernal (il devra tuer ceux qui essaieront de venger Britannicus et ceux-ci susciteront à leur tour de nouveaux vengeurs), et quřainsi sa vie sera tous les jours un peu plus menacée ;

- mais il fera surtout appel à la vanité de Néron, dont il sait combien il est sensible à lřencens, combien il aime être adulé, en lui montrant quřil va détruire par ce crime la bonne image quřil a dans lřopinion publique et quřil va devoir renoncer aux applaudissements que lui prodiguent les Romains : ce sont les « agréments » de la vertu quřil lui expose… mais une vertu qui a pour but le plaisir nřest plus la vertu, seuls la satisfaction de la conscience et lřamour de faire le bien pour lui-même, indépendamment du bénéfice quřon en retire, devraient entrer en ligne de compte. Il tâche aussi de faire vibrer la corde de la réputation, en montrant à Néron la piètre image que donnera le souvenir dřun tyran Ŕ là encore, il serait aisé de lui opposer que la vraie vertu se moque de la reconnaissance et préfère même rester cachée aux yeux du monde ; ce nřest que lřapparence de la vertu que Burrhus souhaite préserver à Néron, comme sřil avait compris que la vraie justice lui était devenue inaccessible.

La stratégie de Burrhus est ainsi radicalement inverse de celle

dřAgrippine : il emploie des arguments qui en eux-mêmes ne valent pas beaucoup, mais qui sřaccordent parfaitement avec le tempérament et les vices de son interlocuteur. La situation est aussi tragique quřelle lřétait dans la scène précédemment étudiée : Burrhus lřemporte techniquement, obtenant réellement ce quřAgrippine avait seulement cru obtenir, puisque à la fin de la scène, Néron est vraiment décidé à faire ce quřil feignait seulement de vouloir faire à la fin de la scène précédente, se réconcilier avec Britannicus ; mais sur le fond, Burrhus se leurre en pensant avoir ramené Néron dans la vertu Ŕ Néron y est devenu totalement inaccessible. La position de Burrhus est inconfortable : le héraut de la vertu stoïcienne a dû condescendre à

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jouer sur des émotions basses pour tenter de ramener lřempereur du côté du bien ; il accepte ainsi que la vertu de son élève ne soit quřune vertu dřapparence.

Burrhus pense-t-il sincèrement que Néron est encore libre de « choisir » la voie de la vertu ? Le simple fait que (contrairement à Agrippine qui misait sur la possible « gratitude » de son fils) aucun des arguments quřil emploie nřait en vue un souci du bien authentique et désintéressé paraît le démentir. Que Burrhus sřaveugle de bonne foi ou quřil fasse preuve de duplicité, et malgré le succès de son discours, ses propos mêmes nous montrent que Néron, inaccessible à un vrai discours de la vertu, nřa plus le choix : il a déjà basculé du côté obscur.

Cette scène fonctionne donc sur un malentendu : Burrhus croit avoir touché la corde de la vertu, mais, sřil a fait hésiter Néron, cřest parce quřil a atteint dřautres dispositions chez lřempereur : la vanité (à travers lřévocation du plaisir de se faire aimer), la peur (les tyrans détestés craignent en permanence un complot), la lâcheté (celle qui lřavait poussé à reculer avant de condamner un coupable). Néron, loin dřêtre converti, est toujours le même apprenti monstre quřil était au début de la scène, aussi Narcisse nřaura-t-il aucun mal à le retourner encore une fois, non en lui parlant de vertu, mais simplement en lui montrant que, dřun point de vue strictement pragmatique, ses craintes sont vaines.

Mais si Burrhus accepte, pour remporter son affrontement, dřemployer des arguments moralement douteux, nřest-ce pas que sa propre droiture morale est incertaine ?

6. EXPOSÉ : LE PERSONNAGE DE BURRHUS, ENTRE

VRAIE ET FAUSSE VERTU

Un professeur de vertu naïf… Les manuels présentent souvent Burrhus comme un parfait héros

cornélien, adonné à la vertu et à lřhonneur ; le pédagogue de Néron, vieux soldat, serait en quelque sorte le dernier représentant de cette simplicité romaine, de cette virtus si souvent célébrée par Corneille et que nous avons eu lřoccasion dřétudier dans Horace. Il avoue ainsi sa franchise, dont il reconnaît quřelle est bourrue et maladroite (v. 174), et qui justifie sa liberté de parole imprudente. Il revendique aussi une vertu austère et intransigeante qui le pousse à ne jamais mentir (« Burrhus pour le mensonge eut toujours trop dřhorreur », v. 141). La

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préface de Racine confirme cette première impression qui nous est laissée par la pièce : « Jřai choisi Burrhus pour opposer un honnête homme à cette peste de cour [i. e. Narcisse] » ; en cela, Racine se conforme à Tacite, qui nous donnait du pédagogue une image vertueuse qui le pousse, dans la pièce, à défendre Britannicus au péril de sa sécurité (il lui serait plus facile de flatter lřempereur), à soutenir le désir dřautonomie de son élève quřil voit dřabord avec plaisir sřaffranchir de la tutelle de sa mère, jugée fort dangereuse, et à prononcer une violente diatribe contre lřamour et ses conséquences désastreuses (III, 1) : il parle en moraliste, et même en censeur, comme il convient à un soldat et à un précepteur. Il nřest pas dépourvu dřun certain idéalisme, quand bien même ses élans généreux et naïfs seraient voués à lřéchec (v. 1305-1309 ; 1386-1389). Ses appels à la modération face à la colère dřAgrippine sont à rapprocher de lřidéal stoïcien « sustine et abstine » qui préconise de garder en toutes circonstances son calme et son sang-froid, la colère étant, disait Sénèque, une courte fureur (« ira furor brevis »).

Cette image pour ainsi dire « cornélienne » de Burrhus domine toute la critique depuis La Bruyère (« Quelle grandeur ne se remarque point en Mithridate, en Porus, en Burrhus », Caractères, « Des ouvrages de lřesprit », 54), et Voltaire (« Burrhus est admirable dřun bout à lřautre », Commentaires sur Corneille), et de tels jugements nřont guère été remis en cause avant les années 1970, à lřépoque où « lřère du soupçon » invitait à jeter un nouveau regard sur les parangons de vertu. Et la réputation de probité de Burrhus ne sřest pas éteinte pour autant, et on la retrouve souvent encore aujourdřhui.

Que penser pourtant de ces proclamations dřhonnêteté et de franchise ? On a déjà eu lřoccasion de voir que les personnages un peu trop libres de parole ne pouvaient survivre à la cour, comme le montrent les exemples funestes de Britannicus et de Junie ; or, Burrhus sřest assez bien fait à cette existence… Nřest-ce pas parce quřil nřest pas aussi franc quřil le laisse croire ?

… ou un courtisan retors ? Lorsquřon regarde de plus près quelle est la teneur de ses propos,

et quel a été son rôle dans lřaccession au trône de Néron, on sřaperçoit que sous ces dehors dřhonnête rudesse se cache un courtisan retors.

Dřabord, les brevets de vertu quřil sřaccorde apparaissent bien souvent comme de creuses rodomontades. Ainsi, il menace avec

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emphase de se suicider, à la manière traditionnelle des héros stoïciens, si Néron en venait à faire tuer son frère : il nřen fera rien. Ses avertissements de se donner la mort nřétaient donc quřune comédie hypocrite, de la même veine que celles quřaffectionne lřempereur ; tout se passe comme si, à force de le fréquenter, le vertueux Burrhus sřétait fait « néroniser » par lřempereur.

Ensuite, sa vertu apparaît comme moins désintéressée quřon ne lřaurait cru : cřest par vanité quřil a éduqué Néron, pour se faire applaudir dřavoir redressé par son art et ses maximes morales la mauvaise nature de son élève, comme on le remarque dès lřexposition : avec la mère de lřempereur, lorsquřil croit encore avoir lřoreille de son disciple, il manie lřinsolence et la duplicité, et laisse éclater son orgueil (v. 169-220) : sřil admire la liberté nouvellement conquise de Néron, cřest quřil pense que lřempereur est maintenant capable de sřavancer tout seul dans lřheureux chemin que lui-même a tracé ; il jubile à penser que lřempereur est une créature quřil a forgée selon son désir, un empereur philosophe habité par la vertu, sans doute, mais surtout un empereur Galathée dont il ferait vanité dřavoir été le Pygmalion, comme le lui laisse entendre Agrippine (v. 223). À y prêter plus dřattention, on sřaperçoit que sa vanité et son sentiment de supériorité transparaissent partout, dès ses premières paroles où il ravale Agrippine au rang de sujet comme les autres (« au public », v. 135, comme si elle ne connaissait pas tous les détours du palais impérial !), tout en sřarrogeant les droits privilégiés dřun délégué de lřempereur (v. 129) : Burrhus est tout infatué de sa fonction, plein de dédain et dřingratitude pour celle à qui il doit tout, bouffi dřune arrogance masquée par la vertu derrière laquelle il se drape. Cřest lřamour de lui-même, ce détestable amor sui (amour-propre) dont les jansénistes faisaient la source de tous les maux, qui anime Burrhus, plus que lřamour gratuit de la vertu ; pour le dire avec les catégories du temps : sa vertu nřest quřune fausse vertu, une vertu apparente, un masque honorable de vertu posée sur un fond de vice, du plus grave des vices Ŕ lřorgueil.

Sa boursouflure crèvera dřun seul coup lorsquřil prendra douloureusement conscience que si Néron échappe à sa mère, il lui échappe à lui aussi (v. 802) : par une ironie toute tragique, il découvre que cette liberté nouvelle de lřempereur, quřil avait tant vantée devant Agrippine, sřexerce à ses dépens, et que son élève est en train de lui échapper à lui aussi, de le trahir et de passer du côté obscur. Même après cette découverte, il tardera à rejoindre le parti dřAgrippine et

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continuera, contre toute logique, à défendre son élève : cette apologie de Néron de lřacte III scène 3, alors quřil sait que les dernières décisions de lřempereur sont injustifiables, ne sřexpliquent que par une seule raison : par amour-propre et vanité, il refuse dřavouer une vérité qui est pour lui insupportable, et qui est que son élève est en train de voler de ses propres ailes, que tout son projet pédagogique se solde par un échec cuisant, quřil a failli à sa mission ; cřest la raison pour laquelle il « farde » (cf. v. 174) le comportement de Néron et tâche de présenter ses dernières décisions sous un jour présentable, au lieu de confesser ses erreurs et de sřallier avec Agrippine (ils nřuniront leurs causes que lorsquřil sera trop tard, acte V sc. 7). Burrhus aussi est un personnage tragique, en ce quřil est aveuglé Ŕ aveuglé par son amour-propre.

En outre, on voit ce soldat austère amené à défendre lřinéquité, par exemple lorsquřil justifie lřenlèvement inexcusable de Junie (v. 235-244) en omettant quřelle a été emmenée par force et retenue contre son gré ; ou lorsquřil explique la nécessité de lřexil de Pallas (v. 821 sqq.) ; ou encore quand il légitime son action lors de la prise de pouvoir par Néron, arguant de lřargument, douteux, que Néron jouissait de droits au trône aussi puissants que ceux de Britannicus (v. 860). Le leçon de ces exemples passés et présents est claire : loin dřêtre un intraitable philosophe incapable de transiger avec la morale, Burrhus a passé sa vie à se compromettre, depuis le temps quřil sert Agrippine et quřil est, de ce fait, complice, au moins objectif, de ses crimes ; ainsi, il a, par exemple, obtenu à Néron lřacclamation de lřarmée (cřest cette dernière qui faisait et défaisait les empereurs) ; Agrippine lui rappelle quřil était au courant de ses intrigues (v. 813-814), et que son personnage de vierge effarouchée ne lui sied guère : ce nřest quřune pose hypocrite.

De plus, et cřest le plus grave, Burrhus est amené à mentir et à tricher, comme les autres, ainsi que le font remarquer Agrippine (v. 140) et Narcisse (v. 1161-1162) : il ment ainsi lorsquřil fait croire à la mère de lřempereur que cřest pour lřentretenir que son fils lřa retenu dans le palais (v. 1102) Ŕ il sait bien les vraies raisons qui lřont poussée à mettre sa mère en résidence surveillée, il ment lorsquřil lui dit que Pallas nřa été exilé « quřà regret » (v. 825), alors quřil sait que ce départ est le fruit de la haine que voue Néron au partisan de sa mère (v. 761-762). Certes, Burrhus ne ment que pour la bonne cause : précepteur de Néron, sa position, entre une mère abusive et un fils dénaturé, nřest guère confortable ; il lui faut calmer successivement lřune et lřautre pour tenter de ramener la paix et lřharmonie mais, pour y parvenir, il

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lui faut biaiser avec la vérité, et un mensonge reste toujours un mensonge, quelles que soient les bonnes intentions qui ont poussé à le proférer.

Enfin, juste avant la grande entrevue de lřacte IV sc. 2, il donne à Agrippine des conseils patelins et dřun opportunisme cynique confondant (v. 1109-1113) : il faut se soumettre au pouvoir et le flatter si lřon souhaite sřaccaparer quelques miettes dřinfluence ; Narcisse ne parlerait pas autrement : à fréquenter la cour, Burrhus a décidément beaucoup appris, malgré lui et en dépit de ses principes.

Conclusion De même que Britannicus est un double de Néron, un Néron en

mineur, de même Burrhus nřest-il pas si différent au fond de son contrepoint Narcisse, comme ce dernier le fait dřailleurs remarquer à lřempereur (v. 1461-1462) : lřamour-propre, lřambition, la vanité le gouvernent lui aussi. Chez le second, les vices se voient à découvert, tandis que chez le premier, ils sont cachés : nřen sont-ils pas plus dangereux ? Le vertueux Burrhus se retrouve non seulement « néronisé », mais « narcissisé », contaminé par lřatmosphère délétère et corruptrice de la cour.

Comment expliquer ce double jeu de Burrhus ? Nřest-il quřun vil hypocrite ? Non, bien sûr, et cřest là que réside toute la distance qui le sépare de Narcisse : ses intentions étaient pures, il a toujours, jusquřau bout, voulu rester du côté de la vertu et travaillé au bien commun et au bonheur de lřempire. Seulement, ces beaux idéaux nřont pas résisté dřune part à la violence de son amour-propre, de lřautre au choc avec le monde réel. Naviguant entre la prudence pédagogique et la complaisance intéressée, il lui a fallu se compromettre, accepter de transiger, et par là déchoir. La société humaine, selon les jansénistes, est inévitablement corrompue et corruptrice, car tous les hommes sont mauvais ; autrement dit : la société nřest pas réformable. Non seulement aucun homme vertueux nřest en mesure de travailler à lřamélioration politique, morale et sociale de la société humaine, mais le mal et la perversion qui la conduisent risquent au contraire de rejaillir sur cet homme plein de bonnes intentions, et qui se retrouvera bientôt aussi vil et abject que ses contemporains quřil prétendait améliorer Ŕ cřest bien le sort réservé au malheureux Burrhus, plein de bonnes volontés, mais qui, à force dřaccepter les compromis, finit par accepter de petits arrangements avec la morale fort dégradants.

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Rappelons la solution préconisée par les jansénistes face à la perversité du « monde » : le fuir, préférer à la société une vie dans la retraite et la solitude, loin du commerce des hommes. Lřéchec de Burrhus nous montre que cřest en effet la seule voie possible, comme il finit par le comprendre : au v. 1617, il renonce à la cour qui lui est devenue « odieuse » et opte pour une retraite loin du palais.

7. EXPLICATION : ACTE V, SCÈNE 6

Britannicus se termine par un dénouement à double détente : dřabord, première phase du dénouement, le meurtre de Britannicus Ŕ certains critiques estiment que Racine aurait pu arrêter là sa pièce, les dernières scènes étant hors-sujet et inutiles ; ensuite, la peinture de lřaccablement moral de Néron à la dernière scène.

La scène que nous expliquons ici se situe précisément entre ces deux moments de la « catastrophe ».

Problématique : Dans quelle mesure cette scène participe-t-elle au dénouement ? Quelle est sa fonction ?

Axes de lecture : 1) Le vrai visage de Narcisse Toujours hypocrite (il sřabrite derrière le faux-fuyant de la raison

dřÉtat pour justifier un meurtre dont les vraies motivations sont inavouables), mais il apparaît à visage découvert comme un traître, puisque les autres personnages croyaient jusque-là quřil était le confident de Britannicus… dont il justifie la mise à mort ; dřoù lřexpression horrifiée dřAgrippine.

2) L’annonce de la suite du règne : le décloisonnement du temps tragique La prophétie participe pleinement au dénouement dans la mesure

où elle nous prévient du châtiment que subira Néron Ŕ cette description anticipative de la suite désastreuse du règne est dřautant plus nécessaire que la punition de Néron est reportée dans un avenir trop lointain pour que la tragédie, cantonnée aux vingt-quatre heures de rigueur, puisse la représenter. Si lřaction tragique est enfermée dans une révolution du soleil, ainsi quřAristote puis Chapelain lřavaient exigé, la tragédie propose des ouvertures sur le passé et sur le futur, en particulier grâce au personnage dřAgrippine, qui nous a brossé à lřacte

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IV une description au vitriol du fonctionnement de lřempire au temps de Claude, et qui nous propose maintenant une échappée vers les années qui vont sřécouler : cřest par son entremise que Racine parvient à évoquer ce tableau sombre de lřhistoire romaine qui nous est ainsi donné à voir, avec ses brigues, son climat décadent, ses crimes aussi, bref son immoralité.

3) Une Agrippine inattendue Agrippine devient une Érynie vengeresse dont le souvenir

accablera un Néron à demi-fou : le dénouement nřest pas sans ressembler à celui dřAndromaque. Sa tirade est une scène de malédictions et dřimprécations comme la tragédie en est fort riche (quřon songe par exemple à la Camille dřHorace, dont les visions anticipaient de plusieurs millénaires la chute de Rome). Elle découvre à son fils lřavenir sombre de lřempire et lřhorreur de son règne.

Il est malgré tout curieux de découvrir la mère dřAgrippine sous lřaspect dřun parangon de vertu drapée dans son indignation. Celle qui elle-même, peu auparavant, avouait à Burrhus, Néron et presque tout le peuple les exils, les assassinats, « le poison même », sans oublier lřinceste et le meurtre commis sur la personne de son oncle, la voici qui sřeffarouche des forfaits que pourrait avoir à commettre son fils pour se maintenir au trône. Eh ! sřest-elle jamais comportée autrement ? Comment est-on passé de lřAgrippine lucide et cynique de lřacte IV au censeur puritain et scandalisé de cette scène, si soucieuse du sang que son fils devra faire couler, alors quřon sait depuis le début quel est son mépris de la populace ?

La voici aussi, elle qui est plus coupable que quiconque et qui nřen a jamais éprouvé le plus petit regret (« remords, crainte, périls, rien ne mřa retenu », v. 1279), quřelle menace Néron des plus cuisants remords. Ce revirement apparaît, pour le moins, comme une curieuse dissonance, et à la limite comme une infraction aux bienséances qui exigent que le caractère dřun personnage ne se démente pas dřun bout à lřautre de la pièce.

Bref, le portrait dřAgrippine tel quřil apparaît dans cette scène entre en contradiction absolue avec tout ce quřon sait dřelle. À quoi attribuer ce changement, pour ne pas dire cette conversion soudaine ? A-t-elle été touchée par une grâce improbable ? Mais au fait, a-t-elle vraiment changé ?

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Première explication : elle devient une authentique prophétesse. Dieu (les dieux ? en tout cas une instance surnaturelle) sřest/se sont emparé dřelle pour en faire son/leur porte-parole et avertir Néron du châtiment qui lřattend, ouvrir les yeux à lřempereur.

Cette hypothèse nřest pas complètement intenable. On sait que la mort dřAgrippine est devenue inévitable : elle nřest pas tout à fait mourante, mais promise à la mort, elle peut être tenue pour déjà moribonde et lřon sait que lorsquřon est proche du trépas, dans la mentalité du XVIIe siècle, on est proche de lřautre monde et les paroles quřon prononce alors peuvent venir de lřau-delà. (Voir à ce sujet Constance Cagnat, La Mort classique, Paris, Champion, « Lumière classique »). Dřoù lřextrême volubilité de lřimpératrice mère.

De fait, un climat religieux baigne toute la pièce et en particulier les dernières scènes : des oracles ont été prononcés, Junie accède au salut en passant au plan de la transcendance, les dieux sont invoqués, et pas seulement dans des exclamations figées. Tous ces éléments confirment cette possibilité : le Ciel envahirait le palais et ses abords, ainsi que lřa noté Constant Venesoen (« Le Dénouement de Britannicus », in Études sur Britannicus).

Le problème qui se pose alors est celui du statut dramaturgique de cette scène : elle nřaurait aucune incidence sur lřaction, il nřy aurait pas de rapport entre ce discours dřAgrippine et la fin de la pièce, en particulier les tourments de Néron tels quřils sont rapportés par Albine. Notre texte serait alors un morceau détaché du reste de la pièce, qui ne sřadresserait en fait quřau spectateur et lui offrirait, en quelque sorte, une garantie que lřordre sera bien rétabli et que la justice distributive fera son œuvre, même dans un hors-scène lointain. Selon cette hypothèse, ce texte ferait donc jouer à plein le principe de la double énonciation selon lequel un texte de théâtre aurait deux destinataires Ŕ ici, le vrai destinataire serait donc le spectateur.

Cřest une hypothèse. Mais elle est un peu faible du point de vue de la dramaturgie, on en conviendra. Alors ? Quelle autre explication peut-on donner à ce retournement ?

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4) Une prophétie auto-réalisatrice ? Ces propos dřAgrippine nřont pas pour but de nous révéler ses

sentiments, ni même comme fonction première dřannoncer lřavenir : ils sont conçus en fait délibérément pour agir sur Néron. Il importe peu que ses mots soient sincères : ils ne sont choisis que pour leur efficacité. Agrippine veut se venger, moins de la mort de Britannicus, à la personne duquel elle était fort indifférente, que de sa propre « disgrâce » quřelle sait définitive et sans remède. Privée de tout espoir de retrouver son pouvoir, sans espoir même de pouvoir de nouveau parler librement à Néron (elle a longuement attendu les dernières entrevues, et lřexclamation du v. 1648 montre bien que lřempereur ne comptait pas retrouver ici sa mère), elle décide de perdre celui quřelle a créé.

Bien sûr, maintenant en discrédit, privée de toute influence, isolée, elle sait quřelle a définitivement perdu la partie : elle nřa pas les moyens de renverser Néron ni même de contenir son absolue autorité ; elle est politiquement morte. Mais au plan privé, elle reste la mère de lřempereur, elle est toujours, et plus que jamais, un « œil de Caïn » (comme dit Jean Rohou) réprobateur : à ce titre, elle possède encore un grand ascendant dont elle va user non plus pour le contrôler, mais pour le détruire.

Sa stratégie est aussi retorse quřon pouvait sřy attendre de sa part : aussi bonne actrice que son fils, elle va adopter une posture, elle va prendre un masque, bref elle va jouer un rôle : celui de la sibylle inspirée. Et elle va arborer ce déguisement incongru dans un but précis : donner du poids, conférer une autorité céleste à ses propos pour faire advenir les prophéties dont elle menace son fils. Face à un Néron muet et pour ainsi dire aphasique, qui délègue sa parole à son ministre, elle va sřaccaparer lřintégralité dřune auctoritas qui, en strict droit romain, revient tout entier à lřempereur. Pour le dire autrement, Agrippine nřannonce pas lřavenir sous la dictée de quelque instance surnaturelle : elle le fait arriver dans lřordre de la réalité. Comme diraient les linguistes, son discours est performatif ou mieux, pour parler comme les sociologues : sa prophétie est auto-réalisatrice. Dans cette hypothèse, Agrippine nřest plus le porte-parole du Ciel, elle nřest plus éclairée, (on ne sait pourquoi elle le serait), par une vision oraculaire, elle nřest en rien douée pendant un instant dřune double vue visionnaire. Elle nřest pas sibylle. Elle prend un masque, prononce un discours performatif conçu pour hâter la réalisation des menaces quřelle profère.

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Que cette figure dřEuménide devineresse quřelle arbore ne soit quřun masque éthique dřoratrice, cela est sensible dans la suite de la pièce : dès que son fils a quitté la scène, elle a tôt fait de quitter cette grandeur pompeuse pour retrouver des préoccupations qui lui sont plus habituelles, son propre salut (et non celui du populus Romanus quřelle a toujours méprisé, v. 1700), voire, in extremis, un vague espoir de reprendre un peu de son crédit perdu (intention pudiquement masquée par la formule « dřautres maximes », au v. 1767).

Cette tactique (puisquřil sřagit bien ici dřune manœuvre rhétorique de persuasion) sera redoutablement efficace, bien plus que celle, emphatique et ampoulée, quřelle avait essayé à lřacte IV : ses arguments, cette fois, s’accommodent parfaitement à un fils quřelle a, depuis leur grande entrevue de lřacte précédent, appris, bien à ses dépens dřailleurs, à mieux connaître : ses propos font mouche car ils touchent la faiblesse de son fils, son tempérament inquiet, sa lâcheté, et même sa bigoterie : elle sait quřil sera sensible à ses « prédictions », comme le montre le trouble qui le saisit et lui ôte la parole.

Cette hypothèse, dont je reconnais quřelle propose une lecture étroitement « rhétoricienne », a le mérite de pouvoir expliquer en partie lřégarement de Néron dans la scène suivante, égarement dont Constant Venesoen a montré quřil nřétait pas si facile dřen saisir la vraie raison : la mort de son conseiller Narcisse ne paraît pas pouvoir lřavoir plongé dans de pareilles affres, mais, au fond, celle de Junie, à laquelle il ne paraissait pas si attaché que cela, non plus. Venesoen insiste sur le désarroi que lui a causé la défection du peuple, alors quřil pouvait jusque là se prévaloir dřun soutien populaire : considérant quřon parle de Néron, lřargument ne vaut que jusquřà un certain point. On peut proposer une autre solution : si le dernier visage qui nous est offert de Néron nous le montre si troublé, cřest dřabord parce quřil a été ébranlé par les propos de sa mère, et quřil ne voit pas dřautre issue possible que de mettre en œuvre les sinistres leçons de tyrannie contenues dans des « prédictions » qui nřadviendront que parce quřil en aura décidé ainsi. Jusquřau bout, Néron est libre, même et surtout au moment où, en définitive, après avoir fait tous les efforts possibles, au cours de la pièce, pour sřaffranchir de tous les liens, il se croit enfin ligoté par la nouvelle identité tyrannique qui sřest emparée de lui.

De son côté, à lřissue de cette scène, Agrippine est sûre désormais elle aussi de mourir (v. 1700) : cette assurance ne lui vient pas de lřoracle jadis rendu, mais du discours judiciaire, véritable réquisitoire

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par anticipation, quřelle a prononcé : ses paroles, elle le sait, vont précipiter son fils dans lřabîme de la conscience coupable, mais ils vont, dřun même mouvement, entraîner sa propre perte : en jouant à la statue du Commandeur, elle contraint Néron à lřéliminer, faute de pouvoir supporter sa présence accablante. Cřest sa prophétie qui entraîne leur chute à tous les deux, dřun même mouvement.

Lřêtre humain est-il agi ou acteur ? Libre ou déterminé ? Manipulé par une Fatalité perverse ou maître de sa destinée ? Les grands auteurs tragiques ont toujours mis en scène ces questions pour en montrer la complexité, jamais pour donner une réponse. On a déjà montré, en particulier à propos de Phèdre, que Racine sřingéniait à laisser ouverte lřinterprétation de son œuvre : on peut toujours, pour rendre cours des développements de lřaction, faire lřéconomie du Destin et des dieux ; il en va de même dans Britannicus : on peut considérer, certes, quřAgrippine est réellement investie dřune mission par le Ciel, mais on peut aussi considérer que la suite funeste du règne de Néron nřarrive comme elle le dit que parce quřelle a fait en sorte quřil advienne Ŕ lřenchaînement des actions est-il le fruit des passions, ou dépend-il dřune force extérieure, dřune Fatalité où tout serait déjà écrit ? La dialectique de la liberté et de la servitude, de la fatalité et du libre choix, sur laquelle sřarticule toute la construction dramatique, ne trouve pas de résolution, même après que tous les fils sont noués.

Au fond, y a-t-il eu réellement dans la pièce un basculement qui nous montre la naissance dřun monstre et son passage une fois pour toutes (v. 1344 sqq.) du côté obscur ? Même après que le rideau est tombé, même après que la commedia è finita, si Néron continue à vivre et à se comporter en tyran, cřest seulement parce quřil se croit tel, cřest parce quřil fait confiance à la prophétie dřAgrippine et, « fasciné » (Barthes) par sa mère, croit inéluctable sa réalisation. Même quand tout est fini, peut-être Néron est-il encore un homme libre, indéfiniment libre.

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G. ANNEXES : TEXTES & DOCUMENTS

1. LES SOURCES PRINCIPALES DE RACINE

a) La mort de Britannicus dřaprès les Annales de Tacite

[13,10] (1) La même année [54], le prince demanda au sénat une statue

pour son père, Cn. Domitius, et les ornements consulaires pour Asconius Labeo, qui avait été son tuteur. On lui offrait à lui-même des statues dřargent ou dřor massif: il les refusa; et, quoique les sénateurs eussent émis le vœu que désormais le nouvel an sřouvrit au mois de décembre, où était né le prince, il conserva aux calendes de janvier leur solennel et antique privilège de commencer lřannée. (2) Il ne voulut pas quřon mît en jugement le sénateur Carrinas Celer, accusé par un esclave, ni Julius Densus, chevalier romain, auquel on faisait un crime de son attachement à Britannicus.

[13,11] (1) Sous le consulat de Néron et de L. Antistius, comme les

magistrats juraient sur les actes des princes, Néron défendit à son collègue de jurer sur les siens: modestie à laquelle le sénat prodigua les éloges, afin que ce jeune cœur, animé par la gloire qui sřattachait aux plus petites choses, sřélevât jusquřaux grandes. (2) Ce trait fut suivi dřun exemple de douceur envers Plautius Lateranus, chassé du sénat comme coupable dřadultère avec Messaline: Néron le rendit à son ordre, engageant solennellement sa clémence, dans de fréquentes harangues que Sénèque, pour attester la sagesse de ses leçons ou pour faire briller son génie, publiait par la bouche du prince.

[13,12] (1) Cependant le pouvoir dřAgrippine fut ébranlé peu à peu par

lřamour auquel son fils sřabandonna pour une affranchie nommée Acté, et lřascendant que prirent deux jeunes et beaux favoris quřil mit dans sa confidence, <M.> Othon, issu dřune famille consulaire, et Senecio, fils dřun affranchi du palais. (2) Leur liaison avec le prince, ignorée dřabord, puis vainement combattue par sa mère, était née au sein des plaisirs, et avait acquis, dans dřéquivoques et mystérieuses

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relations, une intimité chaque jour plus étroite. Au reste, ceux même des amis de Néron qui étaient plus sévères ne mettaient pas dřobstacle à son penchant pour Acté; ce nřétait après tout quřune femme obscure, et les désirs du prince étaient satisfaits sans que personne eût à se plaindre. Car son épouse Octavie joignait en vain la noblesse à la vertu: soit fatalité, soit attrait plus puissant des voluptés défendues, il nřavait que de lřaversion pour elle; et il était à craindre que, si on lui disputait lřobjet de sa fantaisie, il ne portât le déshonneur dans les plus illustres maisons.

[13,13] (1) Mais Agrippine, avec toute lřaigreur dřune femme offensée, se

plaint quřon lui donne une affranchie pour rivale, une esclave pour bru. Au lieu dřattendre le repentir de son fils ou la satiété, elle éclate en reproches, et plus elle lřen accable, plus elle allume sa passion. Enfin Néron, dompté par la violence de son amour, dépouille tout respect pour sa mère, et sřabandonne à Sénèque. Déjà un ami de ce dernier, Annaeus Serenus, feignant dřaimer lui-même lřaffranchie, avait prêté son nom pour voiler la passion naissante du jeune prince; et les secrètes libéralités de Néron passaient en public pour des présents de Serenus. (2) Alors Agrippine change de système, et emploie pour armes les caresses: cřest son appartement, cřest le sein maternel, quřelle offre pour cacher des plaisirs dont un si jeune âge et une si haute fortune ne sauraient se passer. Elle sřaccuse même dřune rigueur hors de saison; et ouvrant son trésor, presque aussi riche que celui du prince, elle lřépuise en largesses; naguère sévère à lřexcès pour son fils, maintenant prosternée à ses pieds. (3) Ce changement ne fit pas illusion à Néron. Dřailleurs les plus intimes de ses amis voyaient le danger, et le conjuraient de se tenir en garde contre les pièges dřune femme toujours implacable, et alors implacable à la fois et dissimulée. (4) Il arriva que vers ce temps Néron fit la revue des ornements dont sřétaient parées les épouses et les mères des empereurs, et choisit une robe et des pierreries quřil envoya en présent à sa mère. Il nřavait rien épargné: il offrait les objets les plus beaux, et ces objets, que plus dřune femme avait désirés, il les offrait sans quřon les demandât. Mais Agrippine sřécria: « que cřétait moins lřenrichir dřune parure nouvelle que la priver de toutes les autres, et que son fils lui faisait sa part dans un héritage quřil tenait dřelle tout entier. » On ne manqua pas de répéter ce mot et de lřenvenimer.

[13,14]

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(1) Irrité contre ceux dont sřappuyait cet orgueil dřune femme, le prince ôte à Pallas la charge quřil tenait de Claude, et qui mettait en quelque sorte le pouvoir dans ses mains. On rapporte quřen le voyant se retirer suivi dřun immense cortège, Néron dit assez plaisamment que Pallas allait abdiquer: il est certain que cet affranchi avait fait la condition que le passé ne donnerait lieu contre lui à aucune recherche, et quřil serait quitte envers la république. (2) Cependant Agrippine, forcenée de colère, semait autour dřelle lřépouvante et la menace; et, sans épargner même les oreilles du prince, elle sřécriait "que Britannicus nřétait plus un enfant; que cřétait le véritable fils de Claude, le digne héritier de ce trône, quřun intrus et un adopté nřoccupait que pour outrager sa mère. (3) Il ne tiendrait pas à elle que tous les malheurs dřune maison infortunée ne fussent mis au grand jour, à commencer par lřinceste et le poison. Grâce aux dieux et à sa prévoyance, son beau-fils au moins vivait encore: elle irait avec lui dans le camp; on entendrait dřun côté la fille de Germanicus, et de lřautre lřestropié Burrus et lřexilé Sénèque, venant, lřun avec son bras mutilé, lřautre avec sa voix de rhéteur, solliciter lřempire de lřunivers." Elle accompagne ces discours de gestes violents, accumule les invectives, en appelle à la divinité de Claude, aux mânes des Silani, à tant de forfaits inutilement commis.

[13,15] (1) Néron, alarmé de ces fureurs, et voyant Britannicus près

dřachever sa quatorzième année, rappelait tour à tour à son esprit et les emportements de sa mère, et le caractère du jeune homme, que venait de révéler un indice léger, sans doute, mais qui avait vivement intéressé en sa faveur. (2) Pendant les fêtes de Saturne, les deux frères jouaient avec des jeunes gens de leur âge, et, dans un de ces jeux, on tirait au sort la royauté; elle échut à Néron. Celui-ci, après avoir fait aux autres des commandements dont ils pouvaient sřacquitter sans rougir, ordonne à Britannicus de se lever, de sřavancer et de chanter quelque chose. Il comptait faire rire aux dépens dřun enfant étranger aux réunions les plus sobres, et plus encore aux orgies de lřivresse. Britannicus, sans se déconcerter, chanta des vers dont le sens rappelait quřil avait été précipité du rang suprême et du trône paternel. On sřattendrit, et lřémotion fut dřautant plus visible que la nuit et la licence avaient banni la feinte. (3) Néron comprit cette censure, et sa haine redoubla. Agrippine par ses menaces en hâta les effets. Nul crime dont on pût accuser Britannicus, et Néron nřosait publiquement commander

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le meurtre dřun frère: il résolut de frapper en secret, et fit préparer du poison. Lřagent quřil choisit fut Julius Pollio, tribun dřune cohorte prétorienne, qui avait sous sa garde Locuste, condamnée pour empoisonnement, et fameuse par beaucoup de forfaits. Dès longtemps on avait eu soin de ne placer auprès de Britannicus que des hommes pour qui rien ne fût sacré: (4) un premier breuvage lui fut donné par ses gouverneurs, trop faible, soit quřon lřeût mitigé, pour quřil ne tuât pas sur-le-champ. (5) Néron, qui ne pouvait souffrir cette lenteur dans le crime, menace le tribun, ordonne le supplice de lřempoisonneuse, se plaignant, que, pour prévenir de vaines rumeurs et se ménager une apologie, ils retardaient sa sécurité. Ils lui promirent alors un venin qui tuerait aussi vite que le fer: il fut distillé auprès de la chambre du prince, et composé de poisons dřune violence éprouvée.

[13,16] (1) Cřétait lřusage que les fils des princes mangeassent assis avec les

autres nobles de leur âge, sous les yeux de leurs parents, à une table séparée et plus frugale. Britannicus était à lřune de ces tables. Comme il ne mangeait ou ne buvait rien qui nřeût été goûté par un esclave de confiance, et quřon ne voulait ni manquer à cette coutume, ni déceler le crime par deux morts à la fois, voici la ruse quřon imagina. (2) Un breuvage encore innocent, et goûté par lřesclave, fut servi à Britannicus; mais la liqueur était trop chaude, et il ne put la boire. Avec lřeau dont on la rafraîchit, on y versa le poison, qui circula si rapidement dans ses veines quřil lui ravit en même temps la parole et la vie. (3) Tout se trouble autour de lui: les moins prudents sřenfuient; ceux dont la vue pénètre plus avant demeurent immobiles, les yeux attachés sur Néron. Le prince, toujours penché sur son lit et feignant de ne rien savoir, dit que cřétait un événement ordinaire, causé par lřépilepsie dont Britannicus était attaqué depuis lřenfance; que peu à peu la vue et le sentiment lui reviendraient. (4) Pour Agrippine, elle composait inutilement son visage: la frayeur et le trouble de son âme éclatèrent si visiblement quřon la jugea aussi étrangère à ce crime que lřétait Octavie, sœur de Britannicus: et en effet, elle voyait dans cette mort la chute de son dernier appui et lřexemple du parricide. Octavie aussi, dans un âge si jeune, avait appris à cacher sa douleur, sa tendresse, tous les mouvements de son âme. Ainsi, après un moment de silence, la gaieté du festin recommença.

[13,17]

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(1) La même nuit vit périr Britannicus et allumer son bûcher. Lřapprêt des funérailles était fait dřavance; elles furent simples: toutefois ses restes furent ensevelis au Champ-de-Mars; il tombait une pluie si violente, que le peuple y vit un signe de la colère des dieux contre un forfait que bien des hommes ne laissaient pas dřexcuser, en se rappelant lřhistoire des haines fraternelles et en songeant quřun trône ne se partage pas. (2) Presque tous les écrivains de ce temps rapportent que, les derniers jours avant lřempoisonnement, Néron déshonora par de fréquents outrages lřenfance de Britannicus. Ainsi, quoique frappé à la table sacrée du festin, sous les yeux de son ennemi, et si rapidement quřil ne put même recevoir les embrassements dřune soeur, on ne trouve plus sa mort ni prématurée, ni cruelle, quand on voit lřimpureté souiller, avant le poison, ce reste infortuné du sang des Claudes. (3) César excusa par un édit la précipitation des obsèques. "Cřétait, disait-il, la coutume de nos ancêtres, de soustraire aux yeux les funérailles du jeune âge, sans en prolonger lřamertume par une pompe et des éloges funèbres. Quant à lui, privé de lřappui dřun frère, il nřavait plus dřespérance que dans la république; nouveau motif pour le sénat et le peuple dřentourer de leur bienveillance un prince qui restait seul dřune famille née pour le rang suprême." Ensuite il combla de largesses les principaux de ses amis.

[13,18] (1) On ne manqua pas de trouver étrange que des hommes qui

professaient une morale austère se fussent, dans un pareil moment, partagé comme une proie des terres et des maisons. Quelques-uns pensèrent quřils y avaient été forcés par le prince, dont la conscience coupable espérait se faire pardonner son crime, en enchaînant par des présents ce quřil y avait de plus accrédité dans lřÉtat. (2) Mais aucune libéralité nřapaisa le courroux de sa mère: elle serre Octavie dans ses bras; elle a de fréquentes et secrètes conférences avec ses amis; à son avarice naturelle parait se joindre une autre prévoyance, et elle ramasse de lřargent de tous côtés, accueillant dřun air gracieux tribuns et centurions, honorant les noms illustres et les vertus que Rome possède encore, comme si elle cherchait un chef et des partisans. Agrippine conservait, comme mère de lřempereur, la garde quřelle avait eue en qualité dřépouse: (3) Néron, instruit de ses manœuvres, ordonna quřelle en fût privée, ainsi que des soldats germains quřil y avait ajoutés par surcroît dřhonneur. Pour éloigner dřelle la foule des courtisans, il sépara leurs deux maisons et transporta sa mère dans lřancien palais

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dřAntonia. Lui-même nřy allait jamais quřescorté de centurions, et il se retirait après un simple baiser.

b) Néron vu par Suétone

XXXIII. Son rôle dans le meurtre de Claude. Il empoisonne Britannicus

(1) Ce fut par Claude quřil commença ses meurtres et ses parricides. Sřil ne fut pas lřauteur de sa mort, il en fut du moins le complice. Il sřen cachait si peu, quřil affectait de répéter un proverbe grec, en appelant "mets des dieux" les champignons qui avaient servi à empoisonner Claude. (2) Il outrageait sa mémoire par ses paroles et par ses actions, en lřaccusant tour à tour de folie et de cruauté. Il disait quřil avait cessé de demeurer parmi les hommes, en appuyant sur la première syllabe de morari en sorte que cela signifiât quřil avait cessé dřêtre fou. Il annula beaucoup de décrets et de règlements de ce prince comme des traits de bêtise ou de folie. Enfin il nřentoura son tombeau que dřune mince et chétive muraille. (3) Il empoisonna Britannicus parce quřil avait la voix plus belle que la sienne, et quřil craignait que le souvenir de son père ne lui donnât un jour de lřascendant sur lřesprit du peuple. (4) La potion que lui avait administrée la célèbre empoisonneuse Locuste étant trop lente à son gré et nřayant occasionné à Britannicus quřune simple diarrhée, Néron appela cette femme et la frappa de sa main, lřaccusant de ne lui avoir fait prendre quřune médecine au lieu de poison. Comme elle sřexcusait sur le dessein quřelle avait eu de cacher un crime si odieux: "Crois-tu donc, lui dit-il, que je craigne la loi Julia?", et il lřobligea de composer devant lui le poison le plus prompt et le plus actif quřil lui serait possible. (5) Il lřessaya sur un chevreau qui nřexpira que cinq heures après. Il le fit recuire à plusieurs reprises, et le donna à un marcassin qui mourut sur-le-champ. Sur lřordre de Néron, on lřapporta dans la salle à manger et on le servit à Britannicus qui soupait avec lui. (6) Le jeune prince tomba dès quřil lřeut goûté. Néron dit alors aux convives que cřétait une épilepsie à laquelle il était sujet. Le lendemain, par une pluie battante, il le fit ensevelir à la hâte et sans aucune pompe. (7) Pour prix de ses services, Locuste reçut lřimpunité, des terres considérables et même des disciples.

XXXIV. Il fait tuer sa mère et la sœur de son père

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(1) Néron commençait à se fatiguer de sa mère, qui épiait et critiquait avec aigreur ses paroles et ses actions. Il essaya dřabord de la rendre odieuse, en disant quřil abdiquerait lřempire et se retirerait à Rhodes. Bientôt il lui ôta tous ses honneurs et toute sa puissance, lui enleva sa garde et ses Germains; enfin il la bannit de sa présence et de son palais. Il eut recours à tous les moyens pour la tourmenter. Était-elle à Rome, des affidés de Néron lui suscitaient des procès; à la campagne, ils lřaccablaient de railleries et dřinjures, en passant près de sa retraite par terre ou par mer. (2) Cependant, effrayé de ses menaces et de sa violence, Néron résolut de la perdre. Trois fois il essaya de lřempoisonner; mais il sřaperçut quřelle sřétait munie dřantidotes. Il fit disposer un plafond qui, à lřaide dřun mécanisme, devait sřécrouler sur elle pendant son sommeil. (3) Lřindiscrétion de ses complices éventa son projet. Alors il imagina un navire pouvant se disloquer, destiné à la submerger ou à lřécraser par la chute du plafond. Il feignit donc de se réconcilier avec elle, et, par une lettre des plus flatteuses, lřinvita à venir à Baïes célébrer avec lui les fêtes de Minerve. Là, il ordonna aux commandants des galères de briser, comme par un choc fortuit, le bâtiment liburnien qui lřavait amenée, tandis que, de son côté, elle prolongeait le festin. Lorsquřelle voulut sřen retourner à Baules, il lui offrit, au lieu de sa galère avariée, celle quřil avait fait préparer. Il la reconduisit gaiement et lui baisa même le sein en se séparant dřelle. (4) Il passa le reste de la nuit dans une grande inquiétude, attendant le résultat de son entreprise. (5) Quand il eut appris que tout avait trompé son attente, et quřAgrippine sřétait échappée à la nage, il ne sut que résoudre. Au moment où lřaffranchi de sa mère, Lucius Agermus, venait lui annoncer avec joie quřelle était saine et sauve, il laissa tomber en secret un poignard près de lui, le fit saisir et mettre aux fers, comme un assassin envoyé par Agrippine; puis il ordonna quřon la mît à mort, et répandit le bruit quřelle sřétait tuée elle-même, parce que son crime avait été découvert. (6) On ajoute des circonstances atroces mais sur des autorités incertaines. Néron serait accouru pour voir le cadavre de sa mère, il lřaurait touché, aurait loué ou blâmé telles ou telles parties de son corps, et, dans cet intervalle, aurait demandé à boire. (7) Malgré les félicitations des soldats, du sénat et du peuple, il ne put ni alors, ni plus tard, échapper aux remords de sa conscience. Souvent il avoua quřil était poursuivi par le spectre de sa mère, par les fouets et les torches ardentes des Furies. (8) Il fit faire un sacrifice aux mages pour évoquer et fléchir son ombre. Dans son voyage en Grèce, il nřosa point assister

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aux mystères dřÉleusis, parce que la voix du héraut en écarte les impies et les hommes souillés de crimes. (9) À ce parricide, Néron joignit le meurtre de sa tante. Il lui rendit visite pendant une maladie dřentrailles qui la retenait au lit. Selon lřusage des personnes âgées, elle lui passa la main sur la barbe, et dit en le caressant: "Quand jřaurai vu tomber cette barbe, jřaurai assez vécu." Néron se tourna vers ceux qui lřaccompagnaient, et dit comme en plaisantant quřil allait se la faire abattre sur-le-champ; puis il ordonna aux médecins de purger violemment la malade. Elle nřétait pas encore morte quřil sřempara de ses biens; et, pour nřen rien perdre, il supprima son testament.

XXXV. Ses mariages et ses divorces. Il fait périr ses femmes

Octavie et Poppée. Sénèque et Burrhus (1) Indépendamment dřOctavie, il épousa Poppaea Sabina, fille

dřun questeur, mariée auparavant à un chevalier romain, et Statilia Messalina, arrière-petite-fille de Taurus, honoré deux fois du consulat et du triomphe. (2) Pour se lřapproprier, il assassina son mari, le consul Atticus Vestinus, dans lřexercice de ses fonctions. (3) Dégoûté bientôt dřOctavie, il dit à ses amis qui lui en faisaient des reproches, que les ornements matrimoniaux devaient lui suffire. (4) Après avoir inutilement essayé plusieurs fois de lřétrangler, il la répudia comme stérile. Mais, voyant que les Romains blâmaient ce divorce et sřemportaient en invectives contre lui, il lřexila dřabord, et enfin la fit périr comme coupable dřadultère. La calomnie était si révoltante, que tous ceux qui furent mis à la torture ayant protesté de son innocence, Néron aposta son pédagogue Anicetus, qui avoua quřil avait abusé dřOctavie par ruse. (5) Néron épousa Poppée douze jours après quřil eut répudié Octavie, et lřaima passionnément; ce qui ne lřempêcha pas de la tuer dřun coup de pied, parce quřétant enceinte et malade, elle lui avait reproché trop vivement dřêtre rentré tard dřune course de chars. (6) Elle lui avait donné une fille nommée Claudia Augusta qui mourut en bas âge. (7) Il nřy eut désormais aucune espèce de lien qui pût garantir de ses attentats. (8) Il accusa de conspiration et fit mourir Antonia, fille de Claude, qui refusait de prendre la place de Poppée. Il traita de même tous ceux qui lui étaient attachés ou alliés, entre autres le jeune Aulus Plautius, quřil viola avant de le faire conduire à la mort, en disant: "Que ma mère aille maintenant embrasser mon successeur," faisant entendre par là quřAgrippine lřaimait et lui faisait espérer lřempire. (9) Son beau-fils Rufrius Crispinus quřil avait eu de Poppée, sřamusait à jouer aux

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commandements et aux empires. Cřen fut assez pour quřil ordonnât à ses esclaves de le noyer dans la mer quand il irait à la pêche. (10) Il exila Tuscus, son frère de lait, parce quřétant gouverneur dřÉgypte, il avait fait usage des bains quřon avait construits pour lřarrivée de lřempereur. (11) Il obligea son précepteur Sénèque de se donner la mort, quoique ce philosophe lui eût souvent demandé son congé en lui offrant tous ses biens, et que Néron lui eût saintement juré que ses craintes étaient vaines, et quřil aimerait mieux mourir que de lui faire aucun mal. (12) Au lieu dřun remède quřil avait promis à Burrhus, préfet du prétoire, pour le guérir dřun mal de gorge, il lui envoya du poison. Il fit périr de la même manière, en mêlant le fatal breuvage, tantôt à leurs aliments, tantôt à leurs boissons, les affranchis riches et âgés qui dřabord lřavaient fait adopter par Claude, et qui avaient été ensuite les soutiens et les conseillers de sa couronne.

c) Une source possible : François Nicolas Coëffeteau (1574-1623), Histoire romaine

Livre V, Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous l’empire de Néron. (extrait)

Après la mort de Claudius, la naissance et la justice donnaient lřempire à son fils Britannicus, jeune prince, dont les romains avaient conçu de grandes espérances, que la cruauté de Néron moissonna en leur fleur. Dřun autre côté lřadoption que Claudius avait faite de Néron, semblait aussi lui donner une juste espérance. Et quoi que ce ne pût être au préjudice de Britannicus, toutefois lřévénement fit voir, que le droit nřétait pas si puissant que les armes, et que celui qui a la force à la main, trouve toujours le moyen de se faire obéir. Néron foulant donc aux pieds le droit du sang, ravit lřempire à Britannicus, que les serviteurs de son père abandonnèrent lâchement en cette occasion. Et mêmes la barbarie de Néron passa si avant, que non content de lui avoir volé un si fleurissant état, il le fit encore inhumainement mourir avec ses sœurs, qui semblaient lui reprocher son brigandage et sa perfidie : mais ce sont les moindres crimes dont ce monstre souilla sa dignité. Le ciel le donna en son courroux pour punir les crimes du monde. Et pour montrer que cřétait un fruit de sa providence irritée par les offenses des hommes, il voulut dés sa naissance donner de grands présages de la fureur de son règne. Il vint au monde vers lřaube du jour, et fut soudainement environné dřune grande lueur qui ne

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pouvait procéder des rayons du soleil qui nřétait pas encore levé ; ce quřobservant un astrologue qui se trouva à sa naissance, et considérant lřaspect des astres, et la constellation de lřenfant, prédit deux choses remarquables de lui ; cřest à savoir, quřil serait empereur, et quřil ferait mourir sa mère. Ce quřentendant Agrippine sans sřeffrayer autrement dřun si sinistre présage, poussée dřune prodigieuse ambition, sřécria, quřil me tue moyennant quřil règne. Mais certes elle eut sujet depuis de se repentir de cette furieuse parole. Domitius père de Néron, nřobservant point le mouvement des cieux pour juger des futures horreurs de sa vie, mais prenant seulement garde à sa naissance, et se figurant quřil était issu de lui et dřAgrippine, dit franchement, quřil nřavait rien pu naître de leur mariage que de détestable et de fatal à la république. Il avait dix-sept ans quand il prit les rennes de lřempire. Soudain quřil parut en public, les soldats des gardes corrompus par leur Colonel Burrhus créature de sa mère, le proclamèrent empereur. Il arriva à quelques-uns de demander où était Britannicus : mais voyant que personne ne sřopposait à Néron, ils se laissèrent emporter au torrent, et suivirent lřexemple de leur capitaine.

Comme il fut arrivé à lřarmée, il fit aux soldats une harangue accommodée à la condition du temps, et conforme à ce quřil entreprenait, et pour les gagner de tout point leur fit de grandes promesses, et protesta de ne céder en rien à la bonne volonté que son prédécesseur leur avait portée, et par ce moyen se fit reconnaître empereur par lřarmée, qui était toute la force de la république. Les acclamations des soldats furent suivies de lřarrêt du sénat, et lřarrêt du sénat de lřobéissance de toutes les provinces. Il ne tarda guère à faire décerner des honneurs divins à Claudius, ayant premièrement ordonné quřon lui célébrerait des obsèques aussi pompeuses que celles quřon avait autrefois faites à Auguste. À quoi il fut induit par Agrippine, qui voulait imiter la splendeur et la magnificence de son aïeule Livia. Toutefois supprimèrent son testament, de peur que le choix quřil avait fait de Néron au préjudice de son fils légitime, ne fit naître du dépit dans les cœurs dřun peuple déjà ulcéré contre Agrippine. Après avoir donné diverses apparences de douleur et de tristesse, Néron sřen alla au sénat, où il protesta solennellement, etc. Ces protestations suivies de quelques effets furent aussi agréables au sénat, quřelles déplurent à Agrippine, qui vit bien quřon voulait limiter et restreindre sa puissance. À la vérité son insolence était montée à un tel comble, quřil nřy avait plus de moyen de lřendurer. Car gouvernant tout, au commencement

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de ce nouveau règne, elle voulut comme le dédier par le sang de Silanus proconsul de lřAsie, quřelle fit mourir sur un bruit qui courut, que le peuple considérant sa noblesse, son âge, son innocence et sa valeur, le préférerait volontiers à un enfant qui était arrivé par le poison à lřempire. Narcissus ne tarda guère non plus à sentir lřaigreur de sa haine, car elle le fit arrêter prisonnier, lui donna une étroite et rigoureuse garde : et après lřavoir réduit à une extrême nécessité, lui fit finir sa vie par une si misérable mort. Néron nřeut point de part à cette violence ; au contraire, il aimait cet affranchi, parce quřil lui baillait de lřargent pour fournir à ses débauches.

Les meurtres et les massacres allaient emplir Rome dřune nouvelle horreur, si Burrhus et Sénèque qui gouvernaient avec un crédit égal la jeunesse du prince, nřen eussent arrêté le cours par leurs sages conseils. Agrippine avait pour fauteur de sa tyrannie, ce Pallas qui avait fait le mariage de Claudius et dřelle afin de ruiner Britannicus. Ce misérable affranchi étant devenu le plus riche et le plus puissant homme de lřempire, se rendit insupportable par son arrogance, et par les cruels conseils quřon croyait quřil donnait à la mère du prince. Néron de son côté rendait toutes sortes dřhonneurs à sa mère, et mêmes voulait quřelle eut une puissance absolue aux affaires. Cřétait elle qui donnait audience aux ambassadeurs, et qui faisait faire les dépêches aux rois, aux princes, et aux républiques alliées de lřempire, il lřappelait sa bonne mère, et nřeut voulu ni la dédire ni lui déplaire en aucune chose : mais Sénèque et Burrhus voyant quřelle allait tout ruiner, si on ne sřopposait à son ambition, divertirent Néron de ce grand respect, et lui remontrant quřil fallait quřil prit possession de son autorité sans la laisser entre les mains dřune femme, lui conseillèrent de lui laisser tous les honneurs dont elle était capable, mais le conjurèrent de se souvenir quřelle entreprenait par dessus son sexe, et quřelle le voulait faire un Roi de théâtre qui nřeut que le nom, et elle toute lřautorité. Lřoccasion sřoffrit bientôt de lui faire paraître par les effets quřil la voulait reculer des affaires. Car les ambassadeurs dřArménie venants au nom des états de leur royaume, pour traiter de leurs affaires devant le trône de Néron, comme il leur donnait audience, Agrippine se présenta pour monter auprès de son siège : mais Burrhus et Sénèque la voyant approcher, persuadèrent à Néron de descendre comme pour lřaller recevoir, et lui conseillèrent de rompre après cela la compagnie, et de se retirer, de peur de faire voir à des étrangers la honte de lřempire. Néron suivant leur conseil, sous ombre dřhonorer Agrippine, lui ôta le moyen de faire

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paraître sa puissance, et détourna lřinfamie publique par ce témoignage, ou plutôt par cette apparence de piété particulière. Ainsi ils la reculèrent des affaires, et attirèrent à eux toute lřautorité du gouvernement. Car Néron fuyant les occupations de lřétat, était bien aise dřavoir sur qui se reposer de ce soin. Et ces deux grands personnages qui semblaient à tout le monde dignes de cette charge, surent bien sřinsinuer en son esprit : de sorte quřils se maintinrent assez longtemps en autorité et en crédit auprès de lui. Mais en fin le mauvais naturel de Néron fut plus puissant que leur nourriture, et toute leur prudence ne pût empêcher ses débordements. Le voyant enclin aux voluptés, ils crurent quřil fallait donner quelque chose à son âge de peur dřaigrir son courage au dommage de la république : mais ils ne se souvinrent pas que les esprits malendurants des jeunes gens nourris en une pleine licence, contractent une obstinée habitude du vice, et que comme on la leur veut puis après arracher, leur opiniâtreté combat, et rend inutiles toutes sortes de remontrances : de sorte quřau lieu de se corriger par la liberté quřon leur donne, ils se corrompent et se perdent entièrement. En ces commencements donc Néron se contentait de se trouver parmi les débauches des festins, de boire, et de sřenivrer avec ceux de son âge, de danser, et de faire lřamour, mais comme il vit que personne ne réprimait son insolence, et que parmi ses excès le gouvernement de lřétat ne laissait pas dřaller toujours son train, il se figura quřen cette grande fortune toutes choses lui étaient permises. Et certes lřon peut dire quřil nřy eut jamais prince de cette qualité au cours de la vie, et du règne duquel on ait vu un si monstrueux changement. À son avènement à lřempire, il protesta de vouloir suivre exactement les glorieux exemples quřAuguste lui avait laissés ; et pour montrer que ce nřétait pas seulement de belles paroles quřil ne voulût pas faire réussir en de bons effets, il ne se présentait aucune occasion de faire paraître sa libéralité, sa clémence et sa courtoisie, quřil ne lřembrassât passionnément, et avec beaucoup de grâce. Pour faire croire quřil avait un esprit populaire, il ôta les tributs excessifs qui opprimaient la commune, réprima lřinsolence des délateurs, donna dřhonnêtes pensions aux pauvres sénateurs pour soutenir leur dignité, et fit de magnifiques largesses aux soldats de ses gardes. Mais un jour comme Burrhus le pressait de signer la mort dřun criminel condamné au supplice, plût à dieu, dit-il, que je ne susse ni lire ni écrire ; comme ayant regret de consentir à la mort dřun homme encore quřil fut

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coupable. Quand il se trouvait aux assemblées, il saluait les assistants selon leurs dignités, et nommait chacun par son nom sans hésiter.

Le sénat lui rendant des actions de grâces, elles seront de saison, dit-il, lors que je les aurai méritées. Quand il allait se promener aux champs et faire quelque exercice, il recevait le peuple en sa compagnie. Il prenait un singulier plaisir à déclamer et à réciter des vers ; non seulement en privé, mais même en public, et sur les théâtres. Il arriva quřune fois ayant récité des vers en présence du peuple, le peuple eut cela si agréable, que pour témoigner sa joie, il fit décerner des prières publiques, et fit graver une partie de ses vers en lettres dřor pour la consacrer à Jupiter adoré au Capitole. Les bruits des mouvements étrangers lui apportèrent quelque sujet de gloire, vu que la nouvelle étant venue à Rome, que les Parthes avaient repris lřArménie sur Rhadamiste, il apporta un tel ordre aux affaires, que tout le monde conçut une grande opinion de sa prudence : car il fit promptement faire les recrues des légions dřorient, commanda quřelles se logeassent aux frontières dřArménie, et fit marcher les rois Agrippa et Antiochus pour assaillir les Parthes, et pour divertir par ce moyen la guerre de cette province, où il envoya encore dřautres forces. Les Parthes voyant lřétat des affaires, se retirèrent, comme remettant la guerre à un autre temps. Cet heureux succès des affaires dřorient porta le sénat à lui décerner des honneurs excessifs et pleins de vanité : car il ordonna quřon ferait des prières publiques pour lui : quřaux jours de ces prières il porterait la robe triomphale : quřil entrerait dans la ville comme en triomphe, et quřon lui dresserait une statue de la grandeur de celle de Mars Le Vengeur, pour la mettre dans le même temple où ce dieu était adoré. Parmi cela les gens de bien se réjouissaient de ce que voulant assurer lřArménie à lřempire, il avait choisi Corbulon, personnage doué de toutes les qualités dřun grand capitaine, et estimé homme de bien dans le monde, se figurant que cette élection leur était comme un présage dřun bon règne, sous lequel on verrait la vertu honorée. Aussi fut-ce une action bien regardée, chacun ayant les yeux attentifs à considérer, si en ces prémices de son empire il prendrait pour chef de cette guerre un homme sans contredit digne dřune si grande charge ; ou bien sřil aurait aussi peu de soin que ses prédécesseurs, de mettre des personnes capables dans ses armées. Nous verrons en son lieu quel fut le fruit quřil recueillit de ce choix, et quels furent les événements de la conduite de ce grand capitaine : ici il suffit de dire que les

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déportements de Néron furent extrêmement justes et extrêmement populaires au commencement de son règne.

Il fit représenter divers spectacles pour récréer le peuple, qui voyait les premiers de la ville monter sur les théâtres, et faire des tours de charlatans pour gratifier ce jeune prince. Il nřoublia pas les combats des gladiateurs, mais il aimait mieux alors les exercices où lřon ne voyait point épandre de sang ; et pour cette raison il fut le premier qui amena à Rome la façon des jeux nemeans, où lřon disputait le prix de la musique, de la lutte, et de la course des chevaux, qui sont tous plaisirs et tous exercices innocents. Il reçut favorablement les couronnes qui lui furent adjugées pour prix de son éloquence, et en prose et en vers, et même il voulut quřelles fussent portées au pied de la statue dřAuguste, comme choses sacrées. Néron passa ainsi sa jeunesse, durant que Sénèque et Burrhus eurent une pleine puissance sur ses volontés. Mais comme nous avons dit, leur crédit ne fut pas de longue durée. Les flatteurs, pestes ordinaires des princes, renversèrent leurs conseils. Quoi ? disaient-ils à Néron, que vous receviez la loi de vos sujets ; que vous enduriez quřils traversent vos volontés ; que vous souffriez quřils vous prescrivent ce que vous devez faire ; ignorez-vous votre puissance ? Ne savez-vous pas que vous estes empereur, et que tout le monde doit ployer sous vos volontés ? Ces paroles firent une grande impression sur ce jeune esprit : mais outre cela, comme il avait de lřombrage de lřautorité que prenait sa mère : aussi était-il jaloux de la gloire que ces deux grands personnages se donnaient de gouverner sa jeunesse, comme sřil nřeut pas été capable lui-même dřadministrer un si grand empire.

Cřest pourquoi il se mit à mépriser leur avis, et à fouler aux pieds leurs conseils, et à faire toutes choses contre leurs instructions, jusquřà se proposer pour exemple de son règne, lřempire de Caligula, duquel il se résolut dřembrasser la façon de vivre, sans repenser au malheur de sa mort. Depuis quřil eut pris cette infâme résolution, on lui vit dépouiller toute honte, et non seulement il imita les débordements de Caligula, mais il le surpassa de beaucoup en toutes sortes dřinsolences et de cruautés. Pour entretenir ses plaisirs, il dissipa les trésors de lřempire, et épuisa toutes ces prodigieuses richesses que son prédécesseur lui avait laissées. En suite de quoi, non seulement il accrut les impôts et les tributs des provinces, mais mêmes il persécuta les plus riches familles de la ville, et fit mourir beaucoup de grands personnages, afin de se saisir de leurs biens pour fournir à son luxe et à ses prodigalités. Il montra

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une passion insensée à lřendroit des chevaux, quřil nourrissait dřune façon exquise pour sřen servir à la course et aux combats, et en vint jusquřà ce point de folie, quřaprès quřils lřavaient servi, il leur donnait les mêmes ornements, et leur établissait les mêmes pensions dont on récompensait les grands personnages qui avaient travaillé pour la république.

Cependant le crédit dřAgrippine allait diminuant tous les jours, quoi quřelle fît tout ce quřelle pouvait pour maintenir sa puissance. Une jeune affranchie nommée Acté, venue de lřAsie, lui en ôta tout ce qui lui en restait auprès de son fils. Car il devint si furieusement amoureux de cette étrangère, quřil ne pensa plus quřà la contenter. Ses plus sévères amis nřimprouvaient pas entièrement ces amours, mais disaient, quřà la vérité cřétait un malheur quřil ne se plut pas davantage en la compagnie de sa femme Octavia, etc. Mais ces privautés et ces amours mirent au désespoir Agrippine, qui frémissait de voir que son fils lui donnât pour rivale une affranchie, et pour belle-fille une esclave. Au lieu dřattendre que le repentir ou la jouissance lřen divertissent, elle sřefforça de lřen retirer à force de menaces ; mais la honte quřelle lui pensait faire, ne servit quřà irriter sa passion, et à lřembraser davantage : tellement que de dépit il quitta tout le respect quřil lui devait, et lui fit connaître quřil nřavait pas agréable quřelle se mêlât si avant de ses affaires. Comme elle vit que cette voie ne lui succédait pas, elle eut recours aux artifices, et sachant quřun serenus servait de couverture et de voile à son fils, et quřil lui prêtait sa maison pour cacher ses amours et son nom, pour dérober la connaissance des largesses quřil lui faisait ; elle conjura son fils avec mille caresses de se servir dřelle, et lui offrit son cabinet et son sein pour cacher ce que son âge et sa dignité voulaient être celé. Mêmes elle confessait quřelle en avait mal usé, que cřétait une sévérité hors de saison quřelle avait témoignée, et pour le gagner du tout, lui fournissait tout lřargent quřil désirait pour assouvir ses plaisirs. Les amis de Néron voyant que celle qui lřavait si superbement traité, le flattait si indignement, sřimaginèrent que cette habile femme nřavait pas changé de façon de faire sans occasion. Néron de son côté la voyait venir, et néanmoins dissimulait accortement le sentiment quřil avait de son courage. De fortune, un jour comme il eut trouvé parmi les ornements des femmes et des mères des empereurs une magnifique robe toute semée de pierreries, qui méritait être présentée à la plus grande princesse du monde, il la lui envoya en sa maison : mais au lieu de la recevoir avec les justes remerciements que le présent

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méritait, elle commanda quřon la reportât à son fils, et quřon lui dit, que ce nřétaient pas là les ornements dont elle se parait : quřon la voulait amuser de ces vains honneurs pour lui ravir ceux qui lui appartenaient ; quřau reste, il avait mauvaise grâce, de vouloir faire la part à celle de qui il tenait tout ce quřil possédait. Néron pour se venger de ceux qui supportaient lřorgueil de sa mère, cassa Pallas son principal confident, et lui fit tout le dépit dont il se peut aviser. Cet affront fait à Pallas la mit en fureur, et lui fit découvrir sa propre infamie : de sorte que parmi ses autres plaintes, sřadressant à son fils, elle lui reprocha, etc.

Ces furieuses reproches laissèrent un poignant aiguillon dans lřâme de Néron, qui repensa sérieusement à ce quřelle lui avait dit de Britannicus ; et comme outre cela il eut reconnu lřinclination du peuple en son endroit, il se résolut de le faire mourir. Mais dřautant que son innocence le mettait à couvert des poursuites de la justice, il eut recours aux fraudes, et pratiqua un tribun pour lřempoisonner, par le moyen de cette fameuse sorcière Locusta, dont nous avons déjà parlé, qui était prisonnière entre ses mains. La première fois le poison nřopéra pas, à cause que la nature aida à Britannicus à le rejeter. Néron fâché de ce quřils se servaient dřun poison si faible et si lent, menaça le tribun, et lui commanda de faire mourir la sorcière, si elle nřen préparait un plus violent : et là dessus ils lui promirent de le contenter, et de bailler à Britannicus un poison qui le ferait mourir plus promptement, que sřil était percé dřun coup dřépée. Là dessus ils conduisent si bien cette malheureuse trame, quřils le lui baillent dans lřeau froide, comme il était assis à la table devant Néron. Soudain quřil lřeut pris, la parole et la vie lřabandonnèrent sur le champ. Dřentre les assistants, ceux qui ne savaient rien de lřaffaire, sortirent tous effrayés de ce désastre. Les autres qui avaient quelque soupçon du crime de Néron, demeurèrent fermes pour considérer sa contenance. Mais sans sřétonner dřun accident quřil avait prévu, il dit à la compagnie, que ce nřétait quřune syncope du mal caduc, auquel Britannicus était sujet dés le berceau, et que bientôt la vue, la parole, et le sentiment lui reviendraient. Agrippine qui vit ce détestable spectacle, ne peut celer sa douleur, dřautant quřelle connut bien que Néron lui avait ôté son appui, et avait jeté les semences et lřexemple des parricides, dans lesquels elle craignait à bon droit de se trouver enveloppée. Octavia sœur de Britannicus, et femme de Néron, fut aussi présente à ce malheur : mais quoi quřelle fut encore jeune, peu instruite aux ruses du monde ; si est-ce quřelle sut

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bien couvrir son ennui, et supprimer sa douleur, de peur dřoffenser son cruel mari, qui commanda aussitôt quřon se remit à faire bonne chère, et à se réjouir. La nuit suivante on fit avec peu dřappareil les obsèques de Britannicus. Il fut porté au champ de mars, mais il fit un tel orage durant la cérémonie, que le peuple crut que cřétait un témoignage du courroux du ciel contre lřauteur de ce parricide. Toutefois il nřy eut pas faute de personnes qui lřapprouvaient, se ressouvenant des anciennes discordes advenues entre les frères, et se figurant, que comme le monde nřest éclairé que dřun soleil ; aussi les grandes monarchies ne peuvent souffrir deux maîtres. Néron craignant que les cérémonies du deuil nřaigrissent les esprits, en défendit la pompe, etc.

2. REPÈRES CHRONOLOGIQUES

a) Chronologie abrégée du règne de Néron

15 décembre 37 : Naissance à Antium de Lucius Domitius Ænobarbus, fils de Cnæus Domitius Ænobarbus et dřAgrippine la Jeune, fille de Germanicus, sœur de Caïus (Caligula).

24 janvier 41 : Caligula est assassiné. Avènement de Claude, frère de Germanicus, oncle dřAgrippine.

Janvier 49 : Claude épouse Agrippine, la mère de Lucius ; à la fin de lřannée, Agrippine reçoit le titre dřAugusta.

25 février 50 : Néron devient fils adoptif de Claude.

53 : Néron épouse Octavie, sa sœur par adoption.

13 octobre 54 : annonce officielle de la mort de Claude, assassiné par Agrippine. Avènement de Néron (54-68).

Janvier 55 : lřinfluence dřAgrippine diminue sensiblement au profit de celle de Sénèque et Burrhus, favorable au Sénat.

13 février 55 : Britannicus a 14 ans révolus. Peu de temps après, Néron le fait tuer.

Mars 59 : Néron fait tuer sa mère, Agrippine.

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Printemps 62 : mort de Burrus. Sénèque se retire de la cour ; répudiation dřOctavie, mariage avec Poppée.

64 : Néron se produit pour la première fois sur une scène publique à Naples ; fin juillet : incendie de Rome.

67 : Exploits artistiques de Néron en Grèce.

68 : Soulèvement de la Gaule, puis de lřAfrique ; défection générale des armées de lřEmpire, effondrement du régime.

11 juin 68 : abandonné par le Sénat, sa cour et les Prétoriens, Néron est contraint au suicide au moment où on lřarrête comme ennemi public.

b) Principales dates de la vie de Racine

22 décembre 1639 : Baptême de Jean Racine à La Ferté-Milon.

1648-1653 : Troubles de la Fronde en France.

1649-1653 : Après la mort de ses parents et de son grand-père paternel, Racine est élevé aux Petites Écoles du monastère de Port-Royal des Champs.

1655-1658 : Études aux Petites Écoles de Port-Royal. Influence du jansénisme.

1659-1661 : Racine habite à lřHôtel de Luynes avec Nicolas Vitard, cousin de son père. Il y rencontre notamment La Fontaine et compose ses premiers vers.

1661-1715 : Règne de Louis XIV.

1663 : Fréquente Boileau et Molière.

20 juin 1664 : Création de La Thébaïde par la troupe de Molière.

17 novembre 1667 : Représentation dřAndromaque dans lřappartement de la reine. Dans les jours qui suivent, la pièce est jouée avec succès à lřHôtel de Bourgogne.

13 décembre 1669 : Création de Britannicus. La pièce ne connaît quřun petit nombre de représentations.

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21 novembre 1670 : Création de Bérénice à lřHôtel de Bourgogne. Quelques jours plus tard, Tite et Bérénice, de Corneille, est créé au Palais-Royal.

5 janvier 1672 : Création de Bajazet à lřHôtel de Bourgogne.

5 décembre 1672 : Racine est élu à lřAcadémie française.

22 juin 1674 : Création dřIphigénie dans lřOrangeraie de Versailles.

1676 : Publication de la première édition des Œuvres de Racine.

1er janvier 1677 : Création de Phèdre à lřHôtel de Bourgogne.

31 mai 1677 : Racine épouse Catherine de Romanet.

30 septembre 1677 : Avec Boileau, il est nommé historiographe du roi.

2 janvier 1685 : À lřoccasion de la réception de Thomas Corneille à lřAcadémie française, Racine prononce lřéloge de Pierre Corneille, mort en 1684, et celui de Louis XIV.

26 janvier 1689 : Création dřEsther à Saint-Cyr, en présence du roi et du dauphin.

11 décembre 1690 : Louis XIV accorde à Racine une charge de gentilhomme ordinaire.

15 janvier 1691 : Création dřAthalie à Saint-Cyr devant le roi.

1694 : Composition des Cantiques spirituels. Racine assiste au service funèbre quřon célèbre à Port-Royal en mémoire dřAntoine Arnauld, mort le 8 août. Entre 1695 et 1699, il rédigera son Abrégé de l’histoire de Port-Royal.

1697 : Troisième édition des Œuvres, assortie dřimportantes modifications.

21 avril 1699 : Mort de Racine à Paris. Il est inhumé le 22 avril à Port-Royal.

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VI. « MALGRÉ LUI, MALGRÉ ELLE » : LECTURE DE BÉRÉNICE DE RACINE

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Illustration de la page précédente : frontispice de l’édition de 1676 de Bérénice.

Ce n’est pas ici un hors scène que nous donne à voir le graveur, pour la simple raison qu’il n’y en a guère dans Bérénice, tragédie sans péripéties ni coups de théâtre. C’est le dénouement qui nous est ici montré, seule scène où sont réunis les trois protagonistes du drame : au centre, Bérénice ; à gauche, Titus, costumé en romain et ceint de lauriers ; à droite, Antiochus, armé d’un cimeterre et vêtu à l’orientale. Une nouvelle fois, on peut être sensible aux indices de théâtralité disséminés dans l’image : le rideau, mais aussi la gestuelle emphatique des personnages qui, de façon conventionnelle, « code » les passions ressenties. Le décor est celui d’une demeure princière, luxueusement dallée et meublée, mais qui ouvre sur un espace extérieur où l’on découvre un autre riche palais romain : est-ce le Sénat ? Il est difficile de le préciser, mais on conçoit assez facilement que sa fonction n’est pas purement ornementale : il renvoie à la dialectique de la sphère privée et intime, celle de l’amour, et de la sphère publique, celle des affaires de Rome.

On ne peut manquer d’être frappé également par la symétrie impeccable de l’estampe ; la symétrie est un trait classique, sans doute, mais sa raison d’être dépasse des considérations purement esthétiques : elle met au cœur de la pièce non pas, comme il conviendrait selon les bienséances, l’empereur Titus, mais bien la reine juive, rôle-titre de la pièce, vers laquelle convergent les regards des deux protagonistes masculins, mais qui ne considère de son côté que l’empereur. Le mouchoir qu’elle tient atteste par ailleurs de la dimension élégiaque du personnage.

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Racine, Bérénice

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Une tragédie sans horreur ni sang répandu, des personnages

poignants, une intrigue simple jusquřà la raréfaction : avec cette plainte à trois voix quřest Bérénice, non seulement Racine prend-il ses distances par rapport à ses pièces antérieures, Andromaque et Britannicus, toutes pleines de bruit et de fureur, mais encore entreprend-il de redessiner les frontières mêmes du genre dans lequel il est en train de sřillustrer. Car cette Bérénice sans malédiction familiale, sans monstres sadiques et sans finale sanglant est-elle encore une tragédie ? Dépourvue non seulement de romanesque, mais même de péripéties, relève-t-elle même seulement du genre théâtral ? Nřest-elle pas plutôt, comme le pensait Gautier, une « élégie dramatique » propre à se résoudre dans la pure musique incantatoire dřun Racine poète et magicien qui oublierait, le temps dřune pièce, que son métier est dřêtre dramaturge ? Cette contradiction majeure inscrite au cœur même de lřœuvre sera notre fil rouge pour lřétude de cette pièce.

A. LE DIPTYQUE DES TRAGÉDIES ROMAINES

Pour Jean Rohou, les tragédies raciniennes constituent « une seule œuvre en onze étapes ». Il y a sans doute, comme le pense Georges Forestier, quelque exagération dans cette formule trop rapide pour ne pas entraîner de critique. Malgré tout, on ne saurait nier que Bérénice est un jalon dans lřensemble dřune œuvre en « évolution », et, pour être comprise, elle doit être située par rapport aux œuvres qui la suivent et surtout la précèdent : toute une série de liens de proximité et dřopposition entre Britannicus et Bérénice invitent à considérer cette dernière pièce en parallèle avec celle de 1669 dont nous venons de terminer lřanalyse, Britannicus.

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1. DE NÉRON À TITUS

Il convient tout dřabord de retracer brièvement les années qui séparent le règne de Néron de celui de Titus, « les délices du genre humain ».

a) Lřannée des quatre empereurs

Alors que plusieurs siècles séparaient lřhistoire dřHorace de celle de Britannicus, quelques années seulement (de 54 à 79) s’écoulent entre le règne de Néron et celui de Titus. Le suicide forcé, en 68, de lřempereur mégalomane dont nous avons relaté les débuts du règne, provoqua une crise de régime sans précédents. L’année 69 fut l’année des quatre empereurs, tous issus des cadres de lřarmée : après Néron, ce sont Galba, général des légions dřEspagne, Othon, mari de Poppée et compagnon de débauche de Néron, puis Vitellius qui se succèdent sur le trône de la Ville éternelle, mais aucun nřest en mesure de se maintenir au pouvoir plus de quelques mois : ils périssent assassinés.

b) Vespasien (69-79)

L’ordre fut rétabli par Vespasien, premier empereur de la dynastie flavienne qui en comptera trois : Vespasien lui-même et ses deux fils, Titus et Domitien. Rien ne prédestinait Vespasien, issu de la petite bourgeoisie provinciale, à devenir empereur. Rustre, méprisé par Néron pour son inculture et son manque de raffinement, il nřen avait pas moins été placé par lřempereur mégalomane à la tête des forces romaines dřorient, et chargé de réprimer la rébellion des Juifs. En août 69, ses troupes le proclamèrent empereur ; il laissa à Titus le commandement des forces romaines en Judée, avec mission de soumettre Jérusalem, triompha sans peine de lřéphémère Vitellius et marcha sur Rome où il fut reconnu comme légitime souverain. Vespasien entreprit de redresser les finances romaines, mises à mal par les dépenses somptuaires de Néron, sřimposa à lřarmée et engagea une politique de grands travaux : il fit ainsi commencer la construction du Colisée. Sur le plan extérieur, le temps des conquêtes paraît fini : Vespasien se contente dřaffermir les frontières de lřempire aussi bien du côté oriental (prise de Jérusalem en 70) quřoccidental (Agricola, beau-

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Racine, Bérénice

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père de Tacite, sřassure les armes à la main de la fidélité des territoires bretons récemment révoltés). Restaurateur de la paix et de la sécurité dans un empire en passe de basculer dans lřanarchie, il acquit une grande popularité. Travailleur, sobre, économe jusquřà lřavarice, aussi différent que possible de son prédécesseur Néron, il pouvait incarner aux yeux des citoyens de lřempire les vieilles vertus de la Rome dřautrefois.

c) Titus (79-81)

Avant de mourir, Vespasien associa au trône son fils Titus et le désigna pour lui succéder. Avant de devenir un empereur, ce dernier secondait déjà son père et ce fut lui qui réduisit les Juifs insurgés. La Judée avait toujours été un territoire turbulent : les habitants de ce pays croyaient que leur terre, la Palestine, était « une terre promise » par leur Dieu, un certain Yahvé, et que, par conséquent, la domination des Romains était injuste. En fait, depuis très longtemps, les Juifs étaient divisés : certains étaient farouchement anti-romains (les Zélotes, les Pharisiens et les Esséniens), tandis que dřautres, hellénisés et romanisés (les saducéens par exemple), acceptaient de collaborer avec lřoccupant Ŕ comme la reine Bérénice, qui avait tenté en vain une conciliation entre ses compatriotes révoltés et les Romains.

Seule une guerre sanglante a permis à Titus de pacifier la région, au nom de son père Vespasien. Pacifier est une litote : cřest en fait à un horrible massacre que sřest livré le futur empereur ; il rasa le Temple et la ville de Jérusalem, dont il nřen subsista quřun mur, le « Mur des Lamentations », et transporta à Rome le trésor quřil contenait, ainsi que Racine sřen fait lřécho :

Enfin, après un siège aussi cruel que lent, Il dompta les mutins, reste pâle et sanglant Des flammes, de la faim, des fureurs intestines, Et laissa leurs remparts cachés sous leurs ruines. (I, 4, v. 229-232)

Quant aux Juifs survivants, ils durent sřexiler et furent dispersés à travers tout lřempire (cřest la diaspora) et nřont retrouvé une patrie que 1850 ans plus tard. Titus rentra alors à Rome et connut le « triomphe », cřest-à-dire quřil défila solennellement à travers la ville, jusquřau Capitole, à la tête de ses troupes. Plus tard, son frère Domitien devait

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La Rome tragique

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faire construire en son honneur sur le forum un arc de triomphe, « lřarc de Titus », pour commémorer sa victoire.

Toutefois, à la mort de Vespasien, et malgré le prestige militaire

quřil sřétait acquis, personne nřimaginait alors que Titus, pressenti pour succéder à son père, dût devenir un bon empereur : il avait été, dans sa jeunesse, compagnon de débauche de Néron et avait mené une vie dissolue parmi les orgies et les mignons de la cour, comme le rappelle là encore Racine :

Ma jeunesse, nourrie à la cour de Néron, Sřégarait, cher Paulin, par lřexemple abusée, Et suivait du plaisir la pente trop aisée. Bérénice me plut.

Titus nřinvente pas la passion entre les deux héros de la pièce; le Titus historique était effectivement tombé amoureux de Bérénice alors quřil était en Palestine : elle lui était venue en aide au moment du siège de Jérusalem, lřavait suivi à Rome pour lřépouser en 75, mais elle avait dû repartir peu après devant lřhostilité des Romains envers cette femme qui avait le double défaut dřêtre à la fois princesse et juive, et à qui on prêtait de plus des mœurs dévergondées Ŕ on disait en effet quřelle avait entretenu des relations incestueuses avec son frère Agrippa. Aussi, le 23 juin 79, lorsque Titus devint empereur à l’âge de 39 ans, sa réputation

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Racine, Bérénice

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était-elle fort sulfureuse, et, selon Suétone, chacun sřattendait à ce que son règne fût aussi terrible que celui de Néron :

Outre sa cruauté, on redoutait son intempérance ; car il [Titus] prolongeait ses orgies jusquřau milieu de la nuit avec les plus déréglés de ses compagnons. On craignait aussi son penchant à la débauche, en le voyant entouré dřune foule de mignons et dřeunuques, et éperdument épris de Bérénice, à laquelle, disait-on, il avait promis le mariage.

Or, cřest le contraire qui arriva ; surnommé « les délices du genre humain », (cf. V, 7, v.1488) il se conduisit avec sagesse et mena une vie irréprochable : il écarta Domitien, vénéra des divinités orientales comme Isis afin de renforcer le culte impérial et se montra généreux avec les Romains, tout en refusant les procès en majesté et en respectant, au moins dans les formes, les institutions républicaines, en particulier le Sénat.

Et surtout, il renvoya Bérénice pour bien montrer quřil refusait le despotisme à lřorientale : les Romains craignaient en effet de le voir épouser une reine dřOrient et suivre le destin de César et surtout dřAntoine, qui jadis avait trahi Rome par amour pour la reine dřÉgypte Cléopâtre (Paulin se fait le porte-parole de cette haine des Romains pour les rois à la scène 2 de lřacte II, v. 371-419). Si des catastrophes assombrirent son règne (lřéruption du Vésuve, qui détruisit Pompéï, date de 79), il fut diligent à secourir les victimes et renforça les infrastructures de lřempire, entre autres son réseau routier. Il décéda après seulement deux ans de règne, le 13 septembre 81, pour des raisons qui restent mystérieuses.

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Lřempereur Titus

2. DE BRITANNICUS À BÉRÉNICE

De Britannicus (1669) à Bérénice (1670), une seule saison théâtrale sřest écoulée, et, à bien des égards, ces deux pièces peuvent être lues comme une manière de dyptique. Les parallèles quřon peut tracer entre les deux tragédies sont en effet nombreux.

Tout dřabord, en choisissant comme thème le départ de la princesse juive, Racine opte pour une continuité chronologique qui paraît sřaccorder avec les contraintes de lřunité de temps : si le public peut admettre, sans que la vraisemblance soit rompue, que la durée de la représentation puisse correspondre à un drame dont la durée sřétale sur vingt-quatre heures, il acceptera que lřannée écoulée entre les deux saisons théâtrales figure les quinze ans séparant les deux règnes.

De plus, plusieurs allusions au fils dřAgrippine nous rappellent dřailleurs que la jeunesse de Titus, fort dépravée, sřest passée à la cour de Néron, et, au cours de la tragédie, nous retrouvons des noms que nous avions déjà rencontrés dans notre étude de la pièce précédente, comme celui de lřaffranchi Pallas (II, 2, v. 404). Ces communes références présentent discrètement Titus comme un double de Britannicus, son camarade dřétude : dřaprès Suétone, le fils de Vespasien goûta même de la coupe empoisonnée dont le breuvage causa la mort du rival de Néron (voir Annexes). Lřon sait par ailleurs que Vespasien avait réussi son ascension sociale sous Claude, dans lřombre de Narcisse : les deux histoires sont donc non seulement

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Racine, Bérénice

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presque contemporaines, mais intimement liées lřune à lřautre. Ensuite, dans les deux cas, nous avons affaire à des empereurs tout-puissants, qualifiés « dřingrats » (par ex. II, 4, v. 618 et IV, 5, v. 1119, 1176) et de « cruels » (v. 1062, 1103), et en mesure dřimposer absolument leur volonté à leurs victimes, ne laissant à ces dernières, comme seul recours, que leurs larmes inutiles. La progression des deux pièces obéit à lřascendant que les deux bourreaux prennent de plus en plus sur leurs jeunes héroïnes désarmées. Enfin, lřissue tragique est la même dans les deux pièces, qui se terminent lřune comme lřautre sur le désespoir dřempereurs qui ne pourront surmonter leur peine « déchirante » (v. 1153) et traîneront seulement une vie lamentable.

La comparaison sřarrête là, et ne sert quřà faire ressortir les différences entre les deux pièces. Plus quřune variation sur des thèmes déjà traités dans Britannicus, Bérénice apparaît plutôt comme le contrepoint de la tragédie de 1669, un anti-Britannicus en quelque sorte. Dřun côté, le héros est Néron, un monstre que le Sénat avait maudit et dont la mémoire était frappée dřignominie, tandis que de lřautre, Titus fut un modèle de bon empereur, qui fut rangé au nombre des dieux après sa mort. Dřun côté, nous nous trouvons confrontés à un théâtre de la cruauté, de lřautre à la douceur dřune poésie galante. Dřun côté, lřempereur cède à sa fureur et sombre dans le mal, de lřautre, Titus résiste à lřépreuve de la passion : le sacrifice de l’amour refonde ici une légitimité dynastique en péril, alors quřil était la cause de la perte de légitimité dans la pièce précédente.

Ce sont ainsi les deux faces habituellement attribuées à Racine, qualifié tout ensemble de tendre et de cruel, quřillustreraient ces deux pièces.

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Synopsis de Bérénice de Racine

Huit jours après la mort de Vespasien, son fils

Titus sřapprête à accéder à la tête de lřempire romain et chacun pense quřil épousera Bérénice, reine de Palestine. Aussi Antiochus, roi de Comagène, ami de Titus et secrètement amoureux de la reine depuis cinq ans, décide-t-il de lui avouer ses sentiments avant de quitter Rome pour toujours. Bérénice, froide et hautaine, le laisse partir après cette déclaration : son cœur nřest plein que de Titus, quřelle a vu la veille auréolé de sa nouvelle gloire, au moment de lřapothéose de Vespasien (Acte I).

De son côté, Titus est embarrassé : bien quřamoureux de Bérénice, il se voit contraint par les lois de Rome de la renvoyer chez elle, car un empereur ne peut épouser une étrangère, même et surtout si elle est reine. Face à Bérénice, il ne parvient pas à lui annoncer la triste nouvelle de son départ, et laisse la reine troublée (Acte II).

Titus charge alors Antiochus dřannoncer à Bérénice la triste nouvelle et de la raccompagner en orient. Après sřêtre fait prier, il sřacquitte de sa mission, mais Bérénice croit à un subterfuge et chasse le roi de Comagène. (Acte III)

Titus finit par informer lui-même Bérénice de

la nécessité de son départ ; la reine menace de se suicider. (Acte IV)

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Bérénice feint de croire quřelle a retrouvé son orgueil de reine et quřelle veut partir, mais Titus sřaperçoit que cřest une ruse et quřelle cherche à dissimuler ainsi la mort quřelle compte se donner. Titus lřavertit quřil ne lui survivra pas, tandis quřAntiochus révèle quřil était le rival de son ami. Face à cet assaut de générosité, Bérénice se décide enfin à accepter la séparation et de retourner, seule, en Palestine (Acte V).

On mesure ici à quel point Racine a transformé les données dont

il disposait : Titus, avant dřaccéder au pouvoir, était présenté par lřhistorien Suétone comme un débauché menant une vie dissolue, tandis quřil devient ici un véritable héros dans la guerre et un parfait amant dans le civil : tous reconnaissent ses vertus bien avant quřil ne monte sur le trône. Bérénice, de son côté, est rajeunie et également parée de toutes les qualités physiques et morales : de ses amours avec son frère Agrippa, il nřest point question. Racine la dote aussi de dignités politiques qui ne furent jamais les siennes, puisquřelle ne fut pas reine de Palestine, et que Titus nřa jamais songé à lui constituer un royaume immense en Orient (I, 4, v. 171-172). Antiochus, qui nřa pas dřéquivalent dans la pièce de Corneille, nřest pourtant pas un personnage inventé : il correspond à Antiochos IV, roi fantoche de Comagène (ou Commagène), qui fut dřabord au service de Caligula puis de Claude, puis fut dépossédé de sa souveraineté en 73 par Vespasien pour sřêtre allié avec les Parthes : la Commagène devint alors province romaine ; Antiochos IV a effectivement combattu aux côtés de Titus, mais son action ne fut pas si glorieuse quřon nous le dit (I, 3, v. 100-122). Il était à Rome en 79, mais il ne semble pas quřil ait été lřami de lřempereur, ni quřil soit parti à son avènement. Ici, réduit au rang de « personnage épisodique », il est utile pour les scènes dřexposition, il fait le lien entre les deux amants entre lesquels il est ballotté, mais il possède aussi une fonction plus symbolique, puisquřil est présenté comme un double de Titus, qui lui doit « la moitié de sa gloire » (v. 687). Quant au passé de « collaborateurs » de Bérénice et dřAntiochus, il est laissé sous silence, ou plutôt, il est présenté à lřavantage des intéressés : lřamitié des Romains, et de Titus en particulier, paraît toute naturelle, alors que par patriotisme, le roi de Comagène et la reine juive auraient dû sřopposer à Titus.

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Racine transforme lřHistoire pour faire de ses héros des personnages amoureux, et surtout moralement nobles et irréprochables, aux qualités magnanimes et chevaleresques.

3. CORNEILLE ET RACINE, TOUJOURS

a) Lřhistoire et la légende

La figure de la reine de Palestine nourrit une nouvelle fois la rude concurrence entre Corneille et Racine, avides tous deux de sřattirer les faveurs des doctes et du grand public, mais cette fois, lřaffrontement fut direct : les deux dramaturges donnèrent en même temps une pièce sur le même sujet. Le vendredi 21 novembre 1670, en effet la Bérénice de Racine est créée à lřHôtel de Bourgogne ; une semaine plus tard, la troupe de Molière, installée au Palais-Royal, joue la Tite et Bérénice de Corneille. Cette compétition nřest sans doute pas due au hasard : une légende, sans doute fausse, voulait quřHenriette dřAngleterre, épouse de Monsieur, frère du roi, ait séparément fourni aux deux auteurs le même sujet tragique pour les mettre en rivalité. Il nřen reste pas moins que le choix dřun thème aussi singulier ne peut être le fruit dřune coïncidence. Malgré le manque de documents susceptibles de confirmer cette hypothèse, il semblerait que ce soit Racine qui ait provoqué ce duel : il est fort improbable que Corneille ait délibérément voulu croiser le fer avec un adversaire quřil affectait de mépriser.

b) Bérénice vs Tite et Bérénice

Les deux dramaturges présentent deux visions fort différentes des amours de Titus et Bérénice, fondées sur deux traditions historiques elles-mêmes divergentes. La Vie des Douze Césars de Suétone, la source principale de Racine, affirmait simplement que Bérénice et Titus avaient rompu au moment où le fils de Vespasien accédait à lřempire. Mais Corneille sřappuyait sur une autre tradition, inspirée de Dion Cassius, selon laquelle il y aurait eu deux ruptures entre les protagonistes du drame : Bérénice aurait été amenée une première fois à quitter Titus sous la pression de Vespasien ; après la mort de ce

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dernier, elle serait revenue à Rome, mais se serait vu signifier une seconde fois son congé, par Titus cette fois. Cřest cette seconde séparation que mettait en scène Tite et Bérénice de Corneille, dont vous trouverez des extraits à la fin de lřœuvre au programme.

Synopsis de Tite et Bérénice de Corneille

À Rome, Domitie va épouser lřempereur Tite,

dont elle connaît lřamour pour Bérénice maintenant partie loin de Rome. Elle-même, afin de satisfaire sa gloire par le titre dřimpératrice, a renoncé à son amour pour le frère de Tite, Domitian. Celui-ci souffre de se voir dédaigné et sřapprête à parler à Tite, dřautant quřil sait que Bérénice est sur le point de revenir (Acte I).

Tite propose alors à son frère dřépouser

Bérénice et demande à Domitie de choisir entre ses deux amants : il est sûr quřelle préférera Domitian. Mais par orgueil, elle choisit Tite, quand on annonce le retour de Bérénice. Lřempereur sort précipitamment, plongeant Domitie dans la fureur (Acte II).

Domitian sřoffre à Bérénice pour rendre

Domitie jalouse ; Tite vient déclarer à Bérénice quřil nřépousera pas Domitie (Acte III).

Le sénat sřassemble. Bérénice craint dřêtre

exilée. Tite a décidé quřil nřépouserait pas Bérénice non plus (Acte IV).

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Domitie vient demander sa décision à Tite. Méprisée, elle sort en proférant des menaces. Bérénice demande à Tite dřordonner lui-même son départ, quand on apprend que le sénat accepte leur union. Bérénice la refuse et encourage Tite à se comporter en empereur. Il renonce alors à tout mariage et promet de fléchir Domitie en faveur de Domitian (Acte V).

Corneille a commis une erreur en choisissant la version de

lřhistoire relatée par Dion Cassius : lřautre variante, retenue par Suétone et qui apparentait le couple héroïque formé par Titus et Bérénice à celui, célèbre, de Didon et Énée, était plus connue, et plus émouvante. Les ruptures multiples, en effet, semblent ridicules, tandis que la solution de la séparation unique, choisie par Racine, contribue à créer cette « tristesse majestueuse » qui, selon lui, fait tout le plaisir de la tragédie : nul doute que le « pour jamais » de la Bérénice racinienne ne rendrait pas des accents aussi profonds et émouvants si lřon nous avait appris que les deux protagonistes avaient déjà rompu quelques années auparavant !

Si lřauteur de Tite et Bérénice a préféré le « mauvais » scénario Ŕ le moins pathétique Ŕ, cřest parce que, conformément aux principes de sa dramaturgie (voir le premier envoi de ce cours), il a voulu rester historiquement fidèle aux sources les plus sérieuses ; en effet, Suétone, visiblement, a manipulé les événements dans un but hagiographique : il voulait montrer la métamorphose dřun prince débauché en empereur vertueux, et il était plus frappant, dans cette perspective, dřoublier la scène de la première séparation entre Titus et Bérénice, et dřattribuer à Titus seul, et non à Vespasien, le mérite dřavoir provoqué la rupture. Aussi Corneille, par souci de vérité, a-t-il préféré suivre la leçon de Dion Cassius (et de son compilateur Xiphilin). Il a trouvé aussi chez cet historien lřexistence de Domitia, courtisée par Titus et aimée par son frère Domitien : La critique a reproché à Corneille dřavoir à plaisir compliqué son intrigue, alors que lřaction de Tite et Bérénice est bien plus fidèle à la réalité des événements que la Bérénice racinienne. Les deux dramaturges ne traitent donc pas tout à fait le même sujet : lřun préfère lřHistoire, lřautre le mythe ; pour reprendre la belle formule de Georges Forestier, « Où finit Bérénice commence Tite et Bérénice » (Mélanges Couton, 1994).

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Les caractères sont eux aussi fort différents. Chez Corneille, Tite est irrésolu, hésitant et désabusé, tandis que Bérénice est une princesse orgueilleuse avant dřêtre une femme amoureuse : elle ne repart en orient, de son plein gré, quřaprès avoir reçu la citoyenneté romaine et le droit dřépouser Tite :

Ma gloire ne peut croître et peut se démentir. Elle passe aujourdřhui celle du plus grand homme, Puisquřenfin je triomphe et dans Rome et de Rome. (v. 1714-1720)

La Bérénice de Corneille quitte Rome en reine, de son plein gré, fière dřavoir sauvé sa « gloire ». Nulle place ici pour la « tristesse majestueuse » de Racine : lřambition est au cœur de la pièce ; elle est incarnée non seulement par Domitie, qui rêve dřêtre impératrice, mais aussi par Bérénice qui nřoublie jamais son rang, conformément aux exigences classiques des « bienséances » Ŕ elle est plus glorieuse quřamoureuse.

Malgré ces écarts qui, à la lecture, donnent lřimpression dřune

grande dissimilitude entre les pièces de Corneille et de Racine, on s’aperçoit toutefois que ce dernier ne cherche en rien à se dégager de la dramaturgie de Corneille. On comprend que le poète normand se soit tourné vers ce sujet qui reflétait ses préférences : fondé sur une vérité historique à la limite de lřinvraisemblable, il permettait la mise en scène dřun dépassement héroïque de la part des protagonistes, la représentation dřune victoire sur lřamour, et une méditation politique sur la raison dřÉtat et les devoirs quřelle entraîne. Ce qui est surprenant, cřest que Racine se soit, au moins en apparence, aussi facilement coulé dans ce moule si « cornélien » : dřabord, il renonce à fonder lřaction sur la persécution du pur amour par une passion-concupiscence destructrice (schéma sur lequel il avait construit Britannicus et quřil allait reprendre aussi bien dans Mithridate que dans Phèdre) ; ensuite, il choisit de montrer un débat entre lřamour et le devoir dont lřissue est la victoire de la raison sur la passion. On peut encore noter que, dans cette tragédie, lřamour nřest présent que dans sa forme « sororale », cřest-à-dire pure et innocente, et quřon nřy trouve plus ces « furieux » à lřavidité frustrée qui caractérisaient jusque là son théâtre : point dřOreste, point dřAgrippine ni de Néron dans cette

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pièce, point même de passions coupables et « fatales ». Cette tragédie que les manuels considèrent quelquefois comme la plus « racinienne » apparaît en réalité comme la plus atypique40.

c) Le pari de Racine

Avec le recul des siècles, on mesure le risque pris par Racine à rechercher le conflit avec son adversaire. En 1670, son astre nřest plus aussi rayonnant quřil lřétait trois ans plus tôt, lorsquřil triomphait avec Andromaque. Les Plaideurs et Britannicus ne rencontrèrent en effet quřun succès dřestime. Dans sa dernière tragédie surtout, en voulant à tout prix satisfaire les doctes et composer une pièce pour « les connaisseurs », il avait dû quasiment renoncer à la peinture de lřamour tendre et avait ainsi perdu le public de dames et de mondains qui avait fait la réussite dřAlexandre et dřAndromaque. Il ne sřen était pas pour autant réconcilié avec les théoriciens, qui sřétaient gaussés de son insuccès.

Aussi, en 1670, il comprend quřil lui faut à tout prix reconquérir l’auditoire qui l’avait soutenu, et qui se moque des conventions dřAristote. Il lui fallait renouer avec ce « succès de larmes » quřavait été Andromaque : cřest sur ce terrain-là que lřattendaient les spectateurs, et cřest aussi celui où il supplanterait le plus aisément Corneille. Il décide donc de jouer le tout pour le tout, bousculant les règles dřAristote et trahissant les principes classiques, au point même dřeffaroucher son ami Boileau : la bienséance (il nřest pas convenable de représenter une reine insoucieuse de son rang), la vraisemblance (comment Bérénice peut-elle sřétonner de la déclaration dřAntiochus, son ancien amant ?), la liaison des scènes (IV, 2-3), et jusquřà la terreur et la pitié (remplacées par une improbable « tristesse ») sont sacrifiées à la seule expression des sentiments douloureux et délicats : comme il lřindique dans la préface dans une formule célèbre, « la principale règle est de plaire et toucher ».

Il remporta son pari : sa Bérénice fut dřemblée un grand succès. Elle resta à lřaffiche de novembre 1670 à janvier 1671, et fut jouée à la cour le 14 décembre ; la pièce rivale de Corneille connut certes une honnête carrière, avec 24 représentations successives, en alternance avec

40 On verra, au cours de notre étude, que l’adoption de cette poétique cornélienne

n’est en grande partie qu’un masque dissimulant une vision tragique toute racinienne.

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le Bourgeois Gentilhomme, mais tomba peu à peu dans lřoubli et nřest plus guère connue aujourdřhui que des seuls spécialistes. Avec Bérénice, Racine marquait un point décisif dans son duel avec Corneille, et plus généralement dans sa quête de la gloire et de la fortune.

B. L’ACTION DRAMATIQUE : « UNE SIMPLICITÉ MERVEILLEUSE »

Comme lřindique Racine dans sa préface, toute lřhistoire tient dans quelques mots de Suétone : « Titus a renvoyé Bérénice malgré lui, malgré elle ». Lřaction, de fait, est fort simple, puisquřelle consiste dans le renvoi de Bérénice par un Titus qui ne veut pas contrevenir aux lois de Rome. Cřest dans ce choix de la simplicité que réside lřoriginalité racinienne par rapport à la poétique cornélienne, et plus généralement, par rapport à lřesthétique tragique dans son ensemble.

1. UN SUJET CONTESTABLE

Le renvoi de Bérénice, tel que lřa traité Racine, ne paraît pas être un bon sujet de tragédie : sans cette violence entre proches qui caractérisait les « conflits au cœur des alliances » dont parlait Aristote, sans fatalité (malgré les fréquentes invocations au ciel), sans passion aveuglante et destructrice, il est de plus impropre à susciter la terreur ni la pitié Ŕ en effet, on ne craint ici que le suicide des deux héros, et encore, de façon momentanée (IV, 6, v. 1693). Quant au dénouement, une simple séparation, on pourrait le juger insuffisamment pathétique.

Les sentiments provoqués par la pièce répondaient si peu aux exigences dřAristote que, dans sa préface, Racine a dû recourir à un artifice auquel les Anciens nřavaient jamais songé, la « tristesse majestueuse ». Les manuels qui citent cette préface en croyant y trouver la quintessence de lřémotion tragique commettent un gros contresens : la tristesse, quřon peut définir comme un apitoiement sur soi-même, nřest pas la pitié, tournée vers autrui. Si la tragédie nourrit la tristesse, que le christianisme considère comme un vice, elle alimente les mauvaises passions du cœur et trahit ainsi sa finalité cathartique, puisque son rôle est au contraire de nous libérer de la tristesse au moyen de la pitié. La célèbre préface, en altérant le sens même de

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lřémotion tragique, opère ainsi un déplacement majeur tout en se donnant lřair de respecter parfaitement les principes du genre.

2. UNE MATIÈRE TROP SIMPLE

Comme le dit Racine, toute la pièce peut se résumer dans les trois mots de Suétone « Demisit invitus invitam », que Bérénice elle-même paraphrase à la fin de la pièce : « Je lřaime, je le fuis ; Titus mřaime, il me quitte » (V, scène dernière, v. 1500). Cette histoire dřamours impossibles entre deux amants que tout rapproche, mais que la loi finit par séparer, est trop simple pour fournir la matière dřune tragédie. Alors qu’Aristote exigeait des « péripéties », le dramaturge évite soigneusement les coups de théâtre, les fausses nouvelles ou les scènes à faire ; il ne nous donne rien à voir de comparable aux fureurs dřOreste ou à la cruauté sadique de Néron. Tandis que toute lřaction de Britannicus reposait sur un suspense (Néron va-t-il renoncer à la vertu et se précipiter dans le vice ?), tout est joué dès le départ dans Bérénice, puisque Titus sřest décidé à se séparer de la reine juive dès son entrée en scène (II, 2, v. 446-454, 471). Ici, comme le dit Christian Biet, « La tragédie n’est qu’un long retardement » qui ne tend quřà deux choses : pour Titus, à faire comprendre sa décision, et pour Bérénice, à lřaccepter. Cette action raréfiée représente, du point de vue même de Racine, un point-limite, et pour ainsi dire une expérience de laboratoire : « Il y avait longtemps que je voulais essayer si je pourrais faire une tragédie avec cette simplicité dřaction qui a été si fort du goût des Anciens », écrit le dramaturge dans sa préface. Le sens de cette simplicité est double: dřune part, elle lui permet de revendiquer sa fidélité à la tradition grecque et à ce tragique de la déploration dont nous avons déjà parlé pour le dernier acte de Britannicus (voir cours précédent), mais quřil étend ici à la dimension dřune pièce entière ; dřautre part, en réduisant lřaction à une épure, Racine montre que la tragédie peut et doit refuser le romanesque, les intrigues et les péripéties qui pullulaient dans le théâtre dřalors.

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Racine, Bérénice

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3. L’INVENTION : « FAIRE QUELQUE CHOSE DE RIEN »

a) Partir de rien…

Racine a bien pris soin ici dřéviter que tout incident vienne perturber la pureté du déroulement de cette intrigue. En particulier, aucun obstacle externe ne vient empêcher la réalisation du désir de Bérénice et de Titus, qui sřaiment dřun amour réciproque que rien ne vient troubler : même « Rome se tait » (v. 1084). Racine est allé jusquřà se priver de potentialités dřaction auxquelles il lui aurait été aisé de recourir. Antiochus, en particulier, contient de grandes virtualités dramatiques, dřoù pourraient ressortir bien des renversements, des incidents et des coups de théâtres : cřest à lui, rival malheureux, quřil appartenait de faire avancer lřaction ; il pouvait tendre des pièges, user du chantage, tenter de diviser les héros ou, pourquoi pas, dřenlever Bérénice, ou encore dřassassiner Titus ; il pouvait proposer aussi une alliance objective avec Bérénice, comme le Domitian de Tite et Bérénice.

Or, Antiochus nřentreprend rien. Loin dřêtre un rival gênant, il est très conciliant, dévoué même, ce qui nřest pas sans le rendre plus pitoyable que pathétique (I, 2, v. 47 et I, 5, v. 285-287). Tout se passe comme si Racine nřavait créé cette figure du rival que pour en désamorcer tout le potentiel dramatique. On sřest parfois demandé quelle était lřutilité dřAntiochus au plan dramaturgique. En fait, sa raison dřêtre est probablement, pour Racine, de ne pas en avoir : il sřagissait pour le poète de bien montrer au spectateur quřil refuse toute possibilité dřaction ; il faisait voir par là quřil renonçait à la tentation du romanesque, et quřaucun incident ne devait venir troubler la pureté du chant. Si Racine a renoncé à toutes ces « ficelles » trop faciles, cřest que le conflit de Titus devait rester un conflit intérieur: la lutte décisive se joue dans sa propre conscience révoltée contre la loi quřil a pour mission de faire appliquer, mais hors de toute pression extérieure, quřelle soit dřordre publique (Rome) ou privée (son rival).

Tout ici est placé sous le signe de la discrétion et de la retenue, personne ne cède à la folie ni à lřexcès : en conduisant la tragédie jusquřà ses limites absolues dans la concentration, lřéconomie de moyens, le refus de lřeffet, et lřexclusion de toute théâtralité au sens vulgaire du terme, Racine compose avec Bérénice la plus exquise des tragédies classiques, bien sûr. Mais dřun autre côté, en abdiquant les

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ressources de la dramaturgie, peut-elle être encore considérée comme une pièce de théâtre ? Une pièce de théâtre peut-elle être un lieu où il ne se passe rien ? Bérénice à bien des égards, n’est qu’une longue déploration, comme lřa vu lřabbé de Villars, qui félicite ironiquement Racine dřavoir étendu à la dimension dřune tragédie un court événement qui eût pu nřoccuper quřune courte scène ?

Car toute cette pièce, si lřon y prend garde, nřest que la matière dřune scène, où Titus voudrait quitter Bérénice [...]. Nřest-il pas plus adroit, sans sřaller embarrasser dřincidents, dřavoir ménagé cette scène, et dřen avoir fait cinq actes ?41

En dépit de son hostilité, Villars a finalement bien compris le projet de Racine, dont la pièce nřest à tout prendre quřune longue scène de dénouement.

En refusant de « sřaller embarrasser » dřincidents, ou plutôt, comme le dit Racine dans sa préface, en choisissant de « faire quelque chose de rien », le dramaturge opte pour une expérience-limite et réduit sa tragédie à une épure dépouillée de tout ce qui nřest pas lřessentiel, cřest-à-dire lřémotion.

b) … Pour « faire quelque chose »

Racine, pourtant, nřest pas Beckett, et « simplicité dřaction » ne saurait être synonyme dřabsence de toute progression dramatique, ni même de tout « suspense ». Seulement, ici, l’attente du spectateur n’est fonction que des mouvements du cœur des personnages : Titus, velléitaire et hésitant, va-t-il persévérer dans sa décision de renvoyer Bérénice ? La reine va-t-elle sřobstiner à sřaveugler sur lřintention de son amant ? Une fois acquise la certitude de la séparation, à lřacte IV, lřintérêt repose sur les circonstances de cette acceptation : Bérénice consentira-t-elle à ce départ sur le mode de la résignation sublime ou le verra-t-elle comme un sacrifice cruel ? Sera-t-il vécu comme un abandon ou un dépassement héroïque ? Quand bien même lřissue est inéluctable et connue, ou à tout le moins soupçonnée, par les spectateurs, la pièce peut prendre des directions diverses et inattendues.

41 La lettre de Villars sur Bérénice est reproduite dans l’édition de référence, p. 129

sqq.

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Racine, Bérénice

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Enfin, le suspens, qui ne dépend plus de lřaction, est désormais bâti tout entier sur la parole : « Voici le temps enfin quřil faut que je mřexplique » (II, 2, v. 343). Bérénice est toute entière fondée sur la difficile émergence de lřaveu, thème qui sera récurrent dans les dernières tragédies de Racine, Phèdre en particulier. Ici, la logique dramatique est soumise aux tentatives de Titus pour parler, et aux efforts de la reine pour ne pas entendre (II, 2, v. 477-482 ; II, 4). Toutes les scènes préalables mènent à la scène 5 de lřacte IV où lřempereur finit par confesser sa décision à Bérénice (v. 1061) : à ce titre, cette scène constitue la « crise » qui noue définitivement le destin des personnages ; Titus, jusque là, hésitait, mais lřétau est maintenant définitivement resserré et sa décision irrévocable ; Bérénice, de même, pouvait jusquřalors sřaveugler : elle est maintenant contrainte dřaccepter une vérité à laquelle elle ne peut plus trouver dřéchappatoire. Le dénouement, qui doit, dřaprès les théoriciens, arriver le plus près possible de la fin, nřintervient que dans les derniers vers, lorsque Bérénice convie les protagonistes à un déchirant sacrifice de leur passion. Le déploiement dřune parole éloquente et fastueuse se substitue ainsi aux facilités dřun « suspense » trop romanesque fondé sur les seuls coups de théâtre.

C. UNE « HISTOIRE DOULOUREUSE » : L’ÉLÉGIE DANS BÉRÉNICE

Racine a ainsi fait le choix dřune pièce qui sacrifie les exigences de la poétique sur lřautel de la sensibilité. Le pari nřétait pas sans danger : Racine savait quřil sřaliénerait les critiques avec cette œuvre qui ne ressort pas vraiment au genre tragique. Corneille, pour sa propre pièce à fin heureuse, ou du moins non sanglante, avait préféré le sous-titre de « comédie héroïque ». Si Racine a opté pour le terme de « tragédie », les contemporains nřont pas tardé à lřaffubler du vocable dřélégie, quřils considéraient comme un sobriquet. Avec les siècles, le jugement porté sur Bérénice ne changera guère : ainsi, pour Théophile Gautier, cette œuvre « nřest pas une tragédie : il nřy coule que des pleurs et point de sang. Cřest une élégie dramatique qui renferme des morceaux pleins dřune grâce un peu molle et dřune sensibilité un peu larmoyante ».

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1. TRAGÉDIE OU « PLAINTIVE ÉLÉGIE » ?

Corneille déjà avait par anticipation exclu le sujet de la Bérénice racinienne du champ tragique dès son Premier Discours de 1660, où il écrivait que la tragédie « veut donner à craindre des malheurs plus grands que la perte dřune maîtresse » : or, lřamour et les difficultés de la rupture, si vigoureusement refusés par Corneille, se trouvent ici au cœur de la pièce. Aussi nřest-il pas surprenant quřun cornélien hostile à Racine, lřabbé de Villars, auteur dřune Critique de Bérénice parue en 1671, refuse dřaccorder son brevet de tragédie à une pièce qui se résume selon lui à « un tissu galant de madrigaux et dřélégies » :

Lřauteur a trouvé à propos pour sřéloigner du genre dřécrire de Corneille de faire une pièce de théâtre, qui depuis le commencement jusquřà la fin, nřest quřun tissu galant de madrigaux et dřélégies; et cela pour la commodité des dames, de la jeunesse de la cour, et des faiseurs de recueils de pièces galantes. (édition citée, p. 138)

Villars, comme beaucoup de lecteurs et de spectateurs, quřils fussent favorables ou défavorables à la pièce, la tenait donc pour une languissante élégie, cřest-à-dire quřils rapprochaient la pièce de ces poèmes lyriques à la première personne, en forme de plainte mélancolique, et exprimant par exemple les tristes soupirs dřun amant malheureux. Boileau la décrit ainsi dans son Art poétique (1674) :

La plaintive élégie, en longs habits de deuil, Sait, les cheveux épars, gémir sur un cercueil; Elle peint des amants la joie et la tristesse, Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse...

De fait, les protagonistes du drame se laissent volontiers aller aux larmes (« Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez » v. 1154), voire à une « mélancolie » complaisante (I, 4, v. 239) pour cette « histoire tendre et douloureuse » à laquelle ils participent. (V, 7, 1504). Le « hélas » final, aussi bien que lřévocation de la « triste Bérénice » (v. 472) contribuent à créer ce climat de « tristesse majestueuse » décrit par Racine dans sa préface. Lřexpression douce des sentiments est par ailleurs exprimée dans une langue qui tire tous les effets musicaux dont est susceptible le vers français, et participent aussi, à ce titre, à

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Racine, Bérénice

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lřatmosphère élégiaque : lřalexandrin « Jřaimais, Seigneur, jřaimais, je voulais être aimée », construit sur les répétitions du verbe aimer et le retour des mêmes sonorités [m] et [è] métamorphose la phrase en incantation.

Or, lřélégie nřavait pas bonne presse dans les années 1670 ; le genre était en pleine décadence et menaçait de sombrer dans les froideurs dřune mièvrerie insincère, comme le montre la suite de lřArt poétique précédemment cité :

Mais pour bien expliquer ces caprices heureux, Cřest peu dřêtre poète, il faut être amoureux. Je hais ces vains auteurs, dont la muse forcée Mřentretient de ses feux, toujours froide et glacée; Qui sřaffligent par art, et fous de sens rassis, Sřérigent pour rimer en amoureux transis. Leurs transports les plus doux ne sont que phrases vaines; Ils ne savent jamais que se charger de chaînes, Que bénir leur martyre, adorer leur prison, Et faire quereller le sens et la raison. (Boileau, Art poétique, chant III)

Aussi, lorsque Villars explique à Racine quřil pratique un genre qui dégénère, il lui adresse donc une censure sévère qui emporte une accusation de fadeur, mais surtout, il lui reproche de substituer la poésie lyrique à la poésie dramatique, comme le montre le passage dans lequel il stigmatise les « hélas de poche » dřAntiochus :

Sans le prince de Comagène, qui est naturellement prolixe en lamentations et en irrésolutions, et qui a toujours un toutefois et un hélas de poche pour amuser le théâtre, il est certain que toute cette affaire sřexpédierait en un quart dřheure, et que jamais action nřa si peu duré. (édition citée, p. 139)

En un mot, Villars reproche à Racine de mélanger les genres : lřaccusation est grave à lřâge classique, où les frontières génériques sont hermétiques.

2. L’INTERTEXTE VIRGILIEN ET OVIDIEN

Lřatmosphère élégiaque provient en particulier de la dette racinienne envers deux modèles antiques, maîtres insurpassés de la poésie amoureuse : Virgile, auteur de la scène de séparation de Didon

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et dřÉnée, au chant IV de lřÉnéide Ŕ lřintertexte de ce passage très connu de lřépopée virgilienne est transparent dans lřœuvre, et Racine le mentionne dès le début de la préface : « nous nřavons rien de plus touchant dans tous les poètes, que la séparation dřÉnée et de Didon, dans Virgile ».

Lřautre filiation élégiaque est celle des Héroïdes dřOvide, ouvrage qui contient des lettres fictives de femmes souffrantes, inquiètes, discrètement accusatrices. Ici, comme dans les missives ovidiennes, Bérénice ne parle pas en reine, mais en femme. Sans attirance pour la chose publique ou pour lřéclat de la gloire (I, 4, v. 159-162 ; V, 7, v. 1475-1478), dans la pièce, elle nřest tout simplement pas reine, ce qui rend plus tragique sa situation : elle est punie non seulement pour un crime involontaire (sa naissance), mais dont elle nřest pas même coupable (puisque toute sa vie dément cette naissance).

Malgré lřindéniable dimension élégiaque de Bérénice, il importe

pourtant de faire preuve de circonspection avant dřadopter le point de vue des adversaires de Racine, quand bien même on en renverserait le sens pour sřenchanter des mélodieux accents raciniens : les enjeux politiques ne sauraient en être absents, pour la simple raison quřà la cour, comme dans Britannicus, et pour reprendre une formule de Mme de Lafayette, « lřamour était toujours mêlé aux affaires, et les affaires à lřamour ».

D. LA NAISSANCE D’UN EMPEREUR

Les cornéliens ont condamné Bérénice parce quřelle était une pièce galante et non politique. De fait, la condition royale des personnages est secondaire ici, cřest lřanalyse des méandres du cœur qui lřintéresse dřabord ; pour autant, toute préoccupation politique nřest pas absente de lřœuvre de Racine.

1. LA PRÉSENCE DE ROME

Dřune façon générale, lřatmosphère de la pièce est politique en raison de la présence de Rome, en tant quřentité politique. La Ville éternelle offre non seulement son décor grandiose à lřintrigue, mais lřon entend sa rumeur jusquřaux portes de la scène : à la scène 8 de lřacte

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Racine, Bérénice

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IV, les représentants des institutions attendent Titus dans lřantichambre de ses appartements ; un peu plus loin, lřenthousiasme de la foule retarde Titus (IV, 8, v. 1251) et frappe Bérénice pour lřhumilier (V, 5, v. 1312-1317). De plus, Paulin, confident de lřempereur, a pour fonction dřincarner la voix de la vieille vertu romaine, dont il polit la statue de marbre (par exemple II, 2, v. 339, 368, 377, 394, 413, 467 ; et IV, 4, v. 1008, 1009, 1011, 1023).

Rome joue ainsi dans la pièce le rôle d’un personnage, ou tout au moins d’un spectateur attentif. Elle nřexerce pourtant pas à proprement parler le rôle dřune Fatalité ou dřune instance transcendante, car le conflit de lřempereur avec les lois, qui constitue lřenjeu tragique, est intériorisé au sein même du cœur de Titus : jamais Rome ne constitue une menace active et précise, et on a le sentiment très net que le fils de Vespasien, sřil le voulait, pourrait sans dommage immédiat outrepasser la législation et épouser Bérénice.

2. LA CONQUÊTE DE LA LÉGITIMITÉ

Abordée ainsi sous lřangle politique, lřintrigue de Bérénice se révèle finalement fort proche de celle de Britannicus : lřune et lřautre pièce sont des réflexions sur la tyrannie, le pouvoir absolu, et tout d’abord le système de la succession dans ce régime hybride qu’est l’empire. Ce qui est en question dans cette tragédie, fût-ce discrètement, cřest la légitimité de Titus : juridiquement, méritera-t-il encore de régner sřil épouse Bérénice ? Cette incertitude est liée au statut même du principat : si Rome fonctionnait exactement comme la monarchie française (on verra quřelle ne fonctionne que partiellement sur ce modèle), Titus, fils de Vespasien, hériterait mécaniquement de la couronne. Mais à Rome, les choses étaient plus complexes, ce que Racine nřignorait pas. Le principat, en fait, nřa jamais réussi à mettre au point un système successoral cohérent, et ce silence est lié à lřhypocrisie même du régime, qui, comme on lřa vu, est de fait une monarchie, mais bâtie sur la fiction dřune continuité républicaine. Officialiser le principe dřune succession héréditaire, cřeût été afficher la restauration monarchique et entraîner un désaveu massif du Sénat, du peuple et de lřarmée. Ce problème de la transmission du pouvoir empoisonnera lřempire romain jusquřà la fin de son histoire. DřAuguste à Néron (de 14 à 55), ce furent le Sénat et les « prétoriens » (la garde personnelle de lřempereur) qui contribuèrent à faire et à défaire les empereurs, et aussi,

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parfois, à les assassiner ; ils choisissaient pour dirigeants des descendants dřAuguste, mais aucun dřentre eux nřa remplacé son père. Si Britannicus avait régné, il aurait été le premier (et le seul) à régner par voie héréditaire, mais aucune nécessité légale ne présidait à cette succession. Cřest Vespasien qui tenta de résoudre cette épineuse question en associant son fils au trône, de son vivant. En 79, le terrain est donc préparé pour que Titus prenne la place de son père, mais les difficultés ne sont pas toutes aplanies pour autant : la grande source de conflits possibles réside dřabord dans le lien du sang qui unit lřancien empereur au nouveau ; loin de faciliter la transition, elle risque plutôt de la rendre plus difficile en exhibant la dérive du principat vers une monarchie synonyme, pour un Romain, de tyrannie. Il semble toutefois, dans la pièce de Racine, que les citoyens de Rome soient prêts à accepter Titus, ou du moins à le tolérer, mais pas à nřimporte quelle condition : il convient que le nouvel empereur montre que, si proche quřil soit dřun monarque, il ne laissera pas le régime se changer en dictature. Pour cela, il lui faut se soumettre aux vieilles lois datant de la République, quand bien même elles seraient devenues absurdes du fait même de lřavènement de lřempire.

Sans doute lřinterdiction dřépouser une reine peut-elle paraître, en 79, aussi périmée et inutile que la persistance du Sénat ou des comices, mais cřest pourtant sur le respect de cette prohibition que Titus sera jugé. Dès le début de la tragédie, Paulin a beau commencer par faire croire à Titus quřil est libre dřagir à sa guise (II, 2, v. 349-350), lorsque Titus le presse de dire la vérité, Paulin explique que le Sénat et le peuple sont très attentifs : sans doute ne lui contesteront-ils pas l’exercice du pouvoir (Titus est maître de lřarmée), mais sa légitimité nřest pas assurée (v. 371-419) ; le renvoi de Bérénice serait pour Titus un moyen de montrer sa bonne volonté. Ce nřest quřalors quřil deviendrait lřempereur incontestable de Rome, quand bien même il ne serait pas effectivement désavoué sřil gardait Bérénice près de lui ou sřil en faisait une impératrice.

Ces remarques, dont je concède quřelles sont un peu techniques, entraînent des conséquences sur le plan littéraire : elles ont pour but de montrer quřil y a bien, conformément aux exigences cornéliennes, un « péril dřÉtat » dans la pièce, dont lřaction, dit Aristote, se doit dřêtre « grande ». Bérénice, de ce point de vue, est donc bien une tragédie.

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Racine, Bérénice

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3. TITUS, MIROIR DES PRINCES

a) Par delà la morale courtoise

Lřaccession au trône accompagne chez Titus une conversion morale autant que politique. Lřhistoire de Titus est en effet celle dřune métamorphose : le fils de Vespasien accomplit un double sacrifice héroïque. Dřabord, en vertu des principes de lřamour courtois, il est devenu vertueux par amour, pour se rendre digne de Bérénice (II, 2, v. 509-519) ; il devient ainsi un héros courtois dans la grande tradition médiévale et précieuse42. Mais le cours de la pièce le conduit à pousser encore plus loin cette quête spirituelle et morale, et à sacrifier cet amour même pour atteindre à la perfection de lřhéroïsme. Grâce à Bérénice, il avait découvert la voie du Bien ; il lui apparaît maintenant que le comble de la vertu le conduit à renoncer à Bérénice. La quête de la perfection passe par le renoncement à tout bonheur personnel. La vraie vertu ne souffre pas de récompense ni de contrepartie : pour être parfaite, elle doit être gratuite. Plus que dans la dialectique du désir et de la conscience, cřest dans ce paradoxe de lřamour que réside la grandeur tragique de Titus : étape nécessaire dans la métamorphose du héros, il doit être dépassé au nom dřune vertu plus haute que la grandeur courtoise fondée sur lřexploit et la vaillance.

Lorsque la pièce commence, Titus a depuis longtemps renoncé à sa vie dissolue et sřapprête à régner avec une probité et une générosité toute cornélienne. Mais ce quřil vient de comprendre au lever de rideau, cřest à quel degré dřabnégation il lui faut parvenir pour devenir réellement un bon prince. Britannicus racontait les derniers retours de conscience de Néron avant la conversion irréparable, Bérénice nous fait voir les dernières hésitations de Titus avant sa conversion définitive aux formes les plus hautes du Bien. Au terme de la pièce, il parviendra enfin à ce surcroît dřhéroïsme qui lui permettra de se hisser jusquřà

42 Bref rappel : L’amour courtois, inventé au XIIIe siècle par les troubadours,

propose la sublimation du désir par l’exploit militaire et la générosité. Le chevalier courtois amoureux de sa Dame se place en position de vassal par rapport à elle. Seuls les amants mus uniquement par un amour sincère et désintéressé peuvent triompher des épreuves imposées par leur Dame, parcourant ainsi un chemin d’initiation sentimental, moral et spirituel, et obtenir ce qu’ils désirent. En plus des valeurs de force et d’endurance, le chevalier courtois doit pratiquer la générosité et le respect d’autrui, la patience et la constance.

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devenir le « divin Titus » dont le nom est gravé au fronton de son arc : « mais il ne sřagit plus de vivre, il faut régner » (IV, 5, v. 1102) : ce n’est qu’alors que le chevalier courtois devient un vrai monarque.

b) Rome ou la France ?

On avait vu, à travers notre lecture dřHorace, que les contemporains aimaient à tisser des parallèles entre la pièce représentée sur la scène et lřHistoire contemporaine : Bérénice supporte aisément ce type de transposition ou de superposition, dans la mesure où la métamorphose de Titus peut se lire selon la grille métaphysico-politique qui sous-tendait la monarchie française. Ce qui se joue dans ce changement radical de Titus, dans cette conversion de son être tout entier à lřempire, cřest en effet toute la mystique des rois de France, si importante dans lřidéologique politique de lřAncien Régime. La métamorphose de Titus met en scène lřun des principes fondamentaux de la religion royale, lřun des moments-clefs du règne des souverains absolus, celui de la transmission du pouvoir dynastique, qui sřopérait magiquement dans la crypte de Saint-Denis, au moment des funérailles du roi de France : le corps symbolique du souverain passait alors dans celui de son héritier qui, cette nuit-là, mangeait et buvait à la place de son prédécesseur, la continuité du pouvoir ne pouvant pas être rompue. Tel est le sens de lřadage fameux selon lequel « le roi est mort, vive le roi » : aussitôt quřil est décédé, le mort saisit le vif, cřest ce quřon appelle le principe dřinstantanéité de la succession royale.

Cřest à partir de cette théologie politique royale que lřon peut interpréter le sens des longues évocations du deuil rituel de Titus, au début de la pièce, et de la somptueuse description de lřapothéose de Vespasien, dans une nuit éclairée des flambeaux (I, 5, v. 301-317) : ce beau tenebroso, pour parler comme Roland Barthes, nřa pas seulement une fonction ornementale, il comporte aussi des enjeux politiques, que Bérénice ne comprend pas (elle nřest sensible quřà lřéclat et à la gloire de son amant), mais à côté desquels le spectateur du XXIe siècle risque fort de passer également : au cours de cette liturgie nocturne, le corps mystique de Vespasien se « saisit » de Titus, cřest-à-dire en quelque sorte quřil le possède ; pendant cette cérémonie, Titus devient non seulement le successeur, mais un double de ce Vespasien dont Suétone nous dit quřil portait le nom. Dès ce moment, il acquiert pour ainsi dire magiquement tous les pouvoirs et tous les devoirs du roi.

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Racine, Bérénice

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Sans le recours à cette réflexion théologico-politique, le changement dřattitude de Titus nous paraîtrait une volte-face incompréhensible, ce que Bérénice ne manque pas dřailleurs de souligner : que ne vous êtes-vous avisé par le passé que vous devrez me chasser une fois devenu empereur, alors que vous mřavez mille fois juré le contraire ! (IV, 5, v. 1065-1070) La question est logique, la réponse est simple : parce que Titus ignorait que, le jour où il prendrait le pouvoir, il ne serait plus le même (II, 2, v. 459-466 ; IV, 5, v. 1096-1098 ; V, 6, « mon âme étonnée », v. 1395). Titus empereur est un être essentiellement différent du fils de Vespasien : lorsquřil était prince, la loi de Rome, incarnée dans la figure effrayante du premier des Flaviens, restait pour lui une contrainte extérieure et injuste contre laquelle il était libre de regimber, et quřil se croyait en mesure de révoquer une fois quřil serait monté sur le trône (II, 2, v. 435-438) ; désormais, ses yeux se sont ouverts, et il découvre avec horreur quřil a intériorisé cette loi quřil déteste : « déchiré » (IV, 5, v. 1153), il est lui-même devenu la loi implacable aux obligations de laquelle il rêverait de se soustraire. De même que Néron est déjà un monstre avant le lever de rideau, bien quřil ne soit pas encore passé à lřacte, de même, au début de Bérénice, Titus est déjà lřempereur de Rome que tout sépare de Bérénice, bien quřil nřait pas encore prononcé sa sentence à lřencontre de la reine juive. L’apothéose de Vespasien, dans laquelle Bérénice ne voyait que le triomphe de son fiancé et l’assurance de son union prochaine, signait donc sa défaite et son expulsion.

Titus, après cette investiture, est présenté comme un roi français : absolu, ab-solu, cřest-à-dire délié des lois... mais pas de toutes les lois ; le roi de France en effet nřest pas un autocrate : il se doit de respecter un certain nombre de contraintes qui forment comme une sorte de constitution non-écrite et coutumière, quřon appelle la « loi fondamentale du royaume », et qui porte sur les règles de transmission du pouvoir (la loi salique), lřâge de la majorité des rois (treize ans), et les devoirs de suzeraineté du monarque sur son fief, le domaine royal. Sřil trahit cette « constitution », le roi devient tyran. Or, lorsque Racine décrit le système politique romain, tout se passe comme si la « loi fondamentale » exigeait que lřempereur prenne pour femme une citoyenne de souche, règle que Bérénice, lřétrangère, ne comprend pas : elle a lřimpression quřun empereur, tout comme un roi absolu, peut faire ce qui lui plaît, sans contrepartie (IV, 5, v. 1149) ; mais en fait, pour Titus, dans cette Rome qui fonctionne à lřimage de la France

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dřAncien Régime, épouser Bérénice, cřest commettre une transgression majeure (v. 377-380), et donc cesser dřêtre légitime pour devenir un tyran (v. 467-470), au risque de devoir se comporter comme tel afin de faire face à la rébellion quřentraînerait son infraction : « Faudra-t-il par le sang justifier mon choix? » (IV, 5, v. 1142)

Le Sénat, de même, est comparable au Parlement de la France du grand siècle : il nřest pas une instance de décision, mais dřobservation ; il lui appartient de juger lřempereur et, à sa mort, de lui conférer lřapothéose ou de maudire sa mémoire (I, 4, v. 164-166 ; II, 2, v. 414-416). Au demeurant, Titus pourrait fort bien décider, comme Néron, de devenir tyran, sans être aussitôt démis de ses fonctions : toute la question, à laquelle Néron et Titus vont apporter des réponses différentes, consiste à savoir sřils le souhaitent. Certes, comme le soulignent à la fois Paulin et Bérénice, qui sur ce point au moins sřaccordent, la révolte ne gronde pas : « voyez-vous Rome prête à se soulever ? » (IV, 5, v. 1138). C’est un choix moral plus que politique auquel est confronté Titus.

c) Une leçon politique à lřusage des rois

Titus est semblable au roi absolu : lřhomme tout-puissant, lřindividu le plus libre de son royaume, est en même temps celui qui a dû se dépouiller de son libre-arbitre ; sa liberté ne peut servir à assouvir ses caprices, car il est ligoté par des lois sévères. Pour le dire en dřautres termes, Titus peut tout, sauf ce qu’il désire le plus.

Lřautre leçon quřun monarque peut tirer dřune telle pièce est que, dans cette France façonnée par Richelieu et Mazarin, la raison d’État prime toute considération privée : un grand roi est celui qui renonce à son bonheur et à ses intérêts propres pour nřécouter que ceux de son royaume. Une telle conception du pouvoir implique des sacrifices et, au temps de Racine, on ne sřest pas fait faute de rapprocher le départ de Bérénice de celui de Marie Mancini, nièce de Mazarin dont Louis XIV était amoureux, mais à laquelle il a dû renoncer pour épouser lřinfante Marie-Thérèse : la paix avec lřEspagne, qui assurait la suprématie de la France sur lřEurope en 1659, passait par cette alliance matrimoniale. Les rois et les reines sont des êtres publics : leurs sentiments, et leur personne même, sur laquelle cristallisent tant dřenjeux politiques, ne sauraient leur appartenir.

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Racine, Bérénice

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4. UN PRINCE AMBIGU ?

a) Titus, personnage machiavélien

La légitimité ne suffit pas : un bon souverain intelligent se doit aussi dřêtre habile, comme lřont montré Richelieu et Mazarin, tous deux disciples de Machiavel, quelque mauvaise quřait pu être la réputation du maître florentin (voir cours précédent). Racine, qui possédait dans sa bibliothèque un exemplaire du Prince, semble bien sřêtre souvenu des leçons de Machiavel en construisant le caractère de Titus, comme on peut le voir dans la façon dont il en use avec Paulin. Un bon dirigeant, explique en effet Machiavel, doit savoir utiliser les ministres intègres, et renvoyer les mauvais, qui ne songent quřà les flatter pour en tirer des bénéfices. Pour y parvenir, le prince doit faire parler ses serviteurs Ŕ un bon conseiller ne parle que si on le lui demande :

Un prince doit sans cesse prendre conseil, mais quand cřest lui qui le veut, et non quand le veut autrui: bien plus, il doit décourager chacun de le conseiller en rien, sřil ne lřinterroge pas. Mais il doit être quant à lui un grand questionneur.

Cřest ainsi que Titus en use avec Paulin, quřil questionne dès son entrée en scène (II, 2, v. 344-345) : « De la reine et de moi que dit la voix publique? Parlez: quřentendez-vous ? ». Il ne lřa choisi que pour sa fidélité et sa sincérité (v. 359-366) : « je vous ai demandé des oreilles, des yeux ». Une entrevue dřailleurs suffira : Titus nřaura pas besoin de se faire redire les propos de son confident. Sa requête, fondée sur un souhait de vérité et non sur la secrète envie, de la part de Titus, de trouver dans les paroles de son conseiller un miroir avantageux de son propre désir, est décisive et ne fait dřailleurs que confirmer lřintention de Titus. De ce point de vue encore, le fils de Vespasien apparaît comme un anti-Néron : celui-ci écoutait les menaces de Burrhus et dřAgrippine et les cajoleries de Narcisse, quřil nřavait pourtant pas sollicitées, et qui portaient sur des questions dřamour davantage que sur les affaires publiques. Après avoir pris « seul sa décision », continue Machiavel, le prince doit « poursuivre la chose décidée et être obstiné dans ses décisions ». Cřest à une semblable persévérance que sřastreindra Titus, fidèle à la ligne quřil a choisie, quand bien même sa volonté apparaît souvent chancelante (II, 4, v. 548 ; IV, 4, v. 1010).

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Par ailleurs, Machiavel explique que le grand prince doit être à la fois un « lion », pour imposer sa force, et un « renard », capable dřuser de la ruse quand il est en position de faiblesse ; Titus, après avoir été un lion en Judée, est un renard à Rome, où il tente de temporiser et de louvoyer autant quřil le peut.

De plus, comme on lřa vu au chapitre précédent, un machiavélien ne doit pas sřastreindre à respecter sa parole si lřintérêt de lřÉtat lui commande de trahir. Or, cřest bien ce qui se passe ici : comme le lui fait remarquer Bérénice, le nouvel empereur, en la chassant, trahit les serments quřil lui avait faits cent fois (I, 4, v. 174 ; II, 2, v. 440 ; III, 3, v. 906, etc.). Dans cette initiation au machiavélisme, le plus difficile pour Titus sera cet apprentissage de la perfidie et du parjure : Titus est dans une position telle que, quoi quřil fasse, il devient un traître, infidèle soit à son devoir public, soit à ses promesses de mariage. Son choix ne peut en aucun cas être glorieux car le parjure est considéré, à lřépoque, comme le plus grand des crimes. La parole donnée, la fides, occupe en effet une position centrale dans une société qui reste féodale, dans la mesure où le lien social est bâti sur le serment dřallégeance du vassal au suzerain.

À considérer lřinfluence sensible de la pensée de Machiavel sur Titus, cřest toute cette vertu princière quřil affiche qui en vient à paraître suspecte.

b) Une vertu suspecte

Aussi, en dépit des apparences, le renoncement de Titus est-il profondément anti-cornélien. Certes, il semble dřabord quřon soit en présence dřun conflit du devoir et de lřamour comme on en rencontrait depuis Le Cid chez le dramaturge rouennais (« Je connais mon devoir », II, 4, v. 551 ; voir aussi IV, 5, v. 1172-1174). Titus invoque sa « gloire », son « honneur » (v. 1030-1039) et sa « renommée ».

Ces rodomontades ne sont quřautant de faux-semblants. En fait, et cřest en cela que Titus est plus racinien que cornélien, cřest avant tout par calcul égoïste quřil décide de renvoyer Bérénice : il craint le prix politique de son maintien à Rome (IV,5, v. 1143-1145). Finalement assez veule, lřempereur agit pour la conservation de sa seule tranquillité (« à quoi mřexposez-vous ? »), non par idéalisme envers des lois quřil vénérerait : bien au contraire, il les trouve iniques. Sa décision procède dřun compte dřapothicaire : il sřassure la quiétude politique en

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Racine, Bérénice

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échange du départ de Bérénice. Un héros de Corneille agirait au nom des seules valeurs : le souci de lřhonneur et la fidélité envers le code aristocratique se suffisent à eux-mêmes, ils sont à eux-mêmes leur propre fin. Aucun ne se représenterait la gloire comme inexorable (v. 1394-1395) : ils sřidentifieraient au contraire à cette image idéalisée dřeux-mêmes quřils veulent atteindre, alors quřici, une fissure sřintroduit entre lřapparence vertueuse de Titus (le renvoi de Bérénice) et la vérité de son cœur (il lui reste attaché).

Bérénice met donc en scène une caricature de dilemme cornélien : Titus nřest pas Rodrigue, ce nřest quřun pâle imitateur de lřhéroïsme féodal ; la morale aristocratique nřest, à ses propres yeux, quřun amas de mots creux et boursouflés : « Ah ! Que sous de beaux noms cette gloire est cruelle ! » (II, 2, v. 499). Le héros reste pour lui un idéal quřil admire et quřil perpétue par habitude, mais il est devenu absurde et incompréhensible : il ne respectera les valeurs ancestrales que pour donner lřillusion dřêtre un héros, pour donner de lui-même une image fausse. Seules les apparences seront sauves, car il nřadhère pas aux principes quřil prétend incarner : sa fonction impériale est un « fardeau » (v. 462) dont il aimerait se débarrasser, son devoir est « austère » (v. 1365), et son accession au trône est décrite comme un exil (v. 754) et une mort à soi-même (v. 551-552, 1087, 1102). Titus ne croit pas en sa mission aussi sa vertu, comme celle de Burrhus dans Britannicus, nřest-elle quřun masque, et qui plus est porté à regret : la pièce finie, il se changera en statue, un simulacre privé de vie Ŕ un personnage de théâtre (« un plus noble théâtre » II, 2, v. 356) : il sera réduit à jouer hypocritement au héros et à lřempereur et sřenferrera volontairement dans la chatoyante prison des apparences. En un mot, en chassant Bérénice, il n’agit que par amour-propre ; sa gloire nřest pas un souci qui lřengagerait tout entier, comme chez Corneille, au point de donner une cohérence et un sens à son être héroïque, ce nřest quřune vaine gloriole creuse, un cabotinage dřacteur, une générosité de pacotille qui nřaffecte que lřextérieur dřun moi narcissique : lâche et pusillanime lorsquřil sřagit dřavouer une décision pourtant irrévocable (III, 2, v. 741-742), mais plein de vanité lorsquřil envisage la fumée de sa réputation (IV, 4, v. 1027-1028), trop attaché à la passion de dominer pour pouvoir renoncer au trône et faire retraite dans la Solitude (IV, 4, v. 1024-1026), Titus est, en définitive, bien plus racinien quřon ne lřaurait cru dřabord, cřest-à-dire quřil considère avant tout son intérêt : plus que de vertu, il est soucieux de lřimage quřil donne aux autres

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(v. 1172-1174) et, ainsi considéré, il apparaît dřune circonspection qui confine à la dissimulation.

Idéaliser Titus et le figer dans une pose cornélienne, en affirmant que, nouveau Rodrigue ou nouvel Horace, il sacrifie son amour à son devoir, reviendrait à commettre un contresens assez grave sur ce personnage. En dépit des apparences, Bérénice nřest en rien une pièce cornélienne, et Racine reste bien, y compris dans cette pièce atypique, le peintre de la déchéance du cœur humain.

Lřhéroïsme est bien mort, et lřhomme est misérable, mû par le seul amour-propre. La vision racinienne de la politique qui gouverne Bérénice est profondément pessimiste, et cřest pourquoi, Titus, prince machiavélien et hanté par la mauvaise conscience, est aussi un « prince malheureux » (IV, 6, v. 1225). Car le monde racinien, régi par les lois cyniques ou absurdes, ne peut être que tragique.

E. LE TRAGIQUE DE BÉRÉNICE

Au fil de notre enquête, on sřest mis à soupçonner que les enjeux élégiaques et politiques de la pièce, loin de désamorcer le potentiel tragique, le sous-tendent en alimentant ces déchirements intérieurs constitutifs du sentiment tragique de lřexistence.

1. « QUE VOUS ME DÉCHIREZ » : LE DÉSIR ET LA

CONSCIENCE

Le premier ressort du tragique se situe, pour les héros de Bérénice comme pour ceux de Britannicus, dans une dialectique du désir et de la conscience. Mais, de ce point de vue, une différence fondamentale distingue la tragédie élégiaque de 1670 des pièces précédentes, où les protagonistes, par exemple Oreste, « se livraient en aveugles au destin » qui les entraînait : ici, ce ne sont plus les obstacles extérieurs qui

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Racine, Bérénice

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empêchent la réalisation du désir du héros, celui-ci trouve en lui-même sa propre censure.

a) Lřintériorisation de la censure

De fait, les opposants à lřamour de Titus ont disparu : Bérénice, le fait est assez exceptionnel chez Racine pour être souligné, rend son amour à lřempereur, Antiochus est trop falot pour être un rival dřenvergure, « tout se tait » (v. 1005), et, surtout, la pièce sřouvre sur la disparition de lřinstance de la Loi : a priori, la mort de Vespasien, figure paternelle dřautorité impériale et donc particulièrement redoutable, incarnation presque caricaturale du Surmoi, ouvre tous les possibles dřun désir que rien ne pourra plus venir contrarier. Au fond, Titus voit arriver ce quřa toujours souhaité Néron, et ce quřil lui est arrivé de désirer lui-même : la mort du Père (ou de la Mère), cřest-à-dire la levée de la fonction inhibitrice (II, 2, v. 431).

Mais en fait, quand il a tué le Père (v. 431), ce que découvre le Fils, ce nřest pas, comme il le croyait, le vertige de la liberté, mais les contraintes de la responsabilité (v. 441-446 ; 447 ; 720-722) : il rencontre la Loi à lřintérieur de lui-même. Il lui faut désormais assumer (v. 1102) le « fardeau » dřun empire imposé par les dieux (v. 459-466). Son « moi » devient alors un champ de bataille, ou plutôt un « théâtre » où luttent les instances de la conscience, le « ça » dřune part, cřest-à-dire la puissance désirante, et le « Surmoi » de lřautre, autrement dit la voix de la conscience. Ce « Surmoi » qui lui intime de renvoyer Bérénice paraît dřautant plus injuste que lřamour de Titus nřest pas une vulgaire pulsion sadique et adultère, comme lřétait celle de Néron pour Junie, mais une affection tendre et partagée, une aspiration généreuse qui nřa en vue que le mariage (II, 2, v. 436-437). Pourtant, loin de se révolter, Titus accepte la voix de ce Surmoi qui sřimpose à lui ; cřest là son originalité par rapport à une Hermione, un Pyrrhus ou même un Néron qui, sřil nřignorait pas la censure, se la représentait incarnée dans la figure de sa mère Agrippine.

b) Des personnages scindés

Car ce nřest pas Rome qui renvoie Bérénice, cřest Titus, et Titus seul, comme lřattestent bien des vers (« Jřavance des moments que je puis reculer », IV, 4, v. 1006 ; « Qui lřordonne ? moi-même », v. 1000.).

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Car Rome ne lřoblige à rien : bien sûr, il y a des lois, mais il est « libre » de les transgresser, advienne que pourra. Cřest à sa propre décision que se soumet Titus en renvoyant Bérénice, et non sous la pression du peuple ou du Sénat. Face à cet état de fait, on pourrait conclure, comme Barthes ou Mauron le proposent, que Titus nřest pas réellement amoureux de Bérénice et quřil saisit, avec une bonne dose de mauvaise foi consciente ou inconsciente, la première occasion qui sřoffre à lui de se débarrasser de cette maîtresse encombrante ; seulement, rien dans le texte ne nous permet de douter de la sincérité de Titus, excepté un vers isolé dřAntiochus (v. 939), mais il est prononcé par dépit, et on peut lui trouver de nombreux contre-exemples (v. 442, 622, etc.). Lorsquřau contraire on prend au sérieux cette passion de lřempereur pour la reine juive, on perçoit bien lřintensité et lřoriginalité du conflit tragique dans Bérénice. Dans cette œuvre en effet, le destin nřest plus une instance extérieure fracassant un individu : Titus découvre avec effroi que le destin, c’est lui-même, dans la mesure où il est à la fois sujet désirant et censure de ce désir. Lřempereur porte en lui, du simple fait quřil règne, la fatalité qui brise son bonheur. Le conflit tragique, dans cette pièce, nřoppose donc plus un homme aux dieux mais bien l’homme à lui-même. Titus est le seul ennemi de Titus : ce nřest pas le fatum qui va le détruire, mais cřest au contraire sa propre liberté qui va le déchirer (« que vous me déchirez »), de sorte quřil sera à lui-même son propre bourreau (« et cřest moi seul aussi qui pouvais me détruire », IV, 5, v. 1087), héautontimorouménos. Lřironie tragique est ici complète : Titus sera dřautant plus écrasé par sa liberté que la décision quřil va prendre, et qui sera contraire à son désir, sera prise en pleine lucidité, en parfaite conscience, et quřil lui faudra assumer ce choix à la fois libre et imposé.

Dans Bérénice, le tragique ne naît donc vraiment qu’au dernier jour, au lendemain de lřapothéose de Vespasien. Auparavant, et cřest la vraie raison pour laquelle Racine « ouvre le théâtre » aussi tard, la situation nřétait pas dřessence tragique : Bérénice et Titus pouvaient encore nourrir lřespoir dřun mariage, et se répandre en reproches contre des adversaires bien identifiés : « tout l’empire a vingt fois conspiré contre nous... Le peuple, le Sénat, tout lřempire romain... » (IV, 5, v. 1073-1075), sřexclame Bérénice. Sous Vespasien, les deux amants pouvaient sřimaginer quřils étaient seuls contre lřunivers, et quřils étaient unis pour braver les oppositions qui se dressaient devant eux : « Les obstacles semblaient renouveler ma flamme » (v. 1095). Lřempereur et la reine, en entrant sur la scène, seront amenés à

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Racine, Bérénice

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abandonner cette vision du monde tout ensemble romanesque et manichéenne ; le tragique naîtra seulement quand ils auront compris que leur identité était scindée et que le monde ne se divise pas entre les bons et les méchants, selon des frontières éthiques bien tranchées. Titus nřest ni un héros ni un pervers : personnage de « vertu médiocre », il est tout à la fois cruel et généreux, tendre et égoïste, « machiavélien » et amoureux transi, ingrat et rongé de remords ; en un mot : ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent.

c) Néron et Titus : le vertige de la liberté

On comprend mieux, à la lumière de ces remarques, le sens de la filiation antique revendiquée une fois de plus par Racine au seuil de sa pièce : le sujet de Bérénice, comme on lřavait déjà vu pour Britannicus, est un questionnement sur la liberté et la responsabilité qui réorchestre une composante majeure des anciennes tragédies grecques. Néron et Titus, dont le pouvoir est illimité et qui peuvent réaliser à leur gré leurs plus chers désirs, tels des héros de contes de fées, servent en fait à illustrer deux variations sur un même thème : le premier use mal de cette liberté sans bornes dont disposent les empereurs, il la confond avec la licence, et elle ne sert quřà le précipiter dans le gouffre du crime, après quřil a découvert son impuissance à faire fléchir le cœur de Junie, cette forteresse indestructible, cette citadelle inexpugnable sur laquelle son pouvoir absolu venait se briser ; il a détruit Britannicus, sans doute, mais pas le lien immatériel qui existait entre les deux jeunes héros : comme dirait Pascal, lřamour relève dřun autre « ordre » que celui auquel appartient le pouvoir politique, et le tyran échoue à gouverner dans un royaume qui nřest pas le sien. Titus, en revanche, usera avec sagesse et prudence de sa liberté de choix et sacrifiera son désir, mais lřissue sera la même : dřabord plongé dans les affres du désespoir (IV, 5, 1122-1125), il ne tardera pas à quitter une existence devenue invivable. Dans le monde racinien tout imprégné dřaugustinisme janséniste, lřon peut céder à sa passion, comme le fils dřAgrippine, ou, comme celui de Vespasien, se donner lřillusion de la surmonter, au prix dřun mouvement dřorgueil masqué par une apparence de sacrifice : dans les deux cas, la fin de lřhistoire ne peut quřêtre funeste.

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La confrontation de ces deux figures impériales permet ainsi de prendre la mesure du pessimisme racinien : le désir, même le plus épuré, est toujours une source de malheur, et la liberté nřest quřun piège qui, en nous donnant lřillusion que notre bonheur est entre nos mains, ne fait quřaggraver la misère de notre condition.

2. LA LOI ET LE BONHEUR

Le tragique dans Bérénice procède ensuite dřune autre dialectique qui oppose les anciennes valeurs, publiques et aristocratiques, aux nouvelles, qui annoncent ce libéralisme qui sřimposera au XVIIIe siècle, et dont on devine déjà les prémices à travers ce souci du bonheur individuel qui caractérise en particulier Bérénice.

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Racine, Bérénice

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a) Le tragique comme mise en scène des crises de civilisation

Comme nous avons essayé de le comprendre dans le chapitre consacré à la tragédie (premier envoi, p. 40 sqq.), le tragique naît au moment des grands bouleversements de lřhistoire, lorsque un ancien système de valeurs et de représentation du monde est en passe de sřeffondrer, et que le nouveau, en train de se mettre en place, nřest pas encore pleinement accepté. Lřon ne peut plus se fier aux anciens principes de légalité, et les nouveaux ne sont pas encore entérinés, de sorte que le héros est plongé dans lřangoisse et lřindécision ; il ne sait ce quřil doit faire : « Narcisse quřen dis-tu ? », interrogeait Néron, tandis que Titus se demande « Pourquoi suis-je empereur ? Pourquoi suis-je amoureux ? ») : il est une énigme à lui-même. Il est dřautant plus difficile de trouver une norme juste de comportement que le bien et le mal apparaissent relatifs : ce qui est vertu au sein dřun système devient un vice dans lřautre. Les systèmes qui sřaffrontent ici ne sont bien sûr plus les mêmes que ceux qui opposaient les protagonistes de lřAntigone de Sophocle : cřest lřagonie du féodalisme et les frémissements du libéralisme que Racine met en scène dans Bérénice.

b) Féodalisme et libéralisme

Au XVIIe siècle, les valeurs chevaleresques ne sont pas encore périmées, comme le montre lřaffirmation persistante des valeurs médiévales dans les pièces de Corneille. Cette morale aristocratique privilégie les valeurs publiques : le chevalier soucieux de sa gloire sřexpose aux regards et ne vit que sous les yeux dřautrui, comme on lřa dit lors de notre étude dřHorace. La vie de cour obéit encore pleinement à ce modèle : Louis XIV nřa pas de vie privée ; il se lève en public, fait sa toilette en public, mange en public, sous les yeux de tous ; les reines accouchent en public, et les courtisans ne bénéficient pas davantage dřintimité : aucun lieu secret, aucun cabinet ne leur permet de se retirer, dans ce Versailles conçu comme un gigantesque théâtre.

Mais lřéchec des révoltes nobiliaires, et en particulier de la Fronde, avait sonné le glas des espoirs chimériques de lřaristocratie définitivement soumise à la seule autorité du monarque, et avec eux de lřéthique nobiliaire. Le Roi-Soleil ne devait plus souffrir quřon lui fît de

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lřombre. Après 1650, le modèle féodal sřépuise, il nřen reste que les apparences : la vie à la cour nřest plus que lřaccomplissement dřun rite vidé de toute signification, où lřon sřamuse avec les seuls signes du pouvoir.

Face au déclin du féodalisme, un autre modèle social se met en place au XVIIe siècle et triomphera au siècle suivant ; je lřappellerai par commodité « libéralisme », mais il sřagit bien plus que du simple libéralisme économique. Il sřagit, dřabord, de la substitution de valeurs bourgeoises (travail, accumulation de capital, épargne, économie, importance du mérite personnel) aux valeurs chevaleresques (honneur, gloire, éthique de la dépense et vie curiale). Sous Louis XIV en effet, les bourgeois prennent le pouvoir, comme le montre le développement des manufactures ou leur accession aux plus hautes charges administratives : Colbert, lřinfluent ministre du roi, était un roturier. Cette montée en puissance de la bourgeoisie se traduit par de nouveaux principes de conduite : la recherche du profit est désormais considérée positivement, alors que, dans la mentalité féodale, elle nřétait vue que comme une prédation stérile. Sur le plan privé, la diffusion des préceptes de vie bourgeoise se traduit par une promotion de lřindividu et une valorisation du bonheur individuel et de la vie privée. Cette tendance se confirmera au XVIIIe siècle (voir sur ce point la thèse de Robert Mauzi sur L’Idée de bonheur au XVIIIe siècle, chez Albin Michel).

c) Bérénice, côté cour, côté jardin

Or, que nous montre Bérénice ? Que le devoir public est incompatible avec lřidée de bonheur individuel : Titus se soumet à la tradition, au poids de la collectivité, mais au prix de quels déchirements ! En fait, Titus sřassujettit à respecter un honneur qui ne représente plus rien pour lui, et sacrifie en revanche ce qui donne le sens à sa vie, son amour pour Bérénice... il en mourra peu après, le spectateur le sait. Titus est écartelé entre son désir et son aspiration à ressembler à son père : il souhaite laisser lřimage dřun empereur qui soit le digne successeur de Vespasien, qui respectait des lois auxquelles il croyait ; il nřy parviendra pas : il ne sera quřune statue vidée de sa substance, pétrifiée dans cette image quřil se sera construite, mais qui ne correspondra pas à son être véritable. Il aura toutes les apparences du bon empereur, sans avoir la sève qui lřanime.

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Le personnage de Titus illustre bien ce tourniquet indéfini qui met en présence ces deux représentations antagonistes du monde que sont le féodalisme « cornélien » moribond et les aurores du libéralisme : il hésite entre les valeurs dřantan, figurées par les lois de Rome (il est « empereur »), et la subversion introduite par le sentiment intime (il est « amoureux »). Dřun côté, lřancien système de valeurs reste suffisamment contraignant pour que Titus se sente obligé dřy souscrire sans en comprendre le sens ; il accepte ces lois « injustes » (v. 1149) et bafouillantes Ŕ injustes non lorsquřon les mesure à lřaune du système sénatorial, mais selon une exigence, nouvelle en 1670, celle du droit au bonheur individuel. Titus, et cřest en cela quřil est tragique, est très exactement entre les deux systèmes: il ne « croit » plus suffisamment aux lois de Rome, transposition du féodalisme et de la collectivité contraignante, pour que sa décision de renvoyer Bérénice puisse se faire sans déchirement.

De ce point de vue, et jusquřà lřacte V Bérénice est sans doute moins tragique que Titus ; pour elle, les choses sont plus simples, elle est déjà passée du côté du privé, elle est déjà, pour ainsi dire, une femme du XVIIIe siècle : elle se cache, elle refuse de sřexposer à la cour, elle attend passivement que Titus passe la voir et se garde de faire de la politique (III, 2, v. 535-540) ou de « soupirer pour lřempire ». Elle nřenvisage lřexistence que sur le mode de lřintime et ne rêve que dřun bonheur secret. Elle nřest pas une princesse aristocratique ou féodale, impliquée dans les affaires publiques, elle nřest quřune femme amoureuse (v. 534 sqq. ; v. 567-579). Aussi nřest-il pas surprenant quřelle tâche dřattirer Titus du côté de la sphère privée : elle lui fait miroiter la possibilité dřun refuge à deux, qui les isolerait de cette Rome dont le poids pèse si lourdement sur les épaules de lřempereur : « Rome a ses droits, Seigneur: nřavez-vous pas les vôtres? Ses intérêts sont-il plus sacrés que les nôtres ? » (IV, 5, v. 1152).

Du point de vue dramaturgique, cette opposition du public et du privé autour de laquelle sřorganise la pièce est dřemblée mise en scène à travers la conception même du lieu scénique (I, 1, v. 3-8). La scène, à lřintersection de lřappartement de Bérénice, retraite de la reine dřorient, et de celui de Titus, où ce dernier recevra les magistrats et les représentants du sénat, devient structurellement cet espace du conflit quřest la scène classique française. On retrouve aussi cette contradiction idéologique dans le conflit des générations qui traverse Bérénice, comme dřailleurs lřensemble des tragédies raciniennes : les pères figurent les

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tenants de lřordre ancien, pour qui le respect des principes éthiques ne faisait pas problème, alors que les enfants veulent secouer le joug, sans être encore assez émancipés pour balayer lřancien système. Tel est, dans Bérénice le sens à donner à cette figure écrasante de Vespasien, nimbée de gloire lors de lřapothéose.

d) La tentation pastorale

En termes esthétiques, cette nouvelle conception « libérale » de lřexistence vient se greffer sur une forme qui lui préexistait, mais quřelle va animer dřune nouvelle dimension : la pastorale. On appelle pastorale une œuvre, romanesque ou théâtrale, qui met en scène des bergers dont lřoccupation principale est de courtiser les bergères et de leur parler dřamour. Le plus grand roman du siècle, considéré par les contemporains comme le plus beau, était lřAstrée dřHonoré dřUrfé (1607-1627), lu et re-lu par tout le monde à lřépoque, et qui racontait les amours contrariées du berger Céladon et de la bergère Astrée. Bérénice, à bien des égards, est une descendante de ces bergères du Lignon chantées par dřUrfé : elle partage avec elles leur mépris des grandeurs (la royauté ne lřintéresse pas), et surtout leur aspiration à la retraite, loin des troubles de la ville de la cour, considérée comme un lieu du dévoiement. Comme Astrée et Céladon, Bérénice préfère lřamour à la politique. Notons au passage que, sur le strict plan de la psychologie du personnage, lřassimilation de Bérénice à une figure de bergère permet à Racine de débarrasser la reine juive de la réputation sulfureuse que lui avaient donnée les historiens anciens, chez qui elle était tout à la fois sensuelle et ambitieuse. En mettant dans son cœur des sentiments nobles (« Beauté gloire vertu, je trouve tout en elle », II, 2, v. 544) et un refus de se mêler des affaires du pouvoir, Racine lřexonère des soupçons dřintérêt personnel dont on pourrait lřaccuser : au contraire de Titus, dont les motivations sont plus troubles, elle nřagit pas par calcul politique.

Titus, de son côté, tant quřil a pu se décharger sur son père de la gestion de lřempire, a préféré « faire lřamour » (cřest-à-dire, attention au contresens, « parler dřamour », « faire sa cour »), mais maintenant quřil est le maître, la rêverie pastorale se déchire et ne subsiste plus que sur le mode de la nostalgie inaccessible et lâche :

Ah ! lâche, fais lřamour, et renonce à lřEmpire :

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Racine, Bérénice

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Au bout de lřunivers va, cours te confiner, Et fais place à des cœurs plus dignes de régner. Sont-ce là ces projets de grandeur et de gloire Qui devaient dans les cœurs consacrer ma mémoire ? (IV, 4, v. 1024-1028)

Titus semble balancer un instant entre le monde de la pastorale galante et de lřintimité, ce pôle privé où brille la beauté de Bérénice, et les exigences de la politique, où la notion même de privé nřa pas de sens, où toute lřexistence doit être publique (« Rome, lřempire », v. 623). En fait, le revirement nřest pas sérieusement envisagé par Titus, qui ne renoncera pas au trône : cette décision serait pour lui dřune lâcheté insupportable. Il faudra attendre le XXe siècle pour quřun prince, sincèrement épris, puisse décider de choisir, au nom de son droit au bonheur privé, lřamour contre le devoir : en 1937, Edward VIII abandonnera ses droits à la couronne dřAngleterre pour épouser une américaine divorcée, Wallis Simpson. Une telle résolution est impossible pour Titus, en raison de la pression du modèle aristocratique : lřhéroïsme et ses valeurs martiales sont décidément encore trop présentes pour que Titus puisse sřen dégager, même sřil nřy adhère plus que du bout du cœur. Il sřastreint à respecter des codes féodaux qui ne sont plus pour lui quřune coquille vide.

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Le tragique de Titus est bien de lřordre de lřabsurde : lřempereur est acculé au respect mécanique de principes que le temps a vidé de toute signification. Corneille est, décidément, bien loin. Si lřon avait pu croire, au début de cette étude, que le choix dřune dramaturgie cornélienne fondée sur le sacrifice et le sens du devoir tendait à enrayer la machine infernale tragique, on sřaperçoit, au terme de notre parcours, que Racine ne reprend une structure chère à son rival que pour mieux la miner et la subvertir. Comme lřécrit Jean Rohou, « Racine met en scène une situation et une décision ‘cornéliennes’, mais en les vidant de leur exaltation héroïque pour les revêtir d’une beauté ‘racinienne’ : admirablement triste et touchante ». De lřhéroïsme cornélien, il ne reste dans Bérénice que la vaine écorce.

Conclusion générale ? Faut-il conclure ce cours sur la tragédie classique ? Tout ce quřon

espère avoir suggéré à travers ces pages, cřest le caractère complexe et mouvant dřœuvres quřon arrive mal à engoncer dans les sévères « règles » auxquelles on résume trop souvent le « classicisme » : les pièces de Corneille et Racine, plurivoques, résistent à lřinterprétation, interrogent le spectateur, le laissent, au dénouement, dans lřinquiétude de questions restées irrésolues. Lřamour, le pouvoir, lřordre entier du monde font lřobjet de questionnements qui ne peuvent faire lřobjet de solutions simples. Tenu à distance, le spectateur ne peut « adhérer » à telle ou telle thèse qui lui serait soumis, ni sřidentifier à un héros parfait qui incarnerait les valeurs positives : les tragédies, qui représentent des personnages ambigus, où mal et bien sont mêlés, nřoffrent pas de message commode, ni même de vision du monde pré-formatée. Ce sont des œuvres « ouvertes » Ŕ libre à chacun de les interpréter, mais sans les simplifier, et en préservant leur complexité. Elles sont à lřimage de notre monde.

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F. ANNEXES : TEXTES & DOCUMENTS

1. BIOGRAPHIE DE LA BÉRÉNICE HISTORIQUE

Née en 28 ou 29, à Jérusalem, fille du roi Aggripa Ier, Bérénice est mariée très jeune à Marcus Alexander, neveu du philosophe Philon dřAlexandrie et frère de Tibère Alexandre, qui a abjuré le judaïsme. Elle séjourne à Alexandrie de 41 à 46, jusquřà la mort de son époux. Remariée à 20 ans à son oncle Hérode, roi de Chalcis (au sud de la Syrie), dont elle a deux fils, elle est à nouveau veuve en 48, et se remarie une troisième fois avec Polémon, roi de Cilicie (sud de la Turquie), quřelle abandonne pour revenir à Jérusalem auprès dřAgrippa II, son frère.

Quand éclatent en 66 les émeutes contre le procurateur Florus, Bérénice et Agrippa sřemploient à apaiser les esprits. Mais Néron envoie Vespasien et son fils Titus combattre la révolte. Ils établissent leur quartier général dans le palais dřAgrippa, à Césarée de Philippe, où Bérénice séduit Titus. Or en juin 68, Néron est "suicidé". Pendant les règnes éphémères de trois empereurs, les comploteurs Galba et Othon, et Vitellius, Bérénice intrigue. Le 1er juillet 69, le préfet dřÉgypte Tibère Alexandre Ŕ son ex beau-frère, qui avait été gouverneur de Judée de 46 à 48 Ŕ fait jurer fidélité à Vespasien par ses légions. Tandis que Vespasien attend à Alexandrie, le gouverneur de Syrie Mucien marche sur Rome et fait proclamer Vespasien empereur le 20 décembre 69. Vespasien retourne alors à Rome et laisse Titus à la tête de ses légions. Le 29 août 70, le Temple de Jérusalem est livré aux flammes, et la Judée perd ce qui lui restait dřautonomie.

Bérénice rejoint alors Titus à Rome. En 75, il promet de lřépouser. Le scandale est immense et Titus doit se résigner. En 78, il renvoie Bérénice, « malgré lui, malgré elle », écrit Suétone. En 79, il succède à son père, mais meurt après deux ans de règne, en septembre 81, sans avoir voulu revoir sa maîtresse, quřoutre Suétone, Juvénal (Satires, vi), Dion Cassius et Tacite (Histoires ii. 2) évoquent.

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2. VIE DE TITUS PAR SUÉTONE (TEXTE INTÉGRAL)

I. Naissance de Titus Titus, qui sřappelait Vespasien comme son père, fut lřamour et les

délices du genre humain: tant il sut se concilier la bienveillance universelle, ou par son caractère, ou par son adresse, ou par son bonheur. Ce quřil y a de plus étonnant, cřest que ce prince, adoré sur le trône, fut en butte au blâme public, et même à la haine, étant simple particulier et pendant le règne de son père. Il naquit le troisième jour avant les calendes de janvier, lřannée devenue célèbre par la mort de Caius, dans une petite chambre obscure qui faisait partie dřune chétive maison attenant au Septizonium. Ce réduit nřa pas changé, et on le montre encore.

II. Son intimité avec Britannicus. Il rend de grands honneurs à

sa mémoire (1) Élevé à la cour avec Britannicus, il eut la même éducation et

les mêmes maîtres. (2) On assure quřà cette époque, Narcisse, affranchi de Claude, avait fait venir un devin pour tirer lřhoroscope de Britannicus par lřinspection des traits du visage, et que le devin avait constamment affirmé que jamais ce jeune homme ne régnerait, mais que Titus, qui était alors auprès de lui, serait certainement élevé à lřempire. (3) Titus et Britannicus étaient si intimement unis, quřon croit que le premier goûta le breuvage dont le second mourut, et quřil en fut longtemps et dangereusement malade. (4) Plein de ces souvenirs, quand il fut empereur, Titus lui érigea une statue dřor dans son palais, et lui consacra une statue équestre en ivoire, que lřon promène encore aujourdřhui dans les cérémonies du cirque.

III. Ses qualités et ses talents (1) Les qualités du corps et de lřesprit brillèrent en lui dès son

enfance, et se développèrent à mesure quřil avança en âge. Il avait une belle figure qui réunissait la grâce et la majesté; une force remarquable, quoiquřil ne fût pas de haute taille et quřil eût le ventre un peu gros; une mémoire extraordinaire, et une disposition à tous les arts civils et militaires; (2) beaucoup dřhabileté à manier les armes et le cheval; une connaissance parfaite de la langue grecque et de la langue latine; une facilité extrême pour lřéloquence. Quant à la musique, la poésie et même lřimprovisation, il en connaissait assez pour chanter avec méthode et jouer avec goût. (3) Je tiens de plusieurs personnes quřil

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écrivait si vite, quřil sřamusait à lutter avec ses secrétaires, et quřil savait si bien contrefaire toutes les écritures, quřil disait souvent quřil aurait pu devenir un excellent faussaire.

IV. Son mérite militaire. Ses mariages. Ses exploits en Judée (1) Il servit, comme tribun militaire, en Germanie et en Bretagne,

avec autant de talent et dřéclat que de modestie, ainsi que le prouvent la quantité de statues quřon lui éleva dans ces deux provinces, et les inscriptions quřelles portent. (2) Après ses campagnes, il suivit les tribunaux avec plus de distinction que dřassiduité. Vers le même temps, il épousa Arrecina Tertulla, fille dřun chevalier romain qui avait été préfet du prétoire, et, après sa mort, Marcia Furnilla, dřune naissance illustre, dont il se sépara après en avoir eu une fille. (3) Au sortir de la questure, placé à la tête dřune légion, il se rendit maître de Tarichées et de Gamala, les plus fortes places de Judée. Il eut un cheval tué sous lui dans un combat, et monta celui dřun ennemi quřil venait de renverser.

V. Il prend Jérusalem et est proclamé « imperator » par ses

soldats, qui ne veulent plus se séparer de lui. On le soupçonne de vouloir se créer un empire en Orient. Son retour précipité à Rome auprès de son père

(1) Lorsque Galba parvint à lřempire, Titus fut envoyé pour le féliciter, et, sur son passage, il attira tous les regards, comme si lřon croyait que lřempereur le faisait venir pour lřadopter. (2) Mais, dès quřil eut appris que de nouvelles séditions venaient dřéclater, il retourna sur ses pas, et consulta lřoracle de Vénus à Paphos sur le succès de sa traversée. Lřoracle lui promit le commandement. (3) En effet, il ne tarda pas à en être investi, et il resta en Judée pour achever de la soumettre. Au dernier assaut de Jérusalem, il tua de douze coups de flèches douze défenseurs de la place, et la prit le jour de la naissance de sa fille. La joie et lřenthousiasme des soldats furent tels, que, dans leurs félicitations, ils le saluèrent « imperator ». Bientôt après, quand il quitta la province, ils employèrent tour à tour les prières et les menaces pour le retenir, le conjurant de rester ou de les emmener. (4) Ces démonstrations firent soupçonner quřil voulait abandonner son père, et se créer un empire en Orient. Il confirma ces soupçons lorsquřil vint à Alexandrie, et quřen consacrant à Memphis le bœuf Apis, il mit le diadème sur sa tête. Cřétait une antique cérémonie de la religion égyptienne; mais on

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lřaccompagna dřinterprétations malveillantes. (5) Titus se hâta donc de revenir en Italie. Il aborda à Régium, puis à Pouzzoles sur un bâtiment de transport; ensuite il accourut rapidement à Rome, et, voyant son père surpris de son arrivée, il lui dit, comme pour confondre les bruits quřon avait hasardés sur son compte: « Me voici, mon père, me voici. »

VI. Il partage le pouvoir avec Vespasien. Sa cruauté. Sa mauvaise

réputation (1) Depuis lors il ne cessa point dřêtre lřassocié, et, en quelque

sorte, le tuteur de lřempire. (2) Il triompha avec son père, et fut censeur avec lui. Il fut aussi son collègue dans lřexercice de la puissance tribunicienne et dans sept consulats. Il prenait sur lui le soin de toutes les affaires de Vespasien. Il dictait des lettres en son nom, rédigeait des édits, et lisait des discours au sénat à la place du questeur. Il se chargea aussi de la préfecture du prétoire qui, jusque-là nřavait jamais été administrée que par un chevalier romain. Dans cette place il montra un peu trop de rigueur et de violence. Au camp et dans les spectacles, il apostait des affidés qui demandaient, pour ainsi dire, au nom de tous, le supplice de ceux qui lui étaient suspects, et il les faisait exécuter sur-le-champ, (3) entre autres Aulus Caecina, personnage consulaire, quřil avait invité à souper, et qui, à peine sorti de la salle à manger, fut percé de coups. Il est vrai que le danger était pressant. Titus avait découvert le plan signé de sa main dřune conspiration militaire. (4) Cette conduite le mit en sûreté pour lřavenir; mais elle le rendit fort odieux pour le moment. On citerait peu de princes parvenus au trône avec une réputation plus défavorable et une plus grande impopularité.

VII. Son intempérance. Sa rapacité. Sur le trône, il remplace par

des vertus tous ses vices. Ses spectacles (1) Outre sa cruauté, on redoutait son intempérance; car il

prolongeait ses orgies jusquřau milieu de la nuit avec les plus déréglés de ses compagnons. On craignait aussi son penchant à la débauche, en le voyant entouré dřune foule de mignons et dřeunuques, et éperdument épris de Bérénice, à laquelle, disait-on, il avait promis le mariage. On lřaccusait aussi de rapacité, parce quřon savait que, dans les affaires de la juridiction de son père, il marchandait et vendait la justice à prix dřargent. Enfin on croyait et lřon disait ouvertement que ce serait un autre Néron. (2) Mais cette réputation tourna à son avantage, et ce fut précisément ce qui lui valut les plus grandes louanges, lorsquřon

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sřaperçut quřau lieu de sřabandonner à ses vices, il montrait les plus hautes vertus. (3) Ses festins étaient agréables, mais sans profusion. (4) Il choisit des amis dřun tel mérite que ses successeurs les conservèrent pour eux comme les meilleurs soutiens de lřÉtat. Il renvoya Bérénice malgré lui et malgré elle. (5) Il cessa de favoriser de ses libéralités quelques-uns de ses plus chers favoris. Quoiquřils fussent si habiles danseurs quřils brillèrent dans la suite sur la scène, il ne voulut plus même les voir en public. (6) Il ne fit jamais aucun tort à qui que ce fût, respecta toujours le bien dřautrui, et refusa même les souscriptions autorisées par lřusage. (7) Cependant il ne le céda à personne en munificence. Après avoir inauguré lřamphithéâtre et construit promptement des thermes autour de cet édifice, il y donna un splendide et riche spectacle. Il fit représenter aussi une bataille navale dans lřancienne naumachie; il y ajouta des gladiateurs, et cinq mille bêtes de toute espèce combattirent le même jour.

VIII. Sa bonté. Sa déférence pour le peuple. Son règne est

troublé par de grandes calamités, qui sont pour lui l’occasion de nouveaux bienfaits. Ses règlements sévères contre les délateurs

(1) Dřun caractère très bienveillant, il dérogea à la coutume de ses prédécesseurs, qui, suivant les principes de Tibère, regardaient tous les dons faits avant eux comme nuls, sřils ne les avaient eux-mêmes conservés aux mêmes possesseurs. Il les ratifia tous par un seul édit, et repoussa toute sollicitation individuelle. (2) À lřégard des autres grâces quřon lui demandait, il avait pour maxime constante de ne renvoyer personne sans espérance. Je dirai plus: quand les gens de sa maison lui remontraient quřil promettait plus quřil ne pouvait tenir, il répondait que personne ne devait se retirer mécontent de lřentretien du prince. Un soir, après son souper, sřétant souvenu quřil nřavait accordé aucune grâce pendant le cours de la journée, il prononça ce mot si mémorable et si digne dřéloge: "Mes amis, jřai perdu ma journée". (3) En toute occasion, il traitait le peuple avec tant de bonté quřayant annoncé un spectacle de gladiateurs, il déclara quřil le donnerait au gré des assistants, et non au sien. (4) En effet, non seulement il ne refusa rien de ce que les spectateurs voulurent, mais il les exhortait même à manifester leurs vœux. (5) Il affectait une préférence pour les gladiateurs thraces, et souvent, en plaisantant avec le peuple, il les applaudissait de la voix et du geste, toutefois sans compromettre ni sa dignité ni la justice. (6) Pour paraître encore plus populaire, il admit

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quelquefois le public dans les thermes où il se baignait. (7) Son règne fut attristé par quelques désastres, tels quřune éruption de Vésuve dans la Campanie, un incendie dans Rome qui dura trois jours et trois nuits, et une peste comme on nřen avait jamais vu. (8) Dans ces déplorables circonstances, il ne se borna pas à montrer la sollicitude dřun prince, il déploya toute la tendresse dřun père, consolant tour à tour les peuples par ses édits, et les secourant par ses bienfaits. (9) Il tira au sort, parmi les consulaires, des curateurs chargés de soulager les maux de la Campanie. Il employa à la reconstruction des villes ruinées les biens de ceux qui avaient péri dans lřéruption du Vésuve, sans laisser dřhéritiers. (10) Après lřincendie de Rome, il déclara quřil prenait sur lui toutes les pertes publiques, et consacra les ornements de ses palais à rebâtir et à décorer les temples. Pour accélérer les travaux, il en chargea un grand nombre de chevaliers. (11) Il prodigua aux malades tous les secours divins et humains, recourant à tous les genres de remèdes et de sacrifices pour les guérir ou adoucir leurs maux. (12) Parmi les fléaux de lřépoque, on comptait les délateurs et les suborneurs, reste impur de lřancienne anarchie. (13) Il ordonna quřils fussent fouettés et fustigés au milieu du Forum, et quřaprès leur avoir fait traverser lřamphithéâtre, les uns fussent exposés et vendus comme esclaves, et les autres transportés dans les îles les plus sauvages. (14) Afin dřarrêter à jamais ceux qui oseraient les imiter, il défendit, entre autres règlements, de poursuivre le même fait en vertu de plusieurs lois, et dřinquiéter la mémoire des morts au-delà dřun certain nombre dřannées.

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IX. Sa générosité envers ses ennemis. Sa bonté inépuisable à

l’égard de son frère Domitien (1) Il déclara quřil nřacceptait le souverain pontificat quřafin de

conserver toujours ses mains pures. Il tint parole; car, depuis ce moment, il ne fut ni lřauteur, ni le complice de la mort de personne. Ce nřest pas que les occasions de vengeance lui manquassent, mais il jurait quřil périrait plutôt que de perdre qui que ce fût. (2) Deux patriciens furent convaincus dřaspirer à lřempire. Il se contenta de les avertir, en leur disant que le trône était un présent du Sort, et que sřils désiraient quelque chose dřailleurs, il le leur accorderait. (3) Il dépêcha aussitôt ses courriers à la mère de lřun dřeux qui était éloignée, pour la tirer dřinquiétude, et lui assurer que son fils se portait bien. Non seulement il invita les deux conjurés à souper avec lui, mais le lendemain il les plaça exprès à côté de lui dans un spectacle de gladiateurs; et, lorsquřon lui présenta les armes des combattants, il les leur remit pour les examiner. (4) On ajoute quřayant pris connaissance de leur horoscope, il leur annonça que tous deux étaient menacés dřun péril, mais pour une époque incertaine, et que ce péril ne viendrait pas de lui; ce que lřévénement confirma. (5) Quant à son frère Domitien qui lui tendait sans cesse des embûches, qui cherchait presque ouvertement à soulever les armées et à sřenfuir de la cour, il ne put se résoudre ni à le faire périr, ni à sřen séparer, et il ne le traita pas avec moins de considération quřauparavant. Il continua, comme dès le premier jour, à le proclamer son collègue et son successeur à lřempire. Quelquefois même en particulier il le conjurait, en répandant des pleurs, de vouloir enfin payer son attachement de retour.

X. Sa mort. Il ne se reproche qu’une action, restée inconnue (1) Cřest au milieu de ces soins quřil mourut pour le malheur de

lřhumanité plutôt que pour le sien. (2) Au sortir dřun spectacle où il avait versé beaucoup de larmes en présence du peuple, il partit un peu triste pour le pays des Sabins, parce que, ayant voulu offrir un sacrifice, la victime sřétait enfuie, et la foudre avait grondé par un ciel serein. (3) À sa première halte, la fièvre le prit. Il continua à voyager en litière, et, en ayant tiré les rideaux, leva, dit-on, les yeux au ciel, et se plaignit beaucoup que la vie lui fût injustement enlevée, ajoutant quřil nřavait quřune seule action à se reprocher. (4) Il ne dit point quelle était cette action, et il nřest pas aisé de le deviner. (5) Quelques-uns croient quřil

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faisait allusion à des rapports intimes avec la femme de son frère. Mais Domitia jura solennellement quřil nřen était rien, elle qui, loin de nier ces relations, si elles eussent été réelles, sřen serait même vantée, comme elle sřempressait de le faire pour toutes ses turpitudes.

XI. Il est pleuré de tout le monde (1) Il mourut dans la même villa que son père, le jour des ides de

septembre, dans la quarante et unième année de son âge, après deux ans, deux mois et vingt jours de règne. (2) La nouvelle de sa mort répandit un deuil universel, comme si chacun avait perdu un membre de sa propre famille. Avant dřêtre convoqué par un édit, le sénat accourut. Les portes de la curie étaient encore fermées. Il les fit ouvrir, et accorda au prince mort plus dřéloges et dřactions de grâces quřil ne lui en avait jamais prodigué de son vivant.

3. NICOLAS COËFFETEAU (1574-1623), HISTOIRE

ROMAINE

Livre VII. Contenant ce qui s’est passé de plus mémorable sous les règnes de Vespasien et de Titus.

[…] Titus, lřamour et les délices du genre humain, fut si heureux

en son empire, que venant à succéder à son père Vespasien, il sřacquit incontinent les affections et les bonnes volontés, non seulement de tous les romains, mais aussi de tous les peuples étrangers, qui portèrent une singulière révérence à sa vertu. Ce qui fut dřautant plus admirable, quřétant encore personne privée, et mêmes étant créé collègue de son père au consulat, et maniant toutes les affaires, il sřétait gouverné de sorte quřil était non seulement blâmé, mais même haï de plusieurs qui ne pouvaient supporter lřinsolence de ses déportements. La mort de Cecinna le fit estimer cruel, encore quřil eut eu sujet de le faire tuer, à cause de la conjuration quřil avait tramée contre son père et contre lui, pour leur arracher lřempire. Mais outre cette opinion quřon eut de sa cruauté, il fut grandement diffamé à raison de ses débauches, dřautant quřil passait les nuits entières à boire avec les plus perdus et les plus abandonnez de ses familiers, et quřil entretenait une infâme suite dřeunuques et de telles gens qui étaient toujours à sa queue, et enfin parce quřil se montrait tout perdu de lřamour de la reine Bérénice, soeur du roi Agrippa, quřil fut contraint de chasser de Rome du vivant

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de son père, dřautant que le peuple romain ne pouvait supporter lřorgueil et lřimpudence de cette Juive qui sřétait rendue maîtresse de toutes ses volontés, et à qui mêmes on croyait quřau grand opprobre de lřempire il avait promis mariage. On lřaccusa encore de rapine, et crut-on que faisant les affaires de son père il avait pris de lřargent et vendu les charges publiques, et mêmes les jugements des procès. En somme on allait publiant par tout que ce serait un second Néron qui achèverait de perdre Rome et lřempire. Tous ces blâmes lui réussirent à une insigne louange depuis quřil fut empereur, dřautant quřil se comporta si sagement, quřau lieu de tous ces grands défauts on ne vit plus reluire en lui que toutes sortes dřéminentes vertus. En quoi il fit paraître quřil y a grande différence entre un prince absolu, et un qui nřa seulement que quelque part à son autorité ; dřautant que celui-ci sachant bien que le blâme des affaires ne tombera pas sur lui, ne se soucie pas de faire beaucoup de choses licencieusement ; au lieu que le prince souverain et absolu ne pouvant ignorer que les fautes du gouvernement ne lui soient toutes imputées, se sent obligé de pourvoir à sa réputation, et de ne faire rien qui lui puisse tourner à vitupère. Cřest pourquoi un de ceux qui avaient été les plus familiers devant quřil fut arrivé à lřempire, venant à lui faire une prière où il y avait de lřinjustice, il la lui refusa constamment, et lui dit, quřil y avait bien de la différence entre celui qui dépendait dřautrui et celui qui avait la souveraine puissance de lřétat : et que ce nřétait pas une même chose, de donner du sien et dřêtre seulement intercesseur pour faire donner celui dřautrui. Il avait été élevé à la cour de lřempereur Claudius avec son fils Britannicus, et avaient eu les mêmes maîtres pour les dresser, et pour les instruire aux exercices et aux sciences.

Et comme un jour un de ceux qui se mêlaient de juger des

fortunes des hommes par lřaspect du visage, fut prié de dire ce qui arriverait à Britannicus, il dit résolument quřil ne se verrait jamais élevé à lřempire, mais que sans doute celui qui était auprès de lui, parlant de Titus, y parviendrait. Au reste, ils étaient si familiers, que lors que Britannicus fut empoisonné, sřétant trouvé couché auprès de lui, il prit la coupe où il avait bu, et en pensa mourir aussi bien que lui. De quoi se ressouvenant au milieu de ses honneurs, il lui fit dresser dans le palais une statue dřor, et lui en fit faire une autre dřivoire quřil fit porter parmi la pompe des jeux du cirque. Au reste, il était extrêmement bien né ; et était doué dřune singulière beauté, en laquelle on ne remarquait

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pas moins de gravité que de douceur et de bonne grâce. Il avait une heureuse mémoire, et se montrait capable de tout ce qui était propre pour former un prince aux arts de la paix, et aux exercices de la guerre. Il était parfaitement bien à cheval, et avait une incomparable adresse à manier les armes.

Il parlait aisément grec et latin, composait heureusement sur le

champ en lřune et en lřautre langue. Il fut tribun, et eut charge de mille hommes de pied aux guerres de Germanie et de Grande Bretagne, où il acquit tant de réputation, quřen lřune et en lřautre province on lui dressa plusieurs statues pour monument de sa vertu. Mais il nřacquit nulle part tant dřhonneur quřà la guerre de Judée, où secondant les victoires de son père qui commandait à lřarmée pour Néron, il prit de force Thrachea et Gamala, deux puissantes villes de la Palestine, encore quřil ne fut alors que simple colonel dřune légion. Depuis il sřéleva au faîte de la gloire, alors quřétant général de lřarmée sous lřempire de son père, il subjugua le reste de Judée, après avoir désolé Jérusalem, qui nřavait point voulu recevoir la loi ni le joug des romains, quoi que victorieux de tout le monde. Ayant donc acquis tant de réputation dřun côté, et contracté tant de blâme de lřautre, étant parvenu à lřempire il effaça lřinfamie passée de ses vices par ses vertus, et se fit mettre au rang des meilleurs princes que le soleil ait jamais éclairés. Dřabord reformant sa vie il bannit le luxe de sa table, et régla tellement ses festins, que parmi la magnificence on nřy vit nulle profusion. Il donna aussi congé à la Reine Bérénice, quoi quřavec un regret égal de part et dřautre, mais lřamour de la gloire fut plus puissante que les attraits de la volupté. Il chassa dřauprès de sa personne tous ces efféminés qui avaient déshonoré sa jeunesse, et ne les voulut plus voir, mêmes en public. Il ne prit jamais rien sur aucun des citoyens, et tint toujours ses mains nettes du bien dřautrui, et bien souvent mêmes il donnait les contributions qui lui étaient dues, tant sřen faut quřil chargeât le peuple dřextraordinaires subsides. Et toutefois jamais lřempire romain ne porta un prince plus libéral ni plus magnifique. Ce quřil fit paraître en la dépense des jeux quřil donna au peuple, où il nřoublia rien de la pompe des autres princes qui lřavaient devancé. Après avoir dédié lřamphithéâtre, et bâti auprès de superbes étuves, il donna aux romains des spectacles de combats, et entre autres il en donna un naval où il fit entrer quelques prisonniers Allemands parmi les autres gladiateurs, et en un seul jour il exposa cinq milles bêtes sauvages pour donner une

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seule recréation au peuple ; le tout avec tant de liberté et de facilité, quřil y eut mêmes des femmes qui tuèrent plusieurs de ces cruels animaux de leurs propres mains. Il donna encore de ces sortes de combats hors de lřamphithéâtre dans les jardins de Caius et de Lucius, et le plaisir en dura cent jours entiers. Mais ce quřil y eut de plus magnifique, ce fut que Titus étant en haut jeta un nombre prodigieux de petites boules de bois, où était écrit le nom de quelque chose bonne à manger, dřun habit, dřun vase dřor ou dřargent, dřun cheval, dřun esclave, ou dřautre chose semblable : et ceux qui les recueillaient les rapportant à ses procureurs, il leur faisait délivrer ce qui était écrit dessus. Quelques-uns ajoutent que parmi toute cette pompe, et parmi toute cette magnificence, il versa des larmes, soit quřil pleurât de joie, voyant la faveur et lřapplaudissement du sénat et du peuple, soit quřil se souvint des changements qui arrivent ordinairement au cours des affaires du monde, où lřon voit souvent les plus grands contentements traversez de quelque infortune. Ce quřil éprouva bientôt après, dřautant que la mort le ravit au milieu de cette grande félicité, et en la fleur de son âge. Outre ces magnificences de théâtre, il usa encore dřune grande libéralité à lřendroit de tout le monde. Car comme ainsi soit que depuis lřordonnance de Tibère, les empereurs ne se tinssent point obligés de payer les bienfaits que leurs prédécesseurs avaient accordés aux particuliers sřils ne les avaient aussi confirmés par leurs lettres, il fit un édit général, par lequel il ratifia tout ce qui sřen était fait, et ne voulut pas souffrir quřon eut la peine de lui demander.

En somme il était plein dřune si grande bonté, quřil ne voulut

jamais retrancher à personne lřespérance dřobtenir ce quřon désirait de lui ; et même ses domestiques lui remontrant quřil promettait plus quřil ne pouvait tenir, il leur répondit, quřil ne fallait point que personne sřen allât triste dřauprès du prince. Et une fois sřétant souvenu sur le souper que tout ce jour-là il nřavait fait aucun bien à personne, il se tourna devers les assistants, et leur dit cette mémorable parole, qui à bon droit a été louée de tout le monde ; mes amis, nous avons perdu ce jour-ci. Il montra outre cela une grande familiarité à tout le monde, et se jouait souvent avec le peuple ; et même afin de paraître plus populaire le laissait entrer dans les étuves où il se baignait : et toutefois cela ne diminuait rien de sa gravité, ni ne lřempêchait pas de tenir la balance de la justice droite et égale à toute sorte de personnes. […] Parmi tout cela la mort vint lřaccueillir au milieu des réjouissances de

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Rome, et lřôta du monde lors que le peuple délivré de ses calamités passées, commençait à goûter la douceur de son règne. Car ce fut à la fin et des jeux et des spectacles que la maladie le saisit. Il était parti de Rome pour sřen aller au lieu de sa naissance, ayant lřâme pleine de tristesse, dřautant quřil avait eu de sinistres présages, et entre autres comme il voulait sacrifier, la victime sřen était fuie sans attendre le coup, et outre cela le ciel étant serein et le temps calme, sans pluie, sans vents, et sans nuages, il avait tonné, qui étaient toutes choses que les romains croyaient être de mauvais augure. Au premier logis quřil fit, la fièvre le saisit, et se sentant à sa dernière heure, on dit que sřétant fait mettre en litière, et étant à la campagne, il voulut regarder devers le ciel, et se prenant à pleurer se plaignit amèrement de ce que la vie lui était ôtée en cet âge sans lřavoir mérité, ne se sentant coupable dřaucune chose dont il eut sujet de se repentir, sinon dřune seulement, laquelle toutefois il ne décela point devant que de mourir, et depuis personne nřen a parlé avec certitude, mais seulement par conjecture. Quelques-uns se sont figurez quřil eut alors regrets dřavoir corrompu Domitia femme de son frère. Toutefois cette femme, qui vu son effronterie en eut fait trophée si la chose eut été, jurait saintement, quřil nřavait jamais eu affaire à elle. […]

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Racine, Bérénice

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4. VIRGILE, LA MORT DE DIDON (ÉNÉIDE, CHANT IV,

EXTRAIT)

Didon, après avoir été abandonnée par Énée, se suicide en se précipitant dans un bûcher.

A ses cris, Didon rouvre en mourant ses yeux appesantis ; Sa force lřabandonne ; au fond de sa blessure, Son sang en bouillonnant forme un triste murmure. Trois fois, avec effort, sur un bras se dressant, Trois fois elle retombe : et dřun œil languissant Levant un long regard vers le céleste empire, Cherche un dernier rayon, le rencontre, et soupire. Alors Junon, plaignant son pénible trépas, Et de sa longue mort les douloureux combats, Pour arracher son âme à sa prison mortelle, Fait descendre des cieux sa coursière fidèle ; Car lřaffreux désespoir ayant, avant le temps, Par une mort précoce abrégé ses instants, Nřayant point mérité son trépas par un crime, La déesse qui règne au ténébreux abîme Ne lřavait point encor dévouée à la mort Ni coupé le cheveu dřoù dépendait son sort. Sur son aile brillante, au soleil exposée, Peinte de cent couleurs, humide de rosée, Iris descend des cieux, sřarrête sur Didon : «Je coupe le cheveu réservé pour Pluton : Cřen est fait ; de tes jours ainsi finit la trame ; Des chaînes de ton corps je dégage ton âme» Lui dit-elle. A ces mots, sa secourable main Tranche avec le cheveu son malheureux destin. Sa chaleur lřabandonne : et son âme sřexhale, Et la mort seule éteint sa passion fatale.

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VII. TABLE DES MATIÈRES

I. BIBLIOGRAPHIE & AVERTISSEMENT LIMINAIRE ................................... 3 a) Bibliographie sommaire .................................................................... 3 b) Méthodes de travail .......................................................................... 5 c) Lřexamen ........................................................................................... 5 d) Entraînements .................................................................................. 6 e) Remarques diverses ........................................................................... 7

II. INTRODUCTION GÉNÉRALE : LA PAROLE ET LE FANTÔME ............... 9

A. LE THÉÂTRE, ART LITTÉRAIRE OU ART DU SPECTACLE ?.............. 9

1 Les défaillances du texte ...................................................................... 9 a) Le théâtre, genre littéraire ? .............................................................. 9 b) Les deux composantes du texte de théâtre : dialogue et didascalies

...................................................................................................... 11

2. Le genre « dramatique », ou la parole comme action ......................... 15

B. LE THÉÂTRE CLASSIQUE, OU L’ESTHÉTIQUE DU VRAISEMBLABLE 19

1. La dignité du théâtre ........................................................................ 19

2. Le système dramatique classique : le plaisir et les règles ..................... 22 a) La leçon dřHorace : plaire et instruire ............................................ 22 b) La vraisemblance, pierre de touche de lřédifice ............................. 22 c) Le secret de la concentration : les unités ........................................ 24 d) Les bienséances, ou les limites de la visibilité ................................ 27 e) Le plaisir sans les règles ? ................................................................ 28

3. Structure d’une pièce classique .......................................................... 30 a) Les trois moments clefs ................................................................... 30 b) La division en actes et en scènes .................................................... 33

4. Les conditions de la représentation au XVIIe siècle ........................... 34 a) Le spectacle de cour ........................................................................ 34 b) Les troupes théâtrales à Paris ......................................................... 34

5. L’Illusion comique : apologie pour un théâtre enfin devenu respectable ....................................................................................................... 35

C. TRAGIQUE ET TRAGÉDIE ........................................................ 39

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La Rome tragique

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1. Le Ve siècle athénien, premier âge d’or tragique ................................ 40

2. Un théâtre sacré ............................................................................... 41

3. Un lieu de réflexion politique ............................................................ 44

4. Le temps de la théorie : la Poétique d’Aristote .................................. 49

5. De la tragédie au tragique ................................................................ 53

III.« ROME, UNIQUE OBJET… » PIERRE CORNEILLE. HORACE (1640) ....................................... 59

A.« ALLER SI LOIN », « TOMBER DE SI HAUT » ? UN DRAMATURGE DANS LE SIÈCLE ......................................... 61

1. La gloire et les huées ......................................................................... 61

2. L’œuvre de Corneille jusqu’à Horace ................................................ 63 a) Corneille auteur comique ............................................................... 63 b) Le Cid et sa « Querelle ». ................................................................. 64 c) Horace, dernier acte de la querelle du Cid ...................................... 65

B. UNE TRAGÉDIE HISTORIQUE : LA NAISSANCE D’UNE NATION .... 67

1 Le poème des fondations de Rome ...................................................... 67

2 La manipulation des sources .............................................................. 69

3 La grandeur de Rome ........................................................................ 70

4 Un sujet vrai et extraordinaire ........................................................... 71

C. « PREMIÈRE TRAGÉDIE CLASSIQUE » OU PIÈCE BAROQUE ? ........ 72

1 L’empreinte d’Aristote ....................................................................... 72 a) Lřeffort vers la régularité ................................................................. 73 b) La terreur et la pitié ........................................................................ 74

2. Une dramaturgie « moderne » ........................................................... 79 a) Le principe dřadmiration ................................................................ 79 b) Lřesthétique de la surprise .............................................................. 81

3. Le nœud : du conflit de valeurs à la mécanique tragique .................. 83 a) Le plan national : un conflit politique ........................................... 84 b) Le plan familial : les conflits entre personnages ............................ 85 c) Le plan personnel : les conflits internes ......................................... 85 d) Un « carré magique » : le système des personnages dans Horace ... 86

D. LA FIGURE DU HÉROS : « UNE VERTU FAROUCHE » ................... 88

1 Héros surhumain… ............................................................................ 88 a) « Lřesprit romain » (v. 1459) ........................................................... 88 b) Un aristocrate du temps de Louis XIII .......................................... 90

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Table des matières

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c) Un personnage baroque ................................................................. 93 d) La solitude solaire ........................................................................... 94

2. … ou « barbare » inhumain ? ............................................................ 97 a) Lřhéroïsme noir ............................................................................... 97 b) Le monstre ...................................................................................... 99 c) Un héros ambigu : la spirale héroïque ......................................... 101

3. Curiace, entre mesure et faiblesse................................................... 103

E. « UNE TRAGÉDIE CARDINALISTE » .......................................... 106

1. Albe et Rome, ou Espagne et France ? ........................................... 107 a) « Bons catholiques » contre « bons Français » .............................. 107 b) De lřHistoire à la scène ................................................................. 108

2. Du crime d’État à l’héroïsme d’État .............................................. 110

3. Le héros et le roi ............................................................................ 111

F. LA PLUME ET LE COTHURNE : LE STYLE D’HORACE .................. 114

1 Une écriture rhétorique ................................................................... 114 a) Lřart du théâtre comme art de persuader ..................................... 114 b) Les genres et les figures ................................................................. 115 c) Une réplique sublime ................................................................... 117

2. La palette des tonalités .................................................................. 118

G. TRAVAUX DIRIGÉS ............................................................... 121

1. Explication : acte II, scène 3, v. 431-482 ...................................... 121

2.Eexplication : acte IV, scène 6........................................................ 126

3. Explication : acte V, scène 2, v. 1535-1594 ................................. 131

4.Exposé : Les femmes dans Horace de Corneille, héroïnes et amoureuses .................................................................................................... 137

H. ANNEXES : TEXTES ET DOCUMENTS ....................................... 141

1. La carrière de Pierre Corneille : repères chronologiques .................. 141

2. La source principale d’Horace : Tite-Live, histoire romaine ........... 143 a) Les Horaces et les Curiaces. Traduction de Pierre du Ryer, 1659.

.................................................................................................... 143 b) Florus, Epitomé de l’Histoire romaine, Livre I. Traduction de Nicolas Coëffeteau, 1621. ............................................................... 148

IV.« UN MONSTRE NAISSANT » LECTURE DE BRITANNICUS ........................................................ 198

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A. D’HORACE À BRITANNICUS .................................................. 201

1 Du village perdu à la capitale du monde ........................................ 158

2 De la monarchie à l’empire............................................................. 158

3 Corneille et Racine, encore ..................... Erreur ! Signet non défini.

B. LA CARRIÈRE DE JEAN RACINE ....... ERREUR ! SIGNET NON DÉFINI.

1. Jean Racine, dramaturge et courtisan ............................................ 202

2. Britannicus : un défi à Corneille ................................................... 205

C. LA FACE OBSCURE DE ROME ................................................. 207

1. Les Julio-Claudiens selon les Annales : chronique d’une décadence. 208

2. Néron : l’empereur, l’esthète et le sadique ...................................... 210

3. Du récit d’Histoire à la tragédie historique .................................... 211

D. UNE DRAMATURGIE DE LA CONCENTRATION ......................... 212

1. « Une action qui se passe en un seul jour » : la condensation du temps .................................................................................................... 212

2. Un espace étouffant ...................................................................... 214

3. La tension tragique : une intrigue savamment nouée ..................... 217 a) « Une action simple, chargée de peu de matière… » .................... 217 b) « … et qui, sřavançant par degrés vers sa fin… » ........................... 220 c) « … nřest soutenue que par les intérêts, les sentiments et les passions des personnages. » ............................................................. 222

4. Les ingrédients du tragique ............................................................ 223

5. « Britannicus, tragédie de qui ? » une pièce multipolaire ................ 228 a) « Un monstre naissant » ................................................................ 228 b) « Ma tragédie nřest pas moins la disgrâce dřAgrippine… »........... 229 c) « … Que la mort de Britannicus » ................................................. 232 d) Une fausse question ? ................................................................... 233

E. LES JEUX DE L’AMOUR ET DU POUVOIR .................................. 234

1. Une anthropologie « janséniste » .................................................... 234 a) La vie morale dictée par lřégoïsme ................................................ 234 b) Des formes de la concupiscence à la galerie des monstres .......... 235 c) Le tombeau de lřhéroïsme ............................................................. 238 d) La révolte de la conscience ........................................................... 241

2. Les visages de l’amour : « les deux Éros » ....................................... 242

3. La tragédie du pouvoir................................................................... 245 a) Une querelle de succession ........................................................... 245 b) Affaires privées, affaires publiques ............................................... 246

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Table des matières

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c) Les conseillers du prince : la politique entre le vice et la vertu ... 247 d) Par delà le bien et le mal : Néron et Machiavel ........................... 249

F. DU SPECTACLE DU POUVOIR AU POUVOIR DU SPECTACLE ....... 253

1 Néron, empereur et histrion ............................................................ 253

2 Le monde de la cour : une comédie humaine .................................. 254

3 L’école du spectateur ...................................................................... 255

G. LE DÉNOUEMENT : UNE CATHARSIS INTROUVABLE ? ............... 256

1. Le triomphe apparent du mal ........................................................ 256

2. L’intériorisation du châtiment ....................................................... 257

H. TRAVAUX DIRIGÉS ............................................................... 261

1. Explication : acte I, scène 1, v. 31-58 ............................................ 261

2. Explication : II, 2, v. 385-408 ...................................................... 268

3. Explication, II, 6, v. 693-724 ....................................................... 274

4. Explication : acte IV, scène 2 (v. 1115-1287) ............................... 281

5. Explication : IV, 3, v. 1337-1376 ................................................ 287

6. Exposé : le personnage de Burrhus, entre vraie et fausse vertu ........ 289

7. Explication : acte V, scène 6 ......................................................... 294

I. ANNEXES : TEXTES & DOCUMENTS ......................................... 300

1. Les sources principales de Racine ................................................... 300 a) La mort de Britannicus dřaprès les Annales de Tacite .................. 300 b) Néron vu par Suétone .................................................................. 305 c) Une source possible : François Nicolas Coëffeteau (1574-1623), Histoire romaine ................................................................................. 308

2. Repères chronologiques ................................................................... 316 a) Chronologie abrégée du règne de Néron ..................................... 316 b) Principales dates de la vie de Racine ............................................ 317

V. « MALGRÉ LUI, MALGRÉ ELLE » : LECTURE DE BÉRÉNICE DE RACINE ....................................... 319

A. LE DIPTYQUE DES TRAGÉDIES ROMAINES ................................ 321

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1. De Néron à Titus .......................................................................... 322 a) Lřannée des quatre empereurs ...................................................... 322 b) Vespasien (69-79) .......................................................................... 322 c) Titus (79-81) .................................................................................. 323

2. De Britannicus à Bérénice ............................................................ 326

3. Corneille et Racine, toujours .......................................................... 330 a) Lřhistoire et la légende .................................................................. 330 b) Bérénice vs Tite et Bérénice ......................................................... 330 c) Le pari de Racine .......................................................................... 334

B. L’ACTION DRAMATIQUE : « UNE SIMPLICITÉ MERVEILLEUSE » ... 335

1. Un sujet contestable ...................................................................... 335

2. Une matière trop simple ................................................................ 336

3. L’invention : « faire quelque chose de rien » ................................... 337 a) Partir de rien… .............................................................................. 337 b) … Pour « faire quelque chose » ..................................................... 338

C. UNE « HISTOIRE DOULOUREUSE » : L’ÉLÉGIE DANS BÉRÉNICE .. 339

1. Tragédie ou « plaintive élégie » ? .................................................... 340

2. L’intertexte virgilien et ovidien ....................................................... 341

D. LA NAISSANCE D’UN EMPEREUR ............................................ 342

1. La présence de Rome ..................................................................... 342

2. La conquête de la légitimité ........................................................... 343

3. Titus, miroir des princes ................................................................. 345 a) Par delà la morale courtoise .......................................................... 345 b) Rome ou la France ? ..................................................................... 346 c) Une leçon politique à lřusage des rois .......................................... 348

4. Un prince ambigu ? ....................................................................... 349 a) Titus, personnage machiavélien ................................................... 349 b) Une vertu suspecte ....................................................................... 350

E. LE TRAGIQUE DE BÉRÉNICE .................................................. 352

1. « Que vous me déchirez » : le désir et la conscience ........................ 352 a) Lřintériorisation de la censure ...................................................... 353 b) Des personnages scindés ............................................................... 353 c) Néron et Titus : le vertige de la liberté ......................................... 355

2. La loi et le bonheur ....................................................................... 356 a) Le tragique comme mise en scène des crises de civilisation ........ 357 b) Féodalisme et libéralisme ............................................................. 357 c) Bérénice, côté cour, côté jardin ...................................................... 358

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Table des matières

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383

d) La tentation pastorale ................................................................... 360

F. TRAVAUX DIRIGÉS ......................... ERREUR ! SIGNET NON DÉFINI.

G. ANNEXES : TEXTES & DOCUMENTS ....................................... 363

1. Biographie de la Bérénice historique .............................................. 363

2. Vie de Titus par Suétone (texte intégral) ........................................ 364

3. Nicolas Coëffeteau (1574-1623), Histoire romaine ....................... 370

4. Virgile, la mort de Didon (Énéide, chant IV, extrait) ..................... 375

VI. TABLE DES MATIÈRES ........................................................................... 377