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La séquence de la tour Eiffel, un manifeste esthétique Découpage plan par plan Roland Barthes, dans l’analyse sémiologique qu’il fait de la Tour Eiffel, voit en elle un symbole de subversion : « Tout, dans la Tour, la désignait à ce symbole de subversion : la hardiesse de la conception, la nouveauté du matériau, l’inesthétisme de la forme, la gratuité de la fonction » (1). On sait que ce monument a connu des débuts héroïques et scandaleux : au moment de sa construction et avant même qu’elle ne soit terminée, la tour Eiffel a suscité les réactions indignées d'artistes et d'intellectuels protestant contre son érection, elle a été l’objet de risée... pour finalement être célébrée par les poètes et les peintres comme un symbole de modernité (2). Et revanche du destin, elle est alors devenue le symbole incontestable de Paris dans le monde entier, l'un des monuments les plus photographiés au monde, donc un cliché rebattu, perdant ce qui a fait sa force subversive du début de siècle. Sur le plan esthétique, le traitement de la séquence de la tour Eiffel est donc emblématique de la manière dont Raymond Queneau et Louis Malle traitent le cliché touristique, en retrouvant finalement cet esprit subversif des origines. Queneau l’escamote purement et simplement, en ne le nommant pas et en proposant une devinette à son lecteur : «Ils regardèrent alors en silence l'orama, puis Zazie examina ce qui se passait à quelque trois cents mètres plus bas en suivant le fil à plomb. - C'est pas si haut que ça, remarqua Zazie. - Tout de même, dit Charles, c'est à peine si on distingue les gens. » Par ailleurs, il n'exploite rien de ses caractéristiques, puisque le vertige métaphysique de Gabriel a lieu au sol... Au contraire, Louis Malle joue à fond de cette structure de fer, faite de poutrelles et d’escaliers hélicoïdaux, et même de la horde de touristes qui l’envahissent, inquiets de savoir kouavouar. Et comme dans tout le film, les références sont multiples pour rire de tous ces clichés, mais aussi pour montrer que la création est toujours une re- création. I. Dérision d’un tourisme consommateur de clichés a. Le touriste…

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La séquence de la tour Eiffel, un manifeste

esthétique Découpage plan par plan

Roland Barthes, dans l’analyse sémiologique qu’il fait de la Tour Eiffel, voit en elle un

symbole de subversion : « Tout, dans la Tour, la désignait à ce symbole de subversion : la

hardiesse de la conception, la nouveauté du matériau, l’inesthétisme de la forme, la gratuité de

la fonction » (1). On sait que ce monument a connu des débuts héroïques et scandaleux : au

moment de sa construction et avant même qu’elle ne soit terminée, la tour Eiffel a suscité les

réactions indignées d'artistes et d'intellectuels protestant contre son érection, elle a été l’objet

de risée... pour finalement être célébrée par les poètes et les peintres comme un symbole de

modernité (2). Et revanche du destin, elle est alors devenue le symbole incontestable de Paris

dans le monde entier, l'un des monuments les plus photographiés au monde, donc un cliché

rebattu, perdant ce qui a fait sa force subversive du début de siècle.

Sur le plan esthétique, le traitement de la séquence de la tour Eiffel est donc emblématique de

la manière dont Raymond Queneau et Louis Malle traitent le cliché touristique, en retrouvant

finalement cet esprit subversif des origines.

• Queneau l’escamote purement et simplement, en ne le nommant pas et en proposant

une devinette à son lecteur :

«Ils regardèrent alors en silence l'orama, puis Zazie examina ce qui se passait à

quelque trois cents mètres plus bas en suivant le fil à plomb.

- C'est pas si haut que ça, remarqua Zazie.

- Tout de même, dit Charles, c'est à peine si on distingue les gens.»

Par ailleurs, il n'exploite rien de ses caractéristiques, puisque le vertige métaphysique

de Gabriel a lieu au sol...

• Au contraire, Louis Malle joue à fond de cette structure de fer, faite de poutrelles et

d’escaliers hélicoïdaux, et même de la horde de touristes qui l’envahissent, inquiets de

savoir kouavouar. Et comme dans tout le film, les références sont multiples pour rire

de tous ces clichés, mais aussi pour montrer que la création est toujours une re-

création.

I. Dérision d’un tourisme consommateur de clichés

a. Le touriste…

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l'Arabe

et son keffieh

l'Américain

et son chapeau

de paille

la Bretonne

et sa coiffe

bigouden

le Breton

et son chapeau

rond

le prêtre italien

avec chapeau et

soutane

la Norvégienne

aux cheveux

blonds

le latino-

américain

et sa moustache

brune

l'Hindou

et son turban

II.

III. Dans la scène de l'ascenseur (plans 407-411), Louis Malle joue sur les clichés

ethniques : chaque touriste est caractérisé par ses vêtements nationaux ou

régionaux ou par ses traits physiques prétendument distinctifs. De même, dans

Tintin d’Hergé, les Dupont-Dupond portent pour passer inaperçus ce qu’ils

pensent être le « costume national » :

IV.

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Hergé - Le Lotus bleu - 1946

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Hergé - Objectif Lune - 1953

V.

Finalement ce jeu sur les stéréotypes est également un cliché ! Louis Malle ne

s’amuse-t-il pas à renverser les clichés des Américains sur les Français au béret

vissé sur la tête ? Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, dans Le

Port de l’angoisse de Howard Hawks (1944) avec Humphrey Bogart et Lauren

Bacall, le Français vichyste est évidemment reconnaissable... à son béret :

VI.

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VII.

Et quand ce n’est pas la tour Eiffel, qui caractérise la France dans une affiche du

film Casablanca réalisé en 1942 par Michael Curtiz avec le même Humphrey

Bogart et Ingrid Bergman, c'est le Sacré-Cœur dominant un Montmartre de carte

postale que peint Gene Kelly dans Un Américain à Paris de Vincente Minnelli

(1951) :

VIII.

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IX.

Et quand ce n’est pas le béret qui identifie le Français, c’est le canotier,

indissociable de l'image de la France depuis le succès de Maurice Chevalier aux

États-Unis, saluant une inévitable Garde républicaine dans les séquences de ballet

de cette même comédie-musicale...

X.

b. Le tourisme de masse : les touristes entassés, traités comme des troupeaux

c.

Dans la scène de l'ascenseur bondé, Louis Malle s'inspire à l'évidence du film

muet Speedy de Ted Wilde (1928), avec Harold Lloyd et ses grosses lunettes

rondes : si le contexte est différent (Lloyd se trouve coincé dans une rame de

métro), l'esthétique de la photographie n'en est pas moins la même.

d.

e. Les photos uniformes des cartes postales

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f.

g. Mais quand c’est Zazie qui regarde la tour Eiffel… les photos sont prises sous

des angles de vue de plus en plus surprenants, en un montage délirant et très

rapide de neuf clichés dont l'avant-dernier montre la tour tête en bas - l’idée se

trouvait déjà chez Alphonse Allais : « Donc, nous renversons la tour Eiffel et

nous la plantons la tête en bas, les pattes en l’air. » (3). L’imagination et la

fantaisie de Zazie transforment le rituel des photos prises à la va-vite par des

touristes pressés car ils doivent partir aussitôt vers d’autres kouavouar.

h.

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i.

j. Le belvédère d’où l'on domine Paris

« Ils regardèrent alors en silence l'orama » écrit Raymond Queneau. Quant à

Roland Barthes il analyse : « Visiter la Tour, c’est se mettre au balcon pour

percevoir, comprendre et savourer une certaine essence de Paris ». C’est le

tourisme de la « belle vue ».

Mais quel Paris Zazie et ses deux compères découvrent-ils ? Chez Queneau,

Charles et Gabriel sont toujours incapables de situer correctement le Panthéon

et les Invalides ; et chez Louis Malle, Gabriel débite d’un ton grandiloquent

des banalités, des clichés ! « Ah ! Paris sera toujours Paris ! Regarde, Zazie, si

c’est beau ! Le Panthéon ! les Invalides ! la nouvelle Ève ! » avant d’être pris

de vertige et de perdre ses lunettes.

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k. La tour de Babel

La référence biblique est dès le début de sa construction convoquée par les

artistes dans leur lettre ouverte contre « la monstrueuse Tour Eiffel, que la

malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà

baptisée du nom de « Tour de Babel » ». Point ne sera besoin qu’elle s’écroule

pour que ce lieu devenu hautement touristique ne rassemble une multitude de

langues étrangères. Qui dit touriste dit touriste étranger parlant une langue

étrangère - forestière dit Queneau, utilisant un adjectif archaïque attesté au

Moyen Âge et dont l'étymologie remonte à l'adverbe foris (dehors) en latin - à

moins qu'il ne s'agisse d'un italianisme, inspiré de l'adjectif italien forestièro,

étranger. Comment se comprendre, donc, quand on ne parle pas la même

langue ? C’est l'un des thèmes récurrents chez Raymond Queneau, que Louis

Malle illustre ici avec la scène de l’ascenseur (plan 105 à 414 ; 0h 41’ à 0h 41’

56’’) :

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Cette scène où tous les touristes excités par le spectacle expriment leur

ravissement dans toutes les langues possibles, produit un effet cacophonique et

une sorte de vertige auditif accentué par la rapidité des panoramiques qui

cadrent successivement tous les visages. La tour Eiffel devient pour quelques

secondes une tour de Babel où les langues s’entrecroisent jusqu’à ce que

Gabriel brusquement inspiré hurle « Schpritzki naï ekertch » imposant un

silence sidéré. « C’est des choses qu’arrivent on sait pas comment... Le coup d’

génie, quoi... Les artisses, c’est comme ça » dit-il en s’excusant presque.

On sait quel intérêt Raymond Queneau porte à la question de la langue et du

langage, et plus particulièrement à la difficulté de communiquer. Très jeune, il

s’est intéressé au langage populaire et aux langues étrangères. En 1964, dans

les Fleurs bleues, il imagine une conversation en « iouropéen », sorte de sabir

burlesque où s’entrechoquent plusieurs langues européennes, l’espagnol,

l’italien, l’allemand, l’anglais, le français : ironiquement il appelle ce langage

le néo-babélien.

— Esquiouze euss, dit le campeur mâle, mà wie sind lost.

— Bon début, réplique Cidrolin.

— Capiio ? Egarrirtes... lostes.

— Triste sort.

— Campigne ? Lontano ? Euss... smarriti...

— Il cause bien, murmura Cidrolin, mais parle-t-il européen vernaculaire ou le néo-

babélien ?

— Ah, ah, fit l'autre avec les signes manifestes de vive satisfaction. Vous ferchtéer

l'iouropéen ?

— Un poco, répondit Cidrolin; mais posez là votre barda, nobles étrangers, et prenez donc

un glass avant de repartir.

— Ah, ah, capito : glass.

Radieux, le noble étranger posa donc son barda, puis, dédaignant les meubles destinés à cet

usage, il l'accroupit sur le plancher en croisant ses jambes sous lui avec souplesse. La

demoiselle qui l'accompagnait fit de même.

— Seraient-ils japonais? se demanda Cidrolin à mi-voix. Ils ont pourtant le cheveu blond.

Des Aïnos peut-être.

Et s'adressant au garçon :

— Ne seriez-vous pas aïno ?

— I ? No. Moi : petit ami de tout au monde.

— Je vois : pacifiste ?

— lawohl ! Et ce glass?

— Perd pas le nord, l'Européen […]

— Sanx, dit-il, et à rivedertchi. Et à la fille :

— Schnell ! Onivari oder onivatipa ?

La fille se lève avec grâce et se harnache illico.

— C'est dressé, dit Cidrolin à mi-voix.

Le nomade protesta :

— Nein ! Nein ! Pas tressé : libre. Sie ize libre. Anda to the campus bicose sie ize libre

d'andare to the campus.

Raymond Queneau -Les Fleurs bleues (1964), chapitre 1.

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En dehors de l’effet comique, ce « néo-babélien » prouve que la langue est plus

diverse qu’on ne le croit, et surtout que l’invention, la faute, sont plus efficaces

que le beau langage.

Si le roman date de 1964, les préoccupations de Queneau sont bien antérieures

et l'on peut penser que Louis Malle, dans cette scène qu’il invente, va dans le

sens du romancier. Le brouhaha des touristes est incompréhensible, mais le

sabir de Gabriel a rassemblé l’attention de tous. Le vrai langage est donc celui

qui permet de communiquer ; et Gabriel revendique son statut d’« artisse ».

XI.

XII. La transfiguration de cet « amas de poutrelles »

« N'oubliez pas l'art tout de même. Y a pas que la rigolade, y a aussi l'art. » dira

Gabriel (chapitre 16 du roman). Et c’est assurément ce qui est l’enjeu de cette

séquence : transfigurer le réel, l’ordinaire, le cliché par l’art. Peintres et cinéastes ont

été très vite fascinés par cette structure de fer qualifiée en 1887 d’« odieuse colonne de

tôle boulonnée » qui défiait toutes les règles admises dans l’architecture, et ils ont

donné raison à Gustave Eiffel qui répondait à ses détracteurs : « Je prétends que les

courbes des quatre arêtes du monument telles que le calcul les a fournies, qui, partant

d'un énorme et inusité empattement à la base, vont en s'effilant jusqu'au sommet,

donneront une grande impression de force et de beauté ; car elles traduiront aux yeux

la hardiesse de la conception dans son ensemble, de même que les nombreux vides

ménagés dans les éléments mêmes de la construction accuseront fortement le constant

souci de ne pas livrer inutilement aux violences des ouragans des surfaces dangereuses

pour la stabilité de l'édifice. » (Gustave Eiffel, « Réponse au Manifeste contre la Tour

» - Le Monde - 1887)

b. Une esthétique cubiste

C’est ce que virent les peintres cubistes : « Ce qui différencie le cubisme de

l’ancienne peinture, c’est qu'il n’est pas un art d'imitation, mais un art de

conception qui tend à s’élever jusqu’à la création » (4)

Robert Delaunay « adopte dix points de vue et quinze perspectives dans les

Tours que la lumière désarticule, pour dessiner, par plans contradictoires, trois

cents mètres de vertige. La Tour est une manifestation de dynamisme, et non

d'architecture statique » (5).

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Robert Delaunay -La Tour

Eiffel- 1909-1910

Staatliche Kunsthalle,

Karlsruhe

Robert Delaunay -La Tour

rouge- 1911

Art Institute of Chicago

Sonia Delaunay dit de lui : « Météore, il traverse le cubisme, il l'escalade et le

satellise autour de la Tour Eiffel, muse d'acier d'un monde nouveau qu'il

observe, contemple et adore sous tous les angles avec des jumelles

prismatiques de visionnaire. »

L’œuvre de Fernand Léger est un autre exemple de transfiguration de

l’ordinaire, d’un univers de métal en métaphore de la création :

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Fernand Léger -Les constructeurs- 1950

Musée Pouchkine, Moscou

Fernand Léger -Les

constructeurs- 1950

Musée National

Fernand Léger, Biot

N’est-ce pas ce que devient la Tour Eiffel vue par Louis Malle ?

b. Des prises de vue burlesques : la place de l'homme au cœur du monstre

Louis Malle emprunte au cinéma burlesque et au cinéma comique anglais ces

prises de vue inattendues jouant sur la verticalité, sur le « concours subtil [qui]

s’établit entre l’horizontal et le vertical » pour reprendre l’expression de

Roland Barthes qui poursuit : « Bien loin de barrer, les lignes transversales, la

plupart obliques ou arrondies, disposées en arabesques, semblent relancer sans

cesse la montée » (6), sur les escaliers hélicoïdaux qui traduisent à la fois le

vertige qui atteint Charles et l’obsession de Zazie à trouver une réponse.

Gabriel

Ayant perdu ses précieuses lunettes, qui d’emblée convoquent l’image

d’Harold Lloyd, Gabriel entre dans une sorte d'état second, souligné par la

bande-son. Désormais inconscient de son vertige physique, il se met à évoluer

dans les hauteurs de la tour Eiffel, d'abord sur le toit de l'ascenseur, puis au

milieu des poutrelles, comme un funambule inspiré par les peintres de Marc

Riboud :

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La virtuosité technique accentue le nonsense : la fantaisie des postures de

Gabriel, filmé sous tous les angles y compris les plus improbables (alternance

vertigineuse de plongées et contreplongées, cadrages extrêmes), les ellipses qui

accentuent le caractère incongru de certaines de ses positions, le trucage (film à

l’envers) qui en fait un surhomme bondissant sur les poutrelles au-dessus de

lui, les gags visuels qui contredisent en permanence le sérieux du discours, tout

ceci rappelle les évolutions burlesques d'Harold Lloyd sur les toits et montre

que dans ce monstre de fer, l’homme est certes petit, mais agile, et n’est ni

écrasé ni vaincu :

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La dentelle de fer de la tour n’est-elle pas un stimulant pour l’imagination –

imagination de l’aérien, dit Barthes – et la réflexion métaphysique ? C’est bien

dans ces situations périlleuses que Gabriel exalté se lance dans son monologue

existentiel. Nous citons à nouveau Roland Barthes : « En un mot, il [l’ajouré]

fait voir le vide et manifeste le néant, sans pour autant lui retirer son état

privatif ; on voit toujours le ciel à travers la Tour ; en elle, l’aérien échange sa

propre substance avec les mailles de sa prison, de fer, délié en arabesques,

devient lui-même de l’air. » (7).

Quant à Zazie, c’est la descente dans les escaliers hélicoïdaux qui en offre une

caractérisation symbolique tout à fait pertinente : Zazie descend vers la terre, la

réalité, elle ne se perd pas, comme son oncle Gabriel, dans des spéculations et

des errances métaphysiques.La mise en scène verticale et virtuose de Louis

Malle est explicitement inspirée du film The Lavender Hill Mob (De l’or en

barres) de Charles Crichton (1951) :

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XIII. Les pouvoirs de l’imaginaire poétique

Si l’ascension de Gabriel comme la descente de Zazie sont des moments burlesques

révélateurs de chacun de ces deux personnages, ils gardent aussi et renouvellent la

poésie du nonsense. Toute cette séquence est en effet traitée avec un grand sens à la

fois du burlesque et de la poésie.

Raymond Queneau use surtout du pouvoir du langage, du jeu sur les mots pour créer

un monde poétique, « Pourquoi qu’on dit des choses et pas d’autres ? […] On est tout

de même pas forcé de dire tout ce qu’on dit, on pourrait dire autre chose » s’interroge

Zazie, l’essence de la poésie n’est-elle pas dans cet étonnement ?

Louis Malle use quant à lui des images visuelles, et invente de nouvelles situations

pour laisser libre cours à l’imaginaire :

b. La descente de Zazie

Les escaliers de la tour peuvent faire penser aux labyrinthes de Piranèse, cet

artiste visionnaire précurseur des décors immenses qui inspireront les cinéastes

expressionnistes. Même si le film de Louis Malle ne relève pas a priori de ce

cinéma-là, l’insistance portée sur le jeu de poutrelles et d’hélices lui fait écho.

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Piranèse - Les Prisons imaginaires (pl.7/16)

(Le Carceri d'Invenzione)

Rome, édition de 1761

« Le noir cerveau de Piranèse

Est une béante fournaise

Où se mêlent l'arche et le ciel,

L'escalier, la tour, la colonne ;

Où croît, monte, s'enfle et bouillonne

L'incommensurable Babel. »

Victor Hugo, « Les Mages »

in Contemplations (1856)

Où l’on retrouve la tour de Babel !

Et l’analyse qu’en fait Marguerite Yourcenar fait

également écho aux sensations de nos personnages : «

Les perceptions de l'artiste, rendant ainsi possibles

d'une part l'élan vertigineux, l'ivresse mathématique,

et de l'autre la crise d'agoraphobie et de

claustrophobie conjuguées, l'angoisse de l'espace

prisonnier dont sont à coup sûr issues les prisons. »

(8)

c.

d. L’ascension de Gabriel

La réalité se transforme au fur et à mesure de l’ascension de Gabriel dont

l’imagination devient de plus en plus euphorique.

Première étape

Gabriel se retrouve sur une plate-forme où, en compagnie d'un vieux loup de

mer, il est arrosé par une vague pour le moins inattendue. Louis Malle

matérialise, en l’assortissant de ce gag de la vague, l’image qui caractérise

souvent la tour depuis sa construction.

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Sous la plume du poète Raoul Bonnery, la

tour Eiffel répond à François Coppée, son

détracteur :

« Hampe de drapeau, sentinelle,

Phare : voilà ma mission ! »(9)

Dans leur journal Jules et Edmond de

Goncourt l’évoquent à la date du 6 mai 1889 :

« Retour à pied à Auteuil à travers la foule.

Un ciel mauve, où les lueurs des illuminations

montent, comme le reflet d'un immense

incendie […] la tour Eiffel faisant l'effet d'un

phare, laissé sur la terre par une génération

disparue, - une génération de dix coudées. »

tandis que pour Guy de Maupassant, « elle ne

fut que le phare d’une kermesse internationale

» (10).

Neurdein frères - Le Sommet de la

Tour Eiffel en 1900

Musée d'Orsay, Paris

© Photo musée d'Orsay / Rmn

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Le phare et les projecteurs

document de presse de 1889

Dès 1889 il était bien prévu que la tour soit un

phare sur le bord de la Seine. En 1952, elle est

dotée d’un phare aéronautique de balisage.

Comment ne pas penser que Gabriel, dans son

ascension, ne doive se retrouver en haut d’un

tel édifice, à côté des lentilles d’un phare ?…

f.

g. Deuxième étape

Gabriel monte encore dans des hauteurs arctiques où il semble naturel de

trouver un ours polaire lui aussi frigorifié. Est-ce la proximité des quatre

Scandinaves qui favorise l’image d’une Ultima Thulé ? Une référence

mythologique pour donner une autre vision poétique.

On retrouvera l’ours plus loin dans le film, dans le cabaret où danse

Gabriel(la).

h.

i. Troisième et dernière étape de l’ascension

La plate-forme du sommet, où un météorologue observe le ciel ou les nuages à

travers des ballons jaunes et bleus qu’il va distribuer d’un air distrait.

Observation d’une réalité météorologique à travers le prisme de la poésie des

ballons. En contrebas, une vision panoramique de Paris :

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j.

Les ballons évoquant une âme d’enfant sont symboles de légèreté et d’aérien :

seuls ceux qui acceptent de rêver ont le pouvoir de s’accrocher à un ballon.

Et c’est “en ballon” que Gabriel redescend en douceur pour atterrir au pied de

la Tour sur un tas de sable, autre marque d’enfance. Les ballons sont les

cousins du Ballon rouge, un moyen métrage d'Albert Lamorisse, sorti en

1956 :

k.

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l.

Cette séquence est donc clairement onirique : elle évoque une évasion libre et heureuse dans

l'imaginaire d'un « artisse », alors même que ses divagations métaphysiques en orientent

paradoxalement le sens vers le tragique, sur des thèmes baroques : vanité de l’existence, mort,

dégradation. Mais la poésie rend ces thèmes supportables. Et après tout, « toute cette histoire

[n’est que] le songe d’un rêve. Et toute cette histoire le songe d’un rêve... Et toute cette

histoire le songe d’un rêve... », Queneau rajoutant : « à peine plus qu'un délire tapé à la

machine par un romancier idiot (oh ! pardon) ».

Romancier ou cinéaste, les deux artistes utilisent la tour Eiffel comme une sorte de manifeste

de leur art : « Regard, objet, symbole, la Tour est tout ce que l’homme met en elle ». Donc

même avec des sujets rebattus, on peut encore faire du neuf, à condition d’oser casser les

codes et de laisser libre cours à sa fantaisie et à ses capacités de poésie, c’est-à-dire finalement

à son âme d’enfant. Car « à travers la Tour, les hommes exercent cette grande fonction de

l’imaginaire, qui est leur liberté » (11). Le romancier se joue des mots et de la littérature,

tandis que le cinéaste joue avec les codes des images, qu’elles soient picturales,

photographiques ou cinématographiques.

© Marie-Françoise Leudet et Agnès Vinas

(1) Roland Barthes, La Tour Eiffel, Delpire Éditeur, 1964

(2) Voir sur ce site le dossier de Marie-Françoise Leudet : La tour Eiffel, entre refus et

fascination (1889-1950)

(3) Alphonse Allais, « Utilisation de la tour Eiffel en 1900 », in Le bec en l'air, 1897

(4) Guillaume Apollinaire, Méditations esthétiques. Les peintres cubistes, 1913. Un extrait

pour prolonger la réflexion :« Le cubisme orphique est l'autre grande tendance de la peinture

moderne. C'est l'art de peindre des ensembles nouveaux avec des éléments empruntés non à la

réalité visuelle, mais entièrement créés par l’artiste et doués par lui d'une puissante réalité. Les

œuvres des artistes orphiques doivent présenter simultanément un agrément esthétique pur,

une construction qui tombe sous les sens et une signification sublime, c’est-à-dire le sujet.

C’est de l’art pur. La lumière des œuvres de Picasso contient cet art qu'invente de son côté

Robert Delaunay et où s’efforcent aussi Fernand Léger, Francis Picabia et Marcel Duchamp. »

(5) Encyclopædia Universalis, 2007

(6) Roland Barthes, op. cit.

(7) Ibid.

(8) Marguerite Yourcenar, « Le cerveau noir de Piranèse », in Sous bénéfice d’inventaire,

1962

(9) Raoul Bonnery, « La tour Eiffel à François Coppée, le jour de ses 300 mètres. » in Le

Franc Journal, mai 1889

(10) Guy de Maupassant, La Vie errante, 1890.

(11) Roland Barthes, op. cit.