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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat. Les Lettres françaises du 12 mai 2016. Nouvelle série n°137 www.les-lettres-francaises.fr Adonis, par Houria Abdelouahed et René de Ceccatty Création du silence, par Silvia Baron Supervielle Dante, par René de Ceccatty La troisième langue, par Adonis DR Adonis.

La troisième langue, - data.over-blog-kiwi.comdata.over-blog-kiwi.com/0/77/72/87/20160922/ob_2262d1_20160511-01... · ... al Kitâb. Hier le lieu Au-jourd’hui ... dialogue entre

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Fondateurs : Jacques Decour (1910-1942), fusillé par les nazis, et Jean Paulhan (1884-1968). Directeurs : Claude Morgan (1942-1953), Louis Aragon (1953-1972), Jean Ristat.

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s d u 1 2 m a i 2 0 1 6 . N o u v e l l e s é r i e n ° 1 3 7www.les-lettres-francaises.fr

Adonis, par Houria Abdelouahed et René de Ceccatty

Création du silence, par Silvia Baron Supervielle

Dante, par René de Ceccatty

La troisième langue,par Adonis

DR

Adonis.

Adonis

I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 M a i 2 0 1 6 ) .

Lorsque, il y a un peu plus d’un an, Houria Abdelouahed m’a donné, pour les éditions du seuil où je travaille, sa traduction du

troisième tome du Livre, al Kitâb. Hier le lieu Au-jourd’hui (dont les deux premiers tomes avaient paru, toujours au seuil, en 2007 et en 2013), j’ai pensé qu’il fallait accompagner cette somme poétique d’un dialogue entre elle et le poète d’origine syrienne. ils avaient déjà, dans un entretien publié en 2009 chez Fayard, le Regard d’orphée, approfondi une réflexion sur la création poétique et sur l’histoire de la poésie et de la pensée arabes, de façon très érudite, mais souvent polémique, en s’appuyant sur le par-cours personnel du poète, mais aussi en donnant des éléments historiques sur la fondation et l’évolution du monde arabe, dans sa richesse culturelle et dans ses polémiques idéologiques.

Les événements politiques européens récents, liés au terrorisme d’État mis en place par les gouver-nants de daech à travers le monde et en particulier en France, avaient mis sur le devant de l’actualité la nécessité d’une critique de l’islamisme et rendu urgente une méditation sur ce qui, dans la poésie et la liberté de pensée et de mœurs, est jugé dangereux par un État totalitaire dominé par une religion que caricature l’obscurantisme. Houria Abdelouahed, psychanalyste marocaine vivant en France, consacre une bonne partie de son temps de recherche à l’ana-lyse et à la valorisation de la mystique préislamique et à la critique de la situation des femmes dans l’islam ancien et moderne.

Elle a entrepris, par ailleurs, dans les Femmes du prophète, qui paraît à présent, de remonter aux sources de l’imaginaire arabe sur la femme, en re-prenant les portraits que les textes hagiographiques, postérieurs au Coran, ont tracés des femmes de Ma-homet, épouses, concubines, mère et filles, femmes répudiées ou femmes enlevées. Comment ces por-traits ont-ils, à eux tous, construit une figure de la femme bafouée jusque dans ses élans de liberté et d’héroïsme, de dignité et de courage.

de courage, précisément, Houria Abdelouahed ne manque pas en affirmant avec autant d’autorité

intellectuelle ses opinions dans un domaine où la liberté est plus que menacée. Elle avait publié, avec Adonis, le diwân de la poésie arabe classique (« Poésie », Gallimard, 2008) et, seule, Figures du féminin en islam (PUF, 2012). Elle est donc, par sa culture, ses intérêts, son triple métier de chercheuse, de traductrice et de psychanalyste, une interlocu-trice privilégiée de l’auteur qu’elle a longuement traduit et avec lequel elle poursuit constamment, au-delà de ses traductions, une conversation de fond sur la poétique et la politique arabes, dans des pays dont la culture multimillénaire si riche et la vie quotidienne, individuelle et collective, sont sans cesse meurtries par un totalitarisme explicite ou sournois.

Adonis a une œuvre importante d’essayiste largement traduite dans le monde et publiée, en France, au Mercure de France, chez sindbad et, encore récemment, à la différence, avec Printemps arabes. Religion et Révolution, 2014. ses prises de position sur l’actualité politique paraissent fréquemment dans la presse arabe. il s’exprime volontiers en public sur la nécessité fondamentale de la liberté de création et de vie individuelle, et pose comme condition première d’un bon gouver-nement son affranchissement de toute religion qui, à partir du moment où elle est instrumentalisée par le pouvoir politique, est dénaturée. Attentif à l’histoire de la poésie arabe, il sait combien les poètes au cours de l’histoire ont perdu, sous l’effet d’un pouvoir castrateur et théocratique, de cette liberté. son œuvre poétique, toujours nourrie de cette histoire, où les créateurs inspirés ont dû se battre et où le sang a été abondamment versé sans parvenir à tarir le besoin d’expression poétique, contient de nombreuses références aux poètes qui l’ont précédé et aux chefs politiques qui ont tenté de les museler. il était essentiel de rappeler que le Livre, al Kitâb était aussi un miroir sanglant du temps présent. Et il était bon que Houria Abdelouahed et Adonis écrivent l’un sur l’autre, par amitié et reconnaissance.

René de Ceccatty

Le poète et la chercheuse

Je limite mon propos à deux questions qui suscitent, chez moi, un intérêt tout particulier. La première est en lien avec la

lecture du corpus arabe dans son aspect reli-gieux, lecture qui se veut critique à la lumière de l’éclairage qu’apportent les sciences humaines aujourd’hui et à la lumière de l’expérience histo-rique arabe. La seconde touche à la traduction de la poésie et à ce qu’elle déploie comme ho-rizon dans l’espace des langues et des cultures.

Le travail de Houria Abdelouahed œuvre, à partir de son regard sur la femme et la féminité, à déconstruire ce corpus. Elle montre comment le texte coranique, via la question des femmes, puise dans le pouvoir et la jurisprudence, et comment ce texte, qui est devenu une simple référence pour des rites et des pratiques qui se répètent de façon mécanique, s’est transformé en un simple étai et outil au service du pou-voir. Aussi se trouve-t-il aujourd’hui isolé, sans rapport avec une culture créative et en dehors des questions intellectuelles importantes pour l’esprit humain et la modernité.

il est vrai que les grands textes deviennent petits lorsque ce sont les petits esprits qui les lisent et lorsqu’ils sont objet de convoitise pour de petits desseins. C’est le cas du texte coranique tel qu’il est utilisé par la majorité des musul-mans aujourd’hui.

Je m’explique : le travail sur les religions monothéistes – juive et chrétienne – nous fait

voir comment les temps anciens ne sont pas en rupture avec l’aujourd’hui mais continuent à dialoguer au sein d’une lecture créative. En re-vanche, le texte coranique est réduit à l’exercice du rite et du pouvoir. Aujourd’hui, nous ne trouvons pas un seul grand créateur ou philo-sophe ou poète arabe qu’on peut qualifier de musulman croyant, comme nous disons par exemple Paul Claudel est chrétien croyant ou Levinas, un philosophe juif croyant.

Toute l’histoire du monde arabe va dans le sens d’une rupture entre la pratique religieuse et la pensée. Beaucoup de philosophes, de poètes, de mystiques… étaient accusés ou assassinés et leurs livres brûlés. ils ne furent pas admis dans la pensée islamique, mais jetés et rejetés comme apostats, renégats et mécréants. Cette attitude n’est nullement l’apanage du passé. Elle continue, jusqu’à aujourd’hui, à empoisonner notre climat culturel et intellectuel, en déclarant la guerre aux penseurs dès que ces derniers cherchent à donner à l’islam une autre portée, plus ouverte et plus créative.

nous mesurons alors l’importance des travaux de Houria Abdelouahed, en parti-culier dans le domaine de la psychanalyse, et comment elle œuvre à la construction d’une nouvelle pensée, que ce soit dans ses textes sur la femme et la féminité ou dans le regard qu’elle porte sur la mystique et la poésie, à travers justement cette esthétique mystique

entre les mots et les choses, entre l’homme et le monde, entre le soi et l’autre. Elle ouvre ainsi un espace de pensée libre et de réflexion dans un corpus, non véritablement connu, et qui reste voilé par des questions de pouvoir et de rites.

Le travail de Houria Abdelouahed ébranle magnifiquement les lectures répandues sur l’is-lam et invite, par là même, à relire ce corpus à partir de ce que ses penseurs ont écrit sur l’islam ou ce qu’ils ont lu. C’est inviter les musulmans à sortir des tunnels de la terreur et de l’assassinat qui paralysent la pensée.

deuxième point à souligner : c’est la question de la traduction, et ici la traduction de la poésie de l’arabe en français.

Je ne vais pas entrer dans des considéra-tions multiples et étendues sur la question de la traduction, mais soulever seulement un point à partir, d’abord, de mon expérience person-nelle de traducteur, puisque j’ai traduit saint-John Perse et Yves Bonnefoy, et ensuite de mon expérience avec les amis qui ont traduit ma poésie : Anne Wade-Minkowski, André Velter, Vénus Khoury-Ghata, Jacques Berque et Houria Abdelouahed.

Je dirai brièvement : chaque écriture est une sorte de traduction de soi, du monde et des choses. Le poète crée dans sa traduction une langue au sein de la langue, commune entre lui et ce qu’il traduit.

Quant à la traduction d’une langue à une autre (français-arabe ou arabe-français, par exemple), le traducteur, dans ce cas, est un in-termédiaire ou un pont qui crée ce que je peux appeler une troisième langue, une langue qui s’appuie sur un alphabet esthétique commun aux deux langues : la langue première et l’autre, celle d’accueil. Cette langue s’appuie sur la sève du mot, enveloppé par le sens, l’imagination, l’image, le rythme et le contexte. La traduction perd sa vivacité, sa force et sa clarté si elle ne réussit pas à toucher cette sève.

objectivement, on ne peut définir l’essence de cette sève qui est singulière, mais en lien, néanmoins, avec le niveau intellectuel, le niveau de lecture, l’aisance du traducteur dans les deux langues et son degré de sensibilité poétique. La traduction devient ainsi une création et une poésie nouvelles, sinon elle n’est qu’une sorte d’acculturation.

Ce qui signifie que la traduction, loin de se définir comme une fidélité ou une trahison du texte originel, s’avère harmonisation poético-esthétique. Au sein de cette harmonisation, de son pouls et de sa mouvance, est le ravissement de la rencontre entre la création poétique et le génie de deux langues différentes.

Houria Abdelouahed réussit à créer cette troi-sième langue. sa traduction est une autre créa-tion, une autre innovation et une autre poésie.

Adonis

La troisième langue

Adonis, graphisme collage par Mustapha Boutadjine.

Adonis

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 M a i 2 0 1 6 ) . I I I

Le corps du poète«La langue arabe est une langue du surgissement, de la

déflagration. Langue d’étincelles et de vision, une exten-sion humaine de la magie de la nature et de ses secrets.

dans chaque grand poème arabe habite un second poème qui n’est autre que celui de la langue. Et l’existant direct n’est pas le monde mais la langue. » C’est ainsi que s’exprime l’auteur du Tâbith wal l’mutahawwil (le Fixe et le Mouvant) dans sa préface du dîwân de la poésie arabe classique. Cette langue païenne, poursuit Adonis, fut celle du désert, de l’amour et du corps, du vent, de la chevalerie et de l’universel avant de devenir prison-nière du rite, ternie par le dogme, dépouillée de sa mythologie et vidée de sa sève. Fils du désert, le poète préislamique disait l’angoisse existentielle, le déchirement devant l’éternel combat entre la mort et la vie et son désarroi devant la mort qui habite la vie. Afin de triompher de l’abîme, le moi du poète recourt-il à l’art. Fils de l’instant, le poète préislamique ne loue pas l’âme, mais le corps.

C’est cet art et cette vision que défend le poète Adonis depuis At-thâbit wa’l mutahawwil et la revue shi’r (Poésie, fondée en 1957 et qui défendait les poèmes en prose dans une rupture avec la structure linéaire du poème classique) jusqu’à aujourd’hui. Avec l’avènement de l’islam, dit-il, la poésie est devenue un instrument au service de la religion qui a asservi la langue arabe et condamné le corps. Lecteur de nietzsche qui fait du corps une méthode, Adonis écrit à l’encontre de l’ascétisme platonicien et des préceptes de la religion : « Le corps se souvient. » Le sou-venir est celui du corps qui a éprouvé le désir et rencontré le plaisir. Lequel plaisir est néces-sairement sexuel. Le corps se définissant ainsi dans son érogénéité et ses capacités libidinales et fantasmatiques. La réminiscence implique le pouvoir du corps à dire la chose sexuelle. Ainsi, il cesse d’être un simple « entrelacs de vision et de mouvement » (M. Merleau-Ponty) pour devenir le corps érogène, celui qui exprime le « cheminement du désir dans la géographie de la matière » (Adonis).

« de toi je m’habille »avec toi je m’unifie. »Toutefois, dans l’élan amoureux, la discon-

tinuité. dans le désir de se rejoindre, règnent la béance, l’abîme.

« Toujours, il y eut entre nous une béance. » Et dans l’abolition des distances,

« Un pont nous conjoint que nous ne pou-vons franchir

Un rempart nous unit / nous sépare. »Le mouvement de l’amour, porté à l’ex-

trême, est un mouvement de mort, écrivait Bataille. « Ma mort est une échelle d’accès à mon corps », poursuit Adonis. Le poète dit que l’érotisme est le propre de l’humain. seul ce dernier est porté sur la transgression, l’excès et le fantasme. dans ce chemine-ment du désir, le corps devient langage (nietzsche) ou alphabet (Adonis). Alphabet qui dit l’inscription dans la géographie de la matière, au plus profond de « la voûte charnelle » (supervielle). Par le corps (l’un multiple), Adonis casse l’Un de la théologie. il me semble que c’est là où demeure la plus grande révolution poétique d’Adonis.

Adonis n’est pas différent du poète préislamique qu’il décrit dans ces termes : « dans le regard du poète préislamique, les choses passent, traversent et voyagent tels les nuages qui dis-paraissent hâtivement, rapidement après qu’ils ont été aperçus. Chaque instant qui passe devient le souvenir de ce qui se perd ou s’absente. Et chaque regard devient un instant du passé. » Un passé qui demeure dans le regard du lecteur d’Héraclite présent bien que dépassé. Et lorsqu’il parle de la poésie arabe, il précise qu’elle émane d’une âme rebelle, superbement transgressive, et énumère les modernes de ce passé tels Abû nawwâs, Bashshâr ibn Burd, Al Ma’arrî, Abû Tammâm… sans oublier Al Muta-nabbî, son Virgile dans Al-Kitâb qui est une œuvre unique dans l’histoire de la poésie arabe. Cette transgression qui est la sienne depuis la fondation de la revue shi’r trouve son point d’acmé dans Al-Kitâb, une trilogie dont le premier tome s’ouvre par ce vers d’Al Mutanabbî : « Et une demeure qui pour nous n’est point demeure. »

Livre-odyssée, Al-Kitâb est un voyage époustouflant dans l’histoire des Arabes qui s’avère une traversée de l’enfer ter-restre depuis l’instauration du califat. Un enfer où l’humain est exténué, humilié, terrorisé, déshérité, où le patrimoine est hanté par la mort, les séries d’assassinats et les disparitions. La

conscience vacille devant autant de cruauté : les vestiges sont ensanglantés, les villes censées abriter les humains deviennent synonymes de désabri. Le mur est fissuré et la mort est tuée par le silence ou le déni. Aussi le poète sera-t-il animé par cette pulsion d’exhumer. Exhumer les noms des disparus et rétablir la vérité historique afin de réinstaurer l’héritage. Ainsi Al-Kitâb requiert une fonction symbolisante car les morts et les disparus seront ensevelis dans la narrativité et le chant de la vie. Ce travail est la première mise en pièces d’un corpus idéalisé qui n’a pas été suffisamment repensé et questionné.

Cette odyssée dans la mémoire historique s’accompagne d’une plongée dans la mémoire de la langue. Adonis multiplie les styles : du sublime à l’immondice. il rejoint ibn Arabi parlant de la matérialité de la lettre et s’écrie : « suis-je assez fou pour dire que la lettre a une silhouette et des mains ? » d’où cette in-quiétante étrangeté qui nous saisit lors de la lecture d’Al-Kitâb. La lettre est un harf (en arabe littéralement le bord).

L’inquiétante étrangeté naît de la rencontre avec la cruauté du monarque. Mais également du moi d’un poète qui se double et se multiplie, d’un ange qui participe du carnage, d’un dieu dont la parole n’est pas fiable, d’un lieu synonyme de désabri. Mais l’inquiétante étrangeté est également celle de la demeure première. Y a-t-il de plus périlleux que le mot ? « Guère », répond Heidegger. La poésie dit ce qui est inquiétant et angoissant dans l’enveloppe première. n’oublions pas qu’al-kalâm est littérale-ment al-jurh, la blessure. Ainsi, si la poésie est « l’occupation la

plus innocente » (Hölderlin), il n’en demeure pas moins qu’elle s’exprime dans « le plus dangereux des biens » (Hölderlin), à savoir le langage.

de la cruauté du monarque, on arrive à la cruauté d’une langue anthropophage qui avale jusqu’à ses aîtres et sa res-piration. « il est une terreur qui en nous creuse l’angoisse des mots » (Adonis). L’inquiétante étrangeté est au sein de la langue. L’Unheimlich du langage. C’est ainsi que nous pouvons lire le vers d’Al Mutanabbî.

Et de la même façon que dante s’adresse à Virgile, Adonis dialogue avec Al Mutanabbî. Toutefois, il s’affranchit de cette admiration qui risquerait de devenir aliénante. il rétablit Kâ-fûr, loue sa négritude et tue Al Mutanabbî en poursuivant sa marche ainsi. En lui, Héraclite, Abû nawwâs, Lucrèce, nietzsche, Al Ma’arrî, imru’u al Qays, Al Mutanabbî... seul et pluriel. seul, pluriel et rebelle. « seule la transgression invente la langue de la chanson. » Et à la phrase d’André du Bouchet, cette parole « je dois aller jusqu’à elle : comme à pied », Adonis pourrait ajouter : afin de m’effacer. Là il opère une rupture avec le poète arabe classique où le moi du poète dit constamment sa présence.

Al-Kitâb n’est pas une odyssée. Mais la construction d’une odyssée où l’événement devient narré (sa narrativité dit l’écart avec l’événement brut). désormais, l’événement peut être histo-risable. Le vers poétique devient le site car le dire est ouvert sur son avènement. Restaurant l’héritage, reconstruisant l’histoire, le poète renoue avec l’infantile et dit son étonnement devant la chose (la source de toute poésie).

C’est en tant qu’intellectuel engagé et poète (il composa son premier poème à l’âge de 13 ans) qu’Adonis reprend des thèmes souvent abordés : la religion, la radicalisation, les attentats, la

femme et la féminité et aujourd’hui l’échec de notre printemps arabe qui a confiné à la ruine les espoirs des peuples ainsi que l’état de leurs pays. Adonis dénonce la politisation de la religion et appelle à la laïcité. Le lisant, on croit entendre nietzsche dans Par-delà le bien et le mal écrivant : « ne doutons pas que ceux qui ont un tel besoin d’adorer la surface ont fait une fois ou l’autre une tentative malheureuse pour aller au-dessous. »

Plongeant sans cesse dans les profondeurs infernales de la culture arabo-musulmane, il ne cesse d’appeler (dans Violence et islam, seuil 2015) à repenser cette civilisation qui a banni ceux-là mêmes qui ont bâti sa grandeur. Comment ne pas se souvenir de cette phrase de Freud : « La psyché doit se résoudre à représenter l’état réel du monde extérieur (…) Ce qui est représenté n’est plus ce qui est agréable, mais ce qui est réel malgré le déplaisir qu’il peut entraîner. » Ce déplaisir lui vaut parfois les fatwas de ceux qui sont dans le déni des profondeurs infernales de la culture arabo-musulmane (la dernière venait de l’Algérie).

Ma rencontre avec Adonis reste liée à Al-Kitâb.Au fil de nos rencontres et de notre travail ensemble, je décou-

vrais l’homme passionné de la langue, le poète exigeant. d’une exigence tyrannique. L’accueil qui paraît, d’emblée, simple, devient très vite intimidant. Réservé et généreux, Adonis aime les choses raffinées. Grand intellectuel, il s’avère extrêmement sensoriel. Esprit vif, il aime les plaisanteries. Et bien qu’il soit parfois amer, il n’est nullement mélancolique.

Avec un ton posé et amusé à la fois, il raconte, comme s’il assistait à une pièce de théâtre, l’histoire du petit garçon de Qassabine (près d’ougarit), né Ahmad Ali Esber dans une famille tradi-tionnelle, qui composa son premier poème à l’âge de 13 ans et choisit le nom d’un dieu païen, rappelant l’ougarit d’avant l’islam. il rencontrera, dès sa jeunesse, les plus illustres des poètes français : Jacques Prévert, Pierre Jean Jouve, André du Bouchet… et traduira Baudelaire et saint-John Perse.

dépourvu de nostalgie, son récit est habité par un regard amoureux et distant à la fois. C’est ainsi qu’il raconte le départ de la syrie pour le Liban, son arrachement à la culture arabo-musulmane et la pensée uniforme au profit d’une « identité » complexe et plurielle. Pour Adonis, l’origine est une construction. il l’exprime aussi bien dans sa poésie que dans ses collages. Car le poète est un poète-artisan. il donne la liberté à ses mains qui, tout en fa-briquant un collage, produisent un anticollage. Comme sa poésie, le collage rompt avec le classicisme et le romantisme de la calligraphie arabe classique.

nos discussions sont devenues intarissables. Au fil des traductions et des échanges autour du regard, de la religion, la mystique et la pensée théologique, la psychanalyse et la littérature, la situation du monde arabe…, je devais au début me familiariser avec l’idée que je ne connaissais pas cet homme qui révolutionna la langue poétique arabe, remplit, à chaque fois qu’il est annoncé, les amphithéâtres, et qui reste source de fierté ou de convoitises. Je découvrais un poète rebelle et engagé, un poète qui ne conçoit pas que la poésie puisse être séparée de la pensée. sa parole forte n’est nullement effrayée par les tempêtes qu’elle peut susciter.

Adonis bouscule, en permanence, les acquis théoriques, déconstruit inlassablement les systèmes de pensée. Les choses ne sont jamais acquises de façon irréversible. Lorsqu’on le rencontre, on sait que le propre de la pensée est d’être en mou-vement, que la pensée ne peut se soutenir que de son propre dépassement. Mais le lecteur d’Héraclite ne prône pas le mou-vement seulement dans la théorie. C’est un éternel voyageur. À peine effleure-t-il le sol parisien qu’il se laisse emporter par d’autres voyages. L’Asie, le monde arabe, l’Europe, l’Amérique du nord ou latine, pour des lectures poétiques, des conférences ou des prix (dont le prix Goethe).

Malgré ses 86 ans (Adonis est né en 1930), cette marche demeure superbement amoureuse. Quand on pénètre dans son monde, on mesure la force de l’amour qui anime son œuvre. L’amour de la pensée, de la liberté, des combats pour la dignité et au nom de la dignité humaine. Mais, également l’amour de la femme, du corps et de la poésie. « J’attends de la poésie la même chose que l’on attend d’un amour, dit-il, l’épanouissement à l’infini. »

Houria Abdelouahed

Adonis et Houria Abdelouahed.

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I V . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 M a i 2 0 1 6 ) .

Les femmes du Prophète, de Houria Abdelouahed. Éditions du Seuil, 283 pages, 19 euros.

il y a de la tristesse, de la tendresse et de la colère dans le livre qu’Houria Abdelouahed consacre aux femmes de l’entourage de Mahomet, les femmes

du Prophète. Ces trois sentiments se succèdent ou se mêlent au fur et à mesure que l’auteure retrace la vie des épouses, des concubines et des filles du prophète de l’islam, page après page, chapitre après chapitre. Car raconter les vies de Khadîdja, de Hafsa, d’Aïcha ou de Fatima, c’est trop souvent raconter une suite de vexations, d’humiliations et de rancœurs qui appa-raissent ici au grand jour. Les anciens chroniqueurs de l’islam n’ont pas cherché à dissimuler les faits mais, à leurs yeux, leur simple banalité ne méritait ni déve-loppements ni commentaires appuyés. En choisissant le point de vue, non de Mahomet lui-même et de ses proches compagnons, mais celui des femmes, Houria Abdelouahed choisit un décentrement du regard sa-lutaire et nous fait un tableau bien différent de celui de la tradition musulmane.

il est très significatif que la vie la moins sombre ici fut celle de Khadîdja, la première femme de Mahomet, plus riche et plus âgée que lui et qui choisit son mariage. Elle fut significativement son unique femme jusqu’à sa mort et eu un rôle décisif dans l’acceptation de sa vocation de « prophète » par son mari. Après la mort de Khadîdja, Mahomet non seulement se remaria mais devint polygame. La polygamie est un moyen pour consolider des alliances et des fidélités lorsque Mahomet maria Hafsa et Aïcha, les filles des futurs califes Umar et Abu Bark ; et qu’importe si Aïcha n’avait pas 10 ans lorsqu’on lui donna un quinquagé-naire comme époux ! La polygamie est aussi l’expression de la puissance du conquérant lorsque safiya fut prise comme épouse après la destruction de sa tribu juive de Khaïbar. dans un monde

finalement assez procédurier ou l’adultère est condamné de mort, la polygamie est aussi une manière d’assouvir des désirs dont seuls les hommes conservent l’usage : ainsi du mariage de Mahomet avec la belle Zanaïb, qui divorça pour l’occasion de son mari Zaïd, le fils adoptif de ce dernier. Le point de vue des femmes est bien évidemment différent : l’auteure fait revivre avec force et empathie la douleur d’être mariée au bourreau des siens, la peur d’être répudiée dans la crainte du déshonneur qui retomberait sur toute la lignée ou la jalousie devant une nouvelle rivale qui ravirait l’attention de l’époux.

Car la polygamie assure la domination masculine de nom-breuses manières, notamment en faisant de l’homme l’objet de toute l’attention des femmes rivalisant entre elles pour obtenir ou conserver le triste statut de « préférée ». Et cette rivalité fut

d’autant plus accentuée ici qu’il s’agissait de s’assurer l’intérêt et les nuits du « Messager de dieu ». Ainsi les femmes du prophète de l’islam obtinrent le statut de « Mère des croyants », promesse de l’accès au pa-radis mais aussi titre de prestige auprès des croyants eux-mêmes. il n’est pas fortuit que la femme préférée du Prophète, Aïcha, qui fut mariée nubile et fut à ses côtés jusqu’au dernier souffle, fût devenue la principale source de ses hadiths (propos) mais aussi une figure politique et d’autorité après sa mort, et ce jusqu’au champ de bataille.

C’est là que se redouble le drame selon Houria Ab-delouahed : drame individuel des humiliations et des tourments mais aussi drame historique plus global. Car les actes relevant généralement de motifs tribaux et archaïques ou des inclinations individuelles d’un homme prétendant « être vigoureux comme quarante autres » sont devenus des principes fondateurs d’une foi. Tout ce qui s’est passé durant cette courte fenêtre historique s’est nimbé de sacré. L’auteur raconte avec un mélange de tristesse et de férocité l’avalanche de questions angoissées posées par les croyants à Aïcha

pour, grâce à la vie sexuelle de Mahomet, découvrir ce qui est licite et ce qui ne l’est pas : que faire lors des règles d’une femme, quel contact est autorisé entre le sexe masculin et les lèvres féminines… ?

Plus généralement, pour beaucoup de croyants vivant dans une vision enchantée des premiers temps de l’islam, la vie im-posée aux femmes du Prophète constitue un idéal de rectitude morale et religieuse. il y a là assurément une méprise à dissiper au plus vite que permet les Femmes du Prophète. Mais il ne s’agit pas que d’un livre d’histoire mais aussi d’un de ces livres qui, à la manière de Michelet, nous rappelle des vies, voire « rappelle à la vie » des existences escamotées ou obscurcies par la mémoire humaine, trop souvent mémoire des riches, des puissants et des hommes.

Baptiste Eychart

Les drames des femmes de Mahomet

Venise, aller simple,d’Alain Veinstein. Éditions du Seuil, 286 pages, 19 euros.

Entretiens avec Alain Veinstein,d’André du Bouchet. L’Atelier contemporain-Institut national de l’audiovisuel, 116 pages, 20 euros.

J’ai eu la chance d’avoir été invitée à par-ticiper au programme d’Alain Veinstein sur France Culture chaque fois qu’un de

mes livres voyait le jour. de son côté, en 2002, il a publié un livre remarquable appelé l’in-tervieweur, le personnage étant un double de lui-même. Mais je voudrais dire ce qu’éprouvait l’interviewé. Assis en face de lui, il se sentait à l’aise, soulagé, enfin quelqu’un avait bien lu son livre, ses questions étant justes, sa voix, d’une grande douceur, laissant le silence en liberté. En les interprétant, il redonnait aux livres hésitants, obscurs, une grande clarté. Lorsque je sortais de mon interview avec Alain Veinstein à la radio, j’étais pleinement heureuse. Ce moment passé avec lui avait donné à mon livre une vie telle que je la souhaitais. Je n’avais plus besoin de m’en inquiéter ou d’espérer quoi que ce soit, le livre avait atteint son but.

Alain Veinstein publie ces jours-ci Venise, aller simple, où je retrouve le personnage de l’intervieweur d’une façon différente. Ayant quitté la radio, il erre dans les rues de Paris, part à Venise, tombe amoureux d’une fille puis d’une autre jusqu’au moment où il rencontre la violoniste qui ne quittera plus ses rêves à mesure que défilent les jours de la semaine. Ces suites de nuits et de jours s’accompagnent de souvenirs, comme celui de son père dans son bureau à la

bibliothèque de l’Arsenal, et d’anecdotes où les rencontres fugaces, décevantes avec des jeunes femmes se multiplient. « Je ne possède plus que ce qui ne m’appartient pas : ma langue, cette langue étrangère que je serre contre mon cœur pour qu’elle ne m’abandonne pas », écrit-il comme pour résumer ce personnage qui, dans les murs de la radio ou à l’extérieur de celle-ci ne se sépare pas de lui-même.

dans les Entretiens, réalisés pour France Culture, avec André du Bouchet, les questions d’Alain Veinstein sont aussi justes que les ré-ponses. Le sujet de la langue, sous différents aspects, parcourt le livre du début à la fin. Les deux hommes sont dans le même univers. si on désire effleurer du doigt la poésie, dans son mystère et sa magie, il est nécessaire de lire ce livre. Les premières pages sont consacrées à Baudelaire, à la modernité sans origine, au monde familier et à l’arrachement puisque c’est dans l’arrachement au monde familier que naît le poème. Et quand Veinstein lance sa question : « Le poète travaille donc toujours un manque, et un manque toujours à dire ? » du Bouchet répond : « oui, mais dans son manque à dire, il rejoint quelquefois ce point de source qui est aussi début d’une langue. »

Les pages suivantes s’ouvrent sur le mot peinture, où se penche un lecteur non averti, c’est-à-dire celui qui y ressent une présence et devient lui-même présent. « Lire la peinture sans que les mots se substituent à la peinture… Cela doit passer par les mots, mais ne doit pas être couvert par des mots. C’est pourquoi, ayant parlé, il faut aussi se taire. » André du Bouchet parle comme s’il se parlait à lui-même. Et celui qui l’interroge devient alors intervieweur et interviewé.

on voit André du Bouchet marcher avec un carnet dans la main et, quelquefois, noter des mots, tracer des lignes sur les blancs. Veinstein le questionne, transporté dans un autre monde par le marcheur. Et, progressivement, on le comprend : être « poète » signifie s’écarter de l’écriture programmée pour en créer une autre. Après quoi, sans quitter la marche et le carnet, l’échange a lieu sur le travail, la traduction : « Là, mon ignorance de l’autre langue est sem-blable à l’ignorance de ma propre langue quand j’écris », dit du Bouchet.. ils parlent d’amitié entre un texte et le geste d’un peintre, ainsi que des livres de du Bouchet réalisés avec Bram van Velde, Tal-Coat, Giacometti, Geneviève Asse, etc. « Tous ces livres sont nés d’un rapport d’ami-tié… Je crois que jamais, ou presque jamais, ces peintres n’ont discuté, ou cherché à analyser, ou à déchiffrer, les textes qu’ils ont illustrés. » Et plus loin du Bouchet dit : « dans la parole, avant que le sens en soit déchiffré, il y a déjà une figure. » En parlant de peinture ou de figure, on revient encore aux carnets : « Les notes ont été prises au long des randonnées, au cours de la marche. Elles ont été écrites, en somme, pour me tenir compagnie… Ce sont des notes jetées, abandonnées, qui se suivent indéfiniment… »

dépaysement. Rupture. « on n’est pas à sa place, les choses ne sont pas à leur place… La poésie commence au moment même où l’on se trouve destitué de tout savoir-faire et démuni de toute technique. » Marcher. Avancer. « Le sens suit. il doit suivre dans un second temps. Et il n’y a pas qu’un seul sens, il n’y a pas de sens unique. » Les questions de Veinstein ne quittent jamais le paysage de du Bouchet, qui se livre, non pas à un intervieweur, mais à un ami poète auquel il se confie : « Je n’ai jamais été à la

recherche d’un poème à écrire. J’avais toujours un carnet en poche sur lequel les choses, sans que j’aille les chercher, venaient toujours à moi… Et on arrive très bien à vivre sans écrire. Écrire n’a jamais été pour moi une raison d’exister. »

Peut-être est-ce le cas de tous les exilés. Le grand-père de du Bouchet, né à Philadelphie, descendait de Français d’origine savoyarde qui avaient émigré en Amérique au XViiie siècle. Plus tard, devenu chirurgien dans un hôpital d’odessa, il épousa une Russe. son père, né à odessa, arriva à Paris à 14 ans. « Je suis un émi-gré de naissance, ayant eu toujours à affronter le français », dit-il. Et Veinstein l’interroge : « La langue inaccessible est le français ? » il obtient cette réponse : « il est tellement proche qu’il m’est inaccessible, comme on est inaccessible à soi… Le français est toujours pour moi une langue à arracher… il a fallu que je me forge ma langue maternelle : je n’ai jamais eu de langue maternelle. » Et quand on lui demande si la poésie peut encore avoir un rôle, il répond : « Elle n’a jamais eu de rôle, et c’est ce qui en fait de la poésie. Mais c’est la forme de communi-cation singulière qui est, je crois, la seule réelle. si vous voulez, le fait de ne pas parler pour les autres dans le langage des autres fait que, de temps en temps, un autre est atteint réellement, est réellement touché. Ce que l’on écrit pour soi atteint un soi qui est un autre. »

Toutes les paroles d’André du Bouchet dans ce livre magnifique, Entretiens avec Alain Veins-tein, seraient à citer. Elles sont le produit d’une conversation particulière. Plus que les micros et les sons, on ressent dans ces pages, avec la même force, la création du silence entre deux hommes.

Silvia Baron Supervielle

Création du silence

LETTREs

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 M a i 2 0 1 6 ) . V

André Gide-Maria Van Rysselberghe.Correspondance (1899-1950), Gallimard, 1 150 pages, 40 euros.

Maria, l’épouse du peintre belge Théo Van Rysselberghe, a dans l’histoire littéraire française du XXe siècle

une stèle, sur laquelle est gravé son surnom : « La Petite dame ». Cette « Petite dame », dont les Cahiers sont une Bible pour les ama-teurs d’André Gide, a été, pendant un demi-siècle, l’amie la plus proche de l’auteur des Caves du Vatican, sa confidente, et longtemps sa voisine, rue Vaneau. Et la grand-mère de sa fille, Catherine, enfant naturel de Gide et d’Élisabeth Van Rysselberghe, fille de Maria et Théo, et épouse, ultérieurement, du romancier Pierre Herbart.

Les lettres échangées entre Gide et Maria constituent un pavé de plus de mille pages, et sont un témoignage unique sur l’intimité de Gide, qui s’y montre, sinon en « débraillé », du moins plus détendu qu’on a l’habitude de le voir avec ses autres correspondants, dont on sait qu’ils sont légion.

née en 1866, Maria a trois ans de plus que Gide, qu’elle découvre par les Cahiers d’André Walter, en 1891, avant de faire sa connaissance en 1899, alors que son mari et elle ont quitté la Belgique pour Passy. Leur fille Élisabeth a neuf ans. Très rapidement, les couples Gide et Van Rysselberghe deviennent intimes. ils sont voisins à Auteuil, passent des vacances ensemble, ont des amis communs, notamment le poète Émile Verhaeren. Plus tard, Théo Van Rysselberghe s’installe dans le Var, et Maria loge souvent chez les Gide. devenue veuve en 1926, elle s’installe, ainsi que Gide, au 1 bis, rue Vaneau, et les deux amis sont voisins de

palier. Catherine Gide, la fille de l’écrivain, et petite-fille de Maria, est née en 1923, mais Gide attendra 1936 pour lui apprendre qu’il est son père…

Jusqu’à la fin, Gide, envers Maria, ne se départira jamais d’un certain formalisme. ses lettres, immanquablement, commencent par « Chère amie » ou « Bien chère amie » (on trouve aussi, cependant, « Chère petite grande amie ») et se terminent souvent par « Bien vôtre. André Gide ». Celles de Maria, souvent, sont plus détendues : elle surnomme Gide « Bypeed » (« dear Bypeed », « dearest Bypeed »), et signe parfois « La Petite dame ».

dans ces lettres, aucune pose de la part de Gide. il est un grand écrivain, respecté, voire adulé, une conscience universelle, et il le sait, mais il n’en rajoute pas : on est frappé par le naturel de ces échanges. Gide, qui a une liaison avec le cinéaste Marc Allégret, voyage beaucoup, et Maria est comme la gardienne des lieux, la vestale « du Vaneau » (« Mon intention est de rentrer lundi, par le train du matin qui me permettra d’arriver au Vaneau à midi et demi et de déjeuner avec vous, si vous voulez bien », 27 octobre 1933), à qui Gide demande des services divers, qui vont d’invitations à dîner au paiement de factures, ou à l’achat de lames de rasoir ! Maria est une sorte de super-gouvernante, dont Gide est heureux de savoir qu’elle garde le logis tandis que lui est « ballotté sur les mers ».

Ce sont les détails quotidiens, Gide des-cendant de son piédestal, qui font le prix de ces lettres.

invitation à dîner : « J’ai pensé que, si le cœur vous en disait, on pourrait inviter (vous en chargeriez-vous ?) pour mercredi soir, ainsi que nous avions dit :

1) le susdit, dont vous trouveriez l’adresse dans mon fichier d’adresses, à côté du siège fixe de mon bureau ;

2) Jean Cassou (voir adresse dans le fichier ou dans l’annuaire des téléphones — rue de Rennes (?), mais je ne sais plus où).

(…)4) les Yves Allégretet peut-être6) les Malraux, mais tout en les laissant

libres de ne pas venir. Qu’ils ne se sentent pas tenus par la politesse ; vous arrangerez cela pour le mieux. (…)

Ci-joint trois des invitations, que je fais en mon nom pour moins de cérémonie. (…) Et naturellement n’envoyez que si cela vous plaît ; c’est pourquoi, dans le doute, je n’af-franchis pas. »

on s’aperçoit d’un petit travers de Gide : il est radin ou, du moins, peu dispendieux : un sou est un sou et un timbre est un timbre. dans les lettres de Gide à Maria, il est souvent question de factures, à régler avec parcimo-nie : « J’ai bien fait d’emporter mon carnet de chèques. Ci-joint celui-ci, que pourtant vous n’enverrez qu’après avoir montré à Marc, s.V.P., la feuille de la Cie d’électricité que je vous renvoie. Marc ne m’avait-il pas dit qu’il avait une réclamation à faire et se refusait à payer avant d’avoir obtenu… je ne sais plus quoi ? Car, si la note est si élevée, n’est-ce pas en raison de la force électrique dont il use ? et cette note ne concerne-t-elle pas Marc bien plus que moi ? Veuillez lui soumettre le cas, de ma part. Mais voici tout de même le chèque pour parer à tout » (29 novembre 1933).

Courses diverses : « Comment se fait-il que je ne reçoive aucune lettre ? Prière de voir si mon courrier ne s’accumule pas chez

le concierge ou dans ma cuisine. (…) il y aurait lieu de commander à la pharmacie Cavaillés 116, boulevard Haussmann (et veiller à ce que soient envoyés immédiatement

1 shaving stick au sapolan2 savons « surgras »1 flacon de Collosol (pour cuir chevelu) ; je

ne sais plus bien comment ça s’écrit » (4 no-vembre 1930).

Mais toutes les lettres ne sont pas aussi terre à terre, et il est souvent, entre Gide et Maria, question de leurs amis (Martin du Gard, no-tamment), ou de leur famille commune, Élisa-beth (« Beth », chez qui Gide effectue de longs séjours), et Catherine, fille de l’un et petite-fille de l’autre (15 janvier 1926, Maria à Gide : « Je viens de mesurer Catherine : 95 centimètres »).

il est aussi, bien sûr, question de littérature, et des travaux du Grand Homme. Maria, qui parle allemand, relit parfois les traductions des livres de Gide, et donne son avis (« La traduction des Caves me paraît de plus en plus bonne, qu’il ne se méprenne pas aux cor-rections que j’y ai faites. J’emporte en suisse les Prétextes à traduire » (5 mars 1921). Gide lui rend compte des décades de Pontigny. ils se conseillent mutuellement des lectures, échangent leurs avis sur le Vautrin de Balzac, découvert par Gide, ou sur Clarissa Harlowe, que tous deux admirent.

Que dire de plus ? Cette Correspondance est si riche, et si diverse – la richesse et la diversité de cinquante ans de vie quotidienne – qu’on peut difficilement en donner une idée générale. Elle se feuillette, se laisse picorer, amuse, fait sourire, touche. Ces deux grands intellectuels étaient aussi de braves gens. de cette lecture, Gide sort plus humain, et grandi.

Christophe Mercier

Un Gide plus humain

L’ombre s’allonge, de Jean-Paul Goux. Actes Sud, 144 pages, 15 euros.

Lorsqu’ils apprennent que leur ami de longue date a été victime d’un très grave accident cérébral à Maranche où il vivait seul depuis qu’il avait quitté Paris, Vincent et Clé-

mence, bouleversés, viennent très souvent de Paris à son chevet. ils réalisent brutalement, devant le corps d’Arnaud désormais « inaccessible comme un mort », qu’il en est irréversiblement fini de leurs discussions chaleureuses ou enflammées. Comme il en est fini de l’irritation qu’ils éprouvaient devant le désir de leur ami de s’« exiler » dans une petite ville de province après avoir dû quitter pour des raisons financières l’appartement qu’il aimait tant au-dessus des toits de Paris. Le choix de leur ami, l’émotion nouvelle qu’il éprouvait à habiter le rez-de-chaussée d’un immeuble ancien donnant « sur un jardin clos de murs » dans une petite ville provinciale au creux des collines, n’avaient fait naître chez eux qu’incompréhension et perplexité. de lettre en lettre, Arnaud expliquait le bonheur indicible qu’était pour lui l’expérience d’un espace « où il trouvait à vivre » loin de la ville lumière dont il n’avait eu de cesse, de façon un peu excessive ou intransigeante aux yeux de ses amis, de relever les changements désastreux, qui en affectaient, disait-il, « ses usages » et jusqu’à « la manière d’y vivre ». C’est maintenant à Chenevelle qu’il éprouvait, écrivait-il, ce qui « dans le désir d’habiter tient au désir de la permanence, au désir d’installer à demeure dans l’espace une poche qui ignore le temps destruc-teur », lorsque le temps presse et que l’ombre s’allonge. Ce désir de permanence venait sans doute des « rêveries de l’enfance », de la contemplation fascinée de ces objets magiques que sont les modèles réduits, maquettes ou maisons de poupée, car ils vous faisaient oublier l’affolement d’un espace non maîtrisable en vous offrant l’image d’un « monde ordonné et stable ». Et maintenant, dans cet espace clos de la maison et du jardin au creux des toits de tuiles et des arbres comme une sorte d’asile « merveilleusement éloigné et protecteur », dans « le parfait

silence où il demeurait, parmi des chants d’oiseaux qui rendaient sensible sa profondeur », Arnaud décrivait l’apaisement qu’il éprouvait à l’idée d’habiter une maison, que nous appelons si justement une demeure. il écrivait l’apaisement éprouvé à l’idée de « s’installer dans la permanence d’une forme ». Puis, par une lettre laconique, Arnaud leur apprend qu’il va être « chassé de Chenevelle comme on l’avait chassé de Paris ». Et c’est l’accident, le « désastre » irréversible, qui le terrasse.

Ce sont ces lettres du passé que les deux amis, dans leur détresse et le remords de n’avoir rien compris, veulent relire « d’une bien autre manière » à la lumière du présent, pour tenter de comprendre ce qu’ils dénigraient alors et qui touchait à la part restée secrète de leur ami : « Maintenant (…), nous regardons en pensée ce que nous avions vu, sans parvenir à oublier que nous avons si mal regardé ce que nous pouvions voir. » Qui était vraiment cet homme, inconnu de ses propres amis et qui, dans la « solitude pleine » où il se tenait, éprouvait des impressions aussi puissantes, qui savait demeurer dans « l’heure présente », comme pris dans cette sorte de sortilège qu’il appelait « l’acte d’habiter », puisqu’il semblait avoir laissé derrière lui tout ce qui l’avait conduit jusque-là, puisque son bureau et sa table étaient exempts de tous travaux ?

il y a la profondeur mélancolique du titre et il y a la profon-deur palimpseste du roman : L’ombre s’allonge est un livre dont on aime à ressentir la matière puissante et les traces comme en surimpression des questions qui empoignaient l’écrivain dans ses précédents romans, des questions qu’il n’a cessé de creuser autour de l’amitié brisée ou meurtrie (les Jardins de Morgante, les Hautes Falaises), autour de l’expérience de la perte, de la dépossession, de la mort, les troublantes interro-gations autour du sentiment de l’espace dans sa relation au temps (la Maison forte, l’Embardée, les Hautes Falaises, le séjour à Chenecé). nous avons lu et aimé dans les précédents romans les rêveries que savent faire naître dans l’imaginaire de l’auteur l’architecture des jardins et celle des maisons, les rapports que nous établissons avec les lieux, si révélateurs de ce

que nous sommes. Avec ce roman, Jean-Paul Goux touche aux impressions les plus fragiles, les plus subtiles de la conscience à travers l’espace clos de la maison et du jardin qui offre de si profondes analogies avec l’espace intérieur. Tout comme il sollicite profondément notre propre rêverie dans sa méditation autour de l’acte d’habiter poétiquement l’espace. Un monde de ciels, de tuiles et d’oiseaux qui n’en appelle pas à la pensée philosophique ou existentielle, mais rend aux mille expériences sensibles et fragiles pouvant relier au monde et réparer les bles-sures intérieures. Et les rêveries d’Arnaud, celles de l’écrivain, dans le désir de permanence d’une « forme », nous rappellent que la littérature, tellement présente dans ce roman avec cet autre abri protecteur que sont les livres et la bibliothèque, a partie liée avec l’architecture dans sa maîtrise du temps et de l’espace : dans ses espaces de réversibilité la maison est tout à la fois intériorité et ouverture, permettant de revenir sur ses pas, de faire retour en arrière. Et n’est-ce pas là justement ce que peuvent l’écriture du roman, la lecture de lettres ou la contemplation de photographies, dans le désir de Vincent et Clémence de construire un récit autour de la maison de leur ami pour tenter de comprendre celui qui l’habitait ?

Et puis voici, dans L’ombre s’allonge, ce motif d’architecture très singulier qui occupe dans le récit des fonctions différentes, tantôt escalier de son immeuble parisien qu’Arnaud veut pho-tographier avant que celui-ci ne soit massacré pour installer un ascenseur, tantôt escalier en vis qu’il trouve dans une brocante et que garde Vincent en souvenir de son ami. Et enfin, ce « pauvre escalier de bois » qui conduit aux combles sous les toits, où la trace des méditations d’Arnaud sur l’espace habitable tient dans la lucarne d’une petite chambre de bois « entre terre et ciel ». Une forme. Un templum fixe découpant le ciel, d’où il pouvait profondément s’absorber dans la contemplation des nuages mou-vants, des lumières changeantes. Une métaphore énigmatique de l’espace et du temps réunis dans laquelle être absorbés à notre tour, comme nous absorbe l’amère et envoûtante beauté de ce roman.

Annie Clément-Perrier

Habiter poétiquement l’espace

LETTREs

V I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 Ma i 2 0 1 6 ) .

Un vieux dans le soleil couchant, d’Yves Mabin Chennevière. Gallimard, 2016, 183 pages, 18,50 euros.

Yves Mabin Chennevière est poète. il a publié une quinzaine d’ouvrages, le plus souvent aux éditions de la différence.

il a reçu le prix Max Jacob pour Méditation métèque, en 1996. Le prix Paul Verlaine pour Traité du vertige, en 2003, et le prix Alain Bos-quet pour Errance à l’os, en 2015.

il est également romancier et nouvelliste. son premier roman, l’Usurpé, est édité au seuil, en 1969. Une dizaine d’autres suivront comme l’Homme tendre (1991), la Transfiguration (1995) et la Tristesse du Touraco (1998), qui sortiront chez Grasset. ses recueils de nouvelles, l’imaginaire Progéniture (1975) et le soliste (1993), seront publiés respectivement aux édi-tions saint-Germain-des-Prés et à la différence.

En 2013, il publie, aux éditions du seuil, Portrait de l’écrivain en déchet, un ouvrage dans lequel il décrit avec une extrême lucidité, une précision d’entomologiste et une certaine cru-dité, son quotidien dévasté à la suite de l’AVC dont il a été victime et de l’hémiplégie qui a fait basculer sa vie, rendant soudainement « diffi-ciles, impossibles, l’usage du monde, l’usage des autres ». « Ma vie quotidienne, y écrit le roman-cier, se déroule dans un miroir brisé, multiplié. Mon temps lui aussi est hémiplégique. J’utilise mon énergie à défaire ce que j’ai fait peu avant. Resté seul, je m’assieds à mon bureau. Les yeux dans le vide de mon épuisement, je me repose. » J’ai eu l’occasion de dire ici (voir les Lettres françaises, septembre 2013), combien ce récit autobiographique « aux limites de l’écriture », couronné par le prix Jean Bérard de l’Académie de médecine, m’avait profondément touché.

Avec Un vieux dans le soleil couchant, son dernier ouvrage, les éditions Gallimard inau-gurent une nouvelle collection intitulée « nos vies ». « Le théâtre des émotions, écrit son direc-teur, l’écrivain Jean-Michel delacomptée, met en jeu tous les ressorts de la condition humaine.

Pour peu qu’elles soient puissantes, cer-taines engendrent des passions, d’autres s’impriment doucement en nous. Mais, terrible ou tendre, délicate ou violente, chacune a son histoire, réelle, parfois fictive : ses acteurs, sa trame, son rythme, son décor. Et mieux encore sa voix, ca-chée dans les plis de nos vies. » Le texte d’Yves Mabin Chennevière ouvre ma-gnifiquement cette nouvelle collection. La voix de son auteur, belle, précise, singulière y dit sa vérité. Elle exprime l’affection des proches, sa fille, sa pe-tite-fille, son ex-femme, sa fratrie, son fils adoptif africain et ses enfants. La fidélité en amitié, si précieuse et si rare.

Elle dit les amours passées. Avec Clotilde, « une liberté folle, un flamboie-ment de sensations, d’actions, qui hors conjugalité se savaient temporaires » ; avec Mark, son ami le plus intime avec qui il a vécu « le trouble ardent d’une passion singulière » ; avec Anne, « l’émo-tion à son degré le plus rare ».

Elle dit les mots, les images, les prémoni-tions. L’insomnie indomptable qui se confond avec le sommeil, « l’insomnie est mon som-meil ». Elle dit « la déliquescence propre au grand âge qui s’empare doucement de (celui) qui ne s’en protège plus ». La difficile gymnastique du corps, que l’écrivain accompagne chaque matin d’une gymnastique de l’esprit, d’« une dialectique avec (lui-même) ».

Elle dit ce désir lancinant de mettre fin à sa vie. La mort qu’il ne redoute pas, car elle est pour lui « une certitude apprise très jeune », pour peu que celle-ci advienne avant que l’auteur ait terminé l’écriture de son livre : « La mort importe peu, écrit Mabin Chennevière, le texte, lui, doit vivre. » Et l’on pense aux mots du grand Brel chantant Mourir, la belle affaire. Ce que redoute l’écrivain, c’est plutôt « son préambule, l’agonie ».

si, pour l’auteur, le regret « est un leurre à durée limitée qui sert à échapper à la culpabilité » et n’est pas acceptable, le remords, en revanche,

« s’inscrit dans la mémoire, entretient un ma-laise latent ». Le premier de tous les remords de l’écrivain, et le plus cruel, est celui « contre toute logique, de n’avoir pas empêché (son) fils Édouard de mourir ». Celui, « térébrant, de n’avoir pas plus visité sa mère quand, veuve, elle s’est retirée dans une petite ville du Morbihan, au bord d’une rivière ». Le remords aussi de « n’avoir pas aimé plus et mieux ceux et celles (qu’il) a aimés », celui d’« avoir été égoïste pour écrire et (de) ne pas l’avoir été plus pour écrire davantage ». Le remords aussi d’« avoir manqué de temps comme (s’il) en était le maître ».

Mais l’importance de ce livre ne réside pas seulement dans l’intensité de l’écriture, dans la transmutation, la transsubstantiation, comme dirait delacomptée, de la relation autobiogra-phique qui s’y livre, mais encore dans ce savant croisement des deux temps qui le composent. dans cette mise en regard ironique et touchante d’un vieux sans nom et sans âge, égaré dans la vie quotidienne, qu’il s’oblige, selon l’auteur,

à ritualiser. dans cette distance qui n’interdit d’ailleurs pas, bien au contraire, quelques similitudes entre l’auteur et son personnage dont les propos parfois s’enlacent. « Vieux, écrit Yves Mabin Chennevière, non sans humour, est un qualificatif qui s’applique aux humains, aux ani-maux, aux végétaux, aux choses, en particulier aux meubles. Je l’aime bien. il me rend solidaire de la diver-sité innombrable du monde. »

Ce livre, on l’aura compris, va bien au-delà du propos qu’il prétend contenir. s’il parle de la vieillesse et de la mort, n’est-il pas aussi finalement un merveilleux hymne à la vie ? il permet en tout cas à l’auteur d’aborder des ques-tions fondamentales comme celle de dieu, dont la seule écriture du mot, comme il le dit lui-même, l’en-thousiaste « par ce qu’il contient, ce à quoi il renvoie, ce qu’il ne cessera

de laisser ouvert ».L’ouvrage s’achève sur ce passage, composé

comme un poème, que je ne résiste pas à livrer tout entier. Car il dit, traduit, mieux que tout commentaire, l’importance et la force de ce livre, dont la douloureuse beauté reste pré-sente à l’esprit, bien après l’achèvement de sa lecture. « L’oiseau blessé qui tombe dans un champ de seigle parsemé de coquelicots, qu’il a survolé trop bas, se souvient-il avant de mourir de son premier envol, de son dernier vol ?/ J’ai l’impudeur de ne pas mourir alors que je ne sers plus à personne, à rien./ Mais je garde intacte l’émotion, il y a huit ans, dans le jardin de l’hô-pital des invalides, d’avoir tenu dans mon seul bras valide ma petite-fille Ella, âgée de quelques mois./Je la serrais contre moi. il faisait beau. Elle fixait sur moi son visage déformé, ses yeux bleus grands ouverts./J’ai confié à son regard paisible le reste de ma vie. »

Marc Sagaert

Yves Mabin Chennevière : « J’ai l’impudeur de ne pas mourir »

L’Attentat de Sarajevo,de Georges Perec. Éditions du Seuil, 190 pages, 18 euros.

Alors que l’édition en Pléiade de l’au-teur des Choses serait prévue pour 2017, les éditions du seuil donnent

aujourd’hui à lire son tout premier roman, écrit en 1957 (l’auteur avait alors 21 ans) et refusé, entre autres, par Maurice nadeau, qui avait déjà publié des textes de Perec dans les Lettres nouvelles, et devait, quelques années plus tard, éditer le roman qui le rendit célèbre.

soyons honnêtes, l’Attentat de sarajevo n’est pas un livre réussi, et on comprend le refus de nadeau, comme les réticences de Claude Burgelin, responsable de la publication d’au-jourd’hui, qui se demande si elle était indis-pensable. La réponse, est : « oui, sans doute. » Certes, l’Attentat est bancal – Perec, encore une fois, était très jeune lors de ce coup d’essai –, mais c’est un livre passionnant en ce qu’on y voit la genèse d’une œuvre – et nadeau ne s’y est pas trompé, dont le refus était accompagné d’encouragements.

il s’agit, en quelque sorte, d’un livre pro-grammatique (même s’il peut sembler facile de relire comme « programmatiques », a pos-teriori, les œuvres d’un débutant, et je ne sais si le terme de « programmatique » n’est pas un néologisme).

Même sans être un amateur de Perec, on ne peut lui dénier la maîtrise d’un univers et d’une forme, à défaut d’un style. Ce qui en fait un écrivain. Un écrivain mineur, certes, et très surcoté ; un petit maître témoin d’une époque où les créateurs de l’oulipo, émules de Queneau, pâles admirateurs de Flaubert, le grand ancêtre qui avait ouvert cette impasse en forme de boîte de Pandore, voulaient redon-ner, à coups de jeux gratuits sur les mots, un coup de neuf à une littérature essoufflée. Un petit maître, mais qui appartient cependant à cette ménagerie, cette mystérieuse confrérie des écrivains.

Cet univers et cette forme, on les voit déjà se dessiner dans l’Attentat de sarajevo. Les ré-férences littéraires, les citations cachées y sont nombreuses (Flaubert, évidemment, le grand modèle, mais aussi stendhal, Laclos, Apolli-

naire) : Perec est un auteur référentiel, qui fait de la littérature avec de la littérature. La struc-ture, qui entrecroise deux intrigues (un roman psychologique contemporain d’amour et de jalousie, dans la lignée du classicisme français, et qui va à Perec comme un tablier à une vache – il ne s’y risquera plus –, et une pseudo-analyse ludique des motifs de l’attentat de 1914), est déjà typique de Perec, qui aime tresser plusieurs lignes narratives, et y réussira magnifiquement dans W ou le souvenir d’enfance. ici, ce choix esthétique semble un peu voulu, et manquer de nécessité. Typique de Perec, aussi, sa façon (W, encore) de tisser une trame romanesque sur des souvenirs cachés : dans le cas de l’Assassinat, un voyage en Yougoslavie, son amitié pour un expatrié, un amour. Perec, tout compte fait, reste dans la tradition de la fiction autobiographique, mais il prend de la distance, une distance flaubertienne, une distance de sociologue (cf. les Choses, réé-criture brillante et exaspérante de l’Éducation sentimentale), par rapport à ses souvenirs. ici, cette distance fait qu’on reste parfaitement indifférent à ses personnages et à leurs affres amoureuses – une indifférence qui semble être

celle du narrateur lui-même. de cet aspect socio-logique de l’œuvre de Perec, on pourrait même voir les prémices dans la façon dont l’Attentat montre de jeunes intellectuels désœuvrés dans l’Europe de la guerre froide, parlant de bar en bar, couchant, s’analysant, s’ennuyant surtout. Mais cette lecture est peut-être due au fait que Claude Burgelin précise que Perec avait été mar-qué par les Vitelloni, de Fellini.

il serait excessif de dire que l’Attentat est un livre fondateur. Mais il s’agit d’un livre qui porte la marque d’une personnalité littéraire en devenir, et laisse percer les prémices d’une œuvre importante. importante mais secondaire : celle d’un bricoleur très doué qui, dans son chef-d’œuvre (au sens artisanal du terme), la Vie mode d’emploi, semble volontairement livrer la notice de montage avec le Meccano terminé.

il lui sera cependant beaucoup pardonné : avec Je me souviens, cet homme pudique et beaucoup plus tendre qu’il ne voulait bien le paraître a offert à toute une génération son autobiographie secrète et, pour ce seul livre, a bien mérité de la littérature.

Christophe Mercier

Perec débutant

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LETTREs

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 M a i 2 0 1 6 ) . V I I

Enfer, de Dante Alighieri, traduit de l’italien, préfacé et annoté par Danièle Robert. Édition bilingue, Actes Sud, 528 pages, 25 euros.

Retraduire la divine Comédie est, au XXie siècle, un projet, certes, étrange, tant sont nombreuses les versions existant en français depuis le XiVe siècle. si régulière-

ment des italianistes et des poètes sont tentés de se confronter à ce monstre littéraire pour une sorte de duel sans espoir, une sorte de combat avec l’ange : qu’il suffise de penser au tableau de delacroix (la Lutte de Jacob avec l’ange) plus encore qu’à sa célèbre Barque de Virgile, pour avoir une idée de cette entreprise vouée à une inéluctable insatisfaction. C’est qu’il y a un profond mystère dans ce texte fondateur, dans son sujet, mais aussi dans sa forme, son ton, son style.

L’italien de dante est, somme toute, intelligible, pour le lecteur italophone de 2016 (une fois acquises quelques notions grammati-cales pour comprendre une syntaxe archaïsante, curieusement plus libre que celle qui est actuellement pratiquée en italie, et quelques données lexicales qui exigent de temps à autre le recours à un dic-tionnaire spécial). C’est une langue beaucoup plus proche que ne l’est, pour un Français, celle de Montaigne ou bien sûr de Rabelais. Plus proche même que celle des poètes de « la Pléiade ». C’est un texte dont les difficultés viennent essentiellement des références historiques (toutes les allusions aux contemporains de dante, qu’ils appartiennent à l’histoire de Florence et de ses conflits internes ou extérieurs avec d’autres villes, et bien sûr à l’histoire des papes). Mais la narration elle-même est merveilleusement moderne, souvent très parlée : non seulement pour les dialogues très vivants que le narrateur a prétendument eus avec son guide, maître et seigneur, Virgile, et avec les damnés qu’il croise, mais pour les commentaires, les métaphores, les comparaisons, qui, le plus souvent, renvoient à une vie quotidienne de son temps.

La partie strictement théologique est, d’une certaine manière, moins importante, du moins dans l’Enfer. Car la représentation de ce lieu de châtiment se réfère davantage à l’imaginaire antique. on a reproché à Michel-Ange, deux siècles plus tard, de s’être inspiré, pour la représentation des démons et de Minos dans son Jugement dernier de la chapelle sixtine, plus de l’Enfer de dante que de la Bible et des pères de l’Église. Et il est vrai que, lors d’un séjour à Venise, Michel-Ange avait pris connaissance des commentaires de Cristoforo Landino sur la divine Comédie, dont il a appliqué certains principes descriptifs.

il n’en reste pas moins qu’une traduction de dante devient une aventure théologique, tout autant qu’historique, stylistique et onirique. Car un traducteur entre dans cet univers visionnaire, fait pour être donc lu avec facilité par un italien, et tente d’y donner aux lecteurs français accès. Un accès qui ne doit pas être embarrassé par des difficultés excessives de compréhension. dante prenait soin de modifier régulièrement le rythme de la narration pour réveiller le lecteur et le faire participer au récit, évidemment sur le modèle de l’Énéide. Certains chants peuvent se lire de manière très fluide « comme un roman ». n’oublions pas que le parcours de dante et de Virgile est représenté « en temps réel » sur quelques jours, heure par heure. de nombreuses précisions sont fournies sur le cheminement et sa temporalité, sans aucune ellipse, ni de lieu ni de temps. Tout est décrit. Chaque pas, chaque changement de lumière, chaque bruit, chaque odeur, selon une disposition topographique et une mise en scène d’une exactitude millimétrique.

on y suit dante et son guide dans le labyrinthe des cercles et des girons, gravissant la montagne ou descendant au fond des gouffres, franchissant les fleuves, croisant le cortège des damnés, échangeant des propos avec certains d’entre eux, évoquant la vie politique de Florence et ses guerres intestines, réglant ses comptes avec ses ennemis. d’autres sont soudain beaucoup plus complexes, notamment quand il s’aventure dans l’échelle des peines et des crimes, et dans la description de quelques supplices abominables. Mais, on le sait, la force et la longévité de ce chef-d’œuvre tiennent surtout à l’impact que les images de dante ont eu sur les lecteurs à travers les siècles, rendant à la littérature sa force exceptionnelle pour influer sur les affects de qui lit. d’une certaine manière dante intervenait plus sur l’imaginaire que signorelli et Michel-Ange plus tard, quand ils représenteront l’au-delà. Restituer cette vigueur exige du traducteur un immense pouvoir sur la langue d’arrivée, une considérable maîtrise du langage outre une connaissance sans faille de l’italie du XiVe siècle et des siècles qui précèdent en remontant jusqu’à l’Antiquité.

il n’est pas possible d’énumérer et de comparer ici toutes les traductions de l’Enfer qui ont précédé cette nouvelle version de danièle Robert, ni même de vouloir établir une hiérarchie entre

elles, car les critères sont trop changeants. En dehors de celle de Jacqueline Risset (Garnier-Flammarion), dont le caractère no-vateur et exemplaire ne saurait être contesté, il en existe d’autres intéressantes, plus ou moins récentes, plus ou moins coulantes, plus ou moins inventives stylistiquement, plus ou moins fidèles et scrupuleuses. La désastreuse version archaïsante et plutôt dé-lirante d’André Pézard (dans la collection de « la Pléiade », chez Gallimard) est presque unanimement jugée illisible sinon comme une curiosité farfelue. La version en prose de Lamennais (dispo-nible dans la « Petite Bibliothèque » Rivages) est plus ancienne (du milieu du XiXe siècle), mais étonnamment moderne, simple, évidente, d’une remarquable clarté, d’une élégance très séduisante et minimaliste (les notes y sont dépourvues de pédantisme et réduites aux éléments nécessaires à la compréhension immédiate) et le texte se comprend dès la première lecture (ce qui n’est pas le cas, faut-il le rappeler, de la plupart des autres versions, même de celle de Jacqueline Risset).

Étant parfaitement bilingue et poète (elle traduisait dans les deux sens, y compris ses propres poèmes), Jacqueline Risset pré-sentait un avantage décisif sur les autres traducteurs : elle savait ce qui était clair et ce qui était obscur pour un italien de son siècle à elle. Et elle a placé le lecteur français exactement dans la situation d’un lecteur italien de notre temps face au texte original. Là où le texte était parlé, elle l’a rendu par un ton parlé. Là où le texte était sibyllin, elle a laissé le mystère. Et cet aspect hétérogène de la narration de dante ainsi respecté fait qu’il y a quelque chose d’unique et d’irremplaçable dans la version de Jacqueline Risset. Le ton, la vie, la complexité sont présents en français à leur juste mesure. Mais l’on peut ne pas partager certaines options et être gêné çà et là par des formulations trop prosaïques ou au contraire trop alambiquées et exagérément abstruses.

Le texte original de dante, faut-il le préciser, n’est pas exempt de facilités, de formules rhétoriques et redondantes ou au contraire de concentrations et de raccourcis abscons et de références his-toriques désormais incompréhensibles, même des plus érudits des lecteurs. Certains vers ont conservé leurs secrets. L’usage de toscanismes (et parfois d’autres régionalismes tombés dans l’oubli), les allusions à des événements politiques dont on n’a plus qu’une très douteuse mémoire ou à des usages de la vie quotidienne devenus très flous, même pour un historien italien savant, ont dressé un écran entre le texte et le lecteur. Le meilleur des traducteurs ne parviendra pas à l’abattre.

La version de danièle Robert (elle-même poète, auteur d’une remarquable traduction des poèmes de Cavalcanti et éminente tra-ductrice d’ovide et de Paul Auster) présente un avantage précieux :

une préface, une bibliographie et des notes d’une parfaite précision, telles qu’on en trouve peu même dans les éditions italiennes. de nombreux passages deviennent ainsi très lumineux, même s’il est regrettable de devoir lire le commentaire en fin de volume pour les comprendre. Mais comment échapper à ce travers avec un tel texte ? La grande particularité (peut-être pas la meilleure qualité, malgré certaines prouesses…) est surtout la versification. Ce n’est bien sûr pas la première tentative. Les versions de Kolja Micevic (autoédition, parue il y a une vingtaine d’années, et non exempte de trouvailles astucieuses, mais que brocarde la traductrice), de Jean-Charles Vegliante (en « Poésie » Gallimard) étaient déjà rythmées et, pour la première, rimée, avec quelques bizarreries parfois amusantes, mais finalement pas plus étranges que celles de dante, qui ne répugne pas aux formulations fantasques ni aux clins d’œil. Celle de Jean-Charles Vegliante adopte un ton très tenu, très hautain, très noble, sans doute trop par rapport à celui, plus souple, plus inattendu, plus variable, de dante, mais respecte avec une grande rigueur toutes les nuances d’un grand savoir, avec le danger que présentent une érudition excessive, un vocabulaire parfois trop archaïque et une syntaxe trop calquée sur celle de l’original.

Une version que danièle Robert dans son introduction écarte d’un coup de balai, un peu hâtif, me semble-t-il, est la très belle interprétation du poète belge William Cliff, seul véritable écrivain de très grande envergure qui se soit mesuré à cette méduse (« la Petite Vermillon », la Table ronde). il traduit dante comme il écrit ses propres poèmes. il en avait fait autant des sonnets de shakespeare, dont la difficulté est moindre. William Cliff fait, il est vrai, se hérisser les poils de tous les « dantistes », comme les appelait Pasolini dans Uccellacci e Uccellini, en décidant de supprimer les tercets trop référentiels à la vie florentine et toutes les descriptions qui l’ennuient ou présentent des difficultés de compréhension. Les noms propres qui exigent des notes sont de même carrément changés, supprimés ou remplacés par des périphrases ou des notes intégrées au poème même. Les détails rhétoriques sont savonnés comme l’on dit des vocalises acro-batiques que certains interprètes, et des plus grands, décident de simplifier quand ils chantent Mozart ou Rossini. Mais le résultat est là, quoi qu’en dise danièle Robert. C’est un véritable poème qu’on lit dans la version de William Cliff. C’est vivant, clair, beau, scandaleux, obscène, sublime quand il le faut. Mais, reconnaissons-le, on y perd pas mal de la richesse originale en devant renoncer à la rigueur minimale exigible d’un spécialiste de la langue du XVe siècle et de l’histoire florentine, papale, théologique ou mythologique.

La version de danièle Robert s’appuie, elle, sur un usage assez libre du décasyllabe, comme le Cimetière marin, mais avec moins de rigueur et beaucoup de vers boiteux. Et les rimes sont le plus souvent de très vagues assonances, que des paroliers de chansons n’oseraient même pas (vis rime avec autrui, côtés avec contempler, droit avec éclats, compagnon avec compétent, risque avec lubrique, faire avec amers, sainte-Zite – pour Zita – avec fournie, eh oui !)

de tels principes ne vont pas sans distorsion du texte, approximations de sens et conception assez flottante de la poésie, mais moins qu’on ne pourrait le craindre. Le plus souvent, les libertés que prend la traductrice sont légitimées ou amendées dans les notes, si bien qu’elle ne sacrifie à peu près rien du sens original et que toutes les options trouvent une explication. Les noms sont à peu près systématiquement francisés ou traduits pour rendre la narration moins chaotique et plus aisément prononçable. Et l’introduction, assez tech-nique, explique précisément la méthode suivie et le système prosodique de dante, fondé sur une science numérologique qui a fait le bonheur de générations entières de professeurs et le malheur de tant de leurs élèves, les détournant de cette œuvre géniale.

Un travail de comparaison de quelques versions exigerait plusieurs livres. Mais du moins comparons le célèbre incipit.

Jacqueline Risset :Au milieu du chemin de notre vieje me retrouvai par une forêt obscurecar la voie était perdue.

William Cliff :Au milieu du chemin de cette vie,je me retrouvai dans une forêtobscure : j’étais tout à fait perdu.

Le combat avec l’ange ou la méduse dante

Suite page VIII

Dante, par Botticelli.

LETTREs

V I I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 M a i 2 0 1 6 ) .

Lamennais :Au milieu du chemin de notre vue, ayant perdu la droite

voie, je me trouvais dans une forêt obscure.

danièle Robert :Étant à mi-chemin de notre vie,je me trouvai dans une forêt obscure,la route droite ayant été gauchie.

or, dans ce texte initial, trois termes posent un problème dans l’original. selva, latinisme pour forêt. smarrita, terme qui signifié égarée, mais qui a un sens théologique qui sera repris tout au long du poème. Et nostra, notre (vie). dante utilise la première personne du pluriel (tout comme Flaubert le fera au début de Madame Bovary, mais pour d’autres raisons…). William Cliff a résolu la question par « cette vie », dans le sens de la vie humaine, par opposition à la vie éternelle. C’est en effet le sens religieux de ce pluriel, qui n’apparaît pas dans les autres traductions, où le pluriel semble arbitraire et maladroit.

Prenons un autre exemple puisé dans le magnifique chant Xiii (celui des suicidés dont l’âme se retrouve dans la sève des arbres). il s’agit d’un passage souvent cité par l’écrivain japonais Kenzaburô Ôé :

Jacqueline Risset :Alors le tronc souffla très fort, et puisle vent se changea en une voix qui disait :« Je vous répondrai brièvement.

Quand l’âme cruelle se séparedu corps dont elle s’est arrachée,

Minos l’envoie à la septième fosse.Elle tombe dans la forêt, sans choisir sa place,Mais au lieu où fortune la jette,là germe comme une graminée. »

William Cliff :Alors du buisson un souffle très fortsortit et se changea en ces paroles :« Je vais vous répondre brièvement.

Quand férocement l’âme se séparedu corps dont elle s’arrache elle-même,elle est lancée dans la septième fosse

où elle tombe sans choisir sa place.or là où le sort la jette elle germecomme un grain d’épeautre et aussitôt elle…

Lamennais :Alors fortement souffla le tronc, puis le souffle se changea

en cette voix : « Brièvement il vous sera répondu. Lorsque l’âme féroce quitte le corps dont elle s’est elle-même arrachée, Minos l’envoie à la septième bouche. Elle tombe dans la forêt, non en un lieu choisi, mais où le hasard la jette : là elle germe comme un grain d’épeautre. »

danièle Robert :Alors le tronc souffla très fort, par oùle vent se transforma en une voix :« Ma réponse sera brève pour vous.

Quand se sépare l’âme sans foi ni loi

du corps dont elle s’est, elle-même, arrachée,Minos dans la septième entrée l’envoie.

Elle tombe en un bois non précisé,mais là où la Fortune la projette,comme un grain d’épeautre se met à germer. »

À vrai dire les différences ne sont pas si notables pour ce qui est du sens, mais déterminantes pour ce qui est du ton. C’est surtout dans les descriptions compliquées de l’organisation du labyrinthe (les montées, les descentes, les traversées) et des combats de démons que la lisibilité diffère d’une version à l’autre. ou encore dans les comparaisons qui sont souvent pour dante l’occasion de reconduire le lecteur dans un monde familier et vivant et donc de changer de tonalité, de passer à un registre populaire que la plupart des traducteurs ont de la peine à retrouver naturellement. ou encore dans les dictons devenus assez peu compréhensibles sans notes.

Le véritable casse-tête que doit résoudre le traducteur de dante, quelles que soient sa méthode, sa science et son esthétique, concerne en réalité les maladresses du poète qui souvent a été piégé par sa métrique et ses rimes et contraint à « remplir » des vers pour le nombre de pieds ou pour le son, ce qui aboutit à des pléonasmes, des précisions inutiles, des boursouflures, des impropriétés, qui évidemment contrastent avec le génie vision-naire et un art stupéfiant de la concision, par ailleurs, heureu-sement, dominants. Autrement dit (et c’est une préoccupation des interprètes musicaux autant que des traducteurs), toute la « partition » ne devrait pas être traitée avec les mêmes scrupules de littéralité, ce qui justifie l’apparente désinvolture de William Cliff, lui-même aguerri aux artifices des règles poétiques, même dans un tout autre contexte culturel.

René de Ceccatty

Quattrocento,de Stephen Greenblatt, traduit de l’anglais par Cécile Arnaud. Flammarion « Libres Champs », 384 pages, 8 euros.

Poggio Bracciolini, dit le Pogge, est né près de Florence en 1380. Latiniste brillant, passionné par la littérature

de l’Antiquité et doté d’un charme certain, il est un scribe hautement qualifié qui a su se faufiler à Rome, d’abord à la cour du cardinal Bari, puis à celle du pape Boniface iX, jusqu’à obtenir, à l’âge de seulement trente ans, le poste très convoité de secrétaire apostolique auprès du très intelligent et très corrompu Baldassare Cossa, qui se faisait appeler Jean XXiii. Mais le Pogge est également un bibliophile pas-sionné, un « chasseur de livres », s’efforçant

de retrouver toute sorte de manuscrits antiques oubliés à cette époque où l’Église considérait ce genre d’activité comme un péché mortel. il est déjà apprécié du petit cercle des humanistes qui s’est constitué en italie, principalement à Florence, parmi lequel il fait circuler des copies de ses trouvailles. Jusqu’à ce jour de 1417 où, dans la bibliothèque monastique de Fulda, il est mis en présence d’un manuscrit qui n’était connu que par quelques fragments ou commentaires de Quintilien ou de saint Jé-rôme et que l’on croyait définitivement perdu, le de rerum natura (de la nature), du poète latin Lucrèce. C’était quelque temps après le concile de Constance au terme duquel Jean Hus et le pape Cossa ont été brûlés, le premier pour hérésie, le second pour avoir soutenu des thèses épicuriennes.

Fin connaisseur de la Renaissance, le grand universitaire américain stephen Greenblatt nous raconte à la manière d’un roman (c’est le but poursuivi par la collection « Libres Champs »), les conséquences pour la pensée occidentale de l’exhumation de cette œuvre capitale occultée depuis dix siècles. Malgré les efforts de l’Église pour endiguer cette sorte de retour du refoulé, les atomes qui composent l’univers depuis les étoiles jusqu’aux insectes, le fait que la Providence n’est que le fruit de l’imagination des hommes et qu’il n’existe aucun plan divin concernant l’ordre ou le désordre du monde, qu’il n’y a pas de vie après la mort et qu’il est donc inutile pour l’homme d’en être effrayé, qu’il est raisonnable d’éviter la douleur, de rechercher le plaisir et de favoriser le désir, toutes les affirmations

les plus subversives de Lucrèce vont alors fasciner les penseurs européens. Machiavel, Giordano Bruno ou Galilée d’abord, mais aussi Érasme et Thomas More, Léonard de Vinci, shakespeare, Montaigne et sa « bran-loire », Gassendi et son disciple Molière qui traduisit en français de rerum natura, dont le texte est hélas aujourd’hui perdu, Voltaire, Hume, le diderot du Rêve de d’Alembert, jusqu’au marquis de sade, ils sont légion à s’être nourris d’une façon ou d’une autre du lait de Lucrèce.

Quant au Pogge, il est mort riche à Florence à l’âge de soixante-dix-neuf ans, s’étant pru-demment gardé d’évoquer dans ses nombreux ouvrages les thèses contenues dans le manuscrit de Fulda.

Jean-Claude Hauc

Chasseur de livres

obsession cubaineCe qui désirait arriver, de Leonardo Padura, traduit de l’espagnol par Elena Zayas. Métailié, 235 pages, 18 euros.

Comme le lieutenant de police Mario Conde, héros de la plupart des romans de Leonardo Padura, les personnages

de Ce qui désirait arriver sont des « nostal-gistes ». des hommes et des femmes empêtrés dans leurs souvenirs d’un hier radieux. Mal-heureux en amour et incapables d’échapper à l’emprise de leur île qui ne s’est jamais vrai-ment remise de sa révolution. on retrouve donc dans ce recueil de treize nouvelles le Cuba cher à l’auteur. sans crimes ni enquêtes, mais à travers un quotidien triste, rythmé par des boléros déchirants. Même lorsqu’ils sont situés à l’étranger – en Angola, pour la plupart – les textes du recueil sont imprégnés de La Havane.

Le Cuba de Leonardo Padura, on l’aime et on le quitte, mais on y revient toujours.

Écrits entre 1985 et 2009, les récits du re-cueil jalonnent la carrière de l’écrivain. À côté des polars et du roman historique L’homme qui aimait les chiens (2011), Ce qui désirait arriver surprend par son intimisme. Par sa galerie de protagonistes sans qualités parti-culières, décrits dans des situations banales. si Leonardo Padura n’hésite pas dans ses ro-mans à se livrer à des réflexions et critiques politiques frontales, il opte dans ses nouvelles pour davantage d’implicite. La Porte d’Alcalá, la première d’entre elles, raconte le retour à La Havane du journaliste Mauricio, envoyé pendant deux ans en Angola à la suite de sa conduite pendant la révolution, sur laquelle on ne saura rien. dans destin(ation) : Mi-lan-Venise (via Vérone), le Cubain Miguel installé à Milan pour des raisons inconnues

rencontre une femme dans le train qui le me-nait à Venise…

Le spectre de Fidel Castro n’est jamais loin. ni le rapport conflictuel de Cuba aux États-Unis et la crise des années 1990. informulés ou évoqués l’air de rien, au milieu d’un dilemme sentimental, des prouesses littéraires d’une vieille femme (Adelaida et le poète) ou de la passion d’un étudiant pour une chanteuse de boléros (neuf nuits avec Violeta del Rió), les aléas du contexte cubain se lisent dans l’inca-pacité des personnages à construire un espace partageable avec d’autres. sans être aussi ca-ricaturaux et isolés que Mario Conde, qui vit seul avec son poisson rouge, ils vont d’échec en échec. se jettent avec l’énergie du désespoir dans les bras du premier venu, ou presque. L’utopie ayant déserté le champ politique, le mythe de l’amour prend des proportions démesurées. Effrayantes.

À travers les amours interrompues, avor-tées ou purement imaginaires de Ce qui dé-sirait arriver, Leonardo Padura esquisse une île qui ne change pas. soulignée par les ves-tiges d’un bonheur passé, la même tristesse court d’une nouvelle à l’autre. La plupart des récits sont d’ailleurs construits autour d’une faille. Un jour par exemple, suivant les exigences du Parti communiste, Élmer a renoncé à son rêve de carrière dans le base-ball pour étudier l’économie. il ne s’en est jamais remis. Rencontrant un jeune garçon animé par le même désir que lui jadis, il se surprend pourtant à sourire. si le présent des protagonistes est mort, ils ne désespèrent pas tout à fait du futur. En quelques pages, Padura réussit à ouvrir une brèche dans la mélancolie. Une brèche infime, mais d’au-tant plus précieuse.

Anaïs Heluin

Suite de la page VII

LETTREs / sAVoiRs

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 M a i 2 0 1 6 ) . I X

Après le décès d’un écrivain, son œuvre, si elle était autre chose que du clinquant à la mode, poursuit le dialogue avec ses lecteurs, d’âge en âge. Au fil du temps, elle

reprend souffle à l’abord de questions nouvelles. deux grands poètes contemporains, Mahmoud darwich et Claude Esteban, en sont l’exemple.

L’avant-dernier livre de Mahmoud darwich, décédé en août 2008, vient de paraître en traduction française sous le titre Présente Absence. L’original en arabe date de 2006.

Quand il l’écrit, Mahmoud darwich sait que la mort rôde autour de lui, après deux opérations cardiaques. il s’adresse à lui-même en se tutoyant : « Toi, vers une deuxième vie promise par la langue chez un lecteur qui échapperait à la chute d’un astre. / Moi, vers un rendez-vous plus d’une fois remis avec une mort à laquelle j’avais promis dans un poème une coupe de vin rouge. » Placé au carrefour de la séparation d’avec son double, il attribue à celui-ci l’œuvre qu’il lègue à un lectorat posthume. La dualité est néanmoins plus complexe et, tout au long du livre, le factuel et l’imaginaire passent de l’un à l’autre, de celui qui éprouve dans son corps et dans son cœur les événements à celui qui crée un monde avec les mots, et vice versa...

Enfants, ils étaient unis sans se poser de questions. À l’âge de 6 ans, l’expulsion, en 1948, les a chassés de leur terre pales-tinienne : « dans ta blessure précoce il est un cri qui est toi, non un autre enfant atteint par la flèche d’un dieu pervers. Ainsi tu n’écriras pas la légende mais les faits. »

Présente Absence relate, non sous forme de récit chrono-logique, mais dans un entrecroisement entre passé et présent, des faits précis : l’intervention de soldats armés, de chars, la faim, le froid, l’exil, plus tard la prison, ou encore habiter la salle d’attente d’un aéroport, quand tous les visas sont refu-sés. Au passage, sont cités des lieux restés dans la mémoire collective pour les drames, les crimes qui y sont intervenus, tels sabra et Chatila. il y a les accords d’oslo, un voyage à Gaza, le retour autorisé en Galilée, l’étreinte avec la mère devant les caméras des photographes amateurs, la tombe du père. il y a aussi l’hôpital et le délire après l’anesthésie. La vie de Mahmoud darwich fait l’objet, selon ses propres termes, d’une autobiographie individuelle et collective. Celle-ci part

de l’expérience personnelle et la ramifie, la rattache à l’histoire non seulement de la Palestine, non seulement des pays arabes, mais du monde entier.

Prose ou poésie ? Les deux, ami lecteur. Car Mahmoud darwich se tient sur la ligne de crête entre les deux. L’ouvrage comporte vingt chapitres en prose poétique ou vingt poèmes en prose, comme on voudra, avec, souvent à la fin, mais parfois à l’intérieur, une suite de vers. sur le site de l’éditeur, il est annoncé dans le genre Romans, récits, mais le libraire ne se trompe pas, qui le range au rayon Poésie.

La poésie n’est pas qu’un mode d’écriture, par son assem-blage des mots elle met en rapport soi et l’Univers, du plus proche au plus lointain. dans les pires moments, elle est « un acte de liberté », ainsi dans le chapitre traitant de la prison, elle rend à l’imagination de l’homme enfermé la vue de l’arbre et de la mer. dans celui consacré à l’amour – « l’un des actes magiques de la nature » – qui va au plus haut, puis se dissout dans un manque, un rapprochement est proposé : « Comme si l’écriture était, comme l’amour, fille du nuage qui se dilue si tu l’attrapes. » Le même chapitre contient l’image insolite, non dénuée d’humour, d’un cœur « sain et sauf, solide tel un coing difficile à mordre ». dans la séquence sur la nostalgie, le pays natal, désormais interdit, « était air, couleur et eau. il est devenu poème ». Grâce au pouvoir de la poésie, la plainte n’est pas le ton dominant du livre.

La version française est l’œuvre d’Elias sanbar, traducteur habituel de Mahmoud darwich dans notre langue, et de Farouk Mardam-Bey, du département sindbad chez l’éditeur Actes sud. sa publication intervient six ans après celle du Lanceur de dés, dernier livre de l’auteur. interrogé sur ce décalage (au micro de France Culture, le 19 avril 2016), Elias sanbar a répondu avoir longtemps hésité devant les multiples difficultés de traduction que présentait ce « diamant noir ». il a ajouté que la durée écoulée, en changeant le contexte, ajoutait du poids à l’ouvrage. de fait, l’actualité la plus récente en augmente la portée.

de ces difficultés, et de l’intelligence profonde de l’œuvre qu’en ont les traducteurs, est né un texte qui fait pénétrer le lecteur non arabophone dans ce que l’auteur a désigné d’un trait, « ta résidence permanente, la conscience du monde ».

Au matin du 10 avril 2006, Claude Esteban n’était plus. demeurait sur sa table de travail le manuscrit de la Mort à distance, prêt à imprimer. L’ouvrage a paru treize mois plus tard (Gallimard). Les Lettres françaises en ont rendu compte en juillet 2007, en concluant (pardon de nous citer) : « d’un tel livre, par-delà la disparition de l’auteur, la mort reste à distance. » L’imec (institut Mémoires de l’édition contemporaine) où ses archives sont déposées, et la revue en ligne secousse ont organisé un hommage au poète pour le dixième anniversaire de sa mort. La rencontre a eu lieu le 14 avril 2016, tandis que paraissait un numéro spécial de secousse.

François Boddaert, en liminaire, assure que Claude Esteban était « un homme planté du côté de la vie ». Puis viennent dix-neuf contributions, sous formes d’études, de poèmes, de souvenirs, d’une bibliographie succincte, dont les auteurs sont François Bordes (imec), Claude Adelen, Xavier Bruel, nicolas Cendo, Florence delay, Christian doumet, Marie-Florence Ehret, Antoine Emaz, isabelle Garron, Joseph Guglielmi, Alain Lance, Hubert Lucot, Gérard noiret, Gilles ortlieb, Jean-Baptiste Para, Lionel Ray, Jean-Claude schneider, Esther Tellermann, Jean-Pierre Verheggen.

s’y insèrent des inédits de Claude Esteban : Trois suites de poèmes, strophes du monde ancien, sept Cris dans le corps d’un homme, Reliquats, un essai, le Culte des images, enfin un récit de son hété-ronyme Arthur silent, Zibeline et petit-gris. Les poèmes peuvent être écoutés, dits par Anne segal, dans la sonothèque de secousse.

En tête du sommaire, une photo montre Claude Esteban, la main posée sur l’encolure d’un fauve de pierre. L’explication en est donnée dans l’article de Jean-Baptiste Para, la Main de Claude. Elle a été prise par lui près d’un pont d’ispahan lors d’un voyage commun en iran. À son texte, nous empruntons notre conclusion : « Cette œuvre fut écrite en notre temps. Elle nous touche jusqu’au fond de l’avenir. »

Présente Absence, de Mahmoud darwich, traduit de l’arabe (Palestine) par Farouk Mardam-Bey et Elias sanbar. Éditions Actes sud/sindbad, 2016, 154 pages, 17 euros. www.actes-sud.frHommage à Claude Esteban. Éditions obsidiane, secousse, 2016. http://www.revue-secousse.fr/secousse-18bis/sks18bis- sommaire.html

CHRONIQUE POÉSIE DE FRANÇOISE HÀN

Les œuvres continuent la vie

Le Néolibéralisme. Un autre grand récit, de Jacques Bidet. Éditions les Prairies ordinaires, 196 pages, 16 euros.

Chaque nouvelle parution du philosophe Jacques Bidet est l’occasion, pour ce dernier, d’approfondir une théorie de la modernité dont il a commencé la construction depuis

plusieurs décennies. Cet approfondissement d’une théorie géné-rale s’effectue par l’exégèse de Marx, de Rawls ou de Foucault, mais aussi par l’étude d’objets plus circonscrits : après avoir analysé l’émergence de la modernité et celle de l’apparition d’un État-monde en formation dans l’État-monde, Jacques Bidet se penche sur le néolibéralisme dans un nouveau libre : le néoli-béralisme. Un autre grand récit. si c’est pour lui l’occasion de présenter les concepts clés de sa théorie – ce qui rend la lecture de son ouvrage accessible aux nouveaux lecteurs –, c’est aussi celle de les faire travailler sur un nouvel objet d’étude.

Bidet part du constat que, tout comme le libéralisme, le néolibéralisme n’est pas une doctrine unifiée ; il critique sur ce point Foucault pour avoir cherché une cohérence dans la pensée libérale qui ne pouvait exister. Car, avant tout, le libéralisme ne fut pas une doctrine mais une « prétention », qui était celle des capitalistes. d’emblée, sa visée fut performatrice, inscrite dans l’espace de modernité qui voit se confronter les positions et les discours de citoyens envisagés comme libres, égaux et ration-nels. Et ces citoyens appartiennent à des classes et à des forces sociales spécifiques : les détenteurs du capital et les détenteurs de la compétence face à la classe populaire. devant combiner les prétentions des capitalistes et des compétents dans un régime d’hégémonie propre à l’Europe du XiXe siècle, le libéralisme historique fut donc un compromis. se revendiquant d’un « ordre naturel marchand », qu’il s’agit toutefois d’instituer contre les classes sociales féodales et conservatrices, le libéralisme devrait

composer avec les besoins d’une politique d’organisation, autre pôle incontournable de la société moderne.

de manière très convaincante, Jacques Bidet propose de lire le reflux du capitalisme libéral entre les années 1930 et l’offensive néolibérale des années 1980 comme celui de la fin d’un régime d’hégémonie : la fin de l’alliance prioritaire des capitalistes et de l’élite dirigeante des compétents au profit d’une alliance – moins profonde mais réelle – de ces derniers avec les classes populaires. Cette alliance correspondant à la construction de l’État-providence occidental aura permis de tenir à distance certaines prétentions capitalistes sur le taux de profit et l’organisation du travail en établissant la gratuité de nombreux services (santé, éducation…) et l’encadrement du fonctionnement du marché du travail. on sait que ces avancées sociales ont été fortement attaquées à partir du tour-nant néolibéral dont nous ne sommes toujours pas vraiment sortis. Jacques Bidet propose une lecture de ce tournant qui n’insiste pas de manière décisive sur le rôle de la « révolution numérique », mais sur l’émergence d’un nouveau régime d’hégémonie. Cette hégémonie est une « hégémonisation » de l’organisation par le marché, les couches sociales des dirigeants compétents étant reprises en main fortement ; l’alliance ambi-guë avec les classes populaires et leurs représentants s’avère alors rompue. il suffit d’observer actuellement la trajectoire des nombreux cadres administratifs mais aussi politiques – au-delà de leurs étiquettes officielles –, tous inféodés aux projets mais aussi aux conceptions idéologiques du capital financier, pour constater la pertinence de ce jugement. Cette hégémonie implique une idéologie, celle du néolibéralisme, extrêmement agressive envers toute forme de « socialisme », que ce soit sous sa forme soviétique ou sociale-démocrate. Le néolibéralisme exclut toute forme d’organisation centralisée des rapports socio-économiques et va plus loin que le libéra-

lisme classique, puisqu’il se déleste de l’État-nation, dont il participe à l’affaiblissement à travers la « mondialisation ».

La marchandisation de toutes les formes d’activité, que poursuit officiellement le néolibéralisme, a déjà trouvé dans l’entreprise capitaliste un banc d’essai. Jacques Bidet décrit de façon pénétrante la transformation des rapports d’organisation qui se faisaient au sein d’une même entreprise en un système de sous-traitance qui implique que l’effectuation de certaines tâches passe désormais par l’échange marchand entre l’entreprise dominante et ses sous-traitants. Une même logique s’aperçoit lorsque la marchandisation poussée au maximum de la force de travail passe par la sortie du salariat et par l’autoentrepreu-nariat imposé aux travailleurs. Là, le statut de salarié, jusque-là marqué par une certaine pérennité et un encadrement des rapports sociaux, était un obstacle au plein déploiement de la puissance du capital.

Toutefois, les politiques néolibérales n’impliquent par pour autant la disparition de toute forme d’organisation. sur ce point, Jacques Bidet est catégorique : nous ne sommes pas sortis de la modernité vers une improbable postmodernité. Plus que jamais les sociétés modernes et capitalistes accueillent les logiques du marché et de l’organisation. Mais dans le régime de l’hégémonie libérale, les inévitables formes d’organisation prennent des formes perverties par la logique marchande : audit, benchmarking, management… sont des aspects de cette « bureaucratisation marchande ».

Le diagnostic global pourrait être sombre mais, ne quittant pas l’horizon de la modernité, les sociétés modernes conservent la possibilité de la mise sous contrôle populaire du marché et de l’organisation pour faire émerger un espace dialogique de mise en commun que Jacques Bidet appelle de ses vœux sous l’expression toujours actuelle de communisme.

Baptiste Eychart

Jacques Bidet explore la prétention néolibérale

ARTs

X . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 M a i 2 0 1 6 ) .

«Exposer l’enfance », telle est la finalité du projet « L’art et l’enfant. Chefs-d’œuvre de la peinture française », présenté par le musée Marmottan Monet jusqu’au

3 juillet prochain, dont le commissariat a été assuré par Jacques Gélis, Marianne Mathieu et dominique Lobstein, assistés d’Au-rélie Gavoille et de Laurène Marin.

76 œuvres signées par Le nain, Philippe de Champaigne, Chardin, Greuze, Corot, daumier, Millet, Manet, Cézanne, Monet, Morisot, Renoir, Bastien-Lepage, Pelez, Bonnard, Val-lotton, Maurice denis, Matisse, Picasso, Chaissac ou dubuffet par exemple, qui permettent de retracer l’évolution du statut de l’enfant à travers ses représentations dans la peinture française du Moyen Âge au début du XXe siècle.

Un fort intéressant parcours chronologique, qui s’ouvre avec la Présentation au temple – un relief en marbre de la seconde moitié du XiVe, attribué à André Beauneveu et Jean de Liège, provenant des collections du musée de Cluny, qui représente le Christ enfant enveloppé dans ses langes – et qui se referme avec un grand tableau de Picasso, le Peintre et l’Enfant, où l’artiste tient une palette quand l’enfant brandit un pinceau.

Un panorama jalonné d’œuvres emblématiques comme l’En-fant au toton, de Jean-siméon Chardin, la Précaution maternelle, de Jean-François Millet, En promenade près d’Argenteuil, de Claude Monet, ou le Ballon, de Félix Vallotton. Une exposition qui donne à voir également des œuvres plus rares comme le iVe tableau représentant la femme enceinte, de Jacques Fabien Gauthier-dagoty, gravure sur cuivre en couleur en trois parties assemblées, réalisée entre 1740 et 1785, ou encore le Portrait de la famille Habert de Montmor, attribué à Philippe de Champaigne, peint dans les années 1640-1645 et provenant du château de sully-sur-Loire. Ce dernier étant montré pour la première fois dans le cadre d’une exposition temporaire, comme le souligne Patrick de Carolis, directeur du musée.

Une exposition qui s’enrichit par ailleurs d’un ouvrage-catalogue éponyme, de grande qualité, qui est le fruit d’une coédition du musée et des éditions Hazan, et a été réalisé sous la houlette de l’historien de l’art Jacques Gélis, professeur émérite d’histoire moderne de l’université de Paris-Viii.

L’image de l’enfant dans l’art évolue selon les époques et le regard que la société lui porte. Accessoire à la fin du Moyen Âge, elle est modeste au XVie siècle et sensiblement plus importante au siècle suivant. Elle est présente au siècle des Lumières à travers gravures, peintures et sculptures, et atteint son apogée au XiXe.

La manière de le représenter diffère également en fonction de la qualité du sujet et de l’évolution des mentalités.

« Aux débuts des temps modernes, écrit Jacques Gélis, il n’est pas très fréquent de le figurer seul, pour lui-même, sauf lorsqu’il s’agit de cet enfant exceptionnel qu’est le dauphin royal ou l’enfant Jésus. » Le superbe Portrait du futur François ii, émail peint sur cuivre, à dominante bleue, réalisé vers 1553 et attribué à Léonard Limosin, traduit la responsabilité qui pèse sur les épaules du futur monarque. Le regard est profond où semble se glisser le pressentiment d’un destin tragique.

si l’enfant est souvent représenté en famille, c’est qu’il est le symbole de la réussite sociale de ses parents et qu’il s’inscrit dans un dessein collectif. Comme l’écrit encore Gélis : « Le couple accepte volontiers tous les enfants que dieu ou la nature lui envoie. » Cependant, les enfants, quel que soit le milieu social dont ils sont issus, sont exposés aux maladies, aux épidémies, et la mortalité infantile est très importante. « il faut deux enfants pour faire un adulte », et le thème de la brièveté de la vie de l’enfant, son côté éphémère, sera repris par les artistes. C’est le Portrait d’un enfant mort que peint vers 1650 un artiste anonyme.

si les frères Le nain croquent des petits paysans aux vête-ments rapiécés et néanmoins pleins de vie, Enfants avec une cage à oiseaux et un chat (1646), ou, d’Antoine Le nain, les Jeunes Musiciens (1640), comme autant de prétextes à des scènes de genre, c’est l’Enfant en pénitence, que peindra nicolas-Bernard Lépicié, dans la seconde moitié du XViiie, et c’est en martyr que Fernand Pelez le représente en 1885, dans un tableau saisissant, Un martyr ou le Marchand de violettes.

Comme l’écrit Catherine Rollet, dans sa passionnante contri-bution à l’ouvrage, intitulée « Vers les droits de l’enfant », une nouvelle vision de l’enfant va émerger au cours du XiXe siècle. Un courant d’opinion sous l’influence d’écrivains comme Vic-tor Hugo ou Zola va le placer au centre des préoccupations et dénoncer les violences exercées contre lui. Les progrès de la médecine vont par ailleurs faciliter cette évolution. dès 1869, le docteur Félix Boudet n’hésite pas à souligner que « s’il y a des droits pour le citoyen et le père de famille, l’enfant possède aussi des droits dès sa naissance ». Une loi de protection « des enfants du premier âge, placés en nourrice, en sevrage ou en garde » est votée en 1874. Les enfants des classes populaires sont mieux suivis et l’abandon « à bureau ouvert » facilite la prise en charge des enfants recueillis.

L’enfant est un des sujets de prédilection des peintres im-pressionnistes. ils le représentent jouant ou étudiant, tel qu’en lui-même. Renoir peint les Enfants de Martial Caillebotte (1895), Jean et Geneviève tournant les pages de livres illustrés, ou sa propre fille Claude (la Leçon, 1906). Édouard Manet, le Portrait de Julie Manet bébé (1879), Claude Monet, Camille au jardin jouant au cerceau, Camille au jardin avec Jean et sa bonne (1813). Maurice denis peint deux enfants s’exerçant à la boxe, la Boxe (1918), Berthe Morisot, Eugène Manet et sa fille dans le jardin de Bougival (1881).

Toutes ces œuvres reflètent la fraîcheur et la naïveté des enfants aimés, dans tous les états d’un bonheur préservé. Une liberté du corps aussi, que Jeunes lutteurs, de Paul Gauguin (1888), et un peu plus tard le Ballon (dit aussi coin de parc avec enfant, 1899), de Félix Vallotton, viennent affirmer.

Au début du XXe siècle, les artistes « semblent rechercher dans leur propre descendance la source de leur vocation ». Picasso peint son fils Paul en train de dessiner, Paul dessinant (1923). Et les dessins que l’enfant crayonne deviennent source d’inspiration. Les créations enfantines prennent place dans les œuvres de représentants de l’art brut, dans un totem de papier peint de

Gaston Chaissac comme dans une causette de Jean dubuffet, avant que les artistes n’inventent de nouvelles grammaires.

« Entre 1905 et 1930, écrit Emmanuel Pernoud, le mythe de l’enfance de l’art ne se traduit pas seulement par des œuvres, mais par une attention des artistes à l’égard de l’enfance, de ses créations, de ses activités et de son développement. »

Marc Sagaert

« L’art et l’enfant, chefs-d’œuvre de la peinture française ». Musée Marmottan Monet à Paris. du 10 mars au 3 juillet 2016.L’Art et l’enfant, chefs-d’œuvre de la peinture française – The Child in Art : Masterpieces of French Painting, catalogue. Éditions Hazan, Musée Marmottan Monet, 2016. Textes de dominique Lobstein, Marianne Mathieu, Jacques Gélis, Catherine Rollet et Emmanuel Pernoud. 191 pages, 29 euros.

« L’art et l’enfant », l’enfance de l’art

douanier ? À commencer par le surnom, tout avec Rousseau prend les allures d’un mythe ou d’un canular. Commis

à l’octroi de Paris et non à la douane, l’homme qui fait croire qu’il a participé à l’expédition militaire française au Mexique ne manque pas d’imagination. Et il en faut pour un ar-tiste capable de se lancer dans des tableaux de jungle, inspirés uniquement par les images des magazines et des visites au Jardin des Plantes ou encore à l’Exposition universelle. L’ensemble donne un mélange troublant et invraisemblable d’images d’Épinal et d’exo-tisme fantastique.

Autodidacte, Rousseau ne cache pas son admiration pour les maîtres (Cabanel, Gé-rôme) mais se fait plutôt remarquer par les ar-tistes faisant partie de l’avant-garde (delaunay, Picasso). son parcours – archaïque, primitif ou naïf – aurait pu rester simple. il n’aurait alors été qu’un douanier, un peintre du di-manche acharné et dont l’œuvre, maladroite

mais traversée d’apparitions oniriques, serait demeurée l’exemple idéal de la peinture naïve.

Le destin, toutefois, en a voulu autrement. Rousseau est devenu une légende. Certes, il n’est pas le seul dans ce rôle. on connaît Gauguin, l’explorateur des îles tropicales. on connaît aussi Van Gogh, le martyr de l’art. Rousseau, quant à lui, sera le grand naïf. depuis longtemps, l’histoire de l’art s’est fait une spécialité de la fabrication de mythes court-circuitant l’œuvre et la personnalité de l’artiste. L’interprétation de la production plastique se voit arrimée au caractère de son créateur et la biographie laisse peu de place au contexte plus large, car l’homme est iné-vitablement à l’écart.

il n’en reste pas moins que, parfois scep-tiques, nombreux sont les artistes que fascine la liberté que prend le douanier avec les conventions académiques et avec les critères habituels du jugement esthétique. de fait, le peintre pratique la description minutieuse

de détails juxtaposés, qui produisent un effet de collage pictural où la perspective semble abolie. Les personnages imbriqués sur un fond pratiquement plat dans les œuvres inspirées par la photographie, plus particulièrement les portraits, forment des figures disproportionnées, figées et étran-gement hiératiques. Ailleurs, avec les petits paysages urbains, la matière, stylisée avec une délicatesse infinie, comme brodée, les couleurs, aux accords inattendus, confè-rent à ces lieux de banalité une atmosphère mystérieuse. Rousseau fabrique, ou plutôt bricole, un univers féerique qui échappe à toute vraisemblance, un répertoire de formes et de thèmes personnels détaché de la tradi-tion. Même si l’iconographie exotique a pu trouver ses sources dans les récits des soldats de retour de la campagne du Mexique, la cohabitation d’une charmeuse de serpents, de tigres, de buffles et d’autres habitants de la jungle reste incongrue.

L’artiste, toutefois, n’est pas insensible à la modernité. il est avec son Portrait-Paysage (1890) le seul artiste, hormis seurat, à intro-duire dans la peinture ce symbole de modernité parisienne qu’est la tour Eiffel. de même, il représente les premiers aéroplanes et les diri-geables, les fils télégraphiques et téléphoniques ou encore le football.

L’impossibilité de classer Rousseau dans un mouvement artistique bien déterminé, son style à géométrie variable ont fait que son im-pact sur les différents acteurs de l’avant-garde est difficilement discernable. En réalité, cet impact ne se situe pas sur le plan visuel, mais il renvoie plutôt aux principes communs. En toute logique, car son œuvre n’imite pas, ne cherche pas le réalisme photographique, mais procède par allusion ou suggestion.

Itzhak Goldberg

« Le Douanier Rousseau. L’innocence archaïque », musée d’orsay, jusqu’au 17 juillet.

Le mythe du douanier Rousseau

Théâtre des déchargeurs3, rue des déchargeurs, 75001 Paris

Samedi 14 mai 2016 à 16 h 30

Rencontre avec :

Françoise Hàn, Alain Guillard et les éditions Jacques Brémond

Lectures de leurs dernières parutions aux éditions Jacques Brémond

Ce pli ouvert, de Françoise HànLa mouette le dira mieux que moi, d’Alain Guillard

Rencontre organisée par Le Printemps des Poètes

avec Emmanuelle Leroyer

Entrée libre sur réservationen ligne sur http://www.lesdechargeurs.fr/structures/

le-printemps-des-poetesou par téléphone : 01 42 36 00 50

(de 16 heures à 22 heures)

MUsiQUE

L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 M a i 2 0 1 6 ) . X I

Glenn Gould ou le piano de l’esprit, de Jean-Yves Clément. Actes Sud/Classica, 2016, 171 pages, 16 euros.

Q ue demeure-t-il de cet artiste phéno-ménal qui fut la coqueluche du monde parisien, voire extra-parisien, jusqu’au

4 octobre 1982, date de sa disparition à 33 ans ? il faut dire qu’il avait commencé fort jeune, puisqu’à l’âge de 4 ans, il trônait déjà devant un clavier (ou un orgue). sa mémoire était ex-traordinaire, si l’on en croit Jean-Yves Clément, son dernier et remarquable biographe, natif de Toronto (Canada).

dans sa relativement brève existence, on distingue une première partie consacrée au virtuose du piano, parcourant le monde qui l’a ovationné de Moscou aux grandes cités nord-américaines. Hypocondriaque mala-dif, si on peut dire, il s’est détaché du concert traditionnel pour rejoindre la solitude de l’enregistrement et de la diffusion au nom d’un quasi-fanatisme de la pureté musicale. Jusqu’à disposer d’un studio, mais pas encore d’électroacoustique, ni d’ordinateur et encore moins de numérique.

Jean-Yves Clément va jusqu’à préciser les dates d’enregistrement marquantes de ses gra-vures, alors qu’elle sont légion.

Ne pas tirer sur le pianiste…Le répertoire de Glenn Gould lors de sa

première carrière de pianiste peut apparaître singulier à certains égards. Glenn Gould est sans doute l’un de ceux qui ont fait de J.-s. Bach un classique « populaire ». Et il n’est pas étonnant que, très tôt, il ait pratiqué Mendelssohn, ce musicien qui a réhabilité la Passion selon saint Matthieu. En outre, Glenn Gould est de culture anglo-saxonne et, à ce titre, on n’est pas surpris d’écouter ses enre-gistrements de compositeurs tels que William Byrd, orlando Gibbons, Jan sweelinck, ou de « nordistes » comme Jean sibelius, Edvard Grieg. il n’est en rien soliste qui se contente d’un programme rituel et permanent. C’est ainsi qu’on le découvre à la fois wagnérien, notamment avec siegfried idyll, chez CBs, relativement tardif, et éprouvant une passion pour schönberg et les siens.

Glenn Gould n’est pas un idéologue. Tan-dis que, en Europe de l’ouest, se déroule un

conflit « gravissime » entre les soutiens de l’atonalité et ceux de la tonalité, lui enregistre, toujours chez CBs (années 1960, 1970, 1980), un coffret contenant des pièces de schönberg mais aussi d’Alban Berg, lequel voisine avec Alexandre scriabine, Paul Hindemith, Ernst Krenek, serge Prokofiev. de quoi bouleverser le jeu de quilles des sectarismes.

Les problèmes de la technologieGlenn Gould n’était pas dénué de goût,

voir son refus absolu d’une certaine musique italienne – Verdi, Puccini, notoirement. En tout état de cause, l’opéra ne semble pas le combler, attiré à l’évidence par son instrument roi, le piano, mais aussi par la musique de chambre (duo avec Yehudi Menuhin) et l’orchestre. Cet artiste ultra-doué passera du côté de la direction d’orchestre, voire de la composition – qui ne devait pas lui réussir pleinement…

Ce compositeur est attaché à la pureté ab-solue de la musique ; pour en avoir une idée simple, il suffit d’écouter le premier mouve-ment « allegro con brio » du Concerto n° 1 pour piano et orchestre, de Beethoven, rien de plus délicat, de plus « modéré » et de plus énergique,

œuvre que Glenn Gould adorait, ce qui n’est pas forcément le cas de tous ses auditeurs. En revanche, son admiration pour Richard strauss et pour Johannes Brahms est quasi délirante…

dans la seconde partie de sa vie et de son activité musicale, Glenn Gould s’est attaché à démasquer la notion de concert, jugée flatteuse uniquement pour l’artiste mais non pour le sens musical, surtout due au jeu physique du soliste tandis que Glenn Gould se réclame de la morale. Pour un peu, on craindrait d’ou-blier la matière musicale dans sa pureté. Voire sa nudité, au détriment, in fine, d’une prise de son de l’œuvre interprétée et retransmise qui fait appel à la technologie dont Glenn Gould condamne, par ailleurs, l’usage excessif dans notre univers connecté et de plus en plus commerçant – et encore n’a-t-il pas connu véritablement les excès, dérives des débuts du XXie siècle !

Le grand mérite du livre précieux de Jean-Yves Clément est d’avoir écrit un hommage de l’intérieur à Glenn Gould, riche d’une large documentation. Voilà de nouveau ce musicien unique parmi nous grâce à ces pages initiatrices.

Claude Glayman

Glenn Gould aujourd’hui

Music Is my Mistress. Mémoires inédits,de Duke Ellington, traduit de l’américain par Clément Bosqué et Françoise Jackson. Préface de Claude Carrière. Éditions Slatkine & Cie, 2016, 589 pages, 25 euros.

Au lycée, le jeune Edward Ellington rêve d’exploits sportifs. Le piano est un passe-temps. Au cours d’une fête, il joue une

de ses premières compositions, « un thème plutôt pas mal pour danser collé-serré », et le public en redemande. « À partir de là, on m’a invité à plein de soirées, et je me suis rendu compte qu’il y avait toujours une jolie fille non loin des touches graves du clavier. » Le jeune Edward sera donc musicien. « oubliés, mes rêves d’athlètes ! » Ce rapport sen-suel, passionnel, qu’Ellington entretenait avec la musique, a perduré jusqu’au bout. Un an avant sa mort (en 1974), le légendaire pianiste et chef d’orchestre américain publiait un livre de souve-nirs, intitulé La musique est ma maîtresse. Pour une raison mystérieuse, le livre n’avait jamais été publié en France. Cette lacune est comblée grâce aux éditions slatkine & Cie, qui en donnent au-jourd’hui une traduction.

Le livre est à l’image d’Edward « duke » El-lington : sophistiqué, séduisant, plein de fantai-sies : entre deux chapitres autobiographiques, on trouve un poème sur new York, une interview de l’auteur par lui-même, des impressions de voyage aux quatre coins du monde – Ellington passait souvent la moitié de l’année en tournée : « La ville du jazz n’a pas d’emplacement géographique précis. Elle est n’importe où, partout où on peut entendre cette musique. »

L’ensemble est parsemé de vignettes consacrées aux innombrables personnages qu’Ellington a croisés au cours de sa riche carrière : ses maîtres, ses héritiers, ses concurrents, ses partenaires. Puisque le parcours d’Ellington déroule une frise musicale qui va de Will Marion Cook au Modern Jazz Quartet, on trouve ici le panthéon du jazz. En véritable gentleman, le « duc » a un bon mot pour chacun. sa relation difficile avec Johnny Hodges, l’une des stars de son orchestre, sa rupture avec son vieux complice sonny Greer, sa rivalité avec Count Basie –, rien de cela n’apparaît. C’est qu’il se souvient de chaque per-

sonne qui a croisé son chemin comme d’un hasard heureux : « il semble qu’il y ait constamment quelqu’un pour m’indiquer la voie. Et puis, à l’intersection d’après, il y a quelqu’un d’autre qui pourra me dire où aller. il en a été ainsi ma vie durant. » on pourrait se lasser, mais Ellington sait raconter une anecdote, et tourner un compliment : Willie « The Lion » smith ? « Un

kaléidoscope mélodique et rythmique. » Count Basie ? « Le capitaine de la brigade du swing. » Chick Webb ? « Un danseur-batteur qui peignait des images chorégraphiques avec ses tambours. » Quant au pianiste et compositeur Billy strayhorn, « ce n’était pas, comme on l’a souvent dit, mon alter ego. Billy strayhorn était mon bras droit, mon bras gauche, les yeux derrière ma tête, mes ondes cérébrales à l’intérieur de son crâne, et vice versa ».

Le décès prématuré de strayhorn le laissera inconsolable, autant que celui de sa propre mère, qu’il adorait. Quand il évoque le décès de Johnny Hodges, c’est encore la sensualité de la sonorité de son alto qui lui revient : « Un son si beau que parfois il faisait venir les larmes aux yeux. » C’est cette capacité d’émerveillement devant la beauté qui a guidé Ellington plus que tout autre chose à travers sa carrière. Pour sa Queen’s suite, il s’ins-pire du chant d’un oiseau moqueur, d’une aurore boréale, d’un pétale de rose. Pour la musique d’un ballet chorégraphié par Alvin Ailey, il retranscrit en notes les remous d’un torrent, les reflets à la surface d’un lac.

Ellington n’a pas évité les sujets sociaux. Creole Rhapsody, en 1931, est le point de départ d’œuvres plus élaborées. En 1941, il conçoit une comédie musicale, Jump for Joy, célébration de la fierté noire. En 1943, il livre ce qui reste peut-être sa plus ambitieuse composition : Black, Brown & Beige, « une mise en musique de l’histoire des noirs amé-ricains ». À l’un de ses amis qui lui reproche de ne pas avoir été plus explicite, il oppose qu’« il est plus efficace de dire ce qu’on pense sans le dire. C’est le propre de l’art ». Élevé dans la bourgeoisie raffinée de Washington, Ellington a eu l’ambition de servir la cause des noirs en imposant le respect, depuis les salles de billard jusqu’à la Maison-Blanche.

dans la dernière partie de sa carrière, Ellington est déjà une légende, un monument. il accepte de composer de la musique religieuse. Mélanges de gospel et d’influences européennes, les Concerts

sacrés restent l’une de ses plus grandes fiertés, et l’expression ultime de son credo : il n’existe rien que la musique ne puisse exprimer. « Le vent est musique / La pluie qui tambourine sur le toit / La musique est union / La musique est trépas / C’est l’espéranto de l’univers. »

Sébastien Banse

Une note pour chaque chose, sous le ciel

Duke Ellington.D

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CinÉMA

X I I . L e s L e t t r e s f r a n ç a i s e s . M a i 2 0 1 6 ( s u p p L é M e n t à L ’ H u M a n i t é d u 1 2 Ma i 2 0 1 6 ) .

Pour réaliser son dernier do-cumentaire, les Habitants, Raymond depardon a repris

son sujet de prédilection : partir à la rencontre des Français, avec un mi-nimum de matériel… et pas de ques-tions. Pour tout équipement, une caravane. Après avoir obtenu l’au-torisation des mairies, il l’a installée sur des places de villes où il est allé à la rencontre de personnes en train de discuter, en leur proposant de prolonger leur échange devant sa ca-méra. Celle-ci était installée derrière un panneau, dans la caravane, à l’ar-rière de laquelle le duo prenait place de part et d’autre d’une petite table, devant une large fenêtre horizontale où l’on voyait la ville continuer de s’animer. Ces duos étaient formés aussi bien de couples d’amoureux que d’amis ou de membres d’une même famille (père-fils, mère-fille, mère-fils…). dans ce petit espace où ils se retrouvent seuls, au milieu de la foule mais coupés d’elle, ils se livrent très facilement. Pendant près d’une heure trente, ils sont une vingtaine à défiler sous nos yeux, sur les quatre-vingt-dix que Raymond depardon a filmés au total, durant les semaines de tournage, au printemps 2015.

La question de leur sélection a été très tôt réglée : Raymond depardon n’avait aucun critère, si ce n’est le choix des villes, réparties sur tout le territoire, de préférence petites et moyennes, de Bar-le-duc à Villeneuve-saint-Georges, en passant par Morlaix, saint-na-zaire, sète, Bayonne ou nice. L’assistante de mise en scène sur le film, Judith Chalier, qui a été chargée de repérer les duos, a cependant reconnu que certains critères sont intervenus, plus ou moins volontairement : « (...) J’ai été vachement du côté des jeunes et du côté de la France métissée parce que ce sont eux qui depuis longtemps me donnent envie. (…) La population active est plus difficile à atteindre, donc c’est beaucoup la jeunesse, les étudiants et les retraités. Quand on tournait le samedi, on pouvait avoir accès à des gens qui travaillent sur les marchés, ou des travailleurs de la se-maine qui viennent faire le marché. » (« de

quoi parlent les gens en France ? », slate.fr, 27/04/2016). Le résultat est de toute façon parfaitement inclassable et ne peut guère être considéré comme représentatif.

Certains thèmes reviennent cependant as-sez fréquemment (et Raymond depardon a confirmé dans plusieurs entretiens leur forte récurrence parmi la totalité des dialogues qu’il a filmés). Entre autres : l’importance des liens familiaux, la violence masculine dans les couples hétéros, l’indifférence à la politique (le sujet est totalement absent). Le film débute de façon plutôt légère et joyeuse, avec un couple de retraités qui parlent avec affection de leur ville, Bar-le-duc, et du passé, suivi d’un couple de jeunes futurs parents, visiblement très amoureux et excités à l’idée d’avoir un enfant… qui passent aussi un bon moment à débattre de la pertinence d’habiller leur bébé avec des marques. Assez vite, on arrive à des sujets sensibles. Tel homme de 80 ans qui explique à son fils que depuis que sa femme est morte, il découvre ce qu’est

vraiment la solitude, celle qu’il ne connais-sait qu’à travers les chansons de Léo Ferré et qui le saisit le soir, seul dans son fauteuil après avoir éteint la télé ; ou telle jeune mère de famille célibataire qui explique à sa copine qu’elle travaille dans un bar à hôtesses pour gagner sa vie et qu’elle voudrait plus que tout au monde changer de boulot…

Quelques séquences nous saisissent autant par la dureté des propos que par leur sincérité et leur spontanéité. À l’image de cette mère qui essaie de persuader son fils d’arrêter ses petits trafics et de lui expliquer qu’elle ne peut faire autrement que de se ronger les sangs pour lui, alors qu’il voudrait plus d’indifférence de sa part. Grandeur et misère des liens familiaux résumées en quelques minutes… ou de ces deux amies trentenaires qui révèlent, au fil de leur échange, avoir été battues par leur compagnon, pendant onze ans pour l’une, et qui évoquent la difficulté à comprendre ce type de situation pour des personnes qui ne l’ont pas vécue. Grandeur et misère des passions amoureuses…

si la limite du film tient à l’aléa des duos rencontrés, dont certains sont soit un peu trop banals soit un peu trop caricaturaux, un de ses nombreux intérêts tient à ce qu’il nous dit de ce qu’il y a autour et au-delà de ces personnes, de ces « habitants ». Qu’habitent-ils, fi-nalement ? Un pays, bien sûr, dont les villes petites et moyennes que l’on traverse ici sont trop souvent ignorées, voire méprisées des dis-cours et points de vue (politiques, médiatiques, artistiques) qui oc-cupent l’essentiel de l’espace pu-blic. ils habitent une langue aussi, qui apparaît ici dans sa richesse (accents, rythmes, expressions) et sa nécessité : c’est bien d’abord (surtout ?) avec des mots que ces hommes et ces femmes cherchent à faire connaître et comprendre leurs épreuves, leurs élans, leurs doutes. À travers ce langage, c’est une relation, enfin, amicale, amou-reuse, familiale, qu’ils habitent et qui les empêche de se retrouver face à cette angoisse, terrible, re-doutée, plus ou moins exprimée,

mais très présente : la solitude.

Les Habitants, documentaire de Raymond depardon, 84 min, en salles.

CHRONIQUE CINÉmA DE LUC CHAtEL

sur la route

C’est une bien étrange compétition qui se joue sur nos grands écrans, puisque, à quelques semaines d’écart, on peut voir deux films inspirés par de grands inconnus

– tout au moins du grand public – de l’industrie cinématogra-phique hollywoodienne des années 1950. Après Eddie Mannix – que les frères Coen dépeignent, dans une comédie loufoque librement inspirée de sa vie, comme le gardien torturé de la bonne marche des studios fictifs Capitol Pictures –, c’est dalton Trumbo qui est rappelé à notre bon souvenir. Le réalisateur Jay Roach adopte cependant un registre tout à fait différent, où l’aspect documentaire côtoie le plaidoyer contre la folie d’État qui s’installa avec le début de la guerre froide.

Trumbo fut en effet un des scénaristes poursuivis par la vindicte de la commission sur les activités anti-américaines dès 1947, pour son appartenance au Parti communiste. À l’issue d’une audition où dix de ses coreligionnaires furent convoqués, il dut subir une peine de prison pour outrage, mais surtout l’interdiction de fait d’exercer son métier pendant plus de dix ans. il n’avait pourtant que fait appel à un principe figurant en tête de la Constitution américaine : la liberté d’expression et de réunion.

Cette inscription sur la liste noire des personnes bannies de l’industrie cinématographique constitua le point de départ d’un jeu du chat et de la souris entre Trumbo et les franges les plus réactionnaires d’Hollywood. Trouvant des alliés discrets aussi bien parmi certaines grandes figures qu’auprès de personnages plus à la marge – comme les frères King, qui dirigeaient leurs propres studios –, Trumbo put continuer à vivre de son écriture et permit à d’autres de faire de même. sous divers pseudonymes ou par l’intermédiaire d’hommes de paille, il obtint même deux oscars durant cette période de clandestinité.

Hollywood a par ailleurs beaucoup à se faire pardonner, car si persiste une réputation trompeuse de progressisme dans ce milieu, c’est bien plutôt l’aspect économique, avec la perspective d’investissements fructueux pour ses commanditaires, qui sauva la mise à Trumbo. sa capacité de travail phénoménale, une organisation réglée comme du papier à musique, une famille soudée autour de son activité obsessionnelle, voilà les facteurs qui lui ont permis de traverser les années noires et de prendre sa revanche à leur issue. Trumbo reste donc à ce titre le parfait héros positif à offrir en exemple pour édifier le public.

Alors qu’il s’agit d’un membre revendiqué du Parti communiste, personnage assez rare pour une production hollywoodienne à visée hagiographique, le film ne s’étend pas trop cependant sur les ressorts de son engagement initial. Tout au plus, dans une scène un peu mièvre, Trumbo explique à sa fille de six ans qu’il suffit de vouloir partager son goûter à la récréation pour être implicitement un bon communiste : le degré zéro de la réflexion politique, rabattue sur les bons sentiments. si ce genre de discours peut être tenu ainsi à des enfants, s’en tenir à ce niveau, c’est justement prendre les spectateurs pour de grands enfants…

Les comploteurs caricaturaux vus dans le film des frères Coen constitueraient presque, finalement, un point de dé-part plus explicite pour saisir les raisons de s’engager dans le Parti communiste des États-Unis durant ces années de chasse aux sorcières.

Éric Arrivé

Dalton Trumbo, film biographique de Jay Roach, 2016, 124 min.

Un produit calibré

À ÉCOUtERne ratez pas

les Jeudis littéraires, de 10 heures à 12 heures,

sur Aligre FM 93.1.Une émission

littéraire animée par

Philippe Vannini.

DR

THÉÂTRE

L E S L E T T R E S F R A N Ç A I S E S . M A I 2 0 1 6 ( S U P P L É M E N T À L ’ H U M A N I T É D U 1 2 M A I 2 0 1 6 ) . X I I I

Les Lettres françaises, foliotées de i à Xiiidans l’Humanité du 12 mai 2016. Fondateurs : Jacques decour, fusillé par les nazis, et Jean Paulhan.Directeurs : Claude Morgan, Louis Aragon puis Jean Ristat.Directeur : Jean Ristat.

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Retrouvez les Lettres françaises le deuxième jeudi de chaque mois sur Internet. Prochain numéro le 9 juin 2016.

de la République à la Bastille (ou in-versement si l’on veut vraiment res-pecter la chronologie historique…) il

n’y a qu’un pas et une même cohérence. des participants de nuit debout à ceux chargés d’occuper la Bastille, de son théâtre je veux dire, il y a sans doute la même ferveur à vouloir se saisir de la parole, à la faire sienne en rejetant toute tentative de censure, tout empêchement, tout ce qui est convenu. Pour l’heure, l’occu-pation de la Bastille a été organisée par son directeur, Jean-Marie Hordé, qui a eu la belle et généreuse idée de remettre les clés de son théâtre au metteur en scène portugais Tiago Rodrigues pour la période du 11 avril au 12 juin, soit pendant 68 jours, une véritable révolution pendant laquelle pas moins de 90 artistes fran-çais et portugais et 70 spectateurs ainsi que toute l’équipe du théâtre viendront expérimenter des formes qui aboutiront à des spectacles ou sombreront dans l’oubli, un peu comme on jette un brouillon à la poubelle lorsque la copie n’est pas satisfaisante. En tout cas, le premier acte de cette occupation, lui, ne court pas un tel risque : Bovary est une réelle petite merveille, à la manière, désormais reconnaissable entre toutes, de son auteur-metteur en scène Tiago

Rodrigues, dont on a apprécié l’étonnant et réjouissant By Heart, donné dans ce même lieu, et Antoine et Cléopâtre, d’après shakespeare, présenté lors du dernier Festival d’Avignon, un duo d’un charme et d’une force infinis qui sera repris ici même en septembre prochain. Jean-Marie Hordé a de la suite dans les idées ou plus exactement une vraie fidélité avec certains créateurs ; on s’en félicite. Bovary évoque donc le roman de Gustave Flaubert bien sûr, ce qui n’était déjà pas une mince affaire, mais aussi et surtout le procès qui fut fait à son auteur en 1857, sous napoléon « le petit », pour cause d’atteinte à la morale publique et à la religion au moment de la publication de l’œuvre en feuilleton dans la Revue de Paris. Le trait de génie de Tiago Rodrigues, jeune (il n’a pas la quarantaine) et récent directeur du Teatro nacional dona Maria ii à Lisbonne, réside dans sa volonté de présenter d’un seul tenant, d’une seule coulée, devrait-on dire, à la fois le roman du jeune Flaubert, dont c’était la pre-mière œuvre, et le procès qui lui a été intenté à la suite de sa publication. C’est à travers le procès que le roman sera décrit : le procureur impérial Monsieur Pinard, celui-là même que l’on retrouvera au cours de la même année au

procès intenté à Baudelaire, cette fois-ci pour ses vénéneuses Fleurs du mal, qui lui vaudront d’être condamné, contrairement à Flaubert, Pinard, donc, fera le récit – tout à fait objectif, dit-il – de Madame Bovary, sous-titré (et cela a son importance), « mœurs de province »… La mise en abîme ne se situe pas sur ce seul plan puisque en fait le spectacle débute par la voix de Flaubert lui-même écrivant à une amie, Élisa schlésinger, pour lui narrer les actes du procès. Ce procédé à plusieurs niveaux qui s’interpénètrent sans heurts ni à-coups, dans un même mouvement fluide, permet à l’auteur (Tiago Rodrigues, qui a écrit la pièce) de mettre au jour et de faire jouer et le roman et le procès, le tout accompagné de réflexions acerbes ou désabusées de Flaubert. Tout se passe sur le même plan de la continuité dramatique, les cinq (superbes) comédiens passant pratiquement sans que l’on y prenne garde d’un rôle à un autre, le procureur impérial, Ruth Vega-Fer-nandez, se métamorphose soudainement en Rodolphe, l’un des amants d’Emma, l’avocat de la défense, le très rigoureux david Geselson en un autre amant et en Monsieur Homais, il n’est pas jusqu’à Jacques Bonnaffé, Flaubert, qui ne fasse un petit détour par un autre person-

nage, alors que seuls Grégoire Monsaingeon, lourd et balourd Monsieur Bovary, et sa femme Emma, électrique et fascinante Alma Palacios, restent campés dans leurs personnages… Cela se passe le mieux du monde dans une sorte de chorégraphie très fluide, alors que le public est pour ainsi dire impliqué dans cette affaire, presque noyé qu’il est dans le flot de feuilles de papier que les interprètes avant même son arrivée dans la salle s’évertuent à jeter jusqu’à recouvrir tout le plateau. Tableau de « mœurs de province » brossé, texte littéraire disséqué avec une belle acuité (notamment par le procureur comme finit par l’avouer l’accusé Flaubert, qui préfère son analyse à celle de son défenseur, sénard), explication plus générale de l’influence de la littérature sur l’esprit de son lectorat, avec évocation de la censure, tout est ainsi offert au spectateur, avec quelques traits d’humour et une distance critique toujours bienvenus, dans ce qui peut apparaître comme un manifeste pour la liberté d’expression et de création.

Jean-Pierre Han

Bovary, de Tiago Rodrigues. Théâtre de la Bastille, du 2 au 26 mai à 20 heures. Tél. : 01 43 57 42 14.

Madame Bovary dans toute sa lumière

L’autofiction est un baromètre parmi d’autres de la liberté d’expression. si en occident elle est depuis son invention dans les années 1970 l’objet de débats

récurrents, elle ne fait pas partie du champ des possibles en iran. surtout si le « je » qui cherche à s’exprimer sort du cadre autorisé par la République islamique. s’il revendique son appartenance à une minorité. Pourama Pourama, de Gurshad shaheman, n’aurait pu voir le jour en iran. Pas même sous sa seule forme littéraire. sans formuler cet impossible, le comédien et metteur en scène le donne à appréhender à travers un triptyque. Grâce à trois dispositifs singuliers, entre théâtre, installation sonore et performance, il décline dans « Touch me », « Taste me » et « Trade me » la difficulté à se dire sur un plateau.

il questionne, comme les titres l’indiquent, les rapports narrateur/spectateur suscités par le récit intime qu’il livre par fragments, sans hésiter à en pointer les zones malsaines. Les tentations exhibitionnistes d’un côté. Voyeuristes de l’autre. Écrit en français, Pourama Pourama est le fruit d’une adaptation de l’auteur à sa nouvelle exis-tence imposée par la révolution des ayatollahs, que ses parents ont fuie alors qu’il n’avait que douze ans. si cette vie française lui permet de raconter son homosexualité sur une scène, le spectre de la transgression traverse son récit. sa langue simple et belle. Car c’est elle qui prime. En voix off, elle occupe seule les dix premières minutes du spectacle. Lorsque l’artiste apparaît enfin pour servir aux spectateurs des vodkas fraise, elle continue de défiler en voix off, coupée de son corps. Les trois parties du spectacle sont alors autant de tentatives pour recréer du

lien entre présence physique et narration. Pour réparer la faille créée par l’exil.

dans « Touch me », Gurshad shaheman exige des spectateurs qu’ils viennent le toucher pour que l’histoire de son enfance se poursuive. Récit – toujours en voix off – des premières expériences sexuelles et des relations mère-fils, « Taste me » se déroule pendant un repas où l’auteur et acteur se donne symboliquement à manger au public. « Trade me », enfin, décrit une période de prostitution. dans une cage semi-opaque, Gurshad reçoit un par un les spectateurs qui le désirent. il parle, cette fois. À travers cette progression du lien entre corps et texte, Pourama Pourama dessine la conquête d’un « je ». La construction d’une identité riche d’un ici et d’un là-bas. ingénieusement mise en scène, l’instrumentalisation de l’Autre nécessaire à cet édifice ne va jamais jusqu’à faire violence.

Gurshad shaheman a beau exposer son intimité, il laisse en effet le choix à chacun de s’en emparer ou non. si on ne peut parler de partage – le spectateur ne livre de lui que sa proximité physique –, il y a dans cette per-formance-fleuve une grande douceur dans la manière de narrer le domaine de l’intime. Gurshad shaheman a beau mettre en avant les mécanismes qui régissent son rapport au public, il parvient à envelopper celui-ci de sa fiction pétrie de réel. des chants de Googoosh aussi, qui rythment avec bonheur la soirée.

Anaïs Heluin

Pourama Pourama, de et avec Gurshad shaheman. Vu à L’Échangeur, à Bagnolet (93).

La possibilité d’un « je »

Ils, de Franck delorieux (préface de Marie-noël Rio) ; Le Musée Grévin, de Louis Aragon (préface de Jean Ristat) ; Une saison en enfer, d’Arthur Rimbaud (préface inédite de Louis Aragon) ; Larrons, de François Esperet (préface de Jean Ristat) ;Paradis argousins, de Victor Blanc (préface de Franck delorieux) ; Vers et Proses, de Maïakovski (choix, présentation et traduction d’Elsa Triolet) ;Gagneuses, de François Esperet (préface de Christophe Mercier).À paraître : Les Onze Mille Verges d’Apollinaire (préface d’Aragon)

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« Les Lettres françaises » aux Éditions Le Temps des cerises :