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BROCARD Claire Université Lyon 2 IEP DE LYON LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN. L’exemple de l’association Tango de Soie à Lyon . réseaux et coopération culturelle Sous la direction de Monsieur Galloul. Soutenu le 1er septembre 2009

LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO …doc.sciencespo-lyon.fr/Ressources/Documents/Etudiants/... · 2010. 11. 25. · LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE

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  • BROCARD ClaireUniversité Lyon 2

    IEP DE LYON

    LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUEARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.L’exemple de l’association Tango de Soie à Lyon .

    réseaux et coopération culturelleSous la direction de Monsieur Galloul.

    Soutenu le 1er septembre 2009

  • Table des matièresRemerciements . . 5Introduction . . 6Chapitre 1 : Présentation des outils méthodologiques . . 10

    I/ La danse en sciences sociales . . 10II/ L’affirmation du tango argentin dans le champ des sciences sociales . . 10III/ Des hypothèses aux entretiens : l’étude d’un terrain délimité . . 11IV/ L’adoption d’un point de vue particulier . . 13

    Chapitre 2 : Le tango, un univers à part ? . . 15I/ Un univers régi par ses propres normes . . 15

    A. Les codes vestimentaires ou l’impératif de plaire . . 15B. Un rapport hommes/femmes sexué . . 17C. Une danse de couple polygame . . 19

    II/ Un univers qui revendique sa spécificité . . 20A. Le tango différencié des « autres danses de couple » . . 21B. Le réseau tango . . 23C. Un attachement à la culture tango : la musique comme vecteur principal de cetteculture. . . 24

    Chapitre 3 : La pratique du tango : à la recherche d’un rapport à l’autre inédit. . . 27I/ La sensualité au cœur de la relation entre les partenaires . . 27

    A. La proximité physique : une nécessité ? . . 27B. Une recherche esthétique . . 30C. Un plaisir partagé . . 31

    II/ Un espace de réflexion autour des rapports hommes/femmes . . 33A. Le tango comme médiation des rapports hommes/femmes . . 33B. Le langage du corps, un langage universel ? . . 35C. Le ou la partenaire idéal(e) existe-t-elle ? . . 38

    Chapitre 4 : La pratique du tango, au-delà de la danse . . 41I/ La rencontre de solitudes . . 41

    A. Une pratique de « célibataires » ? . . 41B. Un espace de rencontres . . 43

    II/ Un espace à soi . . 46A. Une identité fragmentée ? . . 46B. L’anonymat ou l’illusion de la diversité ? . . 48

    Conclusion . . 52Bibliographie . . 54

    Méthodologie . . 54Histoire du tango . . 54Sociologie de la danse . . 54Sociologie du tango . . 54Romans . . 55Films . . 55

  • Revues . . 55Sites internet . . 55

    Annexes . . 56Annexe 1 : glossaire du tango . . 56Annexe 2 : présentation des interviewés . . 56Annexe 3 : Grille d’entretien . . 56Annexe 4 : Entretien avec Michel . . 56Annexe 5 : Entretien avec Sébastien et Emilie . . 56

  • Remerciements

    Brocard Claire - 2009 5

    RemerciementsJe remercie Monsieur Galloul qui m’a soutenue dans ma démarche et a toujours eu un regard positifsur mon sujet.

    Je suis très reconnaissante à Monsieur Sanier qui m’a aidée dans les moments de doute et asu me remettre sur la bonne voie.

    À Mélanie Derekeneire, qui m’a introduite dans l’association et a suivi l’évolution de montravail en se rendant disponible.

    À toutes les personnes qui m’ont accordé un entretien et avec lesquelles j’ai pris plaisir àconverser sur le tango.

    À ma famille (Françoise Brocard et Anne Brocard) et mes amis proches (MarineCourtemanche, Alice Rey, Emilie Georget et Jules Salomone) qui ont pris le temps de m’écouteret de lire mon travail.

    A Buenos Aires, à la magie de cette ville qui vit au rythme du tango.

    « Les propos tenus dans ce mémoire n’engagent que la seule responsabilité de l’auteur »

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

    6 Brocard Claire - 2009

    Introduction

    « Ils sont beaux, empreints d'une noblesse qui irradie de leurs poses et de leurattitude. Ils semblent détenir un grand secret, celui du plaisir et du désir. Plaisirde danser la sensualité matérialisée du tango... ».

    Le renouveau du tango argentin est un phénomène récent, qui a émergé autour des années80. Avant il n’y avait rien, ni structures, ni professeurs de tango. On a alors assisté à unphénomène étrange de développement et de propagation du tango argentin au niveaueuropéen et mondial. Ce réseau s’est construit à l’issue d’initiatives individuelles et pourtanton observe un développement généralisé du tissu associatif autour de cette pratiqueartistique.

    Étudier le tango argentin c’est s’inscrire à la fois dans le temps long et le temps court.L’origine du tango remonte au XIXème siècle, il est lié à une forte immigration européenneà Buenos Aires (surtout italienne et espagnole). Le tango serait né de cette rencontre deplusieurs cultures cohabitant sur un même territoire. La musique tango renvoie à la nostalgiede l’exil.

    Les débuts du tango argentin sont difficiles à dater, ses origines restent assezmystérieuses et pourtant les historiens continuent de s’atteler à cette difficile tâche qu’estl’étude de son histoire. Celle-ci est constitutive des mythes rattachés au tango. En ce sensil a été pertinent pour moi d’acquérir une culture historique sur le tango argentin pourcomprendre ce qu’il véhicule aujourd’hui.

    Le temps court est celui du renouveau de cette pratique artistique et du nouveau réseauassociatif qui s’est constitué autour de celle-ci. En choisissant ce sujet je m’inscrivais doncdans ces deux temps consécutifs. Je trouvais pertinent d’étudier un phénomène jeune inscritdans une histoire longue et mystifiée.

    La jeunesse du renouveau du tango limite le nombre d’ouvrages écrit sur ce sujet.Cependant, je n’ai pas découvert un terrain de recherche totalement en friche. Unsociologue en particulier s’est spécialisé dans l’approche de ce phénomène : ChristopheApprill, sociologue, fondateur de Tango de Soie, il dispense aujourd’hui des cours auxTrottoirs de Marseille. Il a œuvré directement pour l’essor du tango argentin en France. Lapratique du tango est un sujet à la fois abordé par d’autres mais dont l’étude récente offrede nombreuses possibilités d’analyses.

    Attirée par l’étude des allers-retours entre Paris et Buenos Aires j’avais l’intentionpremière d’étudier le renouveau du tango en comparant son évolution entre Lyon et BuenosAires. Mais il m’est apparu essentiel de pouvoir mener mon étude sur un terrain de rechercheà portée de main. Le tango à Buenos Aires est un phénomène difficile à aborder surtoutdu fait de l’éloignement géographique. De plus, l’explosion du tango dans son pays natalest compliquée à cerner, l’essor du tango ne s’est pas fait de manière organisée comme enFrance, c’est une explosion dans le sens premier du terme c’est à dire difficile à canaliser età comprendre. En France au contraire on assiste à un phénomène de croissance soutenueet régulière qui trouve plus facilement ses sources d’explications. Il était donc plus pertinentdans mon cas d’étudier le phénomène depuis Lyon, à Lyon. Aux vues du temps dont jedisposais pour cette étude, mieux valait étudier un phénomène de proximité pour pouvoir

  • Introduction

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    s’impliquer sur le terrain. J’ai commencé à participer aux cours de tango et j’ai ainsi obtenudes entretiens sans difficultés. Mes observations et mes entretiens sont au cœur de montravail de recherche sur le tango argentin.

    Je me suis alors penchée sur le renouveau de la pratique du tango à Lyon dans le cadreplus général de l’engouement certain pour les danses latines aujourd’hui.

    Étudier une pratique artistique oblige à se pencher sur un milieu, dans mon cas le milieuassociatif et plus précisément Tango de Soie. Le renouveau du tango n’est pas apparudans n’importe quel cadre et il est important de noter la volonté manifeste de créer unréseau propre au tango. Aux marges des écoles de danse, le tango argentin s’affirme dansun réseau à son image. Le cadre associatif marque aussi une volonté de différencier letango des autres danses qui prônent l’esprit de compétition. Le tango argentin revient enFrance pour être dansé en bals. Il n’a pas comme finalité la compétition mais bien plutôtune plongée au cœur de la culture argentine. Tango De Soie affirme ainsi sa volonté dene pas être une école de danse, de ne pas enseigner un tango académique mais bienplutôt de transmettre un goût et une connaissance de la tradition culturelle argentine enpassant par le tango. L’association s’attache alors à faire venir des orchestres de tango etdes professeurs de danse argentins afin de promouvoir la culture tango sous toutes sesformes en se rapprochant au plus près de la tradition.

    « Créée en 1994, l'association Tango de Soie s'est rapidement développée à Lyon, surles pentes de la Croix Rousse. Elle rayonne aujourd'hui sur l'ensemble de l'agglomérationlyonnaise et bien au-delà. Elle compte actuellement plus de 490 adhérents »1. Tango deSoie est la plus importante association de tango sur Lyon.

    Je me suis concentrée sur cette association à la fois pour sa volonté affichée detransmettre autour du tango toute une culture liée à l’Argentine et plus particulièrement àBuenos Aires mais aussi pour son ampleur. C’était le terrain idéal. Je n’ai pas été déçuepar mon choix, l’association est très conviviale et leur coopération m’a véritablement facilitéla tâche.

    Étudier une pratique artistique oblige également à étudier ses pratiquants et leursmotivations. Ma recherche s’est portée sur le sens donné par les pratiquants à leur pratiquedu tango argentin. Les entretiens ont été l’élément essentiel dans cette démarche. L’objectifpour moi était de comprendre pourquoi aujourd’hui on observe un engouement autour dutango argentin. Ce n’est pas du tout évident de tirer des conclusions générales autour demotivations individuelles. Au fur et à mesure de mes entretiens j’ai pu croiser les réponsesdes uns et des autres afin de faire un tableau général sur la pratique du tango argentin dupoint de vue des participants. Il faut bien sûr considérer que mon travail tire des généralitésde cas très particuliers et sur un nombre d’entretiens limités. J’ai effectué ce travail dans lesouci de me rapprocher au plus près de la réalité observée. J’ai comparé mes conclusionset celles dégagées par les études sociologiques de Christophe Apprill et j’ai construit surces allers-retours la cohérence de mon étude.

    Les loisirs aujourd’hui ont un rôle à jouer dans la constitution identitaire des individuset dans l’ouverture à de nouveaux réseaux de sociabilités. La pratique artistique impliqued’étudier un champ social plus ou moins homogène. La pratique d’une danse de coupleimplique d’autres enjeux que la pratique d’un sport ou de toute autre activité artistique. Ladanse introduit un rapport au corps et à l’autre puisque c’est dans un corps à corps ensemblequ’il faut créer un mouvement esthétique.

    1 Cf. www.tangodesoie.net

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

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    Il ne s’agit pas non plus de n’importe quelle danse de couple mais bien du tangoargentin. Sa pratique est rattachée à une histoire, à un mythe, c’est un voyage au cœurd’une culture latine. Tous ces éléments donnent au tango sa spécificité. Du port aux trottoirsen passant par les bordels, le tango est né dans l’ébullition de Buenos Aires. L’imaginairecollectif et les clichés autour du tango sont nombreux et touchent souvent au caractèresensuel voire sexuel de cette danse. « Leur hégémonie interroge sa qualité reconnue dedanse sociale comme si cette expression dansée de l’ordre social manifestait socialementles tourbillons du désir qui la constitue »2. Le tango argentin intrigue. Ces stéréotypes sont-ils ou non le reflet d’une certaine réalité ? Les clichés autour du tango sont constitutifs decette danse, mis en scène ils sont en même temps révélés au spectateur et balayés d’unrevers de la main l’instant d’après. Le tango n’a pas évolué hors de son temps il en a biensubi les influences. Il ne peut pas être aujourd’hui dansé comme au XIXème siècle : lecontexte social, économique, culturel a évolué, le tango a voyagé touchant ainsi des milieuxtrès variés. Le tango est une danse qui évolue au gré de ses pérégrinations. L’une desrichesses du tango est cette capacité à conserver en lui cette tradition dont il est issu touten s’adaptant au temps actuel dans lequel il s’inscrit.

    Dans quelle mesure, la pratique du tango, à la fois artistique, culturelle et sociale, est-elle porteuse d’un sens spécifique propre à chaque individu? Quels sont les facteurs demotivations qui aujourd’hui les conduisent à l’apprentissage du tango argentin ? Quellessources de satisfactions y trouvent-ils ? Est-ce juste le plaisir de danser ou au-delà de ladanse, existe-il d’autres facteurs de contentement ? L’espace de sociabilité offert par letango répond-il efficacement à leurs attentes ?

    Dans une première partie j’exposerai les outils méthodologiques employés à l’étude dela pratique du tango comme fait social et les difficultés auxquelles je me suis confrontée.Je rentrerai dans le vif du sujet au cours de ma deuxième partie consacrée à la descriptionde « l’univers tango ». Champ social, le tango est régi par ses propres codes, ses propresnormes. Il affirme ainsi ses spécificités vis à vis des autres danses de couples maiségalement vis à vis du « monde normal » tel qu’il est défini par les enquêtés comme leurmonde professionnel, leur univers familial et social habituel. Le tango s’affirmerait donccomme un univers à part. Pourtant ce constat mérite d’être relativisé. Le tango ne vit pas enautarcie et subit de plein fouet les évolutions sociétales. Les rapports hommes et femmespar exemple restent très sexués dans le tango mais, quand on va au-delà des apparences,on observe que la place prise par la femme en danse est de plus en plus conséquente.J’aborderai donc les spécificités du monde tango tout en considérant que si cet univers estparticulier au tango il n’est pas complètement hors de son temps. Le but de cette partie estde dresser un tableau assez général autour du tango et du milieu dans lequel se développesa pratique, milieu associatif attaché à la transmission de la culture et des traditions liéesau tango.

    Dans une troisième partie j’étudierai la pratique du tango comme mise en placed’un rapport à l’autre spécifique. La proximité physique nécessaire et revendiquée par letango met les partenaires dans un rapport d’intimité. C’est ensemble et dans cette intimitécorporelle que les individus vont chercher à créer ensemble un mouvement sensuel. Laproximité et la sensualité dégagées par le tango sont loin des schémas habituels de rapportsentre les individus. Le tango introduit donc un rapport à l’autre d’une toute autre nature. Or, ils’agit d’une danse de couple, qui met en scène une relation entre un homme et une femme.Le tango serait le terrain d’expérimentation des relations hommes/femmes. En proie à unecrise identitaire, ces rapports sont interrogés, mis en scène par le tango qui offre un espace

    2 APPRILL Christophe, Tango, Le couple, le bal et la scène, Paris, Autrement, 2008. Introduction, p.8.

  • Introduction

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    public de réflexion autour de ces questions. Le débat a lieu dans un corps à corps avecl’autre. C’est alors le langage du corps qui prime. Le tango se passe de mots, le corps estla courroie de transmission des sensations, du ressenti entre les partenaires. Mais ça nefonctionne pas systématiquement. Existe-t-il un ou des partenaires idéal(es) ?

    Enfin, j’aborderai la pratique du tango au-delà de la danse. Le tango comme activitéde loisir offre un espace de rencontres. Le but est donc de montrer les spécificités decelui-ci. Le tango est-il une pratique de célibataires ? La rencontre avec l’autre a quelquechose de particulier, elle se fait d’office dans la danse mais qu’en est-il en dehors de ladanse ? Le temps de la danse paraît être un temps bien délimité dans lequel la rencontrepeut avoir lieu. Hors de ce temps la rencontre se situe t-elle dans le registre des rapportssociaux classiques ? On peut observer un décalage entre l’intensité de la relation dans ladanse et l’absence de relation hors de la danse, générateur de frustration chez certains.Le tango est aussi un espace dans lequel peut s’exprimer un soi qui n’a pas forcémentl’occasion de s’exprimer dans d’autres contextes. L’individu paraît appartenir à des universtrès différents dans lesquels il n’exprime pas la même part identitaire. Le tango serait lemoment propice à l’expression d’une sensibilité cachée et étouffée. L’anonymat est-il lacondition qui rend possible aux individus de mettre de côté leur identité sociale pour laisserplace à une « identité sensible » ?

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

    10 Brocard Claire - 2009

    Chapitre 1 : Présentation des outilsméthodologiques

    I/ La danse en sciences socialesLa danse comme objet social a mis du temps à s’affirmer : « La science de la danse setrouve toujours en bas de la hiérarchie aussi bien des arts que des sciences ». Ces propostenus par l’historienne de la danse Marion Kant montre la difficulté de la danse à se situer.Considérée successivement comme un art, un sport ou un loisir, on n’accorde pas à ladanse le sérieux d’un objet en sciences sociales. La danse a du mal à trouver son pointd’ancrage. Le sociologue A. H. Ward « considère que l’opposition entre le rationalisme desconcepts et du discours de la sociologie, et d’autre part la communication non verbale de ladanse, peut constituer un facteur d’explication »3. Le langage du corps proposé par la danseserait donc insaisissable pour les sciences sociales. Quelle est la place donnée au corps ensciences sociales ? L’histoire et la culture occidentale se fondent sur une dichotomie entreesprit et corps. Le corps a toujours été déconsidéré au dépens de l’esprit. « Cette distinctionatteint une amplitude telle qu’elle imprègne insidieusement la plupart des discours sur lecorps, les affects, la violence, la jouissance, le plaisir et la danse. Cette opposition quasiobsessionnelle constitue une entrave essentielle à l’étude de danse »4. Il faut donc faire undétour par la psychanalyse pour établir des relations entre le psychisme et le corps.

    Cette image du corps construite par la pensée occidentale est probablement en lienavec le peu d’intérêt qu’on porte à la danse en tant qu’objet social. Le rapport au corpsen danse diffère de celui en sport. La recherche esthétique, l’intériorité du ressenti, en fontles caractéristiques principales. Le sport a un rapport rationnel au corps, de recherche deperformance tandis que la danse se situe dans une démarche sensible, de création qui estplus difficile à cerner. L’étude du corps s’est alors portée instinctivement vers le sport et nonvers la danse.

    II/ L’affirmation du tango argentin dans le champ dessciences sociales

    3 APPRILL Christophe, Sociologie des danses de couple, Paris, l’Harmattan, 2005. Chapitre I, L’anthropologie culturelle de la danse,p.44.4 APPRILL Christophe, Sociologie des danses de couple, Paris, l’Harmattan, 2005. Chapitre I, L’anthropologie culturelle de la danse,p.46.

  • Chapitre 1 : Présentation des outils méthodologiques

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    Cependant, depuis une vingtaine d’années, la danse s’est développée comme objet d’étudedans le champ social. Ce développement de l’écriture et de la recherche en danse est àlier au renouveau de certaines pratiques (les danses de couple en particulier), à l’essor duréseau associatif, des festivals etc.

    Il est assez surprenant aujourd’hui de constater l’étendue de la recherche théoriquesur un sujet tel que le tango. La recherche porte généralement sur l’histoire du tango etsa mystérieuse apparition au XIXème siècle. Le mythe du tango s’est forgé autour decette question insoluble de ses origines. Le métissage est la réponse la plus satisfaisanteapportée à l’interrogation sur les sources du tango.

    D’autres types d’études portent sur l’ensemble ou sur l’une des formes que peut prendrele tango : poésie, musique, danse, chant. Le tango constitue à lui seul un vaste champartistique. Ces études m’ont permis de prendre conscience de la pluralité des formes prisespar le tango. C’est à partir de ces lectures que j’ai fait le choix de me concentrer sur la danse.

    En ce qui concerne plus spécifiquement mon sujet, plusieurs études sociologiques ontété menées sur le thème des danses de couple et du tango argentin. Christophe Apprill aainsi mené une étude générale sur la sociologie des danses de couple et d’autres, centréessur le tango argentin. Le champ de la recherche en tango est plus vaste et plus conséquentque ce que l’on pourrait s’imaginer mais son développement est récent.

    Je ne compte pas rivaliser avec les études déjà menées sur ce sujet. Elles ont été trèscomplémentaires de mes entretiens. J’ai ainsi mis en lien les données théoriques recueilliesdans ces ouvrages et les outils empiriques que j’ai moi-même mis en place. Toutefoisces sources ne sont pas toujours très pertinentes pour mon sujet. Tout ce qui porte surl’histoire du tango ou un des aspects du tango n’est souvent pas en lien avec la pratiquedu tango du point de vue des pratiquants. Les études sociologiques sur le tango sont plusintéressantes dans mon cas mais représentent l’inconvénient de porter sur des terrainsempiriques différents ou des études datées. Le défi est donc d’actualiser ces données etd’y ajouter mon point de vue sur le sujet.

    III/ Des hypothèses aux entretiens : l’étude d’un terraindélimité

    J’ai posé trois hypothèses principales qui ont guidé mon travail et mes entretiens :Hypothèse 1 : Le tango est un champ social relativement autonome constitué par des

    codes, des normes qui lui sont propres. Cependant il n’est pas étanche au monde « normal». Ainsi, les rapports hommes/femmes au tango ont suivi une évolution similaire à celle quel’on a connue dans la société française au cours du XXème siècle.

    Hypothèse 2 : La rencontre avec soi au travers du tango argentin permet une vraierencontre de l'autre au travers de la danse. Cette rencontre a lieu en fonction des partenairesde danse, de leur capacité à s’écouter, à s’entendre, et à créer ensemble. Cette rencontreest éphémère, fragile mais profonde puisqu’elle se base sur le langage du corps. Langagequ’on ne maîtrise pas, on apprend au tango à s’ouvrir et à se livrer à l’autre dans un rapportempreint de sincérité. Le corps peut-il mentir ?

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

    12 Brocard Claire - 2009

    Hypothèse 3 : Le réseau de sociabilité mis en place par le tango argentin permet auxindividus d’élargir leur horizon social et de faire des rencontres hors de leur cadres habituelsde sociabilité.

    À partir de ces trois hypothèses, j’ai construit ma grille d’entretien. Elle a été facile àétablir car je savais ce que je cherchais à comprendre dans l’étude de la pratique du tango.Quelles sont les motivations aujourd’hui des individus à apprendre et à pratiquer une dansede couple telle que le tango ? Que reflète cette pratique des attentes individuelles ? Quellessont les problématiques sociales auxquels répond le tango ?

    J’ai alors interrogé les individus sur leur premier contact avec le tango, leursimpressions, leurs attentes, leurs motivations, leur perception de l’esthétique du tango, descodes du tango, du rapport au corps dans le tango, des rapports hommes/femmes, leurattirance ou non pour la culture argentine, les relations nouées dans le cadre du tango,l’ouverture sociale ou non permise par cette pratique artistique, leurs autres pratiquesartistiques…

    J’ai effectué 10 entretiens en tout. Tous les individus interrogés participaient auxactivités proposées par Tango De Soie. J’ai fait le choix de n’étudier qu’une seuleassociation, la plus importante de Lyon.

    La majeure partie de mes entretiens s’est déroulée avec des participants du cours dedébutants auquel j’assistais moi-même. J’étais donc à la fois acteur et spectateur. Cetteparticipation à des cours de tango m’a permis d’avoir mon propre ressenti, de voir les chosesd’un point de vue interne. Il a été également plus facile d’interroger les participants aux coursde tango que je fréquentais.

    Mener mon enquête sur des débutants a été également un choix d’analyse. Lesdébutants ont encore à l’esprit les raisons qui les ont poussés à débuter le tango. Leurapproche de la danse, plus sensitive que technique m’est apparue plus intéressante dansmon étude. Les débutants cherchent à acquérir des outils techniques mais ne font pas de latechnique un impératif, juste une nécessité. Or mon interrogation à propos du tango porteentre autre sur le ressenti dans la danse. À partir d’un certain niveau, ce ressenti est plusou moins mis de côté et les individus cherchent surtout à perfectionner leurs techniques. Ilsreconnaissent eux-mêmes négliger parfois la place du ressenti dans la danse.

    Je voulais mener des entretiens aux différents niveaux : les pratiquants, les professeurs,les professionnels. J’ai ainsi recueilli des points de vue variés en fonction de leur implicationvis à vis de la danse et de l’association. Ma grille d’entretien avait la même base pourtous avec des questions plus ciblées en fonction du statut de chacun. Ainsi, lorsque jem’adressais à des professeurs de tango j’ai ajouté des questions vis à vis de l’enseignementde la danse. Pourquoi cette envie d’enseigner ? Comment mener un cours de tango ?Qu’est-ce que leur apportait personnellement le fait d’enseigner le tango argentin ?

    J’ai obtenu un entretien avec l’ex-président de Tango de Soie, Pierre Vidal-Naquet quia été au cœur du renouveau du tango argentin dans les années 80. Il a accompagné larésurgence de cette pratique en s’impliquant énormément dans le développement du réseauassociatif lié au tango. Aujourd’hui il est chargé de donner un cours de débutant à Tangode Soie. Par ailleurs, il est sociologue de formation, j’ai donc eu un « entretien-débat » aveclui autour du tango.

    J’ai rencontré ensuite, un couple de danseurs, professeurs de danse à Tango deSoie. Ils m’ont donné une approche différente de celle que j’avais eu jusque là. Amateurs,professeurs, le tango prend une place très importante dans leur vie. Ils m’ont livré leursimpressions en tant que danseurs, professeurs et couple en danse, et dans leur vie privée.

  • Chapitre 1 : Présentation des outils méthodologiques

    Brocard Claire - 2009 13

    Enfin j’ai eu un entretien avec Esteban, danseur professionnel de tango argentin. Il m’adonné le point de vue d’un argentin, d’un danseur, d’un professionnel, d’un professeur, d’unpratiquant. Cet entretien a été très riche et très complémentaire.

    Le but était donc de parvenir à interroger des individus avec un profil assez différentpour obtenir un tableau relativement complet sur la pratique du tango argentin aux différentsniveaux. J’ai ainsi abordé les principales problématiques dans la pluralité des points de vue.

    Au fur et à mesure des entretiens j’ai acquis des réflexes : se mettre au calme(l’enregistrement est sinon de mauvaise qualité et la retranscription difficile), relancerles individus sur les problématiques qu’ils abordent, être attentive à la compréhensionréciproque de la question et surtout éviter d’imposer mon point de vue à l’enquêté. Dansma manière de formuler mes questions j’ai remarqué une tendance à imposer ma façon depenser. Je me suis rendue compte de ce biais et les enquêtés m’ont également aidé à enprendre conscience. Ils m’ont parfois repris dans ma manière de reformuler leurs réponseset ainsi m’ont évité de leur faire dire ce que je voulais entendre. J’ai eu à faire à des individusqui n’avaient pas de problème avec l’expression orale et qui n’ont pas hésité à me contredireou à m’interroger sur le sens de mes questions. Je n’ai vraiment pas eu l’impression d’êtredans une position dominante en tant qu’enquêteur et de leur imposer mes « schèmes deperceptions ». Le fait d’avoir participé aux cours de tango m’a sans doute permis de mepositionner d’égal à égal avec les enquêtés. J’étais en quelque sorte un enquêteur indigènecomme le défend Bourdieu dans La Misère du Monde. Cette position m’a permis de réduirela violence symbolique inhérente selon Bourdieu à la relation entre enquêteur et enquêté.Les entretiens ont été conduits dans la perspective proposée par Jean-Claude Kaufmann,celle de l’entretien compréhensif5. J’avais l’avantage de connaître mes interlocuteurs sansêtre proches d’eux.

    J’ai été très à l’écoute des enquêtés en essayant d’appliquer le principe de l’entretiennon-directif défini ainsi par Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot :

    « Il faut de l’empathie, c’est à dire créer la possibilité d’une rencontre, d’un échanged’informations de l’un à l’autre, au-delà même des mots. L’entretien suppose un dialogueminimum. Donc un embryon de compréhension mutuelle. Ce qui ne signifie pas accord maisau moins respect de la parole de l’autre »6.

    IV/ L’adoption d’un point de vue particulierMon point de vue n’est pas objectif : après un an passé à Buenos Aires, je suis tombée sousle charme de cette ville et me suis prise de passion pour la culture tango. J’écoute du tangoavec la même nostalgie que les exilés italiens arrivés au port de Buenos Aires. Par ailleurs,je connaissais les individus que j’ai interrogé par l’intermédiaire du cours de tango, j’avaisdéjà eu l’occasion de danser avec certains, de discuter avec d’autres. Je suis donc trèsimpliquée dans l’objet d’étude que j’aborde. Cette implication m’a permis de m’introduiredans la vie de l’association mais peut également atteindre mon objectivité. J’ai consciencede ce manque d’objectivité à la base et j’ai essayé de mettre de côté mes émotions pour

    5 KAUFFMAN Jean-Claude, L’entretien méthodologique, Paris, Armand Colin, 20046 PINCON Michel et PINCON CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie, Paris, PUF, 2002. Chapitre III, L’entretien

    et ses conditions spécifiques, p.41.

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

    14 Brocard Claire - 2009

    faire une étude proche de la réalité que j’ai constatée au travers de mes lectures, de mesobservations et de mes entretiens.

    Je me suis plongée dans l’étude de mon terrain et j’ai procédé à une observationparticipante. C’est donc entre l’ethnographie et la sociologie que se situe mon mémoire avecune volonté de comprendre le sens donné par les individus eux-mêmes à leur pratique dutango argentin.

    « L’analyse sociologique des enjeux sociaux et l’analyse ethnologique desmanifestations symboliques ne sont pas exclusives l’une de l’autre et selon nous,elles se complètent. Rendre compte d’une pratique dans ses différents aspectssuppose la combinaison de ces approches (…) La combinaison des approchesethnologiques et sociologiques permet aussi de mettre fin à une dichotomie peut-être plus pernicieuse encore, celle qui consiste à distinguer la compréhension etl’explication »7.

    Pinçon et Pinçon Charlot réconcilient ainsi ethnologie et sociologie dans une approchecomplémentaire et non concurrentielle. Mon travail mêle ainsi ethnologie et sociologie. C’esten toute conscience des limites de mon projet de recherche que j’étudierai la pratique dutango argentin.

    7 PINCON Michel et PINCON CHARLOT Monique, Voyage en grande bourgeoisie, Paris, PUF, 2002. Chapitre IV, La pratiquede l’observation, p.78.

  • Chapitre 2 : Le tango, un univers à part ?

    Brocard Claire - 2009 15

    Chapitre 2 : Le tango, un univers à part ?

    I/ Un univers régi par ses propres normes Danser le tango est devenu quelque chose de beaucoup plus courant ces 20 dernièresannées et pourtant cet univers n’est pas si facile à pénétrer. Apprendre à danser le tango

    c’est aussi apprendre à en décrypter les codes, le milongueros 8 aura donc intérêt à avoir

    un peu le sens de l’observation afin de se fondre dans la masse.

    A. Les codes vestimentaires ou l’impératif de plaireLes mythes du tango sont chargés d’images, la jupe fendue jusqu’à l’entrecuisse et lestalons aiguilles en font partie. Jusqu’où peut-on dire que cette image stéréotypée de lafemme-tango appartient au mythe ou à la réalité du tango ? Aujourd’hui encore on observeque les femmes surtout, portent une attention particulière à leur tenue vestimentaire pouraller danser le tango argentin. Si chez certaines l’effort est moindre (car leurs tenuessont habituellement très féminines et sophistiquées), pour d’autres il s’agit d’une véritable

    8 Cf. annexe 1, Glossaire du tango.

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

    16 Brocard Claire - 2009

    métamorphose ! Du baggy-basket à la jupe-talon le tango est un hymne à la féminité. « Audébut je faisais pas trop ça, j’arrivais en jean, maintenant je mets des petites chaussuresà talons fins…je m’amuse, bon c’est vrai qu’il y a quand même un code quand je vais aux

    milongas 9 , il y a un code vestimentaire aussi, plus chez les femmes, parce que les hommes

    font pas beaucoup d’effort, hein ? »10. Pourtant les hommes aussi sont touchés par le mêmephénomène. Ils ont conscience que leurs efforts sont moindre vis à vis de leurs partenairesmais ils ne négligent pas pour autant cet aspect esthétique. « Je viens toujours en jeanmais justement je vais faire quelques petits efforts d’investissement personnel parce queje trouve que l’effort fourni par la partenaire devrait trouver sa contrepartie dans un effortminimum du partenaire »11.

    La hauteur des talons chez les femmes, reflètent apparemment leur niveau en danse :« maintenant je comprends qu’on peut mesurer l’avancement des danseuses en fonction dela hauteur de leurs talons. Toutes les bonnes danseuses dansent sur des 10-12 centimètresmoi je suis à 6 »12. La hauteur du talon serait donc l’affirmation d’une certaine maîtrisetechnique en tango argentin. Ces codes ne sont révélés qu’à l’observateur participant. Il estimportant de décrypter les règles tacites du tango pour en comprendre les enjeux.

    Cet effort vestimentaire relève de l’impératif de plaire, plaire pour être invitée à danser.Or cet impératif est par la force des choses, beaucoup plus présent chez les femmes quechez les hommes.

    En effet, l’un des codes du tango, est qu’il incombe à l’homme d’inviter la femme àdanser. Invitation par le regard à Buenos Aires, invitation plus formalisée en France, lafemme est dans l’attente de celle-ci tout au long de la milonga. La crainte la plus répanduechez les femmes est celle de « faire tapisserie ». « On se sent moins bien accepté si onest pas très jeune, pas par les collègues directs pendant le cours, mais si on va à unemilonga, on est sûr de faire tapisserie... »13. Il vaut donc mieux être jeune, jolie, bien habilléeet bonne danseuse pour avoir la chance d’être invitée. Consciemment ou inconsciemmentles femmes font donc un effort esthétique supplémentaire pour plaire aux hommes aveclesquels elles désirent danser. Mais ce n’est pas suffisant. Pour être invitée il faut aussimontrer une certaine disponibilité. Les hommes, dans leur démarche d’invitation, se mettenten danger. Ils prennent le risque de se voir refuser leur invitation à danser. Or on sait à quelpoint leur orgueil pourrait être blessé d’un tel refus. Ils doivent donc sentir que l’autre estdisponible, disponible de corps et d’esprit.

    « Non je pense que c’est pas du tout lié au niveau en fait c’est juste que j’étaistrop rigide…pas assez ouverte, rien que dans comment tu te tiens…je pensequ’ils avaient pas envie de m’inviter rien qu’à me regarder, t’as beau avoir unejupe fendue jusque là…un homme déjà il va venir t’inviter il va quelque part teproposer quelque chose, en fait il va proposer beaucoup de choses donc quelquepart je pense qu’il a besoin déjà de voir qu’en face ça va être quelqu’un qui val’accueillir parce qu’il va beaucoup se mettre en danger en fait et si il sent que lapersonne et ben…c’est pas forcément que j’étais dure avec eux mais déjà dure9 Cf. annexe 1, Glossaire du tango.10 Entretien avec Patricia, participante aux cours de débutants.11 Entretien avec Laurent, participant aux cours de débutants.

    12 Entretien avec Jeanne, participante aux cours de débutants.13 Entretien avec Jeanne, participante aux cours de débutants.

  • Chapitre 2 : Le tango, un univers à part ?

    Brocard Claire - 2009 17

    avec moi-même et s’ils sentent pas vraiment quelqu’un d’ouvert, prête à recevoir,je pense qu’ils s’en rendent pas forcément compte mais ça les attire pas vers cegenre de personnes»14.

    L’invitation est donc problématique pour certaines femmes. Dans le contexte des cours ceproblème ne se pose pas puisque le rituel de l’invitation n’a pas vraiment lieu. Chacuncommence avec une partenaire et la règle est de changer de partenaire régulièrement afinque chaque femme puisse danser à temps égal. La pénurie d’hommes dans les cours detango nécessite une bonne répartition des partenaires. C’est dans le contexte des bals quela règle de l’invitation par l’homme peut poser certaines difficultés à des femmes qui nerépondent pas aux critères de la partenaire idéale (jeune, jolie, féminine, ouverte…).

    Certaines femmes n’hésitent pas à transgresser cette tradition machiste et à inviter leshommes avec lesquels elles souhaitent danser. Mais cette transgression n’est pas la normeet la plupart des femmes se plient aux règles tacites qu’impose le tango argentin et à latradition dont il est chargé. Les femmes comme les hommes sont attachés à reproduirele modèle, celui des bals de Buenos Aires et ne sont pas toujours prêts à accepter uneévolution des mœurs. Ainsi femmes et hommes contribuent à cette distribution sexuée desrôles au sein du bal. Le code vestimentaire émane directement ou indirectement de cestraditions et en particulier de cette règle d’invitation de la femme par l’homme.

    L’univers tango a ses rituels, on s’habille autrement pour aller danser le tango, on entredans un nouvel univers, on entre dans le temps tango qui n’est pas le temps ordinaire.On relègue ses baskets et ses pantalons pour des robes et des talons aiguille. On devientfemmes, on devient hommes, on échange nos habits asexués pour un accoutrement quitend à montrer du doigt les différences de sexes. Le tango est bien le lieu où s’affirment lesdifférences hommes/femmes.

    B. Un rapport hommes/femmes sexué L’invitation, l’habillement tendent à révéler les différences de sexes et nous ramènent à unrapport où hommes et femmes ont un rôle très distinct. S’agit-il d’un retour en arrière ? A lasuite de l’invitation, la femme va devoir suivre l’homme, être à son écoute pour recevoir sesindications et y répondre. Cette vision archaïque des rapports de sexe, a-t-elle vraiment lieudans le tango ? On observe effectivement un retour à des rapports très sexués au travers dutango. Hommes et femmes sont plus ou moins à l’aise avec ces règles machistes imposéespar la tradition du tango argentin.

    « Cette danse de couple elle est quand même très macho ouais quand même fautquand même bien l’admettre malgré tout il y a un jeu qui se passe, c’est à direque même si elle est très macho, nous, il y a un moment donné où on a quandmême le droit de dire oui ou non, si on veut aller jusqu’où il veut nous emmenerou, si on dit stop laisse-moi un peu de temps et puis on ira quand tu voudrasc’est aussi un esprit de jeu…moi ça me plait bien que ce soit macho mais quefinalement on puisse dire stop on arrête ; et puis après, sur le rapport hommes/femmes, vraiment bon, dans la mesure où on est là que pour danser, ça ne mepose aucun soucis, je pense que c’est même plutôt agréable »15.

    14 Entretien avec Emilie, professeur de tango à Tango de Soie.15 Entretien avec Dominique, participante aux cours débutants.

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

    18 Brocard Claire - 2009

    Cette posture permet à la fois de reconnaître qu’effectivement le tango est très machistemais que la femme à une place à prendre. Par ailleurs, plus que de s’outrer ne vaut-il pasmieux s’amuser de ce retour du machisme ? Si les individus viennent au tango c’est sansdoute aussi pour retrouver ces rapports hommes/femmes sexués, sachant qu’ils n’aurontcours que dans ce cadre particulier qu’est celui d’un cours ou d’un bal de tango. On sedonne un personnage dans le tango, c’est un jeu de rôles. L’habillement d’abord (même s’ilne s’agit pas d’un déguisement il y a une transformation chez certaines importante), puiscette prise de position de l’homme par rapport à la femme et inversement. Le tango est unvoyage au cœur du mythe argentin.

    Certains ont quelques réticences, au début surtout, à accepter ces règles du jeudépassées dans des sociétés qui tendent à instaurer une égalité entre les sexes. « Pourl’homme aussi enfin pour moi c’est quelque chose de gênant…c’est comme si on allaitchasser…on est dans cette position là qui est pas forcément enfin moi que j’aime pas »16. Ilapparaît clairement ici que l’homme moderne n’est plus habitué à se comporter en société decette manière. Le macho est souvent considéré comme un personnage grossier, archaïque,et irrespectueux. Or, le tango réhabilite l’image du macho et lui redonne toute sa classe ettoute sa grandeur. Le macho au tango est beau, distingué, classe, et galant. Les femmess’en satisfont : « finalement nous les femmes on porte tellement de choses que c’est biendans ces moments là de se faire chouchouter mais bon, on sait que ça reste dans le cadrede la danse, c’est pas comme ça dans la vie…»17. Les femmes acceptent ce jeu de rôlefinalement parce qu’il a lieu dans le tango, pas dans la vie courante. Le tango est donc vécucomme une parenthèse, un moment à part.

    Les individus que j’ai interviewés sont bien à même de faire la part des choses entrele tango et le reste. Les femmes qui participent à des cours de tango ou à des milongassont loin d’être des femmes soumises. En général elles mènent une vie professionnelle etpersonnelle de prime abord affranchie de la domination masculine. Ces femmes viennentseules au tango alors même qu’il s’agit de femmes mariées. Le paradoxe est là : ce sont desfemmes dont la vie semble loin des rapports machistes d’antan et pourtant qui apprécientde revenir à des rapports sexués dans le cadre du tango et au nom d’une tradition. Quantaux hommes, si certains ne se sentent pas à l’aise dans ce nouveau rôle, d’autres sont ravisde retrouver leur place !

    « Moi je trouve que c’est l’occasion…les femmes elles prennent le pouvoir deplus en plus (rire), partout, donc je pense que pour elles aussi il y a besoinde manière symbolique de ramener les rôles de cette manière sachant que,quand on regarde bien, et quand la femme approfondit sa relation au tango, onse rend compte qu’elle a de plus en plus un rôle à jouer. Elle est de moins enmoins passive. Alors bien sûr c’est quand même l’homme qui prend l’initiativemais je trouve ça bien de revenir aux fondamentaux : l’homme qui prend sesresponsabilités et la femme qui se laisse guider par son homme. Elle se laisseguider mais elle prend son rôle aussi, c’est aussi un jeu d’équipe. Moi je trouveque les hommes ils sont tellement déresponsabilisés de plus en plus dans leurboulot, dans la famille donc on va pas se plaindre que de temps en temps on lesremette un peu face à leurs responsabilités…je sais pas si c’est un peu machode dire ça mais le but c’est un peu comme en amour, c’est à l’homme aussi de

    16 Entretien avec Sébastien, professeur de tango à Tango de Soie.17 Entretien avec Patricia, participante aux cours de débutants.

  • Chapitre 2 : Le tango, un univers à part ?

    Brocard Claire - 2009 19

    donner du plaisir à la femme avec qui il danse donc moi je trouve que c’est quandmême une belle image de l’amour idéal, courtois, romantique tel qu’il est bonde voir de temps en temps devant un monde de plus en plus froid, impersonnel,brutal ».

    Symboliquement, le tango en restaurant des rapports hommes/femmes sexués redonneune place à l’homme qu’il semble avoir perdu en société. Démunis face au joug féminin leshommes auraient du mal à s’imposer et à s’affirmer en tant que tel dans une société quicondamne le machisme.

    Cette perte de repère est importante tant pour les hommes que pour les femmes,l’égalité des sexes n’est pas la solution. Les femmes réaffirment leur féminité au travers dutango, les hommes retrouvent leur responsabilité et en même temps les deux reconnaissentque si en apparence le tango est très machiste, la femme a une place à prendre, de plusen plus importante. Il faut donc relativiser le constat initial, la femme n’est pas dans uneposition passive. Si l’initiative de l’invitation vient de l’homme la femme possède la décisionfinale. En outre elle sait la prise de risque que prend l’homme en formulant cette invitation.Elle a le choix entre accepter son invitation et ainsi satisfaire sa demande ou bien la refuser.Dans la danse elle-même si l’homme doit faire des propositions, la femme peut les recevoiret les interpréter à sa manière. Il faut donc nuancer l’aspect machiste du tango. En jouantsur les différences de sexes, le tango offre la possibilité de mettre en scène ces rapports etde jouer avec les stéréotypes machistes. Ce jeu est accepté, normé et délimité par le cadreoffert par la pratique du tango.

    A travers ce témoignage, on constate que le tango est considéré comme un monde àpart où les rapports peuvent être différents. On oppose une réalité impersonnelle, froide etbrutale à la réalité tango. Le tango est le lieu où les relations hommes/femmes peuvent êtrevécues différemment.

    Le tango offrirait-il une troisième voie aux rapports de sexes ? Permettrait-il l’affirmationdes différences et leur conciliation ? Le tango est un espace où les rapports de couple sontparticuliers. La polygamie en est une des spécificités. Le

    couple tango est loin des schémas traditionnels.

    C. Une danse de couple polygame Le temps tango est un temps bien particulier. On entre dans un univers régi par des codes,par un temps, le temps d’une danse avec l’autre. En réalité on ne danse pas seulementavec l’autre mais avec les autres. On enchaîne quelques tangos avec la même personnepuis on change de partenaire.

    La règle de changements de partenaire est un impératif au tango. Cette règle peutparaître étrange. Le tango argentin est une danse de couple or on sait l’importance del’exclusivité dans un couple. Le couple dans le tango est un couple qui accepte et revendiquela polygamie ! Il est donc possible et nécessaire de changer de partenaire. Cette nécessitévient du fait qu’il y a un déséquilibre entre le nombre d’hommes et de femmes qui participentaux cours de tango. Mais cette règle fait également partie du moment tango. La plupart neviennent pas en couple et le but du tango n’est pas de reproduire l’image du couple telleque nous la voyons habituellement. Finalement, le tango offre l’image d’un couple libérédes contraintes d’exclusivité. La plupart considèrent cette règle comme fondamentale, ellepermet d’enrichir sa danse au contact d’autres partenaires. « C’est comme si finalement

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

    20 Brocard Claire - 2009

    on était toujours tous les deux et qu’on voyait personne d’autre, c’est pour échanger avecd’autres. Il y a une sorte de découverte comme si on allait découvrir quelqu’un en fait doncje pense que cette découverte là a un grand rôle à jouer dans ce qu’on va retranscrire dansla danse »18. Le tango se nourrit de la richesse de ces rencontres.

    Toutefois, cette règle tacite peut en déranger certains qui ont du mal à s’adapter auchangement de partenaire. Il y a certains partenaires avec lesquels ça ne colle pas toujourset le changement de partenaires imposé en cours est parfois trop rapide. Pas le temps des’habituer à l’un(e) qu’il faut en faire danser un(e) autre. Cependant, la plupart reconnaissentqu’il est indispensable de changer de partenaire, l’autre apporte toujours quelque chosede différent et permet d’améliorer la qualité de son écoute et de sa danse. La modernitédu tango résulte peut-être dans le fait que c’est une danse du couple qui reflète bien lesdifficultés d’engagement aujourd’hui. L’image traditionnelle du couple est bousculée dansnos sociétés comme elle est bousculée dans le tango. On commence à danser avec unpartenaire, on s’habitue à lui mais non il faut changer, aller à la rencontre de l’autre quienrichira notre perception de la danse.

    Cette règle tacite permet également de limiter le temps d’une danse l’engagement avecl’autre. On ne cherche pas à s’établir avec quelqu’un, on s’engage pour une danse, peut-être deux, peut-être trois si on sent qu’il se passe quelque chose d’intéressant avec sonpartenaire mais on sait aussi qu’on va devoir se quitter, que ce n’est que pour le temps d’unedanse que l’on reste ensemble. Ces changements de partenaires évacuent partiellementles ambiguïtés qui peuvent surgir dans une telle danse et posent un cadre indispensableà la relation à l’autre.

    Le tango est le moment d’une rencontre avec l’inconnu, chaque rencontre a uncaractère inédit. « C’est la découverte de l’inconnu un moment donné et après laconstruction donc dès fois la construction elle est différente parce que dès fois c’est moinsbien etc. mais c’est toujours ça, ça s’installe comme une progression et je pense que çac’est au-delà du résultat, l’inconnu, la progression, le rapport avec le temps… »19. Or chaquepartenaire apporte quelque chose de nouveau dans son rapport à l’autre, dans sa manièrede danser, de donner, de recevoir…chaque partenaire favorise cette progression. C’estégalement l’excitation du premier rendez-vous qui survient dans la première danse. Ladécouverte progressive de l’autre, de son corps, de sa capacité d’écoute, de sa qualité dedanseur. Comme le précise Esteban ce n’est finalement pas le résultat qui compte maiscette intention de départ de danser avec elle ou lui.

    Le tango est plus qu’une danse c’est un espace culturel, social dans lequel il estconvenu tacitement d’appliquer certaines règles. Il ne faut pas perdre de vue que ces règlesne sont pas énoncées et que chacun les applique à sa manière. Mais les quelques règlesgénérales évoquées ci-dessus permettent d’introduire le lecteur à cet univers si mystérieuxqu’est le tango argentin.

    II/ Un univers qui revendique sa spécificité

    18 Entretien avec Sébastien et Emilie, professeurs de tango à Tango de Soie.19 Entretien avec Esteban, danseur professionnel de tango.

  • Chapitre 2 : Le tango, un univers à part ?

    Brocard Claire - 2009 21

    Danser le tango c’est entrer dans un univers culturel particulier. Tango de Soie est attaché àtransmettre cette culture tango. Ils décrivent ainsi eux même l’esprit de l’association : « Notreassociation n’est pas une école de danse. Elle s’attache à développer et à promouvoirle tango argentin sous toutes ses formes (danse, musique, littérature, arts plastiques), etainsi à participer au développement de cette culture aujourd'hui internationale. Le choix desévénements qui ponctuent la saison découle de cette volonté ». La pratique de la danses’inscrit donc au-delà de la danse elle-même dans un apprentissage global de la culturetango.

    A. Le tango différencié des « autres danses de couple » Le tango est souvent comparé à d’autres danses de couple tels que le rock ou la salsa.Les distinctions habituellement faites entre le tango et les autres danses permettent decomprendre les spécificités du tango argentin. S’il appartient à la catégorie des danses decouple, il s’en distingue par une série de caractéristiques qui lui sont propres.

    Plusieurs personnes interrogées ont commencé par pratiquer une autre danse decouple. Mais le tango argentin a été une révélation, la réponse à toutes leurs attentes. Enquoi le tango argentin comme danse de couple est-il plus à même de répondre à certainesattentes ? Quelles sont-elles ? Quelles sont les spécificités du tango argentin qui le placeen dehors des autres danses de couple ?

    « La grande différence avec la salsa, je trouve ça beaucoup plus sportif, on estrapidement en nage et c’est pas du tout ce que je recherche c’est à dire je veuxpas faire du sport en faisant de la danse, plus effectivement une communicationavec une partenaire…dans la danse… »20. « Dans un cas (le tango) il y a de lacommunication et puis dans l’autre cas (le rock) c’est plutôt le mec qui imposeson truc. La fille par exemple en tango quand elle maîtrise je vais lancer unepasse et puis c’est elle qui va arrêter le truc elle va faire deux trois figures tusais avec ses jambes elle va faire des trucs et puis hop elle va finir le truc, c’estelle qui va décider tandis qu’en rock je sais pas, j’ai l’impression que le mec ildécide et que la fille elle va faire, elle va faire quelques fioritures mais t’as moinsde liberté et puis t’as moins de communication »21. « Peut-être qu’avec les autresdanses ce qu’on voit c’est le côté spectaculaire des figures alors que dans letango j’ai l’impression de voir juste ce qui ressort de cette relation entre les deuxpartenaires plus que ce qu’ils font dans l’espace plutôt ce qu’il y a entre euxqui est visible de l’extérieur »22. « Les sensations qu’on a qui sont différentes,je sais pas pourquoi elles sont différentes c’est qu’on a l’impression que ça sepasse juste comme une communication quand on se parle, c’est épuré au niveauinformations et on a l’impression d’être vraiment en relation avec l’autre plus quedans d’autres danses je trouve »23.

    20 Entretien avec Laurent, participant aux cours de débutants.21 Entretien avec Stéphane, participant aux cours de débutants.22 Entretien avec Sébastien, professeur de danse à Tango de Soie.23 Entretien avec Emilie, professeur de danse à Tango de Soie.

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

    22 Brocard Claire - 2009

    Le partenaire a une place différente en rock et en salsa de celle qui lui est accordée au tango.Une relation profonde s’instaure dans le couple en tango argentin. L’objectif du tango n’estpas d’effectuer des prouesses techniques et sportives mais bien d’instaurer une relationentre les deux partenaires. Or c’est la qualité de cette relation qui va déterminer la qualité dela danse. Il y a donc une recherche de communication avec l’autre. Chacun a un rôle à tenirautant l’homme que la femme dans la recherche de cette communication harmonieuse. Si letango renvoie une image très machiste, il apparaît aux cours de mes entretiens que la placelaissée à la femme dans le tango est plus importante que celle qui lui est laissée en rock.

    Dans les deux cas l’homme dirige mais la manière de recevoir les indications donnéespar l’homme est différente. Dans le tango argentin, la part laissée à l’interprétationpersonnelle de la partenaire est plus importante. L’homme devra être capable d’improviserà partir des réactions qu’il provoque chez l’autre.

    « C’est peut-être l’improvisation, peut-être que dans le rock il y a del’improvisation mais il y a quelque chose dans le tango qui est assez élémentairec’est à dire qu’à partir d’un pas on peut faire tout ce qu’on veut 24.Alors que dansles autres danses, c’est la juxtaposition de plusieurs pas qu’on va répéter. Alorsje sais pas si c’est ça la différence… »25.

    L’improvisation est un élément fondamental dans le tango qui rend possible une véritablerelation à l’autre. En effet l’autre est profondément imprévisible, c’est donc cette partd’improvisation dans le tango qui laisse place à une véritable écoute entre les partenaires.

    Il y a bien sûr une certaine codification du tango qui permet de prévoir plus ou moinscomment l’autre va réagir. Cependant la place accordée à l’improvisation est beaucoup plusimportante dans le tango que dans les autres danses de couple. L’écoute du partenaire, deses réactions est une qualité essentielle. Le couple tango se distingue donc du couple rockou du couple salsa dans la recherche de cette communication avec le partenaire. Chaquepas offre de multiples possibilités, le but est donc d’être compris par l’autre mais égalementde s’adapter à lui si son interprétation est différente de celle qu’on attendait.

    Toute la difficulté d’apprentissage du tango résulte ici. Il faut à la fois connaître uncertain nombre de pas mais surtout savoir les combiner. Les combinaisons sont infiniesd’où la richesse du tango argentin. L’apprentissage n’a donc rien de simple et représenteune démarche pour celui qui l’entreprend. C’est aussi ce qui distingue le tango argentin desautres danses.

    Si d’apparence le tango peut paraître à certains plus abordable : « Bah c’est vrai quepar rapport à la salsa ça m’a paru beaucoup plus facile le début du moins il faut savoirmarcher au tango au début donc euh c’est vrai que ça m’a paru plus facile que la salsa oùdès le départ faut quand même enchaîner des pas un peu compliqués »26, en réalité sonapprentissage est long et compliqué. Les cours ne suffisent pas, il faut pouvoir assister auxpratiques et aux bals pour faire de véritables progrès. « On insiste sur le fait que mêmesi on vient au cours, si on va pas danser on apprend pas forcément bien et donc quepour apprendre il faut un peu transiter dans tous les espaces »27.Il me semble qu’il estplus facile d’apprendre quelques passes de rock et de salsa que d’apprendre quelques

    24 Entretien avec Sébastien, professeur de danse à Tango de Soie.25 Entretien avec Emilie, professeur de danse à Tango de Soie.

    26 Entretien avec Michel, participant aux cours de débutants.27 Entretien avec Esteban, danseur professionnel de tango.

  • Chapitre 2 : Le tango, un univers à part ?

    Brocard Claire - 2009 23

    passes de tango. Le tango argentin ne veut pas seulement être un enchaînement dedifférentes passes, il s’inscrit dans cette relation à deux d’écoute qu’il est beaucoup plusdifficile d’atteindre.

    B. Le réseau tango J’entends par « réseau tango » ce qui s’est crée sous forme associative autour du tango ces20 dernières années et son organisation mais j’entends aussi le « réseau tango » commeréseau de sociabilité attaché à ce maillage associatif.

    Le réseau associatif qui s’est crée autour du tango dans les années 80 répondait àl’absence de toute structure permettant l’apprentissage et la pratique du tango.

    « Il fallait bien créer nos propres structures donc je crois que le tango argentina redémarré en France comme ça parce qu’il n’ y avait rien, que des écoles dedanse qui enseignaient du tango de compétition, chorégraphié, pas du tango debal et donc il n’y avait aucuns lieux. Si vous alliez dans un bar ou n’importe oùdire je veux danser le tango vous pouviez pas, ça existait pas donc fallait biens’organiser et la forme associative c’est ce qu’il y a de plus simple donc on a créécette association à Marseille en même temps il y en a une autre qui s’est crééeà Grenoble, une autre à Toulouse…et puis voilà pour faire venir des enseignantsde Buenos Aires quand même c’est pas rien donc il faut du monde donc on a faitun peu de publicité, on a trouvé dans un Centre social une salle très bien donc ona grossi et puis en même temps ailleurs, c’est ça qui est un peu étrange, c’est cephénomène qui est pas relié qui émerge au même moment à Lille, en Allemagne,partout quoi en Turquie …au Japon c’est très très étrange »28.

    Le réseau tango est donc jeune, il a à peine 20 ans et pourtant il a pris une grande ampleur.Je ne m’aventurerai pas à expliquer pourquoi ce phénomène est apparu au même momentà des endroits différents, je constate simplement que ce maillage d’associations constitueaujourd’hui ce que l’on peut appeler le réseau tango. Ce réseau associatif se distingue desécoles de danse de salon, par son statut, ses objectifs et son enseignement. Les professeursde tango sont des bénévoles, ils n’ont pas de diplôme particulier, l’apprentissage n’estpas orienté vers la compétition (comme dans la plupart des écoles de danse) mais bienvers le bal. Les pratiques et les cours sont mis en place dans l’objectif de permettre àleurs participants de danser aux milongas. Ce réseau à l’écart des circuits traditionnelsd’apprentissage de danses de salon affirme les spécificités du tango argentin.

    Le réseau tango s’est constitué grâce à la mobilité spatiale des tangueros 29 . Sans

    aller jusqu’à Buenos Aires, les tangueros participent à des festivals ou à des activités misesen place par d’autres associations. Il y a une certaine homogénéité à l’intérieur de ce réseau.L’apprentissage, le déroulement des milongas, est assez similaire. Il n’y a pas de différencesfondamentales d’une association à une autre ou d’un pays à l’autre. La différence résultedans l’importance qui est donnée successivement à la danse ou à l’aspect social du réseauauquel elle appartient.

    28 Entretien avec Pierre, ex-président de Tango de Soie, professeur de tango à Tango de Soie.29 Cf. Annexe 1.

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

    24 Brocard Claire - 2009

    « Je voyage je vois des endroits où je dirais ce n’est plus l’aspect social quiest important c’est la danse elle-même qui importe il y a des endroits où lacommunauté marche tellement bien que par moments, on a l’impression quece n’est plus l’aspect social qui importe, c’est faire quelque chose de beau etd’intéressant dans la danse et que le social viendra après, une autre semaine,une autre milonga, ou un autre moment et parfois ça devient presque desprototypes un peu difficiles à suivre »30.

    L’aspect social n’est pas toujours valorisé par des communautés qui trouvent ailleurs desréseaux de sociabilité. En France, la mobilité spatiale des tangueros à l’intérieur de ceréseau a permis de créer un réseau de sociabilité. « De voyage intérieur, le tango est devenuun motif de voyage à l’intérieur d’un réseau convivial et attractif »31. Le mythe du voyage estinhérent au tango argentin et constitue peut-être un motif d’explication à la mobilité spatialedes tangueros.

    Ce réseau associatif et social constitué autour du tango argentin a constitué l’originalitéde l’essor du tango argentin depuis une vingtaine d’années. Le tango est revenu auxsources de sa culture et sa tradition. Ainsi la milonga est redevenue la finalité principale del’apprentissage de cette pratique.

    C. Un attachement à la culture tango : la musique comme vecteurprincipal de cette culture.

    La culture tango renvoie à tout ce qu’on a vu précédemment : des codes, des normes,des particularités revendiquées à l’intérieur d’un réseau spécifique…Tous ces élémentspermettent la transmission d’une tradition culturelle liée au tango argentin. L’élément centralmanquant à ce tableau : la musique. Ses paroles, ses airs mélancoliques renvoient àl’histoire du tango, l’histoire de ces immigrés européens qui débarquent au port de BuenosAires. Comme disait le fameux compositeur Enrique Santos Discépolo : « Le tango est unepensée triste qui se danse ». La musique tango est un élément central de la culture tango.Elle contribue fortement à donner à cet univers son caractère profond et mélancolique :« moi ça me déchire l’âme le tango »32.

    La musique peut faire partie des motivations à la pratique du tango argentin. On aimecette musique et on veut pouvoir l’interpréter par l’intermédiaire de la danse : « C’estvraiment la danse sur la musique, pas la danse pour la danse parce que j’étais pas danseurje savais pas danser du tout »33. On découvre la musique tango et l’envie de danser vientensuite, comme une nécessité d’impliquer son corps dans l’interprétation de celle-ci.

    « T’as l’impression d’être acteur de ce que la musique te dit de faire. Moi j’aimebeaucoup la musique j’écoute beaucoup de musique mais c’est vrai que dansersur de la musique ça amplifie ce plaisir qu’on a à l’écouter. C’est vrai qu’il fautvoir quand même que c’est un rapport affectif avec la musique qu’on écoute. Je

    30 Entretien avec Esteban, danseur professionnel de tango.31 APPRILL Christophe, Le tango argentin en France, Paris, Anthropos, 1998. Chapitre VI, Un réseau de sociabilité liée à une mobilitéspatiale, p.131.32 Entretien avec Michel, participant aux cours de débutants.

    33 Entretien avec Pierre, ex-président de Tango de Soie, professeur de danse à Tango de Soie.

  • Chapitre 2 : Le tango, un univers à part ?

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    sais que tout le monde aime pas le tango et je vois mal quelqu’un qui aime pas lamusique tango danser sur du tango c’est pas possible, c’est la musique d’abordquand même qui nous guide, qui nous fait ressentir des choses »34.

    La musique peut être conçue comme le support de la danse ou inversement la danse commele support de la musique. Dans les deux cas on voit bien l’interdépendance des deux. Il estplus frappant de constater chez les hommes la place centrale accordée à la musique. Elleest leur premier interlocuteur. L’homme, en tango, est avant tout à l’écoute de la musique,il doit la ressentir et l’interpréter en dansant. Les femmes quant à elles sont touchées plusindirectement par la musique. C’est l’homme qui s’interpose entre la musique et la femme.Il est chargé de transmettre son interprétation rythmique et musicale à sa partenaire.

    Le moment de la danse est pour certains le premier qui les familiarise à la musique.On observe que les danseurs, dans le cadre de leur vie privée, cherchent à approfondircette connaissance de la musique.« J’écoute le plus possible de musique tango pour mefamiliariser à la musique, aux différents styles de musique, la milonga, le tango, le tangovalse pour progresser car je suis très intéressé par la danse »35. Ils seront capables au boutde quelques mois de connaître un tango, celui qui l’a composé et l’orchestre qui le joue. Sil’intérêt pour la musique n’est pas premier, il se développe au fur et à mesure des mois etdes années de pratique.

    Tango de Soie invite régulièrement des orchestres afin d’animer les milongas. La placeaccordée à la musique au sein de l’association est donc importante. L’objectif n’est passeulement d’apprendre à danser mais d’appréhender au travers de la danse une culture.Christophe Apprill écrit ceci à propos des danseurs européens et de leur appréhension dela musique : « Leur entendement musical reste fragilisé par la distance culturelle qui sépareles pratiquants du berceau d’origine »36. Il faut pallier aux défaillances d’un écart cultureljugé significatif entre européens et argentins. L’auteur différencie le danseur français et ledanseur argentin à la place qu’il accorde à la musique. Chez les premiers la musique restele support de la danse alors que chez les seconds c’est la musique qui prime. Les pas detango sont plus en adéquation avec la musique tango chez les danseurs argentins. Il estdonc essentiel de transmettre au sein des cours, des bals et des pratiques de tango cetaspect primordial de la culture tango qu’est la musique.

    L’incompréhension de la musique tango peut être en partie liée à une barrièrelinguistique. Les paroles en tango sont importantes, elles reflètent toute la dramaturgiede cette danse et malheureusement elles ne sont pas comprises par tous les danseurseuropéens. La mélodie parle d’elle-même mais la compréhension des paroles est un plus.Les argentins ont l’avantage d’écouter une musique chantée dans leur propre langue avectout ce que cela implique. La langue est par essence le reflet d’une culture, d’une histoire,d’une manière de penser et de ressentir. Les français auront de toute façon une lecturepartielle de la culture argentine. Cependant la volonté de Tango de Soie de transmettre cetteculture, de faire intervenir des orchestres argentins, des danseurs argentins est un remèdepour pallier ces différences culturelles fondamentales.

    La pratique du tango argentin n’est pas seulement liée à une pratique artistique qu’estla danse mais également à tout un univers latin et plus précisément argentin. Les mythesvéhiculés par le tango sont intrinsèquement liés à l’approche de cette culture. On ne peut

    34 Entretien avec Michel, participant aux cours de débutants.35 Entretien avec Laurent, participant aux cours de débutants.36 APPRILL Christophe, Tango, Le Couple, le bal et la scène, Paris, Autrement, 2008. Première Partie, Le Renouveau, p. 33.

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

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    pas bien danser le tango argentin si on ne s’intéresse pas un minimum à ses origines, àsa musique, à son contexte culturel. On peut remarquer que la plupart des danseurs ontdéveloppé à partir de leur pratique du tango un intérêt pour cette culture. Les mythes sontconnus et ancrés dans un imaginaire collectif. Il m’a souvent été dit au cours des entretiensqu’en Argentine les gens dansaient partout le tango, sur les trottoirs. Réalité peut-être desannées 30, aujourd’hui il n’en est rien. L’imaginaire développé autour du tango est riche. Lapratique du tango est un voyage au cœur d’un imaginaire collectif. Il n’est pas besoin devoyager à Buenos Aires (où les mythes sont souvent déchus) pour faire ce voyage intérieur.

  • Chapitre 3 : La pratique du tango : à la recherche d’un rapport à l’autre inédit.

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    Chapitre 3 : La pratique du tango : à larecherche d’un rapport à l’autre inédit.

    Nez à nez, symétriquement dans la même position, jambes et bras tendus, ils sont prêtsà enchaîner un second mouvement. Entre tension et harmonie, le couple tango n’est-il pasune parfaite représentation des rapports humains ?

    I/ La sensualité au cœur de la relation entre lespartenaires

    A. La proximité physique : une nécessité ?

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

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    Main dans la main, poitrine contre poitrine, le « couple-tango » est un couple enlacé.

    L’abrazo 37 qu’il soit ouvert ou fermé invite à une proximité physique entre les partenaires.

    Cette proximité à l’autre est nécessaire et permet une écoute corporelle entre lespartenaires ; celle-ci est indispensable à la coordination des mouvements de l’homme etde la femme.

    Si pour certains cette proximité ne pose apparemment aucun problème, pour d’autresil faudra un temps d’adaptation pour se sentir à l’aise dans ce corps à corps.

    « C’est pas une réticence c’est une difficulté à faire corps à corps. On se rendcompte qu’on est pas du tout habitué à se toucher dans nos sociétés, ons’embrasse mais c’est du bout des lèvres, il y a très peu de toucher entre nouset là c’est vraiment faire corps avec un inconnu en plus, quelqu’un qu’on connaîtpas et puis les hommes se succèdent c’est pas évident alors que c’est trèsimportant pour vraiment comprendre ce qu’on nous demande »38.

    Le tango ouvre la possibilité d’un rapport tactile dans une société où on évite justement lecontact physique, d’autant plus s’il s’agit d’inconnus. Si en France, pour se dire bonjour, ons’embrasse du bout des lèvres, en Argentine on s’embrasse et on s’enlace dans un abrazo.La différence culturelle est là, dans la manière de se dire bonjour, et cette différence setraduit en tango. Il faut donc apprendre à être dans un rapport tactile avec l’autre, à entrerde plein pied dans une intimité corporelle avec son partenaire. « Au début des cours, ona dansé très ouvert, on osait à peine se toucher, on prenait des distances. Maintenant lesdistances elles y sont plus parce qu’on a compris comment ça fonctionnait et qu’on accepteles règles »39. C’est donc bien parce que ce rapport de proximité est perçu comme unerègle du tango argentin qu’il est finalement accepté par tous. Le tango argentin amène lesindividus à un apprentissage plus global de la culture latino-américaine où la notion deproximité physique est perçue différemment.

    Cette proximité physique est plus ou moins bien vécue en fonction du partenaire dedanse.

    « Je n’ai aucun problème avec la proximité, les abrazos fermés tout ça. Je suistrès bien si le cavalier est…comment dire il y a le cavalier qui danse bien il ya les cavaliers qui dansent mal il y a les cavaliers qui sont plus sympathiquesil y a des cavaliers qui sont moins sympathiques donc tout ça évidemmentça fait un petit mélange. Mais j’ai aucun mal avec un cavalier que je ressenscomme quelqu’un de gentil et qui danse comme moi »40. « Alors au début il y aune réticence parce que c’est un peu gênant de se retrouver dans les bras dequelqu’un qu’on connaît pas, avec qui on a pas forcément d’affinités. Après, ily a une habitude parce qu’on connaît mieux les gens avec qui l’on danse ou ona laissé tomber l’ambiguïté qu’il pourrait y avoir et puis après il y a le partenaire

    37 Cf. annexe 1, Lexique du tango.38 Entretien avec Patricia, participante aux cours de débutants.39 Entretien avec Dominique, participante aux cours de débutants.40 Entretien avec Jeanne, participante aux cours de débutants.

  • Chapitre 3 : La pratique du tango : à la recherche d’un rapport à l’autre inédit.

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    avec qui on a trouvé un petit quelque chose de plus, qui fait que la danse est plusen harmonie qu’avec un autre partenaire »41.

    Le contact est facilité par l’existence d’affinités entre les individus. Ces affinités viennentau fur et à mesure des cours. On peut observer dans les cours, les pratiques et les balsque certaines personnes dansent plus souvent avec telle ou telle autre. Il y a égalementune composante éminemment physique que j’ai pu constater aux cours de mes entretiens.Beaucoup ont une certaine réticence à l’avouer mais tout le monde finit par le formuler, il seratoujours plus aisé d’être dans une proximité physique avec un partenaire qui a une allureou un comportement qui nous attire. Il existe aussi des incompatibilités physiques entrecertains partenaires : trop grand, trop gros, trop petit… « J’ai pas encore résolu le problèmede comment être en abrazo fermé avec quelqu’un de beaucoup plus grand que moi. Tu voisil y a une question de physique »42. Ces éléments sont à prendre en considération lorsqu’onse trouve dans un tel rapport de proximité.

    Ce rapprochement physique peut générer des ambiguïtés entre les partenaires dedanse. La plupart reconnaissent ainsi être « tombé dans le panneau ». Ils jugent a posterioriplus intéressant de dénuer ce rapport physique d’ambiguïté réelle et d’en faire une nécessitépour la qualité de la danse. Le jeu de séduction suggérée par cette danse est égalementun registre sur lequel les danseurs doivent pouvoir jouer. Au bout d’un certain temps, ladifférence est bien établie entre le jeu qui s’effectue dans le tango et « la vie normale ».Les partenaires peuvent donc ensemble s’amuser de postures et de passes qui restentsuggestives et non dépourvues d’ambiguïtés. C’est de celles-ci que résulte l’intérêt mêmedu tango. Ce jeu séduction est suffisamment cadré et normé pour qu’il puisse s’accomplirsans passage à l’acte.

    Il existe une polémique entre les tenants de l’abrazo fermé et ceux de l’abrazo ouvert.Entre les deux, les partisans d’un libre choix affirment qu’il est possible de danser en ouvertet en fermé selon les circonstances.

    Pour certains il apparaît fondamental d’être dans une proximité extrême pour pouvoirbien danser. « J’ai fait toutes les associations parce que je voulais absolument apprendreen fermé, je pensais que le tango c’était fermé »43. Alors que d’autres au contraire préfèrentdanser en abrazo ouvert car ils le jugent plus commode : « Parce que je trouve qu’on est unpeu coincé, pour guider c’est pas facile et puis la deuxième raison c’est qu’autant l’abrazoouvert on arrive plus à guider n’importe qui autant l’abrazo fermé, moi je vais te dire quele tango c’est vachement par affinités, et en abrazo fermé, moi il y en a avec qui j’y arrivepas »44. Il est une fois de plus question de partenaires et d’affinités. Si avec certains lecontact physique est plaisant avec d’autres, il est vécu comme une contrainte.

    Certains ont une position intermédiaire qui consiste à promouvoir les deux, abrazoouvert et fermé. Selon les partenaires, selon les circonstances l’un ou l’autre sera plusadapté. Le mieux est de savoir jongler avec les deux afin d’avoir la possibilité de choisir ledegré de proximité selon la danse, les conditions du bal, les partenaires.

    Il est intéressant de noter que si ces débats ont lieu à propos de l’abrazo c’est bien quele contact physique en tango est vraiment particulier. Il est rare, dans d’autres contextesque le tango, d’entrer de plein pied dans une intimité physique avec des inconnus.

    41 Entretien avec Dominique, participante aux cours de débutants.42 Entretien avec Jeanne, participante aux cours de débutants.

    43 Entretien avec Emilie, professeur de tango à Tango de Soie.44 Entretien avec Stéphane, participant aux cours de débutants.

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

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    Le contact physique en tango est à la fois une nécessité de la danse, un jeu avecl’autre mais il s’inscrit également dans une démarche esthétique. Cet enlacement des deuxpartenaires donne au tango toute sa splendeur.

    B. Une recherche esthétique Le tango est une danse qualifiée de sensuelle, de cette sensualité émane une formeesthétique propre au tango. La notion d’esthétique en tango recouvre plusieurs formes.

    « L’esthétique du tango oui, c’est quelque chose que je trouve très beau à voir, en plusça révèle par rapport à la femme, toute sa féminité, chose qu’on ne trouve pas dans toutesles danses »45. Pourquoi le tango, plus que d’autres danses, permettrait-il aux femmes derévéler toute leur féminité ? Le port de la jupe et des talons contribuent-ils à l’exacerbationde cette féminité ? Le tango propose un espace dans lequel effectivement les rôles sonttrès sexués et où les femmes peuvent jouer sur leur féminité sans pour autant remettre encause leur rôle dans la société. Il sera perçu positivement l’effort fourni par les femmes pourrévéler toute leur sensualité ce qui n’est pas le cas dans tous les milieux fréquentés parcelles-ci. Le tango offre la possibilité de jouer sur un autre registre.

    Du tango émane un rapport très sensuel entre hommes et femmes. La proximitéphysique entre les deux partenaires y est pour beaucoup mais elle n’est pas suffisante. Cen’est pas la proximité en soi qui donne à voir un rapport sensuel mais la relation qui s’établitdans le cadre de cette proximité. Or on sait bien que celle-ci dépend des partenaires. Larelation à l’autre est très instable et très éphémère. Elle dépend de plusieurs paramètres :l’attirance physique, la sympathie qui existe ou non entre les partenaires, les compatibilitésou les incompatibilités physiques, les complicités, la connaissance du corps de l’autreet de ses possibilités, l’écoute…tous ces paramètres sont difficiles à réunir mais lorsqueles partenaires arrivent à les réunir, le temps d’une danse, l’image qui est renvoyée auspectateur est celle d’un rapport harmonieux et sensuel.

    L’esthétique du tango est complexe : la sensualité est le mot qui revient le plus lorsqu’onparle de celle-ci. Entrer dans un rapport sensuel avec son partenaire n’est pas quelquechose d’évident. Il faut se sentir suffisamment bien avec l’autre pour jouer ensemble sur ceregistre. De sensuel à sexuel, le tango est parfois considéré au prime abord comme unedanse très sexuelle voire assez vulgaire. Le tango est né dans les bordels et c’est souventce que les gens en retiennent : c’était une danse de prostituées. Rien n’est moins vrai mais ilfaut constater qu’aujourd’hui les prostituées ne pourraient pas se payer le luxe d’apprendrele tango argentin. Il est même plutôt appris et dansé dans les milieux aisés. La limite estdifficile à établir entre ce qui est de l’ordre du sensuel et ce qui est de l’ordre du sexuel.On pourrait dire que le tango donne l’image d’un rapport sensuel mais qu’il perd son aspectsexuel dans la mesure où le temps de la danse, il n’y a pas de passage à l’acte. C’est decette tension, sans passage à l’acte, qu’émane toute la beauté du tango.

    « Le tango met en scène une redécouverte du corps et du sexe, tout en lesmaintenant à distance, en opérant un négatif de l’escalade érotique. La dansen’est pas un instrument destiné à produire du couple. Sa fonction est autrepuisqu’elle joue dans le registre du symbolique. Elle est dénuée d’érotismefonctionnel. Elle extériorise une forme de jeu, de séduction, de duel dansé parfois

    45 Entretien avec Dominique, participante aux cours de débutants.

  • Chapitre 3 : La pratique du tango : à la recherche d’un rapport à l’autre inédit.

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    et contient dans une intériorité un érotisme qui ne s’exprime que dans la force dela retenue »46.

    La sensualité du tango provient également du fait que le tango est une résurrection dessens. On écoute l’autre, on le touche, on le sent, et on se donne à voir. C’est l’intimitéd’une relation à deux qui est mise en scène par le tango, son harmonie et ses tensions.L’harmonie provient sans doute du mouvement en miroir, à la même dixième de secondel’homme et la femme vont faire symétriquement le même mouvement. D’où cette sensationpour le spectateur d’une harmonie parfaite entre les deux danseurs. Mais dans le mêmetemps le tango nous montre toute la tension qu’il peut exister à l’intérieur de ce couple. Cettetension est le fruit de l’improvisation qui caractérise le tango et rend la relation si incertaine,à chaque moment tout peut basculer. L’un et l’autre doivent être dans une écoute réciproquequasi-parfaite pour que l’harmonie persiste. C’est la fragilité de la relation en tango qui estesthétiquement belle.

    L’esthétique du tango ce n’est pas donc pas seulement des efforts vestimentaires,nécessaires mais non suffisants, mais cette relation entre deux personnes qui se donne àvoir dans tout ce qu’elle a de plus beau et de plus fragile. Il est difficile d’obtenir des réponsesclaires et évidentes sur l’esthétique du tango. On répond souvent que le tango c’est beau,c’est tout en rondeur, c’est sensuel mais on ne sait pas toujours expliquer pourquoi. Ilest important de noter que ce n’est pas la robe fendue et les talons aiguilles qui à euxseuls donnent au tango cet aspect esthétique mais bien plutôt cette relation entre les deuxpartenaires qui est profondément émouvante.

    « Une bonne danseuse, c’est pas forcément celle qui est la bonne danseusetechnique mais c’est celle où quand elle danse avec cet homme là il se passevraiment quelque chose il y a une émotion et en fait quand on débute dans letango c’est certainement ça qui attire et c’est ça qu’on voit et qui nous fait dire"c’est beau" et après quand on poursuit on devient un peu plus technique »47.

    Ce n’est pas l’aspect technique, la prouesse des figures ou encore leur caractèreacrobatique qui déterminent la beauté de la danse. Mais bien ce qui se passe entreles partenaires au moment de la danse : leur coordination, leur ressenti, le plaisir qu’ilsprennent à danser ensemble. Or il apparaît évident que le spectateur consciemment ouinconsciemment va sentir l’intensité ou non de la relation. La beauté du tango, en tant quedanse de couple est conditionnée par la qualité de la relation entre les partenaires de danse.Relation difficile à qualifier, à délimiter, où sensualité et sexualité se chevauchent sans seconfondre. Le couple dansant est-il un vrai couple ou juste une représentation de celui-ci ?Le tango est troublant, touchant, fragile, inconstant et c’est parce qu’il nous fait ressentirtoutes ces choses en même temps qu’il est aussi captivant.

    C. Un plaisir partagéLe plaisir de danser avec l’autre, voilà ce qui doit être au cœur de la relation entre lespartenaires. « Plaisir » ce mot revient souvent lorsque l’on veut qualifier son ressenti autango, dans le meilleur des cas ce plaisir est partagé.

    46 APPRILL Christophe, Le tango argentin en France, Paris, Anthropos, 1998. Chapitre VIII, Un questionnement du couple,p.156.47 Entretien avec Emilie, professeur de danse à Tango de Soie.

  • LA RÉSURGENCE D’UNE PRATIQUE ARTISTIQUE : LE TANGO ARGENTIN.

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    « Mon ressenti…un délice, c’est une gourmandise la danse, c’est ça c’est unrégal comme si on goûtait quelque chose de bon. En plus je suis très bouffej’adore et je l’identifie à ça, j’emploierai les même termes quand je danse il ya une symbiose et après c’est une fusion c’est un corps à corps fusionnel letango…c’est un plaisir vraiment, est-ce que c’est charnel ? non je peux pas direque c’est charnel…il y a un gros plaisir…mental en fait je sais pas quel termeutiliser physique non quand même pas… »48.

    Cette idée de gourmandise est très intéressante puisqu’elle renvoie au plaisir des sens.Cependant contrairement à la gourmandise qui peut être un plaisir solitaire, le tango doit sefonder sur un plaisir partagé puisque la relation à deux est au c�