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Chronique des enfants de la nébuleuse La traversée des ténèbres Livre quatrième Ann Lamontagne

La traversée des ténèbres · Livre quatrième Ann Lamontagne. Les fautes qui pourraient rester sont de moi. ... Pour cela, je resterai à jamais leur débitrice reconnaissante

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Chronique des enfants de la nébuleuse

La traversée des ténèbres Livre quatrième

Ann Lamontagne

Les fautes qui pourraient rester sont de moi. Quant à toutes celles que vous ne verrez jamais,

elles ont été effacées par Colette, Florian, Francine, Jean-Denis et Marie-Hélène

qui ont pris sur leurs heures de sommeil et de repas pour que je n’aie pas à en rougir.

Pour cela, je resterai à jamais leur débitrice reconnaissante.

Pour Tournesole et les camarades de la Cité

Le passé évolue continuellement, mais rares sont ceux qui s’en aperçoivent.

Les mémoires volés L’Empereur-Dieu de Dune

Frank HERBERT

Liste des principaux personnages

1981 – Quatrième été Camp du lac aux Sept Monts d’or

Richard propriétaire et directeur du camp, 30 ans

LES FILLES

Catherine monitrice et guérisseuse, 19 ans

Charlotte séductrice, 17 ans

Estelle et Judith les petites, 11 ans

Joal narratrice, jumelle de Samuel, 16 ans

Juliette meilleure amie de Joal, 18 ans

Lola reptilophile, 16 ans

Maïna diseuse de bonne aventure, 17 ans

Marie-Josée spécialiste des langues, 18 ans

Stéphanie musicienne et photographe, 14 ans

LES GARÇONS

Alain et Daniel les inséparables, 12 et 13 ans

Grand Louis moniteur, aîné des campeurs, 19 ans et demi

Ignis maître de feu, grand frère de Pio, 18 ans

Laurent lutin, 17 ans

Luc énigmologue, 17 ans

Marc bricoleur de tapis, 16 ans

Martin apprivoiseur de cerfs, 15 ans

Nicolas meilleur ami de Samuel, 15 ans

Petit Paul marmiton, 10 ans

Pouf chef cuisinier, 18 ans

Samuel jumeau de Joal, 16 ans

Simon l’indécis, 14 ans

LES CHERCHEURS

Cécil chef d’équipe, docteur en sociologie des religions, 36 ans

Georges archéologue, 26 ans

Jacques docteur en anthropologie théologique, 29 ans

Louise spécialiste en archéologie du bâti, 33 ans

Marcelle céramologue, 30 ans

Robert anthropologue, 54 ans

LES ANIMAUX

Paluah faon de Sylve

Sylve chevreuil de Martin

Zorro raton laveur de Lola

VILLAGE DU CAMP DU LAC AUX SEPT MONTS D’OR

Alice sœur d’Augustin Chapdelaine, 69 ans

Augustin docteur du village, frère d’Alice Chapdelaine, 72 ans

COMMUNAUTE DES PHILOSOPHES

Adhara fille de Shaula et d’Altaïr, sœur aînée de Bellatryx, épouse de Sirius, 19 ans

Altaïr père d’Adhara et de Bellatryx, né Carl Kontarsky, 52 ans

Antarès humaniste et chef pâtissier, 51 ans

Aries étudiante, 20 ans

Australe étudiante, 21 ans

Bellatryx fils de Shaula et d’Altaïr, frère cadet d’Adhara, 17 ans

Capella psychanalyste jungienne et ancienne journaliste, 72 ans

Carina étudiante, 21 ans

Castor philosophe, 44 ans

Centauri le géant de la sainte Trinité, 56 ans

Corvus étudiant, 20 ans

Deneb mythologue, 57 ans

Dorado étudiant, 23 ans

Draco étudiant, 21 ans

Gemini étudiant, 23 ans

Groombridge l’être du centre de la sainte Trinité, 58 ans

Hermès de Véies anthropologue spécialiste des plantes médicinales, 70 ans

L’étrange Indi psychothérapeute, 42 ans

Luyten le chétif de la sainte Trinité, 58 ans

Maïte nouvelle compagne d’Altaïr, née Maïtena Coti, 36 ans

Marc-Aurèle étudiant, meilleur ami de Bellatryx, 22 ans

Mensa étudiant, 22 ans

Mimosa-tête-en-l’air ancienne danseuse étoile, 41 ans

Octans étudiant, 20 ans

Orion étudiant, 23 ans

Pictor étudiant, 21 ans

Sextans étudiant, 21 ans

Shaula mère d’Adhara et de Bellatryx, née Bernadette Gozzoli, 48 ans

Sirius bras droit d’Altaïr, époux d’Adhara, 52 ans

Véga anthropologue, ancienne meilleure amie de Shaula, 48 ans

ESTRIE

Léonard Châteaulin directeur de collège et ami d’Hermès, 69 ans

Léonie Châteaulin mère de Léonard, 87 ans

QUEBEC

Louise Delacroix amie de collège d’Hermès, 68 ans

L’enquêteur responsable sur la mort suspecte d’Aldébaran et de Rigel

LIGURIE, ITALIE

Fratello Cercatore dominicain génois, 58 ans

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Prologue

Un chat sur la braise – Es-tu sûre d’avoir éteint ta cigarette?

– Oui, je te l’ai dit au moins cent fois. Laisse-moi dormir.

– Sûre et certaine?

– Tu m’énerves. Qu’est-ce que tu t’imagines, Joal Mellon? Que je suis une pyromane?

Quand Juliette me donnait du Joal Mellon, c’était sérieux. J’ai rétorqué, mais plus bas, pour ne pas déclencher sa fureur définitive :

– Je ne sais pas. J’ai une drôle d’impression.

– Dors! Ça va passer.

J’étais assise entre le sommeil et la peur de ce qui pourrait arriver si je laissais faire le sommeil. D’un côté, je n’avais qu’à fermer les yeux, de l’autre, il fallait que je traverse le dortoir glacial, noir comme l’Angleterre, que je me dirige à tâtons jusqu’à la fenêtre à l’autre bout du corridor et que je reste en observation assez longtemps pour m’assurer qu’aucune fumée ne s’échappait de la remise. Au fait, combien de temps fallait-il à une cigarette pour mettre le feu? Le mieux aurait été que je me rende là-bas. Mais Ignis avait gardé la clé, il faudrait que je le réveille ou que je fouille dans ses affaires. Un léger ronflement m’avertit que Juliette s’était endormie.

Je sortis un bras de sous les couvertures. L’air de la pièce était glacé. Les nuits de juin sont souvent froides dans la montagne, et le château de Céans était le royaume des courants d’air. Je rentrai mon bras en vitesse et réévaluai la situation à la lumière du froid ambiant.

On était plusieurs à tirer une pof de temps en temps, mais c’était la première fois que je m’inquiétais comme ça. Qu’est-ce qui me prenait tout à coup? J’avais plus de courage, d’habitude. Je sortis l’autre bras et ma détermination tomba d’un cran.

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Chapitre premier

Le fantôme de Zitella Quinze jours plus tôt, Sylve et Paluah s’étaient montrés à l’une

des fenêtres peu après avoir perçu des mouvements du côté du château. On ne savait pas s’ils espéraient notre retour ou si c’était la simple curiosité qui les ramenait chaque fois vers nous. C’est toujours au chapitre des intentions qu’il y a le plus d’incertitudes.

La rondeur de Sylve indiquait qu’elle mettrait bientôt bas, deux fois plutôt qu’une. Paluah se tenait près de sa mère, arborant ses premiers bois de jeune mâle. Richard sortit les saluer et constata que l’orage n’allait pas tarder à mettre ses menaces à exécution. Il fourragea dans le pelage des chevreuils comme s’il se fut agi des cheveux d’un enfant, coupa la pomme qu’il avait apportée et la leur offrit avec un peu de sel. Dès que possible, il irait remplir la souche de la saline. Déjà, les premières gouttes s’écrasaient contre les vitres.

Avec le recul, et le mien se compte en décennies, il est aisé de voir dans cet orage le signe précurseur de l’été calamiteux qui allait suivre.

L’orage avait éclaté avec une telle force que Richard n’avait eu que le temps de saisir son sac à dos par les bretelles et de courir se mettre à l’abri. Du reste, c’était tout ce qu’il avait apporté avec lui. Les caisses de provisions, les sacs de légumes, les boîtes de bougies, le papier de toilette, et même une cargaison d’oreillers en plumes pour remplir la promesse non tenue devaient lui être acheminés à peu près en même temps que nous.

Il ouvrit une boîte de soupe qu’il fit chauffer au-dessus de la flamme nue. Accompagnée d’un bout de pain et d’un peu de fromage, c’était un délice. Des bourrasques tourmentaient le château, la pluie cinglait ses vitres, des éclairs le menaçaient; une fois que Richard en eut fini avec sa faim, il n’eut plus rien à faire qu’à se tenir là, au plus près du feu.

Il s’efforça de penser aux chevreuils. Où étaient-ils passés? Que faisaient-ils pendant les orages? Avaient-ils peur parfois, eux aussi? Questions sans réponses qui ne faisaient que lui encombrer l’esprit sans rien lui apporter en échange. Sous cette couche

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superficielle de pensées qui allaient et venaient, une couche plus sombre, qu’il tentait de réprimer avec autant de succès qu’on en a à étouffer un mal de dents, finit par émerger. Avait-il pris un trop grand risque en hypothéquant sa montagne? Y avait-il un autre moyen que l’angoisse l’avait empêché de voir? Il nous avait promis que nous reviendrions et cet engagement avait pesé sur sa conscience tout l’hiver, de plus en plus lourdement à mesure que le retour des chercheurs était compromis.

En mai, voyant que le salut, s’il venait d’eux, arriverait trop tard, Richard s’était résigné la mort dans l’âme à aller vendre celle-ci à la banque et avait mis sa montagne en garantie en échange d’un peu d’argent, à peine assez quand on connaît la réputation des banques, pour que le camp vive jusqu’à la fin de l’été. Ensuite, ce serait la grande inconnue. Si les chercheurs ne pouvaient revenir et l’indemniser pour leur présence, la banque compterait une montagne de plus dans ses coffres.

La tempête continuait, mais Richard s’en était éloigné, plongé dans des courants plus troubles, des zones plus vulnérables et moins bien connues de lui. Elles le ramenaient à des craintes presque enfantines de ne pas être à la hauteur des exigences du monde. N’ayant encore rien produit dont il put se vanter, il entretenait des inquiétudes sur son utilité. Que c’est difficile de se juger soi-même! Il a été une figure majeure de notre jeunesse, une ancre qu’aucune de nos familles instables n’était en mesure d’être pour nous. Sans lui, on aurait été nombreux à se perdre et je m’inclus volontiers dans ce « on ». Pourtant, ce n’était pas ainsi que Richard se percevait. Il se voyait imparfait et fauché, et si, dans ses bonnes heures, il pressentait qu’il avait une certaine importance à nos yeux, le plus souvent il en doutait et jugeait très insuffisant ce qu’il avait à nous offrir.

Il finit par s’endormir malgré son agitation et le vacarme de l’orage. Il fut réveillé par une plainte qui semblait émaner des profondeurs du château. Il prit son courage à deux mains et se mit à la recherche de la source du bruit. Ce cri n’était ni d’un homme ni d’une femme non plus que d’un enfant. Il lui rappelait ceux de la petite chouette de Samuel, morte et enterrée sous son clocher. À moins que ce ne soit son fantôme, avait-il songé pour se rassurer en avançant vers l’escalier de la cave, car alors ce serait, malgré les apparences, l’appel d’une âme bien intentionnée.

Personnellement, je n’aurais jamais trouvé le courage de

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descendre. Depuis mes premiers rapports avec les caves, mon opinion sur elles est demeurée inchangée : ce sont des endroits louches, dangereux, en aucune façon habitables à moins d’être un vampire et de dormir dans un cercueil.

Richard est-il vraiment descendu? A-t-il imaginé la menace ou a-t-il réellement reçu un avertissement? Il en était, en tout cas, intimement persuadé et les événements qui allaient se produire n’étaient pas faits pour le faire revenir sur ses convictions.

***

Au matin, il avait retrouvé son calme légendaire de guide des montagnes, mais la solitude lui pesait. Après avoir sommairement préparé les lieux pour notre arrivée, il décida d’aller rendre visite à Augustin et à sa sœur Alice aux Piroches. Peut-être même pourrait-il y passer quelques jours. L’idée lui parut excellente. Il fourra quelques vêtements dans son sac à dos, descendit le sentier en sifflant et prit la route de Cap-à-l’Aigle dans sa petite auto d’occasion, anticipant cette rencontre avec bonheur.

Il n’avait jamais fait que passer à Cap-à-l’Aigle, mais trouver les Chapdelaine ne l’inquiétait pas. Ils appartenaient au patrimoine du village comme la grange à Bhérer et l’église St-Peter-on-the-Rock. Richard reconnut d’ailleurs facilement la maison assise sur son coteau d’herbes folles que Marie-Josée leur avait décrite avec une précision de philologue. Le carré de jardin était en friche. Il avança un peu et vit, faces tournées vers le large, une série de chaises dont trois étaient coiffées de chapeaux qui dodelinaient au soleil. Son bonjour se perdit dans le vent. Il s’avança et trouva Augustin et Alice en compagnie d’une invitée.

– Bonjour! Je vous dérange?

– Richard!

Augustin s’était levé sous le coup de la surprise en reconnaissant notre directeur.

– Je passais dans le coin...

– C’est gentil d’être arrêté. Vous aviez des courses à faire?

– Enfin, non, je ne passais pas du tout dans le coin, au fait. Les jeunes n’arrivent pas avant quelques jours et je n’avais pas envie d’être seul.

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Le docteur Chapdelaine lui avança une chaise.

– Dans ce cas, on vous garde! Je vous présente Marguerite O’Farrell, une amie.

Et ce disant, Augustin rougit comme une carotte.

– Vous prendrez bien quelque chose à boire? Vin? Bière ? Eau minérale?

– Une bière, ce sera parfait. Merci!

Augustin se dirigea vers la maison et Alice se mit à alimenter la conversation pour donner le temps à Richard et à Marguerite de s’apprivoiser du coin de l’œil. Quand le docteur Chapdelaine revint, la conversation prit rapidement un tour sérieux.

– Êtes-vous allé au mont Noir depuis votre arrivée au camp, Richard?

– Non. Pourquoi?

– Dans ce cas, préparez-vous à avoir un choc. La chapelle a été clôturée.

– Vous êtes sérieux?

– Je ne l’ai pas vue de mes yeux vue, mais quelqu’un me l’a dit.

– Quand?

– Ça s’est fait à la fin de l’été. Peu de temps après votre départ.

– Altaïr, je suppose?

Ce fut l’amie d’Augustin qui répondit :

– Oui. Il l’a fait illégalement et s’est ensuite acoquiné avec le clergé pour donner une apparence de droit à cette usurpation de titre.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire?

– Ces terres appartiennent à la famille O’Farrell depuis l’invention des marées, expliqua Alice. Le lot sur lequel se trouve la chapelle a été cédé au diocèse de Chicoutimi par le père de Marguerite en échange d’un banc perpétuel à l’église du village. Il

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ne pouvait être vendu sans leur consentement.

– Que s’est-il passé?

– Un beau jour, la région de Charlevoix a cessé de faire partie du diocèse de Chicoutimi pour être annexée à l’archevêché de Québec qui est incidemment devenu détenteur du titre de propriété, expliqua le docteur. La condition exigée par M. O’Farrell a été perdue, ou on l’a fait disparaître, allez donc savoir. Bref, l’enclave et sa chapelle ainsi qu’un droit de passage ont récemment été cédés à Kontarsky.

– Il ne manque pas de culot! Après le procès, il aurait pu avoir la décence de se tenir tranquille!

Augustin et Alice le regardèrent, surpris.

– Vous n’êtes pas au courant? finit par dire Richard.

– De quel procès parlez-vous? demanda Alice.

– Du procès sur le meurtre d’Aldébaran impliquant deux des membres de la communauté : Maïtena Coti et Jeanne Aubin. Il a eu lieu à Québec cet automne. Je suis étonné que vous n’en ayez pas entendu parler, ça a fait pas mal de bruit.

– Alice passait des tests à Saint-Luc à Montréal et je l’accompagnais. On n’a pas suivi l’actualité pendant des semaines.

– Rien de grave, j’espère?

Alice coupa court d’un ton joyeux :

– Non, non, rassurez-vous. Parlez-nous plutôt du procès, je meurs de curiosité.

– Je ne peux pas vous en dire beaucoup, j’ai surtout suivi l’affaire dans les journaux, mais le procès a été assez long. Presque un mois, si j’ai bonne mémoire. Tout de suite après l’arrivée des frères Stastny chez les Nordiques, c’était le sujet de prédilection des piliers de bar de Québec. Certains ont cru dur comme fer à un complot, d’autres juraient leurs grands dieux que la mort du philosophe n’avait pu être que naturelle, enfin bref, ç’a été un moment fort de l’automne.

Richard avait été modeste. Il connaissait l’affaire en détail et

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prit plaisir à la raconter, fit des effets de manche, ménageant le mystère jusqu’à la fin. Le jour commençait à décliner quand il arriva au bout de l’histoire.

– Tout ça est fascinant! s’exclama Marguerite.

– Et ce n’est pas fini. Le ministère public prépare un deuxième procès qui portera sur la mort suspecte d’un deuxième philosophe.

Tout en parlant, Richard avait tourné la tête en direction du docteur; sa chaise était vide.

Il était parti sans qu’il s’en rende compte. Il l’aperçut qui revenait vers eux en poussant un fauteuil roulant. Richard, surpris, se tourna vers Marguerite, mais ce fut Alice qui répondit à sa muette interrogation.

– C’est pour moi, Richard.

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Chapitre II

Pas d’argent, pas d’épices Même si les changements n’étaient pas apparus tout d’un coup,

ce fut au début du quatrième été que ça m’a frappée. Nous avions tous beaucoup grandi. Il me semblait que je n’avais jamais vu autant de kilomètres de bras et de jambes et, du reste, je n’en reverrais jamais autant de ma vie. Des ombres commençaient à teinter les joues des garçons, leurs voix n’étaient plus pareilles et les rondeurs des filles avaient changé d’endroit comme des dunes que le vent aurait déplacées. Nous étions sur le point de découvrir notre image, celle du moins avec laquelle nous aurions à vivre pendant deux décennies, trois pour les plus chanceux, jusqu’à ce que la vieillesse nous rende méconnaissables à nous-mêmes. Bien que ce ne soit pas encore perceptible chez les plus jeunes, déjà Estelle et Judith, qui avaient onze ans, et les inséparables, douze et treize, montraient les signes avant-coureurs d’une métamorphose.

Il y en avait pourtant un qui ne changeait pas. Il avait à peine grandi et avait gardé son visage de petit garçon, ses yeux en forme de billes dans lesquels tout ce qui passait disparaissait comme englouti par un lac de perplexité. Simon l’indécis. Jusqu’ici, je n’ai fait qu’évoquer sa présence, et je crois bien qu’à l’époque je ne savais pas beaucoup plus de choses sur lui que son prénom et le flottement dans lequel il baignait en permanence.

Ce soir-là, la dernière bouchée avalée, on ne pensait qu’à trouver assez de force pour grimper les marches et déposer nos têtes bienheureuses sur les oreillers de plumes de la promesse enfin tenue. Ignis s’est levé. Il avait l’habitude de voir à ce que Pio se débarbouille et se brosse les dents avant d’aller au lit. À force de ruse, il avait réussi à le soustraire une fois de plus aux manigances de leur vieille tante et n’en était pas peu fier. Il fut interrompu dans son élan par Richard qui l’avait saisi par la manche.

– J’aimerais que tu restes, s’il te plaît.

Puis, s’adressant à nous :

– Vous aussi, les grands, restez. Les petits, filez au lit! Allez, plus vite que ça! Et surtout pas de bataille d’oreillers!

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La ligne des eaux entre grands et petits n’avait jamais été très nette. Selon les circonstances, elle pouvait varier. Avec ses quatorze ans, Stéphanie ralliait parfois un camp, parfois l’autre, ce qui aurait aussi été le cas de Simon, qui était du même âge, s’il avait été capable de faire le moindre choix. Et justement, devant l’injonction de Richard, il s’était figé sur place. Comme un dos qui bloque à mi-chemin du plancher. Il restait devant nous, incapable de faire un pas. À mesure que les petits disparaissaient dans l’escalier, il tournait la tête d’un côté, puis de l’autre, de plus en plus indécis. À la fin, Lola s’est impatientée.

– Qu’est-ce que tu fais, Simon? On ne va pas passer la nuit à attendre que tu te décides!

C’était la chose à ne pas dire. À l’indécision succéda l’affolement. Il arrêta complètement de bouger, les pupilles agrandies par l’angoisse, et Richard roula des yeux pour signifier à Lola qu’elle aurait mieux fait de se taire. Il tenta d’arranger les choses :

– Va te coucher, Simon, tu as l’air fatigué, va. On te racontera demain.

Le garçon l’avait peut-être entendu, mais nul n’aurait pu le dire. Il était debout, incapable de se résoudre à faire un mouvement. Nous sommes bien restés une heure à essayer de le faire bouger et quand, finalement, pour une raison aussi obscure que sa paralysie précédente, il a suivi Samuel, nous n’avions plus sommeil.

– Mais qu’est-ce qu’il a à la fin? s’est exclamée Lola, furieuse d’avoir été rabrouée, même du bout des yeux, par Richard.

Je ne me rappelle plus qui a répondu quoi. Tout ce dont je me souviens, c’est le déclic dans ma tête. La certitude que Simon était atteint de quelque chose de grave dont j’ignorais le nom, mais qui n’irait pas en s’améliorant.

– Je ne pensais pas vous garder debout aussi longtemps, s’est excusé Richard quand Samuel fut redescendu. En plus, ce n’est pas pour une bonne nouvelle.

On s’en serait douté juste à voir sa tête.

– Je ne suis pas sûr que les chercheurs pourront revenir cet été.

Luc s’énerva tout de suite.

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– Je le savais!

– Tu savais ça, toi?

– Ils n’ont pas eu la bourse, c’est ça?

– Ils ne l’ont pas encore eue.

– Ça veut dire que tu n’as plus d’argent?

La phrase sonna plus fort à cause du silence qui s’était fait brusquement en haut. Les petits avaient cessé leur tapage, sans doute fauchés en pleine course par le sommeil. Grand Louis fut le premier à parler. Il dit avec un aplomb qui me surprit :

– Moi, je n’ai pas besoin de mon salaire de moniteur.

Catherine s’empressa de l’imiter, probablement mécontente de ne pas y avoir pensé la première :

– Moi non plus!

Puis, ce fut Pouf qui sortit de sa tour de silence.

– Moi je peux gagner de l’argent. Je n’ai qu’à faire des pâtisseries et à les vendre.

– Arrêtez! Tout ça n’est pas nécessaire, je me suis déjà arrangé. Je veux que vous profitiez de vos vacances.

Et, très vite, en prenant le ton le moins ému qu’il put :

– Ça pourrait bien être les dernières au château. Je songe de plus en plus à fermer le camp.

– Même si les chercheurs reviennent?

– Sans doute, Luc. Même s’ils reviennent.

***

– Passe-moi une cigarette.

Juliette allongea le bras pour prendre la cigarette que Charlotte lui tendait et entendit une petite voix protester.

– Tu m’écrases!

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Elle se pencha, saisit Estelle par la taille et la hissa gentiment en haut d’une pile de chaises :

– Tu fais bien de protester, moucheron. Ça va comme ça?

Estelle se rengorgea; elle adorait que les grands fassent attention à elle, quitte à faire un peu de chantage pour arriver à ses fins. Judith lui lança une œillade envieuse sans oser l’imiter.

Nous étions tassés comme des sardines, mais la remise était le dernier endroit où Richard penserait à nous chercher, donc le premier que nous avions choisi. Elle était pleine de chaises et de grosses tables de pique-nique, en bois d’échardes comme on disait à l’époque, l’air opacifié par la fumée de cigarette.

– Je ne sais pas pour vous, mais moi, notre camp, j’y tiens! commença Laurent. Richard a fait ce qu’il pouvait, c’est à notre tour si on veut revenir l’été prochain. Grand Louis et Catherine ont déjà fait leur bout de chemin, ils ne se feront pas payer, mais c’est bien évident que ça ne suffira pas.

Luc haussa les épaules :

– Richard a dit que c’était OK pour cette année et on est encore loin des prochaines vacances, il peut arriver plein de choses d’ici là.

– Ou bien rien, et cet été sera notre dernier ici. Je n’ai pas envie de courir le risque, répondit Laurent.

Pour la deuxième fois, Pouf sortit de sa tour.

– Je suis sûr que je pourrais ramasser pas mal d’argent en vendant des pâtisseries. Il faudrait juste que vous m’aidiez.

– Vous n’avez pas l’air de vous rendre compte! Si on ne s’occupe pas des pierres et des chapelles cet été, on pourrait ne jamais connaître le fin mot de l’histoire.

– Tu as peut-être raison, vieux, lui dit Samuel, mais j’aime mieux ne jamais savoir que de laisser tomber Richard. Je suis avec Pouf.

– Si on se met tous ensemble, concéda Ignis, on devrait avoir le temps de s’occuper des chapelles aussi.

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Luc tenta une ultime protestation :

– On ne va pas tous se mettre à faire des beignes!

– Non, le beigne, on l’a déjà! ironisa Catherine.

– Idiote!

– Je pourrais fabriquer une glacière mobile, suggéra Marc.

– Et moi entraîner Paluah à la tirer, proposa Martin.

– Avec Sylve, ça va faire un super équipage!

– Oublie ça, Charlotte. Sylve attend la cigogne; elle va mettre bas d’une journée à l’autre. Elle est énorme!

– Paluah devrait suffire. Je ferai une structure légère et puis, des pâtisseries, ce n’est pas si lourd que ça.

– Ça va pour moi! En plus, je n’aurai pas de mal à entraîner Paluah, il vient de plus en plus souvent seul à la saline. Je crois que Sylve l’a éloigné pour préparer sa chambre des naissances.

– Sa chambre des naissances, quel poète! rigola Juliette.

– Ce n’est pas de la poésie, femelle ignare! Tu sauras que l’endroit choisi par la femelle pour faonner, dans les buissons tapissés d’herbes, s’appelle la chambre.

– Pour faner? Ça fane, des biches? Je pensais que c’était réservé aux fleurs...

Marie-Josée poussa un soupir.

– On prononce faner, mais on écrit f-a-o-n-n-e-r, ça veut dire donner naissance à un faon. D’ailleurs, le mot faon s’écrit aussi avec un o et pourtant on ne dit pas, regarde le beau fa-on!

– Justement, pourquoi on ne le dit pas s’il y a un o?

– On peut revenir à nos moutons? s’impatienta Samuel. Pour les ingrédients, il te faudrait une mise de fonds de combien, Pouf?

– Pour commencer, je peux faire avec ce qu’on a, mais ensuite, il va me falloir, je ne sais pas, une cinquantaine de dollars pour améliorer le produit.

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– Joal et moi, on a vingt dollars à mettre dans le pot. À nous tous, on devrait facilement réunir la somme. Est-ce qu’on peut tout acheter au village?

– Ça devrait.

– Ça devrait, répéta ostensiblement petit Paul.

– Et les clients, on les trouve comment? demanda Nicolas.

– Si vous voulez mon avis, le propriétaire du dépanneur aurait intérêt à se débarrasser de ses vieux gâteaux rassis, avança Marie-Josée.

– Il pourrait en acheter pour le casse-croûte aussi tant qu’à faire, suggéra Charlotte.

– Il y a un camping à deux kilomètres du village, fit remarquer grand Louis.

– Oui, mais il faut se rendre, objecta Martin. Déjà qu’aller au village va nous prendre pas mal de temps...

– On n’a qu’à s’installer au marché, suggéra Lola. Beaucoup de campeurs viennent y faire leurs commissions en plus des gens du village qui amènent toujours les enfants avec eux, la clientèle rêvée pour des pâtisseries! Zorro et moi, on se charge de les attirer au kiosque, pas vrai, Zorro?

– Pensez-vous que je pourrais faire des portraits d’enfants? proposa Stéphanie. Ça rapporterait un peu plus.

Nicolas avait écouté avec attention.

– Génial! On pourrait faire des promotions : un portrait à chaque douzaine de millefeuilles, par exemple. Laissez-moi faire des calculs, je vous reviens là-dessus.

– Arrange-toi pour qu’on ne paye pas pour vendre des pâtisseries, dit Laurent. Ce n’est pas le but de l’exercice.

– Fais-moi confiance, on ne donnera pas notre butin. Comme disait mon grand-père, pas d’argent, pas d’épices.

C’était un trait de caractère que je découvrais chez Nicolas, le sens des affaires, et je trouvais amusant que Samuel, qui était la prodigalité même et ne savait jamais combien il avait en poche, ait

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un homme de chiffres comme meilleur ami. Juliette leva sa bouteille de Coke, fouilla dans le paquet de cigarettes posé devant elle et en alluma une en rejetant la tête en arrière à la manière voluptueusement nonchalante d’Ava Gardner.

– Buvons à l’argent des épices!

– Oui, buvons!

– C’est ça, aux épices!

– Et à l’argent!

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Chapitre III Quatre notes

San Galgano… Les syllabes chantaient comme des notes. Adhara laissa tomber ses mains sur ses genoux et répéta : San Galgano. Quatre notes, la première longue et chantante, soyeuse comme du sable dont elle rappelait la sonorité, suivie de deux brèves syllabes dures et d’une douce. Le goût de retourner un jour en Italie lui était arrivé par la poste à la fin de l’été, avec la lettre du frère Cercatore. Il s’était intensifié pendant le procès et avait fini par ne plus la quitter.

– Parlez-vous italien? [...] Vous devriez, c’est une très belle langue.

Cette phrase lui revenait incessamment comme si elle ne pouvait s’empêcher de la répéter en une sorte de palilalie incantatoire. Elle se rappelait lui avoir répondu qu’elle l’apprendrait un jour. Mais d’ici à ce que ce rêve se réalise, elle avait charge d’âmes. Trois belles âmes avec qui elle avait développé une connivence dont il lui coûterait de s’éloigner le moment venu. Aries d’abord, pour qui elle avait un faible qu’elle tentait de refréner par souci de justice, sans trop de succès. La jeune femme avait beau ne pas avoir l’intelligence pure de sa grande amie Australe, ni sa réserve, elle était plus curieuse et plus intuitive. C’était la seule des trois à s’être inquiétée de l’apparition de la barrière à l’orée du sentier, la première à avoir pressenti qu’Octans ne tiendrait pas la promesse faite à Australe. Carina, c’était autre chose; une batailleuse à la répartie facile qui montait volontiers aux barricades quitte à se mettre en danger; quitte à le regretter.

Bellatryx passa devant sa sœur, nez en l’air. Il faisait celui qui ne l’avait pas vue. Adhara tâchait de ne pas se laisser déranger par son comportement déplorable qui lui venait de toute évidence de son déplorable père.

– Viens un peu ici, Tryx.

– Si tu veux me dire quelque chose, dépêche, je suis pressé.

– Approche.

– Oui, bon, quoi?

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– Viens ici, je te dis.

– [...]

Adhara se leva et le prit dans ses bras. Il résista un peu, lui rendit son câlin avec gêne et fit rapidement un pas en arrière.

– Ça va comme ça? Je peux y aller?

Bellatryx aurait bien aimé renouer le lien qu’il avait lui-même laissé s’effilocher, mais c’était trop dur de piler sur son orgueil. Par terre, à ses pieds, se trouvait l’excuse toute trouvée pour faire diversion.

– Qu’est-ce que c’est?

Adhara rougit, ce qui n’était pas la chose à faire, et se pencha pour récupérer.la lettre, mais Bellatryx fut plus agile. Il posa son pied dessus avant qu’elle ne l’atteigne. Elle se redressa, furieuse.

– À quoi tu joues?

Bellatryx parcourut l’enveloppe des yeux.

– Marc-Aurèle t’a écrit?

– Pas du tout. Pourquoi dis-tu ça?

– Tu mens. C’est écrit Abbaye de San Galgano sur l’enveloppe.

– Marc-Aurèle est là-bas?

Le ton d’Adhara était si incrédule que Bellatryx faillit se raviser.

– Qu’est-ce qu’il est allé faire là?

Le jeune homme n’en savait trop rien. Il avait surpris une conversation entre son père et Sirius où il les avait entendus parler de cette abbaye et avait imaginé le reste.

– Rends-moi ma lettre.

L’insistance d’Adhara rendait Bellatryx encore plus buté.

– Pas question.

Bellatryx ramassa l’enveloppe et s’éloigna. Cette prise lui

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permettrait d’en apprendre un peu plus sur l’intérêt de cette mystérieuse abbaye. Peut-être même de découvrir des renseignements qui pourraient intéresser son père et, qui sait, lui valoir son respect.

***

Le soir même, Altaïr vint trouver Adhara.

– J’ai quelque chose à te rendre. Tiens, voilà la lettre que ton frère t’a volée.

– Tryx s’est finalement rendu compte que la lettre ne venait pas de Marc-Aurèle?

– Même si c’était le cas, je ne vois pas où est le problème! Tu es libre d’écrire à qui tu veux. Comme ça, tu corresponds toujours avec ce curé italien?

Adhara passa outre à la question d’Altaïr, pressée d’avoir une réponse à sa propre question.

– Qu’est-ce que Marc-Aurèle est allé faire à l’abbaye de San Galgano?

– Il n’a jamais été question qu’il aille là-bas. C’est une invention de ton frère.

– Pourquoi inventerait-il une chose pareille?

– Je ne sais pas. Pour se rendre intéressant, sans doute. Tu le connais, il est encore tellement bébé.

Altaïr devait avoir intérêt à lui rendre la lettre, sinon il ne l’aurait pas fait. Il fallait qu’elle comprenne ce qui se passait. Reste calme, se répéta-t-elle jusqu’à ce qu’elle soit capable de parler sans que sa voix la trahisse.

– Mon curé italien, comme tu dis, est un frère dominicain.

– Bon, bon. Curé, frère, c’est le même prêchi-prêcha.

– Non, pas du tout.

– Comme si tu connaissais la différence.

– Je la connais.

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Altaïr faillit rétorquer, mais il se ravisa.

– Tu as raison, excuse-moi. J’ai tendance à oublier que tu n’es plus une petite fille. L’Italie t’a sans doute appris pas mal de choses que moi-même je ne connais pas. Penses-tu y retourner, parfois?

– À Viareggio? Non. La villa a été vendue, je n’ai pas de raison d’aller là-bas.

– Ton frère dominicain n’habitait pas tout près?

Adhara fit mine de ne pas avoir entendu la voix du renard sous celle de son père.

– En effet, il vient de Gênes, mais il voyage beaucoup; il n’y est peut-être même pas retourné depuis que j’ai quitté l’Italie.

– Qu’est-ce qu’il fait à l’abbaye de San Galgano?

– Je n’en sais rien.

– Mais tu dois bien savoir sur quoi portent ses recherches?

– Vaguement.

– Et?

– Eh bien... est-ce que tu connais la Légende dorée?

– Oui, évidemment!

Il avait répondu presque plus vite qu’elle avait posé la question. Voilà qui était intéressant. La Légende dorée était pratiquement inconnue par ici. Il y avait une chance sur un million qu’il en ait entendu parler. À moins que la lettre perdue l’été dernier n’ait pas été perdue pour tout le monde. Elle continua, mine de rien :

– C’est là-dessus qu’il travaille principalement. S’il est là-bas, c’est que ses recherches ont dû l’y amener. Ce serait toute une coïncidence que Marc-Aurèle et lui se rencontrent à l’abbaye!

– En effet! Ce ne serait pas dans cette abbaye que se trouve l’épée du roi Arthur, par hasard?

C’était plus fort que lui, Altaïr ne pouvait pas s’empêcher de faire étalage de ce qu’il avait appris dans une lettre qui ne lui était pas adressée et dont il devait par conséquent ignorer le contenu.

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– Oui.

Altaïr s’exclama comme s’il était sous le coup d’une subite inspiration :

– J’y pense, tu devrais inviter ton curé.

– C’est un frère, pas un curé.

– Enfin, tu sais de qui je parle. Tu devrais l’inviter. Je suis certain qu’il aimerait voir les chapelles.

Voilà le museau du renard qui sortait du sac. Altaïr s’intéressait à la Légende dorée. Sans doute avait-il été question de dépêcher Marc-Aurèle à l’abbaye de San Galgano pour en apprendre un peu plus à ce sujet, d’où la méprise de Bellatryx. Adhara demanda à brûle-pourpoint :

– À propos, si Marc-Aurèle n’est pas à l’abbaye de San Galgano, où est-il?

Altaïr resta d’abord silencieux, mais voyant qu’il ne s’en tirerait pas comme ça, il répondit avec une fausse assurance :

– À Paris. Oui, c’est ça, il est à Paris.

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Chapitre IV

Tuer ce feu – Réveille-toi ! Vas-tu finir par te réveiller, merde!

– Quoi? Qu’est-ce qu’il y a?

J’avais fini par sombrer dans le sommeil avant d’avoir eu le temps de mettre un pied hors du lit. La réalité me rattrapait.

– Vite, grouille!

J’avais maintenant les yeux grands ouverts, mais Juliette me secouait toujours. Elle était pâle comme un drap. J’espérais me tromper, même si je me doutais bien que non : le dortoir était vide.

– Il y a le feu? C’est ça?

– OUI! Vite, habille-toi, il faut aller aider les autres, le château pourrait y passer.

Je sautai dans mes shorts, glissai mes pieds dans mes chaussures de tennis sans prendre le temps de mettre mes bas et courus derrière Juliette, dans un état second. Je déboulai l’escalier et atterris au milieu d’une horde affolée qui allait et venait avec des chaudières. Les uns couraient chercher de l’eau dans la cuisine, les autres en ressortaient, alourdis par les seaux dont une partie du contenu roulait sur le sol. À partir du seuil, une chaîne s’était formée. Je la suivis comme j’aurais suivi de petits cailloux blancs sur le chemin, en m’efforçant de ne pas penser. Ce que j’appréhendais était trop effrayant pour l’anticiper sans perdre la tête. La remise, bourrée de meubles en bois, était appuyée contre le mur ouest du château. Si le château prenait feu, une partie de la montagne risquait de brûler aussi. La façade de la remise flambait violemment, mais la chaîne des porteurs de seaux se divisait en deux branches qui ne touchaient ni l’une ni l’autre au brasier.

De temps à autre, une porte s’ouvrait dans mon esprit pour me seriner des reproches : si seulement je m’étais écoutée... si seulement j’avais eu le courage de me lever... Mais une autre partie de mon esprit refermait promptement la porte. Ce n’était pas le moment.

Je compris rapidement pourquoi personne ne s’occupait du feu : c’était impossible de l’affronter directement, il fallait le devancer en

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arrosant la partie de la remise adossée au château qui, par miracle, n’était pas encore la proie des flammes, et en créant un rempart entre le feu et la forêt.

– Viens par ici, Joal. Tiens, prends ça!

En moins de temps qu’il n’en faut pour crier ciseau, j’avais une bêche dans les mains et je grattais le sol comme Samuel pour repousser les broussailles. Je me suis mise à travailler comme une forcenée, une heure, deux heures, je ne sais pas, jusqu’à ce que le dos me brûle, que mes mains ne puissent plus tenir le manche de la bêche. En relevant la tête pour reprendre des forces, j’ai aperçu Ignis à travers la fumée qui montait dans une échelle. De toute évidence, il avait en tête d’atteindre la partie arrière du toit encore intacte de la remise, sans doute pour rabattre le feu. C’était de la folie. Je me suis mise à courir comme un perdu, terrorisée à l’idée qu’Ignis arrive en haut, perde pied et tombe dans le feu. Mais où était donc Richard pour le laisser faire une folie pareille?

– Arrête, Ignis, tu es fou! Redescends!

Il ne m’entendait pas ou il ne voulait pas m’écouter, ce qui revenait au même. Et Maïna et Pio qui le regardaient faire sans dire un mot! Est- ce qu’ils avaient tous été changés en statue de sel, ou quoi?

– Maïna, dis-lui de ne pas monter là-dessus, il va peut-être t’écouter, toi!

– Arrête, Joal. Laisse-le se concentrer.

– Mais voyons! Ça n’a pas de bon sens!

– Regarde, contre le mur du château, appuyé au toit de la remise, vois-tu la citerne?

L’épaisse fumée m’empêchait de bien voir.

– De quoi tu parles?

– Le vieux réservoir d’eau de pluie. Ignis va essayer de le percer. Si ça marche, le château est sauvé.

– Mais c’est dangereux!

– Oui, sauf que...

Je ne l’écoutais plus. Je venais de perdre Ignis de vue et mon cœur

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s’était arrêté de battre. Quand il s’est remis en marche, il donnait des coups désordonnés, hors de contrôle. Autour de moi, les visages, couverts de suie, éclairés par les flammes étaient méconnaissables de fatigue et de peur.

Soudain, la silhouette d’Ignis est réapparue. Il était dressé au bord du toit, les pieds sur le dernier barreau de l’échelle et tentait tant bien que mal de percer le métal de la citerne à distance, à l’aide d’une espèce d’outil à manivelle. S’il y parvenait, et que l’eau se mettait à ruisseler, il n’aurait pas le temps de redescendre par l’échelle, il faudrait qu’il saute. Les gars étaient allés chercher un drap et se tenaient prêts à le recevoir. Tout le monde retenait son souffle.

Au bout de plusieurs tentatives, la paroi de métal finit par céder, laissant échapper... un fond de baril d’eau saumâtre. La citerne était presque vide. Heureusement, ce fut ce moment-là que choisit l’incendie pour commencer à donner des signes de fatigue.

Richard battit le rappel des troupes et quelqu’un demanda :

– Où est Simon?

Il y a d’abord eu des haussements d’épaules, puis des échanges de regards inquiets, et finalement un début de panique. Il s’était passé ce qui se passait d’habitude, les grands avaient compté les petits, mais personne n’avait eu l’idée de compter Simon. Je me souviens avoir dit avec un calme que je ne ressentais pas du tout :

– Il est sûrement encore en haut en train de dormir.

C’est là que j’ai levé la tête et que je l’ai aperçu, devant la fenêtre au-dessus de la remise, figé, comme hypnotisé par le feu.

– Bon, bon! Il ne dort peut-être pas, mais au moins on l’a retrouvé et il n’est pas en danger.

– Regarde!

Juliette pointait la fenêtre où se tenait Simon, les yeux exorbités. Le feu, qui avait eu l’air de battre en retraite, venait de regagner du terrain, alimenté par une lame de vent. Il léchait maintenant le mur sous la fenêtre où se tenait Simon.

En l’apercevant, Richard nous a ordonné de nous remettre à la tâche et il est parti en courant. Je me souviens m’être demandé comment il ferait si Simon refusait de bouger. Puis, la fièvre s’est

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emparée de moi, il fallait tuer ce feu, plus rien d’autre n’existait que le feu, l’eau et mes remords.

***

– Viens, Simon. N’aie pas peur, il n’y a pas de danger, je suis là.

Richard parlait autant pour se rassurer que pour convaincre le jeune garçon de s’approcher de lui. La chaleur était suffocante, mêlée à une fumée âcre qui brûlait la gorge.

– Je ne peux pas!

– D’accord, d’accord! Calme-toi! Peux-tu me donner la main? Ça, tu peux le faire ?

Richard gardait un œil sur la fenêtre qui risquait à tout moment d’éclater. Il fallait faire vite parce que bientôt, plus rien n’arrêterait le feu. Voyant qu’il n’y arriverait pas avec les mots, Richard franchit l’espace qui le séparait de Simon dans un grand battement de jambes désespéré et jeta un drap sur lui tout en le saisissant fermement à bras-le-corps. Il avait la gorge et les poumons en feu, il avait du mal à s’orienter, mais au moins, il tenait l’enfant contre lui, c’est tout ce qui comptait.

***

– Avez-vous vu Richard?

– Non!

– Pas vu!

– Moi non plus!

Grand Louis, Charlotte et Nicolas étaient affalés par terre, la saleté cuite sur leur visage les rendait méconnaissables. On aurait dit des mineurs de retour des enfers. Catherine, Maïna et Samuel les avaient relayés. Il avait fallu en arriver à cette boiteuse organisation du travail pour ménager nos forces. Luc avait pris ma bêche, c’était aussi mon tour de me reposer un peu, mais j’étais trop énervée. Voyant qu’on était en train de perdre la bataille sur le front du brasier, il fallait que je sache pour Richard et Simon. Le feu avait commencé à dévorer une partie de l’aile ouest; ce n’était plus qu’une question de temps pour qu’il embrase tout le château. Je me suis mise à courir et je n’ai pas compris tout de suite ce qui arrivait. C’était trop inattendu. J’ai poursuivi ma course

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jusqu’au pied de la galerie et c’est là que ça m’a saisie : il pleuvait. Il pleuvait sur moi, il pleuvait sur le château, d’une pluie serrée et drue qui valait cent fois le contenu de nos misérables chaudières. Richard était assis par terre, Simon inerte dans les bras. Il pleurait. Je me suis approchée, ruisselante de pluie, les vêtements trempés comme du pain.

– Ça va, Richard?

– Ça va, Joal. Simon s’est évanoui, mais je crois que ça va aller. Je crois, oui. Tu as vu, il pleut!

Je n’étais pas convaincue. Simon avait l’air plus mort que vif. Je me suis mise à courir en criant comme une folle avec ce qui me restait de force :

– Venez vite, Simon a besoin d’aide. Dépêchez-vous!

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Chapitre V

L’automne de la défaite Depuis la fin du procès, pas un jour ne s’était écoulé sans que

Véga ne remercie le ciel à genoux de ne pas être en train de pourrir en prison. Enfin, je crois. Si elle ne l’a pas fait, elle aurait dû. Il ne fallait pas être grand devin pour comprendre que les preuves accumulées étaient sérieuses.

Maïte se détourna de la fenêtre et Véga ne put s’empêcher d’être étonnée, encore une fois, du contraste qu’il y avait entre ce visage parfait qu’une cicatrice avait un jour vainement tenté de défigurer et l’expression éteinte de ses yeux. Force était d’admettre en la regardant qu’elle ne brillait pas par excès de bonheur. Être beau n’a jamais rendu personne heureux, se dit Véga, pragmatique. Puis, elle fut emportée malgré elle par l’amer défilé des souvenirs. Depuis le procès, elle était souvent victime de ces attaques de mémoire qui l’entraînaient dans des zones où elle ne voulait pas aller.

Le point de départ était toujours le même : septembre. Les garçons étaient partis, elle et Maïte s’étaient attardées à l’hôtel, peu pressées de retourner sur la montagne. L’automne, encore doux comme l’été, donnait des couleurs aux arbres et avait même apporté son lot de bonnes nouvelles, dont un jugement, autorisant la communauté à rester sur le mont Unda jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la légalité de ses statuts. Le démantèlement du portail demandé par Shaula avait du coup été renvoyé dans les limbes juridiques. Quant à la mort des deux philosophes, un juge avait tranché : elle ferait l’objet de deux procès distincts.

Puis, le ciel s’était rapidement obscurci. La mise en accusation de Maïte pour le meurtre avec préméditation d’Aldébaran, doublée de complot pour meurtre, avait été suivie de peu, quelques jours à peine en fait, par sa propre arrestation. Comme l’affaire avait longuement traîné, et que plus personne ne pensait sérieusement que des accusations pouvaient être encore portées, les deux femmes avaient été complètement prises de court. L’avocat de la communauté était en voyage, Altaïr, difficilement atteignable comme toujours. Quand Maïte avait été arrêtée à l’hôtel et conduite au poste, menottes aux poignets sous le regard inquisiteur des clients et du personnel de l’hôtel, Véga avait tenu le coup. Mais en dedans, c’était comme si elle avait été frappée de mort cérébrale. Elle se souvenait à peine des jours qui

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avaient suivi. La peur les avait oblitérés. Seul remontait à la surface de sa conscience le moment de sa propre arrestation qui l’avait submergée de honte.

Véga finit par s’arracher au cours obsessif de ses souvenirs et regarda autour d’elle pour se rassurer. Elle posa les yeux sur chaque objet qu’elle avait choisi pour meubler l’appartement, de belles pièces toujours de grande valeur, et son cœur finit par se calmer. Bien sûr, tout n’était pas encore joué. Restait le procès sur la mort de Rigel, mais il était permis de se montrer optimiste, puisque celui d’Aldébaran s’était terminé par un non-lieu.

Pour la Couronne, et tout particulièrement pour Shaula, cet automne avait été celui de la défaite.

Peu avant la fin du procès, Véga avait fait louer un appartement discret et cher par l’avocat de la communauté. Elle avait convaincu Altaïr de la nécessité d’avoir un pied-à-terre au moins jusqu’à ce que le second procès soit terminé. Elle ne lui en avait pas dit davantage, mais une fois le procès terminé, si elle en réchappait une fois de plus, elle se faisait fort de transformer l’appartement en une sorte de poste avancé pour les jeunes philosophes qui finiraient par partir en stage à leur tour comme Marc-Aurèle, Octans et Pictor. Véga mènerait enfin une vie plus en rapport avec ses aspirations. C’était d’ailleurs déjà un peu le cas. Par contre, entre elle et Maïte, la complicité d’autrefois n’avait plus cours. Les deux femmes gardaient une attitude courtoise l’une envers l’autre, sans plus. Le procès avait laissé des traces.

– Penses-tu rentrer sur le mont Unda avec Altaïr?

– Quoi! Altaïr est censé venir ici?

– Il vient rencontrer Pict.

– Pictor est ici, lui aussi?

– Il doit arriver d’Ottawa cet après-midi. On lui a offert un poste d’attaché politique, il vient en discuter avec Alta.

– Il n’a pas perdu de temps pour se faire une place, le beau Pictor.

– Les nouvelles d’Octans sont excellentes, elles aussi.

– Altaïr ne s’était pas trompé...

– S’il y a une chose qu’on peut dire, c’est qu’il a du flair.

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– Peut-être, mais il a le cœur sec. Je comprends mieux Shaula de ne pas s’être battue pour rester. Je compatis parce que, franchement, je ne connais personne qui se battrait pour être à ma place!

– Je n’arrive pas à comprendre de quoi tu te plains. Tu es belle, riche, si Altaïr ne s’intéresse pas à toi, qu’est-ce que ça peut faire? Intéresse-toi à quelqu’un d’autre!

C’était tout à fait Véga, ce genre de remarque. Elle allait bien avec Altaïr au fond, elle avait le même cœur sec. Si c’était à refaire, Maïte effacerait jusqu’au jour de sa rencontre avec Altaïr. Non, elle commencerait à effacer l’histoire encore plus loin, là où elle avait commencé en fait, dans le petit salon de thé qu’elle fréquentait quand elle vivait à Londres.

C’est en relisant les minutes du premier procès que j’ai eu accès à ces informations. Un an avant son retour au Québec, Maïte traînait souvent dans ce salon de thé, Aux Parfums de Chine, où elle avait fini par remarquer un homme qui y passait encore plus de temps qu’elle. Grand, le visage cireux entre deux âges, mais ç’aurait été difficile de dire lesquels, il était toujours en quête de public pour raconter l’histoire de sa dépossession. Certaine que ça devait être une histoire assommante, Maïte l’évitait soigneusement jusqu’au jour où, alors qu’ils étaient seuls dans la salle devant leur théière respective, elle avait eu l’imprudence de regarder dans sa direction. Il n’avait eu qu’à s’accrocher à ce regard comme à une perche pour s’approcher, théière à la main, et obliger ni plus ni moins Maïte à l’accueillir à sa table.

C’est là qu’elle avait appris qu’elle avait un lien avec cet inconnu, une connaissance commune : son ancien voisin d’enfance, Jean-Pierre L’Heureux. L’homme lui apprit que Jean-Pierre avait hérité de la fortune de son père. Injustement hérité. C’était le déshérité lui-même qui témoignait devant elle : Jean-Pierre ne voulait pas de cet argent, trop occupé à faire de la philosophie sur une montagne reculée de Charlevoix avec une bande d’originaux de son espèce. Alors que lui, François, était non seulement associé dans l’affaire avec M. L’Heureux, mais qu’il en avait presque été le cofondateur. Le « presque » avait dû jouer en sa défaveur, parce qu’il n’avait jamais pu faire valoir ses droits, réduit à traîner sa misère sous d’autres cieux.

À son retour à Québec, Maïte avait commencé à se renseigner. C’était en menant son enquête qu’elle était tombée, très fort et très imprévisiblement, amoureuse. Elle avait d’abord aimé les mains d’Altaïr, la façon dont il feuilletait les pages. Un jour, il lui avait souri

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et c’est sur le souvenir de ce sourire qu’elle avait construit sa chimère.

***

Tant qu’à ne pas pouvoir mettre les petits plats dans les grands, Véga aurait préféré qu’ils aillent au restaurant, mais elle était la seule à aimer la poésie de la nouvelle cuisine, l’art abstrait de ses microportions et elle ne voulait pas se retrouver dans la première gargote venue. En matière de nourriture, Altaïr était d’un fondamentalisme déprimant et Maïte s’en fichait comme de l’an quarante. Alors, elle avait fait cuire un simple poulet, quelques légumes facilement identifiables et dressé un couvert sans fanfreluches. Altaïr déposa ses ustensiles, satisfait de ce qu’il avait trouvé dans son assiette.

– C’était bon.

– Tant mieux. Ça s’est bien passé avec Pictor?

– Oui. C’est une chance inespérée qu’il a de se retrouver si tôt parmi des gens influents. Je ne m’attendais pas à des résultats si rapides. C’est qu’il a du charme, notre diplomate en herbe.

– As-tu des nouvelles de Marc-Aurèle?

– La dernière fois que j’en ai eu, il était en Italie. Mais je ne suis pas là pour parler de lui. Ni d’Octans d’ailleurs. J’ai quelque chose à te demander.

Véga revenait de la cuisine, en veine de bavardage.

– Tu dois être fier d’Octans, les mentions d’excellence pleuvent sur lui, paraît-il. J’ai bien peur que sa fiancée va devoir l’attendre longtemps, sinon toujours.

– Hmmmm.

– J’ai le nez pour sentir ces choses-là. Il aime les beaux objets, il va adorer Londres; ça m’étonnerait qu’il revienne.

– On verra. Pour le moment, j’ai quelque chose de plus important à régler avec Maïte.

– Dis-le-moi si je gêne...

– Non, si tu pouvais te taire, ce serait parfait. C’est au sujet de Bellatryx.

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– Qu’est-ce qu’il a encore fait, le pauvre enfant?

***

– Je ne vois pas d’autre solution.

– C’est une mauvaise blague! Tu le sais pourtant qu’il est amoureux de moi!

– Tout de suite les grands mots! Je sais surtout que ce n’est pas réciproque. S’il se fait des idées, c’est son problème.

– Tu te rends compte de ce que tu me demandes, Altaïr?

– Je te demande juste de m’aider à ramener Bellatryx dans la communauté. Ensuite, n’aie pas peur, s’il n’est pas revenu à la raison, je vais m’en occuper tout seul! Je ne comprends toujours pas quelle mouche l’a piqué.

– Il a peut-être pensé que ça attirerait ton attention, ce en quoi il n’avait pas tort, intervint Véga. Tryx cherche à créer un lien avec toi au cas où tu ne t’en serais pas aperçu. N’oublie pas qu’il n’avait que quatorze ans quand sa mère est partie. Il est presque aussi orphelin que moi, cet enfant!

– Ça n’excuse rien.

– Il ne t’a rien dit avant de partir? demanda Maïte.

– Tout ce que je sais, c’est qu’il s’est retranché dans la chapelle du mont Noir, supposément pour la défendre alors que je l’ai fait clôturer l’été passé! Personne ne lui demandait ça. Il est parti seul avec son arc et quelques affaires de camping.

– Es-tu allé là-bas pour discuter avec lui, au moins?

– Centauri est allé. Bellatryx lui a dit qu’il ne voulait voir personne, et même que si des étrangers se pointaient, il n’hésiterait pas à tirer. Je sais que ce que je te demande est délicat, mais ça le deviendrait encore plus s’il blessait quelqu’un.

– Ou s’il en tuait un, renchérit Véga, non sans à-propos.

– Bref, si quelqu’un a des chances de raisonner Bellatryx, c’est toi.

– Adhara ne peut pas y aller? C’est sa sœur après tout.

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– Non, maintenant qu’Adhara est mariée, ce n’est plus pareil entre eux.

– Tandis que moi qui ne le suis pas...

– On ne reviendra pas sur le sujet du mariage, tu sais ce que j’en pense, gronda Altaïr qui n’était pas homme à se laisser entraîner sur le terrain glissant des concessions.

Véga sauta sur l’occasion pour faire diversion.

– À propos, comment va Adha?

– Bien.

– Et son mariage?

– Comme ci comme ça. Les femmes sont capricieuses, ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre. Ce mariage, c’était une mauvaise idée au départ.

– D’après ce que m’en a dit Shaula, c’était une mauvaise idée qui ne te déplaisait pas.

– Seuls les fous ne changent pas d’idée.

– Dans ce cas, Tryx aussi pourrait bien...

– Toi, Véga, quand tu ne veux pas comprendre! Je me tue à vous dire que Bellatryx ne veut rien entendre.

– Après tout, tu as peut-être raison. La schizophrénie frappe souvent à cet âge. Dix-sept ans, ce serait assez dans les temps...

Altaïr l’écoutait d’une oreille, préoccupé par le silence de Maïte qui ne semblait pas pressée de lui venir en aide. Véga poursuivait :

– ... il n’y a peut-être pas d’antécédent dans la famille, mais Fabio, la sœur de Shaula était assez névrosée, merci. Qui sait, elle aurait pu être schizophrène sans le savoir. Et de ton côté, est-ce qu’il y en a?

– Absolument pas! Qu’est-ce que tu vas inventer là?

Altaïr se mit à fixer Maïte dans l’espoir que Véga se taise enfin. Maïte réfléchissait toujours. Au fond, ç’aurait été maladroit de lui refuser son aide. Par celle-ci, Altaïr lui accordait, sans même s’en douter, plus d’influence qu’elle n’en avait eue depuis fort longtemps.

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Elle leva les yeux sur lui et lui fit signe qu’elle acceptait. Altaïr sourit, heureux d’avoir gain de cause sans avoir rien eu à donner en échange. Maïte sourit aussi. L’heure des comptes venue, c’est elle qui fixerait le prix du service rendu.

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Chapitre VI

Pâte à choux L’incendie remontait à moins d’une semaine quand les premières

pâtisseries de Pouf, tout en pâte à choux légèrement dorée, en gâteaux au chocolat et petites madeleines, sortirent du four. En chef soucieux d’apprivoiser une clientèle, Pouf avait choisi de commencer par des recettes simples, faites d’ingrédients qu’il avait à portée de main, auxquelles il ajouterait au fil des semaines des touches de plus en plus raffinées jusqu’à ce que les clients tombent complètement sous le charme.

Juliette, Lola, et moi avions confectionné des cornets en dentelle de papier pour y placer les cygnes, les tortues et les petits rats destinés à séduire les plus jeunes. Nous avions planifié de partir tôt pour planter notre échoppe mobile – la glacière multifonctionnelle de Marc – dans un bon emplacement au marché, mais c’était sans compter le facteur « Simon ».

Depuis l’incendie, son comportement était devenu erratique. Il pouvait rester prostré des heures ou, au contraire, s’agiter en tous sens, sans rime ni raison, la première de ces attitudes n’étant pas moins inquiétante que l’autre. Quand il était dans un état léthargique, il l’était à un point tel que si quelqu’un déplaçait son bras par inadvertance, il ne le ramenait pas de lui-même dans une position normale; il le laissait dans les airs ou dans un angle bizarre, jusqu’à ce que quelqu’un s’avise de le replacer correctement. Dans ses périodes d’agitation, il pouvait marcher de long en large comme s’il avait le diable aux trousses, sourd et aveugle à nos efforts pour le calmer.

Je crois que nous aurions été plus compatissants s’il avait gardé des séquelles physiques de l’incendie. Mais ces agissements incompréhensibles ne faisaient que nous rendre mal à l’aise. La tentation de faire comme s’il n’existait pas nous est passée très vite après que Richard nous eut rappelé que Simon était l’un des nôtres et qu’il n’accepterait pas que nous le traitions différemment, point à la ligne! À partir de ce moment-là, il y en a toujours eu un qui s’assurait que Simon était avec nous, qu’il était en sécurité et qu’on ne l’oublierait nulle part. On le traînait comme une carotte. La journée avait donc commencé par une heure d’effort pour faire grimper Simon dans l’échoppe sur roues et par un aménagement minutieux des boîtes de gâteaux pour l’installer sans qu’il s’affaisse dans les pâtisseries.

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***

– Regarde, je te parie que celui-là va prendre un cygne.

– Pari tenu!

– Pari perdu!

Le petit bonhomme avait choisi le dernier raton de l’étalage. À l’heure où nous avions fini par arriver, nous avions dû nous contenter du pire emplacement du marché, dans une encoignure sans soleil au bout d’une allée peu passante. Lola avait vite oublié ses bonnes résolutions en voyant qu’aucun enfant n’approchait et elle était plutôt partie se promener avec Zorro. L’heure du dîner approchait et Nicolas eut l’idée de contrer le sort en dépêchant Estelle, Judith, Pio et petit Paul auprès des marchands des autres étals pour nous faire un peu de publicité en leur offrant des gâteaux. Au bout d’une vingtaine de minutes, il y avait un modeste achalandage; la vue des gâteaux semblait mettre les clients en appétit. Pour cette fois, Stéphanie s’était contentée de s’exercer, en prenant des photos au hasard.

Juliette mettait l’argent du raton qu’on venait de vendre dans la caisse quand j’ai aperçu le docteur Chapdelaine au bout de l’allée.

– Reste ici, je reviens!

Pas question qu’il s’évanouisse dans la nature avant de m’avoir donné des nouvelles d’Alice. Je commençai à crier son nom bien avant de l’avoir rejoint.

– Docteur Chapdelaine! Eh! docteur! C’est moi! Joal. Joal Mellon! Comment allez-vous?

– Très bien, ma petite, très bien. Mais pourquoi criez-vous si fort? On se connaît?

– Mais oui, voyons...

La voix familière d’Alice vint me rassurer sur l’état de ma mémoire.

– Il te fait marcher, Joal. Penche-toi un peu, je suis ici. Ça fait tellement plaisir de te revoir. Qu’est-ce que tu fais au village?

Même si Richard nous en avait parlé, j’étais intimidée par le fauteuil et je ne savais pas trop quoi dire, alors je me suis penchée et

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j’ai effleuré la joue un peu plissée d’Alice.

– Laisse Joal pousser mon fauteuil, Augustin. Je prendrais bien une crème glacée. À moins que tu viennes avec nous?

– Non merci, sans façon. J’ai quelques outils à aller voir par là...

– Alors, Joal, comment ça va?

Alice semblait plutôt à l’aise dans son fauteuil, mais ça ne me rassurait pas.

– Ça va. C’est quoi ce fauteuil?

– Un peu de paresse.

– S’il vous plaît, Alice, ne faites pas comme si je ne pouvais pas comprendre.

– Je m’amusais un peu, ne le prends pas mal.

– Ce n’est pas amusant du tout. Qu’est-ce qui s’est passé? Vous vous êtes cassé une hanche?

– Non. Et dans la position où je me trouve, ça ne risque pas.

Le bruit des corneilles dans mes oreilles s’amplifia.

– Vous voulez dire que vous n’envisagez pas de sortir de là?

– Pas vraiment, Joal. Mais avant d’en parler, on pourrait manger notre crème glacée, non?

– Je n’ai pas faim.

– C’est de ma faute aussi avec mes histoires à couper l’appétit. Bon, puisque le mal est fait... Tu es sûre que...

– Dites-moi tout.

– Bon. J’ai commencé à avoir mal l’automne dernier. Je ne voulais pas qu’Augustin s’inquiète, alors j’ai prétexté un peu de fatigue et j’ai engagé quelqu’un pour vider le jardin. Ensuite, j’ai demandé à Jeannou, mon amie d’enfance, de venir faire les conserves avec moi. Je n’avais pas la force de les faire toute seule.

– Ça arrive à tout le monde d’être fatigué.

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– On ne vit pas auprès d’un médecin pendant une grande partie de sa vie sans apprendre à décoder les symptômes, tu sais. J’ai repoussé le moment de consulter parce que je savais que ça n’allait pas être de bonnes nouvelles.

Alice s’est tue et j’ai attendu, de plus en plus mal à l’aise.

– Ce ne sont pas des choses dont on se préoccupe à ton âge, Joal. Mais au mien, on sait que la moindre douleur peut être le début de quelque chose de grave et d’irréversible.

– [...]

– Je suis allée à Montréal passer des tests. Beaucoup de tests. Ça a duré presque deux mois. Je ne m’étais pas trompée.

– Pas trompée…?

– C’était grave.

– Et irréversible?

– Et irréversible. Le médecin qui a suivi mon dossier a été très correct. Il ne m’a fait aucune cachette, mais je ne sais toujours pas combien de temps il me reste, ça varie d’un patient à l’autre.

– Ils ne peuvent rien faire?

– Non.

– Ça porte un nom, cette maladie?

– Cancer des os.

Ma gorge est devenue une petite paille et j’ai cherché, cherché mon air. Alice venait de couper l’approvisionnement. Elle m’aurait dit qu’elle était sorcière et qu’on allait la traîner au bûcher, je n’aurais pas été plus ébranlée. J’ai été vraiment au-dessous de tout. Incapable de me ressaisir, j’ai baissé la tête en une ridicule imitation de salut et je suis partie en courant. Au passage, j’ai failli heurter le docteur Chapdelaine qui revenait.

***

– Tu as fait ce qu’il fallait, Joal n’est plus une enfant, elle est capable d’entendre la vérité.

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– Je sais, mais je ne m’attendais pas à ce que ça la bouleverse autant.

– Je ne connais pas de bonne façon d’annoncer une maladie grave. Il faut que les gens aient le temps d’encaisser le coup. J’ai vu ça toute ma vie, Alice, je sais de quoi je parle. Mais ensuite, ils sont contents qu’on ait été francs avec eux.

– Tu dois avoir raison, mais c’est difficile. As-tu trouvé les outils que tu cherchais?

– Non. Figure-toi que je suis tombée sur Catherine. Savais-tu qu’il y a eu un incendie au château?

– Quoi?

– Une remise qui était adossée au château a flambé et une aile a été sérieusement endommagée, mais la bâtisse est encore debout et les campeurs vont bien.

– Que s’est-il passé?

– Catherine ne s’est pas trop étendue sur le sujet; il semble qu’un des jeunes aurait mal éteint sa cigarette.

– C’est pour ça qu’ils sont ici aujourd’hui?

– D’une certaine façon. En fait, ils sont venus vendre des pâtisseries confectionnées par l’un d’entre eux, dans l’espoir de renflouer le château.

– Ils sont tellement attendrissants! On devrait aider Richard.

– Oui, tu as raison. Mais il va falloir user de diplomatie; ça représente une grosse somme et il a sa fierté. À propos, je ne t’ai pas tout dit, il y a autre chose. Un des jeunes ne va pas bien.

– Ça a un rapport avec l’incendie?

– C’est ce qu’ils croient, mais d’après ce que m’en a dit Catherine, je pencherais plutôt pour une autre cause. Peut-être un début de psychose. Un des grands est avec lui dans le jardin derrière l’église, j’ai dit à Catherine que je passerais le voir. Veux-tu m’accompagner?

– Allons-y.

Augustin se mit à pousser le fauteuil d’Alice, en proie à

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l’excitation de quelqu’un qui a rendez-vous avec l’amour. Il s’ennuyait de la médecine, ça ne faisait pas de doute.

– Il est là-bas.

– Laisse-moi ici. Je vais t’attendre, dit Alice sur le ton de l’autodérision. Elle avait du mal à accepter de vivre sans ses jambes.

Le docteur Chapdelaine plaça le fauteuil d’Alice sous un arbre et s’avança lentement en direction de Simon pour ne pas l’effrayer.

– Bonjour Simon, je peux m’asseoir?

Le garçon fixait le sol, immobile. Le docteur a pris sa main, l’a levée dans les airs et a retiré la sienne : la main de Simon est restée suspendue comme si elle était retenue par des fils invisibles. Le docteur a replacé sa main sur sa cuisse et il l’a observé un long moment. Puis, il s’est approché des garçons pour leur poser quelques questions.

– Qu’est-ce que vous en pensez, docteur?

– Cet enfant n’est pas bien du tout, Samuel, pas bien du tout!

– Est-ce que ça pourrait être l’incendie qui l’a rendu comme ça? Il aurait eu trop peur?

– L’incendie a peut-être accéléré le processus, mais il ne l’a certainement pas causé, mon garçon. Certainement pas.

– Pouvez-vous l’aider?

– Je ne sais pas.

– Qu’est-ce qu’il a?

– Un mal probablement incurable.

– Il va mourir?

– Non. Je voulais dire par là, un mal qu’on ne peut pas guérir une fois pour toutes.

– De quoi est-ce qu’il souffre?

– Je ne peux pas me prononcer maintenant, il faudrait qu’il passe une série d’examens.

– Je comprends, docteur, mais vous devez bien avoir une idée?

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– D’après mes premières observations, ça ressemble à une forme de catatonie avec des épisodes cataleptiques.

– Ah! Qu’est-ce qu’on peut faire?

– Il n’y a pas grand-chose qu’on puisse faire en dehors des chocs électriques.

Samuel ne savait pas ce qu’était la catatonie, mais il se figurait assez bien ce que pouvaient être des chocs électriques et ça, pas question. Il se dépêcha d’en finir avec cette discussion.

– Vous avez raison, oubliez ça, docteur. On va s’arranger.

La journée tirait à sa fin. Toutes les pâtisseries avaient été vendues et Pouf repartait avec ses premières commandes en poche, de la crème fraîche et du beurre, du sirop d’érable et des bocaux de petits fruits, et plusieurs secrets bien gardés que les fermières attendries lui avaient glissés à l’oreille. Le docteur est venu nous saluer, disant qu’il allait monter nous voir bientôt et je suis rentrée au château sans avoir revu Alice.

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Chapitre VII

Loin comme l’Italie – Vous avez une lettre, Shaula!

Hermès montait l’escalier en peinant sur ses jambes accablées. Il avait du mal à admettre qu’il avait récemment fêté ses soixante-dix ans. Chaque matin, il fallait qu’il se réhabitue.

– Elle vient d’Adhara?

Ils en parlaient rarement, ce qui ne les empêchait pas de penser beaucoup à elle. Hermès se contenta de sourire en lui tendant l’enveloppe; au moins, ce n’était pas une lettre d’avocat.

– Tenez, voyez vous-même!

Elle en tâta l’épaisseur, admira le timbre.

– C’est de Marc-Aurèle! Il est en Toscane...

Elle s’était vite habituée à l’ami de Bellatryx et s’était aperçue avec regret qu’elle s’entendait mieux avec lui qu’avec son propre fils. Il était devenu le côté souriant d’un automne exécrable, où tout ce qu’elle touchait se changeait en vinaigre. Elle aimait l’état de légèreté dans lequel il semblait se mouvoir, un soleil dans la poche, toujours prêt à remettre la vie à sa place. Quand il leur avait annoncé son départ pour l’Europe, qu’Altaïr avait personnellement planifié, elle l’avait un peu mal pris. C’était les premières nouvelles qu’elle avait de lui depuis qu’ils s’étaient dit au revoir.

– Alors, vous l’ouvrez?

En ces temps troublés, une bonne nouvelle ne serait pas de trop pour lui non plus.

– Dites à Capella de venir, je vais la lire à haute voix pour nous trois.

– Vous n’êtes pas obligée, vous savez. On comprendrait.

Évidemment, il n’en pensait pas un mot.

– Blablabla. Allez chercher Capella, je vous dis.

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***

[...] nous devons rentrer au mois d’août. Il est question que nous allions d’abord dans la communauté, mais cela ne fera que reporter d’une semaine ou deux notre retour à Québec. J’ignore encore combien de temps je vais rester, mais pouvez-vous vous informer pour l’appartement? Merci. J’ai hâte de vous revoir tous les trois, vous me manquez.

Marc-Aurèle

– Si mon souvenir est bon, Shaula, le jugement devrait avoir été rendu à ce moment-là, non?

– De quel jugement parlez-vous, Hermès?

– Celui qui doit décider laquelle des communautés, celle que vous avez fondée et dans laquelle nous avons vécu ou celle qu’Altaïr a créée, est la véritable héritière d’Aldébaran.

– Ah! ce jugement-là.

Shaula soupira. Le long fleuve tranquille de sa vie était en train de se transformer en affaires de Cour.

– En principe, oui. Mais ça pourrait prendre pas mal plus de temps avant qu’on soit fixés.

– Pas trop inquiète?

– Oui, bien sûr que je le suis.

Ils en parlaient peu et, quand ils le faisaient, c’était avec précaution. Shaula tenait à ce que justice soit faite, mais elle n’était pas sans savoir que si un jugement était rendu en faveur de la communauté telle qu’elle était avant son départ, cela aurait des conséquences innombrables sur d’innombrables vies. Par ailleurs, elle avait été si choquée par la conclusion du procès sur la mort d’Aldébaran qu’elle ne voulait pas reculer.

Évitant de trop s’appesantir sur une question qui la hantait déjà suffisamment, elle s’absorba dans le mystère du jour.

– Marc-Aurèle parti sur les traces du frère Cercatore, l’ami d’Adhara, quelle est la probabilité que ce soit une simple coïncidence?

Capella ne répondit pas, elle se contentait de sourire. Dire que sans

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la mort de ce pauvre Rigel, elle s’ennuierait à mourir au bord de la mer avec sa cousine alors que la vie ici était pleine de merveilleux imprévus. Elle leva les yeux au ciel en remerciant Rigel pour ses bons offices. Shaula la tira de sa douce béatitude.

– À votre avis, Capella, pourquoi Altaïr s’intéresse-t-il à cette légende?

– Je mettrais ma main au feu qu’il ne s’y intéresse pas pour des raisons religieuses. Il doit avoir un intérêt plus concret dans l’affaire. Mais j’ignore lequel.

– Un intérêt plus « concret »?

– Une histoire d’argent sous des apparences, disons... culturelles.

Capella était habituée à ce genre de problèmes. Elle avait souvent discuté avec des collègues de l’osmose entre les intérêts spirituels et temporels de l’Église, elle avait aussi écrit des articles sur la question. Elle tenta une explication :

– D’après ce que Marc-Aurèle nous en dit, cette légende est à l’origine de plusieurs des œuvres qui ornent de grandes cathédrales d’Europe. Nous pouvons en déduire que certains des objets de culte qu’elle a inspirés circulent aujourd’hui sur le marché de l’art. Altaïr pourrait vouloir y investir.

Hermès faisait des ronds de fumée avec sa pipe; au cinquième rond, il remonta des profondeurs.

– Deux personnes voyageant pendant huit mois dans les villes les plus chères d’Europe, même si elles mènent un modeste train de vie, cela représente certainement quelques dizaines de milliers de dollars. Il faut donc que les visées d’Altaïr en vaillent la peine.

– Altaïr n’a pas l’esprit spéculatif, trancha Shaula. Si je connais bien mon ex-moineau, il a déjà en sa possession ce qu’il cherche à évaluer. Mais j’y pense, est-ce que ça ne pourrait pas être la chapelle? C’est à peu près tout ce qu’il y a de religieux sur le mont Unda.

– Ce serait très étonnant qu’elle ait une valeur monnayable, cette chapelle n’a rien de remarquable.

– Et son contenu? demanda Capella.

– Non, je crois qu’on est sur une fausse piste. Même du temps où

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je l’ai visitée avec Aldébaran, cette chapelle ne contenait rien qui ait la moindre valeur.

***

– Vous avez l’air perdu dans vos pensées, Marc-Aurèle. Rien de fâcheux, toujours?

– Je viens d’avoir Octans au téléphone. Il ne reviendra pas sur le mont Unda en août comme c’était prévu.

– Ce n’est que partie remise.

– Peut-être, mais j’avais hâte de le revoir, de l’entendre me parler de sa vie sur le campus et de lui parler de mes propres mauvais coups...

– Allons donc! vous êtes d’une sagesse désespérante.

Et ce disant, le frère Cercatore souriait, de plus en plus largement à mesure que le visage de Marc-Aurèle rosissait.

– Peu importe, de toute façon, il y a pire.

Cette fois, le frère Cercatore se contenta de garder le silence.

– Octans a décidé de laisser sa copine et il se trouve qu’Australe est aussi mon amie. J’ai peur qu’elle le prenne assez mal.

– Vous a-t-il chargé du message?

– Non, heureusement!

– Elle habite sur le mont Unda, elle aussi?

– Oui. Ils avaient prévu se marier aux fêtes pour qu’Australe l’accompagne à Oxford, mais Altaïr a mis son veto. Octans est parti seul pour l’Angleterre. Il ne m’a pas dit ce qui l’avait décidé à rompre ni pourquoi il reste à l’université pendant les vacances. Il a été plutôt laconique.

– Adhara va la soutenir, vous allez voir, Marc-Aurèle, elle est jeune, son chagrin ne sera pas éternel.

– Oui, vous avez sûrement raison. Pour Adhara aussi d’ailleurs, c’est la sœur de mon meilleur ami et c’est vraiment quelqu’un de bien.

– Qu’est-ce qui la retient sur cette montagne, à votre avis? D’après

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moi, elle pourrait enseigner dans les meilleures universités si elle voulait. Je me demande pourquoi elle ne l’a pas encore fait. La communauté doit exercer un grand attrait sur elle.

– Ce sont les parents d’Adhara qui ont fondé la communauté. C’est sa maison, là-bas.

– Oui, mais un jour, les enfants quittent la maison, non? Vous l’avez bien fait, vous?

– Elle a épousé quelqu’un de la communauté, j’ai même été son cocher d’honneur! Elle enseignait avant son mariage, elle a continué après, c’est ce genre de vie qu’elle a choisi. Je ne crois pas qu’elle ait l’intention de partir, même pour la plus prestigieuse université.

Quelqu’un d’autre aurait sans doute encouragé la confidence. Mais le frère Cercatore avait cette rare qualité d’être prêt à entendre sans tenir nécessairement à savoir.

– Adhara n’est pas la seule à être attachée à cet endroit. J’ai tout de suite su que j’aimerais y vivre la première fois que j’y suis allé. Et si Altaïr n’avait pas eu l’idée de me faire étudier et voyager, je ne me plaindrais pas d’y être resté. Il y a une solitude dans les voyages que je trouve difficile à vivre jour après jour. La communauté, c’est chaleureux, on ne s’ennuie pas, j’y ai mes amis, Bellatryx, surtout, et puis Gemini, Draco et Sextans...

– Pourquoi être parti, alors?

– Parce qu’Altaïr me l’a demandé. Je ne fais pas les choses pour arriver quelque part, je les fais par affection pour les gens, enfin, je crois. J’ai vu des tas d’œuvres magnifiques depuis mon arrivée en Europe, mais tout le temps elles me parlent des gens que je connais, que j’aime et que j’ai laissés là-bas. Je me dis que ce n’est peut-être pas plus mal de retourner auprès d’eux. Vous ne réagissez pas. Vous trouvez ça idiot?

– Pas du tout. Au contraire. C’est très beau ce que vous dites. Et c’est vrai. L’un n’empêche pas l’autre d’ailleurs. En général, la beauté et la vérité ont des traits communs.

– La beauté et la vérité? Parfois, sans doute, mais toujours, jamais!

– On en parlera un autre jour, il est temps que je parte.

Luyten arrivait, les bras chargés de tomates, de pain et de poisson.

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Le petit homme s’ennuyait, il sauta sur la présence du frère Cercatore à l’heure du souper pour s’offrir un invité.

– Restez donc avec nous, monsieur... mon père...

– Frère Cercatore, je vous présente Luyten, Luyten voici le frère Cercatore.

– Donc, frère Cercatore, reprit Luyten en défaisant ses paquets, vous nous obligeriez en restant à souper, on en a beaucoup trop pour deux. Vous allez voir, je vais nous concocter un souper d’osteria, dit-il en agitant sa braoule. J’ai déniché un petit vin pas piqué des vers dont vous me donnerez des nouvelles.

L’argument du repas n’était pas de nature à émouvoir le frère Cercatore, peu gourmand, mais la tentation d’une soirée agréable, oui. À lui aussi la solitude pesait parfois.

De retour à sa chambre après avoir parlé de tout et de rien, des étoiles et du Bon Dieu, et siroté un peu trop de ce petit vin pas piqué des vers, le frère Cercatore trouva deux lettres l’invitant à se rendre sur le mont Unda. L’une était d’Adhara, qui lui rappelait qu’il avait promis de venir, l’autre d’Altaïr. Avec l’offre de Marc-Aurèle de l’accompagner, cela faisait tout à coup beaucoup de monde qui tenait à le voir aller sur cette montagne.

***

– Marc-Aurèle n’est pas là?

– Non, il est au musée.

– Je voulais lui remettre le livre dont je lui ai parlé hier soir. Vous pourrez le lire aussi si vous voulez. Je ne suis pas pressé de le ravoir.

– C’est gentil. Mais entrez donc, vous prendrez bien un café avec moi ?

Le frère Cercatore regarda Luyten, intrigué par ce petit homme malingre et presque chauve qui abritait une voix si agréable.

– Pas trop longtemps, alors.

Une fois installé devant sa tasse de café, il attendit que Luyten parle.

– Marc-Aurèle vous estime beaucoup, vous savez. Il est content

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que vous ayez décidé de l’accompagner au Québec.

– Je suis content aussi. Il paraît qu’il y a une très ancienne chapelle là-bas.

– Oui...

Le frère Cercatore avait perçu l’hésitation. Il attendit.

– C’est moi qui l’ai restaurée, elle tombait en ruine. J’ai quelques connaissances en matière de restauration. Marc-Aurèle va sûrement vous y amener.

– Je compte bien que vous veniez avec nous. Ce serait intéressant que vous m’expliquiez ce que vous avez fait là-bas. La restauration, c’est un travail... de moine, acheva le frère Cercatore dans un éclat de rire.

– Je ne sais pas si Altaïr...

Le frère Cercatore sentit la tension dans la voix du petit homme et crut bon de dire quelque chose.

– C’est vraiment un monde étrange que le nôtre, n’est-ce pas?

– Oui. C’est le hasard qui m’a conduit sur le mont Unda et je suis encore à me demander s’il a bien fait les choses ce jour-là ou si, au contraire, il aurait été préférable de ne jamais revoir Altaïr. Croyez-vous au hasard, frère Cercatore? Mais non, évidemment. La foi exclut le hasard. D’ailleurs, je ne vois pas ce que j’aurais pu faire de mieux dans la vie. Avant d’aller là-bas, André, David et moi, on traînait dans les bars.

– Vous étiez jeunes...

– Pas du tout! J’avais cinquante-cinq ans quand je suis arrivé sur le mont Unda!

Luyten était lancé. Il se dépêchait de parler, comme s’il ne voulait pas prendre trop de temps.

– Altaïr m’a offert un toit, une vie, mais il fallait bien qu’il y ait une contrepartie. J’ai assez vite compris que mon dévouement ne serait pas suffisant. Il lui fallait ma soumission, entière, sans possibilité de libération. Lorsqu’on sera arrivés là-bas, je ne crois pas qu’on aura beaucoup l’occasion d’échanger. Mais je serai content si vous vous

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rappelez simplement en voyant la chapelle du mont Noir qu’elle est debout grâce à mon travail et que les pierres qui ornent une table du pavillon d’Altaïr ont été trouvées grâce à moi.

– Des pierres?

– Oui. De très belles pierres gravées, dignes des objets sacrés qu’on trouve ici en Italie et ailleurs en Europe.

Donc, les pierres des campeurs dont Adhara lui avait parlé lorsqu’elle avait fait sa connaissance se trouvaient aujourd’hui chez Altaïr. Voilà qui ne manquait pas d’être intéressant. Et lorsque Marc-Aurèle, après avoir suivi sa piste jusqu’à l’abbaye de San Galgano, s’était montré aussi intrigué par la Légende, c’était à Altaïr qu’il avait en réalité affaire à travers et à l’insu même du jeune homme. Il fallait qu’il réfléchisse. Il se leva et s’aperçut qu’il n’avait pas touché à son café; tant pis, il était temps de partir.

– Le hasard existe peut-être, Luyten, mais personnellement, je ne l’ai jamais rencontré. À bientôt.

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Chapitre VIII

Vertu théologique – Voyons! Où est-ce que j’ai mis ce papier?

Au cours du dernier semestre, Marcelle avait demandé l’aumône à tout le monde : au département, à l’université, à la ville, à la province, au pays. Pas une porte qui n’ait été sondée et les fins de non-recevoir s’étaient multipliées. La période était très mal choisie pour s’intéresser aux choses du sacré. Les gens y reviendraient un jour, mais pour le moment, tout le monde avait mieux à faire avec ses budgets, des voyages en Chine communiste, par exemple. La religion n’avait pas la cote.

– Qu’est-ce que tu cherches?

– Ah! c’est toi, Cécil! Je cherche un formulaire de demande de subvention, quoi d’autre?

– À qui comptes-tu l’envoyer, cette fois?

Marcelle répondit avec une détermination louable pour quelqu’un qui avait essuyé autant de rebuffades :

– Au Vatican!

– Au pape?

– C’est ça.

– Tu ne devrais pas te donner tout ce mal.

– Tu doutes du pape?

– Non, j’ai mieux à te proposer.

Mieux que le pape... Le cœur de Marcelle s’énerva. Se pouvait-il qu’enfin, après des dizaines de mensonges indignes, de refus grossiers, de silences embarrassés, leurs efforts aient ému quelqu’un, quelque part dans l’immensité du monde?

– J’ai reçu une lettre de la Faculté de théologie qui s’est souvenue avoir une enveloppe à affecter à un projet de recherche « porteur de sens ». Tu te sens capable d’aller porter un sens au doyen de la faculté

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avant minuit ce soir? C’est l’heure de tombée.

– Aucun problème, va chercher les autres, cet argent est à nous!

Cécil partit chercher les autres sur le campus à moitié désert. Ils n’avaient pas osé s’éloigner de peur d’être ailleurs si un miracle se produisait. Voilà qu’il arrivait enfin, mais il fallait faire vite : moins de huit heures avant que l’échéance ne transforme le pactole en pacotille.

***

– Et vous l’avez eu?

– Évidemment! Mais ça n’a pas été facile...

– Ça va, Georges! Pas besoin d’en faire des brouettes, le coupa Cécil.

Levant la tête en direction de la partie calcinée du château, il dit d’une voix peinée :

– C’est terrible ce qui est arrivé.

– On a eu peur, mais on s’en sort pas trop mal, rétorqua Richard avec bonne humeur.

– Allez-vous commencer les réparations bientôt?

– Quelles réparations?

– Ben... ce qui a brûlé...

– Parce que tu crois que j’ai les moyens de faire des réparations?

– Vous n’êtes pas assurés? s’est exclamé Georges, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde à mille bornes de toute caserne de pompiers. Si vous ne faites rien, il va pleuvoir dans le château!

– On a assuré avec des plastiques. Ça devrait faire pour l’été.

Cécil n’était pas d’accord.

– On ne va pas rester là sans rien faire. Tu vas être obligé d’accepter notre coup de main, Richard. Louise, Marcelle et Robert vont se rendre sur le mont Noir pour une visite de reconnaissance comme c’était prévu pendant que Jacques, Georges et moi, on va

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s’attaquer aux réparations. On sera du deuxième voyage, c’est tout.

Voyant l’air sombre de Richard, il lui demanda :

– Qu’est-ce qu’il y a? Tu n’es pas d’accord?

– La chapelle du mont Noir a été clôturée comme celle du mont Unda, probablement même avec plus de soin, par l’espèce d’illuminé belliqueux qui nous sert de voisin.

– J’apprécie la mise en garde, Richard, on sera discrets, promit Marcelle. Il ne s’apercevra jamais qu’on est allés dans la chapelle. Pas vrai, Robert?

– Sûr! Je m’occupe du matériel, confirma Robert. Ne faites plus attention à nous, c’est comme si on était déjà partis.

– Tu nous montres ce qu’il y a à faire ici, Richard? demanda Cécil.

Il avait suffi qu’ils débarquent pour que le camp secoue ses cendres et retrouve sa gaieté. Même l’incendie perdait ses airs tragiques. En fin de compte, le château n’aurait pas à attendre après une armée de petits gâteaux et de pains au chocolat pour être sauvé. Jacques emboîta le pas à Cécil et nous fîmes de même. Georges suivait loin derrière.

– Méchante brûlure de cigarette, dites donc ! La bâtisse a vraiment failli y passer!

– Pas seulement le camp, estima Louise. La montagne aussi.

Pendant que Cécil évaluait ce qu’il y avait à faire, Richard, qui avait renoncé à l’empêcher de faire à sa tête, fit un clin d’œil à Pio et dit, sourire en coin :

– Pio était d’accord pour refaire le coup du frère Isidore et renflouer les coffres du château en faisant des miracles, mais hélas! c’est interdit de faire travailler les enfants. Venez, ça va bientôt être l’heure de souper. Vous allez vous régaler. Je ne sais pas quelle mouche a piqué Pouf, mais depuis le début des vacances, il nous fabrique des desserts géniaux.

Chemin faisant, Richard sentit qu’on lui tapotait l’épaule. Il se retourna, surpris.

– Jeune homme! Offririez-vous l’hospitalité à un vieillard qui a fait une longue route pour vous voir?

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– Augustin! Qu’est-ce que vous faites ici?

– Vous dites ça parce que ça vous fait plaisir, au moins?

– Bien sûr, voyons! Quel bon vent vous amène?

– Du vent? Je n’ai senti aucun vent, moi. D’ailleurs, je n’ai plus l’âge de monter aussi haut! Je ne referai plus ça de sitôt.

– Des promesses, des promesses!

– Cécil! Je ne m’attendais pas à vous trouver ici. Richard croyait que...

– Qu’on ne viendrait pas, je sais. Mais c’est mal nous connaître. On est doués pour la quête, on a un vrai talent pour ça. Enfin bref, on est là.

***

Pour avoir affronté Bellatryx en combat singulier, je savais à quel point il pouvait être vindicatif. Mais Maïte, elle, ne le savait pas. Son opération charme a échoué quelques jours seulement avant que les chercheurs arrivent au château.

Quand elle est repartie, Bellatryx l’a suivie du regard, appuyé contre son arc, sans cligner des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse. Il aurait facilement pu tirer sur elle, mais son désarroi était tout à coup devenu plus fort que sa colère.

C’était un sentiment qui venait de plus loin que le mépris d’Altaïr, de plus loin encore que l’indifférence de Shaula. Dans les jours qui ont suivi, il a oscillé entre ces deux pôles comme un enfant perdu.

À mesure qu’elle approchait du mont Unda, Maïte s’était mise à travailler son argumentation avec une telle conviction qu’une fois arrivée, elle y croyait presque : Bellatryx avait besoin de cet isolement, il en reviendrait le moment venu plus adulte et plus sage.

Après avoir exposé son point de vue à Altaïr, elle avait conclu, sûre de son fait :

– C’est bien connu, personne n’a jamais réussi à faire pousser les fleurs plus vite en tirant dessus. Tout ce qu’on réussit à faire avec ces méthodes de barbare, c’est de leur arracher la tête.

– Balivernes!

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– Je te le répète, Altaïr, le plus sage, c’est d’attendre.

– Ce n’est pas ce que je t’avais demandé, grommela Altaïr, mais puisque tu n’en fais jamais qu’à ta tête... comment va-t-il?

– Bien, mentit Maïte. Il se promène, il réfléchit, il est devenu très bon au tir à l’arc.

– Ah oui? s’informa Altaïr, intéressé.

Elle n’était pas pour lui dire qu’il l’avait accueillie en la visant avec son arc. Elle estima aussi plus prudent de ne pas mentionner qu’il avait tué un écureuil en pleine course devant elle juste pour lui montrer de quoi il était capable.

– Oui, il est doué.

– Ça ne me surprend pas, répondit Altaïr, flatté, comme si le compliment s’adressait à lui. Mais je ne comprends pas pourquoi il persiste à se terrer là-bas.

– C’est pourtant simple, je viens de te l’expliquer. Il ne se terre pas, il devient adulte.

– Si tu le dis.

Revenue à la réalité, Maïte se mit à prier pour que Bellatryx se calme avant de tuer quelqu’un comme il semblait en avoir le désir trouble.

***

– On les a bien eus, n’est-ce pas, Joal?

En le voyant souffler comme un phoque, je n’étais pas sûre de qui avait eu qui. Le docteur tenait mordicus à être du voyage au mont Noir, mais Richard et Cécil avaient mis toute leur force de persuasion pour le convaincre de patienter jusqu’au prochain voyage, qui serait mieux organisé et plus sécuritaire. Après avoir beaucoup argumenté, le docteur s’était subitement rangé à leur avis.

– C’est bon! Je comprends. Mais promettez-moi de m’avertir quand vous y retournerez, sinon, je ne vous adresserai plus jamais la parole.

– C’est promis, s’était empressé de dire Cécil.

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– Dans ce cas, je n’ai plus rien à faire ici. Richard, me permettez-vous de vous emprunter Joal pour le voyage?

– Si elle est d’accord. Joal?

– Bien sûr. Quand est-ce qu’on part?

– Dès que vous êtes prête, mon enfant.

Quand nous avons été suffisamment loin pour que personne ne l’entende, le docteur s’est tourné vers moi, l’œil malicieux :

– Vous pouvez y aller seule, Joal. Je suis certain qu’Alice va être très heureuse de votre visite.

– Quoi?

– Moi, je vais dans l’autre direction.

– Qu’est-ce que c’est que cette histoire?

– Vous comprendrez un jour. À mon âge, le temps passe trop vite pour que je puisse me permettre d’écouter l’avis des autres.

Tout en parlant, il s’était écarté du sentier.

– Qu’est-ce que vous faites?

– Je me cache.

– Quoi?

– J’ai l’intention d’attendre les chercheurs. Je vais les suivre discrètement.

– Vous n’y pensez pas, voyons! S’ils vous voient, ils vont vous ramener au château.

– Je n’ai pas le choix, je ne connais pas le chemin.

– Et s’il vous arrive quelque chose?

– J’ai pris mes précautions.

Le docteur sortit un objet de sa poche qu’il approcha de mon visage, main repliée.

– Qu’est-ce que c’est?

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Il ouvrit la main. Au creux de celle-ci brillait un objet métallique arrondi comme un tuyau, long de quelques centimètres.

– Je ne sais pas...

– C’est un sifflet.

– Il est bizarre.

– Ce n’est pas n’importe quel sifflet. C’est celui de Scotland Yard. Les policiers anglais ont commencé à s’en servir à Londres avant même que Sherlock Holmes existe.

– Il n’a pas l’air si vieux que ça!

– C’est une réplique. On l’entend à un kilomètre à la ronde. Je l’ai fait venir après qu’Alice et moi nous sommes perdus en montant au château l’été dernier. J’étais certain qu’il finirait par m’être utile. Vous pouvez y aller, je ne cours aucun danger.

Je l’avoue, j’ai été tentée. Je ne me sentais pas attirée par la longue course en forêt, et il fallait que je voie Alice, que je m’excuse de ma réaction stupide au marché quand elle m’avait parlé de sa maladie. D’un autre côté, j’avais suffisamment arpenté ces montagnes pour savoir qu’elles étaient pleines de pièges. Le docteur Chapdelaine pouvait se mettre en danger de mille façons. Je finis par dire, avec plus d’assurance encore pour me pardonner d’avoir seulement songé à l’abandonner à son sort :

– Pas question! Si vous ne descendez pas au village, moi non plus! Je vous accompagne.

– Tuttt, tuttt, tuttt. Ce n’est pas ce que j’avais prévu. Allez plutôt voir Alice, elle s’ennuie, ça va lui faire du bien.

– Eh bien! Vous devrez faire avec! S’il vous arrivait quelque chose, je ne pourrais plus jamais regarder Alice dans les yeux et on ne serait pas plus avancés. Ne discutez pas, venez. On a une bonne heure d’avance sur Luc et les autres, on ne va pas la gaspiller pour rien.

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Chapitre IX

Seul La journée était belle, fraîche, on ne pouvait pas demander mieux

à une journée pour une promenade en montagne. Le docteur Chapdelaine et moi n’y comprenions rien, mais malgré notre vitesse de marche assez moyenne, Luc et les chercheurs ne nous avaient pas rattrapés. La porte de la grille était entrouverte. C’était bizarre, nous aurions dû nous méfier, mais trop contents de pouvoir pénétrer sur le site sans nous casser la tête, nous sommes entrés.

Je me suis assise au soleil, guettant le sentier. J’étais vaguement inquiète du retard des chercheurs et, en même temps, je m’amusais de la tête qu’ils feraient en nous voyant déjà sur place à leur arrivée. Comme rien ne se passait, je suis allée rejoindre le docteur et j’ai fait jouer le mécanisme de la dalle. Il n’y avait plus rien en bas, donc pas grand-chose à voir à mon avis, mais ce n’était pas celui du docteur qui s’est longuement attardé, trop content d’être venu pour ne pas en profiter au maximum. Quand nous sommes remontés, il était déjà temps de partir; sans doute croiserions-nous les chercheurs sur le chemin du retour.

– Allez-y docteur, je remets la dalle en place et je vous rejoins.

– Vous ne voulez pas que je vous aide?

– Non, non, ça va me prendre une minute, c’est comme si c’était fait.

***

Luc finissait de se préparer quand Nicolas est passé devant lui en trombe. Simon s’était réveillé dans un tel état de rage que Nicolas avait eu peur qu’il le jette par la fenêtre.

Alerté, Samuel est accouru, Nicolas sur les talons, Richard est arrivé peu après, puis Cécil et les autres chercheurs. Simon ne se calmait toujours pas. En désespoir de cause, Richard a demandé à Martin d’essayer de nous rattraper et de nous ramener au plus vite, le docteur et moi.

– Ils ne sont peut-être pas rendus très loin, dépêche-toi.

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Évidemment, Martin ne nous a pas trouvés. Il s’est rendu jusqu’à la maison du docteur où il a appris que nous n’étions jamais arrivés.

Pendant ce temps au château, chacun tentait à sa manière de calmer Simon qui gesticulait, menaçait et hurlait comme un diable dans l’eau bénite. Puis, Martin est arrivé avec les mauvaises nouvelles : nous n’étions nulle part!

– Voyons, ce n’est pas possible! Tu as bien pris le chemin habituel?

– À ton avis?

– Excuse-moi, je ne voulais pas te vexer. Enfin, merde! Où est-ce qu’ils peuvent être?

C’est Ignis qui y a pensé. Peut-être qu’on avait simplement suivi la première idée du docteur.

– Et s’ils avaient pris la direction du mont Noir?

Martin s’est frappé la tête.

– Que je suis bête! C’est évident, voyons! Ils ne sont jamais descendus jusqu’au village. Le docteur voulait aller voir la chapelle, c’est ce qu’il a fait.

– Bon, si c’est ça, alors on n’a pas à s’inquiéter. Joal connaît bien le chemin. Mais il va falloir amener Simon à l’hôpital. Comment? Ça, c’est une autre paire de manches. Quelqu’un a une idée?

– On pourrait le transporter dans la glacière.

– Dans la glacière? Quelle glacière?

Marc, pris de court, hésitait à répondre. Richard n’était pas au courant de notre commerce de pâtisseries et le moment était mal choisi pour lui en toucher un mot.

– Et puis d’ailleurs, c’est quoi cette idée! Simon n’a pas besoin qu’on le congèle.

– J’ai construit une sorte de petite voiture que Paluah peut tirer, on s’en est servi une fois pour aller au village, ça devrait faire l’affaire pour emmener Simon jusqu’en bas.

– Ce n’est pas trop froid, au moins?

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– Non, non, j’ai doublé l’intérieur, c’est juste plus confortable…

– ... pour les pâtisseries, chuchota Lola. Et elle pouffa comme une idiote, mais heureusement, Richard n’avait rien entendu.

– Parfait! Je vais immobiliser Simon dans une couverture comme le jour de l’incendie et le porter dans mes bras jusqu’à la... glacière. Nicolas, prends quelques affaires pour lui : des vêtements propres, des souliers, ses objets de toilette. Maïna, va dans mon bureau, dans le secrétaire, il y a vos fiches d’inscription et vos cartes d’assurance maladie. J’ai besoin de la fiche et de la carte de Simon.

Et il ajouta pour ne pas que le choc soit trop grand :

– C’est un peu en désordre, mais si tu cherches bien, tu devrais trouver.

– Je vais conduire, dit Cécil. Toi, tu vas en avoir plein les bras avec Simon. Et ce serait bien si Samuel et Nicolas venaient aussi, on ne sait jamais.

Le départ s’organisait.

– Catherine, je compte sur toi pour...

– C’est beau, Richard. Ne perds pas de temps. On s’occupe des jeunes.

***

En sortant de la chapelle, je me suis retournée pour voir si tout était en ordre à l’intérieur; une leçon que m’avait apprise le feu. J’ai eu l’impression que je n’étais pas seule. Je me suis rappelé que la grille était ouverte à notre arrivée. C’était stupide. Il n’y avait personne d’autre ici. J’ai commencé à marcher en direction de la grille; elle était fermée.

– Ne bouge plus!

Je me suis arrêtée, sous le choc.

– Retourne dans la chapelle.

Je n’avais pas réussi à identifier la voix. J’ai fait demi-tour en jetant un rapide coup d’œil pour tenter de savoir à qui j’avais affaire. Placée à contre-jour, je ne pouvais pas distinguer ses traits. Il était assez grand et pointait un arc armé en ma direction. J’ai obéi, je ne sais plus

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comment tant mon sentiment de terreur était grand. Je suis retournée dans la chapelle et je suis restée là à attendre un miracle.

Au bout d’un très long moment, j’ai entendu le docteur qui m’appelait.

***

– On doit le garder en observation, je ne peux rien vous dire de plus pour l’instant.

– On arrive du Camp du lac aux Sept Monts d’or dans les montagnes, ce n’est pas la porte à côté.

Devant l’air parfaitement indifférent de l’infirmière, Richard changea de tactique :

– Vous ne pourriez pas être juste un petit peu plus précise?

– Le psychiatre va passer le voir demain.

– Demain! Quand demain? Demain matin? Demain après-midi? Ou demain comme dans un jour viendra?

– Est-ce que je sais, moi? Il va passer, c’est tout ce que je peux vous dire!

– C’est tout!

– Est-ce que ses parents ont été prévenus?

– C’est moi qui suis l’adulte en autorité. Si ça ne vous fait rien, je vais prévenir ses parents dès que je pourrai leur dire quelque chose!

– Dites-leur qu’il est à l’hôpital. D’habitude, ça suffit.

Après une période d’accalmie, Simon s’était remis à gesticuler de plus belle et avait commencé à menacer l’infirmière avec ses poings, si bien que le personnel est accouru pour lui administrer un calmant.

– Qu’est-ce qu’on fait, Richard?

– Je n’ai pas le choix, il faut que je reste. Je ne sais pas combien de temps. Tu devrais retourner au camp avec les garçons, Cécil. Je vais rester et essayer d’appeler chez Simon.

– As-tu le numéro de ses parents?

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– Oui. Mais c’est compliqué. Simon a fait beaucoup de familles d’accueil. Il se pourrait que ce ne soit pas ses parents qui en ont la garde en ce moment.

– Tu dois bien avoir un nom? Qui a payé son camp?

– [...]

– Je vois. C’est toi.

– C’est trois fois rien. La plupart des jeunes me paient une misère.

– C’est très charitable de ta part, mais ça pourrait te causer pas mal de problèmes cette fois!

– Oui, je sais. Je ne pouvais quand même pas le mettre de côté comme un chien. Il y a déjà assez de monde qui le traite comme ça autour de lui.

– Tu sais que tu es quelqu’un de bien, toi?

– Écoute, j’aimerais que tu passes voir Alice avant de rentrer. Dis-lui de ne pas s’inquiéter, que le docteur et Joal sont allés sur le mont Noir ensemble. Maintenant, viens, on va manger. Samuel et Nicolas doivent être morts de faim, les pauvres. Moi aussi d’ailleurs. On y va?

– On y va! Les garçons?

– Regarde, ils se sont endormis.

***

– Bellatryx! C’est bien toi?

– Docteur Chapdelaine ! Vous m’avez fait peur.

– Ça fait longtemps... Mais tu es un homme, ma parole!

Les adultes avec leurs stupides remarques! Comme s’ils croyaient qu’ils seraient à jamais les maîtres du monde! Bellatryx dissimula son agacement et demanda d’un ton qu’il s’efforça de rendre aimable :

– Qu’est-ce que vous faites ici?

– Je suis venu voir la chapelle. Je suis avec une jeune fille du camp; elle doit être encore à l’intérieur, peux-tu m’ouvrir la grille, s’il vous plaît?

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– Elle n’est pas ici, je sors de la chapelle et il n’y avait personne.

– C’est impossible! Elle ne peut pas s’être volatilisée!

– Elle n’aurait pas pris les devants sans que vous vous en aperceviez?

– Non, non. Elle était ici quand je l’ai laissée.

– Attendez, je vais retourner voir.

Bellatryx est entré, il n’avait plus son arc, mais j’ai vu briller la lame d’un petit couteau dans sa main.

– Tu te tais et je le laisse partir.

J’ai hoché la tête pour lui indiquer que je comprenais et il est ressorti.

– Non! Il n’y a personne.

– C’est étrange. D’ailleurs, tu la connais peut-être. Elle s’appelle Joal.

– Joal...

– Joal Mellon.

– Son nom me dit vaguement quelque chose.

– C’est une jolie brunette. Elle a à peu près ton âge.

– Non, finalement, je ne vois pas.

– Je l’ai attendue une bonne quinzaine de minutes, elle devait me retrouver un peu plus bas.

– Dans ce cas, elle a sûrement pris un raccourci. Elle doit déjà être en route pour essayer de vous rattraper.

– Je n’en suis pas certain. Je devrais peut-être l’attendre ici.

– L’après-midi est déjà pas mal avancé. À votre place, je n’attendrais pas trop. Prenez les devants pendant que je fouille les environs. Si elle est quelque part par ici, je ne manquerai pas de la voir. Sinon, c’est qu’elle va arriver au camp avant vous, croyant que vous ne l’avez pas attendue!

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– Dis-moi, Bellatryx, j’ai entendu dire que la communauté avait acheté la chapelle, c’est vrai?

– Oui. Mon père a fait poser la grille pour la protéger des vandales, mais vous, vous y serez toujours bien accueilli, docteur Chapdelaine.

– Merci, mon garçon.

Le docteur était content de voir que même s’ils étaient en froid, Altaïr n’en avait rien dit aux enfants.

– Comment va Adhara?

– Très bien.

– Et ta mère? Tu as des nouvelles de temps en temps?

– Très bien aussi. Vous devriez y aller, maintenant. La noirceur tombe vite en montagne.

– Tu as raison. Mais c’est quand même inouï! On ne disparaît pas comme ça, bon sang!

– Soyez prudent, docteur. À bientôt!

– C’est ça, mon garçon, à bientôt.

J’ai entendu le sifflet de plus en plus faiblement, puis, plus rien. Le silence. Jusqu’à ce que Bellatryx revienne et me lie les mains pour me conduire dehors.

À bonne distance de la chapelle, quoique toujours dans l’enceinte, dissimulé dans les arbres, il avait dressé un bivouac, modeste, mais confortable. Un feu était prêt à être allumé. Bellatryx a sorti une boîte de conserve d’un sac qu’il portait à l’épaule.

Il ne parlait pas et je n’osais pas l’interroger. On savait tous les deux que cette situation n’allait pas s’éterniser. Au plus tard le lendemain, il y aurait une battue et les campeurs monteraient inévitablement jusqu’ici. J’avais beau me dire que je n’avais pas peur, j’avais beau crâner, je ne pouvais pas ne pas voir que Bellatryx n’était plus l’adolescent que j’avais réussi à prendre au piège, qu’il était devenu un homme et qu’il était armé et en colère.

***

Le docteur avait atteint le lac, en lançant des appels et des coups

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de sifflet dont la fatigue avait peu à peu espacé les intervalles. Au cours de la descente, il avait commencé à se sentir essoufflé, puis comme si l’inquiétude lui broyait le cœur, il s’était mis à éprouver une pression dans la poitrine. Le scénario de la crise cardiaque n’allait pas lui effleurer l’esprit pour si peu. Fils de cordonnier mal chaussé, dit le proverbe. Il s’est arrêté sur la rive pour boire un peu d’eau avant de reprendre sa marche; cette fois ascendante, vers le château. Malgré la fatigue, il était trop inquiet pour s’attarder.

Arrivé à proximité du château, il s’est écroulé, à bout de force. Par chance, il ne faisait pas tout à fait nuit et il y avait du monde sur la galerie. Lola a aperçu une forme au sol et s’est dépêchée d’aller voir ce que c’était.

– Vite! Allez chercher Catherine! C’est le docteur, il est sans connaissance!

Catherine a commencé les manœuvres de réanimation et peu de temps après le docteur ouvrait les yeux. Bien que dévoré de curiosité, personne n’osait parler. Catherine lui a posé quelques questions pour voir s’il avait conscience de l’endroit où il se trouvait.

– Où est Alice? Est-ce que je peux la voir? Pourquoi n’est-elle pas ici?

– Elle est chez vous, docteur Chapdelaine. Au village.

– Elle devait venir avec moi.

– Elle ne pouvait pas monter jusqu’ici, elle est en fauteuil roulant, vous vous souvenez?

– Quoi? Mais non, voyons. Est-ce qu’on peut partir? Je veux la voir.

– Pas ce soir, docteur. Vous allez dormir ici. On ira voir Alice demain. Avez-vous soif?

– Non.

– Faim, peut-être?

– Non. J’ai eu des brûlements d’estomac tout l’après-midi.

– Ça va aller mieux maintenant, venez vous étendre. Vous devez être très fatigué. Savez-vous où est Joal?

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– Elle n’est pas ici, avec vous? Ça fait des semaines que je ne l’ai pas vue. Est-ce qu’elle va bien?

Jugeant que ça n’allait pas assez vite à son goût, Juliette voulut prendre les choses en main :

– Vous êtes parti avec elle, ce matin, docteur Chapdelaine. Essayez de vous rappeler! Vous ne seriez pas allé au mont Noir avec elle, par hasard?

– Mais non! Pas du tout! Vous pensez que je lui ai fait du mal?

Catherine fusilla Juliette du regard.

– Non, non, docteur. On ne pense pas ça du tout. Il faut vous reposer maintenant.

Le vieil homme s’appuya sur le bras de Catherine et la suivit docilement. Elle l’installa dans la chambre de Richard, la seule qui se trouvait au rez-de-chaussée. Richard comprendrait. Puis, elle revint dans la salle.

– Qu’est-ce qu’il a, Catherine? demanda Ignis.

– Il a eu une attaque, mais ça va. Il est hors de danger maintenant.

– C’est normal qu’il ne se rappelle rien?

– Ça arrive. D’ailleurs, il se rappelle certaines choses, mais il lui en manque des bouts. Ça devrait revenir progressivement.

– En attendant, s’indigna Juliette, Joal n’est pas rentrée et il ne peut rien nous dire. Qu’est-ce qu’on fait?

– Même si on lui posait des questions jusqu’à minuit, on n’en tirerait rien ce soir. Quant à partir à la recherche de Joal en pleine nuit, ça n’apportera rien de plus que d’autres catastrophes. Et il me semble qu’on en a eu assez pour aujourd’hui. On n’a plus qu’à attendre et commencer les recherches au lever du jour.

– Tu n’y penses pas! Et si elle est blessée?

– Écoute Juliette, je suis aussi inquiète que toi. On l’est tous. Mais faire courir des dangers aux autres alors qu’il y a à peu près zéro chance de retrouver Joal cette nuit, je ne suis pas d’accord. Navrée. Maintenant, vous allez m’excuser, mais je dois aller veiller le docteur.

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– Vas-y, Catherine. S’il y a du nouveau, dit Ignis, j’irai t’avertir.

– C’est ça! Tire-toi, Ponce Pilate, lança Juliette furieuse à la tête de Catherine. Moi j’y vais. Si quelqu’un veut venir, qu’il vienne. Sinon, je me passerai de vos services.

Les chercheurs regardaient la scène, prêts à intervenir. C’était le moment. Jacques s’approcha de Juliette.

– Qui va aller te chercher, s’il t’arrive quelque chose, Juliette? Je suis certain que Joal elle-même te supplierait de rester ici. Dans quelques heures, le soleil va se lever et je serai le premier sur les rangs pour commencer les recherches. Il y a toutes les chances que Joal se soit mise à l’abri pour la nuit.

– Oui, mais elle est peut-être en danger de mort aussi!

– Elle est intelligente et débrouillarde, ne la sous-estime pas. Elle a dû s’organiser pour pouvoir patienter jusqu’au matin.

– J’ai bien survécu à une nuit en forêt, moi, pas vrai, Zorro? Même que je lui ai sauvé la vie à ce bandit, lança affectueusement Lola. Sans moi, il se faisait croquer par un renard.

– Tu ne peux pas savoir comme ça me rassure!

– Mais les renards ne mangent pas les humains, c’est bien connu, s’empressa-t-elle d’ajouter. Joal a dû faire comme moi. Tu vas voir, demain, on va la retrouver endormie dans un trou de marmotte.

– Vous êtes prêts à l’abandonner!

– Pas du tout, répondit Ignis. C’est la seule chose raisonnable à faire, et Joal le sait aussi. À la noirceur, on ne fera rien qui vaille.

– Et d’ailleurs, si on veut se lever à l’aube, on ferait bien d’aller se coucher, proposa Marcelle.

Mine de rien, elle s’était approchée de Charlotte et de Stéphanie et leur avait glissé à l’oreille :

– Essayez de garder un œil sur Juliette.

Les filles firent oui de la tête et se dépêchèrent de monter. C’était au tour de Nicolas de s’inquiéter.

– Dites donc, les gars, vous ne trouvez pas ça bizarre que Richard

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et les autres ne soient pas rentrés?

Jacques vint une fois de plus à la rescousse :

– Le contraire m’aurait surpris. Les cas de psychiatrie sont toujours plus longs que les autres à être pris en charge dans les urgences. Ils ont dû être obligés de rester là cette nuit.

– Toute la nuit? s’offusqua Marc.

– Je mettrais ma main au feu qu’ils ne verront pas de médecin avant demain.

Georges crut bon de faire aussi sa part pour le moral des troupes.

– À votre place, je ne m’en ferais pas; les cafés de Baie-Saint-Paul sont très sympathiques et les filles plutôt jolies.

– Allez vous coucher les garçons, la journée commence dans quelques heures. On va avoir besoin d’énergie, conclut Robert.

– Bonne nuit! Vous nous réveillerez à cinq heures. On peut compter sur vous?

– Sans faute, les gars. Allez, bonne nuit!

***

À peu près à la même heure, sur la route déserte entre Baie-Saint-Paul et le Camp du lac aux Sept Monts d’or, Cécil, Samuel et Nicolas étaient dehors à la belle étoile, très loin des cafés sympathiques et des jolies filles de Baie-Saint-Paul.

– C’est ma faute aussi! J’aurais dû faire réparer ce pneu de rechange tout de suite. Mais non! Je l’ai laissé au garage et je l’ai oublié. Comment est-ce qu’on peut être aussi stupide?

– On peut essayer de boucher le trou ?

– C’est inutile, Samuel. Le caoutchouc est déchiré. Il va falloir attendre qu’une auto passe par ici. D’après l’achalandage, ça devrait se faire quelque part dans la semaine des quatre jeudis.

– Quoi?

– C’est une vieille expression française. Autrefois dans les écoles de France, le jour de congé, c’était le jeudi. La semaine des quatre

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jeudis, ç’aurait été comme une semaine des quatre samedis, ici.

– J’ai froid, fit Nicolas, laconique.

– Il y a des couvertures quelque part par ici.

Cécil fourragea dans le coffre et en extirpa deux guenilles nauséabondes qu’il tendit aux garçons.

– Tu veux qu’on se mette ça sur les épaules? grimaça Samuel.

– Il va falloir vous en contenter, c’est tout ce qu’il y a. Allez dormir, moi, je vais surveiller la route. Il va bien finir par passer une auto!

Une fois Samuel et Nicolas disparus, Cécil fit l’inventaire des malchances qui s’accumulaient : d’abord cette fichue subvention qui s’était laissée désirer jusqu’à la dernière minute, ensuite l’incendie au château, puis la crise de Simon et maintenant cette crevaison. Il se glissa derrière le volant et démarra le moteur pour mettre la chaufferette en marche. Il allait se réchauffer un peu, puis il éteindrait.

***

Bellatryx m’avait donné la moitié de sa viande qui était sèche et très salée, mais au moins, c’était quelque chose à me mettre sous la dent. Il m’avait tendu une gourde d’eau et c’en était fini du repas. Quand il s’est levé, sans doute pour me ramener dans la chapelle, je l’ai supplié de me laisser dormir près du feu. Il m’a plantée là et il est parti, son arc sur l’épaule. J’ignore ce qu’il a bien pu faire tout ce temps. Quand il est revenu une éternité plus tard, le feu était éteint.

– Je suis complètement gelée!

– Je vais rallumer le feu.

Il avait l’air moins renfrogné qu’à l’heure du repas. Si je lui parlais, j’avais peut-être des chances de l’amadouer.

– Peux-tu me détacher, s’il te plaît? Il faut que… j’ai envie de… d’aller aux toilettes!

Il a relâché les liens pour que je puisse aller derrière un arbre à cloche-pied et me servir de mes mains pour baisser mon pantalon.

– As-tu du papier?

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– Non! Prends une feuille.

– Il n’y a pas d’herbe à puce au moins, par ici?

– Aucune idée.

J’étais accroupie et j’essayais de défaire les nœuds, mais ça ne marchait pas.

– C’est bientôt fini, oui? Si tu espères te sauver, oublie ça, tu n’as aucune chance.

Je me suis relevée, plus furieuse qu’effrayée cette fois.

– Qu’est-ce que tu me veux, à la fin?

– Cet endroit appartient à la communauté; tu n’as pas le droit d’entrer ici.

– La porte était ouverte!

– La grille n’était pas assez visible, peut-être?

– Pourtant, tu as laissé le docteur repartir.

– Je ne m’attaque pas aux vieillards.

– Ça ne te gêne pas de leur mentir, par exemple. Joal? Joal quoi? Je ne sais pas trop. Elle n’est pas ici en tout cas.

La façon dont Bellatryx avait fait semblant de ne pas me connaître m’avait mortifiée. Je voulais me venger. J’allais lui faire peur. Ça, c’était une idée.

– À ta place, je n’aurais jamais laissé le docteur repartir tout seul.

– Ah! non?

– Tu peux bien faire le gars au-dessus de tes affaires, mais en le laissant partir, tu pourrais avoir sa mort sur la conscience.

– Si tu penses me faire peur avec ça.

– Pense ce que tu veux, mais il n’est pas aussi agile que nous et la montagne est pleine de dangers.

Je voyais le visage de Bellatryx changer à mesure que je parlais. Il avait beau garder la mâchoire serrée, les coins de sa bouche s’étaient

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affaissés et ses yeux bleus avaient cillé. Il s’est empressé de se défendre :

– Le docteur venait déjà dans ces montagnes avant que tu sois née, ça m’étonnerait qu’il lui arrive quelque chose.

– Pourtant, il s’est déjà perdu en allant sur le mont Unda et il s’est encore perdu l’été passé en venant au camp. Mais le pire, ce n’est pas qu’il se perde, c’est qu’il tombe quelque part et qu’on ne le retrouve pas.

– Encore un peu et tu serais contente qu’il lui arrive malheur juste pour que ce soit de ma faute...

– Je me fous pas mal de ce qui peut t’arriver! Si tu veux le savoir, je ne voulais même pas venir ici! Le docteur a insisté et comme ce n’était pas prudent de le laisser tout seul, je l’ai accompagné.

– Viens donc me dire que tu n’avais pas envie de voir par toi-même la fameuse grille, Joal Mellon!

– Je sais à quoi ressemblent vos grilles. Je n’ai pas besoin de me taper des heures de marche pour ça. Tu m’as eue en traître.

– C’est vrai que tu te bats toujours à la loyale, toi!

– Tu parles du piège à loups? C’est loin tout ça! On était encore jeunes et tu avais couru après!

Le silence retomba entre nous. Chacun avait ses souvenirs et ses blessures de guerre, chacun était seul sur son bateau.

Au bout d’un certain temps, comme je claquais des dents, Bellatryx est allé chercher son sac de couchage et me l’a jeté sur les épaules. Puis, il a ajouté quelques bûches et s’est installé en face de moi. Le temps a passé et j’ai fini par fermer les yeux.

– Tu dors?

J’étais engourdie de froid. Je secouai la tête :

– Non.

– Tu fais bien. On ne sait jamais, je pourrais t’égorger pendant ton sommeil, il vaut mieux que tu ne fermes pas l’œil.

Je fis ma brave, mais je n’en menais pas si large que ça.

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– Je n’ai pas peur de toi, si tu veux savoir!

– Je sais, tu n’as peur de personne!

– Tu ne m’as toujours pas dit ce que tu comptais faire de moi.

– C’est que je n’en sais rien, vois-tu.

Bellatryx me fixait de son regard si bleu qu’il m’avait fait chavirer autrefois, et ce que j’y voyais à la lueur du feu, c’était du désarroi. S’il y avait eu du danger, et peut-être y en avait-il eu, c’était passé. Je me permis d’adoucir le ton :

– On aurait pu être amis.

– Ouais.

– Dans d’autres circonstances, je veux dire.

– C’est sûr.

– De toute façon, ça ne se peut plus.

– C’est évident.

– Pas pour la raison que tu penses.

– Qu’est-ce que tu en sais?

– J’en sais que si on ne peut plus être amis, c’est parce qu’on ne reviendra pas l’été prochain.

– Je croyais que la montagne vous appartenait?

– Oui, mais on ne reviendra pas quand même.

– On peut savoir pourquoi?

– Notre directeur a décidé qu’il ne voulait plus de camp de vacances.

Je ne savais pas pourquoi je lui racontais ça. Je ne devais pas être dans mon état normal.

– Qu’est-ce qu’il va y avoir à la place?

– Je n’en sais rien. Peut-être rien qu’une montagne abandonnée. En tout cas, je t’envie. Vivre ici tout le temps, c’est mon rêve.

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– Ce n’est pas aussi drôle que ça en a l’air.

– Je viens tous les étés depuis quatre ans, je commence à en avoir une bonne idée.

– Tu peux bien rêver, la montagne, l’hiver, c’est autre chose.

– C’est comment?

– C’est... c’est... complètement autre chose.

– Ah oui? Je ne vois pas ce que tu veux dire.

– C’est beau et épeurant en même temps. Comme si ce n’était pas fait pour le monde. Tu te perds ici l’hiver et, avec un peu de chance, on te retrouve au printemps...

– J’aimerais quand même ça.

– Il faut que je te dise aussi que si on te retrouve, ce n’est pas sûr qu’on va t’identifier. Avec juste des os, c’est difficile. Les coyotes et les loups ne laissent rien d’autre.

– C’est arrivé à quelqu’un de la communauté?

– Non, mais...

– Arrête! Ce sont des histoires de bonne femme.

– De toute façon, si tu survivais à l’hiver, tu ne resterais pas une semaine avec toute une communauté sur le dos.

– Ça, ça se peut. C’est pour ça que tu ne souris jamais?

– Je ne souris jamais, moi?

– Non, jamais.

– Ça doit être parce que quand on se voit, je n’ai pas de raison de sourire, c’est tout!

J’aurais pu le prendre mal, mais c’était dit sur un ton presque gentil. J’avais du mal à croire que j’étais en train de parler tranquillement avec Bellatryx au beau milieu de la nuit au sommet d’une montagne devant un feu de camp et que, somme toute, ça se passait bien. Mon rêve d’adolescente. On est très insouciants, nous les humains, et, parfois, on n’est là qu’à moitié quand un grand moment se

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présente. Cette nuit-là, il m’a fallu un peu de temps pour le sentir. Je ne connaîtrais peut-être jamais une autre occasion d’être aussi près de Bellatryx. J’étais consciente aussi que peu importe l’amour que je lui portais encore, il ne se passerait rien entre nous, mais je pouvais m’arranger avec ça. Cette intimité partagée me suffisait. Je souris en ramenant le sac de couchage sur mes épaules, un mouvement qui ne passa pas inaperçu.

– Tu es encore gelée?

– Non, non, ça va, mais tu peux mettre une autre bûche, je n’ai pas sommeil.

J’étais même capable de donner des ordres. Bellatryx raviva le feu, se rassit et laissa passer un peu de temps avant de dire, songeur :

– Je ne pense pas que tu t’habituerais à passer l’hiver ici, mais je ne crois pas non plus que je serais capable de vivre en ville.

– Pourquoi? Ce n’est pas si difficile que ça.

– Je ne sais pas, j’ai l’habitude de me sentir seul, mais là-bas, ce serait encore pire.

– Tu te sens toujours tout seul? Même quand Adhara est avec toi? Même avec tes parents et toute la communauté autour?

– Ma mère est partie.

– Excuse-moi, je ne savais pas.

– De toute façon, elle ne s’est jamais beaucoup intéressée à moi. Mon meilleur ami aussi est parti. Et Adhara est mariée, maintenant. Oui, je suis tout seul finalement.

– Ton père?

– Mon père? Il ne s’aperçoit que j’existe que si je ne suis pas là. Autrement, pour lui, je suis un meuble.

– Les parents, c’est souvent comme ça.

– Non, moi c’est pour tout le monde que je ne suis personne.

– Voyons donc!

– Ça ne t’arrive jamais de te sentir tellement seule que tu ne sais

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plus ce que tu es venue fabriquer sur terre?

– Oui, ça m’arrive. Mais ça m’arrive aussi de me sentir tellement bien que je ne voudrais être nulle part ailleurs au monde.

– Comme quand?

J’aurais pu répondre « comme maintenant », mais je n’ai pas osé.

– Je ne sais pas, par exemple, quand je me couche et que j’entends la pluie qui tombe sur le toit du château, ou bien quand on va se baigner au lac après un orage et que l’eau est encore chaude. Ce genre de moment-là.

– C’est toujours quand tu es au camp, alors?

J’ai fait un effort pour trouver autre chose, mais tout ce qui m’apparaissait de vraiment bien se passait au camp.

– On dirait bien. Mais ça doit t’arriver à toi aussi, non?

– Non, jamais.

Et soudain, Bellatryx s’est retiré en lui-même. L’heure des confidences était passée.

– Dors, je vais entretenir le feu.

C’est ce que j’ai fait. Au matin, quand je me suis réveillée, je n’avais plus d’entraves. Le bivouac avait disparu. Seule trace de la nuit, les cendres encore chaudes et le sac de couchage qui m’avait réchauffée.

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Chapitre X

Et il y eut un matin

Le soleil n’était pas encore levé, mais le reste du château l’était, quand Juliette ouvrit les yeux. Un court répit lui permit de regarder le monde en toute quiétude pendant quelques secondes, puis le souvenir de la veille lui assena un bon coup de poing à l’estomac : j’étais perdue en forêt, sûrement mal en point, sinon tout à fait morte. Elle sortit du lit et courut jusqu’aux toilettes. La file d’attente devait faire un bon kilomètre. Pas le temps! Elle dégringola les marches, sortit à la fine épouvante et l’odeur âcre du café des chercheurs acheva de lui lever le cœur. Elle vomit sur le perron. Catherine, qui l’avait vue passer et l’avait suivie jusqu’à la porte, lui dit gentiment :

– Va te préparer, je vais ramasser ça.

– Merci!

Malheureusement, en allant chercher le seau et le torchon, Catherine aperçut Martin à qui il fallait qu’elle parle à tout prix. Le contenu de l’estomac de Juliette resterait donc là, comme un répugnant paillasson organique exposé à la vue de tous.

– Martin! Il faut que je te parle.

– Qu’est-ce que tu veux?

– J’ai besoin de toi et de quelqu’un qui sait conduire.

– Pour?

– Pour transporter le docteur.

– Tu veux qu’on ramène le docteur chez lui?

– Oui. Il faut qu’il soit examiné.

– Ce n’est pas dangereux dans son état?

– C’est la moins pire des solutions : il est capable de faire le

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voyage, mais il faut absolument qu’un médecin l’examine. J’ai pensé que tu pourrais rapporter la voiturette de Marc ici, Richard a dû la laisser dans le stationnement en bas de la montagne. Tu reviens avec et on installe le docteur dedans pour le transporter jusqu’à l’auto de Richard.

– Richard n’est pas parti avec son auto?

– Non. Cécil trouvait plus commode de prendre la jeep.

– Et s’il est parti avec les clés, qu’est-ce qu’on fait?

– Comment tu veux que je le sache? Débrouille-toi!

– Bon, bon! Pas besoin de t’énerver!

– Je ne m’énerve pas!

– Je vais aller voir dans le bureau, sinon, je demanderai à Marc de nous accompagner. Je parie qu’il est capable de démarrer l’auto sans la clé.

Martin parti, le docteur Augustin ouvrit les yeux.

– Qu’est-ce que vous complotiez, tous les deux?

– On cherchait un moyen de vous amener jusqu’à Alice. Comment ça va, ce matin?

– Elle n’est pas ici? Où est-elle?

Visiblement, sa mémoire était toujours en cavale. Catherine fit quand même une tentative :

– Elle va très bien, vous allez la voir tout à l’heure. À propos, je me demandais, savez-vous où est Joal? Vous êtes allé vous promener avec elle hier, vous en souvenez-vous?

– Joal... Joal... non, je ne vois pas.

– Vous savez de qui je parle?

– Bien sûr que je sais! Pour qui me prenez-vous!

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– D’accord, restez calme, c’était juste une question comme ça.

– Je veux voir Alice tout de suite!

– Ce ne sera pas long. On s’en occupe.

***

Richard à l’hôpital avec une petite partie de nos effectifs, Catherine qui en réquisitionnait une autre partie pour ramener le docteur chez lui, il restait exactement vingt et une personnes pour aller à ma recherche. Pour ne pas perdre de temps, ils décidèrent de séparer le groupe en sept trios, chacun étant responsable d’une portion du parcours entre le château et la chapelle du mont Noir. Évidemment, les groupes des plus petits chercheraient plus près du château; pas question de tenter le diable en prenant des risques inutiles. Ignis aurait aimé que Pio l’accompagne, mais contre toute attente, Pio ne voulait pas le suivre.

Il s’est placé à côté de petit Paul, et n’a plus voulu bouger. Donc, les trios de Judith, Estelle et Laurent, de Georges et des inséparables et enfin de Pouf, petit Paul et Pio arpenteraient notre montagne. Les autres, le mont Noir.

Georges était ravi d’accompagner les plus jeunes. Ainsi, il pourrait avancer à une vitesse raisonnable, sans risquer de déchirer ou de salir ses vêtements. Malheureusement, une tache de boue vint se poser sur sa botte. Il se pencha pour la nettoyer et quand il releva la tête, les garçons n’étaient plus là.

***

– Entrez! Entrez!

Cécil, penaud, poussa Samuel et Nicolas devant pour qu’ils entrent.

– Je m’excuse! Je sais bien que ce n’est pas une heure catholique pour arriver chez les gens!

– Ne dites pas de bêtises, allez venez.

Les habitants de la montagne connurent une aube particulièrement mouvementée ce jour-là. Pendant que je dormais encore, recroquevillée

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dans mon sac de couchage, épuisée par les émotions et la longue nuit, Bellatryx rentrait finalement chez lui, les recherches commençaient pour me retrouver et Cécil, qu’un bon samaritain avait recueilli transi près de la voiture vers les quatre heures du matin, débarquait chez Alice avec Nicolas et Samuel.

À l’hôpital, assommé depuis des heures par les médicaments, Simon avait brièvement ouvert les yeux et Richard, qui n’avait pour ainsi dire pas fermé les siens de la nuit, tombait endormi.

***

Pour éviter d’avoir à toujours passer devant Luyten, qui avait longtemps gardé la porte de Belisama, Bellatryx s’était aménagé un passage secret entre le jardin des Mythes et la forêt. Avec la construction de la haute grille, l’initiative s’était avérée fort utile. C’est d’ailleurs par là qu’il était passé le jour où il était parti tenir son absurde siège sur le mont Noir et par là qu’il revenait finalement au bercail.

Il dissimula son lourd bagage dans un fourré pour se faufiler plus facilement jusqu’au pavillon des enfants, espérant que tout le monde dormait encore à poings fermés. Il avait longuement réfléchi sur le chemin du retour et même s’il se sentait prêt à faire face à la mauvaise humeur d’Altaïr, ce n’était pas nécessaire que ça se fasse à six heures du matin. La nuit sans sommeil et la marche en montagne l’avaient épuisé. Presque arrivé au but, il se cogna le nez sur la porte et c’est ce moment-là que Maïte choisit pour passer devant le pavillon des enfants; elle aimait marcher tôt le matin, de préférence avant le chant du coq.

– Tiens ! Tu es rentré, finalement!

– On dirait bien!

– Qu’est-ce qui t’a décidé? Ma visite, j’espère?

– Désolé de te décevoir, mais tu n’as rien à voir dans ça.

– Quoi d’autre, alors?

– Je m’endors, on peut parler de ça plus tard?

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– Bien sûr. Tiens, je vais t’ouvrir.

Maïte sortit un passe-partout de la poche de sa tunique et déverrouilla la porte.

– Je ne dirai pas à Altaïr que tu es rentré. Je te laisse le faire toi-même.

– Il doit être dans tous ses états...

– Disons que j’ai pris ta défense. Je lui ai dit que tu avais besoin d’aller là-bas pour réfléchir, de ne pas en faire un drame. Je pense qu’il a compris. Si tu fais les choses comme du monde, ça devrait aller.

– D’accord.

– Va dormir un peu, tu as une tête de déterré.

Maïte reprit sa promenade en direction du jardin des Mythes. Là, elle s’assit sur un banc devant lequel était la vasque de Capella. Celle qu’Altaïr avait fait faire lors de son départ à la retraite, surmontée d’un médaillon à son effigie. Maïte passait devant régulièrement sans faire attention, sans même se rappeler en l’honneur de qui était cette vasque. Mais une fois assise devant, elle ne pouvait pas ne pas reconnaître le visage aux cheveux en brosse et aux lourdes paupières. Et ce visage la ramenait à la dernière fois où elles s’étaient rencontrées.

Capella avait assisté à tout le procès, la plupart du temps accompagnée d’Hermès et de Shaula. Elle n’aurait su dire si la psychanalyste l’avait jugée et condamnée, même si elle n’ignorait pas que Shaula et Hermès, eux, l’avaient fait depuis longtemps. Capella ne montrait pas volontiers ses couleurs. Elle lui avait parlé à quelques reprises au palais de justice, toujours avec gentillesse, comme si le temps avait été aboli et qu’elles étaient sur le point de passer à table dans la grande salle à manger du mont Unda.

Une fois, elle lui avait demandé :

– Comment vous sentez-vous, Maïte? Êtes-vous en colère?

– En colère? Pourquoi en colère?

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– C’est juste une question comme ça. Allez-y, votre avocat vous fait signe.

Maintenant que cette conversation lui revenait en tête, devant le regard de pierre étrangement doux de la psychanalyste, il lui semblait que la question n’était peut-être pas aussi innocente qu’elle l’avait cru sur le coup. Pourquoi aurait-elle été en colère? Parce qu’on la poursuivait? Parce qu’on la croyait coupable? Parce qu’elle l’était?

Beaucoup de choses avaient été révélées à ce procès, beaucoup de choses laides sur elle et Véga, mais en particulier sur elle, et fort peu, finalement, sur Aldébaran qui en ressortait, bien que mort et enterré deux fois, avec une réputation sans faille. Adhara, appelée comme témoin à charge pour l’accusation, y avait grandement contribué. De même qu’elle avait concouru à semer le doute sur l’innocence de Maïte, avec son témoignage sur la disparition de cassettes et de livres rares appartenant à Aldébaran. Elle les avait ensuite aperçus chez Maïte après la mort du philosophe. Mais cela ne concernait pas directement la cause et était loin de suffire, malgré un faisceau de présomptions sérieuses, pour établir la culpabilité des deux femmes, du moins hors de tout doute raisonnable. Le non-lieu était peut-être une demi-victoire, mais c’était aussi la presque assurance que le second procès n’irait nulle part lui non plus, puisqu’il reposait également sur des preuves circonstancielles.

***

– Où est-ce qu’ils sont passés? Si je les attrape par le chignon du cou, ils vont bêcher! [...] Alain! Daniel! [ ... ] Montrez-vous! Je ne trouve pas ça drôle du tout!

– Georges?

– Robert? Qu’est-ce que tu fais là?

Georges dévisagea le chevreuil et son équipage et laissa tomber, moqueur :

– Et qu’est-ce que tu fais sur ce chariot tiré par un renne?

Martin rétorqua, vexé :

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– Ce n’est pas un renne, c’est Paluah, mon chevreuil. On ramène le docteur chez lui.

Puis, regardant Georges d’un air narquois, il dit :

– Vous avez perdu les inséparables?

– Non.

– Ah! bon! J’avais cru vous entendre crier leurs noms. J’ai dû me tromper. Où sont-ils?

– Un peu plus loin devant. En disant cela, ils virent les deux garçons déboucher sur le sentier, excités comme un soir de réveillon.

– Vite! Venez par ici, dépêchez-vous!

– Vous avez trouvé Joal? demanda Martin en sautant en bas de la voiture.

– Chut!

Martin suivit les deux jeunes. Derrière lui venaient Georges, puis Robert et enfin Marc qui avait laissé le docteur assoupi dans la voiture. Ils marchèrent sur une courte distance jusqu’à ce que Daniel s’arrête brusquement. À une cinquantaine de mètres devant eux se tenait Sylve aux aguets.

– Elle a eu deux petits! Ils sont là-bas, dans les broussailles! Venez voir.

– Non!

– Mais...

– Personne ne va aller là-bas.

– Ils sont juste là, se défendit Alain, dépité.

– Je ne veux pas entendre un mot. Retournez tous au sentier en silence.

Daniel tenta une ultime protestation :

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– Pourquoi c’est toi qui décides?

– Parce que c’est moi qui connais les chevreuils. Je t’expliquerai là-bas. Allez, viens!

De retour dans le sentier, Martin s’approcha de Paluah et tout en lui caressant les oreilles, il lui glissa :

– Sylve a eu ses petits, Paluah, tu as une fratrie, mon vieux.

Et aux inséparables qui le regardaient indignés, attendant une explication :

– Désolé, les garçons, je sais que vous êtes déçus. Mais je ne pouvais pas faire autrement. Les petits faons n’ont sûrement pas plus de quelques jours. Si on s’approche d’eux et qu’on leur laisse notre odeur, Sylve pourrait les abandonner. Vous comprenez?

Alain et Daniel, déçus, firent oui de la tête.

– Bon, nous, on doit se dépêcher d’aller reconduire le docteur, et vous, vous devez trouver Joal. On se voit plus tard.

Georges bâilla.

– On dirait bien qu’elle n’est pas par ici, sinon, on l’aurait déjà trouvée. Je crois qu’on va rentrer.

Martin se plaça devant lui de toute sa hauteur de grand ado de quinze ans, le regarda droit dans les yeux et lui dit d’un ton dangereusement calme :

– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée. Joal est la jumelle de mon meilleur ami et il se trouve qu’elle est quelque part dans cette forêt, peut-être blessée. Le mieux, ce serait de continuer à la chercher.

– Ça va, je disais ça pour plaisanter, se dépêcha de corriger Georges. Vous êtes prêts à reprendre les recherches, les garçons?

Martin remonta à l’avant de la voiture. Il ne s’aperçut même pas que Paluah donnait des signes de nervosité. Il était trop furieux pour ça. Marc était retourné auprès du docteur et Robert s’était assis à côté de

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Martin sans mot dire. Visiblement, ce n’était pas le temps de chercher à adoucir l’atmosphère. Ça se ferait au fil de la descente, crut-il. Le reste n’était qu’un fâcheux enchaînement de hasards.

– Ça va, Martin. Pas besoin de t’énerver autant. Il est comme ça, Georges, un peu centré sur lui-même, mais il a bon cœur. Je parie qu’il va se défoncer pour la retrouver, Joal.

Encore rouge d’indignation, Martin ne répondit pas. Il était farouche et un brin rancunier. En d’autres circonstances, il aurait su comment réagir. Mais quand Paluah s’est braqué, il n’a pas compris tout de suite ce qui se passait. Au lieu de calmer le jeu, son manque de vigilance a aggravé la situation. Un essaim de mouches noires sorti de nulle part s’est précipité sur le chevreuil qui, pris de panique, s’est mis à dévaler le sentier à folle allure entraînant dans sa course la voiture légère qui tanguait d’un bord à l’autre du sentier en prenant de la vitesse. Robert a été projeté au sol, les attaches qui retenaient Paluah ont fini par céder et l’animal blessé s’est enfui à la fine épouvante tandis que la voiture continuait à rouler à tombeau ouvert à travers les arbres.

Juste avant que la voiture ne s’écrase contre un gigantesque pin, Martin réussit à sauter, évitant ainsi de se faire broyer entre celle-ci et l’arbre, et il a perdu connaissance.

***

Cécil, Samuel et Nicolas avaient dépassé le lac et commençaient la montée vers le château quand ils l’ont aperçu. Il était couché dans l’herbe, le pelage taché de sang, le souffle court. En les apercevant, il a tenté de se lever pour fuir, mais il n’en avait pas de force.

– C’est Paluah! Regardez, il saigne!

Cécil s’approcha et vit de larges coupures aux flancs de l’animal.

– J’ai un mauvais pressentiment. On dirait que c’est l’attelage qui lui a fait ça.

Nicolas et Samuel se sont approchés et Nicolas, impressionné par le sang, a demandé :

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– Est-ce qu’il va mourir au bout de son sang?

– Si on n’était pas arrivés peut-être, mais vous allez m’aider à le soigner, les garçons. Vous allez mettre vos t-shirts roulés en boule sur ses blessures pour arrêter l’hémorragie pendant que je retourne au jeep. On a une trousse de premiers soins assez complète. Avec ça, vous allez voir, il va s’en tirer.

Cécil soupçonnait déjà qu’il aurait besoin de la trousse pour plus grave encore si son intuition se révélait exacte.

– C’est bon. L’hémorragie s’est arrêtée. Avec le calmant que je lui ai donné, il va reprendre des forces. Peux-tu rester avec lui, Nicolas? Samuel et moi allons t’envoyer Martin; dès qu’on arrive au château.

– Qu’est-ce qu’on va faire de Paluah?

– Martin devrait pouvoir nous dire ce qu’il faut faire.

– Est-ce que je peux rester avec Nicolas?

Cécil fronça les sourcils.

– Je préférerais que tu m’accompagnes, Samuel.

De toute façon, Nicolas peut veiller sur Paluah tout seul maintenant qu’il dort.

– Oui, mais...

– Tu viens? Ne t’inquiète pas Nicolas, on t’envoie Martin le plus vite possible.

Puis, une fois qu’ils se furent éloignés, il dit à Samuel :

– Si Paluah a été blessé par l’attelage, c’est que la voiture doit être accidentée. La trousse de premiers soins, ce n’était pas juste pour le chevreuil. En trouvant la voiture, on a de bonnes chances de trouver des blessés. Es-tu prêt à ça?

– Oui. Tu peux compter sur moi.

– Dans ce cas, dépêchons-nous.

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Robert avait rapidement été éjecté de la voiture et il avait atterri dans un buisson qui avait amorti le choc. Ils l’aperçurent, les vêtements déchirés, boitillant, qui descendait vers eux, lui aussi à la recherche de la voiture.

– Avez-vous vu les autres?

– Non. On les cherche. Mais on a trouvé Paluah plus bas, blessé. Nicolas est resté avec lui. Que s’est-il passé?

– Je ne sais pas. On descendait tranquillement, tout se passait bien et puis Paluah s’est emballé et j’ai été éjecté de la voiture.

– Où vous en alliez-vous comme ça?

– On ramenait le docteur chez lui. Il a eu un malaise la nuit dernière.

– C’est grave?

– Assez oui. Crise cardiaque. Et vous autres? Vous en avez mis du temps! Où sont Richard et Simon?

– Ils sont restés à l’hôpital.

– Qu’est-ce qu’il a Simon, finalement?

– On ne sait rien, il n’a même pas encore vu de docteur.

Samuel n’écoutait pas, absorbé par l’observation du sentier. Soudain, il s’est écrié :

– Regardez, les branches de cet arbre! Elles ont été arrachées. La voiture a quitté le sentier ici. Vite, elle devait rouler à une vitesse d’enfer. Qui était à bord?

– Martin conduisait, j’étais assis à côté de lui et, à l’intérieur, il y avait le docteur Chapdelaine et Marc.

– Je la vois! Elle s’est écrasée contre un arbre. Dépêchez-vous!

Ils virent d’abord Martin, étendu dans une position insolite au sol. Il respirait avec difficulté, mais il était conscient.

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– Martin! On est là. T’en fais pas, vieux, ça va aller. Comment te sens-tu?

– Sam! J’ai de la misère à respirer. Robert est tombé...

– Je suis là, Martin. Sain et sauf. On s’occupe des autres.

– Ils sont encore dans la voiture, mais je n’entends rien, aucun bruit. Pouvez-vous aller voir?

– Reste avec Martin, Samuel. Robert et moi, on s’en charge.

Cécil prit une grande respiration et ils se dirigèrent ensemble, lui et Robert, vers la roulotte qui s’était brisée en deux lors de l’impact.

Marc respirait encore, mais pour le docteur, c’était trop tard.

***

– Qu’est-ce que tu as, Pio? On est déjà allés par là, ça ne sert à rien d’y retourner.

– Ce n’est pas pour Joal.

– Mais c’est elle qu’on cherche!

– Il faut aller là-bas, il se passe quelque chose.

– Peux-tu me dire quoi?

– Oui, c’est quoi? a répété petit Paul en écho à la question de Pouf.

– Je le sais, c’est tout.

– Est-ce que c’est loin?

– C’est par là.

Voyant qu’il n’aurait pas de réponse et que l’enfant ne changerait pas d’idée, Pouf prit la seule décision qui s’imposait :

– On te suit, Pio. Montre-nous.

***

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Le soleil était déjà haut quand je me suis réveillée, libre de toute entrave. Bellatryx n’était plus là, sans doute disparu bien avant mon réveil. J’avais une faim de loup. J’ai inspecté les alentours, mais il ne restait plus trace du bivouac et la chapelle était vide. Mieux valait me mettre en route le plus vite possible. Je me suis mise à marcher et ma faim s’est estompée. Chemin faisant, j’appelais le docteur, espérant presque ne pas avoir de réponse. S’il ne me répondait pas, ça voulait peut-être dire qu’il était sain et sauf au château.

Soudain, j’ai entendu des voix et j’ai aperçu Ignis qui grimpait dans ma direction. Maïna et Marcelle le suivaient de près.

– Je suis là! Ohé! Je suis là!

Ignis a couru devant, m’a soulevée de terre et a crié à me casser les oreilles :

– On a trouvé Joal! Elle va bien!

Il m’a déposée par terre et tous les trois m’ont entourée pour me presser de questions.

– Pas si vite. Dites-moi d’abord si le docteur est rentré au camp.

– Oui, en fin de journée, hier.

– Tu as un drôle de ton Maïna, quelque chose ne va pas?

lgnis s’est empressé de répondre :

– Il n’était pas fort, fort, mais ça va bien, maintenant.

Marcelle enchaîna :

– À l’heure qu’il est, il doit même être rendu chez lui, en train de prendre un café avec Alice.

– Un café! Avec du lait et plein de sucre! Mon royaume pour un café et du pain beurré. Je meurs de faim.

– Tu n’as rien mangé depuis hier matin? s’est inquiété Ignis.

– J’ai failli répondre que de la viande en conserve, ça ne tenait pas

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longtemps au corps, mais je me suis retenue à temps. Je n’avais pas pensé une seconde à ce que j’allais raconter, mais c’était clair, je n’avais pas l’intention de leur parler de Bellatryx; c’était mon secret. Me ravisant, j’ai demandé, prudente :

– Le docteur vous a-t-il raconté ce qui s’était passé?

Marcelle a répondu, presque sur la pointe des pieds :

– En fait, Joal, on ne voulait pas te le dire tout de suite, mais le docteur a eu un petit accident cardiaque. Il va bien maintenant, mais il a un peu perdu la mémoire. Pour être honnête, on ne sait rien du tout de ce qui s’est passé.

J’ai accusé le coup, puis j’ai repris contenance. L’important était qu’il aille bien.

– Quelqu’un a un sandwich sur lui? Je meurs de faim. Laissez-moi avaler quelque chose et je vous dirai ce que je sais.

Gagner du temps, il fallait que je gagne assez de temps pour réfléchir à ce que j’allais leur dire.

***

– C’est là!

Pio était arrivé à l’endroit où la voiturette avait quitté le sentier en arrachant des branches et en décapitant de petits arbres. À partir de là, il n’y avait qu’à suivre les traces. Au moment où les trois garçons débouchaient sur les lieux de l’accident, ils aperçurent Cécil qui revenait avec les premiers secours.

***

En apprenant l’accident, je me suis sentie terriblement coupable. Je me suis assise sur la galerie, jambes repliées sous moi et malgré le soleil qui jouait à travers les branches, j’ai eu le sentiment d’être en novembre. Ça a duré comme ça jusqu’au soir et puis le lendemain et les jours d’ensuite. Et quand enfin mes remords ont semblé se calmer, c’est dans mes rêves qu’ils sont réapparus.

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Pendant des années, je me suis considérée comme personnellement responsable de la mort du docteur. Je l’avais accompagné sur le mont Noir alors que j’aurais dû l’empêcher d’aller là-bas. Catherine, Marc et Martin se sont sentis coupables eux aussi. Catherine se reprochait d’avoir voulu faire transporter le docteur le jour même. À n’importe quel autre moment, se répétait-elle, ces maudites mouches auraient été ailleurs que sur la route de Paluah et il n’aurait pas pris le mors aux dents. Martin s’en voulait de n’avoir pas su maîtriser son chevreuil. Il était en colère, peu attentif, ce qui l’avait empêché de limiter les dégâts. S’il avait écouté Robert et qu’il s’était calmé, personne ne serait mort, ne cessait-il de se répéter. Et Marc était sûr et certain que l’attelage aurait pu être plus sécuritaire, la voiture plus solide. Il aurait dû prévoir un moyen de libérer l’animal en cas de panique.

À l’époque, j’ai été tentée d’imputer la faute à Bellatryx puisque c’était lui qui avait laissé partir le docteur, mais ce n’est pas comme ça que ça marche les remords. Essayer d’y échapper ne rend pas le souvenir moins pénible. Ce que j’ai gagné en remords, je l’ai perdu en insouciance; l’âge adulte commençait à m’atteindre.

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Chapitre XI

Un brin de ce lien Le jour de l’enterrement, il a fait soleil. L’église était pleine à

craquer. Ce n’est pas tous les jours qu’on enterre le dernier docteur du village. Nous avions tenu à tous y être. Même Simon, à qui l’hôpital – ne sachant pas trop quoi faire de lui – avait donné son congé, était là. Seuls Marc et Martin, encore hospitalisés, manquaient à l’appel.

Beaucoup pleuraient. Des grands-mères qui n’avaient jamais été soignées que par lui, des hommes à qui il avait sauvé un membre, soigné un cancer, des petits qui, voyant leurs grands-parents pleurer, pleuraient aussi. La plupart des gens présents dans l’assemblée avaient été mis au monde par lui ou par son père. Un lien mystérieux unissait ces gens et un brin de ce lien venait de se défaire, cela imposait le respect.

À la communion, Estelle m’a tirée par la manche.

– Où est-ce qu’ils vont?

– Ils vont communier.

– Est-ce que je peux y aller, moi aussi?

– T’es-tu confessée dernièrement?

– C’est quoi ça?

– Dire tes péchés au prêtre...

– Je n’ai pas de péché, c’est quoi des péchés?

Je me voyais mal donner un cours de catéchisme entre l’Agnus Dei et le Gloire soit au père.

– Tu ne peux pas. Reste tranquille et prie.

– Comment?

– Chut! On ne parle pas dans une église. Je t’expliquerai plus tard.

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Les paroissiens regagnaient leur place. La cérémonie touchait à sa fin et je me sentais de plus en plus mal. Bientôt, il faudrait que j’aille offrir mes condoléances à Alice, lorsqu’elle sortirait de l’église ou, au plus tard des plus tard, au cimetière après l’inhumation et je ne savais pas comment. Et s’il fallait que je m’embrouille et que je dise quelque chose d’absurde? Et si je fondais en larmes?

Les porteurs de cercueil, de tristes géants gantés de noir, se sont avancés dans l’allée et je me suis mise à pleurer. J’ai vu Alice passer dans son fauteuil, poussée par une grande femme qui devait être la fiancée endeuillée du docteur, je crois qu’elle m’a regardée, mais je n’en suis pas sûre à cause de ma vue qui était brouillée par les larmes. Quand Adhara est arrivée à ma hauteur, elle m’a fait un signe de tête amical. Près d’elle se tenait Antarès, le philosophe-pâtissier. C’étaient les deux seuls représentants de la communauté.

– […] ainsi soit-il!

Le prêtre s’est retiré en premier et Juliette m’a enfoncé son coude dans les côtes.

– Arrête! Tu me fais mal!

– Vas-y! Sinon, tu vas le regretter.

Déjà la foule se dispersait et je voyais Richard s’éloigner, entouré des plus jeunes. Mais je ne bougeais toujours pas. C’est Alice qui est venue à moi. La grande fiancée du docteur a immobilisé son fauteuil tout près et s’est éloignée. Juliette avait disparu.

– Bonjour Joal, ça va?

– Oui, euh... non.

Je me répétais qu’il ne fallait pas que je pleure devant Alice et puis soudain, mon visage s’est décomposé et je n’ai pas pu m’en empêcher, j’ai éclaté en sanglots. Je ne pouvais plus m’arrêter. Alice s’est soulevée avec difficulté et m’a attirée contre elle.

– Il ne faut pas avoir tant de peine, Joal. Augustin n’aimerait pas ça.

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– Je suis tellement désolée...

– Mais pourquoi voyons? Tu n’aurais rien pu faire.

– Je l’aimais, vous savez...

– Je sais.

– Comment allez-vous faire maintenant, Alice? Qui va vous aider avec cet horrible fauteuil?

– Ça doit être un coup d’Augustin, Marguerite m’a dit ce matin qu’elle comptait s’installer avec moi.

– Vous croyez que c’est le docteur...

– Sans l’ombre d’un doute. Viens, allons rejoindre les autres. Il y a un goûter au sous-sol de l’église.

– Il faut que je m’en aille. Les autres doivent déjà être en route.

– Peut-être, mais pas tous. J’ai demandé à Richard de venir aussi, il faut que je vous parle.

***

Tous ceux du village qui n’avaient pas déjà serré la main d’Alice se pressaient dans le petit sous-sol de l’église pour le faire. Le docteur n’avait finalement pas laissé que de mauvais souvenirs derrière lui. Les gens lui avaient gardé leur respect ou le lui avaient rendu. Alice, les traits tirés, a accepté chaque hommage jusqu’au dernier avec reconnaissance. Puis, elle s’est tournée vers Richard et moi.

– Le moment n’est pas idéal, je sais, mais on se voit si peu souvent, j’ai pensé qu’il valait mieux vous en parler maintenant.

– Un problème? s’est tout de suite inquiété Richard.

– Pas du tout ! Ce serait plutôt le contraire.

– Dans ce cas, dites vite, les bonnes nouvelles sont tellement rares cet été, une vraie pénurie.

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– Quand nous avons su pour l’incendie, Augustin et moi, nous avons eu envie de vous donner un coup de main. Au fait, je ne sais même pas si Augustin vous en a parlé avant l’accident.

– Non, mais ce n’est vraiment pas nécessaire.

– Je sais, Richard. C’était une façon de vous montrer que vous êtes important pour nous. Augustin parti, j’y tiens encore plus. Il me semble qu’il voudrait que je le fasse en son nom.

– Écoutez, Alice...

– Il n’y a pas d’écoutez qui tienne. Joal, je te prends à témoin. Engagez les ouvriers qu’il faut, faites faire les réparations qui s’imposent, tout ce que j’ai besoin de savoir, c’est le coût. Vous passerez chercher le chèque quand vous voulez.

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Chapitre XII

Hâtez-vous lentement Louise monta l’escalier sans même que son cœur s’en aperçoive.

Elle portait ses soixante-huit ans comme si elle en avait vécu vingt de moins. Il y avait bien un peu de vertu là-dedans, car pour l’essentiel, c’était génétique. Elle huma l’odeur qui se dégageait du bois fraîchement poli, frappa à la porte et fonça dans le salon sans perdre sa grâce.

– La date du second procès vient d’être fixée!

– Bonjour Louise. Toujours aussi dangereusement en forme, remarqua Capella, amusée.

– Bonjour. Excusez-moi, je suis si excitée que j’en oublie les bonnes manières. Est-ce que je vous dérange?

– Pas du tout.

– Où sont les autres?

– Je ne sais pas. Mais assoyez-vous et racontez-moi, je meurs de curiosité.

– Je suis passée au palais de justice tantôt, le procès va commencer le premier lundi d’octobre. Ensuite, j’ai été voir l’inspecteur, vous pensez bien.

– Comment va-t-il?

– Il était aussi excité que moi, j’en suis sûre! Mais ça paraissait moins. Je l’ai invité à souper, ça vous ennuie?

– Non, où ça?

– ... ici.

Capella fit la moue, mais elle était incapable de faire semblant. Un éclair de joie brilla dans son œil de vieille dame indigne :

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– C’est reparti!

– On va avoir du pain sur la planche.

– Venez, on va concocter un menu et tirer des plans.

***

– Ce n’est pas Pascal qui disait : Cent fois sur le métier, remettez votre ouvrage? demanda Hermès d’une voix ample et rieuse.

– À moins que ce soit madame de Sévigné? suggéra Louise.

– Moi, j’opterais pour George Sand, avança Shaula. Je ne sais pas, ça lui convient bien cette réplique.

– Navré de vous contredire, mais c’est de Boileau. Et il ne disait pas cent fois. Ça, c’est une exagération de notre époque. Il disait vingt fois.

– Vous êtes certain de ça, inspecteur? demanda Capella.

L’inspecteur était habitué à cette réaction et il ne s’en formalisait plus.

– Les vers exacts ne parlent pas de n’importe quel travail; ils font référence à l’écriture poétique, mais, en général, c’est applicable à pas mal de domaines.

– Vous les connaissez par cœur?

– Bien sûr! « […] Hâtez-vous lentement, et, sans perdre courage, vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Polissez-le sans cesse, et le repolissez, ajoutez quelquefois, et souvent effacez [...]. »

– Vous n’êtes pas seulement un excellent inspecteur! dit Hermès, sincèrement admiratif, vous avez des lettres! Pour en revenir à nos moutons, vous ne pensez pas qu’après avoir perdu le premier procès, les chances de gagner le second sont extrêmement faibles?

– Nous n’avons pas perdu le premier procès; il y a eu non-lieu, c’est très différent.

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– Les coupables n’ont quand même pas été punies.

– C’est vrai, mais un non-lieu n’a pas le caractère définitif d’un acquittement. D’autres preuves peuvent amener un nouveau procès. Et nous avons la chance de nous reprendre avec un autre meurtre. Je suis optimiste!

– Vous ne trouvez pas que tout ça prend un temps fou? s’enquit Shaula.

– Tous les ingénieurs habitués aux travaux de grande envergure le savent, les choses prennent toujours plus de temps que prévu. J’ai appris à être patient.

– Croyez-vous toujours à la culpabilité de Maïte et de Véga? demanda Capella.

– Toujours. Et contrairement à ce que pense Hermès, la mort de Rigel pourrait bien nous permettre de faire condamner les coupables, cette fois.

– Comment? soupira Shaula.

– Aldébaran avait des problèmes cardiaques et pour cette raison, c’était plus difficile de prouver hors de tout doute que la digitaline lui avait été administrée par quelqu’un qui avait intérêt à le faire disparaître. Ajoutez à cela tous les retards et toutes les bavures et vous obtenez le non-lieu. Si les deux meurtres avaient été jugés en même temps, les preuves circonstancielles auraient pesé beaucoup plus lourd dans la balance. Mais comme ça n’a pas été le cas, beaucoup d’éléments qui n’ont pas été présentés lors du premier procès pourraient jouer contre les accusées, cette fois. Il ne faut pas oublier que non seulement Rigel n’avait pas de problème de santé, mais qu’il ne prenait aucun médicament et avait les produits naturels en horreur.

– Contrairement à Aldébaran, il n’y a pas la plus infime possibilité qu’il se soit empoisonné accidentellement et la thèse du suicide ne tient pas la route puisqu’il se préparait à déménager. Or, Rigel est bel et bien mort empoisonné, dit à son tour Hermès. Reste tout de même à prouver que ce sont nos deux accusées qui l’ont tué.

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– Une fois établi que Rigel ne s’est pas empoisonné accidentellement et qu’il avait décidé de quitter la communauté parce qu’il craignait pour sa vie, il nous reste à établir que Maïte et Véga avaient un mobile, les moyens et l’occasion de le faire taire définitivement.

– Le procureur va-t-il accepter notre coup de main? demanda Louise.

– C’est lui qui m’a supplié de l’obtenir, répondit l’inspecteur d’un air amusé. Nous allons prendre toute l’aide que vous pourrez nous apporter, ne vous inquiétez pas! Et, justement, j’ai quelque chose à vous proposer. Je dispose de trois semaines de vacances dont je ne sais pas trop quoi faire. Pas de femme, pas d’enfants, ça laisse pas mal de temps libre. Qu’est-ce que vous diriez si on se louait un chalet au bord d’un lac et qu’on apportait quelques dossiers avec nous? Ça vous tente?

– J’ai encore mieux, répondit Hermès. On pourrait en profiter pour aller voir Léonard et sa mère en Estrie. Chaque fois qu’on se parle, il nous invite. On serait au bord du lac, c’est discret, les chambres des pensionnaires sont libres, ce ne sont pas les salles de travail qui manquent...

– Pourquoi pas! Je serais ravi de les revoir.

– Les filles?

Louise acquiesça; elle connaissait les Châteaulin elle aussi, et elle était d’accord pour dire que c’était des gens charmants. Shaula et Capella ne tarderaient pas à partager son avis.

***

– Bouge-toi de là, Socrate! Je cherche une feuille et je parie qu’elle est sous toi!

Ils étaient arrivés depuis une semaine, mais c’était comme s’ils avaient passé toutes leurs vacances ensemble depuis des années. Même le chat les avait adoptés, les suivant d’une pièce à l’autre. Il aimait particulièrement se lover sous les lampes de travail. Léonard et sa mère avaient des cœurs de Bretons, simples et chaleureux. Selon Shaula, une

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femme qui se permettait de traiter Hermès de chenapan était irrésistible.

Ils avaient emprunté la salle de sciences naturelles du collège, une pièce meublée de tables de réfectoire, ceinturée de vitrines, de l’intérieur desquelles des insectes et des bêtes empaillées les regardaient travailler.

Les journées étaient longues. Quand Léonard jugeait que ça avait assez duré, il faisait irruption dans la salle et tonnait qu’il était temps d’aller voir briller le soleil. C’était le signal que l’apéritif serait bientôt servi et l’entrée en matière à de longues soirées sur la terrasse où le travail se poursuivait, donnant lieu à des échanges animés. Une habitude est si vite arrivée; à peine trois jours après leur installation au collège, le rituel du soir était déjà solidement implanté.

– Est-ce qu’on a la preuve que la lobélie qui a tué Rigel venait de vos réserves de plantes, Hermès?

– Non. Je l’ai déduit parce que j’en avais effectivement chez moi, tout comme de la digitaline et de l’hellébore, les deux autres poisons qui ont été administrés à Aldébaran et à vous, Capella.

– Encore faut-il connaître la façon de les préparer et les doses à donner pour que ça fasse effet, fit remarquer Léonard en caressant sa barbe. On ne s’improvise pas empoisonneur, c’est un métier qui s’apprend, je suppose.

– Tu as raison. On ne peut pas laisser un détail pareil de côté, opina Hermès.

– Et si c’était Véga?

– Vous pensez ce que vous dites? s’étonna Louise qui savait que les deux femmes avaient été très proches.

– Malheureusement oui. Véga avait beau être ma meilleure amie, tout ce qui a été dit au procès m’a fait comprendre qu’on peut ignorer beau coup de détails sur sa meilleure amie.

– Mais de là à penser qu’elle a pu commettre un meurtre...

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Depuis le début de l’enquête, les soupçons s’étaient portés sur Maïte, plus récemment arrivée dans la communauté. C’était elle qui faisait figure d’intrigante et à qui le crime semblait profiter en premier lieu. D’ailleurs, lors du procès, la preuve avait été construite autour d’elle, accusée d’être l’instigatrice et l’auteure du meurtre. Véga était accusée de complicité. Personne ne pensait qu’elle avait elle-même empoisonné Aldébaran. Pour Hermès et Capella, mais plus encore pour Shaula, cette soudaine possibilité signifiait qu’ils avaient peut-être côtoyé une meurtrière pendant seize ans.

– Ça expliquerait le non-lieu, songea l’inspecteur à voix haute.

– Oui, c’est vrai, admit Hermès. Si on reprend tout du début avec votre hypothèse, Shaula, les éléments vont peut-être s’emboîter les uns dans les autres comme par magie. Ça vaut la peine d’essayer. Vous avez l’air secoué, Capella.

– Ça me fait drôle de penser qu’une collègue de longue date aurait pu me détester assez pour m’envoyer à l’hôpital. Mais on s’habitue à tout, à cela aussi, je suppose. À propos, inspecteur, est-ce que les policiers ont perquisitionné dans le pavillon de Véga?

– Oui. Après l’arrestation des accusées, deux policiers de la Sûreté se sont rendus sur le mont Unda pour faire une perquisition et photographier leur appartement. Si je me souviens bien, ils n’ont rien trouvé d’utilisable au procès, mais j’ai une série de photos qui pourrait vous intéresser.

– Oui. Si, comme le pense Shaula, on a pris le problème à l’envers et que c’est Véga qui a empoisonné Aldébaran, il y a des faits auxquels on va devoir prêter plus d’attention.

– À quoi pensez-vous?

– Véga a parfois accompagné Aldébaran lors de ses voyages d’études. Ça ne veut peut-être rien dire, mais ça peut aussi vouloir dire qu’elle le connaissait beaucoup mieux qu’on a tendance à le penser.

– Et bien connaître quelqu’un est un avantage quand on veut l’empoisonner, raisonna l’inspecteur.

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– C’est vrai, mais bien connaître les poisons aussi, souligna Hermès. Or, Véga ne ratait jamais une occasion de se moquer de ma passion pour les herbes. Elle prétendait que c’était une activité dépassée et ennuyeuse à l’ère des grands consortiums pharmaceutiques. Si c’est elle qui a commis les meurtres, où aurait-elle pris ses connaissances?

– J’ai peut-être la réponse, avança Shaula.

– Quoi donc? demanda Léonie avec délectation.

– Véga n’a pas seulement accompagné Aldébaran lors de ses voyages, elle en a fait aussi pour son propre compte. Je me souviens qu’elle est allée au Pérou à une époque où elle s’intéressait à la médecine chamanique. Je l’avais presque oublié.

– Tiens, tiens... murmura l’inspecteur. Pour quelqu’un qui trouve le sujet ennuyant, elle se donnait du mal.

– Il va falloir être prudents, prévint Louise. D’après ce que vous dites, Shaula, c’était il y a plusieurs années. On ne sait pas si son intérêt était réel ni ce qu’elle a pu apprendre là-bas.

– Vous m’avez bien dit que vous aviez les photos de la perquisition faite chez Véga, inspecteur? demanda Capella.

– Oui, je les ai avec moi, comme les autres éléments du dossier.

– Dans ce cas, on pourrait avoir un début de réponse à votre question, Louise.

– Comment?

Capella se mit à bâiller. Il était près de minuit et en dépit de l’intérêt de la discussion, elle tombait de sommeil.

– Si ça ne vous vexe pas trop, on verra ça demain matin. Je suis trop fatiguée pour dire un mot de plus que : bonne nuit, tout le monde!

***

Louise mit son clignotant pour tourner et Capella et elle échangèrent un regard. Il était midi et le soleil faisait chatoyer le lac

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comme une étoffe précieuse. Elles revenaient de la bibliothèque de l’université, l’auto pleine de livres.

Quelques heures plus tôt, lorsque Capella était entrée dans la salle de sciences naturelles, elle avait refusé de répondre aux questions de ses amis. Elle s’était plutôt mise en frais d’examiner les photos du pavillon de Véga. Le photographe judiciaire avait fait du bon travail. Le pavillon avait été pris sous tous ses angles et la photo qu’elle espérait voir s’y trouvait effectivement. C’était un plan rapproché d’une étagère placée au-dessus d’un dressoir et sur laquelle étaient posées des éditions rares qu’on met bien en vue en général par souci de bien paraître, ce qui était aussi dans la personnalité de Véga, mais pas seulement. Véga était l’envers et l’endroit des choses, brillante et frivole, profonde et extravertie. Shaula le confirma sans hésitation, si ces livres se trouvaient là, c’est qu’elle les avait lus.

L’un d’eux attira particulièrement l’attention de l’ancienne journaliste. Sur la photo de l’étagère, on ne voyait que son épaisse tranche d’or, mais sur un autre cliché, on distinguait le titre : Ayaqhuaska.

– Ça parle au diable! s’est exclamée Shaula.

– Qu’est-ce qu’il y a? a demandé Louise.

– Je me rappelais que Véga m’avait parlé de ce livre, mais ça fait si longtemps, je n’étais pas certaine qu’elle l’avait encore.

– Qu’est-ce que le titre signifie?

– C’est en quechua. Ça signifie « liane amère ».

Voilà qui allait relancer la roue.

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Chapitre XIII

La jeune mariée Australe était perplexe. Voilà trois lettres qu’elle écrivait à Octans,

toutes restées sans réponse. Elle n’en avait dit mot à personne, pas même à Aries, gardant par pudeur ses doutes pour elle. Le jour où Altaïr avait décrété qu’Octans partirait seul pour l’Angleterre, quelque chose avait changé entre eux. Rien qu’elle puisse expliquer raisonnablement. C’était comme un infime déplacement d’atomes et jusqu’à ce qu’ils se fassent leurs adieux, rien n’avait paru, pas même à leurs propres yeux. Leurs plans n’avaient pas changé. Mais cette absence persistante de réponse commençait à donner un sens au malaise qu’Australe avait ressenti alors.

La veille, elle s’était tournée et retournée dans son lit jusqu’à ce que sa décision soit prise : elle irait en parler à Adhara. Ce serait difficile, Adhara ne pourrait peut-être pas l’aider, mais il fallait qu’elle fasse quelque chose si elle ne voulait pas mourir d’épuisement. Pour bien faire, Aries était une dormeuse et le lendemain était un samedi. Australe aurait donc amplement le temps de se rendre chez Adhara avant que son amie se réveille. Quant à Carina, elle allait toujours déjeuner tôt. Le choix du moment était parfait.

Quand Australe arriva devant son pavillon, Adhara était assise au jardin, un livre à la main.

– Bonjour, Adhara. Je vous dérange?

– Pas du tout. Assieds-toi, Australe, on n’a pas si souvent l’occasion de bavarder.

Elle referma le livre et Australe remarqua que sa reliure était en piteux état. Il avait dû beaucoup servir. Elle demanda, curieuse :

– Qu’est-ce que vous lisez?

– Ce n’est pas un livre qu’on lit, répondit Adhara.

– Je ne savais pas qu’il y avait des livres faits pour ne pas être lus,

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sourit Australe.

– Eh bien, celui-là, oui!

– Je peux?

– Bien sûr!

Australe le prit et constata qu’il s’agissait d’un exemplaire de collection. Sur le cuir usé brillait un titre doré à la feuille d’or : Le livre des transformations. Australe l’ouvrit au hasard et lut ce qu’il y avait sur la page. Tout en haut le chiffre 54, sous lequel étaient inscrits les mots KOUEI MEI et contre eux, séparés par un simple tiret, LA JEUNE MARIÉE. Deux trigrammes surplombés d’un hexagramme représentaient le lac et le tonnerre. Puis, venait l’oracle.

Au-dessus du lac est le tonnerre. L’homme qui connaît l’éternité de la fin connaît les épreuves du commencement.

– C’est un livre de présages. C’est pour cette raison qu’on ne le lit pas, n’est-ce pas? On le consulte.

– En effet. Il appartenait à Aldébaran.

– Vous y croyez?

– Oui.

– Comment est-ce qu’on s’en sert?

– Il suffit de l’ouvrir au hasard. Ça s’appelle de la bibliomancie. La page sur laquelle tu tombes est ta réponse.

– Et si je tombe sur une page sans avoir posé de question?

– C’est que tu ne tiens pas ce livre dans tes mains. Quand il se trouve entre nos mains, c’est qu’il a une réponse pour nous.

Australe n’osait pas continuer à lire. Elle posa le livre sur la table de jardin, mais le laissa ouvert à la page sur laquelle elle était tombée.

– Je n’ai pas de nouvelles d’Octans depuis plusieurs semaines. Je

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me demandais ce que vous en pensiez; est-ce que c’est normal d’après vous?

– Je suis sans doute la pire personne pour dire à quelqu’un ce qui est normal ou pas, Australe. Toi, trouves-tu que c’est normal?

– Je lui ai déjà écrit trois lettres et il ne m’a pas répondu.

– Donc, le livre avait raison, tu es venue chercher une réponse.

– Comment on fait?

– Tu n’as qu’à lire ce qui est écrit.

– Il ne faut pas secouer des tiges d’achillée ou quelque chose du genre?

– Ta réponse initiale est dans la page que tu as ouverte tout à l’heure et que tu n’as pas refermée d’ailleurs. Pour les traits, qui viennent préciser le sens de l’oracle, je me sers de pièces de monnaie, mais oui, les tiges d’achillée sont très bien aussi.

– Je vois.

Australe ramena le livre sur ses genoux et se mit à lire. Quand elle eut terminé, elle regarda Adhara avec gravité.

– L’oracle n’était pas obscur. Il ne m’a pas donné la réponse que j’espérais, mais c’est celle à laquelle je m’attendais.

– Veux-tu qu’on regarde ça de plus près?

– D’accord.

***

Australe se sentait mieux. Non pas que le Yi King lui ait annoncé le retour d’Octans et un mariage heureux, mais il lui avait fourni quelques riches pistes de réflexion. Adhara lui offrit un café que la jeune fille accepta avec joie.

– Vous dites que vous aussi vous avez souvent consulté le livre?

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– Ça m’est arrivé, surtout dans des moments difficiles et, chaque fois, j’ai été surprise par la justesse des réponses.

– Vous savez, Adhara, il n’y a pas que le silence d’Octans qui m’a amenée à me poser des questions. Il y a eu le procès l’automne dernier. On n’en parlait plus beaucoup, mais Maïte est revenue récemment et ça a soulevé toutes sortes de questions parmi nous. L’absence prolongée de Bellatryx aussi d’ailleurs. Il est de retour, mais on ne sait pas ce qui s’est passé. Qu’est-ce que vous pensez de tout ça?

– Pour Bellatryx, je peux te répondre sans hésiter. On a eu une discussion à ce sujet à son retour du mont Noir et...

– Quoi? Il n’était pas à Québec? C’est pourtant ce qu’il a dit à Corvus.

– Dans ce cas, je compte sur ta discrétion pour ne pas l’embarrasser. Bellatryx avait besoin de faire le point, d’être un peu seul. Tu le sais comme moi, dix-sept ans, c’est l’âge des remises en question.

– Oui, je comprends.

– Lui aussi a été pas mal ébranlé par le procès. Maïte est non seulement un membre de cette communauté, mais c’est aussi la conjointe de notre père et Véga était ici avant qu’on soit né. C’était la meilleure amie de maman.

– Ah, oui? Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas revenue s’installer ici après son retour d’Italie?

– Je crois que ça n’allait plus entre elle et Altaïr; elle a pensé que c’était mieux comme ça.

– Et Maïte et Véga, pourquoi ne sont elles pas revenues tout de suite après le procès?

– Elles doivent subir un autre procès. Leur défense les oblige peut-être à rester à Québec.

– Puisqu’elles ne sont pas coupables de la mort d’Aldébaran, ce

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serait bien surprenant qu’elles aient tué Rigel. Elles vont sûrement être acquittées.

Adhara aurait pu expliquer à Australe que le non-lieu ne prouvait rien, mais entretenir les soupçons chez les jeunes n’était pas une très bonne idée. Elle passa par-dessus ses propres souhaits et dit d’un ton qu’elle essaya de rendre enthousiaste :

– Espérons-le.

***

– Où étais-tu passée? Je t’ai cherchée partout!

– Qu’est-ce qu’il y a?

– Il y a que les gars nous ont demandé d’aller les trouver dans leur pavillon. Ils font une réunion.

– Quand?

– Maintenant. Viens, dépêche-toi, Carina est déjà partie.

***

C’était Draco qui avait organisé la réunion, secondé par Gemini. Depuis le départ précipité de Bellatryx, suivi de l’arrivée imprévue de Maïte et du retour tout aussi inexplicable du jeune homme, les rumeurs et les spéculations allaient bon train parmi les jeunes. Antarès avait réussi à calmer le jeu jusque-là, mais ça ne suffisait plus. La discussion battait son plein quand Aries et Australe arrivèrent.

– On dirait qu’il y a un culte du secret dans la communauté. On ne sait pas ce que Bellatryx est allé faire à Québec, mais il est parti sans prévenir et il est revenu tout aussi subitement, c’est bizarre, c’est sûr, insinua Corvus.

Il en voulait à Bellatryx de le tenir à distance depuis le départ de Marc-Aurèle et cette petite réunion secrète était loin de lui déplaire.

– Et moi, je n’ai pas eu de nouvelles d’Octans depuis les fêtes, je ne trouve pas ça normal, se plaignit Gemini.

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– D’ailleurs, renchérit Orion, il n’y a pas qu’Octans. Personne ne nous a donné de nouvelles de Pictor et de Marc-Aurèle. Avec le procès de l’automne dont on ne nous a pratiquement pas parlé, ça commence à faire pas mal de choses.

Mensa objecta :

– Pas si vite, les gars! Il ne faudrait pas tout mélanger. Le procès, les nouvelles des amis, l’absence de Bellatryx. C’est quoi le but de la réunion au juste?

Sous prétexte d’améliorer les communications, Draco espérait se faire donner le mandat de porte-parole des étudiants auprès d’Altaïr, ce qui accroîtrait en même temps son prestige. Il commença avec prudence :

– On fait partie d’une communauté, mais beaucoup de choses se passent sans qu’on le sache. Le but de la réunion, c’est d’exiger plus de transparence. Tu n’es pas d’accord?

– Bien sûr! Personne n’est contre la vertu, Draco. Mais encore faut-il décider où il n’y a pas suffisamment de transparence et où ce sont simplement des trucs qui ne nous regardent pas. Le procès est terminé, Maïte et Véga n’ont pas été condamnées. Qu’est-ce qu’il y a à savoir de plus?

– On aurait pu nous tenir informés pendant le procès, non?

– Peut-être, mais il est fini maintenant.

– Il va y en avoir un autre cet automne. Et Bellatryx qui disparaît et réapparaît sans rien nous dire, tu trouves ça normal peut-être? Et Octans qui ne donne plus de nouvelles...

– La notion de vie privée, tu as déjà entendu parler? Bellatryx fait ce qu’il veut, il n’a pas plus à nous rendre de comptes qu’on a à lui en donner. Pareil pour les autres. Ils sont peut-être juste trop occupés pour écrire.

– Toi, Australe, as-tu des nouvelles? demanda Sextans.

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– Non, mais je suis d’accord avec Mensa, il ne faudrait pas tout mettre dans le même panier. La vie privée de chacun, ça regarde chacun. Bellatryx n’avait pas à nous dire où il allait, mais je sais que ça n’avait rien à voir avec nous.

– C’est lui qui te l’a dit? demanda Draco.

– Non. Je l’ai appris par hasard, et je n’ai pas l’intention de te dire de qui, c’est sans importance. Quant aux garçons, moi aussi je pense qu’ils sont trop occupés pour écrire. On verra bien au mois d’août quand ils rentreront, on n’aura qu’à leur demander.

– Tu ne t’inquiètes pas trop de ton fiancé, dis donc!

– C’est vrai. Je devrais m’inquiéter à ton avis?

– On dirait que moins vous en savez, mieux vous vous portez, répondit Draco, dépité par la résistance.

– Tu te trompes, rétorqua Australe. Je suis d’accord au sujet du procès. On aurait dû nous tenir au courant de ce qui s’est passé. C’est quelque chose de grave, ça concerne la communauté, donc ça nous concerne. Après tout, on a connu le professeur Rigel, et Maïte et Véga ont encore leur place ici. Je pense qu’il faut éclaircir cette question avec Altaïr avant le début du second procès.

– Je pourrais être votre porte-parole auprès d’Altaïr.

Mensa, dont l’influence sur le groupe était grande, acquiesça :

– Ça va pour moi, mais si tu fais des représentations en notre nom pour qu’on soit mieux informés, je pense que les filles devraient être représentées aussi. Aries?

La jeune fille fit une moue qui en disait long sur ce qu’elle pensait de se retrouver seule avec Draco. Carina se proposa et la réunion fut levée.

***

Maïte laissa passer quelque temps avant d’annoncer à Altaïr qu’elle voulait retourner en ville préparer le second procès. Peut-être

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aurait-elle aimé qu’il lui demande de rester, qu’il la rassure, bref qu’il soit un peu présent pour elle, mais il se dépêcha de l’encourager à partir.

– Justement, les jeunes sont venus me voir et ça les met mal à l’aise, ces histoires de procès. Je pense que moins ils en entendront parler, mieux ce sera.

C’était exactement le contraire de leur demande, mais ce n’était pas ça qui allait gêner Altaïr. Maïte s’impatienta :

– On est dans la même galère, l’aurais-tu oublié?

– Tu m’annonces que tu veux aller te préparer pour le procès et je t’encourage à le faire, qu’est-ce que tu veux de plus?

– En ce moment, je prends les coups, mais le vent pourrait tourner.

– Qu’est-ce que ça veut dire?

– Simple hypothèse.

– Ne me menace pas, Maïte. Je te l’ai pourtant dit, ça ne marche pas avec moi.

– Qu’est-ce que tu as décidé pour Bellatryx?

– Rien. Il est revenu, il file doux, pour l’instant, ça me suffit.

– Et s’il lui prenait la fantaisie de recommencer?

– Laisse-moi faire. Tu ne l’as pas convaincu de rentrer une première fois, je doute que tu réussisses une seconde fois.

– Comment peux-tu savoir que ce n’est pas grâce à moi s’il est finalement rentré, il te l’a dit?

– Non, mais si tu te rappelles bien, tu es revenue seule.

Altaïr cessa de regarder Maïte et se mit à examiner des papiers sur son bureau. C’était comme si elle n’existait plus. Fin de la discussion.

***

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Maïte partie, l’atmosphère s’allégea comme par enchantement dans la communauté. Altaïr était plus détendu et ceux que le procès sur la mort de Rigel préoccupait, ne voyant plus l’accusée à tout bout de champ, cessèrent d’y penser. De ne pas la voir croiser sa route chaque jour avait aussi grandement amélioré l’humeur de Bellatryx qui rétablit peu à peu les liens avec les étudiants. Une lettre d’Octans finit par arriver pour Australe.

– Qu’est-ce qu’il raconte? lui demanda Aries.

– Il quitte la communauté.

– C’est sérieux?

– Il a reçu des propositions; il veut finir ses études et pense s’établir là-bas.

– Est-ce qu’il vient cet été comme prévu?

– Non.

– Est-ce qu’il parle de vous deux?

– C’est étrange, dit pensivement Australe. C’est une lettre de rupture, c’est certain, mais il n’y a pas un mot là-dessus. C’est l’absence de mots qui confirme mes doutes.

– Dans ce cas, peut-être que...

– Arrête, Aries. C’est inutile. Octans est ailleurs maintenant; ça ne sert à rien de chercher à le ramener. Je commençais à me faire à l’idée, cette confirmation va juste m’aider à passer à autre chose. Mais je me demande comment Altaïr va réagir.

– C’est vrai! C’est lui qui paie les frais de scolarité.

– Et pour ce que j’en sais, ça représente une petite fortune.

– Vas-tu aller lui parler?

– Oui. Si Octans ne lui a pas écrit, c’est son problème; Altaïr doit être mis au courant.

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– Veux-tu que j’aille avec toi?

– Non, ce n’est pas nécessaire. On se voit plus tard?

– Ça presse autant que ça?

– Je suis curieuse de voir la réaction d’Altaïr, c’est important pour moi.

– Pourquoi? Tu songes à quitter la communauté, toi aussi?

Aries le disait à la blague, certaine qu’Australe la contredirait bruyamment. Mais la jeune femme ne répondit pas.

***

Altaïr était parvenu à garder son calme. En apprenant la nouvelle, il avait levé un sourcil et attendu qu’Australe lui en dise un peu plus. Comme elle gardait le silence, il finit par poser la question qui s’imposait :

– Est-ce qu’il t’a demandé d’aller le rejoindre?

– Non.

– Donc, il coupe les liens.

– Oui.

– Tu m’en veux de t’avoir empêchée de partir pour l’Angleterre avec lui?

– Ça n’aurait pas marché de toute façon.

– À la bonne heure. Tu as fait ce qu’il fallait.

Les yeux d’Australe se remplirent d’eau. Elle salua Altaïr avec la tête et se dépêcha de quitter le pavillon. À la sortie, elle croisa Sirius qui s’en allait, sans le savoir, droit sur la tempête.

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Chapitre XIV

Couvert nuageux Au château, il y avait beaucoup à faire pour s’occuper de nos deux

convalescents encore très affaiblis. Il fallait aussi surveiller Simon qui alternait entre calme plat et grands vents et prêter main-forte à l’entrepreneur engagé pour reconstruire la partie incendiée du château et la remise. Convaincue que Richard, par fierté, ferait son possible pour ne pas accepter son offre en laissant traîner les choses tant et plus, Alice avait elle-même embauché quelqu’un qui était débarqué un beau matin en sifflotant, crayon à mine sur l’oreille et gallon à mesurer en main. Il était revenu quelques jours plus tard avec un ouvrier et des matériaux. Richard s’était incliné.

Pour moi, cette période reste l’une des plus floues de mes années au camp. C’est en fréquentant Joseph, qui était psychiatre, que j’ai compris des années plus tard qu’on peut faire une dépression à seize ans. À l’époque, je ne connaissais la dépression que par jugement interposé. Ma tante Emma, qui était une femme de conviction, avait un jour décrété devant mes cousines et moi que les gens atteints de dépression étaient surtout affligés d’apitoiement sur eux-mêmes. Il n’y en avait pas dans mon entourage immédiat. À défaut de pouvoir me faire une opinion personnelle sur le sujet, j’avais adopté le point de vue de tante Emma.

Après la mort du docteur, j’ai perdu l’envie de me lever le matin. J’avais un goût de vase dans la bouche et le sentiment de n’avoir de lien avec rien ni personne autour de moi. Mais comme j’ignorais ce qu’était la dépression, j’ai simplement pensé que c’était ça, devenir adulte : découvrir que rien ne va, que la joie est éphémère et qu’on meurt de toute façon.

La joie reviendrait dans ma vie, je ferais encore l’expérience de la beauté et du bonheur, mais pendant ces jours terribles, j’étais incapable de même imaginer que ce serait à nouveau possible. Alors je restais assise, regardant le va-et-vient des vivants.

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Marcelle brillait particulièrement au cours de cette période. Le fait d’être simplement là, après avoir cru ne pas pouvoir revenir, représentait un motif suffisant de réjouissance, mais il y avait autre chose. Elle était animée par le désir de trouver un texte qui n’avait encore d’existence qu’à ses propres yeux. Elle y avait réfléchi tout l’hiver en faisant la chasse aux subventions. Elle en avait parlé à des collègues et à des amis. Les avis avaient beau être partagés, sa conviction n’avait fait que croître : il existait trop d’éléments d’un mouvement religieux organisé pour qu’il n’en reste aucune preuve écrite.

Délaissant temporairement les pièces trouvées l’été précédent dans la chapelle du château, et sur lesquelles il y avait encore beaucoup de travail à faire, elle s’était mise à sonder les murs de notre chapelle, puis comme elle n’arrivait à rien, elle avait accompli plusieurs voyages jusqu’aux deux autres chapelles pour vérifier son hypothèse. Cela lui demandait énormément d’énergie parce qu’en raison des prétentions territoriales d’Altaïr, Cécil avait décrété qu’il n’était pas question que quiconque dorme sur place; trop dangereux. Il fallait donc qu’elle fasse des kilomètres au cours de la même journée pour sonder quelques pierres. Mais on aurait dit qu’il n’y avait pas de frein à son énergie. Malheureusement pour Louise et Robert, et au grand plaisir de Luc et de Marie-Josée, elle ne pouvait pas y aller seule pour des raisons de sécurité. Richard et Cécil ne voulaient plus concéder le moindre terrain au hasard, il y avait eu assez de malheurs comme ça.

De temps à autre, quelqu’un venait me dire bonjour, prendre de mes nouvelles, mais aucun ne l’a fait avec la constance de Laurent. Il venait me voir, essayait de me faire rire, m’apportait des bonbons, me passait une main amicale dans les cheveux. Jamais il ne s’est impatienté parce que je ne lui offrais rien, pas même un sourire, en retour.

Un après-midi où j’étais assise sur la galerie à ne pas faire grand-chose d’autre qu’à attendre que le temps file, j’ai vu arriver quelqu’un de la communauté. Je l’ai déduit avant de distinguer ses traits à cause de la tunique blanche que portaient toujours les membres de la communauté.

Elle s’est avancée vers moi, et je l’ai finalement reconnue, dans sa

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tunique lisérée d’amarante pareille à celle qu’elle portait quand je l’avais rencontrée pour la première fois dans la forêt des pluies. Je le constatai sans que cela crée la moindre émotion en moi. À mesure qu’elle s’avançait vers moi, son visage s’éclairait, mais j’étais incapable de lui rendre son sourire.

– Bonjour Joal!

– Bonjour.

– Quelque chose ne va pas?

– Non, tout va bien.

– Tu as l’air songeuse...

– Je te dis que ça va.

– Catherine et Samuel sont-ils dans le coin?

– Entre. S’ils sont là, tu devrais les trouver dans la grande salle.

Pour quelqu’un qui avait fait le long chemin du mont Unda jusqu’ici, et davantage pour quelqu’un qui me connaissait et se considérait comme mon amie, l’accueil était franchement déconcertant. Mais Adhara pouvait comprendre ce genre de choses; elle était passée par là. Non seulement ne s’en est-elle pas formalisée, mais elle n’en a même pas parlé aux autres, devinant que ça causerait un malaise.

Je me souviens qu’ils se sont installés sur la galerie tous les trois. Samuel essayait autant que possible de m’intégrer à ses activités et comme ça ne marchait pas, il essayait au moins de ne pas m’écarter de ses conversations. Une fois les nouvelles courantes échangées, Adhara en est venue au fait :

– Vous souvenez-vous du frère Cercatore? Celui qui m’avait donné des informations sur les pierres et la Légende dorée?

D’un même mouvement, Catherine et Samuel firent oui de la tête.

– Eh bien! Il s’en vient! J’ai reçu une lettre de lui, hier!

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Adhara resplendissait. J’ai compris qu’elle n’avait pas d’autre raison d’avoir fait tout ce chemin que celle de partager la bonne nouvelle. Les personnes qu’elle considérait comme ses amis sur le mont Unda n’étaient pas légion. Samuel et Catherine l’ont compris aussi parce qu’ils n’avaient pas de raisons de se montrer aussi ravis que celle de signifier à Adhara qu’elle comptait pour eux et qu’ils étaient heureux pour elle.

Puis, Catherine songea que cette visite pourrait faire d’autres heureux.

– Penses-tu qu’il accepterait de venir rencontrer les chercheurs?

– Tu parles des hommes qui sont venus étudier les chapelles?

– Oui, et des femmes aussi.

– Je suis certaine qu’il adorerait ça. C’est un homme vraiment génial.

– Viens, on va te les présenter.

– Pas besoin Samuel, regarde, ils arrivent. Eh! venez par ici, on a quelqu’un qui veut vous voir!

***

Marcelle avait du mal à contenir son excitation. Depuis une heure, elle cassait les oreilles de tout le monde avec sa joie tonitruante :

– Vous vous imaginez? Un spécialiste de la Légende ici, pendant qu’on se trouve sur place! Je n’en reviens, pas de notre chance! Cette Adhara est un vrai cadeau du ciel!

– À qui le dis-tu, la taquina Georges, qui avait surtout été impressionné par la beauté de la jeune femme.

– C’est drôle comme les gens d’une même famille peuvent être différents, remarqua Cécil. J’ai rencontré son père l’été dernier. Franchement, qu’un pignouf pareil puisse avoir eu une enfant d’une telle grâce, ça me dépasse com-plè-te-ment!

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Les jeunes pouffèrent! Pignouf! Ça les faisait tordre de rire. On allait l’entendre à toutes les sauces pendant le reste de l’été.

– J’appuie! lança Richard qui s’était fait mettre à la porte par Altaïr alors qu’il était en compagnie de Cécil. Adhara est d’une classe à part.

– Son frère aussi, dit Charlotte en battant des cils. Il est beau comme Julien Clerc.

Je ne me doutais pas que notre jeune pin-up trouvait Bellatryx à son goût. Quelques jours plus tôt, ça m’aurait fait quelque chose, même si je savais que rien ne se passerait finalement entre lui et moi. J’aurais été jalouse, au moins un peu. Mais là, non, rien du tout. Plus tard, quand le nuage qui m’enveloppait s’est finalement effiloché et qu’il y a eu à nouveau du soleil, j’ai pris conscience à quel point j’étais passée près du point de rupture.

C’était la fin d’une longue journée et tous autour de la table riaient, mangeaient, levaient leur verre, simplement heureux de partager la soirée, leurs projets, la montagne. Et moi, assise entre Juliette et Samuel, je ne sentais qu’une profonde et inexplicable tristesse.

***

– On dirait bien que je ne trouverai rien ici!

Marcelle venait de sonder la dernière pierre de la chapelle du mont Unda susceptible de lui cacher un secret.

– Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il y a obligatoirement un document dans l’une des trois chapelles? demanda Marie-Josée, perplexe.

Elle avait pris part aux récentes excursions et, tout en admirant la détermination de la céramologue, elle ne pouvait s’empêcher d’avoir des doutes sur l’existence d’un tel document.

– L’histoire même du mouvement religieux du frère Isidore, le nombre de chapelles – qui, soit dit en passant, est loin d’être anodin – et la quantité d’objets retrouvés dans l’atelier de fabrication de pierres.

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Autant d’éléments qui prêchent en faveur d’une organisation élaborée, avec des règles et des décrets. Si on accepte ça, il faut nécessairement accepter qu’elles ont été mises par écrit à un moment donné.

– L’ère post-Gutenberg, sourit Robert.

– Je ne m’attends pas nécessairement à trouver un document imprimé. Il pourrait aussi bien être manuscrit, mais il existe quelque part, ça, c’est sûr et certain.

– En tout cas, lui dit Louise avec un peu de rancune dans la voix parce qu’elle avait fait l’aller-retour du château au mont Unda plus souvent qu’à son tour ces derniers temps, le quelque part en question n’est ni ici ni dans la chapelle du mont Noir. Convaincue?

– Je n’ai pas le choix! soupira Marcelle, qui n’en avait pas vraiment l’air.

– En effet, tu n’as pas le choix. Il est grand temps d’accélérer le classement des pièces qu’on a trouvées l’été dernier. Il reste pas mal de boulot.

Robert approuva :

– Oui, pendant qu’on est ici, ils ne sont que trois à faire tout le travail. Si on n’arrive pas à terminer, qui sait si on aura une autre occasion de revenir?

– À votre place, je ne m’en ferais pas trop, dit Luc, optimiste. Ça fait quatre ans qu’on vient au camp et chaque fois on pense qu’on ne pourra pas revenir et chaque fois on se trompe. Pourquoi vous en faire ?

Marcelle, qui était celle par qui les subsides des chercheurs arrivaient, ne le savait que trop. La vision des démarches harassantes auxquelles elle avait dû se prêter pour trouver de l’argent fondit sur elle et elle répondit du tac au tac :

– Parce que Richard doit sûrement accomplir des tours de force pour que ça soit possible de vous ramener année après année. Robert et Louise ont raison, je ne sais pas si j’aurais le courage de refaire le chemin de croix qui nous a permis d’avoir enfin du financement.

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Ils ramassèrent leur sac à dos et Robert referma soigneusement volets et grille derrière eux pour ne pas créer d’incidents de frontière avec le pignouf, tandis que Luc et Marie-Josée prenaient la tête de la colonne.

– Je m’en doutais qu’on ne trouverait rien ici.

– Comment peux-tu dire ça? demanda Luc avec humeur.

– C’est Pio.

– Qu’est-ce que Pio a à voir là-dedans?

– Pio sent les choses.

– Qu’est-ce que tu veux dire?

– Pouf m’a dit que le jour de l’accident, il a refusé net d’aller avec Ignis sur le mont Noir. Il tenait à tout prix à rester avec lui et petit Paul sur notre montagne.

– La belle affaire! Joal a été retrouvée sur le mont Noir.

– Oui, c’est vrai. Mais Joal était en bonne santé, il n’y avait pas de problème. Pio, ce qu’il a senti, c’est l’accident.

– Je te gage qu’il voulait rester pour être avec petit Paul.

– Non. Il sentait qu’il se passait quelque chose. C’est lui qui l’a dit à Pouf et il les a conduits jusqu’à l’endroit de l’accident, sans hésitation.

– Bon, admettons que ce soit le cas, il t’a aussi dit que Marcelle venait ici pour rien?

– En quelque sorte.

– Voyons donc!

– Je lui ai demandé deux fois s’il voulait venir avec nous. Une fois quand nous allions à la chapelle du mont Noir et une fois ici. Chaque fois, il m’a demandé pourquoi et quand je lui ai dit qu’on cherchait un genre de trésor, il m’a dit qu’il n’en voyait pas.

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– Tu n’as pas pensé lui demander s’il en voyait un ailleurs? Ça nous aurait épargné pas mal de kilomètres et d’ampoules!

– Ris toujours! Mais effectivement, je suis revenue à la charge plus tard et je le lui ai demandé.

– Et qu’est-ce qu’il a dit? n’a pu s’empêcher de demander Luc avec curiosité.

– Il a haussé les épaules et levé les yeux en direction du château.

– Il est pas fou, ce petit. Il parlait de nous!

– Arrête de rire, idiot! Il n’est pas impossible que ce que Marcelle cherche soit effectivement au château, puisque ce n’était pas dans les chapelles. On pourrait chercher ensemble, qu’en penses-tu?

– Ouais! On pourrait.

Plus il pensait à cette idée, plus elle lui plaisait. Depuis que les chercheurs étaient débarqués sur la montagne, il avait un peu perdu son rôle de leader et ça lui manquait. Si lui et Marie-Josée mettaient la main sur les précieux documents que cherchait Marcelle, il redeviendrait un acteur important dans la saga des chapelles. Perdu dans ses agréables pensées, il sursauta en entendant Marie-Josée crier :

– Regarde là-bas!

Exactement à l’endroit où l’accident avait eu lieu, un chevreuil, Sylve apparemment, se reposait sous l’arbre surveillant du coin de l’œil deux jeunes daims. Non loin d’eux, Paluah, dont ils reconnurent les cicatrices causées par la voiture, mâchouillait des feuilles fraîches. La scène était belle à croquer.

– C’est Nicolas qui va être content!

– Chut!

Le jour de la mort du docteur, lorsque les secouristes étaient passés près de lui, Nicolas, ignorant ce qui était arrivé, mais convaincu que c’était grave, n’avait pu s’empêcher de les suivre. Il se disait que ça ne poserait pas de problème d’abandonner Paluah quelque temps,

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puisque l’animal dormait paisiblement et que son état était stable.

À son retour, deux bonnes heures plus tard, le jeune chevreuil avait disparu. Ne restaient que des herbes ensanglantées et aplaties indiquant que c’était bien là qu’il se trouvait. Nicolas avait fouillé les environs, l’avait appelé à en perdre la voix, jusqu’à ce qu’il se résigne à rentrer au château le cœur serré. Quand Martin était revenu de l’hôpital et avait demandé des nouvelles de son chevreuil, personne ne l’avait revu.

Les chercheurs approchaient, discutant joyeusement pour se donner du courage dans la montée et le bruit de leur voix finit par faire fuir la petite harde.

– Vite, dépêche-toi. J’ai hâte d’aller annoncer la nouvelle à Nicolas!

– D’accord, tu trouves Nicolas, moi, je me charge de Martin.

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Chapitre XV

Patte de velours Un entrefilet dans les pages financières faisait état de la remontée

du prix de l’or; son instinct ne l’avait pas trompée. Il y a des gens pour qui l’état du monde tient dans la page des résultats sportifs, d’autres qui ne commencent pas leur journée sans connaître la situation géo- politique internationale, un certain nombre ne consulte que les nouvelles boursières. Véga s’intéressait à tout. Mais elle raffolait des pages financières. Depuis qu’elle s’occupait du portefeuille de la communauté, elle avait fait très peu de faux pas. Elle sourit et décida que sa journée allait très bien se passer. Dans une heure, elle avait rendez-vous avec maître Demers.

Pendant le procès, il s’était surtout occupé de conseiller Maïte sur qui pesaient les accusations les plus graves. Cela faisait infiniment plus l’affaire de Véga et elle espérait que ça continue ainsi pour le second procès. Mais il avait insisté pour la rencontrer seule cette fois. Véga choisit soigneusement ses vêtements, le parfum qu’elle porterait, le sac et les souliers qui conviendraient le mieux. Christian Demers était un homme élégant pour qui ce langage avait de l’importance; Véga ne ferait certainement pas l’erreur de heurter sa sensibilité en commettant une faute de goût.

– Madame Aubin.

– Maître Demers.

– Je vous en prie, asseyez-vous. Désirez-vous un café? Un Perrier?

Le fringant avocat lui désignait un des deux fauteuils qui faisaient face à son bureau, répliques du « fauteuil aux dragons » d’Eileen Gray. Véga caressa la tête laquée de l’une des bêtes d’un geste appréciateur avant de s’asseoir.

– Le procès pour le meurtre du professeur aura lieu en octobre. Nous devons commencer à nous y préparer dès maintenant.

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– Celui d’Aldébaran...

– ... de Jean-Pierre L’Heureux, madame Aubin. Rappelez-vous que nous devons toujours employer la véritable identité des membres de la communauté, même ici, à l’abri des murs de ce cabinet.

– Craignez-vous d’être sous écoute, maître Demers?

– C’est une simple question de réflexe. Il faut s’exercer avant le procès, que voulez-vous, le cerveau a ses habitudes!

– Compris. Donc, le procès pour le meurtre de Jean-Pierre L’Heureux a fini par un non-lieu, ça ne peut que jouer en notre faveur, non?

– Pas nécessairement.

– Ah! bon, pourquoi?

– Parce que le non-lieu n’est pas une réponse satisfaisante aux yeux de la population. Pour les gens, justice a été rendue, mais elle n’a pas été faite. Or, il se trouve que le procès pour le meurtre du professeur leur donne une chance de se rattraper. Après tout, les deux causes ont beau être traitées séparément, les accusées sont les mêmes, le crime qui leur est reproché aussi. C’est une conjoncture extrêmement rare.

– Allez-vous adopter la même stratégie?

– Il faut qu’on voie ça ensemble.

– Pourquoi ne pas avoir demandé à madame Coti de venir aussi, dans ce cas? Christian Demers sourit, voilà une femme à qui on n’avait pas besoin de répéter les consignes. Bon point!

– Vous n’aimerez pas ce que je vais vous dire, mais c’est comme ça, je suis partisan de la plus grande franchise avec mes clients. Comme la Couronne n’a pas été en mesure de prouver la culpabilité de madame Coti, ni accessoirement la vôtre, lors du procès, je me doute que les feux de l’accusation vont se tourner vers vous, cette fois. Et d’ailleurs, je me suis beaucoup entretenu avec votre coaccusée, il est temps que

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nous fassions un peu le tour du jardin ensemble.

Véga avait une excellente maîtrise de ses émotions. Intérieurement, elle était en état d’alerte maximale, extérieurement, il fallait qu’elle ait l’air de la brebis docile.

– Je comprends. Mais vous n’avez pas à être inquiet, je n’ai rien à me reprocher.

– Voilà qui va faciliter mon travail, mais vous savez, je ne m’attends pas à une totale franchise de la part de mes clients. Je ne veux même pas savoir s’ils sont innocents.

Véga était interdite, elle ne s’attendait pas à un tel aveu. L’avocat reprit :

– Je n’ai pas ce genre de naïveté. Par contre, j’ai besoin de votre entière collaboration.

– Vous l’avez.

– Dans ce cas, mettons-nous au travail.

***

– Tu n’aurais pas dû être aussi dur avec Maïte, Altaïr. Si jamais elle décidait de se retourner contre toi, les choses pourraient aller beaucoup plus mal qu’elles ne vont en ce moment.

– C’est le moindre de mes soucis. Je veux bien lui fournir ce dont elle a besoin, je m’occupe de sa défense, je n’ai aucunement l’intention de m’assujettir à ses volontés.

Sirius savait qu’il n’arriverait à rien. Entre se montrer moins rigide et s’assujettir à la jeune femme, il y avait un monde de nuances qu’Altaïr ne voyait pas et ne verrait jamais. Il fallait faire avec.

– D’ailleurs, je n’ai pas envie de parler de Maïte. J’aime mieux que nous nous concentrions sur Octans. Qu’est-ce que tu proposes?

– J’ai eu beau retourner la question dans tous les sens, je ne vois pas ce qu’on peut faire contre sa décision.

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– Mais il nous doit tout! Nous avons tout payé, s’il quitte la communauté maintenant, c’est comme un vol! Je propose qu’on lui coupe les vivres maintenant, ça va le faire réfléchir.

– Si tu comptes le faire changer d’idée de cette manière, oublie ça.

– À ton avis, est-ce qu’il y a la moindre chance qu’il change d’idée?

– Comment veux-tu que je le sache? Pour l’instant, ce que nous savons, c’est ce que nous a raconté Australe. Je ne dis pas qu’elle ment, mais tu n’as pas vu la lettre, elle a peut-être interprété ses propos et elle a pu se tromper. J’hésiterais à poser un geste aussi définitif avant d’être sûr de ses intentions.

– Comment va-t-on connaître ses intentions s’il ne daigne même pas nous avertir et s’il ne revient pas en août en même temps que Marc-Aurèle et Pictor comme c’était prévu?

– En envoyant quelqu’un aux nouvelles.

– Tu penses à qui?

– Véga, par exemple?

– Pas possible. Maître Demers veut qu’elle et Maïte soient disponibles en tout temps d’ici le procès.

– Dans ce cas, je ne vois qu’une seule personne.

– Qui? Marc-Aurèle?

– Non, Marc-Aurèle ne cherchera pas à le dissuader s’il s’aperçoit qu’Octans veut réellement s’établir là-bas. Il est trop loyal pour jouer l’intercesseur.

– Qui alors?

– Toi!

– J’ai autre chose à faire qu’à courir après les moutons égarés.

– Je te rappelle que c’est ton mouton. Si Octans est décidé à rester

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en Angleterre, je ne vois personne de mieux placé que toi pour l’en dissuader.

Altaïr était flatté.

– Tu es sûr?

– Oui. Il t’estime et ta simple présence pourrait signifier beaucoup à ses yeux.

– Je vais y réfléchir. Des nouvelles du jugement sur notre présumée « usurpation d’héritage »?

– Rien, mais ça ne devrait plus être très long.

***

La vie prend parfois de drôles de chemins de traverse. C’est à Maïte qu’Octans avait choisi de confier ses projets plutôt qu’à Véga qui croyait pourtant avoir des affinités avec le jeune homme, un même désir d’élégance et un sens aigu de la propriété. De retour du cabinet d’avocats, elle avait ramassé le courrier et découvert, à son grand déplaisir, une lettre d’Octans pour Maïte. Elle avait été tentée de ne pas la lui remettre tout de suite, mais la curiosité l’avait emporté.

– Qu’est-ce qu’il te raconte?

– Tu avais vu juste, sorcière. Il n’y aura pas de mariage entre lui et Australe.

– Je l’aurais juré. Quand revient-il?

– Il ne reviendra pas.

– Quoi?

– Tiens, celle-là, tu ne l’avais pas vu venir apparemment.

– Tu me fais marcher!

– Crois ce que tu veux.

Les relations ne cessaient de se tendre entre les deux anciennes

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amies. En d’autres temps, Maïte lui aurait fait lire la lettre sans hésitation. Mais on n’en était plus là. Véga avait à peine parlé à Maïte de sa rencontre avec l’avocat, elle ne voulait surtout pas lui dire que les soupçons commençaient à se détourner d’elle, Maïte s’en rendrait compte bien assez tôt. De son côté, Maïte lui livrait les informations sur Octans au compte-gouttes.

– Il ne terminera pas ses études? J’ai du mal à le croire.

– Qui a dit qu’il ne terminerait pas ses études? Il n’est pas question de ça dans sa lettre.

– Il n’aura jamais les moyens de s’offrir l’université, voyons! Penses-y, Maïte, la communauté paie tout, jusqu’à ses sous-vêtements.

– Il a un plan B.

– Un plan B?

– Oui.

– Qui est ?

– Il ne le dit pas.

– A-t-on idée d’être aussi ingrat? Jamais je n’aurais cru ça d’Octans!

– Je ne sais pas à quelle enseigne tu niches, Véga, mais Altaïr n’a pas acheté sa liberté en lui payant des études. Il a fait un pari et il l’a perdu, point à la ligne. J’en ai perdu un aussi en pariant sur Altaïr. Ça ne t’émeut pas autant!

– Ce n’est pas du tout la même chose. Avec Octans, on parle de l’argent qu’on a investi dans son avenir...

– Dans l’avenir de la communauté, tu veux dire.

– Peu importe, tandis que toi et Altaïr, ça se résume à de vagues espoirs que tu as entretenus en dépit du bon sens. Ici, il est plutôt question d’illusions, pas de dettes. Altaïr ne te doit rien.

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– Oh que si! Il me doit plus qu’il ne pourra jamais me rendre.

– En terme d’argent, le partage est équitable, il me semble. On a tout ce dont on rêvait.

– Parle pour toi, Véga. Moi, je n’ai encore rien accompli de mes rêves et ce n’est pas moi qui gère notre fortune. Justement, puisqu’il en est question et que c’est toi la grande argentière, je songe à prendre mon propre appartement.

Véga répondit prudemment :

– Tu n’aimes pas mieux attendre après le procès, quand toute cette histoire sera derrière nous?

– Non. Les mois qui s’en viennent vont être éprouvants aussi bien pour toi que pour moi. Mieux vaut avoir chacune notre intimité et éviter de partager les tensions quotidiennes en plus des tensions du procès, ce sera meilleur pour notre amitié.

Maïte avait bien autre chose en tête que de sauver le peu qui restait de leur amitié. Au point où elle en était, il n’était pas question qu’elle prenne les coups pour Véga et encore moins pour Altaïr, mais il lui fallait être patiente et faire patte de velours. Il serait toujours temps d’ouvrir son jeu. En temps et lieu.

***

Le pavillon de Mimosa-tête-en-l’air se trouvait non loin de la porte de Belisama. Il avait été construit plus tard que les autres dans un repli de terrain qui avait tendance à se remplir d’eau pendant les orages et à inonder la petite habitation. Plusieurs jours de pluie ininterrompue et elle devait trouver refuge ailleurs, le temps que l’eau se retire de chez elle. Voilà qui venait encore de se produire et sachant qu’elle ne recevrait pas nécessairement bon accueil chez Altaïr, elle était allée se plaindre à Antarès.

– J’aurais pu demander à l’étrange Indi de m’héberger, mais même si ça la dérange, elle ne me le dira pas et ce n’est pas comme ça qu’on réglera le problème. Avez-vous une idée, Antarès?

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Le philosophe-pâtissier essuya ses mains farineuses sur son tablier et réfléchit quelques minutes à la question.

– Il y a deux pavillons qui sont libres en ce moment et qui ne seront pas occupés de sitôt. Tu pourrais t’installer dans l’un ou l’autre quelques jours.

– Sans permission? Jamais je ne ferais une chose pareille!

– Hermès est mon ami, et Véga, l’amie d’Hermès et la mienne. Il n’y a aucun problème. Choisis lequel des pavillons tu aimerais et je te remets les clés.

– Mais toutes leurs affaires personnelles sont là!

– Voir si on ne peut pas se faire confiance entre nous! D’ailleurs, toutes leurs affaires n’y sont pas. Il ne reste ici que ce dont ils n’ont pas vraiment besoin. Alors?

– Si vous le dites...

– Lequel?

– Oui, mais si je fais ça, Altaïr ne trouvera pas nécessaire de remédier au problème, et mon pavillon va continuer à être inondé.

– Laisse-moi faire, je m’en occupe. Il faut bien que tu dormes quelque part.

– C’est vrai. Je pensais aller tenir le siège devant le pavillon d’Altaïr. Peut-être avec une pancarte...

– J’ai mieux à t’offrir. En attendant de parler à Altaïr, j’avertis les garçons, ils vont se rendre chez toi, mettre tes meubles au sec et t’aider à déménager quelques affaires, le temps que le problème soit réglé... une fois pour toutes!

– Vous pensez vraiment que...

– Regarde-moi bien aller, Mimosa-tête-en-l’air. Ce pavillon est en train de vivre sa dernière inondation.

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***

Mimosa regardait le décor avec curiosité. Chez elle, la décoration était minimale, les rideaux étaient blancs et diaphanes, les objets aux lignes sobres, d’utilité courante. L’ancienne danseuse avait apporté sur la montagne son goût pour l’espace et le mouvement. Chez Véga, les fenêtres étaient habillées de lourdes draperies, les murs, de tapisseries médiévales somptueuses. On se serait cru dans un ancien décor de théâtre.

En arrivant, elle n’avait pas osé s’installer tout de suite mais, peu à peu, elle s’était mise à placer quelques effets personnels sur les comptoirs, avait mis des draps frais dans le lit et commencé à regarder les livres et les objets qui peuplaient l’univers de Véga. Tout était singulier. Elle prit un livre qui traînait sur une table de coin, le feuilleta, en prit un autre, jusqu’à ce que son attention soit attirée par une étagère sur laquelle se trouvaient plusieurs éditions luxueuses.

L’une d’elles avait une jaquette en cuir bourgogne et une tranche d’or pareille à la bible qu’il y avait chez ses parents. Ça semblait incongru de trouver une bible chez Véga. Mimosa-tête-en-l’air se dit que ce n’était pas de ses affaires, puis que ça ne dérangerait pas Véga si elle regardait et elle finit par tendre le bras pour saisir le gros volume. Ce n’était pas une bible. Le titre l’intrigua : Ayaqhuaska. Il s’agissait probablement d’un ouvrage d’anthropologie. Elle s’assit et se mit à le parcourir avec de plus en plus d’intérêt.

***

– Mimosa! Mimosa! C’est moi! Je peux entrer?

Il faisait nuit. Épuisée par les émotions de la journée, Mimosa avait lu quelques pages et s’était profondément endormie. Elle sursauta.

– Quoi? Qui est là?

– C’est moi, Indi. Je viens voir si tu n’as besoin de rien.

Mimosa-tête-en-l’air se leva, faisant tomber le lourd ouvrage. Elle s’empressa de le ramasser avant d’aller ouvrir.

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– Entre. Je m’étais endormie.

– Je m’excuse. Je ne savais pas... il est encore tôt.

– Pas de faute! La journée a été, disons, plutôt fatigante. Je suis contente de te voir.

– Es-tu bien installée?

– C’est assez différent de chez moi, mais ça me plaît, c’est comme si j’étais en voyage! Veux- tu un thé? Avant de m’endormir, je lisais un livre absolument captivant, tiens, regarde-le pendant que je fais bouillir l’eau, il est sur le sofa.

Quand Mimosa-tête-en-l’air revint dans la pièce, l’étrange lndi était plongée dans le gros bouquin.

– Je ne savais pas que Véga s’intéressait aux médecines chamaniques. Elle n’en a jamais parlé.

– Peut-être que c’est un cadeau qu’elle a reçu. Et comme c’est une belle pièce, elle l’a posé sur l’étagère comme on fait avec un objet d’art.

– Il est magnifique en effet. Il me rappelle les anciennes bibles...

– Moi aussi!

– Mais c’est plus qu’un objet de décoration. Regarde ce qu’il y a à l’intérieur.

L’étrange Indi lui tendit une feuille lignée sur laquelle figuraient des titres d’ouvrages accompagnés de noms d’auteurs et de codes.

– Elle a peut-être eu sa période « plantes vertes », comme Picasso sa période « bleue ».

L’étrange Indi continuait à regarder les titres, songeuse.

– Ça me rappelle quelque chose, mais je n’arrive pas à savoir quoi!

– Qu’est-ce qui te rappelle quelque chose?

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– Les titres : la digitale pourprée, la lobélie enflée, l’hellébore... Quelqu’un m’a mentionné ces noms déjà, j’en mettrais ma main au feu.

– Ça fait longtemps?

– Si je le savais...

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Chapitre XVI

Le poids d’une feuille Shaula tenait quelque chose, elle en était certaine. Ce livre dans les

affaires de Vega indiquait à tout le moins qu’elle avait menti en prétendant ne rien connaître aux plantes médicinales. Avec un peu de chance, d’autres éléments, à côté desquels les enquêteurs étaient passés faute d’en comprendre l’importance, risquaient de se trouver encore là-bas. Mais ils devaient d’abord vérifier les coups portés par la Couronne et que la défense avait réussi à esquiver au cours du procès.

La salle de sciences naturelles du collège bruissait du matin au soir de feuilles de papier compulsées par des mains impatientes; sans doute n’avait-elle pas été animée d’une telle fièvre depuis les jours lointains de sa construction. Parfois, pour se détendre, Hermès faisait une blague ou refermait un livre d’un claquement à réveiller les morts.

– Arrêtez, Hermès! Ça m’énerve!

– Vous dormiez?

– Très amusant!

– Je comprends mieux les potaches qui ont besoin de faire claquer le dessus de leur pupitre ou de jeter un livre par terre dans le silence d’un après-midi d’école. Vous devriez essayer, Shaula, c’est irrésistible!

Louise n’avait rien entendu de ce qui s’était passé. Aussi peu concernée que si elle venait de poser son aéronef sur Pluton, elle demanda à brûle-pourpoint :

– Dites-moi, Shaula, à quand remonte le dernier voyage que Véga a fait avec Aldébaran à l’étranger?

– Bellatryx était encore un enfant, ça doit donc faire au moins sept ou huit ans, dix peut-être.

– Ça ne nous ramène pas un peu trop loin en arrière?

– Pas du tout! Prenez Véga et Maïte, ce n’est pas le fait qu’elles se soient connues il y a presque vingt ans qui nous intéresse, mais le fait qu’elles aient menti en faisant semblant de ne pas s’en souvenir. C’est

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exactement la même chose pour les rapports entre Véga et Aldébaran.

– Elle prétend qu’elle n’a jamais été proche de lui justement parce que ce serait dangereux d’avouer le contraire.

– Oui, soupira Hermès, c’est vrai, ça se tient, mais qu’est-ce que vous pensez pouvoir en tirer, Shaula? Les conversations qu’ont eues deux personnes à la faveur d’un voyage qui remonte à une décennie, personne n’en a la moindre idée. Sauf bien sûr les principaux intéressés et dans notre cas, une de ces personnes est la victime, et l’autre, l’accusée.

L’inspecteur intervint :

– D’où l’intérêt des preuves circonstancielles. Plus j’y pense, plus je me dis que votre intuition est la bonne, Shaula. En renversant la donne, la coaccusée la moins concernée dans le procès sur la mort d’Aldébaran devient la principale suspecte. Véga a plus d’expérience et de connaissances que Maïte, elle est proche d’Altaïr et quand on regarde la situation de près, elle semble profiter davantage de la nouvelle richesse de la communauté que Maïte. Elle est allée en Europe, s’est offert un appartement cinq étoiles dans un des quartiers les plus chers de Québec, s’habille de vêtements griffés.

– Oui, mais elle pourrait aussi le faire simplement parce que la communauté a maintenant les moyens de lui offrir cette vie. Ça ne prouve pas qu’elle a empoisonné des gens pour y parvenir, nuança Capella.

– C’est vrai, reprit l’inspecteur, c’est la raison pour laquelle je pense qu’on va devoir faire une nouvelle perquisition au pavillon de Véga.

– C’est possible de faire une deuxième perquisition? demanda Louise.

– Oui, si le contexte l’exige, je vais voir ça avec le procureur.

– Croyez-vous que je pourrais accompagner les enquêteurs? demanda Shaula.

– Une chose à la fois. On verra quand j’aurai obtenu l’autorisation.

Un léger bruit à la porte de la salle se fit entendre et la tête de Léonie passa par l’entrebâillement.

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– Oui, Léonie?

Leur hôte ne venait dans la salle de sciences naturelles que si c’était absolument nécessaire, c’est-à-dire à peu près jamais. Elle était curieuse, mais elle gardait cette curiosité pour l’heure des repas et les soirées sur la terrasse.

– Excusez-moi, je ne voulais pas déranger, mais quelqu’un vient d’appeler Shaula.

– Qui était-ce? demanda celle-ci.

– Une de vos collègues, je crois.

– A-t-elle laissé son nom? Vous a-t-elle dit où je pouvais la rappeler?

– Elle est toujours en ligne. Elle attend, c’est pour ça que je suis venue tout de suite.

– Ah! bon. Dans ce cas, je vous suis, Léonie.

Chemin faisant, Shaula essaya de savoir qui pouvait être au bout du fil.

– Elle n’a pas dit son nom?

– Peut-être, mais si elle l’a fait, je n’ai pas compris.

Léonie commençait, à quatre-vingt-sept ans passés, à être un peu dure d’oreille.

– Pensez-vous que ça pourrait être Adhara?

– Elle n’a rien dit de tel.

– De toute façon, vous n’auriez pas pu reconnaître sa voix.

– Non. Hermès m’en a dit le plus grand bien, mais je ne l’ai jamais rencontrée.

– Un jour, je vous la présenterai.

– Je vous laisse. Le téléphone est sur la table.

– Oui, merci. Allô! Qui est à l’appareil?

– C’est moi, Indi. Je suis vraiment contente de vous parler, Shaula.

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Vous savez que vous n’êtes pas facile à joindre?

– Comment avez-vous fait? dit Shaula en riant.

– J’ai demandé à Adhara. Elle m’a d’abord donné le numéro de téléphone de Capella, mais comme je n’obtenais jamais de réponse, je suis rentrée bredouille. Après réflexion, Adhara a pensé à une amie d’Hermès, une certaine Louise, dont elle m’a donné le numéro de téléphone. Je suis redescendue au village, mais je n’ai eu aucune réponse là non plus. J’ai ensuite appelé l’inspecteur au poste de police pour me faire dire qu’il était en vacances! Finalement, ce matin, Adhara s’est rappelé qu’Hermès avait des amis en Estrie et m’a déniché le téléphone de Léonard Châteaulin. Et voilà!

– Vous savez quoi, Indi?

– Non?

– Vous êtes merveilleuse!

– Je ne sais pas si je suis merveilleuse, mais je tenais absolument à vous parler.

– De quoi s’agit-il? Vous avez des ennuis?

– Moi, non. Tout va bien. C’est de Véga qu’il faut que je vous parle.

Shaula se fit plus attentive.

– Mimosa-tête-en-l’air habite chez elle en ce moment.

– Mimosa est à Québec?

– Non, je veux dire qu’elle est installée dans le pavillon de Véga.

– En quel honneur?

– Le sien a été inondé et Antarès lui a donné l’autorisation de s’y installer temporairement. Il n’aurait pas dû?

– Non, non. Au contraire, il a très bien fait.

– Vous me rassurez. Bon, j’en viens au but de mon appel. Le soir où Mimosa s’est installée, elle m’a montré un livre appartenant à Véga. Un livre sur une liane, appelée...

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– ... Ayaqhuaska?

– Vous connaissez ce livre?

– Oui.

– Enfin, peu importe. J’y ai trouvé une feuille sur laquelle figure une liste de livres. Certains des titres me disaient quelque chose. Sur le coup, je n’ai pas pu me rappeler où j’avais entendu ces noms, mais à force d’y penser, ça m’est revenu.

– Qu’est-ce que c’était, comme noms?

– Ce sont des livres sur les plantes qui traitent notamment de la digitale, de la lobélie et de l’hellébore.

– Les trois poisons administrés à Aldébaran, Rigel et Capella.

– Dans le mille! Voilà où j’avais entendu ces noms, dans cet ordre précis : au moment de l’enquête. Ce n’est peut-être rien, mais il fallait que je vous en parle. Ce non-lieu ne m’est pas apparu comme une conclusion équitable pour la mort d’Aldébaran. Je ne voudrais pas qu’il se passe la même chose pour le professeur Rigel. Et Mimosa est d’accord avec moi.

– C’est là-dessus qu’on travaille, Indi. Vous savez ce qui est drôle?

– Non.

– C’est que tous ceux que vous avez appelés, Capella, Hermès, Louise et l’inspecteur, étaient absents pour la même raison, ils sont ici! Nous nous sommes réunis chez Léonard Châteaulin pour passer les minutes du procès à la loupe et veiller à ce que ça se passe différemment dans le cas du professeur Rigel. Dites-moi, Indi, y avait-il autre chose sur ce papier?

– Les livres ont probablement été empruntés dans une bibliothèque parce qu’il y a des codes à côté des titres.

– Pouvez-vous me les donner?

– Oui, j’ai apporté la feuille avec moi. Prête?

– Un instant, je prends un crayon. Allez-y!

Shaula nota les codes d’une quinzaine d’ouvrages. Vous ne sauriez

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pas de quelle bibliothèque il s’agit, par hasard?

– Non, mais ce n’est pas très difficile de déduire, compte tenu du nombre de titres et de la spécialisation des bouquins, qu’ils n’ont pas été empruntés dans une petite bibliothèque de quartier. Selon moi, il s’agit de la bibliothèque de Québec ou de celle de l’Université Laval. Plus probablement l’université.

– Je vous adore, Indi! Vous nous faites gagner un temps précieux!

– Je n’aime pas que les crimes restent impunis, en particulier quand ils se déroulent dans ma communauté.

– Je vous suis très reconnaissante de votre aide.

– Il y a des chances pour que Véga soit réellement coupable, n’est-ce pas?

– Oui…

– Ça doit être difficile pour vous, c’était votre amie.

– Oui, une très vieille amie.

– Puis-je faire autre chose pour vous aider?

– On a parlé de la possibilité d’une nouvelle perquisition dans le pavillon de Véga, ce matin, avec l’inspecteur, mais entre vous et moi, ces démarches prennent du temps et ce n’est même pas certain que nous en aurons l’autorisation. Puisque vous êtes déjà sur les lieux, vous et Mimosa, peut-être pourriez-vous regarder, très discrètement, si d’autres éléments pourraient faire avancer nos recherches?

– Comme quoi?

– De la correspondance? Des substances? Je ne sais pas trop.

– Et si on trouve quelque chose?

– Dans ce cas, on aura une bonne raison d’envoyer les policiers là-bas. Autrement, ça risque de ne pas servir à grand-chose. Assurez-vous juste de ne rien déranger et de ne pas altérer les empreintes qu’il pourrait y avoir.

– Et comment va-t-on communiquer?

– Où êtes-vous en ce moment?

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– Dans la cabine téléphonique du village. Je viens de passer au moins dix dollars en vingt-cinq sous!

– Ce n’est pas l’idéal. Donnez-moi le numéro de la cabine et restez près du téléphone, je vous rappelle le plus vite possible.

– D’accord!

Shaula sortit en trombe du salon.

– Léonie! Léonie!

– Oui, le feu est pris?

– Non, j’aimerais faire un appel interurbain.

– Bien sûr. Allez-y.

Shaula rejoignit d’abord la téléphoniste pour obtenir le numéro dont elle avait besoin, puis elle le composa d’une main agitée.

– Oui?

– Bonjour! Madame Chapdelaine? Alice Chapdelaine?

– C’est moi.

– Ici, Bernadette Gozzoli, la mère d’Adhara.

– La mère d’Adhara?

– Oui. C’est le docteur Chapdelaine qui a soigné les membres de ma communauté pendant des années. Je n’ai pas eu l’occasion de vous présenter mes condoléances, je suis à l’extérieur du mont Unda depuis un bon moment maintenant, mais j’ai appris le décès du docteur et j’en ai été très peinée. Je l’aimais beaucoup. Je vous offre toutes mes condoléances.

– Merci.

– [...]

– Y a-t-il autre chose, Shaula?

– Oui...

– Je vous écoute.

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– Je dois échanger des renseignements avec quelqu’un de la communauté dans les prochaines semaines et la cabine téléphonique du village est loin d’être idéale pour les conversations privées. Accepteriez-vous qu’Indi aille téléphoner chez vous? Moyennant un dédommagement, bien entendu.

– Pourquoi pas? Dites-lui que ça me fait plaisir, elle peut venir quand elle veut.

Shaula remercia Alice et se dépêcha de composer le numéro de la cabine publique.

– Indi?

– Oui?

– Vous connaissez la maison du docteur Chapdelaine?

– Oui.

– Je viens de parler à Alice, la sœur du docteur. Elle est d’accord pour que vous m’appeliez de chez elle. Si vous trouvez quoi que ce soit, vous ou Mimosa, appelez-moi et si je n’y suis pas, parlez à Hermès ou à Capella. Nous sommes encore ici pour une dizaine de jours. C’est entendu?

– Promis. Au revoir, Shaula.

***

– Voilà les livres que vous avez demandés. Il en manque cinq.

– Puis-je les réserver?

– On doit nous en rapporter deux cette semaine. Je peux les réserver pour vous si vous voulez, donnez-moi simplement votre numéro d’abonnée.

– Et les trois autres?

– Nous ne les avons plus sur les rayons. D’ailleurs, leurs fiches ont été retirées.

– Ce sont ces trois titres?

– Oui.

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– Savez-vous pourquoi on les a retirées?

– Je l’ignore. On retire les fiches pour toutes sortes raisons : livres perdus que les abonnés remboursent, mais qui ne sont plus vendus sur le marché, livres trop abîmés pour être empruntés ou que personne n’a consultés depuis de nombreuses années. On ne garde pas d’information sur les retraits, on n’a pas le temps pour ce genre de choses. D’ailleurs, si vous voulez consulter ces ouvrages, nous les avons sur microfilms.

– Oui, je vais le faire, merci. Une collègue m’a demandé de vérifier si sa carte était toujours valide, pouvez-vous regarder?

– Comment s’appelle-t-elle?

– Jeanne Aubin.

– Un instant.

Cette bibliothécaire était une perle, mais malheureusement pour Shaula, ses pouvoirs n’étaient pas infinis.

– Désolée. Je n’ai aucune abonnée à ce nom.

– Sa carte doit être échue. Gardez-vous une liste des anciens abonnés pendant un certain temps?

– Non. Il faudrait que votre collègue vienne elle-même se réinscrire.

– Je vais le lui dire. Merci!

La récolte était tout de même excellente. Shaula n’en attendait pas tant d’une seule visite. Les trois livres qui l’intéressaient au premier chef sur la digitale, la lobélie et l’hellébore avaient disparu. Si Véga les avait empruntés et avait prétexté les avoirs perdus, il y avait une chance, faible, mais réelle, pour qu’ils soient encore chez elle. Mais d’abord, elle devait savoir ce qu’ils contenaient. L’initiative de photographier les livres dont les tirages étaient épuisés était une grande idée. Elle ramassa ses affaires et se dirigea vers la salle des microfilms.

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Chapitre XVII

Les huit visages Trois chapelles, autant de chambres secrètes, dont la dernière,

celle du mont Unda – découverte par Catherine, Samuel et Adhara à la fin du précédent été – ne contenait que de la poussière et quelques pierres, c’est tout ce qu’il fallait pour occuper l’esprit d’une demi-douzaine de chercheurs et d’une poignée de campeurs désœuvrés. Voilà comment je voyais les choses au milieu de notre quatrième été au camp. Les uns s’affairaient dans la bibliothèque, les autres reconstruisaient une aile de château que nous serions de toute façon contraints d’abandonner aux corneilles à la fin de l’été. Le monde était absurde et plein d’amertume.

N’empêche que lorsque Marcelle s’est résignée à rentrer au château pour poursuivre, avec les autres chercheurs, le long travail de réflexion et de classement des pièces trouvées dans la chapelle l’été précédent, j’ai quitté ma chaise berçante sur la galerie pour m’installer plus près d’eux. Je n’allais pas vraiment mieux, mais j’avais besoin d’entendre des voix, de sentir le mouvement des choses. La douleur de la mort tragique du docteur était moins vive, je pouvais en supporter l’idée à condition de ne pas m’y arrêter plus de quelques secondes. J’évitais toutefois de me rappeler qu’Alice était condamnée deux fois, c’était trop difficile.

Ce jour-là, il y avait plus de fébrilité que d’habitude dans l’air parce qu’à la demande de Cécil, Adhara avait obtenu de Bellatryx qu’il fasse pour nous les esquisses des visages de pierre de la table d’Altaïr. J’aimais croire qu’il aurait refusé sans l’épisode de ma capture sur le mont Noir. Je voyais son geste comme une sorte d’amende honorable.

Les dessins venaient d’arriver, livrés par l’auteur en personne. Il avait fait un travail remarquable pour lequel il ne voulait sans doute pas de félicitations parce qu’il avait laissé l’enveloppe sans se nommer et était reparti en vitesse. Quand elle était parvenue à Cécil, Bellatryx était déjà loin. Il tendit l’enveloppe à Jacques.

Au cours de l’année, notre docteur en anthropologie théologique, qui était à la recherche de figures ayant pu inspirer le frère Isidore, avait fait des fouilles dans plusieurs bibliothèques appartenant à des congrégations religieuses pour retrouver les portraits des saints d’ici. Le problème n’était pas le nombre, puisque nous n’avions, en 1981, que

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huit saints canadiens, tous hommes et jésuites, canonisés cinquante ans auparavant, mais déjà morts depuis plus de trois cents ans. Le problème consistait plutôt à trouver des documents graphiques fiables.

Jacques prit l’enveloppe que Cécil lui tendait. Les chercheurs étaient tous là et plusieurs d’entre nous aussi. Il ouvrit l’enveloppe dans un silence religieux. À mesure qu’il découvrait les esquisses, il fronçait les sourcils à la recherche d’une ressemblance. Des huit visages ciselés sur les ardoises découvertes au mont Noir, aucun ne correspondait à ceux des saints dont il avait patiemment recherché les portraits au cours de l’hiver.

J’ai assisté ce jour-là à une scène qui allait modifier pour toujours mon rapport au monde : une fois le choc accusé, au lieu de ressasser sa déception comme je l’aurais certainement fait moi-même, Jacques s’est mis à admirer les esquisses. Parce qu’elles étaient simplement belles, parce que quelqu’un s’était donné la peine de les faire pour lui et qu’il méritait ce moment d’attention. Les esquisses sont passées de main en main.

Plus tard, Jacques en a fait faire des copies au village pour les besoins de son travail, puis il m’a offert les dessins originaux. Je crois qu’il s’est dit que j’avais besoin de beauté pour aller mieux et que c’était ce qu’il pouvait m’offrir de plus beau.

Fait intéressant qu’avaient rapidement remarqué Marcelle et Louise, quatre des visages étaient féminins. Cela dit, le mystère de l’identité des personnages reproduits sur les pierres restait entier.

***

L’entrepreneur à qui Alice avait confié la restauration de la partie incendiée du château avait reçu ordre de faire les choses dans les règles de l’art. Cela prenait plus de temps qu’un simple travail de reconstruction, mais l’homme n’avait pas l’air pressé. Beaucoup des garçons lui tournaient autour dans la pièce qui lui servait d’atelier, attirés pas ses scies rondes et à onglet, ses guillaumes et ses varlopes, les épures des pièces épinglées au mur, l’odeur des copeaux de bois et surtout, je crois, par le fait qu’il acceptait volontiers un coup de main, mais n’en faisait pas une lubie comme la plupart des adultes. Dans ses quartiers, on pouvait aller et venir, travailler et repartir à sa guise. Marc mourait d’envie de faire comme les autres, mais il était interdit de travail pour le reste de l’été. Martin et lui avaient eu une chance incroyable. Le premier avait toujours un bras et une cheville dans le plâtre et le second portait un collier cervical et un corset orthopédique.

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Le médecin avait averti Richard que ni l’un ni l’autre ne garderaient de séquelles s’ils respectaient la convalescence imposée et Richard veillait au grain, bien décidé à rendre ses campeurs à leurs parents dans l’état où ils lui avaient été prêtés. Pour le reste, c’était un été comme les autres, chacun allant et venant au gré de son inspiration.

La mienne consistait à dormir souvent. En général, je tombais endormie dans mon fauteuil, bercée par la voix des chercheurs qui continuaient leur travail sans me prêter attention. Je me réveillais une heure ou deux plus tard, le cou tordu, la bouche pâteuse, triste. C’est le sentiment dominant de cette période, j’étais triste.

Cet après-midi-là, Marcelle parlait du fameux document sur le mouvement religieux du frère Isidore qu’elle finirait par découvrir, car – prétendait-elle avec assurance pour répondre à Georges le défaitiste – tout ce qu’il fallait dans la vie, c’était un bon esprit de déduction et suffisamment d’acharnement pour arriver à ses fins.

Je me suis endormie d’un sommeil profond, favorable au rêve. Je ne sais pas pour les autres, mais en ce qui me concerne, je peux compter sur les cinq doigts de la main les rêves vraiment marquants que j’ai faits dans ma vie. Quand je dis vraiment marquants, je parle du genre de rêves qu’on se rappelle encore, avec excitation ou effroi, des décennies plus tard. L’expérience que j’ai vécue avec ce rêve était encore plus extraordinaire. Non seulement était-il saisissant au point où je n’en ai oublié aucun détail, mais, plus étrange encore, il m’est venu par épisodes successifs.

J’étais revenue au grenier. Tout était comme la première fois que j’y avais pénétré, je voyais une vaste étendue de malles et d’objets anciens à moitié immergés dans la pénombre. Et au centre de cette mer obscure, se trouvait l’armoire boiteuse supportée par le cahier du frère François contenant l’histoire du camp. J’ouvrais les portes de l’armoire et la paroi au fond de celle-ci était creusée de petits chemins comme ceux qu’auraient faits des vers dans de la terre meuble. En baissant les yeux, je n’apercevais ni planche ni plancher, l’armoire reposait sur un trou donnant sur l’étage du dessous.

En me penchant pour regarder, je pouvais apercevoir un grand livre ancien qui servait de plateau à une table basse. Sa couverture était divisée en carreaux de pierre sur lesquels huit visages d’hommes et de femmes avaient été gravés.

Il fallait que j’aille voir ça de plus près et c’est en refermant les portes de l’armoire que je me suis réveillée. Les chercheurs avaient fini

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leur journée de travail et, voyant que j’étais profondément endormie, l’un d’eux avait posé une couverture sur moi et ils avaient quitté la pièce en chuchotant.

Ce rêve ne m’a pas quittée du reste de la journée. Le soir, en me mettant au lit, il m’est revenu dans les moindres détails. Je me suis dépêchée de plonger dans le sommeil, convaincue que j’allais en connaître le dénouement pendant la nuit. Une fois endormie, je me suis retrouvée devant l’armoire et j’ai voulu regarder une fois de plus à l’intérieur. Il y avait les mêmes sillons dans le bois, le même trou au sol. En me penchant pour regarder, la table était devenue un lit et la couverture du livre un édredon de pierre sur lequel se trouvaient les huit visages d’hommes et de femmes.

Je me souviens que ma préoccupation n’était pas d’identifier ces visages, je voulais savoir où je me trouvais. Pourtant, j’avais beau regarder autour de moi, je ne pouvais distinguer aucun détail qui aurait pu me renseigner. Les murs étaient lumineux, l’endroit calme et enveloppant, mais rien n’en trahissait l’emplacement.

Au réveil, je n’avais toujours pas de réponses. Où était-ce? Pourquoi ce rêve et surtout, surtout, y aurait-il une troisième fois, un genre de rêve final? Je ne voulais en parler à personne parce qu’il me semblait – et je traîne encore aujourd’hui cette étrange superstition avec moi – que le seul fait de parler à quelqu’un d’une chose importante, mais pas encore complètement réalisée, lui enlève aussitôt ses pouvoirs d’accomplissement.

Et puis, j’ai arrêté de rêver. C’était très frustrant parce que j’étais à la merci d’une partie de mon esprit qui se passait très bien de mon accord et de mes désirs. Je passais la journée à me remémorer les détails de mon rêve, espérant que mon inconscient allait comprendre le message, mais plus mon obsession grandissait, moins je rêvais.

Je suis finalement passée à autre chose et, comme s’il voulait me prouver que c’était lui le patron, maintenant que je lâchais du lest, mon inconscient a ramené le rêve dans mon sommeil pour une troisième et dernière fois. Cela s’est passé dans la bibliothèque par une lourde journée de juillet. Même protégée du soleil et équipée d’un ventilateur, la pièce était étouffante. Les chercheurs travaillaient au ralenti, manipulant les morceaux de pierre avec lenteur, s’essuyant le front sans succès : en quelques secondes, la sueur recommençait à perler et à se frayer un chemin sur leur visage. Je me suis laissée aller contre le cuir du fauteuil et aux premières nouvelles, j’étais de retour dans mon rêve.

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Je me trouvais au même endroit que la dernière fois : devant le livre-lit abrié d’une couverture de pierres sculptées. Autour de la pièce, comme un décor de théâtre, se détachait l’orée d’une forêt et des échoppes de marchands. Alice me tendait une pâtisserie et je voyais passer le docteur à dos de chevreuil. Sur le parvis de l’église se tenaient Adhara et Bellatryx, en tenue de jeunes mariés. Ils regardaient au centre de la place. Je me suis tournée pour voir ce qu’ils regardaient. Le lit était toujours là et dedans, il y avait Richard endormi, sourire aux lèvres. Je me suis réveillée en sachant que la boucle était bouclée et qu’il ne me restait plus qu’à trouver un sens à mon rêve. Évidemment, je n’avais aucune idée de la façon de m’y prendre, mais j’ai pensé que peut-être Maïna saurait.

***

À quelques centimètres près, Maïna était toujours aussi grande et ses cheveux toujours aussi longs qu’à son arrivée quatre étés plus tôt. Ils lui arrivaient maintenant au bas du dos. Elle avait continué à perfectionner son art et n’était pas avare de son temps pour calmer nos inquiétudes. Je ne sais pas si tout ce qu’elle nous a prédit s’est avéré, mais nous avions une confiance inébranlable en son talent.

– Il faut qu’on se voie, Maïna, ai-je chuchoté comme une conspiratrice alors qu’elle s’apprêtait à quitter la table du déjeuner.

– Quand?

– Le plus vite possible.

– Monte au dortoir, je te rejoins.

Il y avait peu de chances que quelqu’un s’y trouve encore à cette heure de la journée et ses livres et ses cartes seraient à portée de main si nécessaire. Je suis montée en vitesse et je l’ai attendue, assise sur mon lit.

– Alors? Qu’est-ce qu’il y a?

– J’ai fait un rêve.

– Qu’est-ce que c’était?

– Avant, il faut que je te dise que ça s’est passé en plusieurs fois.

– Quoi?

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– Tu sais, comme un genre de suite. Le rêve ne s’est pas achevé la première fois. Quand j’y ai rêvé de nouveau, il a recommencé là où j’étais rendue.

– C’est fabuleux!

– Ah! oui, tu trouves?

– C’est extrêmement rare que ça arrive!

– En tout cas, il y a eu deux épisodes, ensuite j’ai arrêté de rêver pendant quelques jours et la nuit dernière, j’ai fait le troisième et dernier rêve.

– Comment peux-tu dire que c’était le dernier? Attends que je te le raconte, tu vas comprendre.

***

Maïna croisait et décroisait les doigts, signe qu’elle était très excitée.

– Ton rêve a toutes les caractéristiques d’un rêve prémonitoire. C’est la première fois de ma vie qu’on m’en raconte un en trois parties! C’est... c’est... fascinant!

– Oui, mais qu’est-ce qu’il veut dire, d’après toi?

– Je ne sais pas. Ce que je sais, par contre, c’est qu’il contient toutes les clés nécessaires; il ne reste qu’à trouver les portes qu’elles ouvrent.

– Tu ne vois vraiment pas?

– Pour l’instant, la seule chose que je peux dire avec certitude, c’est qu’il s’agit d’un présage heureux. Tu n’as rien à craindre.

– À cause du sourire de Richard?

– En partie, mais il y a aussi ton état d’esprit dans le rêve et le fait que tu tenais absolument à y retourner pour le terminer; c’est un excellent signe.

– Chose certaine, les pierres sur la table, c’est une allusion très claire à la table que Bellatryx a fait faire pour Altaïr, mais je ne vois pas pourquoi elles se changent en édredon et encore moins pourquoi la table devient un lit. Quant à savoir pourquoi Richard dort dedans, c’est

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le noir total!

– Si j’étais toi, j’éviterais d’être aussi catégorique. D’abord, je t’ai déjà expliqué que dans les rêves, un chat n’est pas nécessairement un chat ni une table, une table.

– Je sais.

– Et que plusieurs des allégories qui se trouvent dans nos rêves viennent de notre univers symbolique personnel.

– Oui, je sais ça aussi !

– Deux choses encore : tu es celle qui dort dans ce lit, Richard n’est là que pour représenter une partie de toi et, deuxièmement, tu dois faire confiance à ton esprit.

– Je veux bien, mais comment?

– Si tu penses trop au rêve avec ton esprit conscient, il ne se passera rien de bon. Je te parle par expérience. Le mieux, c’est de ne pas y penser de toute la journée.

– Facile à dire !

– Occupe-toi, la nature a horreur du vide. Si tu te concentres sur quelque chose d’autre, le rêve ne pourra pas entrer, il n’aura pas de place. Mais avant de t’endormir ce soir, demande à ton esprit de t’apporter les réponses.

– Tu crois que ça va marcher?

– Je ne crois pas, je le sais.

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Chapitre XVIII

Ce que l’on sème Mimosa-tête-en-l’air avait d’abord trouvé l’idée de fouiller le

pavillon inconvenante et avait vertement rabroué l’étrange Indi. On n’a pas idée de mordre ainsi la main qui nous abrite, avait-elle lancé avec indignation, même si cette main n’est pas au courant, avait-elle ajouté en silence. Au bout de quelques jours cependant, à force de penser à tout ce qui avait agité la communauté depuis son arrivée, au procès qui n’avait abouti à rien et à ces poisons qui avaient causé la mort de deux de ses collègues, elle était peu à peu revenue à des considérations plus pratiques. Après tout, elle ne ferait rien de mal, elle regarderait juste un peu. Et si Véga n’avait rien à cacher, ça en resterait là. En revanche, si un objet ici prouvait qu’elle avait quelque chose à voir avec les meurtres, ne serait-ce que par la bande, Mimosa n’avait pas le droit d’empêcher, par ses scrupules, Aldébaran et Rigel d’obtenir justice.

Mimosa avait une formation de danseuse et l’habitude de s’approprier tout l’espace quand elle répétait. C’est donc ainsi qu’elle ferait. Elle irait systématiquement du point A au point B, balayant l’espace jusqu’à ce que chaque centimètre carré ait été examiné. Ce ne serait pas si long que ça puisqu’il n’y avait que trois pièces dans le petit pavillon. Deux tiers de celui-ci étaient occupés par le salon, le tiers restant, par la cuisine et la chambre.

Mimosa avait déjà pu juger de la coquetterie de la propriétaire des Iieux par le nombre invraisemblable de tuniques et de paires de sandales que Véga avait accumulées avec le temps et qui ne se distinguaient pourtant les unes des autres que par de menus détails. La coiffeuse regorgeait de petits pots, de parfums rares, de fards et de houppes soyeuses. Il y avait aussi bon nombre de livres traitant de tous les sujets, mais aucun n’appartenait à la bibliothèque de l’université. La cuisine, qui servait peu, contenait principalement des thés exotiques, des épices, des chocolats et des caramels d’importation. Tout était normal, au-dessus de tout soupçon. Sauf peut-être justement ce qui se trouve habituellement dans les maisons et qui ne se trouvait pas dans le pavillon : une boîte à souvenirs. Tout le monde a un passé, donc des souvenirs qui s’accumulent la plupart du temps dans une boîte, pêle-mêle. De vieilles photos de famille, un porte-bonheur, des notes de cours, un diplôme jamais affiché, le cadeau de quelqu’un qu’on a cessé d’aimer ou qui a cessé de le faire. Même Mimosa, qui vivait pourtant

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dans un décor très pur et ne conservait que le nécessaire, avait une boîte à souvenirs. Rien de tel dans le pavillon de Véga.

– Tu as raison, c’est particulier. Elle l’a peut-être emportée avec elle quand elle est retournée à Québec.

– Pourquoi est-ce qu’elle aurait fait ça? Voyons, Indi! Elle a laissé ses précieux accessoires de maquillage et aurait emporté une boîte de vieux cossins? À moins qu’elle ne veuille pas courir le risque de laisser ses souvenirs à la portée du premier venu...

– Ses rapports avec la police l’auraient rendue méfiante.

– Les gens qui n’ont rien à cacher ne le sont pas en général.

– Je suis contente que tu aies changé d’idée. Maintenant qu’on sait que les livres qu’on cherche ne sont pas ici, je vais aller voir les filles dans le pavillon des invités. C’est là que Maïte habitait en arrivant. Qui sait, ils pourraient se trouver là-bas.

– Ou dans le pavillon d’Altaïr?

– Oui, j’y ai pensé. Irais-tu demander à Adhara d’y jeter un coup d’œil sous prétexte de, je ne sais pas, moi, regarder les vieux livres de la famille?

– D’accord. On se tient au courant.

***

Mimosa-tête-en-l’air décida de ne pas laisser traîner les choses. Elle irait parler à Adhara à la sortie de son cours. À midi moins cinq, Aries, Carina et Australe sortaient de la salle en bavardant, elles saluèrent leur professeur de danse et se dirigèrent vers la salle à manger. Mimosa attendit encore un peu, mais à sa grande surprise, ce n’est pas Adhara qui passa le seuil de la porte de la classe.

– Deneb?

– Ah! tiens! Mimosa, tu m’attendais?

– J’attendais Adhara. Ce n’est pas elle qui devait donner le cours, ce matin?

– Elle m’a demandé de la remplacer à la dernière minute.

– Pourquoi?

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– Urgence médicale, je crois. Je n’en sais pas plus. Elle est venue me trouver au déjeuner, m’a confié les filles et est partie tout de suite après pour Baie-Saint-Paul avec Bellatryx. Si tu n’es pas trop pressée, elle devrait être ici dans le courant de l’après-midi. Autrement, je peux peut-être t’aider?

– Non, merci. Ce n’est pas si urgent. Je vais l’attendre. Espérons qu’elle n’a rien de grave.

– Oui, espérons. À plus tard.

***

– Vous êtes sûr, docteur?

– Oui, Adhara, j’en suis sûr. L’échographie que j’ai fait prendre ce matin est sans équivoque. Il va falloir t’opérer.

– Quand? Il ne faut pas trop tarder, mais la période de vacances n’est pas idéale pour passer les tests. Je te réserve une place en septembre. Ça te va?

– Oui. J’avais peur que vous vouliez faire ça maintenant. J’attends la visite d’un ami que je n’ai pas vu depuis longtemps et je ne voulais surtout pas le recevoir dans une chambre d’hôpital.

– Je comprends.

– Docteur... est-ce que ça veut dire que je ne pourrai pas avoir d’enfant?

– Il est beaucoup trop tôt pour tirer ce genre de conclusion, mais c’est une hypothèse à envisager. Tu aimerais en avoir, j’imagine?

– Je ne sais pas.

– On en reparlera. D’ici à ce qu’on se revoie, si tu prends les médicaments prescrits, tu vas pouvoir faire tes activités habituelles sans problème.

– Merci, docteur.

Bellatryx était assis dans la salle d’attente. En apercevant Adhara, il se leva rapidement.

– Qu’est-ce que tu as?

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– Apparemment rien de grave. Quelques pilules et il n’y paraîtra plus.

– J’aime mieux ça!

– Moi aussi. Allez viens, on rentre.

***

– Vous êtes certaines, les filles?

– Absolument! répondit Carina. On vit là depuis assez longtemps, si les livres que vous cherchez se trouvaient dans le pavillon, on les aurait vus. Surtout avec une dévoreuse de livres comme Aries. Il faut qu’elle lise tout ce qui lui tombe sous la main. Avez-vous demandé à Maïte si elle ne les aurait pas rendus, par hasard?

– Non, mais je vais le faire. C’est juste que c’est un peu plus long de la joindre en ville.

L’étrange Indi n’avait pas donné aux filles le titre des ouvrages qu’elle cherchait, se contentant de dire qu’il s’agissait de bouquins appartenant à la bibliothèque de l’université.

Restait la troisième et dernière hypothèse : le pavillon d’Altaïr. Adhara était rentrée tard de Baie-Saint-Paul et Mimosa-tête-en-l’air n’avait pu lui parler de sa demande que le lendemain matin. Adhara avait accepté et Indi attendait impatiemment les dernières nouvelles, pressée de les communiquer à Shaula.

– Indi? Tu es là?

– Oui, attends, je t’ouvre. Et puis? Adhara a trouvé quelque chose?

– Non.

– Merde!

– Elle a dit à son père qu’elle cherchait une édition de Maria Chapdelaine appartenant à Shaula et Altaïr l’a laissée fouiller à sa guise. Elle a regardé dans toutes les bibliothèques de la maison. Rien. Les livres n’existent peut-être même plus à l’heure qu’il est.

– Oui, possible. Je vais descendre au village appeler Shaula. Tu veux venir?

– Non merci, j’ai du travail.

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***

– Qu’est-ce qu’elle te voulait?

– Indi cherche des livres appartenant à la bibliothèque de l’Université Laval qui n’auraient jamais été rendus et Mimosa m’a demandé de voir avec Altaïr s’ils ne seraient pas chez lui.

Adhara édulcorait intentionnellement la vérité pour que Bellatryx ne pose pas trop de questions, sans succès.

– Quelles sortes de livres?

– Des livres sur les plantes.

– Des livres de consultation?

– Oui, je pense.

– Je crois qu’ils sont dans mon pavillon.

– Sérieux?

– Ben, oui, je suis pas mal certain. Remarque, je ne les ai pas lus, mais je sais qu’il y a trois livres à couverture rigide avec des codes comme sur les livres de bibli dans le petit meuble de l’entrée.

– Je peux les voir?

– Oui, viens.

– Qu’est-ce qui lui prend tout à coup à l’étrange Indi de vouloir retrouver ces livres?

– C’est Shaula qui le lui a demandé.

– Pourquoi?

– Je ne sais pas exactement, mais s’ils sont bien dans ton pavillon, tu vas comprendre.

– On arrive. Tiens, regarde, ils sont ici.

Le petit meuble servait de séparateur entre l’entrée et la pièce principale du pavillon. Le dessus disparaissait sous les objets qu’on jette habituellement sur la première surface venue en rentrant chez soi. Adhara s’accroupit et reconnut immédiatement les codes typiques aux livres de bibliothèque.

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– Tu avais raison, ils sont ici.

– Quand tu as un problème, petite sœur, tu n’as qu’à me demander, jeta Bellatryx en gonflant le torse.

Depuis son retour du mont Noir, il était plus gentil avec Adhara.

– Si j’étais Shaula, poursuivit-il, je ne m’en ferais pas avec ça. Depuis le temps que ces livres moisissent ici, l’université ne doit même pas se rappeler qu’elle les a déjà eus sur ses rayons. C’est sur quoi?

– Celui-ci traite de l’hellébore, celui-là de la lobélie et le gros, c’est un traité sur la digitale pourprée.

– Ah! bon. Qu’est-ce que c’est censé me dire? Je ne comprends pas.

– Quelqu’un s’est particulièrement intéressé à ces plantes. Ce sont elles qui ont servi à empoisonner Aldébaran, Rigel et Capella.

Bellatryx redevint instantanément sérieux.

– Quelqu’un a délibérément mis ces livres dans mon pavillon?

– Oui, forcément, puisque ce n’est ni toi ni moi qui les avons mis là. Mais pas pour les raisons que tu penses.

– Ah! parce que tu penses que cette personne ne savait pas que ça pouvait me faire accuser?

– Elle les a placés ici justement pour les dissimuler. Quand la police est venue perquisitionner, elle n’a fouillé que les pavillons de Véga et d’Altaïr et celui des invités que Maïte avait déjà habité. D’après moi, quelqu’un les a planqués ici et n’a pas eu l’occasion de venir les reprendre.

– Qui, à ton avis?

– Ça, je l’ignore. Je ne veux pas te faire de peine, Bellatryx, mais on entre ici comme dans un moulin. Ça pourrait être n’importe qui qui avait intérêt à ce qu’on ne découvre pas ces livres dans son pavillon.

– Tu as toujours été persuadée qu’Aldébaran et Rigel ont été tués, mais le procès n’a pas permis d’en faire la preuve.

– C’est vrai. Heureusement, ce n’est pas fini. Je vais annoncer la nouvelle à Mimosa. Tu me les laisses? dit-elle en lui montrant les livres.

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– Avec plaisir!

***

Sirius trouvait la situation étrange.

– Adhara cherchait un livre de Shaula? C’est bizarre, tu ne t’es pas posé de questions?

– Non et d’ailleurs, elle ne l’a pas trouvé.

– Évidemment qu’elle ne l’a pas trouvé. La dernière fois que Shaula est venue, elle est repartie avec tous ses livres.

– Elle en a peut-être laissé qui ne l’intéressaient plus. Une vieille édition de Maria Chapdelaine, ça ne devait plus lui être d’une grande utilité!

– Si c’est bien ce qu’Adhara est venue chercher.

– Et pourquoi ce ne serait pas ça?

– On n’est jamais trop prudent!

– Tu n’as qu’à le lui demander.

– Je commence à connaître ma femme, quand elle veut quelque chose, rien ne peut l’empêcher de l’obtenir et elle arrive à ses fins sans que personne s’en doute. Quant à demander des comptes à ma chère épouse, aussi bien pisser dans un violon!

– Ça ne va pas mieux, vous deux, à ce que je vois.

– C’est comme tu dis.

– Les femmes sont une vraie engeance. Après ça, tu te demanderas pourquoi je tiens Maïte loin de moi avec une perche de seize pieds!

– Je ne te comprends pas. Toi, tu as la chance que Maïte t’aime, ça devrait favoriser les rapprochements. Moi, j’ai eu beau faire, il a bien fallu que je me rende à l’évidence, l’amour n’a jamais poussé.

– Voyons Sirius, on est exactement dans la même situation, sauf que tu aimes quelqu’un qui ne t’aime pas, et moi, c’est le contraire.

– Bon, bon! On ne va pas en parler jusqu’à demain! Pour en revenir à ce qu’on disait, il faudrait que quelqu’un s’informe auprès de

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Shaula sur ce soi-disant livre. Si elle ne l’a jamais eu, il faudra creuser l’affaire.

– Shaula ne m’adresse plus la parole, tu n’étais pas au courant?

– Tu pourrais faire preuve d’un peu d’imagination. Je ne sais pas moi! Demande à Antarès de lui en parler! Il pourrait avoir envie de relire Maria Chapdelaine, pourquoi pas?

– C’est ça, pourquoi pas!

– En passant, as-tu averti Véga que Mimosa habitait chez elle en ce moment?

– Non, je ne vois pas pourquoi je devrais lui dire et risquer qu’elle fasse des histoires. J’ai trouvé que l’idée d’Antarès était pleine de bon sens, ça me suffit.

– Pourquoi Mimosa-tête-en-l’air s’est-elle installée chez Véga plutôt que, je ne sais pas, moi, chez Hermès?

– Je suppose qu’elle est plus à l’aise dans un univers féminin; les vieilles pantoufles et les pipes d’Hermès, ce n’est pas l’idéal pour une femme comme Mimosa.

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Chapitre XIX

Premier amour – Es-tu prêt?

– Oui. Une petite seconde!

Octans fit le tour de sa chambre. Tout était en ordre, il prit sa valise de cuir, cadeau de Véga, et suivit son camarade. Il avait été invité à passer les vacances dans la villa des Lewis dans le sud-ouest de l’Angleterre, sur la côte de Cornouailles. Octans s’était lié d’amitié avec Colin en début de session et plus le temps passait, plus ils étaient proches. Octans, qui avait été saisi par la beauté de la ville universitaire dès qu’il y avait mis les pieds, avait ensuite découvert comment vivaient les familles anglaises fortunées. Mais ce n’était pas ce qui l’avait convaincu de rester. Aux vacances de Pâques, il était allé à Londres où il avait rencontré Vivien, la sœur cadette de Colin, et le sort en avait été jeté. C’est à ce moment-là que les lettres destinées à Australe avaient cessé et qu’il avait pris la décision de ne pas retourner dans la communauté en août. Il retardait sans cesse le moment d’annoncer sa décision aux principaux intéressés, sachant que la vie deviendrait beaucoup plus compliquée une fois le pas franchi.

Octans était sans ressources financières, il dépendait entièrement de la communauté, mais il était trop amoureux pour faire des calculs. Il avait fini par avertir Australe, sachant qu’elle préviendrait Altaïr de sa décision et avait attendu des nouvelles qui n’étaient pas venues.

C’est dans ce contexte qu’il avait accepté de partir pour les Cornouailles. L’insistance flatteuse de Colin et la perspective de revoir Vivien l’avaient convaincu de passer par-dessus ses inquiétudes. Dans l’auto qui les conduisait sur la côte, Octans n’avait pu s’empêcher de dire à Colin que sa décision de rester en Angleterre ne ferait sans doute pas l’affaire de ses bailleurs de fonds. Colin lui avait répondu de ne pas s’en faire, que son onde, propriétaire d’une maison de courtage, accepterait certainement de financer ses études en échange d’une promesse de travailler pour lui pendant un certain temps à la fin de ses études.

La campagne anglaise devenait plus ensoleillée au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient d’Oxford.

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***

– Ce n’est pas le premier jeune à être ébloui par les riches de ce monde. En l’envoyant dans la plus prestigieuse université anglaise, on savait que ça pouvait arriver.

– Je ne vois pas ce qui te permet de penser que je partage ton opinion, le « on » exclut la personne à qui tu parles, Sirius. T’es-tu assuré que le compte sur lequel il s’approvisionne a été fermé?

– Oui, même si je pense que c’est une très mauvaise idée.

– Tu vas voir, on va arriver là-bas et il va être aux abois. Mais ça va le faire réfléchir. Entre une promesse de mécénat et le passage à l’acte, il peut y avoir une longue période de disette. Ne plus avoir un sou vaillant va le ramener à la raison.

Sirius regarda par le hublot. C’était peine perdue de faire entendre raison à Altaïr.

– Tu ne dis rien? Tu boudes?

– Non. Je désespère en silence.

– De quoi?

– Que tu comprennes quelque chose aux relations humaines. Si le but de l’exercice est de ramener Octans sur le mont Unda, tu fais le contraire de ce qu’il faut. Il pourrait être si blessé par cette fermeture de compte sauvage qu’il ne te refera plus jamais confiance.

– Crois-moi, quand il verra que personne d’autre n’est prêt à payer pour lui, la confiance va lui revenir au galop.

– Bon! Quel est ton plan?

– On atterrit à six heures quarante-cinq à Heathrow. Le temps de se rendre à Oxford, de déjeuner, ensuite on ira directement à sa chambre.

– Et s’il n’y est pas, c’est quoi ton plan B?

– Quel plan B? Pourquoi il n’y serait pas?

– Oui, en effet, pourquoi?

Sirius s’enfonça dans son fauteuil et ferma les yeux.

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***

Vivien était aussi brune que son frère et leur petite sœur Virginia étaient blonds. Le trio s’adorait. En adoptant Octans, Colin savait que ses sœurs lui feraient une place à table avec empressement. Et, par effet d’entraînement, ses parents aussi puisqu’ils ne leur refusaient jamais rien.

Octans n’avait pas à se forcer pour se faire aimer, on venait à lui naturellement et rares étaient ceux qui ne succombaient pas à son charme. Ça venait peut-être du silence, qu’il gardait tant qu’il n’avait pas trouvé ce qu’il fallait dire et la manière de le dire qui lui donnait un air réfléchi, surtout en anglais. Par ailleurs, il maîtrisait plutôt bien sa nouvelle langue, avec un accent charmant qu’il ne perdrait jamais. Vivien rêvait de le revoir et Virginia de le connaître. Justement, la petite faisait le guet, installée devant la plus haute lucarne de la maison quand elle aperçut l’auto bleue de son grand frère serpenter comme un jouet de plastique jusqu’à la propriété et dans laquelle se trouvait le mystérieux étranger.

Une grande femme maigre à l’air un peu lunatique le salua dans un français impeccable avant de lui poser un baiser sur la joue et une petite bombe dévala l’escalier pour sauter dans les bras de son frère. Octans se disait qu’il avait beaucoup de chance quand l’ombre d’Australe éteignit sa joie. Son malaise s’accentua en pensant à Altaïr : pourquoi n’avait-il donné aucune nouvelle? Il s’était certainement mis en colère, mais la colère, surtout à distance, ne dure pas éternellement, il devait s’être calmé depuis. Octans ne pouvait pas savoir à quel point il se trompait.

– Tu viens? Je te montre ta chambre et on va aller dîner, je meurs de faim.

– Je te suis. Dis donc, Colin, tout le monde parle français, chez vous?

– Grand-père est français. Dans la famille, le choix d’étudier ou non le français ne se pose même pas. C’est ça ou... l’échafaud.

L’étage des chambres était ensoleillé et immense, il devait bien y avoir une douzaine de portes menant à une douzaine de chambres, toutes surmontées d’un vitrail. Des lampes-tempête ornaient les murs. Partout où il posait les yeux, il y avait quelque chose de beau à regarder. Puis, il aperçut ce que la maison avait de plus beau à offrir, Vivien, qui sortait de sa chambre. Elle lui sourit et posa un baiser sur sa joue en

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guise de bienvenue, exactement comme l’avait fait sa mère quelques minutes plus tôt.

– On se voit en bas?

– Oui, garde-nous deux places s’il te plaît, lui lança Colin, comme s’ils étaient en vacances sur un bateau de croisière.

Virginia trottait derrière eux, à la manière d’un page chargé de leur faire escorte.

– Non, pas de toi, ici, moustique! C’est la chambre de notre invité.

– Laisse-la entrer, Colin.

Et s’adressant à la petite :

– Tu es ici chez toi, Virginia, tu viens quand tu veux.

En apercevant Vivien, le soleil était revenu et sans qu’il y soit pour rien, le mont Unda et ses habitants avaient été balayés aux confins du monde. Octans était amoureux. Il en avait les symptômes. L’être aimé éclaire et réchauffe tout ce qu’il touche : le sol sous ses pas, les objets dans ses mains, les scènes qu’il regarde. Le jeune homme n’avait jamais ressenti une telle légèreté, peut-être ne la ressentirait-il plus jamais avec autant de force que cet été où tout était à l’état de promesse.

***

Altaïr trépignait d’impatience devant la porte. Il avait frappé à plusieurs reprises sans résultat et avait fini par envoyer Sirius aux nouvelles.

– Alors, où est-il?

– Personne ne le sait. Le responsable doit venir nous rejoindre ici si les appels à l’interphone ne donnent rien.

– Il est peut-être à la cafétéria? Ou à la bibliothèque?

Si c’est le cas, il va entendre l’appel. On n’a plus qu’à attendre.

Au bout d’une vingtaine de minutes, le responsable est arrivé, trousseau de clés en main. La chambre était vide.

– A-t-il laissé un numéro où on pourrait le joindre? s’enquit Sirius.

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L’homme secoua la tête en signe de dénégation.

– À qui doit-on s’adresser pour retrouver quelqu’un sur le campus?

– À moi. Mais la plupart des étudiants sont partis en vacances.

Altaïr, qui parlait un anglais scolaire très approximatif, constata avec soulagement que l’homme s’exprimait en français. Il relaya Sirius :

– Justement, celui-là n’était pas censé partir. Il avait décidé de rester pour l’été.

– Désolé, je ne peux pas vous aider.

– S’il a disparu, qu’on l’a battu, assassiné? Vous ne ferez rien?

– Voyez vous-même! Sa valise n’est pas là, ses tiroirs sont partiellement vides. Il est probablement sur une plage avec des copains, ce qui, à cette période de l’année, est on ne peut plus courant.

– Vous ne comprenez rien!

– Veuillez sortir, je dois verrouiller la porte.

Altaïr prit son temps pour montrer que c’était lui qui décidait. Il fit une dernière fois le tour de la chambre avant d’obtempérer. Rien ne lui permettait d’estimer la durée de son absence. La seule conclusion qu’il pouvait tirer, c’était qu’Octans reviendrait puisque ses objets personnels étaient encore là.

L’homme ne fit aucun commentaire, mais s’empressa de partir quand Altaïr sortit enfin de la chambre, les laissant tous les deux bredouilles dans le corridor.

– Sans un sou, il ne peut pas être allé bien loin!

– On ne sait rien de ses intentions, Altaïr. Combien de temps es-tu prêt à l’attendre?

– On va s’installer à l’hôtel pendant quelques jours. C’est bien le diable si on ne finit pas par tomber sur lui ou sur quelqu’un qui le connaît.

– Sait-on jamais.

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Chapitre XX

Les petits chemins de vers Je crois que c’est lorsque mon rêve est arrivé que la dépression a

perdu du terrain : un projet qui me tenait à cœur occupait enfin mon esprit. Je me suis mise à le tourner et à le retourner dans tous les sens, convaincue que c’était la clé de quelque chose d’heureux. Je ne pouvais pas négliger pareil présage. Un après-midi que Pio était assis à côté de moi dans la bibliothèque, je lui en ai glissé un mot.

– Crois-tu aux rêves, Pio?

– Oui. Pas toi?

– Oui, bien sûr. Je veux dire, crois-tu qu’ils se réalisent, parfois?

– Ça arrive.

– Ça t’est déjà arrivé, à toi?

– Oui.

– Et comment tu sais qu’un de tes rêves va se réaliser?

– Je le sais, c’est tout.

– Si je te raconte le mien, pourrais-tu me dire s’il va se réaliser?

– Peut-être.

– Dans ce cas, on va essayer, tu veux bien?

– D’accord.

Pio a posé les mains sous son menton et m’a écoutée attentivement. J’ai cru nécessaire de bien faire les choses en ajoutant de l’intonation et du suspense. Je n’ajoutais pas de détails, mais je m’efforçais de mettre de l’atmosphère. Quand j’ai eu terminé mon récit en trois actes, Pio m’a regardée d’un air amusé.

– Qu’est-ce qu’il y a?

– C’est trop facile!

– Ah! bon.

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– Viens, je vais te montrer.

Il a pris ma main et m’a entraînée dans l’escalier, jusqu’au rez-de-chaussée.

– On ne peut pas entrer ici, Pio, c’est le bureau de Richard.

– C’est ici.

– Dans ce cas, attends-moi, je vais le chercher.

– Pas besoin, il est là.

– Je suis stupide, j’aurais dû frapper au moins! Richard?

– Oui?

– C’est nous, Joal et Pio, est-ce qu’on peut entrer une minute?

– Venez, c’est ouvert. Qu’est-ce qu’il y a?

Personnellement, je ne le savais pas. J’ai bredouillé quelque chose, Richard n’a rien compris, il m’a demandé de répéter et Pio a fini par dire :

– On vient chercher la clé.

– Quelle clé?

– Celle du rêve de Joal.

– Dans ce cas, allez-y, répondit Richard, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde.

Pio a parcouru la pièce des yeux. Contre un des murs se trouvait un secrétaire-bibliothèque en chêne. L’abattant du secrétaire était ouvert et on voyait un pigeonnier tout au fond. Au-dessus, plusieurs rayons de bibliothèque, probablement construits à même le mur, supportaient des livres de toutes tailles. Pio a pris une chaise, a grimpé, puis a pointé le troisième rayon, trop haut pour lui.

– C’est là.

– C’est un de ces livres?

– Non, voyons!

– Qu’est-ce que tu veux dire, alors?

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– Il faut enlever les livres.

Richard est monté à la place de Pio et il a réussi à enlever la rangée de livres en s’étirant à bout de bras.

– Il n’y a rien, Pio.

– C’est là.

– Attendez-moi ici, je vais chercher l’escabeau.

Pendant que Richard était parti, j’ai essayé d’en savoir plus.

– Qu’est-ce qu’il y a là-haut, Pio? Un livre? Celui que Marcelle cherche partout depuis le début de l’été?

– La clé.

– Mais quelle clé?

– Ben... la clé de ton rêve.

***

Je ne sais pas comment la chose s’était ébruitée, mais ceux qui l’avaient croisé avaient suivi Richard. La pièce s’est vite remplie de curieux. Il a grimpé sur l’escabeau et s’est mis à examiner le fond du rayon, a palpé, poussé, cogné dessus. Rien ne se passait, rien de rien.

– C’est étrange, il y a comme des marques dans le bois, mais je n’arrive pas à distinguer ce que c’est. Quelqu’un peut m’apporter une lampe de poche, je manque d’éclairage.

– Laisse-moi monter, s’il te plaît. Je veux voir.

Richard est redescendu et j’ai approché mon nez des marques. C’était exactement comme dans mon rêve : de petits chemins de vers.

– J’ai vu ça dans mon rêve! Pio, tu es un sorcier. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant?

– Glisse tes mains dans les creux et tire vers toi.

Ce qui semblait être des galeries faites par les vers était en réalité des parties ajourées dans le chêne. De l’endroit où il se trouvait, c’était impossible à Pio de voir comment c’était fait. En y plaçant mes mains et en tirant vers moi comme il me le demandait, la planche du fond

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s’enlevait facilement, découvrant une niche dans laquelle se trouvait un coffre.

– Allez chercher Marcelle! Je crois qu’elle avait raison!

– Tu vois des documents, Joal? m’a demandé Laurent.

– Non, un coffre.

– Peux-tu le sortir de là?

Je raffermis mon assise et essayai de le tirer vers moi, impossible de le bouger d’un centimètre.

– Non. C’est trop lourd.

– Descends, je vais essayer.

Laurent fit tout ce qu’il pouvait pour soulever le coffre, mais il semblait avoir été fixé contre la paroi du fond. Après plusieurs tentatives – tous les gars voulaient s’essayer, évidemment –, il a fallu se rendre à l’évidence : on n’y arriverait pas tout seuls.

***

– Eh ben! dites donc! On ne s’ennuie jamais chez vous!

Richard leva les yeux au ciel. Il trouvait l’entrepreneur exaspérant tout en reconnaissant que c’était un virtuose du marteau. Son agacement venait en partie du fait qu’il se sentait coupable de laisser Alice investir son argent dans un camp sérieusement menacé de disparition.

– Tant mieux si vous aimez ça, Henri.

– Je n’ai pas dit que j’aimais ça!

– Qu’en pensez-vous? Est-ce qu’on peut sortir ce coffre sans faire trop de dégâts?

– D’après moi, il va falloir défaire la niche au complet. Mais c’est après que ça va se corser. C’est un coffre-fort des années quarante; je connais ce modèle, il est à toute épreuve. Enfin, presque.

Un murmure parcourut notre petite assemblée. Un coffre-fort à toute épreuve! Quand on a besoin d’un coffre-fort à toute épreuve, c’est que le contenu a nécessairement une grande valeur. Henri continuait de

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regarder la chose avec perplexité.

– Savez-vous où se trouvent la combinaison et la clé? Parce que sinon, pas la peine de se donner tant de mal, on ne pourra pas l’ouvrir.

– Comment ça, la clé?

– Regardez attentivement. À gauche des trois boutons, le petit trou rond dans le métal, c’est un trou de serrure.

– Et les trois boutons, ils servent à quoi?

– À composer la combinaison. C’est un coffre-fort à double système.

– Allez-y! Sortez-le de là.

– Vous ne voulez pas savoir combien ça va vous coûter avant? C’est un extra, je n’ai pas été engagé pour dégager des coffres-forts.

Maintenant, Richard savait pourquoi l’entrepreneur lui tombait sur les nerfs.

– On verra ça plus tard. Ne craignez rien, vous ne serez pas en reste.

– Dans ce cas, je vais chercher mes outils.

Deux jours plus tard, le coffre-fort était toujours dans sa niche, le démantèlement du mur avançait petit à petit et nous, nous nous perdions en délicieuses conjectures. L’une d’elles voulait que le coffre contienne assez d’argent pour que Richard n’ait plus à s’inquiéter pour la survie du camp. Cela posait aussi la question de notre présence, puisque nous serions bientôt en âge de commencer nos vies d’adulte. Enfin, pour une bonne partie d’entre nous. Mais avec de l’argent, Richard pourrait avoir une relève. On pourrait même lui donner un coup de main les premiers temps.

Les chercheurs et quelques transfuges, Luc et Marie-Josée pour ne pas les nommer, espéraient au contraire que ce soit un document de la main d’Isidore, celui que cherchait Marcelle et qui servirait de liant à l’ensemble des pièces trouvées.

Les plus optimistes imaginaient qu’il y avait assez de place dans le coffre pour faire plaisir à tout le monde.

– C’est bien beau, dit Richard en caressant les cheveux de Pio qui

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s’était endormi sur ses genoux, mais il va falloir trouver la combinaison et la clé.

– Le frère Isidore ne les a certainement pas laissées traîner à la vue du premier imbécile venu, fit remarquer Cécil.

Toujours pragmatique, Luc avança une solution :

– Au lieu de démolir les murs du château un par un au cas où la combinaison y serait, et de chercher une clé aussi facile à trouver qu’une aiguille dans une botte de foin, pourquoi on n’irait pas chez le fabricant avec le coffre? Après tout, il est à toi ce coffre, Richard. Tu peux très bien avoir perdu la clé et la combinaison.

– C’est vrai ça, dit Juliette, tu es tellement distrait!

– Ton idée n’est pas mauvaise, mais c’est un vieux coffre, le fabricant a pu fermer ses portes cent fois depuis qu’Isidore l’a acheté.

– Essayons toujours! Et si ça ne fait pas, on fera sauter la serrure à la dynamite!

– Bonne idée, Luc! persifla Nicolas. Et ainsi, on sera certain de mettre le feu aux billets et aux papiers qu’il renferme.

– On se calme, les garçons. Puisque notre entrepreneur en a encore pour un jour ou deux à sortir la bête de son trou, je vais descendre à Québec demain et aller m’informer chez un serrurier. Il n’est pas dit que ce coffre-fort va venir semer la bisbille au château.

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Chapitre XXI

Chacun son chagrin Mine de rien, Pictor était au fait de tout ce qui se passait dans la

diaspora de la communauté. La vie ne manquait pas d’action sur la Colline, mais il s’arrangeait pour prendre un peu de temps afin de maintenir les liens avec son monde. L’année avait été chargée, instructive et il savait qu’il était dans le milieu qui lui convenait. De cela, il serait à jamais reconnaissant à Altaïr, mais en bon aspirant politicien, il évitait de mettre toutes ses sources dans le même panier.

Il avait d’abord entrepris une correspondance régulière avec Véga qui était son point de chute à Québec et envers qui il avait une grande admiration. Peu de temps après son installation dans la capitale du Canada, il avait commencé à écrire à Draco et à Gemini pour rester informé de ce qui se passait sur le mont Unda. Puis, il avait envoyé une lettre à Capella, en se disant que ses connaissances d’ancienne journaliste ne pourraient pas nuire. Elle lui avait répondu avec gentillesse, il lui avait réécrit, elle lui avait à nouveau répondu et ils étaient devenus bons amis.

Après les fêtes, il avait envoyé une carte à Octans pour lui souhaiter une joyeuse installation en Angleterre et avait ensuite réussi à obtenir l’itinéraire de Marc-Aurèle à qui il avait envoyé un mot dans un hôtel d’Italie. S’il n’était pas encore au courant des dernières nouvelles, ce qui ne saurait tarder, il était quand même la personne la mieux informée de toute la communauté.

Il poussa un soupir de satisfaction. Les vacances étaient enfin arrivées. Tout un mois sans conférences de presse et sans feux à éteindre à gauche et à droite, ça ferait du bien. Il avait hâte de revoir Marc-Aurèle et Octans pour parler de leurs expériences de l’année et déconner un bon coup avec ceux qui étaient restés derrière, en particulier Draco et Gemini.

Il héla un taxi et se fit conduire à la gare le cœur léger.

***

Depuis leur arrivée, Colin refusait de laisser Octans payer quand ils descendaient se balader sur la côte. Au début, devant l’insistance de Colin, Octans n’avait rien dit, mais il commençait à trouver le

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traitement princier qu’on lui réservait exagéré. Il tenait à participer aux dépenses, d’autant qu’il avait adopté un mode de vie frugal à l’université et qu’une bonne partie de la somme mise à sa disposition était restée intacte.

– Ce soir, je vous invite, toi et Vivien, et tu as intérêt à ne pas sortir ton portefeuille, je pourrais le prendre très mal.

– Où allons-nous?

– Au Corisande Manor à Newquay.

Colin émit un sifflement.

– Jolie table!

En fait, Octans ne savait pas si la remarque de Colin était une façon subtile de le prévenir que le décor risquait d’être plus réussi que les plats, mais il rêvait de s’approcher du manoir depuis qu’il l’avait aperçu et l’occasion était trop belle. Sa ressemblance avec le célèbre château du roi de Bavière le fascinait.

– Mais avant, je dois te demander un service.

– Quoi donc?

– Il faudrait que j’aille à la banque, je n’ai pas de liquide sur moi. Pourrais-tu m’y emmener après dîner?

– J’ai mieux à te proposer. On descend à St Ives, tu vas à la banque puis, de là, on se dirige vers Corisande Manor par le chemin des écoliers. On prend le thé en chemin, l’apéro à Newquay et le repas au manoir. Vivien adore ce genre d’excursions.

– Pourvu qu’on aille d’abord à la banque, ça me va.

– Tope là. J’en parle à Vivien et j’avertis les parents. N’oublie pas de te mettre sur ton trente-et-un, pour le manoir, ça s’impose.

– Évidemment!

***

– J’ai reçu un mot de Pictor. Il compte passer presque tout le mois d’août dans Charlevoix.

– On y sera bientôt, nous aussi. Le frère Cercatore s’occupe de

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nous négocier des billets, on va savoir demain la date du départ. Content de rentrer, Marc-Aurèle?

– Oui, mais toi ? Tu parles rarement de toi, Luyten, comment as-tu trouvé ton année?

– Je recommencerais n’importe quand. Tu es un compagnon de voyage très agréable.

– C’est vrai qu’on s’entend bien! On pourrait remettre ça un de ces jours.

– Ah oui?

– Attention, j’ai dit « un de ces jours ». Pour le moment, je ne pense qu’à revoir le monde que j’aime, me reposer des valises et des aéroports. Si on pouvait se dématérialiser et réapparaître à l’endroit de son choix, je serais un excellent voyageur. Ce qui me tue, ce sont les horaires, les formalités, les files d’attente.

– Penses-tu rester sur le mont Unda ou retourner à Québec? demanda Luyten, déçu que la perspective de repartir se soit éloignée si vite.

– Le frère Cercatore veut se rendre directement dans Charlevoix pour voir Adhara. Ce sera donc le mont Unda en premier, les vacances, les amis. Mais c’est à Québec que je compte m’installer cet automne.

– Il se pourrait que je décide de m’installer à Québec, moi aussi.

– Dans ce cas, on peut reprendre le petit appart ensemble, si tu veux.

– Tu serais d’accord?

– Tu parles, avoir un cuisinier comme toi dans la maison, je serais fou de m’en passer...

– Ce n’est pas très grand.

– Qui ça dérange?

– D’accord! Vendu!

***

– Qu’est-ce qu’il y a? Tu t’es fait piquer ta fortune?

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Octans était blanc comme un linge.

– [...]

– Voyons, je plaisantais, s’excusa Colin. Dis-lui, Vivien, que c’est mon genre d’humour.

– Je... je crois qu’il va falloir remettre notre sortie.

– Oh! non! Moi qui me faisais une fête d’aller là-bas, se désola la jeune fille.

– Je ne me sens pas bien du tout. Ça m’arrive parfois, mentit Octans du mieux qu’il put pour avoir l’air misérable. Ça ne dure jamais longtemps d’habitude. Tu peux me ramener Colin, s’il te plaît?

– Bon! Mais dès que tu vas mieux, on se reprend, c’est entendu?

– Tout ce que tu veux en échange d’un lit et d’une débarbouillette d’eau froide.

Une fois à l’abri dans sa chambre, Octans s’efforça de réfléchir calmement. Le compte avait été fermé; de toute évidence, c’était la réponse d’Altaïr à sa déclaration d’indépendance. En personne honnête, l’idée n’avait pas effleuré Octans qu’Altaïr agirait unilatéralement et que les choses tourneraient aussi mal aussi vite. Pourtant, ce n’était pas faute d’avoir ménagé l’argent de la communauté. Une chose le consolait toutefois, il ne s’était pas couvert de ridicule devant Vivien en acceptant une addition qu’il n’aurait pas pu régler. Dans la soirée, il demanderait à madame Lewis la permission de téléphoner au Québec et essayerait d’obtenir de Maïte qu’elle transfère un peu d’argent dans une banque de St Ives pour lui. Dès que l’argent serait disponible, il prétexterait des nouvelles inquiétantes pour retourner à Oxford par le premier train.

***

Marc-Aurèle regarda le frère Cercatore du coin de l’œil. L’avion venait de quitter la piste, et une fois l’exquise sensation du décollage envolée, il aurait aimé engager la conversation avec lui. Il aurait certainement accepté de bon gré, mais il aurait dû interrompre sa lecture et Marc-Aurèle ne voulait pas abuser de sa gentillesse. Cet homme était un puits de science. Il avait beaucoup de chance de l’avoir rencontré. Au fait, il le devait à Altaïr qui lui avait suggéré d’essayer de rencontrer un spécialiste de la Légende dorée lorsqu’il serait en Europe. Il se trouvait que le dominicain était « le » spécialiste de la Légende et

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comble de hasard – le monde était vraiment petit – Adhara le connaissait. Marc-Aurèle s’était bien rendu compte que cela avait pesé dans la décision du dominicain de se rendre sur le mont Unda, mais ce qui importait au fond, c’est qu’il ait accepté de venir.

Même si Marc-Aurèle faisait partie du trio qui avait découvert les pierres dans la crypte de la chapelle du mont Noir et qu’il avait aussi été le grand organisateur de leur rapatriement jusqu’au mont Unda, il n’avait pris conscience de leur intérêt qu’assez récemment. Jusque-là, il considérait tout ça comme un jeu de piste, une aventure palpitante, mais sans grande conséquence.

Son stage au musée du Québec lui avait révélé l’art religieux comme un formidable moteur de création. Il en avait résulté le meilleur et le pire, mais aussi, avait-il découvert en s’entretenant avec le dominicain, un art clandestin qui ne jouissait pas de la bénédiction de l’Église.

Apprendre que les ardoises qu’ils avaient transportées et offertes à Altaïr étaient en fait une des rares traces de cet art clandestin l’avait sidéré. Il est vrai que ça s’était passé avant sa naissance, quelque part dans les années quarante. L’Église avait alors un fort ascendant sur la vie des gens et ceux qui osaient avoir des opinions divergentes étaient bannis, voire excommuniés, en tout cas marqués du sceau de la dissidence.

Marc-Aurèle pouvait encore se figurer cette mainmise ecclésiastique, même si la main de l’Église s’était beaucoup allégée en mille neuf cent soixante-quatre, l’année de son entrée à l’école primaire. Il avait tout de même eu le temps de connaître la tirelire à l’effigie du petit africain, dans laquelle, en déposant quelques sous, celui-ci hochait la tête en guise de remerciement. Mais les religieux qui lui enseignaient étaient pour la plupart des maîtres aimables et attentifs qui n’utilisaient ni la force ni la coercition pour enseigner aux enfants.

Au collège, Marc-Aurèle avait pris ses distances avec la religion. Il avait cessé d’aller à la messe, banni le poisson du vendredi, expérimenté quelques brosses et reluqué les filles du couvent. Personne ne l’avait envoyé brûler en enfer. Il n’avait pas été tellement plus loin, par tempérament. Ce n’était pas pour rien qu’Adhara l’avait surnommé l’enfant des mers de la tranquillité.

***

Sur le mont Unda, chacun s’occupait de son propre chagrin.

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Bellatryx s’apercevait que malgré la peine qu’il en éprouvait, il ne serait jamais la fierté de son père. Ad.hara n’en était plus à cette recherche de reconnaissance paternelle, elle était ailleurs. Elle oscillait entre la joie de revoir le frère Cercatore et le deuil de la maternité. Quelque chose au fond d’elle lui disait qu’elle avait perdu le seul enfant qui viendrait jamais d’elle. Quant à Australe, bien malin qui aurait pu deviner ce qu’elle pensait.

Lorsque Sirius et Altaïr étaient revenus d’Angleterre, Australe ne s’était pas informée des résultats de leur expédition. C’est par la bande, car les nouvelles vont vite dans une si petite communauté, qu’elle avait appris qu’Octans était resté introuvable. Si Aries essayait de savoir comment elle se sentait, elle lui souriait en lui disant qu’elle ne s’était jamais mieux portée. Mais elle parlait moins, avait maigri et avait perdu tout son éclat.

L’arrivée de Pictor, qui précédait d’une courte semaine celle de Marc-Aurèle, de Luyten et du frère Cercatore, fit agréablement diversion. Il débarquait avec mille choses à raconter, des nouvelles de la vie en ville et un talent d’imitateur insoupçonné qui rendait ses anecdotes irrésistibles. Pour un peu, il aurait presque fait oublier à Altaïr la désertion d’Octans. Cela dit, si Altaïr avait su que c’était grâce à l’aide de Maïte qu’Octans n’avait pas eu à venir se traîner à ses genoux, il en aurait eu la jaunisse.

Maïte avait reçu l’appel du jeune homme peu de temps avant de déménager. Véga venait de mettre une grosse somme d’argent à sa disposition pour qu’elle puisse prendre son propre appartement et elle avait décidé d’en utiliser une partie pour donner un coup de main à Octans, afin de contrecarrer les plans d’Altaïr. Elle n’avait posé qu’une condition : qu’Octans ne révèle pas d’où lui venait l’argent. Elle préférait se charger elle-même de communiquer la nouvelle au moment où elle le jugerait opportun.

***

Au grand soulagement d’Octans, l’argent fut envoyé à son nom à la banque de St Ives en moins de quarante-huit heures. Maïte s’était montrée plus que généreuse : elle avait envoyé une somme supérieure à celle qui se trouvait dans le compte fermé sur ordre d’Altaïr. Octans en retira une petite partie qu’il plaça dans deux enveloppes distinctes. L’une qui lui servirait à payer son voyage de retour à l’université, l’autre qu’il remettrait à Virginia peu de temps avant de partir.

– Viens un peu ici, moustique!

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Virginia accourut. Octans lui avait rapidement donné le surnom qu’employait Colin et la traitait avec la même affection bourrue. Elle l’adorait.

– Oui, qu’est-ce que tu veux?

– Que tu me rendes un service.

Les yeux de la fillette brillèrent d’excitation.

– Mais il faut me promettre de garder le secret. Promis, juré, craché!

– Promis, juré, craché!

– Tu vois cette enveloppe? Tu dois faire très attention de ne pas la perdre; je veux que tu la remettes à Colin demain midi au dîner. Tu veux bien faire ça pour moi?

– Tu pars?

– Oui. Mais c’est un secret; il ne faut pas que tu le dises, même pas à Vivien. D’accord?

– D’accord.

***

Le départ s’était fait vite et avec tant de discrétion que la famille ne s’était aperçue de rien. À l’heure du dîner, Virginia, qui avait déjà le sens de la mise en scène à son âge et se sentait investie d’une mission sacrée, attendit que tout le monde soit à table pour descendre, dissimulant l’enveloppe dans la poche de son pantalon.

– Étais-tu avec Octans, moustique? a demandé Colin. Je ne l’ai pas encore vu ce matin.

– Tiens, c’est drôle, moi non plus, s’est soudainement rappelée Vivien qui s’arrangeait souvent pour déjeuner en même temps que lui.

– Il est parti.

– Quoi?

– Quoi?

– Quoi? se sont exclamés Colin, Vivien et madame Lewis à tour de rôle.

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– Il m’a remis cette enveloppe pour toi.

Virginia sortit l’enveloppe de sa poche et la tendit à son frère. Tous les yeux étaient braqués sur elle.

– Ne me regardez pas comme ça, il ne m’a rien dit!

– De l’argent! L’enveloppe en est pleine!

– Est-ce qu’il y a un mot, au moins? s’enquit Vivien sous le choc.

– Oui, un instant.

Colin crut préférable de le lire d’abord. Puis, il leva les yeux et expliqua :

– Il dit qu’il a une urgence...

Madame Lewis sortit de la lune où elle passait l’essentiel de son temps pour dire d’une voix douce et nuageuse :

– C’est vrai! Il a dû l’apprendre lundi soir. Il m’a demandé s’il pouvait appeler chez lui au Canada.

– Et il ne nous aurait rien dit pendant trois jours? s’insurgea Vivien.

– Ça en a bien l’air, petite sœur. Mais ce n’est pas tout. Il laisse cet argent pour qu’on aille manger en famille au Corisande Manor à Newquay. Il veut nous remercier pour notre fabuleuse hospitalité.

– Je n’en reviens pas qu’il ne m’ait parlé de rien!

– Il y a un mot pour toi.

– Ah?

– Il dit qu’il espère te revoir à Londres à la rentrée.

Le père de Colin n’avait pas encore prononcé un mot. Il leva son verre :

– Eh bien! Dans ce cas, buvons à votre ami, les enfants. Nous irons manger au Corisande Manor vendredi.

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Chapitre XXII

Les trois vœux À son retour d’Estrie, une nouvelle d’importance attendait Shaula.

Après des mois d’expectative, d’incertitude, de découragement parfois, le jugement était enfin tombé : la Cour supérieure du Québec avait statué que la communauté bénéficiaire de l’héritage de Jean-Pierre L’Heureux était celle qui existait le jour du décès du philosophe.

La communauté légalement constituée après la mort de Jean-Pierre L’Heureux – et qui excluait certains membres, dont Shaula – ne pouvait donc prétendre faire usage de l’héritage selon son bon vouloir et était condamnée à rembourser à la communauté, telle qu’elle existait avant la mort du philosophe, les sommes dépensées sans l’accord de tous ses membres de l’époque. La Cour en était venue à cette conclusion en estimant que c’était à la communauté telle qu’il l’avait connue que Jean-Pierre L’Heureux avait logiquement légué ses biens, étant donné qu’il aurait difficilement pu les léguer à une communauté qui n’existait pas encore.

Le jugement était long, complexe et prévoyait des dispositions pour que le transfert des sommes, et des propriétés le cas échéant, se fasse de façon à ne pas causer de nouveaux préjudices aux héritiers. Il aurait aussi de lourdes conséquences, puisque non seulement il remettait en cause les décisions prises par Altaïr depuis le départ de Shaula en 1978, soit quatre ans auparavant, mais il prévoyait aussi une redistribution des gains réalisés avec l’argent de l’héritage au cours de cette période.

Shaula avait quarante-huit ans. Elle arrivait à l’âge où l’énergie ne se renouvelle plus à volonté, où l’on commence à rêver que les choses soient plus faciles à atteindre, se produisent sans qu’il soit toujours nécessaire d’aller au bout de ses forces. Elle ne se voyait pas mener une guerre de tranchées, interminable, épuisante et stérile, ce qui se produirait inévitablement si elle n’offrait pas un compromis acceptable à son ex. Car s’il se sentait perdant, Altaïr, humilié, refuserait de baisser les bras. Il irait d’appel en appel, multiplierait les recours, lui pourrirait la vie tant qu’il pourrait. Il était donc de sa responsabilité d’aller le trouver et de négocier un accord. Cela impliquait aussi une négociation serrée à propos de la montagne dont Shaula entendait garder les titres de propriété.

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– Quand part-on?

Shaula releva la tête, surprise. L’épisode de l’empoisonnement avait fragilisé la santé de Capella obligée de se ménager davantage et Hermès ne rajeunissait pas. Elle n’était pas certaine que c’était une bonne idée de leur imposer le stress d’un voyage sur le mont Unda. D’un autre côté, ils étaient depuis longtemps en âge de prendre leurs propres décisions.

– Ce ne sera pas facile, Capella. Vous seriez mieux ici, tous les deux, sans toutes ces disputes à l’horizon.

– C’est vrai. On vit plus vieux à ne rien faire, mais c’est plus ennuyant. Hermès et moi avons décidé de vous accompagner. L’occasion est trop belle de revoir la montagne.

– Dans ce cas, faites vos valises, on part demain.

***

Quand Altaïr avait reçu le jugement, il n’avait fait ni une ni deux, il avait sauté dans la jeep et s’était rendu au premier téléphone public pour appeler son avocat.

– Je ne peux pas m’occuper de cette affaire, monsieur Kontarsky. J’ai un procès à gagner pour une cause de meurtre impliquant deux de vos collègues et je suis criminaliste. Mais notre bureau a des avocats spécialisés dans ce genre de cause. Des gens pour qui la loi sur les héritages n’a pas de secrets.

– C’est vous que je veux. Je ne paierai pas pour un quelconque sous-fifre. Je suis prêt à y mettre le prix.

– Écoutez, envoyez-moi une copie du jugement et je vais voir ce que je peux faire. Mais on est bien d’accord : la défense de Jeanne Aubin et de Maïtena Coti prime la question de l’héritage?

– [...]

– Monsieur Kontarsky? Vous êtes toujours en ligne?

– Je le suis. La défense de Véga et de Maïte n’est plus la seule priorité. S’il devait y avoir condamnation, je pourrais vivre avec ça pourvu que la communauté ne se retrouve pas privée de ressources.

– Vous voulez donc mettre la cause de l’héritage en priorité?

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– C’est ça, oui. Envisagez-vous de faire appel?

– Absolument!

– Donnez-moi quelques jours, je vais en discuter avec des collègues et je vous reviens dès que j’ai du nouveau.

– Ne soyez pas trop long.

***

Marc-Aurèle ouvrit les yeux, il restait encore une heure de vol. Le frère Cercatore était toujours plongé dans son livre, Luyten s’était assoupi. Ils arriveraient à Montréal et, de là, prendraient un vol de correspondance jusqu’à Québec. Ils feraient le reste du voyage en autobus. Quelqu’un de la communauté devait venir les chercher à Baie-Saint-Paul. Marc-Aurèle espérait que ce soit Bellatryx. Il avait hâte de le revoir. Le frère Cercatore aurait aimé que ce soit Adhara et Luyten voulait juste que ce ne soit pas Altaïr.

***

C’est peut-être un cliché, mais les jours de pluie sont tristes, la plupart du temps. Ce jour-là ne faisait pas exception. Les trois philosophes s’étaient rendus à la gare sous la pluie battante et lorsqu’ils s’étaient assis dans l’autobus, les vitres étaient déjà brouillées par de fines coulisses d’eau qui les empêcheraient de bien voir dehors.

Shaula avait proposé à Hermès et à Capella de s’asseoir ensemble. Elle préférait être seule pour réfléchir à l’épreuve qui l’attendait. Le bon droit avait beau être de son côté, la justice avait beau avoir tranché en sa faveur, elle savait que c’était loin d’être réglé. Altaïr ne s’était jamais beaucoup dépensé dans la vie, voilà qu’arrivait pour lui l’occasion de se battre pour quelque chose, et le fait que la justice ne lui ait pas donné raison n’allait certainement pas freiner ses ardeurs. Si la justice s’opposait à lui, c’est qu’elle avait tort. Tous ceux qui s’opposaient à lui avaient tort. Voilà dans quoi elle s’était embarquée sans le savoir en aimant cet homme. La vie était un tel bazar. On lançait sa ligne par-dessus le drap tendu dans la grande salle de son école primaire et on en ramenait une boîte de surprises. On pouvait aimer ou pas, c’était pareil, c’était la boîte qu’on avait eue en échange de son vingt-cinq sous, il fallait faire avec.

Dans la sienne, il y avait aussi, surtout, Adhara et Bellatryx, avec lesquels les relations des dernières années avaient été rares et difficiles.

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Elle avait sa part de responsabilité et d’indifférence. On en a longuement parlé quand elle m’a raconté ses souvenirs. Je la revois dans sa tunique blanche, un vêtement auquel elle est restée fidèle après la disparition de la communauté. Elle ne s’était bien sûr pas embellie avec l’âge, mais le temps n’ayant rien eu à lui voler, elle était simplement pareille à elle-même, les traits légèrement adoucis par ses cheveux blancs. La plupart souffrent des plis, des affaissements, des cicatrices accumulées; Shaula n’en avait jamais rien eu à faire et cela lui conférait un énorme avantage, la tranquillité d’esprit devant l’affreuse vieillesse.

Pour les enfants, c’était autre chose. Sans doute ne se pardonnerait-elle jamais d’avoir été plus occupée à changer les règles et à inventer des façons de vivre qu’à écouter les craintes et les élans de ses petits. Adhara avait d’abord semblé moins affectée que Bellatryx, mais au bout du compte, sa froideur des dernières années lui disait exactement le contraire.

L’épreuve à laquelle Shaula devrait se mesurer bientôt remettait sa vie entière en cause. Plus elle réfléchissait à cela et plus elle était effrayée.

***

Finalement, leurs trois vœux s’étaient réalisés. Ils aperçurent d’abord Bellatryx qui regardait chaque passager descendre avec une impatience mal dissimulée. Puis, Adhara, belle comme un soleil, qui se mettait sur la pointe des pieds pour essayer de voir à l’intérieur de l’autobus. Et enfin, pas le moindre Altaïr à l’horizon.

La magie a opéré tout de suite, c’était comme s’ils avaient toujours fait partie du même groupe. Cela valait aussi pour Luyten, le cinquième élément. Le souper de fête qui les attendait sur le mont Unda pourrait bien attendre encore un peu. Ils se sont traîné les pieds, bras dessus, bras dessous, jaloux de ce moment d’intimité qui n’était qu’à eux.

Dans la jeep qui les emportait dans la nuit, pas un bruit autre que le vent sur leur visage ni d’autres lumières, mis à part les phares de la voiture, que les étoiles.

Pictor les attendait près de la grille avec les autres étudiants; Altaïr, Sirius et les professeurs avaient préféré rester près du feu dans la bâtisse à la galerie en cèdre rouge. Antarès était aux cuisines, à surveiller que rien ne prenne au fond.

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– Je suis tellement content de rentrer! Le monde, c’est bien beau, mais jamais comme ici!

– Chauvin! lui lança Adhara en riant.

Marc-Aurèle marchait en faisant discrètement le tour de la petite foule des yeux.

– Je n’ai pas vu Australe, elle n’est pas là?

– Elle a la grippe et ça ne m’étonnerait pas que je l’attrape à mon tour. On s’est gelés à vous attendre, a répondu Aries, espérant les culpabiliser un peu.

Dans la grande salle, les tables étaient dressées pour un souper d’apparat. Les présentations, les conversations, tout allait de soi. Marc-Aurèle espérait qu’Australe soit dans la salle pour qu’il puisse au moins lui dire bonjour, mais non. Elle n’y était pas.

– Elle n’a pas encore accepté la rupture, on dirait.

– Tu l’aurais fait, toi?

– Je ne comprends pas plus que toi ce qui est arrivé, Aries. Octans ne m’a rien expliqué. Il m’a seulement fait part de sa décision.

Aries soupira :

– Je n’ai pas des tonnes d’expérience en la matière, mais je pense qu’il n’y a pas trente-six explications, il n’y en a qu’une.

– Laquelle?

– Octans n’était pas amoureux. Et s’il s’en est aperçu, je parie que c’est parce qu’il est tombé amoureux là-bas et qu’il a vu la différence.

– Comment expliques-tu qu’il a décidé de quitter la communauté pour s’établir définitivement en Angleterre?

– Ça, je n’en ai aucune idée.

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Chapitre XXIII

Les limites de leur empire Richard était de plus en plus nerveux, et pour cause : l’état de

Simon s’aggravait. Pour neutraliser les crises d’agressivité, le médecin lui avait prescrit des médicaments que Richard gardait sous clé et lui administrait au besoin. Ces derniers temps, il avait dû lui en donner tous les jours pour le maintenir dans un état de calme relatif, ce qui n’était pas souhaitable.

La santé de Simon n’était pas la seule préoccupation de Richard. Lors de leur séjour à l’hôpital, il s’était abstenu de prévenir la famille du jeune garçon, sachant qu’elle ne saurait pas quoi faire à part lui créer des ennuis, ce qui était la dernière chose dont Richard avait besoin. Mais cette fois, il n’aurait pas le choix de les aviser de la situation. Ils poseraient des questions, apprendraient qu’il était déjà allé à l’hôpital plus tôt cet été-là, que Richard n’avait pas communiqué avec eux, bonjour les ennuis. Si encore le docteur Chapdelaine avait été en vie, il aurait pu cautionner les décisions de notre directeur, mais il ne l’était plus, bref l’affaire était mal engagée.

En plein milieu de semaine, alors que les médicaments de Simon achevaient, Richard avait dû se résigner à le ramener à Québec pour le faire hospitaliser à Robert-Giffard. Cécil l’accompagnait et, à les entendre, l’excursion, qui avait duré moins d’une journée, s’était bien passée. La famille de Simon n’en avait pas à ce moment-là la garde – Simon avait vécu la dernière année moitié dans une famille d’accueil, moitié dans un centre jeunesse –, mais sa mère s’était montrée reconnaissante envers Richard pour tout ce qu’il avait fait et le père, un sapajou mal embouché, avait été presque aimable.

À leur retour, nous leur avons posé des tas de questions auxquelles il était bien difficile de répondre : sur son état, sur ce qu’on allait lui faire, combien de temps il passerait là-bas, mais sans oser l’avouer, nous étions soulagés. Simon n’était déjà plus avec nous à son arrivée au début de l’été. Son départ ne faisait que confirmer ce fait. Richard a promis qu’il appellerait le centre hospitalier pour que nous ne restions pas sans nouvelles. À l’automne, s’il était encore à l’hôpital, nous pourrions aller lui rendre visite de temps en temps.

La vie au camp a repris, étude de pierres d’un côté, rénos de l’autre, en attendant le résultat de l’autopsie du coffre-fort qui était

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rendu chez un serrurier de Québec. Il avait accepté de l’ouvrir, mais il avait immanquablement autre chose de plus urgent à faire. Tout prend toujours plus de temps, disait le sage ingénieur.

C’est bien vrai, sauf pour les ennuis qui fondent sur le pauvre monde plus vite qu’on voudrait. Un beau matin, deux femmes, une jeune, l’autre vieille, et un policier ont frappé à la porte du château. Quelques-uns d’entre nous finissaient de dîner dans le désordre habituel, d’autres se chamaillaient, mais à la vue de l’uniforme, le silence s’est fait comme par enchantement. Catherine a demandé, en prenant son ton de directrice de chorale :

– Qu’est-ce qu’on peut faire pour vous?

La femme âgée a répondu, d’une voix qu’il fallait beaucoup d’imagination pour trouver aimable :

– Nous venons rencontrer le directeur.

– C’est à quel sujet? a demandé Laurent tout aussi hautain que sa vis-à-vis.

– C’est privé. Allez le prévenir, je vous prie.

Ça sentait les ennuis à un mille à la ronde. Laurent a rétorqué comme s’il était le secrétaire particulier de Richard :

– Je vais voir s’il a le temps de vous recevoir.

Il a tourné les talons et sans nous être consultés, nous nous sommes mis à débarrasser la table avec une application rarement vue au château. On sentait le danger et on voulait faire front, mais on ne savait pas comment, alors on restait dans les parages, prêts à défendre Richard bec et ongles s’il le fallait.

Nous n’avons pas offert aux intrus de s’asseoir, il a donc fallu qu’ils attendent debout dans la porte que Richard arrive et les invite à le suivre dans son bureau. Ils y sont restés enfermés une heure au moins et quand ils ont ouvert la porte, le temps était à l’orage. La femme parlait vite et fort :

– [...] Nous allons revenir. Vous avez besoin d’être en règle parce que ça pourrait aller très mal, je préfère vous avertir tout de suite.

– Les menaces ne vous serviront à rien. Je n’ai rien à me reprocher... règles ou pas.

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– La famille de Simon nous avait prévenus que vous n’étiez pas quelqu’un de facile. Mais nous avons un travail à faire et nous le ferons.

La jeune fille et le policier ne disaient rien, mais leur mine lugubre confirmait que ça ne s’était pas bien passé.

– Il ne manquait plus que ça! s’est exclamé Richard en se laissant tomber sur le divan, l’air écœuré.

– C’était qui? a demandé Catherine.

– Des travailleuses sociales. Les parents de Simon m’ont dénoncé parce que je l’ai conduit à l’hôpital de Baie-Saint-Paul sans les aviser.

– Ils t’ont dénoncé pour avoir pris soin de Simon? s’est insurgé Samuel.

– Simon n’était pas sous leur garde cette année et pour qu’il puisse venir au camp, je me suis arrangé avec la famille d’accueil. Ses parents n’ont pas aimé ça. Quand ils ont su que Simon avait été hospitalisé sans que je les avertisse, ils ont sauté sur l’occasion pour me dénoncer à la DPJ.

– C’est quoi ça, la DPJ? a demandé Charlotte.

– C’est un nouvel organisme qui s’occupe des enfants placés, battus, abusés. Avant, au Québec, il y avait des orphelinats et des centres de réforme, maintenant on appelle ça des centres jeunesse.

– On devrait dire CJ d’abord, pas DPJ.

– Le nom officiel, c’est Direction de la protection de la jeunesse.

– CJ, DPJ, on s’en fout! Est-ce qu’on peut témoigner en ta faveur pour qu’ils te laissent tranquille? a demandé Laurent.

– J’ai bien peur qu’ils ne lâcheront pas le morceau si facilement. Le camp n’est pas au-dessus de tout soupçon. S’ils veulent le fermer, ce ne sont pas les prétextes qui manquent.

– Qu’est-ce que tu veux dire?

– Disons que ça peut aller de « conditions de logement inadéquates » à « absence d’encadrement » en passant par « garde illégale d’enfant ».

– Garde illégale d’enfant? Voyons donc! Nous sommes tous ici à

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titre parfaitement légal, a tranché Catherine, catégorique.

– Pas tous. Je n’ai pas d’autorisation parentale pour Pio.

Ignis a rougi et baissé la tête. C’est lui qui tenait à garder son petit frère avec lui et il avait profité de la complaisance de Richard pour l’amener au camp sans s’occuper d’obtenir une signature de sa mère.

– Ce n’est pas un reproche, lgnis. Les parents de grand Louis, et même ta tante, Catherine, n’étaient pas d’accord pour que vous reveniez au camp. J’ai un peu contourné la loi en vous transformant en moniteurs. Et justement, un camp sans moniteurs, parce qu’avant vous, on n’en avait pas un seul, c’est louche, vous ne trouvez pas?

– Qu’est-ce qui se passe ici? Vous faites tous une tête de dix pieds de long!

– C’est la DPJ, s’est écrié Luc sur un ton dramatique.

Cécil l’a regardé sans comprendre.

– Qu’est-ce que vous me chantez là?

Une fois mis au courant, Cécil est parti d’un pas indigné jusqu’à la bibliothèque pour alerter les collègues. Il fallait à tout prix qu’ils tirent des plans pour se porter à la défense de Richard.

– Un camp de vacances spécialisé dans la recherche archéologique, est-ce que c’est assez sérieux, vous trouvez?

– Pas mal, Cécil, a statué Jacques. Il ne faut pas oublier de dire que la formation des jeunes se déroule sous l’étroite supervision de six docteurs en sciences sociales.

– Super, ça va leur en boucher un coin, a rigolé Louise. Des moniteurs qui ont leur doctorat, on ne peut pas dire que vous n’êtes pas traités aux petits oignons, les jeunes!

Robert s’est tourné vers Pouf :

– D’ici à ce qu’ils reviennent, on va aller faire un marché ensemble, Pouf. Ils n’ont encore rien vu.

– Et moi, a lancé Georges, je me porte volontaire pour vous aider à briquer le château, ça vous va?

– On ne manquerait ça pour rien au monde, a susurré Martin qui

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lui avait pardonné, mais gardait un brin de défiance à son endroit, juste au cas où.

Si les TS voulaient la guerre, on allait leur montrer, au Camp du lac aux Sept Monts d’or, où s’arrêtaient les limites de leur empire.

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Chapitre XXIV

Un si beau soir de fête

Assis à la table d’honneur, Sirius à sa gauche, le frère Cercatore à sa droite, Altaïr conversait avec celui-ci, en faisant du mieux qu’il pouvait pour l’impressionner. Le frère Cercatore se montrait aimable et disert, se réjouissant d’être enfin arrivé sur le mont Unda et anticipant déjà les promenades et les conversations qu’il aurait avec Adhara pour qui il avait fait le long chemin. Ce soir, il fallait satisfaire son hôte. Et Altaïr baignait effectivement dans une douce euphorie. De temps à autre, il embrassait la communauté, sa communauté, du regard avec une fierté non feinte. C’est au moment où il levait la tête pour prendre une bouchée de dessert qu’il vit la porte s’ouvrir sur son pire cauchemar. Il avala de travers, s’étouffa, tandis que Shaula, imperturbable, s’avançait tranquillement, entourée d’Hermès et de Capella.

Les jeunes avaient très peu eu affaire à Shaula, mais ils connaissaient Capella qu’ils aimaient bien. Ils avaient aussi entendu parler d’Hermès par Antarès, mais également par Deneb, Castor, l’étrange Indi et Mimosa-tête-en-l’air, en termes fort élogieux. Du coup, les salutations amicales se mirent à fuser.

Shaula s’est approchée de la table d’honneur à la faveur de ce joyeux brouhaha et s’est arrêtée, un sourire timide aux lèvres, devant Adhara et Bellatryx, assis côte à côte.

– Je suis tellement contente de vous revoir.

Malgré son embarras, Adhara sentit qu’il fallait à tout prix empêcher un incident diplomatique. Elle s’est empressée de se lever en appliquant un coup de coude à son frère, a contourné la table et pris sa mère dans ses bras, devant tout le monde.

– Moi aussi, maman.

Bellatryx n’a pas eu d’autre choix que d’imiter sa sœur. Il était visiblement gêné, mais s’est quand même levé pour serrer sa mère dans ses bras.

– Bonjour, maman.

L’espace d’un instant, Shaula, toute menue, a presque disparu dans les bras de son fils. Aussitôt qu’elle est réapparue, Marc-Aurèle s’est

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levé pour lui faire de la place à sa table. Capella et Hermès s’y trouvaient déjà. Le repas s’est poursuivi, plus animé et plus joyeux que jamais.

– Vous ne vous attendiez pas à ça, on dirait, Altaïr?

– Non, mais puisque les enfants sont heureux, c’est bien.

S’il avait fallu que le nez d’Altaïr allonge pour chaque mensonge proféré, il aurait blessé le frère Cercatore avec. Il ajouta, croyant faire bonne figure :

– On n’est pas obligés de continuer à vivre ensemble quand ça ne va plus, mais on reste toujours liés par les enfants, n’est-ce pas?

– J’ai peu d’expérience en la matière, mais ça me semble logique. Adhara m’a parlé d’une nouvelle conjointe. Aurai-je le plaisir de faire sa connaissance?

Altaïr se rembrunit :

– Tout dépend du temps que vous resterez.

– Dans ce cas, espérons que je reste assez longtemps.

À la table de Marc-Aurèle, on s’intéressait à la durée du séjour des trois philosophes.

– Combien de temps comptez-vous rester?

Shaula prit une profonde respiration. La première épreuve, celle de son arrivée dans la communauté, avait réussi. Mais le plus difficile restait quand même à faire.

– Je ne sais pas encore.

– Je vous le demande parce qu’on pourrait peut-être repartir pour Québec ensemble? Le frère Cercatore doit aller à la maison des dominicains située près de chez vous avant de retourner en Europe.

Voilà autre chose qu’elle devrait affronter : expliquer à Marc-Aurèle qu’elle venait avec des nouvelles qui risquaient de bouleverser la communauté. Mais pas ce soir.

– Nous verrons ça plus tard, si tu veux. Je suis trop contente de vous retrouver tous. On s’occupera des choses sérieuses demain.

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Capella demanda soudain à la ronde :

– Je n’ai pas vu Australe. A-t-elle quitté la communauté?

– Non, non; répondit aussitôt Aries. Elle a une mauvaise grippe. Elle a passé la journée au lit.

Capella ne l’entendait pas de cette oreille :

– Pauvre enfant! Je vais demander à Antarès de lui préparer une boisson chaude au miel et je vais aller la lui porter. Je ne me pardonnerais pas de la laisser toute seule par un si beau soir de fête. La grippe n’est pas une excuse. Où est-elle installée?

– Dans l’ancien pavillon des invités, avec Carina et moi. Vous voulez que je vous accompagne?

– Non. Continuez à vous amuser, ma petite, je connais mon chemin, vous savez. Il faut d’abord que je passe par les cuisines de toute façon.

– Je viens avec vous, Capella. Bonsoir à tous, on se revoit demain.

– Bonne nuit, Hermès, lança Marc-Aurèle joyeux. Je m’occupe de l’installation de Shaula et de Capella, elles seront logées comme des reines, ne vous inquiétez pas.

***

– Je n’en pouvais plus d’attendre, Capella, vous venez de me sauver la vie, merci!

Hermès tira voluptueusement sur sa pipe et reprit :

– Je vous attends ici. J’irai vous reconduire jusqu’à la bâtisse à la galerie en cèdre rouge avant de rentrer chez moi. La nuit est si belle et la vie si courte, pourquoi se presser?

Capella entra, déposa son plateau, fit de la lumière et reprit son précieux chargement de porcelaine. La chambre se trouvait probablement en haut des marches.

– Australe? appela-t-elle doucement, Australe? Vous êtes là, mon enfant?

Pas de réponse. Avant d’allumer, elle savait qu’il n’y avait personne. Il y avait le désordre habituel d’une chambre de filles, trois

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lits, mais personne dedans. Capella fit le tour des pièces sans plus de succès.

***

– Je peux entrer, Altaïr?

– [...]

– Nous avons reçu un jugement et il faut qu’on en discute tous les deux.

– Il n’y a rien à discuter.

Shaula déglutit. Ça n’allait pas être facile. Gagner du temps; juste un peu. Il fallait qu’il la fasse entrer, qu’elle puisse s’asseoir, ce serait un pas de plus.

– Tu as raison. Ce n’est pas le moment de discuter à n’en plus finir. Je te demande juste cinq minutes de ton temps. Je peux entrer?

– Fais ça vite!

– Bon, d’accord. Il se peut que tu veuilles en appeler du jugement que nous avons reçu.

– [...]

– Je ne prétends pas te faire changer d’avis, mais si tu le fais, tu risques de trouver ça difficile advenant un gel des actifs de l’héritage.

– Quoi?

– Si les choses devaient traîner en longueur, j’ai l’intention de demander une saisie avant jugement jusqu’à ce qu’une décision soit rendue.

Altaïr se fit plus attentif.

– L’appel ne servira ni ta cause ni la mienne. Elle va servir celle de nos avocats respectifs.

– Quelle est ton offre?

– Je suis venue te dire que si tu renonces aux procédures légales, je suis prête à négocier un arrangement qui te permettra de rester sur la montagne.

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– Mais je n’ai pas l’intention de quitter la montagne.

– Je sais. Sauf que je pourrais t’y contraindre. J’ai tous les titres de propriété, grazie! oncle Bartolomeo, et ton nom ne figure nulle part.

– Tu ne ferais pas ça aux enfants.

– On parle de toi, Altaïr, pas des enfants. Avec le jugement qui vient d’être rendu et Véga et Maïte qui seront en procès cet automne, tu as beaucoup de fers au feu.

– Ce jugement est inique et le procès de Maïte et de Véga ne me concerne pas personnellement. La justice doit suivre son cours.

Shaula ne fit pas de commentaires, mais elle comprenait que si Véga et Maïte étaient reconnues coupables, ce n’est pas Altaïr qui irait leur porter des oranges en prison. S’il lui donnait une réponse maintenant, buté comme il était, Altaïr refuserait tout compromis. Aussi, Shaula se hâta-t-elle de conclure :

– Ne me réponds pas tout de suite. Prends le temps qu’il te faut pour réfléchir. Nous allons sans doute repartir demain. Tu n’auras qu’à m’appeler à Québec quand tu auras pris une décision.

Elle n’avait pas fini sa phrase qu’elle était déjà debout. Elle avait conduit l’entrevue comme elle l’entendait, sans laisser libre cours à son ressentiment, sans exiger qu’il retire ses affreuses grilles – chaque chose en son temps –, mais elle était émotivement épuisée.

***

Australe restait introuvable. Une fois le repas du soir terminé, Adhara avait entraîné le frère Cercatore chez elle pour profiter, un peu égoïstement, de sa présence.

– Parlez-moi d’elle, Adhara. Pensez-vous qu’elle a pu se suicider?

– Je ne sais pas. Australe est une jeune fille brillante, Octans était son premier amour et la rupture s’est faite à distance, abruptement. Cela dit, elle s’attendait à une nouvelle du genre depuis qu’il avait cessé de répondre à ses lettres.

– Elle vous en avait parlé?

– Oui. On avait consulté Le livre des transformations ensemble.

– Ah ! oui, je connais! Vous vous en servez souvent?

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– Par périodes. Quand les temps sont difficiles.

– Et en ce moment? Ils sont comment, les temps?

– Si Australe n’avait pas disparu, ils seraient sans nuages. Vous n’avez pas idée comme je suis heureuse que vous soyez là, frère Cercatore.

– Si vous êtes aussi heureuse que je sois ici que je le suis d’être avec vous, j’en ai une bonne idée.

– Vous ne repartirez pas trop vite, n’est-ce pas? Mes amis du camp de vacances aimeraient beaucoup vous rencontrer.

– J’ai tout mon temps.

– Marc-Aurèle semblait vouloir repartir en même temps que ma mère pour Québec.

– Nous ne sommes pas obligés de partir ensemble. Si je ne vous importune pas, je pense rester jusqu’à la fin du mois.

– Vous ne m’importunerez jamais, c’est impossible.

– Si on consultait votre Livre des transformations? Je serais curieux d’interroger le Yi King à propos de cette disparition.

– Je n’y avais pas pensé! Excellente idée. Je vais le chercher.

Le frère Cercatore se leva et fit quelques pas dans la pièce pour se dégourdir les jambes. Il n’avait pas coutume de manger une nourriture aussi riche et aussi abondante, il faudrait qu’il se surveille s’il ne voulait pas devenir gourmand. En attendant qu’Adhara revienne avec le livre, il regarda ceux qui emplissaient la bibliothèque du salon. Il y avait beaucoup d’ouvrages classiques et souvent plusieurs exemplaires d’une même œuvre, présentant différentes traductions.

Au bout d’un certain temps, le frère Cercatore commença à s’inquiéter. La maison n’était quand même pas si grande qu’il faille autant de temps pour rapporter un livre. Il appela Adhara à quelques reprises, d’abord timidement, puis assez fort. Enfin, il l’entendit qui dévalait les escaliers.

– Qu’y a-t-il?

– Le livre n’est plus là!

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Chapitre XXV

Témoins de Jéhovah Ils étaient partis très tôt pour ne pas donner aux autres l’idée de les

suivre. La veille, Adhara s’était procuré les clés de la chapelle auprès de Centauri en lui demandant si quelqu’un avait fait des recherches de ce côté.

– Non. Personne ne m’a demandé les clés. Je crois que les recherches se sont passées dans les environs du lac.

– Il y a peu de chances qu’elle soit là-bas, mais on ne sait jamais. Est-ce qu’il y a des doubles des clés?

– Oui, Antarès les garde dans la lingerie.

Vérifications faites, les doubles n’y étaient pas. Adhara était maintenant presque sûre qu’Australe s’était réfugiée là-bas et elle était de plus en plus anxieuse à mesure qu’elle avançait. Le frère Cercatore cheminait paisiblement à ses côtés.

– C’est ici.

– Belle enceinte!

– C’est une idée de mon père. La grille est verrouillée.

– C’est normal, Adhara. Si Australe est venue se réfugier ici, elle a refermé derrière elle.

Adhara avança jusqu’à la porte de la chapelle le cœur battant. Il n’y avait pas un bruit à l’intérieur. La porte n’était pas barrée. Elle la poussa doucement et aperçut une forme au sol, sous un morceau de tissu. Voyant la panique dans les yeux d’Adhara, le frère Cercatore lui fit signe de rester où elle était et s’avança, puis s’accroupit et souleva la pièce de laine. Une jeune fille était recroquevillée, les yeux fermés, la tête appuyée contre un livre. Le frère posa sa main contre la carotide : le pouls battait faiblement. Au contact de sa main, elle ouvrit les yeux.

– N’ayez pas peur! Je suis avec Adhara.

Adhara s’approcha. Australe avait utilisé Le livre des transformations comme oreiller et sa cape comme couverture. Elle avait les joues creuses et salies par les larmes. Adhara ouvrit son sac et

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lui tendit sa gourde.

– Tu vas bien?

– Oui. J’avais besoin d’être seule. Je voulais réfléchir tranquille et j’ai fini par m’endormir.

– Tu as passé la nuit ici. Tout le monde te cherche.

– Je ne voulais pas vous inquiéter.

– Ce n’est pas grave, Australe. L’important, c’est qu’il ne te soit rien arrivé. Prête à rentrer?

La jeune fille fit oui de la tête, embarrassée. La dernière chose qu’elle voulait, c’était attirer l’attention sur elle et voilà que toute la communauté était à sa recherche.

– Ne t’en fais pas. Je me charge de dire à tout le monde que tu t’étais simplement égarée en forêt.

– Adhara?

– Oui?

– Je m’excuse pour le livre. Je n’aurais pas dû.

– Je ne sais pas de quoi tu parles.

– De votre livre.

– Il est à toi, ce livre, tu n’as pas à t’excuser.

– Mais non!

– Mais oui! Tu ne te souviens pas? Je te l’ai offert. Et de toute façon, s’il ne l’était pas, maintenant, il l’est. Allez, viens. On rentre.

***

Après avoir visité la chapelle, le frère Cercatore s’était assis sur le seuil en attendant le retour d’Adhara.

– Ça s’est bien passé?

– Oui. Australe récupère et on est tous soulagés. Ça m’a pris un peu plus de temps que prévu, je suis passée par les cuisines pour préparer un pique-nique. Vous devez avoir faim?

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Le frère Cercatore n’avait pas envie de se préoccuper de manger. Un jeûne lui ferait le plus grand bien.

– Vous aviez raison pour la rose, Adhara. J’en ai vu de semblables au pays bigouden.

– Où est-ce?

– En Bretagne.

– Et vous en concluez quoi?

– Je connais ce dessin particulier de rose, c’est celui que les dissidents employaient autrefois pour dissimuler l’entrée d’une chambre secrète. Ils ont fait pareil ici.

– Les trois chapelles ont une chambre secrète. Celle-ci ne contenait rien, mais les ardoises de la table d’Altaïr proviennent de celle du mont Noir. Les avez-vous vues?

– Oui. Elles sont magnifiques. Luyten m’en avait parlé, mais je ne m’attendais pas à un travail d’une telle finesse.

– Altaïr a dû vous demander de les évaluer?

– J’en serais bien incapable. Elles ont bien sûr une grande valeur en tant qu’objets d’art, mais elles font aussi partie d’un ensemble anthropologique unique composé, pour ce qu’on en sait actuellement, des trois chapelles et de leurs chambres. Y avait-il quelque chose dans celle du château de Céans?

– La même rose et une chambre-atelier où le graveur fabriquait les ardoises. À propos, qu’avez-vous dit à Altaïr? s’inquiéta Adhara.

– Rien qu’il ne savait déjà : qu’il s’agissait de très belles pièces d’art religieux.

– Il n’a pas voulu en savoir plus?

– Oui, bien sûr. Il a fait allusion à la Légende dorée et je lui ai dit que je ferais quelques recherches pour lui, sans m’avancer davantage.

– On va voir les campeurs?

– J’attendais que vous me le proposiez.

***

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L’entrepreneur avait terminé le gros des travaux : la remise était finie, l’aile incendiée refaite à neuf. Il restait quelques appliques à faire, des moulures, des corniches pour lesquelles l’homme n’avait plus besoin de son ouvrier. Il prenait bien son temps. Il aimait l’atmosphère du château, notre présence autour de lui, et n’était pas pressé de plier bagage. C’est lui qui aperçut Adhara et le frère Cercatore d’en haut. Il cria, à la ronde :

– Des témoins de Jéhovah! Il y a deux témoins de Jéhovah qui arrivent!

J’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre et j’ai pouffé. Quand j’allais dire ça à Adhara!

– Je m’en occupe, Henri. Ne vous inquiétez pas.

Et je me suis dépêchée de descendre à leur rencontre. Enfin, j’allais connaître ce mystérieux frère Cercatore.

– Bonjour, Adhara. Bonjour... mon père...

– Joal, je te présente le frère Cercatore. Catherine et Samuel sont-ils ici?

– Oui. Je crois qu’ils sont avec les chercheurs dans la bibliothèque. Venez, suivez-moi.

***

Nous attendons encore que le serrurier ouvre le coffre, répondit Marcelle à la question du frère Cercatore.

– J’aimerais que vous me préveniez quand ce sera fait.

– Avez-vous une idée de ce qu’il pourrait contenir?

– Difficile à dire, mais je serais tenté de croire, comme vous, qu’il s’agit d’un document rédigé de la main du frère Isidore et consacré à ses activités religieuses ou... miraculeuses.

– Qu’est-ce qui vous fait penser à un document manuscrit? lui a demandé Robert.

– Le coffre se trouve dans ce qui devait être les quartiers du frère Isidore. En général, dit le frère Cercatore en regardant Richard d’un air amusé, les directeurs s’installent dans de grandes pièces agréables. J’en déduis donc que ce qu’il y a à l’intérieur, s’il y a encore quelque chose

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bien entendu, lui appartient en propre. C’est la première partie de mon raisonnement. La seconde, c’est que dans les cas de mouvements religieux sécessionnistes que j’ai rencontrés, plus particulièrement ceux qui se plaçaient sub rosa, sous la rose, leur situation clandestine commandait le respect de règles strictes pour que leur existence ne risque pas d’être mise en péril par une attitude trop ouverte.

– Vous croyez que nous pourrions avoir découvert ces règles?

– C’est une possibilité. Une autre, encore plus intéressante, serait que le frère Isidore ait écrit l’histoire du mouvement au fur et à mesure qu’il se développait et que ce coffre contienne non pas de simples traces, mais bel et bien son témoignage.

– Ce n’est pas impossible, mais pourquoi aurait-il laissé un document aussi compromettant ici? a demandé Jacques.

– Je pense que je sais pourquoi, a répondu Marie-Josée. Vous souvenez-vous de ce qu’Alice nous a dit un jour, les filles?

Je ne m’en serais pas souvenu spontanément, mais maintenant que Marie-Jo en parlait, ça me revenait à la mémoire. Alice croyait que le frère Isidore n’avait pas fermé le camp de son plein gré et que c’était la raison pour laquelle il n’avait pas prévenu Augustin. J’ai répondu, comme s’il s’agissait d’un concours :

– On a obligé le frère Isidore à partir. Il n’a pas eu le choix.

– Il aurait pu emporter ces papiers, les détruire, mentionna Marie-Josée.

– Il l’a peut-être fait d’ailleurs, a avancé le frère Cercatore. On ne sait pas encore si le coffre est vide ou pas, mais je serais porté à croire qu’il ne l’est pas, parce que je soupçonne que le frère Isidore n’avait pas honte de ce qu’il faisait.

– Peut-être, a objecté Luc, mais si son supérieur avait découvert l’existence du mouvement, il serait allé tout droit au-devant de gros ennuis !

– Il y avait sans doute très peu de chances pour que les frères, qui avaient été envoyés pour fermer le camp, s’intéressent à autre chose qu’à rapatrier tout le monde en vitesse, sans autre forme de procès. Le risque était calculé. Et l’avenir lui a donné raison.

– Qu’est-ce que ça lui a apporté en fin de compte? a demandé Luc.

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– Si j’avais été à sa place, j’aurais pensé qu’en laissant derrière moi des preuves explicites de l’existence du mouvement, un jour, d’autres personnes, probablement longtemps après mon passage, les trouveraient. C’était la meilleure façon d’affirmer son droit à la dissidence et le bien-fondé de ses actions.

– C’était courageux, quand même, a fait remarquer Marie-Josée.

Le frère Cercatore a hoché la tête en signe d’approbation, puis il a demandé :

– J’aimerais bien voir la chapelle avant que nous rentrions. Est-ce possible?

– Bien sûr, s’est empressée de répondre Marcelle. Pourquoi ne resteriez-vous pas à souper avec nous?

– « Parce que c’est la loi de la montagne, mon enfant », ont répondu en chœur Catherine et Adhara qui étaient allées à bonne école avec Hermès. « Personne n’y circule à la nuit tombée. »

– Dans ce cas, vous pourriez dormir ici, suggéra la céramologue qui avait du mal à renoncer au plaisir que lui procurait la conversation avec ce frère érudit et charmant.

– Une disparition par semaine, ça suffit, a dit Adhara en souriant.

– Quelle disparition?

– De quoi tu parles? lui ai-je demandé.

Et c’est ainsi que nous avons appris pour Australe. Jamais un moment de répit dans ces montagnes!

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Chapitre XXVI

Les corneilles La menace que faisait planer sur nous la DPJ nous avait rendus

plus solidaires, avoir des ennemis a toujours ça de bon, et voilà qu’Henri s’était gracieusement offert pour réparer quelques dentelles de bois supplémentaires, à ses frais, histoire de nous rendre service. Robert et Pouf étaient descendus ensemble faire des provisions la semaine précédente et, cette fois, c’était au tour des filles d’accompagner Louise et Marcelle à Baie-Saint-Paul pour acheter quelques jolis objets, des lampes, des draps neufs, de la vaisselle. La tentation était grande de me joindre à elles, mais plus grande encore était celle d’aller passer du temps avec Alice. L’été avançait en âge, Alice en maladie, nous n’aurions peut-être pas la chance de nous revoir souvent, peut-être jamais.

Je suis descendue avec les autres jusqu’au stationnement où nous nous sommes séparées. Marcelle conduisait la voiture de Richard, Louise, la jeep des chercheurs, les filles se sont entassées dans les deux autos et j’ai fait le reste du chemin seule. J’espérais qu’Alice soit restée au village, mais s’il le fallait, j’irais jusqu’aux Piroches. J’avais prévenu Richard que si je devais me rendre là-bas, j’y passerais la nuit.

C’était la première fois que je me rendais à la maison du docteur depuis sa mort. J’ai ignoré la porte au heurtoir à tête de lion pour filer vers l’arrière où était l’univers d’Alice. C’est la grande fiancée du docteur, Marguerite O’Farrell, qu’Alice m’avait présentée aux funérailles, qui m’a ouvert.

– Oui?

– Je viens voir Alice. Est-ce que je dérange?

– Entrez, entrez, elle va être très contente. On faisait des tartes dans la cuisine.

Alice était là, les mains dans la pâte, très amaigrie, elle qui n’avait jamais pesé bien lourd, mais souriante, l’œil allumé. Une troisième pâtissière, qui semblait plus enthousiaste que compétente, les joues et le bout du nez pleins de farine, complétait le trio.

– Enfin! Joal, te voilà! Ça fait des siècles que je ne t’ai pas vue! Tu connais Marguerite, je crois. Voici Jeannou, sa sœur, ma grande amie

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d’enfance; elle est venue faire des tartes avec nous.

– Bonjour!

– Alors, quelles nouvelles du château?

Pour elle, je ne voulais mentionner que le meilleur, que son entrepreneur avait fait merveille, qu’il retardait même l’heure de partir, ce qui la fit sourire. Elle était fine mouche, Alice. Mais ce n’était pas tout, restait la nouvelle la plus intéressante.

– Vous aviez raison, Alice, tout ce que vous nous avez dit du frère Isidore risque de s’avérer exact. Votre hypothèse sur son départ forcé semble de plus en plus plausible. On le saura quand le coffre-fort aura été ouvert.

Les trois pâtissières m’ont regardée, intriguées. Et Alice a demandé :

– Quel coffre-fort?

Avant que j’aie eu le temps de répondre, Marguerite m’a tendu un tablier.

– Allez vous laver les mains pour rouler la pâte pendant que vous nous racontez tout ça. On va faire quelques tartes de plus, vous les apporterez à vos amis.

Une fois l’histoire du coffre-fort commentée en long et en large, une fois promis que je viendrais leur en parler dès qu’on saurait ce qu’il y avait dedans, la question de la chapelle du mont Noir est venue sur le tapis. Richard nous en avait glissé un mot, je savais donc qu’Altaïr avait acheté un terrain qui n’aurait jamais dû être vendu.

– Léa est allée sonner les cloches à monseigneur Vachon au diocèse de Québec.

– Léa, c’est notre sœur aînée, m’a gentiment précisé Jeannou.

– Oui, et elle a du tempérament! Bref, il a promis de tirer cette affaire au clair et de faire amende honorable si jamais le terrain a été vendu illégalement.

– Est-ce qu’il peut vous le rendre dans ce cas?

– Il a intérêt, sinon je ne réponds pas de Léa...

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L’archevêque de Québec n’avait qu’à bien se tenir!

***

– Planquez-vous, les corneilles arrivent!

Nicolas faisait le tour du château au pas de course. On attendait que les travailleuses sociales se pointent et on était prêts à les recevoir.

– Qui les a vues? a demandé Lola.

– Martin. Il a envoyé Paluah nous avertir. Prêts?

– Prêts!

C’était la première fois en quatre ans que les dortoirs étaient aussi rutilants. Tous les lits étaient habillés de couvertures neuves aux couleurs vives, le linge rangé, le plancher briqué. Un dernier coup d’œil pour ne laisser traîner aucun mouton sous les meubles et nous sommes vite descendus dans la grande salle rejoindre nos moniteurs-chercheurs.

Cette fois, la travailleuse sociale âgée était flanquée d’une femme qui semblait être sa supérieure hiérarchique. Le même policier de service les accompagnait.

– Je suis madame Marquis. Vous êtes le directeur?

– Oui.

– Nous venons chercher le jeune Pio Kozani.

– Ça m’étonnerait beaucoup. Nous ne laissons jamais partir nos jeunes avec des étrangers.

– J’ai ici une autorisation de sa mère, Antonia.

– Puis-je la voir? a demandé Richard si calmement que nous nous sommes demandé s’il jouait la comédie. Il aurait dû être hors de ses gonds.

Nous nous sommes tournés vers Ignis, qui tenait Pio par la main, tous les deux souriaient. Visiblement, il se passait quelque chose qui nous échappait. La femme responsable des opérations a attendu que Richard termine la lecture du document et en a remis :

– J’ai également obtenu un mandat des parents de ces campeurs (elle tendit une mystérieuse liste à Richard) pour inspecter les lieux et

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les retirer du camp si nous constatons que l’endroit ne correspond pas aux normes de l’Association des camps du Québec.

C’est à ce moment-là que Richard a fait signe à Cécil de se joindre à eux pour une visite du camp et qu’il a laissé tomber avec grâce :

– Je vous présente le docteur Cécil Pallotier, expert en sociologie des religions, qui est aussi notre moniteur en chef. Car, comme vous le savez peut-être, notre camp de vacances s’articule autour du loisir archéologique. Au nombre de nos moniteurs, nous comptons également le docteur...

Le reste se perdit dans l’escalier. On s’est regardés, puis on s’est tournés vers Ignis dans l’espoir d’avoir des explications.

– Richard, Pio et moi, on leur a préparé toute une surprise. Si ces corneilles étaient en âge de se marier, elles s’en souviendraient encore le jour de leurs noces. En tout cas, ni moi ni Pio n’allons partir d’ici.

Il a bien fallu le croire sur parole, il a refusé d’en dire plus.

Une fois revenues à leur point de départ, après avoir fait le tour du château, inspecté les chambres, vérifié le contenu du garde-manger et les frigos remplis de nourriture, rencontré Henri dans son atelier, les corneilles pouvaient difficilement prétendre que nous ne respections pas les normes de l’ACQ. On les surpassait allègrement.

– Nous ne voulons pas nous attarder, a dit la corneille en chef sur un ton pincé. Pouvez-vous aider le jeune Kozani à faire ses bagages?

– Asseyez-vous tout de même quelques minutes, madame Marquis.

Ignis s’est approché de la corneille et lui a tendu la déclaration de naissance de Pio sur laquelle figurait le nom de Gabriella, sa sœur, la mère biologique de Pio.

– Comme vous pouvez le constater, Pio n’est pas mon frère, c’est mon neveu.

– Peut-être, mais c’est votre mère qui l’élève.

– Lorsque ma mère a été hospitalisée cette année, Gabriella m’a confié la garde de Pio. J’ai ici une autorisation qui le prouve.

– C’est illégal. Une personne d’âge mineur ne peut pas avoir un enfant sous sa garde.

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– Voici ma carte d’assurance maladie. Informez-vous, l’âge de la majorité est passé de vingt et un ans à dix-huit ans en 1963, ça va bientôt faire vingt ans.

C’était donc ça! La stupeur des deux corneilles valait son pesant d’or. Le policier, conscient des devoirs de sa charge, n’avait pas changé d’expression. Il était là pour faire respecter la loi et ne semblait ni se réjouir ni se désoler de la tournure des événements. Il a attentivement regardé les papiers et approuvé d’un signe de tête. Les corneilles n’ont eu d’autres choix que de repartir sans Pio.

– Cette histoire est loin d’être finie, a sifflé madame Marquis en se dirigeant d’un pas autoritaire vers la grande porte.

Maintenant qu’ils étaient partis, nous voulions savoir quels étaient les parents qui avaient trahi. Richard n’avait plus la liste dans les mains; elle devait être dans sa poche.

– Qui sont les collabos, Richard?

– C’est sans importance, Lola, vraiment.

– Pour toi, peut-être, s’est insurgé Martin, mais pas pour nous!

– Je vous assure que si. D’ailleurs, je ne l’ai pas gardée. J’en ai fait des confettis que j’ai jetés.

C’était inutile d’insister. Si Richard ne voulait pas le dire, jamais l’information ne franchirait ses lèvres. Chacun devrait aller à la source en rentrant chez soi... s’il y tenait vraiment. Mais nous n’étions pas à une trahison près. Ni Samuel ni moi n’avons jamais interrogé Marie et Michel à ce sujet et je parie que la majorité des campeurs a fait comme nous.

Cet incident avait toutefois terni notre joie d’avoir contré les corneilles. C’est à ce moment-là qu’Henri est arrivé. Il venait revendiquer un salaire pour sa nouvelle promotion.

– Quelle promotion? a demandé Richard.

– Celle de moniteur-ébéniste!

– Ah! oui! Je vous présente votre moniteur-ébéniste.

Richard et Cécil avaient fait un peu d’épate supplémentaire dans l’atelier d’Henri qui était entré dans le jeu comme s’il avait fait ça toute

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sa vie. Richard ajouta donc pour notre gouverne :

– J’oubliais de vous dire que nous avons enrichi notre programme de l’année. Le Camp du lac aux Sept Monts d’or ne s’articule plus exclusivement autour du loisir archéologique qui demeure toutefois le fer de lance de notre institution.

– Comme c’est intéressant, a minaudé Cécil en se frottant la barbe.

– Il offre également la concentration « Traitement des bois architecturaux ».

– Pardon de vous corriger, monsieur le directeur. Il s’agit plutôt de la concentration « Architecture des bois ouvrés ».

– Soit! mais nous discuterons de votre salaire une autre fois, si vous le voulez bien.

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Chapitre XXVII

Une jeune Anglaise Le déménagement s’était fait sans effort puisqu’il avait été

convenu que Véga garderait les meubles et que Maïte en ferait livrer de nouveaux à son appartement. Le climat n’avait pas pour autant cessé de se tendre entre les deux anciennes amies.

Une fois installée chez elle, Maïte s’était rendu compte que le mois d’août avançait allègrement et qu’elle n’avait eu aucune nouvelle de maître Demers. Soit il était extrêmement optimiste quant à l’issue de ce second procès et ne jugeait pas utile de rencontrer sa cliente trop longtemps d’avance, soit il se passait quelque chose qu’elle ignorait et qu’elle aurait intérêt à savoir. Dès que la ligne téléphonique fut branchée, elle passa un coup de fil à l’avocat.

– Nous nous sommes vus plus souvent l’an dernier! Tout va comme vous le désirez, Maître Demers?

– Madame Coti?

– Oui, je venais aux nouvelles. Le procès approche, il me semble que nous devrions nous rencontrer pour en discuter, non?

– Je ne pense pas que ce soit urgent. J’ai demandé à madame Aubin de vous tenir au courant.

– Vous avez rencontré madame Aubin?

– Oui, bien sûr. À quelques reprises. Elle ne vous a rien dit?

Maïte sentit des sueurs froides descendre lentement le long de sa colonne. Elle avait raison, quelque chose se tramait.

– Non. Y a-t-il quelque chose que je devrais savoir en tant que principale accusée dans la mort du professeur Rigel et que je ne sais pas?

Maître Demers hésitait sur la conduite à tenir. Il ne savait pas pourquoi Véga n’avait rien dit à Maïte, mais, de toute évidence, le temps n’était pas au beau fixe entre elles et il devait éviter de se mettre les pieds dans les plats.

– Pouvez-vous passer à mon bureau à quatorze heures?

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– J’y serai.

Cela donnerait à l’avocat le temps d’aller sonder le terrain du côté de Véga.

***

À quatorze heures pile, elle était dans la salle d’attente. Contrairement à Véga, elle s’était présentée sans aucun apprêt, en jeans, blazer et chemisier blanc. Maître Demers fut un peu surpris de la voir aussi simplement vêtue, et se dépêcha de la faire entrer dans son bureau, gêné. Le cabinet n’interdisait pas le port du jeans, il n’avait pas besoin de le faire parce que personne n’avait jamais eu l’idée saugrenue de s’habiller de la sorte pour y venir.

– Vous êtes en vacances, madame Coti?

Maïte ne releva pas le sarcasme. Elle avait des préoccupations plus sérieuses en tête.

– Venons-en au fait, je vous en prie. Qu’y a-t-il?

À mesure que Christian Demers le lui expliquait, Maïte se détendait. Ce serait donc Véga qui irait au front cette fois! Après tout, ce n’était que justice.

– Rien n’a pu être formellement retenu contre vous lors du premier procès et je soupçonnais la Couronne de vouloir changer sa stratégie pour un deuxième procès avec les deux mêmes accusées. J’ai donc fait quelques vérifications auprès de gens bien placés.

– Je vois. Et vous aviez raison?

– J’avais raison, en effet.

– Êtes-vous aussi confiant que la dernière fois?

– Je l’étais jusqu’à hier. Malheureusement, j’ai appris qu’un nouvel acte d’accusation pourrait être déposé.

– Quoi?

– Une troisième personne pourrait être coaccusée dans l’affaire.

– Carl!

– Je l’ignore. Je n’ai encore aucun détail.

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– S’il s’avérait que c’était lui et que la Couronne défende la thèse du complot, nous serions tous les trois également en danger, n’est-ce pas?

– Pas tout à fait, mais votre raisonnement se tient.

– Tenez-moi informée, s’il vous plaît. Voici mes nouvelles coordonnées.

Maïte se leva sans attendre de recevoir son congé. Même avec ces affreux haillons, ces petites ballerines et son visage sans fard, cette femme restait magnifique se dit l’avocat en ajustant sa cravate de soie.

***

De retour chez elle, un message d’Angleterre l’attendait sur le répondeur. Octans voulait lui parler de toute urgence. Après un chassé-croisé éreintant parce que le jeune homme n’avait pas le téléphone à sa chambre, elle finit par l’avoir au bout du fil.

– Oui, Octans? Quel est le problème?

– Je n’arrive pas à joindre Altaïr.

– C’est le contraire qui m’aurait étonnée!

– Il va pourtant bien falloir qu’on se parle.

– Laisse. L’argent que je t’ai envoyé peut te durer combien de temps?

– Jusqu’en octobre, mais je devrai vous le rembourser et en plus, il faut que je tire les choses au clair avec Altaïr, ça ne peut pas rester comme ça.

– Penses-tu toujours rester en Angleterre?

– Affirmatif. Il y aurait même quelqu’un qui est prêt à m’avancer l’argent de mes études.

– Dans ce cas, Octans, oublie Altaïr. L’argent que je t’ai envoyé est celui de la communauté et j’estime que tu y as droit. Mieux, je vais t’en envoyer une autre tranche pour te permettre de trouver un boulot à temps partiel pendant ce semestre. En janvier, il faudra que tu t’organises tout seul.

– Pourquoi faites-vous ça?

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– Je trouve que tu as pris la bonne décision. En plus, la situation de la communauté n’est pas stable et elle pourrait encore changer. Tu n’as pas à payer pour ça. Crois-moi, tu es mieux là-bas qu’ici. Quand les choses se seront tassées, si ça t’intéresse toujours, je t’expliquerai.

– Maïte?

– Oui?

– Savez-vous comment va Australe?

– Non, je regrette. Mais puisque tu as rompu, je te conseille de l’oublier.

– Il y a autre chose que je voulais dire...

– Oui, je t’écoute.

– Je suis amoureux.

– Tiens, tiens. Une jeune Anglaise?

– Oui. Une merveilleuse jeune Anglaise. Vivien. Vivien Lewis. Elle a un beau nom, ne trouvez-vous pas?

– Idiot!

– Et elle est belle.

– Est-ce qu’elle t’aime, au moins?

– Je pense que oui. On doit se revoir en septembre.

– Où est-elle?

– À la villa de ses parents pour l’été, en Cornouailles.

– C’est bien en Cornouailles que je t’ai envoyé l’argent?

– Oui, j’étais là-bas. Mais quand je me suis aperçu que le compte avait été fermé, j’ai rappliqué à l’université en quatrième vitesse.

– Je comprends. Maintenant, qu’est-ce que tu vas faire?

– Tant qu’à être rendu, je vais me préparer pour la session d’automne et commencer à chercher un travail à temps partiel.

– Pas du tout. Tu vas retourner là-bas finir tes vacances. Tu n’as

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pas besoin de faire du zèle, Octans, tes mentions d’excellence ont eu de l’écho jusqu’ici. Fais-moi plaisir, va retrouver Vivien.

– Je ne sais pas si...

– Fais-le!

Maïte reposa le combiné et chuchota pour elle-même :

– Maintenant, à nous deux, Altaïr!

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Chapitre XXVIII

Nomades – C’était vraiment si difficile que ça?

– Plus encore. Marcelle ne te le dira pas, Joal, parce qu’elle tenait tellement à revenir – et nous aussi d’ailleurs –, mais elle n’a pas eu que des refus pendant la dernière année.

– Qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir d’autre?

– Des railleries, des attaques, des sous-entendus. Bienvenue dans le merveilleux monde de la recherche universitaire...

Jacques voulait me faire accepter leur décision. Je n’avais plus treize ans, il me traitait en adulte et, de cela, j’étais fière. Mais je n’étais pas prête à leur dire adieu, j’aurais voulu un autre été. Pourquoi ne pouvaient-ils pas faire comme Henri et étirer le plaisir?

Jacques répondit à ma question comme si je l’avais posée à voix haute :

– Parce que, tu sais, maintenant que nous connaissons le plus gros de l’histoire, que nous possédons des éléments sérieux à l’appui de notre thèse, il reste énormément à faire sur le plan théorique. Ensuite, il faudra communiquer les résultats de nos recherches à nos collègues, voir comment réagit la communauté scientifique. Notre travail ici, dans la montagne, est terminé. Pour le moment en tout cas!

– On ne sait toujours pas ce qu’il y a dans le coffre-fort, ça pourrait peut-être changer vos plans, ai-je dit avec espoir.

– C’est vrai.

– Je vais toucher du bois.

– C’est dommage qu’on doive rentrer avant de savoir, mais je pense que peu importe son contenu, la recherche sur le terrain a donné tout ce qu’elle pouvait donner.

– Ce serrurier m’exaspère! A-t-on idée d’être aussi lent!

– On verra. Parlons un peu du camp. Allez-vous revenir l’été prochain?

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– Je ne sais pas. Si c’était juste de moi, je répondrais oui sans hésiter, mais Richard n’est jamais certain d’une année à l’autre s’il en aura les moyens. Et il y a autre chose, cette fois.

– Quoi?

– La fameuse liste. On ne sait pas quels parents nous ont trahis, les miens pourraient très bien en faire partie.

– Tu dis ça sérieusement?

– Absolument. Venant de mes parents, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Samuel est d’accord avec moi.

– Je te crois sur parole. De toute façon, tu vas bientôt vouloir avoir un travail d’été et la majorité approche pour beaucoup d’entre vous.

– Ce n’est pas une raison.

– Si c’en est une, Joal. Ce qui se passe en ce moment va continuer à se passer tout au long de ta vie. Un jour, on part vers une destination inconnue, comme quand tu es venue ici la première fois, comme quand moi j’y suis venu, on fait des expériences, des bonnes, des mauvaises, il y a des chicanes, des réconciliations, on s’attache aux gens, aux lieux. Et hop! un beau jour, il est temps de partir.

– Je sais, mais est-ce que c’est obligatoire que ce soit si vite?

– Non. D’ailleurs, il y a tout de même des gens qui arrivent quelque part et n’en repartent jamais.

– Tu vois!

– Au début, ils se disent que ce n’est pas obligatoire de partir si vite, que rien ne presse, ensuite, que ça peut attendre encore un peu, et puis un peu encore et, finalement, c’est trop tard. Connais-tu cette chanson des Byrds? To everything turn, turn, turn, there is a season turn, turn, turn...

– ... and a time to every purpose under heaven ...

– ... a time to be born, a time to die, a time to plant, a time to reap...

– ... a time to kill, a time to heal...

– ... a time to laugh, a time to weep...

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Chaque fois que j’entends les premières notes de cette chanson, je suis instantanément ramenée, par quelque mystérieux mécanisme de l’esprit, à la joie de cet après-midi où nous avons improvisé ce duo, et le goût de partir quelque part, pour découvrir d’autres mondes, d’autres gens, monte en moi.

J’ai su bien longtemps après que les paroles de cette chanson étaient tirées de l’Ecclésiaste et je me suis demandé alors pourquoi un docteur en anthropologie théologique comme Jacques, qui ne pouvait ignorer ce fait, ne m’en a rien dit. Je crois qu’il l’a fait exprès. Il a dû penser que la chanson parlerait davantage à la fille de seize ans que j’étais. Il devait avoir raison, parce qu’elle m’a accompagnée tout au long de ma vie. Avec elle, j’ai fait plus d’une traversée du désert.

Jacques a bouclé sa valise et nous sommes allés rejoindre les autres pour le souper d’adieu. Les chercheurs partaient très tôt le lendemain matin, aussi Ignis avait préparé le feu en conséquence, pas trop de bois, juste assez. Notre maître de feu savait y faire.

La question qui nous brûlait les lèvres n’a pas été posée et Richard n’y a pas répondu. Marcelle a répété pour la dixième fois au moins :

– Vous n’oubliez pas, Richard. Dès que le serrurier vous donne des nouvelles...

– ... je vous appelle.

– On pourrait se donner rendez-vous à sa boutique.

– Non. Si ce coffre contient quelque chose, je veux que les campeurs soient les premiers à le voir. Je me suis promis de le ramener déverrouillé, mais encore fermé, pour qu’on l’ouvre ici au château.

Ça, c’était notre sherpa tout craché!

– Oui, je comprends, a convenu Marcelle, déçue.

– Ensuite, je vous appellerai. À moins que vous redescendiez avec moi et le coffre-fort pour son ouverture?

– Pensez-vous que ça prendra encore beaucoup de temps?

– Ce serrurier est indépendant, il prend le temps qu’il veut, mais je me suis renseigné avant de le choisir, c’est un orfèvre. Je peux vous garantir qu’il va ouvrir ce coffre sans en abîmer le mécanisme, mais je ne peux rien garantir d’autre.

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J’étais à l’affût. Il faudrait bien que Richard et les chercheurs parlent de la suite des choses, puisque tout ce qui avait été trouvé sur le site avait été rangé dans une grande malle qui ne quitterait pas la montagne. Elle leur serait envoyée seulement si la montagne changeait de propriétaire. Mais ils n’ont pas abordé la question ce soir-là. La conversation a plutôt roulé sur nos souvenirs. Il a été longuement question du docteur, de son aide au cours de l’été précédent et de sa mort tragique. Peu importe ce dont on se souviendrait, il y aurait toujours une ombre désormais sur nos souvenirs.

***

Il fallait qu’elle joue de finesse. Une fois son jeu dévoilé, si elle n’avait pas pris ses précautions, elle pourrait se retrouver sans rien. Et ça, il n’en était fortement pas question. Mais sa décision était irrévocable, Maïte prit le téléphone et composa le numéro de l’inspecteur.

– Il faut que je vous voie, inspecteur. Le plus vite possible.

À l’autre bout du fil, l’inspecteur ne put retenir un sourire de triomphe. Voilà que Maïtena Coti se préparait à changer de camp. Il l’avait deviné tout de suite. C’était les mots habituels.

– Vous pouvez passer au poste quand vous voulez.

– Pas question. Si vous tenez à entendre ce que j’ai à vous dire, venez chez moi cet après-midi. Voici l’adresse.

Après lui avoir donné sa nouvelle adresse et avant qu’il ait le temps de parler, Maïte avait raccroché.

***

L’inspecteur balaya l’édifice des yeux avec l’assurance de quelqu’un qui sait de quoi il en retourne. Ici, les loyers devaient coûter trois fois le prix sans que ça paraisse : rien d’ostentatoire, beaucoup de classe. D’une certaine façon, les goûts de Maïte rejoignaient ceux de Véga. Elle habitait au quatrième où la vue sur les montagnes devait être splendide.

– Bonjour, madame Coti. Je peux entrer?

– Oui. Asseyez-vous, inspecteur.

– Je vous écoute.

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– Pouvons-nous jouer cartes sur table?

– Je vous en prie.

– J’ai cru comprendre que la Couronne avait changé de stratégie.

– C’est-à-dire?

– Vous n’avez rien pu prouver contre moi au procès sur la mort d’Aldébaran. C’est normal que vous tentiez quelque chose d’autre pour le deuxième procès. C’est bien le cas?

– Oui.

– Et ce quelque chose d’autre pourrait être une nouvelle thèse de complot pour meurtre auquel aurait participé un troisième accusé?

– Ça se pourrait.

– Et l’accusé en question pourrait être Carl Kontarsky?

– Possible.

– Ce n’est pas ce que j’appelle jouer cartes sur table, inspecteur. D’ailleurs, la nouvelle accusation a déjà été portée à l’attention de mon avocat, je testais simplement votre ouverture d’esprit. Ce n’est pas fameux!

– Dites-moi ce que vous voulez me dire, vous jugerez ensuite de la qualité de mon ouverture d’esprit.

– Bon, si c’est comme ça, voici ce que j’ai à vous dire. Je pourrais me taire et je suis à peu près sûre que je m’en tirerais encore, au pire avec un non-lieu, mais justice ne serait pas rendue. Je vous propose mon témoignage sur ce qui s’est réellement passé.

– En échange de?

– En échange de l’abandon des poursuites contre moi.

– Impossible. Le ministère public n’acceptera pas.

– De toute façon, je ne suis pas coupable.

– Pourquoi ne pas nous avoir dit tout ce que vous saviez dans ce cas?

– Parce que si je n’ai pas tué Aldébaran ni Rigel ni choisi de le

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faire, je savais. C’est quand même moins grave que si je les avais tués, non?

– [...]

– Vous n’arriverez à rien sans mon aide.

– [...]

– Dites quelque chose!

– Qu’est-ce qui vous a fait changer d’idée, Maïtena

C’était un vieux truc éculé d’inspecteur, se taire pour déstabiliser, puis s’informer gentiment, en usant du prénom de la personne. Ça marchait presque à tout coup. Mais Maïtena avait vu neiger. Elle lui servit sa propre médecine en omettant par deux fois de répondre.

– [...]

– Voyons, il doit bien y avoir une raison pour que vous vouliez témoigner précisément à ce moment-ci?

– [...]

– Écoutez, tout ce que je peux vous promettre, c’est d’en parler au procureur.

– Alors faites-le et rappelez-moi.

– D’accord.

Maïte se leva pour indiquer que la conversation était finie. Elle reconduisit l’inspecteur, referma la porte et se mit à trembler.

***

Capella raccrocha et vint rejoindre Hermès dans la cuisine pour lui raconter ce que l’inspecteur venait de lui apprendre.

– Qu’est-ce que vous en pensez, Hermès?

– J’aime mieux deux coupables condamnés sur trois que pas un seul...

– Si Maïte agit par vengeance, elle pourrait très bien avoir décidé de porter de fausses accusations pour s’en tirer.

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– C’est un risque à courir. Altaïr et Véga vont se défendre, d’autres informations vont surgir, on sera peut-être plus à même de comprendre ce qui s’est finalement passé.

– Croyez-vous qu’elle dit vrai?

– C’est possible. Venant d’Altaïr, rien ne me surprendra jamais. Ce n’est pas d’hier que je me désole pour Shaula. La seule chose qu’Altaïr a faite de bien, ce sont ses deux enfants et encore, parce que, fort heureusement, ils ne tiennent pas de lui. Mais pour Véga, je ne sais pas. Au cours du procès, elle a été assez peu mise en cause, j’ai du mal à être catégorique.

– Avouez que vous l’aimez bien et que vous espérez que les accusations de Maïte ne sont que de viles calomnies.

– Oui, vous avez raison. Il me déplaît de penser qu’elle nous aurait tous bernés pendant si longtemps sans jamais se trahir.

– Moi aussi. Ça me fait drôle de penser à Véga comme à une criminelle. Maïte n’a jamais vraiment fait partie de notre groupe. À la limite, Altaïr y vivait en périphérie. Mais Véga, c’était vraiment une des nôtres.

– C’est bien ce qui permet à la trahison de fonctionner, on ne se méfie pas des gens qui sont proches de nous à ce point.

***

Le coffre-fort reposait sur le bureau de Richard, mystérieux comme un œuf de dragon. Nous le regardions, nous en faisions le tour avec précaution, à la fois dévorés de curiosité et moins pressés qu’on pensait de rompre le charme.

– Je ne sais pas plus que vous ce qu’il y a à l’intérieur, a pris soin de dire Richard.

Il avait fait l’aller-retour d’une seule traite quand il avait reçu le message du serrurier. Celui-ci lui avait remis une clé neuve et les numéros de la combinaison. Richard s’était contenté de demander :

– Y avait-il quelque chose à l’intérieur?

– Oui et il y est toujours, a répondu l’artisan d’un ton bourru. J’ai ma réputation.

220

– Je n’étais pas inquiet.

– Ce coffre n’avait pas été ouvert depuis des dizaines d’années. Le mécanisme est comme neuf, je ne l’ai même pas égratigné.

– C’est du beau travail, merci. Combien est-ce que je vous dois?

Le serrurier s’est fait payer et Richard est rentré directement au château.

Donc, nous étions tous autour à attendre que quelqu’un dise quelque chose. On supposait que ce serait Luc ou Marie-Josée, mais à notre surprise à tous, c’est la timide Stéphanie qui a fini par demander :

– Est-ce qu’on va enfin l’ouvrir ce coffre-fort, oui?

Richard a lentement tourné la clé. On a entendu un déclic. Ensuite, il a placé chacun des trois boutons dorés en suivant la combinaison fournie par le serrurier et la porte s’est ouverte comme une fleur. À l’intérieur, un livre, sans autre trait distinctif que sa couverture noire en tissu fatigué. Nous l’avons regardé avec déception, presque avec rancune. Après une aussi longue attente, on aurait aimé qu’il soit cousu de fil d’or et orné de diamants.

Richard l’a sorti avec précaution, comme s’il s’agissait d’un bébé dragon. À l’intérieur, des mots tracés à l’encre verte, des centaines de pages manuscrites, le fin mot de l’histoire des chapelles écrite par son créateur en personne.

***

Dans les jours qui ont suivi, le livre noir a pris toute la place dans nos esprits et dans notre imagination. L’impossible rencontre avait eu lieu. Le frère Isidore ressuscité nous racontait son histoire, ses chapelles, ses espoirs. De jolies esquisses à main levée ornaient plusieurs pages. Richard avait posé des gants de coton blanc sur le livre en nous recommandant de les enfiler pour tourner les pages; c’est la seule restriction qu’il nous a imposée.

Au moment de son passage à Québec, il avait tenté sans succès de joindre les chercheurs. Voyant à quel point le livre nous fascinait, il a décidé de nous en laisser l’exclusivité jusqu’à la fin des vacances. De toute façon, elles s’achevaient. Dans trois jours, on ferait les bagages, on fermerait les contrevents fabriqués par Henri, on irait remplir la saline et saluer les chevreuils.

221

L’avant-veille du départ, une fois les dernières corvées accomplies, Richard nous réservait une surprise. Je ne sais pas comment il s’y était pris, mais il avait réussi à faire venir au château, à notre insu, Alice, Marguerite et Jeannou; elles avaient cuisiné toute la journée. Le banquet nous attendait dans la remise qui sentait bon le bois neuf. Henri était dans le secret de même qu’Adhara et le frère Cercatore, lequel était ravi de cette double invitation à participer à la fête et à découvrir le livre noir dont il avait anticipé l’existence.

– Alors le voilà, ce livre!

Le frère Cercatore enfila les gants et le prit avec douceur. Il passa la main sur sa couverture usée, l’ouvrit et en feuilleta les pages en souriant.

– Je n’étais pas certain d’avoir raison, mais je suis content que ce soit le cas.

Et, regardant Richard, il demanda :

– Qu’allez-vous en faire?

– D’abord le prêter aux chercheurs pour qu’ils puissent étayer leurs découvertes, ensuite nous nous réunirons, les campeurs et moi, pour décider de son sort. J’estime que c’est notre propriété commune et qu’il nous revient de décider collégialement de son sort.

On ne s’attendait pas à un tel honneur. Comme toujours, notre sherpa nous surprenait. Cette fois, nous pouvions lui rendre la monnaie de sa pièce : nous avions aussi une surprise pour lui. Pendant le dessert, Stéphanie s’est éclipsée. On avait plutôt l’habitude depuis deux ans de la voir tournoyer avec son appareil photo chaque fois que quelque chose se passait et souvent même quand il ne se passait rien. Mais personne ne voyait jamais les résultats. Jusqu’à ce qu’elle nous convoque au dortoir quinze jours plus tôt. Elle avait développé les meilleurs moments des deux derniers étés et nous avions collectivement participé, en secret nous aussi, à la fabrication d’un grand album de photos accompagné des commentaires de chacun.

Trouvant que notre cadeau avait un air un peu trop définitif, nous y avions ajouté des pages vierges dans l’éventualité de notre retour au château pour une cinquième saison. Richard n’a rien dit, mais il s’est attardé à ces pages comme si elles contenaient l’avenir. Puis, les yeux pleins d’eau, il a lancé en vitesse :

222

– Allons manger!

Pour une fois, Pouf s’est assis avec nous, à la place d’honneur, flanqué de son fidèle marmiton et on a levé nos verres de limonade à leur santé dix fois plutôt qu’une. Le repas n’en finissait plus, on n’arrivait pas à s’arrêter de parler, de manger, de rire. Jusqu’à ce que les plus jeunes commencent à tomber comme de petites mouches à bout de force. On a regardé Luc, en se demandant s’il allait oser prononcer la phrase rituelle. Il a laissé le suspense durer quelques minutes, puis il s’est jeté à l’eau :

– Arrête de tourner autour du pot, Richard ! On revient... ou pas?

Il n’a pas été capable de nous le dire à voix haute, c’était trop dur. Il a simplement fait non de la tête, il a soulevé Pio qui s’était endormi dans ses bras et il est parti en direction du château mettre le plus jeune campeur au lit.

Quand on s’est levés le lendemain, toute trace de fête avait disparu. La remise avait été nettoyée, la vaisselle lavée et rangée et nos hôtes s’étaient envolées.

223

Épilogue

La danse des plumes Morne soirée. Stéphanie fredonnait un air triste en laissant courir

ses doigts sur la guitare, on aurait dit Lady Shalott tissant sa toile avant que le mauvais sort ne brise le miroir. Charlotte se brossait cent fois les cheveux, puis recommençait cent autres fois, les petites préparaient les sacs à dos de leurs poupées pour le lendemain. Maïna parlait aux cartes et moi, je relisais la première phrase de mon roman policier préféré. D’habitude, cette phrase avait le mystérieux pouvoir de me soustraire au réel. Mais pas ce soir-là. J’avais beau attaquer la phrase avec détermination, la lire silencieusement, puis à mi-voix, au premier mot de la deuxième phrase, mon esprit prenait déjà ses jambes à son cou. Je courais derrière pour l’arrêter, pour l’empêcher de m’emmener ailleurs. J’ai fini par m’assoupir.

Ce sont des bruits étouffés qui m’ont réveillée et une lueur dansante sur le mur de l’escalier m’a fait me dresser dans mon lit. J’ai tendu l’oreille : des ricanements, des chut! des tintements, des pas qui s’approchaient. Puis, quelqu’un a surgi, une sorte de monstre, le visage éclairé par de petites langues de feu. D’autres l’entouraient, faisant s’entrechoquer cuillères et pintes de lait.

– Qu’est-ce qu’on fête? a grommelé Catherine, qui avait distingué des bougies sur un gâteau.

– C’est Noël? On va avoir des cadeaux? a demandé Judith pleine d’espoir.

Pouf, car c’était lui le visage grimaçant au-dessus des flammes, a déposé sa pièce montée sur la petite table bancale au centre du dortoir et les gars ont commencé à distribuer cuillères et parts de gâteau. Une fois le gâteau avalé, Laurent a attiré notre attention sur un vieux coffre qu’il avait posé à l’entrée du dortoir.

– J’ai pensé à quelque chose.

– Non! Sans blague!

– Arrête, Martin, je suis sérieux!

– Bon, bon, vas-y. Qu’est-ce que c’est?

224

– Je me suis dit qu’on ne pouvait pas partir comme ça du camp, sans marquer le coup. Je vous propose qu’on fasse un pacte.

– C’est quoi un pacte? a demandé Pio.

– C’est un genre de promesse, lui a brièvement répondu Ignis. Écoute Laurent, il va nous expliquer.

– Pourquoi il y a un coffre? s’est à son tour informée Estelle.

– C’est justement ce que j’essaie de vous dire. Écoutez-moi et vous allez le savoir. Pendant que Pouf et les autres préparaient la fête, je suis monté chercher ce coffre au grenier. J’ai pensé qu’on devrait tous y mettre un objet, mais pas n’importe lequel; celui auquel on tient le plus. Ensuite, on va aller l’enterrer près de Zitella.

– Pour quoi faire ? a demandé Alain.

– C’est une façon de se dire que notre amitié est encore plus importante que l’objet auquel on tient le plus.

– Et on ne reverra plus jamais ce qu’on y a mis? s’est enquis Daniel avec inquiétude.

– Justement, oui. Je vous propose qu’on revienne tous ici en l’an 2000.

– Wow! On va être vieux!

– Pas mal, Judith. Tu vas avoir, attends un peu... trente ans! Et moi, je vais en avoir... trente-six.

– On ne pourra peut-être pas tous venir, a lancé Marie-Jo qui rêvait d’aller étudier les langues au Moyen-Orient.

– Un pacte, c’est sérieux. On ne peut mettre un objet dans le coffre que si on est sûr de respecter sa parole.

– Oui, mais si on meurt avant? s’est inquiétée Stéphanie.

– Si on fait ce pacte, il va falloir revenir absolument, à moins d’être mort. Vous êtes d’accord?

– Je suis partant, a dit Samuel en retirant de son poignet la montre que grand-père Armand lui avait donnée pour ses huit ans.

– Morte ou pas, je reviendrai, a promis notre diseuse de bonne

225

aventure.

Tout le monde était d’accord et on s’est dispersés, à la recherche du trésor digne de notre engagement.

J’ai d’abord pensé mettre mon roman policier dans le coffre, mais c’était un peu malhonnête. Un livre qu’on aime, on peut toujours le racheter; enfin pas toujours. Il arrive que les livres s’épuisent. On ne les trouve plus nulle part. Mais ça, je l’ai su longtemps après. Dans ce temps-là, je croyais qu’ils étaient renouvelables à l’infini. Qu’une fois écrit, un livre ne pouvait pas mourir. Au fond, j’avais un autre choix, mais j’hésitais à le faire. C’était si loin l’an deux mille, dans dix-neuf ans. J’aurais trente-cinq ans. J’avais beau essayer, je ne voyais pas à quoi ressemblerait ma vie à une époque aussi éloignée.

Catherine s’est approchée du coffre. Elle a défait le ruban qui nouait le médaillon celte qu’elle portait à la taille, comme l’avait fait Adhara le jour où elle-même me l’avait remis pour Catherine. Je me suis sentie si honteuse que je suis partie chercher mon trésor sans plus attendre.

***

La fête improvisée tirait à sa fin, il était temps de retourner au lit. Soudain, un oreiller, lancé par une main anonyme, a traversé le dortoir et éclaté sur la tête de Luc qui s’en allait se coucher, faisant voler des plumes dans toutes les directions. Luc s’est emparé d’un autre oreiller, et en a assené de grands coups sur la première tête qui passait à sa portée. En une fraction de seconde, tout le monde s’est mis à se taper dessus par oreiller interposé, libérant des kilos de plumes qui tombaient comme de la neige sur le sol du dortoir.

Au terme de la bataille, pas de blessé du côté des campeurs, mais pas un seul survivant dans le camp des oreillers. On s’est regardés, mal à l’aise, en se demandant comment on allait expliquer ça à Richard; de si beaux oreillers, presque neufs! Puis, la mémoire nous est revenue. Dans moins de douze heures, le château de Céans fermerait définitivement ses portes; qui avait encore besoin d’oreillers dans ce cas?

Le marais de l’est 28 avril 2009

226

Table

Liste des principaux personnages ................................................................... 4

Prologue Un chat sur la braise ....................................................................................... 8

Chapitre premier Le fantôme de Zitella ....................................................................................... 9

Chapitre II Pas d’argent, pas d’épices ............................................................................ 15

Chapitre IV Tuer ce feu ..................................................................................................... 27

Chapitre V L’automne de la défaite ................................................................................. 32

Chapitre VI Pâte à choux .................................................................................................. 39

Chapitre VII Loin comme l’Italie ....................................................................................... 46

Chapitre VIII Vertu théologique .......................................................................................... 54

Chapitre IX Seul ................................................................................................................ 61

Chapitre X Et il y eut un matin ....................................................................................... 79

Chapitre XI Un brin de ce lien .......................................................................................... 94

Chapitre XII Hâtez-vous lentement .................................................................................... 98

227

Chapitre XIII La jeune mariée ........................................................................................... 106

Chapitre XIV Couvert nuageux ......................................................................................... 116

Chapitre XV Patte de velours ........................................................................................... 125

Chapitre XVI Le poids d’une feuille .................................................................................. 136

Chapitre XVII Les huit visages ........................................................................................... 145

Chapitre XVIII Ce que l’on sème ......................................................................................... 152

Chapitre XIX Premier amour ............................................................................................ 160

Chapitre XX Les petits chemins de vers ........................................................................... 166

Chapitre XXI Chacun son chagrin .................................................................................... 172

Chapitre XXII Les trois vœux ............................................................................................. 180

Chapitre XXIII Les limites de leur empire ........................................................................... 185

Chapitre XXIV Un si beau soir de fête ................................................................................ 190

Chapitre XXV Témoins de Jéhovah .................................................................................... 196

228

Chapitre XXVI Les corneilles .............................................................................................. 202

Chapitre XXVII Une jeune Anglaise ..................................................................................... 208

Chapitre XXVIII Nomades ...................................................................................................... 213

Épilogue La danse des plumes ................................................................................... 223