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La vie des grands disparus de l'année 1995

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LA VIE DES GRANDS DISPARUS

DE L'ANNÉE 1995

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MMANUELLE ROSENZWEIG / CATHERINE SOULINGEAS

LA VIE DES GRANDS

DISPARUS DE L'ANNÉE

1995

LES BELLES LETTRES

1996

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Tous droits de traduction, de reproduction, et d'adaptation réservés pour tous les pays.

© 1996, Société d'édition Les Belles Lettres, 95, bd Raspail, 75006 Paris.

ISBN : 2-251-44080-1

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1er J A N V I E R

Eugène WIGNER (17 novembre 1902). Physicien améri- cain. Prix Nobel en 1963, avec M. Goeppert-Mayer et J. Hans D. Jensen. A participé au développement de la bombe atomique.

Il fait soleil sur Hiroshima en ce début de matinée du 6 août 1945. Un avion vrombit dans le ciel. Il n'y a pas d'alerte, pour- quoi s'inquiéter ? A 8 h 15, la ville est brutalement incendiée par un éclair magnifique. Un souffle d'une violence inouïe plaque les habitants à terre. 80 000 d'entre eux ne se relèveront pas. Les survivants, hébétés, sentent leur visage gonfler comme des bau- druches, tiennent à pleines mains leurs intestins qui sourdent de leur ventre comme un incongru chapelet de saucisses. D'autres, enfin, n'ont rien vu, ne verront plus jamais. Leurs yeux ont fondu.

« Nous savions que nous allions libérer un monstre », dira Eugène Wigner de la première pile atomique à laquelle il avait collaboré en 1942. « Cependant, la guerre en Europe terminée, était-il nécessaire de lâcher Little Boy sur le Japon en 1945 ? » se demandera-t-il longtemps. Pour autant, fallait-il stopper les recherches sur la physique nucléaire et laisser l'Allemagne nazie se doter de la bombe sans réagir ?

Dès 1930, il émigre vers les Etats-Unis où l'attend une chaire à l'université de Princeton. Il laisse derrière lui Berlin et son ins-

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titut de technologie, où il suivait des études d'ingénieur chi- miste. Peut-être aurait-il persévéré dans cette voie s'il n'avait sympathisé avec Edward Teller et Leo Szilard ? Ils sont jeunes, comme lui, d'origine hongroise, comme lui — Eugène Wigner est né à Budapest — mais ils sont physiciens et l'entraînent dans le tourbillon de la physique moderne. En 1928, Eugène Wigner publie six articles novateurs sur la théorie quantique. A Princeton, durant les années trente, il oriente ses recherches vers la physique nucléaire, prend la nationalité américaine en 1937 et divorce la même année de sa première femme — il se mariera trois fois — qu'il a épousée un an plus tôt.

Mais la priorité est ailleurs. En 1939, Wigner apprend que deux savants allemands ont découvert la réaction nucléaire en chaîne. Concrètement, cela signifie qu'il est possible de réaliser une bombe atomique et que Hitler a les moyens de la fabriquer en premier. Soutenu par son vieil ami Szilard qui a, lui ausi, quitté l'Allemagne, et par Enrico Fermi, physicien italien oppo- sé au régime fasciste, il persuade Albert Einstein d'alerter le président Roosevelt. Dès lors, le projet Manhattan est lancé. Priorité absolue. En 1943, sous la direction de Fermi, Wigner participe à Chicago à l'élaboration de la première pile atomique. « Nous ne pouvions nous défaire d'un sentiment étrange à l'idée de ce que nous étions en train d'accomplir », se souviendra Eugène Wigner. Et quelle méprise, quelle effroyable méprise... Les savants américains ont cru à l'existence d'une bombe ato- mique allemande, il n'en était rien. Mais comment auraient-ils pu savoir, avant que la mission Alsos n'en accumulât les preuves en 1944, que les Allemands avaient écarté l'idée de fabriquer cette arme jugée trop coûteuse et trop aléatoire ? La menace nucléaire nazie écartée, Wigner, Szilard, Teller — réfu- gié lui aussi aux Etats-Unis — et quelques autres tentent d'em- pêcher le président Truman d'utiliser la bombe atomique contre le Japon. Il y aura Hiroshima, Nagasaki et leurs milliers de vic- times irradiées.

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Après la guerre, Eugène Wigner poursuit à Princeton ses études théoriques. Il découvre ce qui sera appelé l'« effet Wigner », c'est-à-dire le déplacement d'un atome dans un réseau cristallin par action d'un neutron ou d'un ion d'énergie suffisante. Il introduit, en 1953, la notion de nombre baryonique, nombre caractéristique d'une particule. Ses travaux seront consacrés en 1963 par un prix Nobel. A cette distinction succé- deront de nombreux prix internationaux. Il décède à quatre- vingt-treize ans d'un arrêt cardiaque.

Jess STACY (4 août 1904). Pianiste américain. Les notes s'élèvent et trinquent avec le cristal des lustres. Ce

ne sont ni les Nocturnes, de Chopin, La Mer, de Debussy ou les contes de Ma Mère l'Oye, de Ravel, qui emplissent cette fois-ci la somptueuse salle de concert de Carnegie Hall, mais la mélo- die rythmée de Sing Sing Sing interprétée par l'orchestre de Benny Goodman. Jess Stacy est au piano. C'est son tour, son solo à lui. La technique, il la maîtrise. Ne joue-t-il pas depuis toujours ? Le punch, il est capable de le donner comme savent si bien le faire les jazzmen. Les bouches bées gobent les accords au fur et à mesure. C'est gagné. Le public de New York est conquis. La forteresse de Carnegie Hall vient, ce 16 janvier 1938, d'être forcée : pour la première fois, le jazz pénètre dans l'antre de la grande musique.

Drôle de public que ces New-Yorkais qu'on dit coincés pour Jess Stacy habitué à celui des steamers, ces bateaux à vapeur qui remontent le Mississippi. Comme Louis Armstrong, Johnny Dodds et les autres pionniers du jazz, le pianiste a égayé les tra- versées du Majestic puis du SS Capital, s'accordant avec l'orgue qui traditionnellement annonce l'arrivée au port. La musique ? Jess Stacy l'a dans la peau. Depuis que, tout petit, il entend son voisin jouer Saint Louis Blues. Sa mère, charmée, lui dégotte un piano. Et Jess travaille le rythme, l'harmonie, le toucher, l'at-

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taque, passant du blanc au noir. Il quitte, en 1926, Cape Giradeau et les rives du Mississippi pour rejoindre Chicago. Après quelques sessions avec Franck Teschemacher, Gene Krupa, Bix Beiderbecke — auquel il voue une admiration telle que son premier enregistrement ne sera composé que de mor- ceaux de ce musicien — et d'autres jazzmen de sa génération, Jess Stacy rejoint en 1935 le big band de Benny Goodman. L'orchestre est à l'apogée de sa gloire mais Stacy trouve le temps de pianoter et d'enregistrer quelques morceaux avec son vieil ami Gene Krupa ou encore avec Lionel Hampton. En 1939, Stacy quitte Benny Goodman et rejoint Bob Crosby. Cependant le désir de former son propre orchestre l'éloigne quelque temps des sessions. Le beat est là, la musique swingue. Hélas l'époque n'y est plus. L'ère du big band est révolue. Le jazz évolue, se nourrit du bop et s'essaie au free. Durant les années cinquante, le pianiste se réfugie sur la côte ouest, dans les clubs, les bars comme le Hangover à San Francisco ou Helen's, le piano-bar préféré d'Art Tatum, puis quitte la scène pour gagner sa vie comme employé chez Max Factor. Ses admirateurs attendront le Newport Festival, en 1974, et sa dernière apparition, cinq ans plus tard, au Hunterdon Arts Centre, à New York pour l'en- tendre et le voir de nouveau interpréter les grands standards du jazz. Terrassé par un cancer qu'il avait réussi à juguler, il décè- de à l'âge de quatre-vingt-dix ans.

In the Dark / Flashes, 1935. Carnegie Hall Concert, comprenant S in g Sing Sing, 1938. Candlelights / Ain't Goin' Nowhere, 1939. Stacy Still Swings (avec B. Goodman), 1974. Un volume de transcription de son travail, Piano Solos, a été édité en 1944.

Ted HAWKINS (1936). Musicien de blues américain. Quand on naît au fin fond du Mississippi, d'un père alcoo-

lique anonyme — au moins pour son fils qui ne le verra jamais — et d'une mère prostituée, également portée sur la bouteille, la

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vie ressemble à un standard de blues. Elle l'est encore plus lors- qu'à douze ans on vole pour manger et que l'on finit dans une maison de correction. Ted Hawkins y rencontre Henry Roland, Roy Bird, plus connu sous le nom de Professor Longhair, qui lui apprend à gratter sur sa guitare Somebody's Knocking at my Door. Le jeune musicien vient de trouver sa voie. Une fois libé- ré, il se fait même remarquer du public. Mais, à quinze ans, Hawkins est de nouveau incarcéré. Trois ans dans les champs de coton du pénitencier de Parchman Farm State, maté par les matons. « Un avant-goût de l'enfer », dira-t-il. De quoi retrou- ver l'âme de ses aïeux. Libéré, Ted Hawkins fuit. La misère ? Sûrement. Le destin ? Peut-être. Il échoue à Chicago, puis à Philadelphie et se dirige enfin vers le nord, près de Buffalo. Là, il fait la connaissance d'un ange. Elle chante dans un chœur de gospels. Il l'épouse. Pas pour longtemps. Les parents de la jeune fille cassent le mariage. Un vagabond n'est pas un citoyen, encore moins un mari... Jugement arbitraire qui ne l'empêchera pas de convoler en secondes noces peu après. La jeune mariée décède sitôt après avoir dit oui. Nouvelle fuite. Vers l'ouest cette fois-ci, vers Los Angeles. Il y rencontre Elizabeth, la femme de sa vie. De cette union naîtra cinq enfants et une première chan- son, Baby, commercialisée par un petit label. La chance tourne ! Ted Hawkins connaît un semblant de succès. Cependant le disque ne lui rapporte pas un cent. Se succèdent alors séjours carcéraux et mendicité. Jusqu'au jour où, en 1971, un label lui demande enfin d'enregistrer plusieurs titres, que le public ne découvrira qu'en 1982 dans l'album Watch your Step, salué alors par les critiques du magazine Rolling Stone. Cette pre- mière reconnaissance lui permet d'enregistrer, trois ans plus tard, à Nashville, On the Boardwalk, un double album de reprises. Au moins n'a-t-il plus besoin de faire la manche... En 1986, Hawkins quitte les Etats-Unis pour la Grande-Bretagne, où la BBC programme régulièrement ses morceaux, et tourne durant quatre ans en Europe et au Japon. De retour aux Etats-

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Unis, il découvre que sa renommée n'a pas franchi l'océan. Il se retrouve à la rue ou, plus exactement, sur le trottoir de Venice Beach. Ted Hawkins joue et chante pour les anges, les joggers et... Todd Sullivan, directeur artistique de Geffen Records. Sort en 1994 The Next Hundred Years, que la critique américaine acclame, unanime. Ted Hawkins n'a pas le temps de s'habituer au succès, il meurt terrassé par une crise cardiaque. Malgré cette fin prématurée, celui qui n'a jamais perdu la foi a enfin vu sa prière exaucée. Il ne sera pas parti « sans que personne ne se soit rendu compte de son passage sur terre ».

Mohammed Siyad BARRE (1919 ?). Ancien chef d'Etat de la Somalie.

21 octobre 1969. Il est à peine trois heures du matin quand Muqdisho s'éveille. Les membres du gouvernement, Premier ministre en tête, sont tirés de leur sommeil pour être emprison- nés. Des hommes en uniforme quadrillent la ville. Les bâtiments publics sont pris d'assaut. La radio et la télévision se taisent. La jeune république de Somalie est aux mains de l'armée. A sa tête, le général Mohammed Siyad Barre.

Né non loin de la frontière éthiopienne, le nouveau chef d'Etat appartient à une famille de pasteurs darods, l'un des prin- cipaux clans du Sud somalien. Orphelin à l'âge de dix ans, il poursuit ses études à Muqdisho avant de rejoindre en Italie, pays tutélaire de la Somalie, une académie militaire. Alors que le pays acquiert son indépendance en 1960, Siyad Barre est promu colonel et commandant en second de l'armée nationale. Trois ans plus tard il prend la place du général Daoud, décédé des suites d'une tuberculose, puis, en 1969, la tête de la junte mili- taire. Mohammed Siyad Barre avait d'indéniables ambitions politiques mais aurait-il osé ce coup d'Etat sans l'aide de l'URSS et du hasard ? Quelques jours auparavant, le président Ali Shermarke est assassiné. Si Siyad Barre n'est pas l'instiga-

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teur de cet attentat, il n'en reste pas moins le premier bénéfi- ciaire puisque le putsch le porte au pouvoir. Siyad Barre ne se considère pas comme un dictateur. Ne veut-il pas créer une république démocratique ? Ne souhaite-t-il pas ouvrir la Somalie au « socialisme scientifique » ? Après tout n'est-il pas le Guide victorieux, comme il se baptise lui-même, qui, tel Staline, mène son peuple corps et âme à la révolution ?

Une fois l'Assemblée fermée, les partis politiques interdits, ce nouveau Petit Père des peuples impose un Conseil révolution- naire suprême. Reste à lutter contre l'affairisme, la corruption, l'illettrisme et le tribalisme. En 1972, l'alphabet romain est imposé d'autorité. La grande sécheresse de 1973 lui permet de mettre en place sa deuxième grande réforme. Afin d'enrayer la famine, des milliers de nomades sont amenés puis sédentarisés de force dans les vallées du sud du pays. Ces mesures attisent la haine des clans et développent l'instinct tribal des Somaliens. Le climat intérieur est tendu au point que Mohammed Siyad Barre ne doit s'entourer que des membres de son clan. La situation devient plus difficile encore lorsque son allié soviétique se met à courtiser son voisin, l'Ethiopie. Alors que Moscou trouve, avec ce nouvel accord, le moyen de renforcer sa puissance en Afrique, Mohammed Siyad Barre coupe net ses relations avec l'URSS. Malgré une baisse d'approvisionnement en armes soviétiques (au profit des Ethiopiens), les Somaliens attaquent, en 1977, l'Ethiopie, et envahissent l'Ogaden, plateau frontalier, territoire des nomades somalis. En février 1978, c'est la déban- dade. Huit mille hommes massés entre les villes de Djidjiga et de Harrar subissent l'attaque des troupes soviétiques cubaines et éthiopiennes. Le 9 mars, le président Siyad Barre annonce offi- ciellement le retrait de ses troupes.

A l'intérieur du pays, le malaise va grandissant. Chaque jour, la Somalie voit débarquer des milliers de réfugiés somalis venus d'Ethiopie... La politique du Guide victorieux inflige de graves revers au pays. Un mois après cette défaite, un coup d'Etat tente

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de le renverser. Durant plusieurs jours, le combat fait rage. Siyad Barre se retranche dans la capitale, Muqdisho. Les maqui- sards du Mouvement national somalien gagnent du terrain.

Le 9 juillet 1989, une émeute éclate à Muqdisho même. Siyad Barre riposte en bombardant la capitale et en retournant les feux de l'artillerie contre la population civile. Même ses troupes le lâchent, s'emparant des avions militaires pour fuir. Grâce à quelques concessions, le tyran réussit à conserver sa place près de deux ans. Le 27 janvier 1991, le palais présidentiel est atta- qué. Protégé par une colonne blindée, Mohammed Siyad Barre s'enfuit dans le sud du pays avant de rejoindre le Kenya puis le Nigeria. Après quatre ans d'exil, l'ancien chef d'Etat, qui souf- frait de diabète, meurt.

5 J A N V I E R

Francis LOPEZ (15 juin 1916). Auteur et compositeur français.

André Dassary a mal aux dents. Dans ce cabinet dentaire pari- sien de la rue Lauriston, où il a rendez-vous ; rien que de très banal. Hormis le praticien. Il a vingt-cinq ans environ et la char- mante manie, entre deux plombages, de fredonner des chansons. Pas des airs connus, non, juste des refrains originaux et entraî- nants que ce docteur Lopez a composés lui-même. Qu'y a-t-il d'étonnant à cela ? Le jeune homme pianote depuis l'âge de dix- huit ans et a joué dans des dancings pour se faire un peu d'ar- gent de poche. Mais monsieur Lopez père est dentiste. Et Francis, monté à Paris en 1933 pour y suivre des études de médecine, doit marcher sur ses traces.

Toutefois, en cette année 1941, intervient la molaire d'André Dassary, ou le destin... Le célèbre chanteur l'enjoint de rencon-

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trer un éditeur auquel Francis Lopez apportera timidement Les Trois Petits Nains, Perrette, Le Refrain sauvage, Le Rat des villes et le Rat des champs. Le succès est tel qu'il délaisse les caries un an plus tard, afin de se consacrer à la chanson. En 1945, Francis Lopez monte La Belle de Cadix au Casino Montparnasse pour cent représentations. « J'ai écrit la partition en moins de trois jours », se souviendra-t-il. « Tchick-a-tchick- a-tchick-aïe-aïe-aïe », plus Luis Mariano, pour lequel se pâment les femmes, font que l'opérette restera cinq ans à l'affiche. Le jeune premier et le compositeur sont sur la même longueur d'ondes. Tous deux aiment l'Espagne, dont leur famille est ori- ginaire, ses roucoulades, ses regards de braise, ses romances chastes, ses jeux d'éventails et ses castagnettes. Transposé sur scène, cet univers se traduit par une féerie costumée ruisselante de bons sentiments où les bons sont foncièrement bons et les méchants pas vraiment méchants. « De l'amour, encore de l'amour, toujours de l'amour », la recette de Francis Lopez marque une suite ininterrompue de succès juqu'à la fin des années quatre-vingt.

Il enchaîne avec Quatre Jours à Paris, Andalousie et Pour Don Carlos, en 1950, avec Georges Guétary et Maria Lopez à l'affiche. Lopez, comme Francis, qu'elle a épousé quelques jours avant la première. Maria, puisque Colette Vaillant, son vrai nom, ne fait pas vraiment couleur locale... Pas plus que celui de sa deuxième femme, Tatiana Bernt, épousée en 1957. Jeune star de cinéma, elle prend le pseudonyme de Sylvia Sinclair et meurt deux ans plus tard de leucémie. En 1963, il épouse Anja Robush. Elle est brune, ardente, volubile, tapageuse. Elle lui donne Rodrigo, son unique fils, né en 1965, dessine les décors et les costumes de ses opérettes.

Francis Lopez perd en 1970 Luis Mariano, son interprète fétiche. Ni José Todaro dans Gypsy (1972), présenté au théâtre du Châtelet à Paris, dont Francis Lopez assure la direction artis- tique de 1972 à 1974, ni Ioury dans Le Vagabond tzigane (1982)

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ou José Villamore, sa dernière découverte, n'ont renouvelé le miracle. La qualité de leurs voix, le nombre de leurs fans ne sont pas en cause, le temps n'est plus à l'opérette, c'est tout. Ni à la gaieté. En 1986, Anja Lopez meurt tragiquement dans un acci- dent d'hélicoptère. « Vu le destin funeste de mes épouses, elle doit penser à la mort », dit Francis Lopez de Catherine de Puy- Montbrun, sa dernière compagne.

A soixante-dix-huit ans, une occlusion intestinale le plonge dans un coma dont il ne se réveillera pas. 1945-1995, il se pré- parait à fêter cinquante ans de carrière, un millier de chansons, une quarantaine d'opérettes plus une dizaine de musiques de film dont celle de Quai des Orfèvres, d'Henri Georges Clouzot. Cette année coïncidait également avec le vingt-cinquième anni- versaire de la mort de Luis Mariano. Francis Lopez avait prévu une superproduction pour la rentrée. Il a fait sa sortie trop tôt...

Partitions musicales d'opérettes : La Belle de Cadix. Quatre Jours à Paris. Andalousie. La Route fleurie. Le Secret de Marco Polo. Christobal le Magnifique. Méditerranée. Le Chanteur de Mexico. Pour Don Carlos. La Toison d'or. A la Jamaïque. Le Temps des guitares. Visa pour l'amour. Tête de linotte. Le Prince de Madrid. La Caravelle d'or. Viva Napoli ! Gipsy. Les Trois Mousquetaires. Fiesta. Volga. La Perle des Antilles. Frénésie tzigane. Viva Mexico. Aventure à Monte-Carlo. Soleil d'Espagne. La Fête en Camargue. Czardas. Viva l'opérette. Le Vagabond tzigane. Carnaval aux Caraïbes. Porto Rico. Sissi. La Belle et le Gitan.

Musiques de film : Seule dans la nuit. Destins. Quai des Orfèvres. Andalousie. Violettes impériales. Tabarin. Le Temps des œufs durs. Asphalte. Messieurs les ronds-de-cuir. La Honte de la famille.

Compositeur et metteur en scène : L'Amour à Tahiti. Les Mille et Une Nuits. Le Roi du Pacifique. Aventure à Tahiti. Rêve de Vienne.

Production de films : Quatre Jours à Paris. A la Jamaïque. Cargaison blanche. Le Temps des œufs durs. Asphalte. Les Scélérats. Paris champagne. Le Jeu de la vérité. Ma femme est une panthère.

Ecrits : Flamenco, la gloire et les larmes, 1987.

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Jean-Pierre SENTIER (17 avril 1940). Comédien français. Molière 1993 du meilleur second rôle.

Jean-Pierre Sentier a faim. Il a toujours eu faim. Théâtre, cinéma, one-man show, mise en scène, incapable de choisir — mais faut-il choisir ? — il promène partout sa grande carcasse un peu loufoque, un peu perdue, son regard bleu changeant et ses rêves formidables. On le dit marginal, allumé parfois, char- mant toujours, superbe acteur quand il veut bien s'en donner la peine. Dans L'Eglise, de Céline, mis en scène par Jean-Louis Martinelli, il insuffle au personnage de Pistil une fragilité proche de la fêlure. Cette composition — en était-ce vraiment une ? — lui vaut le molière 1993 du meilleur second rôle.

1968, les pavés, la plage, une première apparition au cinéma et une terrible envie d'écrire assouvie avec Un mystérieux grain de sable dans la vessie, puis une seconde pièce de théâtre bapti- sée Le coït interrompu, ce qui est la moindre des choses en pleine libération sexuelle... Le succès ? Il l'obtient au théâtre Mouffetard. Seul en scène, il joue L'Amanite phalloïde (1971) et demande deux ans après au Lucernaire Faut-il déterrer les morts ? Rien ne se perd, tout se transforme, il n'y a donc rien d'incompatible à se faire coincer dans Les vécés étaient fermés de l'intérieur, de Patrice Leconte. Drôle d'endroit pour une ren- contre ? Pas sûr, surtout quand le premier film de François Dupeyron lui permet de travailler avec Catherine Deneuve et Gérard Depardieu, que Jean-Pierre Sentier retrouvera en com- pagnie d'Isabelle Adjani dans Camille Claudel en 1988.

De temps en temps, il passe derrière la caméra, impressionne la pellicule d'histoires extravagantes, d'humour absurde, de satire sociale, d'amours folles, de personnages lunaires. Sans dialogue parfois. Comme dans Le Jardinier, fable étrange et sur- réaliste, qui lui vaut le prix Jean Vigo en 1981. En 1983, ce sera la sélection au festival de Cannes avec Un bruit qui court, dont

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il partage la mise en scène avec Daniel Laloux. Enfin à bord d'un bateau voguant au milieu des icebergs, Jean-Pierre Sentier embarque Bernard Giraudeau dans Le Coup suprême (1992), son dernier film en tant que réalisateur. Il était né à Beaugency (Loiret) parce qu'il faut bien naître quelque part et meurt à cin- quante-quatre ans, de maladie, ne faut-il pas mourir de quelque chose ?

1968 : Socrate de Lapoujade. 1971 : Le Sauveur de Mardore, On est tou- jours trop bon avec les femmes de Boisrond. 1975 : Les vécés étaient fermés de l'intérieur de Leconte. 1977 : La Question de Heynemann. 1978 : L'Argent des autres de De Chalonge. 1979 : Le Mors aux dents de Heynemann. 1980 : Deux Lions au soleil de Faraldo, Extérieur nuit de Bral, Un assassin qui passe de Vianey, Le Jardinier de Sentier. 1981 : La Revanche de Lary. 1982 : Nestor Burma de Miesch, Les Iles de Azimi, Un bruit qui court de Sentier et Laloux. 1983 : Rue barbare de Béhat, Derborence de Reusser, Le Juge de Lefebvre. 1985 : Exit Exit de Jonheim, Rue du Départ de Gatlif. 1987 : Poussière d'ange de Niermans, La Maison assassinée de Lautner. 1988 : Drôle d'endroit pour une rencontre de Dupeyron, Pleure pas my love de Gatlif, La Soule de Sibra, Camille Claudel de Nuytten. 1991 : Le Coup suprême de Sentier.

Réalisation : 1978 : L'Arrêt au milieu. 1981 : Le Jardinier. 1983 : Un bruit qui court. 1991 : Le Coup suprême.

8 J A N V I E R

Louis GASTE (18 mars 1908). Compositeur français. Il est follement amusant ce Paris des années trente, ce Paris

qui swingue au son du jazz, au son de l'orchestre de Ray Ventura et de la guitare de Loulou Gasté. Il a besoin de chansons ce Paris qui replonge dans la guerre. Et Louis Gasté, déjà une personna- lité du spectacle, se produit avec l'orchestre de Raymond Legrand, Lys Gantly et Marguerite Fréhel dans les stalags et les camps de STO, afin de remonter le moral des prisonniers.

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Arrive enfin un moment où le cœur fait boum. Paris est libé- ré depuis deux ans, et l'amour attend dans la salle d'attente de la maison de disques dont Louis Gasté est directeur artistique. Il est né en 1908, elle a vingt ans de moins que lui. Il est célèbre, elle chante dans des radios crochets du Nord. Il est Loulou, elle est Jacqueline Ray ou Mademoiselle from Armentières. Ce sur- nom dont l'ont affublée les Anglais qui captent Radio-Lille peut tout juste faire une bonne chanson. Pour lui ce sera Line Renaud.

Ensemble, ils suivent le Tour de France cycliste et font la tournée des studios. En 1948, Louis Gasté reçoit les paroles d'une chanson, des poncifs plutôt « à la Maria Chapdelaine », ainsi qu'il qualifie le texte de Mireille Brocey. Mais comment dire non à Line ? Elle veut la chanter, il lui faut une musique, il écrit la partition de Ma cabane au Canada, d'un succès... Ils se marient le 18 décembre 1950 et enchaînent ce qu'on n'appelle pas encore des tubes : Le Petit Chien dans la vitrine, Toi, ma petite folie, Mademoiselle from Armentières.... Au total, Louis Gasté compose plus de mille chansons, Baléares, Avec son yukulélé, Battling Joe et Luna Park, qu'immortalisera Yves Montand, Elle était swing, chantée par Jacques Pills.

En 1975, les ondes matraquent Feelings. La chanson est bonne, tellement bonne que les stars, les monstres de la trempe d'un Frank Sinatra, d'un Johnny Mathis, Andy Williams, Dionne Warwick ou Julio Iglesias la vampirisent au point de lui faire oublier Morris Albert, son premier auteur-compositeur officiel. Officieusement, c'est une autre affaire... mais le crooner brésilien ne s'en soucie guère. Où a-t-il bien pu entendre cette mélodie ? Dans Le Feu aux poudres, un film français réalisé par Henri Decoin en 1956 ? Difficile à dire... Toujours est-il que l'air de Pour toi, la chanson de ce film, interprétée alors par Dario Moreno, lui était entré dans la tête et qu'il l'avait fait sien. Mais la France c'est loin, c'est minuscule et ça n'a pas vraiment d'importance. A part que la légèreté coûte cher, même au pays

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de Brigitte Bardot. Ainsi, au terme d'une bataille judiciaire qui aura duré huit années, Morris Albert est condamné en 1987 à verser deux millions et demi de dollars de dommages et intérêts à Louis Gasté, le vrai, le seul compositeur de la mélodie. « Il fut dépassé par son succès. Elle est tombée dans l'oreille des Américains et il y a eu des centaines d'enregistrement », analy- se Louis Gasté, alias Monsieur Swing, ainsi qu'on l'appelait parfois aussi. Swing, parce que la vie, c'est joyeux. Même au sortir d'une grave opération cardiaque qu'il subit en 1982 à soixante-quinze ans. Pour son quatre-vingtième anniversaire, Charles Aznavour et bien d'autres ont répondu « pré- sent ». 1991, encore un gâteau, quatre-vingt-trois bougies et autant d'amis, comme un défi au temps qui passe. Tout cela, il le doit à Line Renaud et Line le lui doit. D'ailleurs il rectifiait souvent : « Je n'ai pas fabriqué Line. Je lui ai simplement fait gagné six ou sept ans. »

Carlos MONZON (7 août 1942). Boxeur argentin. Champion du monde des poids moyens.

7 novembre 1970 : vingt mille Romains reprennent en chœur l'hymne italien. Le Fiancé de l'Italie, Nino Benvenuti, cham- pion du monde en titre des poids moyens, va mettre en charpie son challenger. La foule s'agite, Carlos Monzon monte sur le ring. Tomates et peaux de banane volent bas et l'hymne argen- tin s'efface sous les huées des tifosi. Qui pourrait imaginer que l'outsider puisse rivaliser avec le champion ? Et pourtant, sur quatre-vingt-cinq combats professionnels, Monzon n'a essuyé que trois défaites ! Durant les cinq premiers rounds, Benvenuti domine. Au sixième, Monzon défie son adversaire au milieu du ring. Avec son short noir marqué d'un grand D, il a une allure bizarre. D, c'est d'Artagnan, le titre d'un magazine pour enfant, l'unique sponsor qui ait accepté de lui payer son billet d'avion. Benvenuti n'arrive plus à placer un coup. Monzon, tout en recu-

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lant, le touche de son direct du gauche. Benvenuti revient dans son coin, hébété. Les reprises passent. Le champion italien n'ar- rive pas à reprendre pied. Lorsque sonne le douzième round, le play-boy, pommettes gonflées, flancs rougis, œil gauche à moi- tié clos, essaie d'esquiver. Cinq gauches consécutifs, une droite le rattrape au niveau du menton. Le trou noir. En moins d'une heure, Monzon est presque devenu l'égal de Fangio.

Gloire et fortune pour un homme issu d'un bidonville. Né à San Javier d'une famille de douze enfants, Carlos Monzon s'en- fuit de son quartier à douze ans pour gagner sa vie. Son premier combat professionnel lui rapporte trois mille pesos, une misère. Dès le début, il fait preuve d'un talent incontestable. Antonio Aquilar, Felipe Cambeiro et Alberto Massi, seuls boxeurs qui puissent se vanter de l'avoir battu en 1963, subiront l'année sui- vante la vengeance d'El Macho. En 1966, ce dernier remporte contre Jorge Fernandez le titre de champion d'Amérique du Sud. Et c'est ensuite le titre de champion du monde des poids moyens et la défaite de Benvenuti. La revanche est organisée. Monzon envoie, dès la troisième reprise, son adversaire au tapis d'un cro- chet. Benvenuti jette l'éponge. « Monzon est un fauve. Il n'a aucune inspiration, aucun génie mais il combat à l'instinct. Rien ne sert de lui tendre des pièges, de tenter des feintes, il déjoue tout », dira-t-il à l'issue du combat. Jean-Claude Bouttier aura exactement la même impression lorsqu'il le rencontrera en 1972 et en 1973. « Pendant des semaines, j'ai préparé une esquive de son direct du gauche. Elle n'a servi à rien [...] Avec ce type, on ne peut rien prévoir. » Monzon n'a plus rien à prouver et pour- tant il s'attaque en 1974 au champion du monde des poids wel- ter, Napoles. Ce dernier s'est en effet permis une attaque en des- sous de la ceinture en disant : « Un couard. Un boxeur qui recu- le sans cesse n'est pas un champion. Il paraît qu'il bat sa femme. Ce n'est pas étonnant. Il n'y a que dans sa cuisine qu'il puisse se faire respecter. » Certes, Mercedes Pelusa, la mère de ses trois enfants, a quitté Monzon. Deux ans auparavant, elle portait

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plainte pour violence : El Macho écopait de six mois de prison avec sursis. Le « Tueur » Napoles débarque sur le ring coiffé d'un sombrero. Il frime. Sept rounds plus tard, c'est la panade. Celui qui se servait de son gauche comme d'une banderille et de sa droite comme d'une machette n'a pas le temps de réagir. El Macho n'a pas reculé... Monzon est sans conteste le meilleur. Il peut raccrocher les gants après un dernier combat contre Rodrigo Valdés, champion en titre des poids moyens pour le World Boxing Council. Il reste invaincu durant treize ans, règne sept années sur les poids moyens et remporte quinze champion- nats du monde. Reste à réussir sa reconversion. Grâce à Alain Delon, Carlos Monzon avait déjà goûté aux joies du cinéma dans El Mary, western-spaghetti, aux côtés de la « Bardot de Buenos Aires », Susana Gimenez, sa compagne du moment. Dans El Macho, où cent vingt-cinq cadavres s'écroulent en un heure quarante autour de lui, il tient le rôle principal. A la fin du tournage, Monzon prend finalement sa retraite... jusqu'au 14 février 1988. Le boxeur fait de nouveau la une. Sa troisième femme, Alicia Muniz, est trouvée morte dans le jardin de sa rési- dence. Monzon, blessé lui-même, est accusé de l'avoir tuée au cours d'une scène de ménage. « Les coups que je lui ai donnés ne peuvent pas lui avoir fait mal. J'ai battu toutes mes com- pagnes. Aucune ne s'est jamais plainte », se défendra-t-il devant les juges. Il écope de onze ans de prison. Il se tue ce 8 janvier, dans un accident de voiture, alors qu'il revenait d'une permis- sion pour bonne conduite. Alain Delon avait plaidé sa cause auprès du président argentin Carlos Menem et lui avait obtenu une liberté conditionnelle. « Il aurait été définitivement libéré dans trois mois », a déclaré le comédien à l'annonce de sa mort.

Moi, Carlos Monzon., de Henry Pessar, 1975.

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16 J A N V I E R

Paul DELOUVRIER (25 juin 1914). Homme politique français. Grand commis de l'Etat. Aménageur de la Région Ile-de-France dans les années soixante.

« Mettez un peu d'ordre dans ce merdier ». Le général de Gaulle est franc, direct, explicite, réaliste. Certes, pour le moment — nous sommes en 1961 — la région parisienne ne compte « que » huit millions d'habitants. Mais demain ? Comment caser dans des banlieues saturées les douze à seize

millions d'habitants (douze en fait) qu'annoncent, pour la fin de ce siècle, toutes les études prospectives ? Et Paul Delouvrier, délégué général du district de Paris de 1961 à 1969, d'imaginer l'impossible.

Pour atteindre l'objectif des cent mille logements en cinq ans, il faut construire, construire sur du rien, construire là où reste de la place. A croire que ce fou de Delouvrier irait jusqu'à bâtir ses immeubles sur des champs de betteraves ! Et pourquoi pas ? Qu'importe si Georges Pompidou, Michel Debré et l'adminis- tration tout entière raillent son projet, Paul Delouvrier a carte blanche et il doit agir. Vite. Des champs, autant de terrains dis- ponibles que l'Etat peut acheter afin de les revendre à des pro- moteurs privés, en veillant de près à la spéculation financière. Quant à la plus-value réalisée, elle servira à financer les infra- structures et les bâtiments publics. Evry, Saint-Quentin-en- Yvelines, Marne-la-Vallée, Cergy-Pontoise, Melun-Sénart sortent de la terre comme des champignons poussés de la nuit. « Les villes nouvelles vivront quand leurs cimetières seront pleins », analyse avec justesse Paul Delouvrier. Mais avant qu'il n'y ait des morts, il faut se pencher sur la vie, la vie des hommes, la vie des villes qu'ils habitent. Pourquoi Brasilia est-

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elle désertée avec la nuit ? Pourquoi Reims ou Orléans se déve- loppent-elles plus lentement que Paris ? Telles sont les interro- gations auxquelles tente de répondre l'équipe de Paul Delouvrier en étudiant sur le monde entier le mode de formation des villes. RER, autoroutes, rocades, trente ans plus tard, l'ag- glomération parisienne porte toujours sa marque. Les villes nou- velles comptent désormais sept cent mille habitants, commen- cent à pleurer leurs morts et s'enracinent doucement dans leur jeune histoire. Mission accomplie.

Oh, ce n'est pas la première pour Paul Delouvrier. N'a-t-il pas toujours été ce que l'on appelle un grand commis de l'Etat, un serviteur de la France ? La France, dont le sort se joue pendant la Deuxième Guerre mondiale dans le maquis puis auprès du général de Gaulle, qu'il rejoint rapidement. La France indisso- lublement liée à l'Europe aussi. Et l'Europe à la Libération est fille de Jean Monet dont Paul Delouvrier devient un dévoué col- laborateur. France algérienne ou Algérie française... Après avoir été membre de plusieurs cabinets ministériels sous la I V République, il est nommé délégué général du gouvernement en Algérie par de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958. De décembre de cette année-là à novembre 1960, il tente de « pacifier » le ter- ritoire et d'assurer son développement économique. Il rentrera alors en France convaincu que la « rébellion interne est brisée ».

En 1969, après avoir œuvré pour l'agglomération parisienne, le voici à la présidence d'Electricité de France. La crise pétro- lière, les menaces pesant sur l'approvisionnement énergétique du pays l'enjoignent de développer les centrales nucléaires. Soutenu, cette fois-ci, par Pompidou, devenu président de la République, il se heurte en revanche à l'hostilité des écologistes. Il conserve cette fonction jusqu'en 1979, jusqu'à ce que sonne pour cet homme de soixante-cinq ans l'âge de la retraite, sanc- tion ridicule presque inique pour ce sportif taillé comme un bûcheron de ses Vosges natales. Dès lors, comment refuser la présidence du conseil d'administration du parc de la Villette que

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lui propose le président Valéry Giscard d'Estaing ? Et pourquoi cesser cette fonction que le président Mitterrand confirme, à son tour, jusqu'à expiration du mandat, en 1984 ?

17 J A N V I E R

Miguel TORGA (12 août 1907). Poète et écrivain portu- gais.

« J'ai commencé mal et tard. Tandis que les autres partaient du savoir, je suis parti de la souffrance. Aucune porte ne s'est jamais ouverte devant moi sans que je l'enfonce d'abord. J'ai lutté contre la pauvreté, j'ai lutté contre l'ignorance ; j'ai lutté contre le temps, j'ai lutté contre les hommes ; j'ai lutté contre Dieu et j'ai lutté contre moi-même », écrivait Miguel Torga, dans son Journal, lors de son soixantième anniversaire.

Souffrance, pauvreté, ignorance : la vie de Miguel Torga (de son vrai nom Adolfo Correira Rocha) s'apparente à celle de nombreux écrivains, profondément liée au destin de son pays. Né dans le Trás-os-Montes (« au-delà des montagnes »), Miguel Torga connaît la vie difficile des familles paysannes de cette région, aride et montagneuse, isolée du reste du Portugal. A l'âge de douze ans, il faut choisir entre la culture des champs ou celle prodiguée par le séminaire. Déjà farouchement indépen- dant, Miguel Torga préfère, aux ordres, l'exil et les fermes du Brésil. De retour dans son pays natal en 1923, le jeune Miguel essaie de rattraper le temps et lutte contre sa propre ignorance. En trois ans, il achève le cycle scolaire secondaire et commence des études de médecine. A la pauvreté s'ajoute alors la souf- france. Souffrance des malades — il est diplômé de médecine — et souffrance de voir son pays aux mains des militaires. En 1926, le putsch de Gomes da Costa met fin au régime parle-

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mentaire. Deux ans plus tard, le président de la République Carmona confie les pleins pouvoirs à António de Oliveira Salazar en le nommant ministre des Finances. Le médecin résis- te et signe... D'abord dans Presença (« présence »), une revue littéraire à laquelle il participe à sa création, mais, surtout, en 1928, date à laquelle il édite son premier recueil de poésie Ansiedade (Anxiétés), sous le pseudonyme de Miguel Torga. Miguel : hommage à Cervantès et à Unamuno, Torga comme cette variété de bruyère accrochée aux flancs des montagnes de sa région et qui résiste à... toutes les intempéries. Symbole. Promesse. Son œuvre — notamment son journal, critique socia- le et littéraire, qui raconte à partir de 1933 son combat quotidien — ne le démentira pas. En 1939, Miguel Torga est emprisonné et son roman autobiographique, La Création du monde, saisi et interdit (durant plus de 30 ans) par la police salazariste. Profondément critique et exigeant, Miguel Torga ne se complaît pas dans un romantisme du juste, de la victime. Il écrit, par exemple, en 1950 : « Loin de nous mener à quelque élévation ou profondeur d'esprit, la souffrance nous a aigris, rétrécis. Personne ne s'est perfectionné ou anobli. » A la joie des lende- mains qui chantent, il préfère également un certain pessimisme, ainsi que l'expriment ces pensées rédigées seulement quelques jours après la révolution des œillets : « Au fond de moi réson- nait seulement cette question : dans quel océan de bon sens ira se jeter ce délire ? Où est le dévouement caché et avisé prêt à guider sur le chemin de l'histoire cette confiance aveugle ? » Farouchement indépendant — il publie tous ses livres à compte d'auteur — Miguel Torga représente pour ses concitoyens l'homme de qualité, une conscience toujours en éveil. Outre ce rôle moral et éthique, Miguel Torga a permis à de nombreux Portugais de conserver, durant toutes ces années de dictature, leur espoir. C'est pourquoi il est, dans son pays, considéré comme le poète le plus important du XX siècle après Fernando Pessoa. Malgré tout, Miguel Torga s'est éteint à l'âge de quatre-

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vingt-sept ans sans ce Nobel que chacun pensait qu'un jour il apporterait au Portugal.

Arche (nouvelles), 1980. En franchise intérieur, pages de journal ( 1933- 1977), Lapidaires (nouvelles), 1982. La Création du monde. 1985. A la proue d'un navire de roc ; L'universel, c'est le local moins les murs, 1986. Poèmes ibériques, 1988. Portugal, Rua (nouvelles) 1988. Lapidaires, 1990. Senhor Ventura, 1991. Contes et nouveaux contes de la montagne, 1994.

Sur Miguel Torga : Sésame pour la traduction, de Claire Cayron, 1987. Miguel Torga, Orphée rebelle, de Daniel Aranjo, 1989.

18 JANVIER

Adolf BUTENANDT (24 mars 1903). Chimiste allemand. Prix Nobel en 1939, avec L. Ruzicka. Ses travaux ont permis la mise au point de la pilule contraceptive.

Hitler a la dent dure, une excellente mémoire et un sens par- ticulier des représailles. Certes, en cette année 1939, le prix Nobel de chimie couronne les travaux d'Adolf Butenandt, un savant allemand. Mais six ans plus tôt, en 1933, très précisé- ment, le comité de ce prix prestigieux n'a-t-il pas cru bon de décerner le Nobel de la paix à un opposant au fascisme déporté dans un camp de concentration ? A cette provocation doit répondre la provocation, et le Führer d'obliger Adolf Butenandt à refuser son prix. Dix ans, le chimiste allemand devra donc patienter dix ans avant de pouvoir se rendre en 1949 à Stockholm pour s'y faire enfin remettre son trophée.

Mais combien sont mineures les sanctions politiques au regard de la gigantesque enjambée qu'Adolf Butenandt fait par- courir à la chimie hormonale. Sans ses travaux, jamais le doc- teur Gregory Pincus n'aurait pu mettre au point, et cela dès 1956, la première pilule contraceptive.

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Ainsi, au cours de l'été 1929, Adolf Butenandt parvient à iso- ler l'œstrone, hormone provoquant l'apparition des caractères sexuels féminins à partir de l'urine d'une femme enceinte. En 1931, s'ensuit la découverte de l'androstérone, un dérivé de la testostérone, hormone mâle. Ses principales recherches aboutis- sent en 1934 quand il extrait des glandes endocriniennes de cin- quante mille cochons quelques milligrammes de progestérone, hormone préparant la muqueuse utérine à l'implantation de l'œuf fécondé et assurant le maintien de la grossesse. Combinés, la progestérone et les œstrones sont à la base de la contraception orale qui représente, aujourd'hui, 15 % des moyens contracep- tifs utilisés dans le monde.

Si l'humanité doit beaucoup à Adolf Butenandt, les insectes, quant à eux, s'en seraient bien passés. Au début des années cin- quante son équipe isole l'ecdysone. Il s'agit toujours d'une hor- mone qui, produite cette fois-ci par les glandes du prothorax des insectes, stimule la mue des larves, notamment celle des vers à soie, dont on peut ainsi accélérer la production. En 1959, est repérée à son tour la phéromone bombykol. Cette sécrétion exo- crine de papillon, induisant une réponse comportementale chez les insectes, entre actuellement dans la composition des insecti- cides.

Après avoir été nommé en 1936 directeur de l'institut de bio- logie de Berlin, poste qu'il conservera jusqu'en 1972, Butenandt se voit confier pendant douze années la présidence de la société Max Planck, dont il sera membre d'honneur jusqu'à sa mort, à quatre-vingt-onze ans.

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2 2 J A N V I E R

Rose KENNEDY (22 juillet 1890). Veuve de l'ambassa- deur Joseph P. Kennedy et mère du 35e président des Etats- Unis, John F. Kennedy.

« Peu d'Américains ont consenti autant de sacrifices person- nels à leur pays que Rose Kennedy, elle a joué un rôle extraor- dinaire dans une famille extraordinaire. » Tels sont les termes par lesquels l'actuel président des Etats-Unis, Bill Clinton, rend hommage à une femme de cent quatre ans.

Que dire d'autre d'une mère privée tragiquement de quatre de ses neufs enfants ? La série noire débute en 1944 lorsque son aîné Joseph meurt à la guerre. Quatre ans plus tard, sonne le glas pour Kathleen, décédée dans un accident d'avion. S'ensuit cette horrible journée de novembre à Dallas, où c'est au tour de John de s'effondrer dans une Lincoln noire. La tragédie se répète en 1968, seuls en diffèrent les acteurs. A la place de Lee Harvey Oswald : Sirhan, un Jordanien. A la place de John, Robert, abat- tu à bout portant. Puis il y a Rosemary. Elle n'est pas morte, certes, mais pour Joseph P. Kennedy, son mari, c'est tout comme. Leur première fille, née en 1941, est affligée d'un léger retard mental qu'une lobotomisation, pratiquée alors que la jeune femme avait vingt-trois ans, transforme pour le coup en incapacité permanente. Rosemary, hospitalisée durant cinquan- te-trois années dans un établissement spécialisé du Wisconsin, ne recevra jamais la visite de son père.

« Dieu nous a donné une croix plus lourde que celle que nous pouvons porter. Soit vous survivez, soit vous succombez. Et si vous vous en sortez, vous tirez profit de cette expérience. » A l'insupportable, Rose Kennedy oppose son inaltérable foi catho- lique, tel un bouclier qui lui masque, entre autres, tout un pan de

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la vie de son mari. Il renfloue, par exemple, la Gloria Produc- tions Incorporated, société de production de Gloria Swanson. Ce prêt, la célèbre actrice du muet le remboursera à tempérament durant deux années de liaison volcanique.

Celle que John Kennedy appelait le « ciment qui soutenait la famille » s'immerge prématurément dans la vie sociale et poli- tique de son pays. Son père, John Fitzgerald, est irlandais, il a été maire de Boston, aidé en cela par son exubérance contraire à la timidité maladive de son épouse, qui ne peut tenir son rang dans la société. Pourquoi ne pas demander à Rose de la remplacer ? Elle a maintenant vingt ans et saura parfaitement jouer le rôle d'hôtesse laissé vacant par sa mère. Ainsi, la jeune fille accom- pagne prématurément son père dans les salons et le seconde dans des réunions publiques où se fera son éducation politique.

A vingt-quatre ans, il est largement temps de penser au ma- riage. Le prétendant idéal se nomme Joseph P. Kennedy, Rose le connaît depuis l'enfance. Il est irlandais comme elle, de Boston comme elle, catholique comme elle et entre à cette époque dans les affaires, ainsi que l'ont fait son père et tous ces messieurs appartenant comme elle à la bonne société bostonienne. La voilà donc mariée en 1914 à un membre influent du parti démocrate qui sera de 1938 à 1940 ambassadeur des Etats-Unis à Londres. Dans l'intimité de leurs appartements du château de Windsor où ils sont invités deux semaines après leur arrivée en Angleterre, Joseph Kennedy murmure à sa femme : « Eh bien Rose, voilà un sacré bout de chemin depuis Boston. »

Un sacré parcours, oui, qui va se prolonger au travers des car- rières politiques de leurs quatre fils. Si Joseph P. Kennedy leur a légué son impérieuse volonté de réussite, Rose Kennedy semble leur avoir, pour sa part, transmis le sens de l'autorité sans lequel rien n'est possible au niveau de responsabilités aux- quels ils aspirent. Tous. John, président. Robert, ministre de la Justice dans le gouvernement de son frère, sénateur de New York en 1965 puis candidat à la présidentielle en 1968. Edward,

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sénateur du Massachusetts depuis 1963. Edward, dernier survi- vant mâle de la famille, promis comme les autres à une brillante carrière. Mais il y a 1969, année dramatique, encore une. 18 juillet. Edward conduit une main sur le volant et l'autre, sans doute, sur les jambes de l'ex-secrétaire de Bob, Mary Jo Kopechne. Sur le pont menant à l'île de Chappaquiddick, la voi- ture fait une embardée et tombe à la mer. Edward s'extrait du véhicule et nage. Sa passagère, coincée dans l'habitacle, meurt noyée. C'est un accident, certes et chez les Kennedy, on en a l'habitude. Tout de même, le sénateur du Massachusetts mettra dix heures avant de prévenir la police. Officiellement, ce retard serait dû au traumatisme que lui aurait causé le choc. Officieusement, il aurait passé ce laps de temps à téléphoner à des personnes haut placées, afin d'étouffer l'affaire. Le sens de l'autorité, oui, les Kennedy ont grandi avec...

Beaucoup l'ont cru politiquement mort mais c'était sans compter sur Rose Kennedy et son effroyable énergie. N'avait- elle pas déjà soutenu Robert lors des primaires de 1968 ? De même, lors de l'enquête sur la provenance des fonds finançant la campagne de son fils, n'avait-elle pas rétorqué avec aplomb : « C'est notre argent, pourquoi ne pourrions-nous pas l'utiliser comme ça nous chante ? » Aujourd'hui, elle en fera autant pour sortir Edward de cette mauvaise passe. Elle l'a mis au monde, voilà qu'elle le reconstruit. Edward Kennedy se représente dès 1970 à l'élection du Sénat. Tout le monde s'accorde à recon- naître que Rose est à l'origine de cette décision qui autorise, dès lors, son fils à gravir les échelons. En 1979, le voilà candidat aux primaires de l'élection présidentielle contre Carter, élu en 1980.

A cette époque, Rose Kennedy lèvera un peu le pied, non sans, toutefois, en concevoir une certaine frustration. Mais, à quatre-vingt-dix ans, comment faire autrement ? En 1984, une congestion cérébrale l'oblige à ralentir encore ses activités au point qu'elle n'apparaît plus en public, excepté le 22 juillet 1990. Il est vrai que c'était pour son centième anniversaire.

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Louis Malle, Léon Zitrone, Lana Turner, Juan Manuel Fangio, Ytzhak Rabin, Emil Cioran, Henri Laborit, Paul-Emile Victor... ont tous pour point com- mun de nous avoir quittés en 1995.

Pour la première fois, un ouvrage retrace la vie de ces personnages qui, chacun dans leur domaine, ont marqué le siècle par leurs œuvres, leurs actions, leurs passions et leurs talents.

Cent vingt biographies détaillées pour découvrir ou redécouvrir ces comédiens, ces musiciens, ces écri- vains, ces sportifs, ces philosophes, ces savants, ces hommes d'Etat qui ont tous contribué à enrichir nos vies. Une galerie de talents qui est non seulement un miroir de nos souvenirs, mais aussi un panorama du monde contemporain.

Avec bibliographie, discographie et filmographie complètes, et de nombreuses illustrations.

Emmanuelle Rosenzweig et Catherine Soulingeas sont journalistes et écrivains.

Photos couverture : Dean Martin : Cat's. Harold Wilson : A.F.P.

Elizabeth Montgomery : A.F.P. Charles Denner : Cat's. Lana Turner : A.F.P.

Léon Zitrone : E. Megret. KIPA

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