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A. S. Neboj ša La toute petite fille monstre 2013 © Éditions Lunatique L E B AS L IVET 53380 L A C ROIXILLE ISBN 979-10-90424-18-0 lunatique

La toute petite fille monstre

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Page 1: La toute petite fille monstre

A. S . Nebojš a

La toute petite fille monstre

2013 © Éditions LunatiqueLe Bas Livet 53380 La CroixiLLeISBN 979-10-90424-18-0

lunatique

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Avertissement

Monika est entrée dans ma vie en deux temps. La toute première fois, c’était le 22 décembre 2011. Le jour de mon anniversaire. Curieux cadeau. Un article de journal m’ap-prend son existence. Juste quelques phrases  : « Soupçonnée de crimes de guerre contre des civils non serbes dans le camp de Luka, à Brčko, en mai 1992, Monika Ilić Simonović, sur-nommée la «petite jeune fille monstre» a été arrêtée mardi 20 décembre à Prijedor par le police de la République Serbe. »

Comment ne pas être intriguée ? Je ne peux m’empêcher de tenter d’en savoir plus. Et au fur et à mesure que j’avance dans mes recherches, cette femme me fascine et me terrifie. Les extraits du procès de Goran Jelisić, son amoureux de l’époque des faits, me sidèrent : comment tant de monstruo-sités peuvent elles se cacher dans le corps gracile d’une fille à peine sortie de l’enfance ?

Je veux comprendre. Je veux la rencontrer, lui poser toutes les questions qui se bousculent dans ma tête. Mais je perds sa trace entre le TPIY et les tribunaux de Brčko aux mails inva-lides et aux secrétaires revêches.

Je n’ai réellement fait la connaissance de Monika que quelques mois plus tard. En avril. Chez moi.

L’hiver avait été particulièrement rigoureux pour la région

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parisienne. J’avais passé la journée à retourner la terre de mon potager dans un froid soleil de printemps. Celui qui nous paraît toujours une bénédiction, malgré sa timidité, parce qu’il est le premier à nous réchauffer après des mois de grisaille nuageuse. J’étais épuisée. Je me suis assise sur mon lit et je sombrais, en dépit de cette position inconfortable, dans un coma bienheureux.

Monika m’a surprise là. Elle s’était assise à côté de moi et elle me regardait silencieusement de ses grands yeux bleus. Elle avait l’air de me supplier de la raconter, de donner vie à son fantôme léger. Je me suis levée, et je n’ai plus lâché mon crayon pendant le mois qui a suivi. Tous les papiers chez moi étaient gribouillés. Même les tickets de métro et les tickets de caisse y passaient. Monika ne m’a pas lâchée jusqu’au point final. Elle m’a soufflé les bons mots, les émotions justes.

J’ai bien conscience que cette Monika-là, celle de mon ro-man, n’existe pas réellement. Mais elle compte quand même. Elle a un sens. Elle veut que nous comprenions que chaque être humain n’a besoin d’aucune excuse. Ni pour être bon, ni pour être le pire des monstres. Constat terrifiant. Il suffit de faire sauter le carcan que nous avons appris à porter dès notre naissance.

Ma Monika s’évaporera au moment même où vous tourne-rez la dernière page de ce livre. Mais sachez qu’il existe une Monika quelque part sur cette terre. Les faits relatés dans la première partie du roman, ceux qui se déroulent pendant la

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guerre, ont été racontés devant le TPIY par ceux qui ont sur-vécu aux terribles guerres des Balkans.

Il y a bien un Goran Jelisić, en prison pour quarante ans.Il y a bien une Vera Simonović, en train de vieillir dans un

ancien bordel de Bosnie.Il y a bien une Monika.Elle, la vraie, doit être très différente du personnage que

j’ai imaginé. Mais elle a au moins un point commun avec ma Monika à moi  : elle est née de la neige de l’ex-Yougoslavie. Elle a vu le jour dans cette contrée incroyable qui kidnappe le cœur de ceux qui, comme moi, y ont un temps vécu.

Comme la mienne, la vraie Monika est l’enfant d’un monde mystérieux où la beauté étourdissante cohabite, cruelle, avec ce qu’il y a de plus atroce planqué au fond de l’âme des hommes.

J’espère rencontrer un jour cette Monika-là.

A. S. Nebojša

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Rivière Save

Monika regarde depuis les bords de la Save le pont encore intact. Il est tôt. Elle sautille d’un pied sur l’autre. Elle attend la détonation avec impatience.

Goran a travaillé tout la nuit aux côtés de son unité. Elle l’a à peine vu.

Elle imagine les familles qui se réveillent, les grand-mères qui ramassent leurs cabas. Il doit y avoir du monde dans les rues. Elle se mord la lèvre inférieure.

Il y a une vraie chronologie lors d’une explosion. D’abord, une onde terrible. Un tremblement du sol sous les chaussures, une vibration qui gagne les chairs, remonte le long des jambes et se répercute derrière chaque côte. Le temps se déforme. Les yeux s’écarquillent. Ensuite, il y a la lumière. Très blanche. Puis rouge quand l’air commence à s’enflammer. Le souffle atteint les corps. Ils comprennent.

C’est à ce moment-là que le déluge s’abat. Des pierres volent. Des plaques de métal sifflent. Il n’y a plus rien sous les pieds. Est-ce que les hommes ont appris à voler ou bien est-ce le monde qui se dérobe et implose ?

Monika retient un cri. Elle n’a plus du tout froid. Elle a entendu le bruit. Elle a senti le souffre et le fer en fusion. Elle a vu les gerbes de feu et le pont s’affaisser.

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Les bombes devaient être puissantes : des barres entières de ferraille sont allées s’écraser des centaines de mètres plus loin, soulevant des nuages de poussière dans la ville.

Elle ne réalise pas tout de suite que, au milieu des gravats tombant dans la Save, il y a des corps. Mais le courant pousse les premiers vers elle. Elle regarde passer les radeaux de chair. Et puis le cadavre d’une femme vient se prendre dans les branches près du rivage. Monika se précipite dans l’eau.

La violence du débit de la rivière la repousse. Elle lutte ; elle a trop envie de voir. Elle tend le bras. Sa main effleure la peau inerte. Elle est douce et chaude ; il n’y a pas plus de réaction que si elle avait touché un bout de bois.

pp. 23/24

La planque est sombre. Trois pièces à la limite du sous-sol. Le jour peine à y entrer. Pour être efficace, il lui faudrait un passage plus large que les minuscules lucarnes encrassées. Le propriétaire est un homme bourru, rond, le visage mou, la barbe hirsute. Il porte de vieux vêtements élimés aux mailles élargies. Les yeux fatigués tournent dans leurs orbites,ivres.

Il rentre tard le soir, puant le goudron. Quand il ouvre la porte, les grondements de l’extérieur dérangent le silence et la solitude grâce auxquels Monika survit faiblement.

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Il s’assied, la chaise grince sous son poids. Il pose devant lui un petit verre sur les rebords duquel le tartre dessine des sillons poussiéreux.

Il débouche une bouteille de rakia, remplit le petit verre bruyamment et avale d’un trait. Claque de la langue. Ferme les yeux pour mieux jouir de la brûlure du liquide râpeux. Il se sert une seconde rasade qu’il boit cette fois-ci à petites gorgées pressées, comme une enfant téterait un biberon de lait.

Il repose avec fracas le verre sur le bois de la table, se frotte les cuisses en balançant le buste d’avant en arrière. Il allume la télévision, se concentre sur les nouvelles en secouant la tête. Il grogne. Il éteint.

Enfin, il daigne adresser la parole à Monika, prostrée sur un vieux matelas défoncé jeté à même le sol dans un coin.

« Ces internationaux, ils comprennent rien. Ils le trouve-ront pas, Karadzic. C’est un héros, il y a mille personnes pour le cacher ! »

Il crache par terre pour ponctuer sa phrase.Monika ne lui répond pas. Elle s’en fout de Karadzic.Depuis qu’elle est arrivée à Belgrade, la vie l’a quittée. Elle

ne mange plus, ne dort plus. Elle reste là, à fixer le plafond. Elle ne pense pas. Elle s’écoute respirer. Rapidement, comme un animal blessé attendrait de retrouver enfin ses repères. Mais il n’y en a plus. Monika n’est pas blessée. Sa souffrance n’a ni siège ni origine. Elle est impossible à apaiser.

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Elle est perdue, indécise. Lâcher prise et se fondre dans ce grand noir confortable qui l’attire ? Ou refaire surface, se raccrocher ? Oui, mais à quoi ?

pp. 74/75

Un soir, elle n’y tient plus, elle demande à Sergueï :«  Tu n’as pas envie de savoir ce que j’ai fait pendant la

guerre ? »Le ton craintif de sa voix la désarçonne. De quoi a-t-elle

peur, elle, si sûre de son pouvoir il y a peu de temps encore ?Sergueï la dévisage, longuement. Il est surpris par la

question. Il n’a même pas l’air de comprendre pourquoi elle la lui pose. Il aurait presque un doute, maintenant. À cause de cette interrogation qui a jailli avec trop de brusquerie. L’inquiétude qui perce derrière chaque mot remet tout en cause.

Les deux se jaugent, scrutent l’âme de l’autre dans le cercle brillant de la rétine.

Et s’ils se trompaient. Et s’ils n’étaient tombés amoureux que de leurres ? Et si, agonisant dès les premiers baisers, la réalité était morte avec la première caresse ? Et si l’un d’eux avait délibérément tué une partie de lui-même pour sé-duire ?

Le silence se prolonge.

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Monika tirerait bien à bout portant sur un ange, mais il n’en passe jamais dans son ciel. Au bout d’un temps infini, la facilité remporte la bataille. L’évidence est trop commode, avec son cortège de poncifs rassurants.

Sergueï soupire, profondément. Il est soulagé d’avoir décidé de ne pas remettre en cause ce qu’il croit vrai et qui l’arrange :

« Arrête, c’est ridicule. Les gens qui écoutent ces balivernes de journalistes ne t’ont jamais vue ! »

Il lui prend la main, mêle ses doigts aux siens.« Comment pourrais-tu tuer un homme qui fait deux fois

ton poids ? Tu es à peine plus grosse qu’une fourmi. »pp. 94/95

Le président (lisant d’un ton détaché le jugement)  : Brčko est une localité importante, située au nord-est de la Bosnie-Herzégovine, à la frontière de la République de Croatie. Au moment des événements, elle comptait une population d’environ 41  000 habitants, musulmans à 55  %. Le 30 avril 1992, deux explosions détruisirent les ponts de Brčko enjambant la rivière Save…

p. 102