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LA TRIVIALISATION DE L'INTIME Michaël F?ssel Editions Esprit | Esprit 2008/2 - Février pages 6 à 12 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2008-2-page-6.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- F?ssel Michaël, « La trivialisation de l'intime », Esprit, 2008/2 Février, p. 6-12. DOI : 10.3917/espri.0802.0006 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h40. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h40. © Editions Esprit

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LA TRIVIALISATION DE L'INTIME Michaël F?ssel Editions Esprit | Esprit 2008/2 - Févrierpages 6 à 12

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2008-2-page-6.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------F?ssel Michaël, « La trivialisation de l'intime »,

Esprit, 2008/2 Février, p. 6-12. DOI : 10.3917/espri.0802.0006

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Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

© Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Michaël Fœssel

«C’est quelque chose de très personnel… ce n’est pas seu-lement une affaire politique. »

Hillary Clinton au bord des larmes, le 7 janvier 2008

IL Y A dans les jugements sur la « pipolisation de la politique »quelque chose d’étrangement anachronique. L’idée que la mise enscène de l’existence des puissants dénature le politique emprunte àune conception très contraignante de la séparation entre sphère pri-vée et sphère publique. Il faut remonter aux Grecs pour trouver uneexpression radicale de cette séparation, et une véritable rupture qua-litative entre l’espace public de l’agora et la vie domestique. Mais lesGrecs ignoraient tout de ce que nous appelons aujourd’hui la « vieprivée », dans laquelle ils ne voyaient rien de plus que l’aménage-ment des conditions nécessaires à la vie biologique. D’où la diffé-rence qu’ils faisaient entre la vie naturelle (zoé) et la vie qualifiéeéthiquement ou politiquement (bios), la seule qui vaille la peined’être vécue.Les contempteurs de la pipolisation de la vie politique ont l’oreille

grecque : dans l’expression « vie privée », ils n’entendent que la pri-vation. Dans ce partage rigoureux entre la valeur et l’insignifiant, l’in-timité des hommes n’accède jamais à la dignité du visible. Et celapour une raison simple : ce qui est à peine quelque chose, on com-prend que cela puisse être caché sans préjudice. Selon certainspuristes, il appartiendrait même à la morale politique de ne rien com-muniquer de la vie privée, de peur que ce qui mérite d’être montré nesoit contaminé par l’exhibition des sentiments et des besoins. Ce n’estplus alors seulement le « privé » qui doit être exclu de l’espacepublic, mais aussi le « social » que l’on soupçonne de dénaturer le

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lien politique qui se fonde sur la liberté des hommes et exclut lerègne de la contrainte, qu’elle soit économique ou affective.

L’entrée en scène de la vie privée

En France, la condamnation de la privatisation de l’espace publicemprunte le plus souvent à la philosophie de Hannah Arendt, maisrelue à la lumière de la République. À propos des Anciens, Arendtécrivait :

Vivre une vie entièrement privée, c’est avant tout être privé de chosesessentielles à une vie véritablement humaine1.

Parmi ces « choses essentielles », il y a précisément le partage d’unmonde commun qui fait la noblesse du politique, et qui ne sauraitsortir indemne d’une focalisation sur la vie domestique. Il est vraique le « commun» est soumis au régime de l’apparaître et que, dansce domaine, ne doit être manifeste que ce qui suscite l’intérêt géné-ral. Mais il s’agit, chez Arendt, d’une description du phénomène poli-tique, et d’une tentative de mettre au jour sa singularité par rapport àla vie privée et à la sphère sociale. Le discours républicain a ten-dance à confondre cette description avec l’énoncé d’une norme,comme si la vie concrète des hommes était par principe exclue desdébats légitimes. Dans cette perspective, la généralité de la loioppose son sérieux et sa sacralité à la vie privée, réduite à l’expres-sion d’une particularité presque indécente.Le républicanisme, surtout lorsqu’il est nostalgique de l’agora, voit

donc d’un mauvais œil l’intrusion du quotidien dans le débat public.Mais cette conception est discutable dans ce qu’elle a d’exclusif. Lestatut des femmes et des esclaves dans la démocratie athénienne estlà pour nous le rappeler : la pureté de l’espace public se paie d’undroit d’entrée exorbitant. C’est ce qu’ont dû ressentir ceux qui ont vuleurs revendications reléguées dans la sphère de l’intime au nom du« droit à l’indifférence » qui justifiait l’exclusion de toutes les singu-larités. Il n’est pourtant pas nécessaire d’avaliser tous les combats«minoritaires » pour admettre que la privacy participe de plein droitdu politique. Qu’auraient été les revendications féministes sans l’ar-rachement du « privé » à la sphère de la domesticité ? On ne peut sim-plement considérer comme l’effet d’une privatisation de l’espacepublic le fait de prendre en compte politiquement ce qui se produitdans un foyer.Il y a finalement une contradiction dans le « républicanisme » et sa

conception de l’espace public : au nom de l’égalité devant la loi, il

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1.Hannah Arendt, la Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 99.

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construit une hiérarchie des expériences qui dénie à la vie privéetoute dimension politique. Ce faisant, il ignore que l’invisibilité n’estpas toujours choisie par pudeur, mais qu’elle peut être socialementimposée. Bien que suspectes de communautarisme, les éthiques de lareconnaissance ont pris acte de ce fait. Elles nous rappellent qu’il estparfois légitime d’être vu, y compris dans les dimensions de l’exis-tence qui sont traditionnellement associées à l’intime. Lorsque l’in-différence est vécue comme un tort, la manifestation des désirs ou descroyances de l’individu devient autre chose que l’étalage du Moi.Politiquement discutable, la critique puriste de la privatisation de

l’espace public est aussi historiquement sujette à caution. Qu’on ledéplore ou non, le partage strict entre le privé et le public a depuislongtemps perdu de son efficacité symbolique. Déjà dans les grandsrécits monothéistes, et plus encore dans la littérature romanesque, lasingularité des destinées se confond avec l’Histoire. Même s’il a prisces dernières années une dimension industrielle, l’art de mettre enscène des récits (le storytelling2) n’est pas une invention récente : il atoujours accompagné les mythologies monarchiques qui, par nature,reposent sur la confusion du privé et du public. Quant à la répu-blique, elle a aussi ses héros, ses mythes fondateurs et ses « grandsrécits » qui font une large part à la narration des destins individuels.Si l’on admet que la politique s’incarne dans des « acteurs », ildevient inévitable que leur vie entre sur la scène de l’histoire

L’invention de l’intime

Faut-il voir dans cette promotion des psychologies la marque infa-mante de la dépolitisation ? La valorisation du privé est indissociabledu projet moderne, et il faut considérer la modernité comme intrinsè-quement antipolitique pour affirmer que la vie privée n’a rien à fairesur les estrades. Plus exactement, la modernité distingue, à l’intérieurde la vie privée, ce qui relève de l’intime, et qui se voit conférer unecertaine profondeur irréductible aux autres rapports sociaux. L’intimeest le superlatif de l’intérieur : son invention marque donc une promo-tion sans précédent de la subjectivité. Dans une vie, il ne désigne passeulement ce qui ne peut être révélé (le secret de nous-mêmes), maisce qui échappe à toute transaction sous peine de retomber dans l’ano-nymat et l’uniformité.Dans les Temps modernes, l’intime change de signe et il reçoit une

valeur d’authenticité. Comme tel, ce projet n’entre nullement en

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2.Voir Christian Salmon, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater lesesprits, Paris, La Découverte, 2007.

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contradiction avec le respect de la sphère publique. Rousseau est lemeilleur exemple de cette articulation : grand admirateur de Sparte,l’auteur du Contrat social est aussi celui des Confessions et de la Nou-velle Héloïse. Mieux vaut penser le rapport entre l’intime et la publi-cité sous la forme d’une tension. L’intime se manifeste bel et bienpubliquement, mais comme ce qui relève de la liberté de l’individu. Iln’est pas ce qui annule l’espace public, mais ce qui en est retranchépar un ensemble de signes corporels ou symboliques. Cette mise enscène de la pudeur relève de ce que Erving Goffman a appelé l’édifi-cation des « territoires du moi3 ». Il y a des gestes, des paroles, et sur-tout des silences, qui sont là pour désigner aux autres ce que l’onrefuse de leur montrer.Ce que les Grecs identifiaient dans l’espace de la domesticité se

voit dès lors divisé en deux sphères distinctes : l’intime et le social. Ily a donc au moins trois dimensions de l’existence (l’intime, le socialet le politique) et, dans cette topique moderne, la porosité l’emportesur l’étanchéité. Ainsi, la politique ne sort pas indemne de cette évo-lution : elle gagne en profondeur ce qu’elle perd en publicité. Si lamodernité installe une certaine moralisation de la politique et un lienentre la vérité et la conduite des affaires de l’État, c’est précisémentparce que l’on attend des hommes publics qu’ils manifestent leurhumanité. Même Machiavel reconnaissait que le prince devait savoirparaître bon pour être obéi. Pour cela, il n’y a d’autre moyen que dese livrer un peu.On vivait donc, jusque récemment, dans l’idée que la vie privée

avait une densité propre et que celle-ci ne portait pas forcémentatteinte aux engagements publics. La valorisation de l’amour est pourbeaucoup dans l’émergence moderne de l’intime comme lieu d’expé-rimentation de la vérité. Le philosophe Axel Honneth a montré à quelpoint « la représentation romantique de l’amour est opposée au mondeinstrumental des relations d’échanges4 ». Ce qui faisait la spécificitéd’un couple, c’était justement de se démarquer de l’environnementsocial et de construire son expérience en marge des considérationsstratégiques. C’est là une condition minimale à la reconnaissancemutuelle dans la sphère affective. S’il y a une nouveauté, elle tientmoins aujourd’hui dans la « pipolisation de la politique » que danscelle de l’intime. Plus encore que l’autonomie de la sphère publique,c’est le lien entre amour et vérité que le people affaiblit considérable-ment. Il est difficile, en effet, d’admettre que le crépitement desflashs et les mouvements de caméras dessinent une atmosphère pro-pice à l’échange des sentiments.

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3.Voir Erving Goffman, la Mise en scène de la vie quotidienne, t. II, les Relations en public,Paris, Minuit, 1973.4. Axel Honneth, la Société du mépris, Paris, La Découverte, 2006, p. 301.

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Sous prétexte d’élever l’intime au rang d’objet journalistique, lamédiatisation de la vie privée réduit les émotions au calcul prosaïqued’utilité. Ce faisant, elle prive le « privé » de ce qui faisait de lui unlieu d’élaboration éthique. Les deux dernières décennies marquentl’intrusion d’une forme de rationalité instrumentale dans la relationamoureuse :

Le nouvel « esprit » du capitalisme transfère sa représentation entre-preneuriale d’un agir calculateur sur le rapport à soi des sujets etsemble progresser jusqu’à la capillarité des relations intimes5.

C’est moins la confusion entre le privé et le politique qui est en causeque le rabattement de l’intime sur le social et sur l’économique.Lorsque la présidente du Medef assimile la rupture d’un contrat detravail avec la fin d’une histoire d’amour et fait l’apologie de la « pré-carité » dans toutes les dimensions de la vie, on ne sait plus très bienquoi, de l’intime ou du social, est pris comme modèle. Mais on pres-sent que la négociation des liens personnels qui fait la spécificitémoderne de l’intime menace de se transformer en marchandage.Il y avait, bien sûr, un peu de naïveté dans l’image du couple aso-

cial, reclus sur l’île déserte des sentiments. Mais c’est sur ce genre denaïveté que se fonde la symbolique de l’amour. Dans la consciencemoderne, le suspens de la société constitue paradoxalement le moyende socialisation du couple, sa manière d’apparaître, mais toujours à lamarge. Paraphrasant Goethe et Nietzsche, on pourrait ramenerl’éthique romantique de l’amour à la maxime suivante : « Si nous nousaimons, en quoi cela vous regarde-t-il ? »

L’ironisation des regards

La médiatisation de l’intime brise cette économie fragile de lamanifestation. Depuis peu, les hommes et les femmes publics ontdécidé que leurs amours nous regardaient, et ils ne se sont pas sou-ciés outre mesure de ce qui méritait d’en être exhibé. Plus qu’à unedépolitisation, c’est à une dévalorisation de la sphère privée par leshommes politiques eux-mêmes que l’on assiste. Les derniers avatarsde la pipolisation en France sont révélateurs de ce fait. D’uneancienne candidate à la présidence de la République, on pourraitcertes attendre autre chose que des métaphores sexuelles à propos deses compétiteurs (Ségolène Royal évoquant la « panne » qui auraitjustifié le refus de François Bayrou de la recevoir). C’est la critiqueclassique de la « pipolisation de la vie politique ». Mais, surtout, onest étonné qu’une « compagne » congédie son « compagnon » par voie

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5.A. Honneth, la Société du mépris, op. cit., p. 303.

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de presse, après vingt-cinq ans de vie commune. Cette procédure fortpeu sentimentale est l’effet de la « pipolisation de l’intime ».Concernant Nicolas Sarkozy, il n’est pas (ou plus) très étonnant

qu’il fasse état de sa liaison avec une chanteuse célèbre. Le plustroublant est que cette révélation se fasse depuis Disneyland, un lieuque l’on imagine peu propice à la séduction. Sur ce point comme surd’autres, l’actuel président mène à son terme une logique déjà àl’œuvre dans la société médiatique. L’idéologie de la transparenceproduit certainement des effets sur l’idée que l’on aimerait pouvoir sefaire de la fonction et de la stature présidentielles. C’est pourquoi lediscours « républicain » à l’égard de Nicolas Sarkozy est embarrassé.D’une part, le nouveau président est loué parce qu’il affiche la souve-raineté de la « volonté politique » contre sa dissolution dans le social(le sarkozysme est à bien des égards l’occultation du social). Mais,d’autre part, le même homme qui promet le retour du politique donneplus à voir de sa vie privée que n’importe lequel de ses prédéces-seurs. Ce volontarisme sentimentaliste désoriente les défenseurs dela « chose publique », qui voudraient admirer un président qui nesonge qu’à se faire aimer. Mais il déconcerte plus encore ceux qui,persistant à identifier l’intime et l’authentique, sont condamnés à voirJacques Séguéla promu au rang de diariste officiel d’un coup defoudre amoureux.Aujourd’hui, les politiques se plaignent de ne plus avoir de vie pri-

vée6. Ils veulent soustraire leur intimité au jugement, mais sans lasoustraire aux regards. Devant les journalistes, le président a récem-ment fait valoir son « droit au bonheur » : encore une manière demanifester publiquement ce qui ne devrait jamais apparaître. Depuistoujours, le droit au bonheur signifie la liberté d’exister en dehors desautres, mais cette liberté ne résiste pas à la promiscuité médiatiqueque les politiques ont méthodiquement organisée. Les plus exhibi-tionnistes d’entre eux se trouvent dans la situation de quelqu’un qui agrand ouvert les portes de sa vie et s’étonne de ne plus avoir aucunmoyen de se rendre inaccessible. Or, particulièrement dans ledomaine politique, l’inaccessibilité est la condition de l’autorité.Quel crédit peut-on accorder à ceux qui montrent tout ?Mais il y a plus dans cette exhibition de la vie privée. La pipolisa-

tion de l’intime est sa trivialisation : en offrant leurs performancesamoureuses aux regards, les politiques se vouent aussi à l’ironie desspectateurs. On n’empêchera pas le public de se demander quelamour préside à une discussion où deux amants envisagent lamanière dont ils feront publiquement état de leur idylle. « Saint-

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6. Cette plainte prend parfois une forme judiciaire, comme lorsque Ségolène Royal attaqueen justice Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin, auteurs de la Femme fatale. Sur ce point, l’an-cienne candidate à l’élection présidentielle a reçu le soutien de Nicolas Sarkozy.

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Germain-des-Prés » suggéra la chanteuse, que l’on dit très « rivegauche » ; «Disneyland » décida le président, que l’on dit très« peuple ». Tous les efforts de mise en scène n’évitent pas que l’onimagine un tel dialogue, et ce marchandage désigne ce qui, dans lepeople, échappe presque nécessairement au glamour.Dans cette forme de médiatisation, ce n’est évidemment pas ce que

l’on voit qui importe : les spectateurs ont appris à regarder au-delà dece qu’on leur montre. Du reste, la presse « de qualité » (Gala, Pointde vue) a depuis longtemps été supplantée par la presse trash (Voici,Public), qui ne perd jamais une occasion d’ironiser (photos à l’appui)sur les idylles des riches et des puissants. Cette presse concerne deslecteurs qui ont arrêté d’y croire. Insensible au storytelling, ce publicconnaît la fin de l’histoire et attend avec impatience que les amantsqu’on lui montre aient intégré la logique économique au point dedevenir des compétiteurs. Ce n’est pas le regard attendri de la chan-teuse ou du président, ni la tristesse de la candidate ou du Premiersecrétaire qui sont scrutés. Plutôt le regard froid que s’échangent desprofessionnels de la mise en scène amoureuse qui, de toutes lesfaçons, finiront par s’affronter.La pipolisation de l’intime ne concerne donc pas les « foules senti-

mentales » qui pouvaient encore s’émouvoir de l’humanité des puis-sants7. Désormais, les spectateurs s’amusent que, pour leur plaire, onleur joue la comédie de l’amour. Mais ils ne sont pas dupes de cettecomédie, même et surtout lorsque la parole présidentielle leur assureque « c’est du sérieux ».Il est probable que les politiques choisissent de montrer leurs sen-

timents parce qu’ils pressentent qu’ils n’ont plus grand-chose d’autreà offrir au public. Leurs joies et leurs peines viennent alors en lieu etplace des promesses non tenues, comme une tentative un peu déses-pérée pour réconcilier les citoyens avec la politique. Mais le calculest risqué et il se pourrait que la pipolisation de l’intime produise deseffets politiques contraires à ceux que l’on recherche. Elle annule ceque nous étions encore prêts à accorder aux hommes publics : un peud’authenticité. Elle est devenue un instrument d’ironisation du regardbien plus puissant que le désarroi lié à des attentes politiquesdéçues.

Michaël Fœssel

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7.Dans une chanson intitulée Foules sentimentales, Alain Souchon évoquait cette presse oùl’« on nous inflige des désirs qui nous affligent ». C’était il y a une quinzaine d’années. Entre-temps, la capacité d’affliction du public a été largement entamée par l’exhibition, devenue rou-tinière, des « amours » stratégiques.

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