26

La statue du Président

  • Upload
    others

  • View
    4

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: La statue du Président
Page 2: La statue du Président

LA STATUE DU PRÉSIDENT

Page 3: La statue du Président

DU MÊME AUTEUR

La Vérité sur les femmes, essai, Stock, 1991. La Vérité sur les hommes, essai, Éditions n° 1, 1992. Harem pour deux, roman, Anne Carrière, 1993.

Page 4: La statue du Président

PIERRE BEER

LA STATUE DU PRÉSIDENT

roman

l'Archipel

Page 5: La statue du Président

Un livre présenté par Jacqueline Raoul-Duval.

Si vous souhaitez recevoir notre catalogue et être tenu au courant de nos publications, envoyez vos nom et adresse, en citant ce livre, aux Éditions de l'Archipel, 13, rue Chapon, 75003 Paris. Et, pour le Canada, à Édipresse Inc., 945, avenue Beaumont, Montréal, Québec, H3N 1W3.

ISBN 2-84187-020-0

Copyright © L'Archipel, 1995.

Page 6: La statue du Président

« Qui es-tu, toi, caché dans la nuit, qui trébuches sur mon secret ? » Shakespeare, Roméo et Juliette

Page 7: La statue du Président
Page 8: La statue du Président

Elle avait dix-sept ans. Blonde, les yeux un peu tristes, mais ce n'était pas la tristesse qu'ont parfois les jeunes filles à cet âge.

Henri fit sa connaissance sur un court de tennis. Elle passait l'été à Biarritz avec ses parents. Comme lui, ils étaient descendus à l'hôtel du Palais.

Sous la jupe blanche, les jambes étaient très longues, bronzées, avec encore un arrondi, un reste d'enfance qui lui donnait une démarche de faon. Elle sirotait un citron pressé en com- pagnie de ses parents. Il leur manquait un qua- trième pour le double. Henri se proposa.

Très vite, toutes ses balles furent destinées à la jeune fille, comme si l'autre adversaire avait cessé d'exister. Henri s'émerveillait de la voir courir, concentrée et légère, douée pourtant d'une force de frappe qui le déconcertait. Sou- dain, elle dérapa en retournant l'un de ses smashs. Une vilaine écorchure au genou se mit à saigner. Henri la conduisit au vestiaire où, déclinant l'aide d'un moniteur, il désinfecta et pansa lui-même la plaie - après tout, cette blessure était un peu sa faute.

Page 9: La statue du Président

Elle pleurait et Henri fut ému par ces larmes d'enfant qui coulaient sur des seins de femme. Il rêvait d'embrasser la jeune fille au front, tendre et paternel à la fois, mais, à sa stupéfac- tion, elle se redressa vivement, l'enlaça, et ce fut elle qui chercha sa bouche, la trouva, la fouilla... Sans même songer à fermer la porte à clé, bouleversé, fou de désir, il la prit sur le banc étroit et rude du vestiaire.

Ensuite ils se rencontrèrent chaque soir, au milieu de la nuit, après que les parents de la jeune fille s'étaient endormis. Et quand s'acheva l'été, ils partirent ensemble. Henri l'enleva et l'emmena à Madrid. Elle téléphona à sa mère pour la rassurer, s'inventa une amie qu'elle avait eu envie de rejoindre en Espagne. Ils vécurent là dans un petit hôtel tout parfumé de jasmin. Et puis, un matin, le rêve prit fin. Elle partit sans le prévenir, sans bruit ni larmes, sans même un mot d'adieu. Elle le quitta comme cela, pour toujours. Amour d'adolescente qui confond quinze jours et une vie, qui croit que le monde l'attend et que le temps lui est compté... Henri avait presque cinquante ans, il aurait pu être son père. Sans doute avait-elle besoin des jeux de son âge.

Page 10: La statue du Président

J'ai vingt-cinq ans, je m'appelle Pierre. J'occupe un poste qui n'apparaît pas dans l'orga- nigramme du ministère de la Culture. Je tra- vaillais pour un grand quotidien, et mon rédac- teur en chef cherchait à placer un homme à lui rue de Valois. Je n'arrête pas une seconde et me donne

beaucoup de mal. En général, je croise le plan- ton de nuit au moment où il va se coucher. Compte tenu de mes horaires, il m'imagine des fonctions très importantes et me gratifie d'un « Bonjour Monsieur » déférent auquel je réponds, comme mes supérieurs, par un salut distrait.

Demain matin, on enterre l'un de nos grands sculpteurs. Le ministre m'a chargé de rédiger le discours officiel. Cela aussi fait partie de mes fonctions. J'exécute les basses œuvres du ministre, qui lui-même se contente d'obéir aux ordres du Président. Pas la moindre initiative...

La corbeille déborde de tous mes brouillons froissés. Je ne sais pourquoi, mais cette fois-ci je n'y arrive pas. Le grand bureau, que je par- tage d'ordinaire avec une demi-douzaine de

Page 11: La statue du Président

collaborateurs bruyants, est ce soir terriblement silencieux ; il me fait peur. Où en étais-je ? Ah, oui : « La France entière pleurera longtemps ce grand artiste qui, dans la lignée de Rodin, de Bourdelle et de Maillol, s'était fait l'apôtre de la beauté féminine... Il est mort, fauché en pleine création...» Basse besogne, vraiment. Surtout lorsqu'on sait ce que je sais, c'est-à-dire la vérité.

Page 12: La statue du Président

La vérité... J'ignore si cette histoire sera un jour publiée, peut-être me l'interdira-t-on ; en attendant, je dois raconter ce que je sais.

Tout a commencé le plus banalement du monde. Le Président nous avait convoqués, tôt ce matin-là, pour un petit déjeuner de travail dans le jardin de l'Élysée. Nous étions en juin et, malgré l'heure matinale, il faisait déjà très chaud dans le parc immense. J'admirais les arbres centenaires qui le délimitent et ombra- gent une pelouse impeccable, ponctuée de massifs fleuris réclamant les soins d'une bonne dizaine de jardiniers. Devant les portes-fenêtres du palais s'ouvre une large véranda agrémentée de tables de pierre, qu'entourent des sièges en fer forgé dépourvus de coussins.

— Je me demande ce qu'il nous veut aujour- d'hui, marmonna le ministre en faisant les cent pas.

Nous étions souvent appelés auprès du chef de l'État : la culture a pour lui les yeux de Chi- mène. Il rêve, selon l'instant, d'être peintre, écrivain, architecte, sculpteur...

Page 13: La statue du Président

- Tout juste bon à être président de la Répu- blique ! m'a-t-il dit un jour sans l'ombre d'un sourire.

Il apparut enfin. Très petit de taille, le menton toujours levé, comme un homme qui tient à être remarqué sur la photo, la lèvre supérieure inexistante, la lèvre inférieure un peu trop sen- suelle et volontaire.

Nous nous levâmes d'un bond. Le ministre, lui, était déjà debout. Le Président sourit à cha- cun, à tour de rôle, ce qui fit rougir le chef de cabinet et se pâmer le ministre - tous deux confits en dévotion pour leur maître.

Nous déjeunâmes. Le chef de l'État nous parla d'Athènes, de Chypre, du charme des étendues sauvages, de la couleur de l'aube, de la beauté qui habite le monde et devrait aussi habiter l'âme des hommes. Nous l'écoutions en silence. Nous le connaissions : plus le prélude était long, plus l'entretien serait important.

- Voilà, dit-il soudain, j'ai longuement réfléchi... Il fixait la petite terrasse qui jouxte son

bureau. - Je veux faire ériger une statue, à cet endroit

même. - C'est l'emplacement idéal, répondit le

ministre, soulagé de n'avoir pas à construire une ville entière en marbre rose - il connaissait les effrayantes lubies du Président. On pourrait imaginer une grande colombe d'albâtre. La Paix est un sujet qui...

- Vous n'y êtes pas, l'interrompit le chef de l'État. Je pense à une femme. Une statue de

Page 14: La statue du Président

l'Amour. Une Aphrodite incomparable, la plus belle de toutes, la plus sensuelle.

- En marbre ? hasarda le chef de cabinet. Le Président plissa les yeux. - Marbre, bronze, peu m'importe... Elle devra

défier le temps et les hommes. Ce sera la com- mande artistique de mon septennat. Interrogez les meilleurs : Sarman, Mésar, Sotero, et aussi Selski, le russe. Je verrais bien Selski, mais à vous d'en décider.

- Quel budget ? bégaya le ministre. — Je vous parle d'art et vous me parlez de

budget ! dit le Président en se levant. C'est votre domaine, vous saurez bien.

Et il s'éloigna, de sa démarche un peu raide de souverain.

Page 15: La statue du Président
Page 16: La statue du Président

Dans la grande Renault gris métallisé qui nous reconduisait rue de Valois, mon ministre vitupérait.

- Une statue dédiée à l'Amour... Aphrodite ! Le franc s'effondre, le chômage augmente, et il ne pense qu'à folâtrer avec une tonne de bronze...

- C'est incroyable ! opina le chef de cabinet qui avait applaudi avec la même vigueur la décision du Président.

Je m'enfermai dans mes pensées. Après plus d'un an au ministère, j'étais toujours aussi émerveillé par ces grosses cylindrées mises à la disposition des membres du gouvernement. Chauffeur en gants blancs, mini-bar, téléphone, téléviseur et autres gadgets que je brûlais d'essayer. Je me sentais aussi excité qu'un enfant. Moi qui n'avais qu'une 4 L, achetée mille cinq cents francs à un vieux fermier de la Creuse...

La voiture arriva devant le ministère et fut entourée aussitôt par les huissiers de service.

- Pierre, suivez-moi dans mon bureau, dit le ministre.

Page 17: La statue du Président

Surpris de voir la hiérarchie ainsi bafouée (l'administration rend ses administrateurs très susceptibles), le chef de cabinet demanda :

- Avez-vous besoin de moi, Monsieur ? - Pas pour l'instant. Le chef de cabinet toussa. C'était sa façon à

lui de signifier qu'il était malheureux et humilié. Je lui tapotai gentiment l'épaule et murmurai un « à tout à l'heure » aussi chaleureux que possible.

Le bureau du ministre est tout à la fois impo- sant et intime. On y découvre l'homme au détour de chaque objet. La majesté de l'endroit disparaît sous un amoncellement de souvenirs. Des livres, une écharpe abandonnée, des pho- tos de famille posées çà et là, certaines sans cadre...

Sur la gauche, un grand placard. Je sais qu'il renferme des appareils de musculation: notre ministre est très soucieux de son aspect physique. Il se laissa tomber sur son fauteuil.

- Alors, Pierre, que fait-on ? Je m'assis à mon tour. Les sièges étaient tous

très bas, excepté le sien, bien entendu. Il soupira. - C'est une lubie. Mais pourquoi pas, si cela

l'amuse ? Je regardai la petite statuette Fang, probable-

ment un faux, posée sur son bureau. - Contactez les plus grands sculpteurs, pour-

suivit le ministre. Les plus connus. Le Président n'acceptera qu'un artiste de renom.

Page 18: La statue du Président

- Il nous a donné sa liste, lui rappelai-je, et il a insisté sur Selski. - Ah, oui, c'est vrai... Il resta pensif un instant, puis ajouta : - En tout cas, dépêchez-vous, il va m'appeler

tous les jours.

Page 19: La statue du Président
Page 20: La statue du Président

Mon premier appel fut pour Sarman. Le minis- tère l'avait déjà plusieurs fois sollicité et il n'accueillit pas mon coup de téléphone avec l'enthousiasme que j'attendais. J'ignorais que sa dernière commande ne lui avait pas encore été intégralement réglée. Cependant, il changea de ton lorsque je lui révélai l'identité du comman- ditaire.

- Une Aphrodite, me dit-il ? Mais j'en ai déjà fait trois, dont une découpée en rondelles et lardée de morceaux de violon ! J'adore les Aphrodites, je serais enchanté de...

- Le Président songe à quelque chose de plus... réaliste.

- Je vais y réfléchir, me répondit-il après un silence. Un détail l'intriguait : - Pourquoi n'est-ce pas l'Élysée qui appelle

directement ? Je ne sus que répondre. - Le chef de l'État tient sans doute à ce que

cela passe par la Culture, improvisai-je, pour ne pas être accusé de mettre en avant ses goûts personnels.

Page 21: La statue du Président

L'explication parut le satisfaire. Mésar n'était pas à Paris, ni même en France. Je tombai sur un de ses assistants, dans son

atelier niçois. Il m'apprit que le sculpteur était actuellement accaparé par la décoration du pavillon français de la Biennale de Venise.

- Vous n'êtes pas au courant, au ministère ? ajouta-t-il d'un ton presque moqueur.

- Quelle question ! dis-je en mentant effron- tément. Mais il s'agit là d'une commande expresse du chef de l'État.

Une fois encore, le nom du Président fit mer- veille. Décidément, pensai-je, le ministère de la Culture n'a pas très bonne réputation...

— Mésar vous rappellera dès que possible, me dit-il. Toute trace de raillerie avait disparu de sa

voix. Mon troisième appel fut pour Sotero. À vrai

dire, je voyais mal Sarman et Mésar, l'un avec ses formes éclatées, l'autre avec ses entasse- ments pop'art, façonner la parfaite et très clas- sique figure de l'Amour que l'on m'avait chargé de faire réaliser.

Sotero, en revanche, artiste des volumes sen- suels — même si certains lui reprochaient d'enfler ses créatures au point de les faire res- sembler à des bibendums -, me semblait davan- tage l'homme de la situation.

Malheureusement, cette fois, la mention du nom du Président n'eut pas du tout l'effet escompté : il penchait pour le parti adverse et ses opinions politiques étaient sans appel ; il me raccrocha au nez.

Page 22: La statue du Président

Il ne me restait plus qu'à joindre le dernier de la liste : Roman Selski - dont le travail me sem- blait, à y bien réfléchir, davantage apparenté à l'œuvre souhaitée.

- Selski à l'appareil, me dit-il en roulant les r. Une commande officielle ? Passez me voir à l'atelier, je déteste discuter au téléphone.

Page 23: La statue du Président
Page 24: La statue du Président

Je sonnai. Une grosse femme à chignon m'ouvrit la

porte. Elle était vêtue d'une robe grise et allait pieds nus. Elle m'accorda autant d'importance que si j'étais un livreur de pizza. Je la suivis à travers de longs couloirs aux murs vides, qui avaient quelque chose de monacal, puis me quitta, toujours sans un mot ni un sourire, au seuil d'un vaste salon. Je restai cloué sur place : j'avais sous les yeux la réplique exacte d'un harem. Mais un harem de pierre. Dans une atmosphère mauresque, qu'accentuait la lumière tamisée des lampes, se dressaient partout des formes féminines, figées dans une langueur sensuelle. Des statues. En bois, en plâtre, en marbre ou en bronze. Rien que des femmes, la plupart fort dévêtues. Elles paraissaient si vivantes qu'un trouble m'envahit.

Une voix me fit sursauter. Ton joyeux, accent bizarre.

- Ce sont mes épouses. Vous aimez ? Un homme de petite taille me regardait,

tout souriant, vêtu d'un jean noir trop large et

Page 25: La statue du Président

Le Président ? Un souverain davantage préoccupé par son image, sa postérité et son bon plaisir que par les difficultés quotidiennes de ses sujets. La statue ? Une Aphrodite, hommage au Désir et à la Sensualité, officiellement destinée à orner les jardins de l'Élysée. « La » commande du septennat. A moins que ce ne soit un prétexte, une opération de diversion. Difficile, en effet, de connaître les véritables desseins d'un homme que poursuit le souvenir d'un amour de jeunesse. Quant à Pierre, le mystérieux narrateur, il occupe au ministère de la Culture un poste qui ne figure pas dans l'organigramme : exécuteur des volontés présidentielles. Tout à la fois roman à clé et conte « moral », La Statue du Président nous propose une incursion iconoclaste dans les coulisses du pouvoir.

Pierre Beer est le pseudonyme d'un homme de communication réputé qui a souvent été amené à conseiller d'éminentes personnalités du monde économique et politique.

Page 26: La statue du Président

Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles d’accès par le temps, cette édition numérique redonne vie à une œuvre existant jusqu’alors uniquement

sur un support imprimé, conformément à la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012 relative à l’exploitation des Livres Indisponibles du XXe siècle.

Cette édition numérique a été réalisée à partir d’un support physique parfois ancien conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

Elle peut donc reproduire, au-delà du texte lui-même, des éléments propres à l’exemplaire qui a servi à la numérisation.

Cette édition numérique a été fabriquée par la société FeniXX au format PDF.

La couverture reproduit celle du livre original conservé au sein des collections de la Bibliothèque nationale de France, notamment au titre du dépôt légal.

*

La société FeniXX diffuse cette édition numérique en accord avec l’éditeur du livre original, qui dispose d’une licence exclusive confiée par la Sofia ‒ Société Française des Intérêts des Auteurs de l’Écrit ‒

dans le cadre de la loi n° 2012-287 du 1er mars 2012.