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La Vie Divine Sri Aurobindo Publication: 1939 Catégorie(s): Tag(s): "Sri Aurobindo" "Vie Divine" 1939 1

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La Vie DivineSri Aurobindo

Publication: 1939Catgorie(s):Tag(s): "Sri Aurobindo" "Vie Divine" 1939

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1. L'Aspiration Humaine

Usha poursuit son chemin vers le but de celles qui vont au-de-l. Elle est la premire dans l'ternelle succession des aurores venir. Elle s'largit, faisant surgir l'tre vivant, veillantquelqu'un qui tait mort . Quelle est son ampleur quand elles'harmonise avec les aurores qui brillrent jadis et avec cellesqui doivent briller maintenant? Elle dsire les anciens matinset accomplit leur lumire ; projetant au loin son illumination,elle entre en communion avec les aurores futures.

Kutsa Angirasa Rig-Vda. 1.113. 8,10.

Triples sont ces suprmes naissances de la force divine quiest dans le monde, elles sont vraies, elles sont dsirables; c'estl qu'il se meut, vaste, manifest dans l'Infini, c'est l qu'ilbrille, pur, lumineux, et en lui tout s'accomplit . Ce qui estimmortel dans le mortel, ce qui possde la vrit, est un dieutabli au-dedans comme une nergie l'uvre dans nos pou-voirs divins . Exalte-toi, force, perce tous les voiles, mani-feste en nous tout ce qui est Divin.

Vmadeva Rig-Vda. IV. 1. 7; IV. 2.1 ; IV. 4. 5.

La premire proccupation de l'homme l'veil de sa penseet, semble-t-il, son invitable et ultime proccupation (car ellesurvit aux plus longues priodes de scepticisme et revientaprs tous les bannissements) est aussi la plus haute que sapense puisse envisager. Elle se manifeste par le pressenti-ment du Divin, l'lan vers la perfection, la qute de la Vritpure et de la Flicit sans mlange, le sens d'une secrte im-mortalit. Les anciennes aurores de la connaissance humainenous ont laiss le tmoignage de cette constante aspiration.Aujourd'hui, nous voyons une humanit rassasie, mais nonpoint satisfaite par l'analyse victorieuse des aspects extrieursde la Nature, se prparant retourner ses aspirations pre-mires. La plus ancienne formule de la Sagesse promet d'treaussi la dernire : Dieu, Lumire, Libert, Immortalit.

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Ces idaux persistants de l'humanit contredisent son exp-rience normale, mais affirment en mme temps des exp-riences plus hautes et plus profondes, anormales pour elle, etqui ne peuvent tre atteintes, dans leur totalit organise, quepar un effort individuel rvolutionnaire, ou par un progrs vo-lutif gnral. Connatre, possder et devenir l'tre divin, mmedans une conscience animale et goste, transformer notrementalit physique demi claire ou obscure en la pleine illu-mination supramentale, difier la paix et une flicit existanten soi l o n'existe que la tension de satisfactions phmres,assiges par la douleur physique et les souffrances motives,fonder une infinie libert dans un monde qui apparat commeun ensemble de ncessits mcaniques, dcouvrir et raliser lavie immortelle dans un corps soumis la mort et un perp-tuel changement, voil ce qui nous est offert comme la mani-festation de Dieu dans la Matire et comme but de la Naturedans son volution terrestre. Pour l'intelligence physique ordi-naire qui prend la prsente organisation de sa conscience pourla limite de ses possibilits, la contradiction flagrante entre lesidaux irraliss et la ralit actuelle est un argument dcisifcontre la valeur de l'idal. Mais un examen plus attentif desprocessus de ce monde nous rvle que cette opposition cat-gorique fait plutt partie de la mthode la plus profonde de laNature et qu'elle est le sceau de sa plus complte adhsion.

Car tous les problmes de l'existence sont essentiellementdes problmes d'harmonie. Ils naissent de la perception d'unediscorde irrsolue et du pressentiment d'un accord ou d'uneunit dcouvrir. La nature pratique et plus animale del'homme peut se contenter d'une telle discorde sans solution,mais cela est impossible pour son mental pleinement veill ;et gnralement, mme sa nature la plus pragmatiquen'chappe la ncessit gnrale qu'en excluant le problmeou en acceptant un compromis grossier, utilitaire et obscur.Car au fond, la Nature entire cherche une harmonie, aussibien la vie et la matire dans leur sphre propre que le mentaldans l'organisation de ses perceptions. Plus grand est ledsordre apparent des matriaux offerts ou l'apparente dispa-rit et mme l'irrductible opposition des lments qui doiventtre utiliss, plus intense est l'lan; et l'ordre plus subtil etpuissant auquel il aspire, il est rare qu'une tentative, qu'un

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effort moins ardu puisse l'accomplir. Accorder la Vie activeavec le matriau d'une forme o l'inertie semble tre la condi-tion mme de l'activit, est une contradiction que la Nature arsolue et aspire toujours mieux rsoudre dans des struc-tures de plus en plus complexes; car sa solution parfaite seraitl'immortalit matrielle d'un corps animal pleinement organiset servant de support au mental. Accorder un mental conscientet une volont consciente une form et une vie qui ne sontpas manifestement conscientes d'elles-mmes et sont au mieuxcapables d'une volont mcanique ou subconsciente, est uneautre contradiction dont elle a su tirer des rsultats tonnants ;et elle vise toujours de plus grandes merveilles, car sur terre,son miracle ultime serait celui d'une conscience animale quin'aurait plus chercher la Vrit et la Lumire, mais les poss-derait avec une omnipotence pratique qui serait le fruit d'uneconnaissance directe et parfaite. Ainsi cet lan ascendant versl'harmonisation de contraires encore plus levs, n'est passeulement rationnel, il est le seul aboutissement logique d'unergle et d'un effort qui semblent constituer la mthode fonda-mentale de la Nature et la signification mme de son effortcosmique.

Nous parlons de l'volution de la Vie dans la Matire, del'volution du Mental dans la Matire, mais ce mot d'volutionexpose seulement le phnomne, sans l'expliquer. Car il n'y aapparemment aucune raison pour que la Vie volue partird'lments matriels ou que le Mental volue partir deformes vivantes, moins d'accepter la solution vdntique, savoir que la Vie est dj involue dans la Matire et le Mentaldans la Vie, parce que dans son essence la Matire est uneforme voile de la Vie, la Vie une forme voile de la Cons-cience. Par suite, rien, semble-t-il, ne nous interdit de monterd'un degr dans l'chelle et d'admettre que la conscience men-tale peut n'tre elle-mme que la forme et le voile d'tatssuprieurs au-del du Mental. Ainsi l'invincible lan del'homme vers Dieu, vers la Lumire, la Batitude, la Libert,l'Immortalit trouve sa vraie place dans la chane ; il est toutsimplement l'lan imprieux par lequel la Nature cherche sedvelopper au-del du Mental, et qui nous apparat aussi natu-rel, vrai et juste que l'lan vers la Vie qu'elle a implant dans

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certaine formes de la Matire, ou que l'lan vers le Mentalqu'elle a implant dans certaines formes de la Vie. Ici, commel, l'impulsion existe plus ou moins obscurment dans ses ins-truments diffrents, le pouvoir de sa volont d'tre gravissantles degrs toujours plus hauts de l'chelle ; ici comme l, laNature dveloppe graduellement, et ne pourra que dvelopperpleinement les organes et les facults ncessaires. De mmeque l'impulsion vers le Mental part des ractions les plus sensi-tives de la Vie dans le minral et la plante jusqu' sa pleine or-ganisation en l'homme, de mme il existe en l'homme une srieascendante analogue qui, pour le moins, prpare l'apparitiond'une vie suprieure et divine. L'animal est un laboratoire vi-vant o, dit-on, la Nature a labor l'homme. L'homme lui-mme pourrait bien tre un laboratoire vivant et pensant, enqui, et avec la collaboration consciente de qui, elle veut labo-rer le surhomme, le dieu. Ou ne dirons-nous pas plutt : mani-fester Dieu ? Car si l'volution est la manifestation progressivepar la Nature de ce qui, involu, dormait ou uvrait en elle,elle est aussi la ralisation manifeste de ce que la Nature estsecrtement. Nous ne pouvons donc pas lui ordonner des'arrter un stade quelconque de son volution, et nousn'avons pas non plus le droit, l'instar du religieux, decondamner comme perverse et prsomptueuse, ou, l'instardu rationaliste, comme maladive ou hallucinatoire, toute inten-tion manifeste d'aller plus loin ou tout effort qu'elle accomplitdans ce sens. S'il est vrai que l'Esprit est involu dans la Ma-tire et que la Nature apparente est Dieu cach, alors manifes-ter le divin en lui-mme et raliser Dieu intrieurement et ext-rieurement, est le but le plus haut et le plus lgitime qui s'offre l'homme sur la terre.

Ainsi se justifie au regard de la raison rflchie comme ce-lui de l'intuition ou de l'instinct persistant de l'humanit,l'ternel paradoxe et l'ternelle vrit d'une vie divine dans uncorps animal, d'une aspiration ou d'une ralit immortelle dansune demeure mortelle, d'une conscience unique et universellese reprsentant travers des mentalits limites et des ego s-pars, d'un tre transcendant indfinissable, hors du temps etde l'espace qui seul rend le temps, l'espace et l'univers pos-sibles, et, en tout cela, d'une vrit suprieure ralisable par leterme infrieur. Des tentatives ont parfois t faites pour

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mettre un point final des interrogations que la pense lo-gique a si souvent dclares insolubles et pour persuader leshommes de limiter leurs activits mentales la solution desproblmes pratiques et immdiats de leur existence matrielledans l'univers; mais de telles chappatoires n'ont jamais un ef-fet permanent. L'humanit en revient toujours avec un plusviolent dsir de recherche, une soif plus ardente de solutionimmdiate. C'est le mysticisme qui profite de cette soif, et denouvelles religions surgissent pour remplacer les anciennes,dtruites ou dpouilles de leur sens par un scepticisme quilaissait l'homme sur sa faim, car tout en professant d'examinerles choses, il ne les examinait jamais suffisamment. S'efforcerde nier ou d'touffer une vrit sous prtexte qu'elle est encoreobscure dans ses manifestations extrieures et trop souvent re-prsente par la superstition et l'obscurantisme ou par une foiencore fruste, est aussi une forme d'obscurantisme. Il nous ap-parat finalement que la volont d'chapper une ncessitcosmique, parce qu'elle est ardue, difficile justifier par desrsultats immdiats et tangibles, lente rgler ses oprations,suppose non point une acceptation de la vrit de la Nature,mais une rvolte contre la volont secrte et plus puissante dela grande Mre. Il est prfrable et plus rationnel d'accepterce qu'elle ne nous permet pas, en tant que race, de rejeter, etde l'lever hors du domaine de l'instinct aveugle, de l'obscureintuition et des aspirations erratiques, jusqu' la lumire de laraison et une volont claire et consciemment dirige. Et s'ilexiste une plus haute lumire d'intuition illumine ou de vritrvlatrice qui se trouve encore obscurcie en l'homme ou in-oprante, ou n'agit que de faon intermittente et fugitive,comme travers un voile, ou ne se dploie que rarement danstoute sa splendeur comme les aurores borales de nos cieuxterrestres, il nous faut malgr tout en faire sans crainte l'objetde notre aspiration. Car il est probable que c'est l le prochaintat suprieur de conscience dont le Mental n'est qu'une formeet un voile, et c'est travers les splendeurs de cette lumireque s'ouvrira peut-tre le chemin de notre largissement pro-gressif vers l'tat le plus haut, quel qu'il soit, o l'humanittrouvera son ultime refuge.

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2. Les deux ngations : la ngation matrialiste

Il dynamisa la force-consciente (dans l'austrit de la pense)et parvint la connaissance que la Matire est le Brahman.Car de la Matire toutes les existences naissent, par la Matireelles croissent, et la Matire elles retournent. Alors il appro-cha Varuna son pre et dit: " Seigneur, enseigne-moi le Brah-man. " Mais il lui rpondit : "Concentre (encore) l'nergieconsciente en toi; car l'nergie est le Brahman. "

Taittirya Upanishad. m. 1,2.

L'affirmation d'une vie divine sur la terre et d'un sens immor-tel au cur de l'existence mortelle, ne peut se justifier moins, non seulement de reconnatre que l'Esprit ternel estl'habitant de cette demeure corporelle et revt cette robechangeante, mais d'admettre que la Matire dont elle est faiteest un matriau noble et seyant dont Il tisse constamment Sesparures et construit la srie rcurrente et sans fin de Sesdemeures.

Et cela mme ne suffirait pas se prmunir contre un certaindgot pour la vie dans le corps, moins de percevoir derrireleurs apparences l'identit essentielle de ces deux termes ex-trmes de l'existence qu'ont perue les Upanishad, et de dcla-rer dans le langage mme de ces anciennes critures : " LaMatire aussi est le Brahman ", donnant ainsi sa pleine valeur la puissante image qui fait de l'univers physique le corps ex-trieur de l'tre divin. En outre, ces deux termes extrmessont, en apparence, si loigns l'un de l'autre, que l'intellect ra-tionnel ne peut tre convaincu de leur identit si nous refusonsd'admettre qu'il existe, entre l'Esprit et la Matire, une sriede termes ascendants (Vie, Mental, Supramental et les che-lons qui relient le Mental au Supramental). Sinon, la Matire etl'Esprit nous apparatront ncessairement comme des adver-saires irrconciliables, enchans par un mariage malheureux,et leur divorce serait ds lors la seule solution raisonnable. Lesidentifier l'un l'autre, les reprsenter chacun dans les termesde l'autre, devient une cration artificielle de la Pense,contraire la logique des faits et possible seulement pour unmysticisme irrationnel.

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Si nous affirmons seulement un pur Esprit et une substanceou nergie mcanique et inintelligente, appelant l'un Dieu oume, et l'autre Nature, le rsultat sera invitable : nous seronsamens, soit nier Dieu, soit nous dtourner de la Nature.Pour la Pense comme pour la Vie, le choix devient impratif.La Pense en vient nier l'un comme une illusion del'imagination, ou l'autre comme une illusion des sens ; la Vie fi-nit par se fixer dans l'immatriel et se fuir elle-mme, par d-got ou par oubli de soi dans l'extase, ou en vient nier sapropre immortalit et, se dtournant de Dieu, se rapprocherde l'animal. Purusha et Prakriti, l'me passivement lumineuseet l'nergie mcaniquement active des Snkhyas, n'ont rien encommun, mme dans leur mode d'inertie oppos; leurs antino-mies ne peuvent se rsoudre que lorsque l'Activit mue parl'inertie cesse dans le Repos immuable sur lequel elle a projetle droulement strile de ses images. Le Moi inactif et muet deShankara et sa Maya aux noms et formes multiples sont desentits tout aussi disparates et inconciliables ; leur antago-nisme irrductible ne prend fin que si l'illusion multiforme sedissout dans l'unique Vrit d'un ternel Silence.

Pour le matrialiste, la tche est plus aise ; il peut, en niantl'Esprit, arriver une formule plus simple et plus immdiate-ment convaincante, un vritable monisme, le monisme de laMatire, ou bien celui de la Force. Mais il ne peut s'attacher defaon permanente une formule aussi rigide. Lui aussi finit parpostuler un inconnaissable aussi inerte, aussi tranger l'univers connu, que l'est le Purusha passif ou l'Atman silen-cieux. Cela ne sert rien, qu' repousser, par une vagueconcession, les exigences inexorables de la pense, ou justi-fier son refus, d'tendre le champ de sa recherche.

C'est pourquoi le mental humain ne peut se satisfaire de cescontradictions striles. Il est toujours en qute d'une affirma-tion complte, et il ne peut la trouver que par une lumineuserconciliation des contraires. Pour atteindre cette rconcilia-tion, il doit traverser les gradations que notre conscience int-rieure nous impose, et, soit par la mthode objective del'analyse applique la Vie et au Mental comme la Matire,soit par une synthse et une illumination subjectives, arriverau repos de l'unit ultime, sans nier pour autant l'nergie de lamultiplicit qui l'exprime. Seule une telle affirmation, complexe

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et universelle, permettra d'harmoniser les donnes multiples etapparemment contradictoires de l'existence, et les innom-brables forces en conflit qui gouvernent notre pense et notrevie pourront alors dcouvrir la Vrit centrale dont elles sontici les symboles et les modes divers d'accomplissement. Alorsseulement notre Pense, ayant atteint son vrai centre et ces-sant de tourner en rond, pourra uvrer tel le Brahman del'Upanishad, fixe et stable mme dans son jeu et sa course cos-mique, et notre vie, connaissant son but, pourra le servir dansune joie et une lumire sereines et immuables, et avec unenergie rythmique et discursive.

Mais une fois que ce rythme a t perturb, il est ncessaireet utile de remettre l'preuve, sparment et dans leur affir-mation extrme, chacun des deux grands opposs. C'est le pro-cd naturel du mental pour revenir plus parfaitement l'affirmation perdue. En chemin, il peut tre tent de se repo-ser sur les chelons intermdiaires, rduisant toutes choses une nergie de vie originelle, des sensations ou des Ides;mais ces solutions exclusives ont toujours un air d'irralit.Elles peuvent satisfaire pendant un temps la raison logique quine traite que des ides pures, mais ne peuvent satisfaire, dansnotre mental, ce sens de la ralit. Le mental sait, en effet,qu'au-del de lui il y a quelque chose qui n'est pas l'Ide ; ilsait, d'autre part, qu'il y a en lui quelque chose qui est plus quele Souffle vital. L'Esprit ou la Matire peuvent lui donner provi-soirement le sens d'une ralit ultime, mais aucun des prin-cipes intermdiaires n'a ce pouvoir. Il doit donc aller jusqu'auxdeux extrmes avant de pouvoir reconsidrer l'ensemble avecprofit. Servi par des sens qui ne peroivent distinctement quedes fragments d'existence, et par un langage qui, lui aussi,n'arrive la prcision qu'en divisant et dlimitant avec soin,l'intellect confront cette multiplicit de principes lmen-taires, est conduit par sa nature mme rechercher l'unit enrduisant impitoyablement tous ces principes aux termes d'unseul. Et afin de l'affirmer, il tente pratiquement de se dbarras-ser des autres. Pour percevoir la source relle de leur identitsans recourir ce procd d'exclusion, doit s'tre surpasslui-mme ou avoir parcouru tout le cercle pour dcouvrir en finde compte que tous se rduisent galement Cela qui chappe toute dfinition et toute description, et qui pourtant est non

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seulement rel, mais accessible. Quelle que soit la voie quenous parcourions. Cela est toujours le terme auquel nous par-venons et nous ne pouvons y chapper qu'en refusantd'achever le voyage.

Il est donc de bon augure qu'aprs tant d'expriences et desolutions verbales, nous nous trouvions aujourd'hui confronts ces deux extrmes, les seuls qui aient depuis longtemps subiles preuves les plus rigoureuses de l'exprience, et que,l'exprience accomplie, tous deux aient abouti un rsultatque l'instinct universel de l'humanit, ce juge voil, cette senti-nelle et ce reprsentant de l'Esprit de Vrit universel, refusede reconnatre comme juste ou satisfaisant. En Europe et enInde, la ngation matrialiste et le refus asctique ont cherch s'affirmer respectivement comme l'unique vrit et imposerleur conception de la Vie. En Inde, il en rsulta un grand amon-cellement des trsors de l'Esprit ou d'une part d'entre eux mais aussi une immense faillite de la Vie. En Europe,l'accumulation des richesses matrielles et la matrise triom-phante des pouvoirs et des biens de ce monde, ont abouti unegale faillite sur le plan spirituel. Et l'intellect qui cherchait lasolution de tous les problmes dans le seul principe de la Ma-tire, n'est pas non plus satisfait de la rponse qu'il a reue.

Les temps sont donc venus o le monde doit s'orienter versune affirmation nouvelle et plus globale, dans le domaine de lapense et dans celui de l'exprience intrieure et extrieure,et, par consquent, vers de nouvelles et plus riches ralisationsde soi dans une existence humaine intgrale, pour l'individu etpour l'humanit.

De la diffrence dans les rapports de l'Esprit et de la Matireavec l'Inconnaissable, que tous deux reprsentent, rsulte aus-si une diffrence d'efficacit entre la ngation matrielle et langation spirituelle. La ngation matrialiste, bien que plus v-hmente et plus immdiatement victorieuse, plus facilementsduisante pour l'humanit en gnral, est cependant moinsdurable et finalement moins efficace que le prilleux refus del'ascte. Car elle porte en elle-mme son propre palliatif. Sonplus puissant lment est l'agnosticisme, qui, en admettant unInconnaissable derrire toute manifestation, tend les limitesde l'Inconnaissable jusqu' y inclure tout ce qui est simplementinconnu. Il part du principe que nos sens physiques sont notre

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seul moyen de Connaissance et que la Raison, mme dans sesessors les plus vastes et les plus vigoureux, ne peut doncs'chapper de leur sphre; elle doit s'occuper toujours et exclu-sivement des faits qu'ils lui fournissent ou lui suggrent; et lessuggestions elles-mmes doivent toujours rester lies leursorigines ; nous ne pouvons aller au-del, nous ne pouvons enfaire un pont qui nous conduise vers un domaine o entrent enjeu des facults plus puissantes et moins limites, et o unautre mode de recherche doit s'tablir.

Un postulat aussi arbitraire se condamne lui-mme l'insuffisance. Il ne peut tre maintenu qu'en ignorant ou entrouvant mille raisons de rejeter tout un vaste champ depreuves et d'exprience qui le contredit, en niant ou dnigrantde nobles et utiles facults qui agissent consciemment ou obs-curment, ou sont, au pire, latentes chez tous les tres hu-mains, et en refusant d'examiner les phnomnes supraphy-siques, except quand ils se manifestent en relation avec lamatire et ses mouvements et sont conus comme une activitsecondaire de forces physiques. Ds que nous commenons tudier les oprations du mental et du supramental en elles-mmes, et sans le prjug qui, ds le dbut, insiste pour nevoir en elles qu'un terme accessoire de la Matire, nous venonsen contact avec une quantit de phnomnes qui chappententirement l'emprise rigide et au dogmatisme rducteur dela formule matrialiste. Et ds que nous reconnaissons, commenous y contraint notre exprience largie, qu'il y a dansl'univers des ralits connaissables par-del le domaine dessens, et en l'homme des pouvoirs et des facults qui dter-minent les organes physiques plus qu'ils ne sont dterminspar eux, organes qui leur servent garder le contact avec lemonde des sens enveloppe extrieure de notre existencevraie et complte , alors les prmisses de l'agnosticisme ma-trialiste s'vanouissent. Nous sommes prts pour une affirma-tion plus large et une recherche toujours plus pousse.

Mais il est bon que d'abord nous reconnaissions l'norme,l'indispensable utilit de la priode, si brve, du matrialismerationaliste que l'humanit a traverse. Car pour pntrer entoute scurit dans ce vaste champ de donnes et d'expriencequi commence maintenant nous rouvrir ses portes, il est n-cessaire que l'intellect, par une discipline svre, soit parvenu

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un tat de claire austrit. Chez les esprits immatures, cetteexprience peut conduire aux plus dangereuses dformations,aux imaginations les plus trompeuses. C'est ainsi que dans lepass, un authentique noyau de vrit fut touff sous une telleaccumulation de superstitions dvoyes et de dogmes irration-nels, que tout progrs vers la vraie connaissance devint impos-sible. Il fut alors ncessaire, pendant quelque temps, de ba-layer d'un seul coup et la vrit et ses dguisements, afin quele chemin soit libre pour un nouveau dpart et un plus sr pro-grs. La tendance rationaliste du matrialisme a rendu cegrand service l'humanit.

Car les facults suprasensibles, par le fait mme qu'ellessont imbriques dans la Matire, conues pour agir dans uncorps physique, atteles avec les dsirs motifs et les impul-sions nerveuses pour traner un mme vhicule, voient leursoprations exposes ce mlange et, de ce fait, courent le dan-ger d'illuminer la confusion, plutt que d'clairer la vrit. Cefonctionnement mixte est tout particulirement dangereuxquand les hommes dont le mental n'a pas t clarifi, ni la sen-sibilit purifie, tentent de s'lever vers les domaines sup-rieurs de l'exprience spirituelle. En quelles rgions de nuagesimmatriels et de brouillards scintillants, ou de tnbrestroues d'clairs qui aveuglent plus qu'ils n'illuminent, ne seperdent-ils pas dans cette aventure tmraire et prmature !Une aventure ncessaire en vrit sur le chemin que la Naturea choisi pour progresser car elle s'amuse tout en travaillant, mais nanmoins tmraire et prmature au regard de laRaison.

Il est donc ncessaire que la Connaissance progressive aitpour base un intellect clair, pur et disciplin. Il est ncessaireaussi qu'elle corrige ses erreurs, parfois par un retour aux res-trictions du fait sensible, aux ralits concrtes du monde phy-sique. Le contact de la Terre redonne toujours de la vigueur aufils de la Terre, mme quand il est la recherche de la connais-sance supraphysique. On peut mme dire que le supraphysiquene peut tre rellement et pleinement matris ses som-mets nous pouvons toujours atteindre que lorsque nos piedssont fermement ancrs dans le physique. " La Terre est Son as-sise", dit l'Upanishad chaque fois qu'elle dcrit le Moi mani-fest dans cet univers. Et il est certain que plus nous nous

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tendons et plus nous assurons notre connaissance du mondephysique, plus tendus et plus srs deviennent les fondementsde la connaissance suprieure, mme de la plus leve, mmede la Brahmavidy.

Maintenant que nous mergeons de cette phase matrialistede la connaissance humaine, nous devons donc prendre soin dene pas condamner imprudemment les choses que nous quit-tons, ou de ne point rejeter la part la plus infime de ses gains,avant de pouvoir inviter, pour occuper leur place, des percep-tions et des pouvoirs bien matriss et srs. Nous observeronsplutt, avec respect, avec merveillement, le travail quel'athisme a accompli pour le Divin, et nous admirerons les ser-vices que l'agnosticisme a rendus en prparant la croissanceillimitable de la connaissance. Dans notre monde, l'erreur atoujours t la servante et le prcurseur de la Vrit; car elleest rellement une demi-vrit qui trbuche cause de ses li-mitations ; souvent c'est la Vrit qui se dguise pours'approcher inaperue de son but. A condition, bien sr, qu'ellesoit toujours, comme elle le fut au cours de la grande poqueque nous quittons, une servante fidle, svre, consciencieuse,impeccable, lumineuse au sein de ses limites, une demi-vrit,et non pas une aberration impulsive et prsomptueuse.

Une certaine forme d'agnosticisme est la vrit finale detoute connaissance. En effet, quel que soit le chemin, quandnous arrivons son terme, l'univers ne nous apparat plus quecomme le symbole ou l'apparence d'une Ralit inconnaissablequi se traduit ici en diffrents systmes de valeurs, valeursphysiques, vitales et sensorielles, valeurs intellectuelles,idales, spirituelles. Et plus Cela devient rel pour nous, plusCela nous parat transcender toute pense et ses dfinitions,toute expression et ses formules. " Le Mental n'y atteint point,non plus que la parole." Cependant, de mme qu'il est possibled'exagrer, avec les illusionnistes, l'irralit de l'apparence, demme il est possible d'exagrer l'inconnaissabilit del'Inconnaissable. Quand nous disons qu'il est inconnaissable,nous voulons dire en ralit qu'il ne peut tre apprhend parla pense et le langage, instruments qui s'appuient toujourssur le sens de la diffrence et s'expriment au moyen de dfini-tions; mais s'il n'est pas connaissable par la pense. Il peuttre atteint par un suprme effort de la conscience. Il y a

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mme une certaine Connaissance par Identit qui, en un sens,permet de Le connatre. Celte Connaissance ne peut certes pastre traduite avec succs dans les termes de la pense et dulangage, mais quand nous l'avons atteinte, elle entrane une r-valuation de Cela dans les symboles de notre conscience cos-mique, couvrant non point un seul domaine mais toutel'tendue du champ symbolique. Cela produit une rvolution del'tre intrieur qui, son tour, produit une rvolution dansnotre vie extrieure. Il y a encore une autre forme de Connais-sance par laquelle Cela se rvle sous tous les noms et toutesles formes de l'existence phnomnale qui ne font que Le dissi-muler l'intelligence ordinaire. C'est ce processus suprieurde Connaissance, qui n'est pourtant pas. le plus haut, que nouspouvons atteindre en dpassant les limites de la formule mat-rialiste et en explorant la Vie, le Mental et le Supramental,dans leurs phnomnes spcifiques, et pas seulement dans lesmouvements subordonns par lesquels ils se relient laMatire.

L'Inconnu n'est pas l'Inconnaissable; il ne reste pour nousl'inconnu que si nous tenons notre ignorance ou persistonsdans nos premires limitations. Car toutes les choses qui nesont pas inconnaissables, toutes les choses de l'univers, cor-respondent, dans cet univers, des facults capables d'enprendre connaissance; et en l'homme, le microcosme, ces fa-cults existent toujours et, un certain stade, peuvent tre d-veloppes. Certes, nous pouvons choisir de ne pas les cultiver,et, l o elles le sont en partie, de les dcourager et de leur im-poser une sorte d'atrophie. Mais, fondamentalement, touteconnaissance possible est une connaissance accessible l'humanit. Et puisqu'il y a en l'homme l'lan inalinable de lanature vers la ralisation de soi, aucun effort de l'intellect pourlimiter l'action de nos capacits un champ dtermin ne sau-rait prvaloir pour toujours. Quand nous avons prouv la rali-t de la Matire et ralis ses pouvoirs secrets, la connaissancemme qui s'tait confortablement installe dans ce cadre tem-poraire, doit nous crier, comme les Restricteurs vdiques : " Al-lez de l'avant et passez au-del vers d'autres domaines."

Si le matrialisme moderne n'tait qu'un acquiescement inin-telligent la vie matrielle, le progrs pourrait tre indfini-ment retarde Mais puisque la recherche de la Connaissance

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est son me mme, il ne lui sera pas possible de crier halte ;quand il aura atteint les barrires d la connaissance senso-rielle et du raisonnement qui en dcoule, son lan mmel'emportera plus loin, et la rapidit et la certitude avec les-quelles il a embrass l'univers visible, sont le gage de l'nergieet du succs que nous pouvons esprer voir se reproduire dansla conqute de ce qui s'tend au-del, ds que les barrires se-ront enjambes. Nous assistons dj aux obscurs dbuts decette progression.

Quel que soit le chemin suivi, la Connaissance tend versl'unit, non seulement dans son unique et ultime conception,mais aussi dans les grandes lignes de ses rsultats gnraux.Rien n'est plus remarquable et plus suggestif que de constater quel point la science moderne confirme, dans le domaine dela Matire, les conceptions, et mme les formules auxquelles,par une mthode trs diffrente, aboutit le Vdnta le V-dnta originel, qui n'est pas celui des coles de philosophie m-taphysique, mais celui des Upanishad. Conceptions et formulesqui, leur tour, ne rvlent bien souvent leur pleine significa-tion, la richesse de leur contenu que lorsqu'elles sont vues lalumire des dcouvertes de la science moderne. Ainsi en est-ilde l'expression vdnrique qui dcrit les choses du cosmoscomme un germe unique que nergie universelle a ordonn enune multitude de formes. Il est particulirement significatifque la science tende vers un monisme qui n'exclut pas la multi-plicit, vers l'ide vdique d'une essence unique et de ses nom-breux devenirs. Mme l'accent mis sur la dualit apparente dela Matire et de la Force ne contredit pas vraiment ce mo-nisme. Il devient vident, en effet, que la Matire dans son es-sence est non existante pour les sens, et, comme le Pradhnades Snkhya, seulement une forme conceptuelle de la sub-stance. En fait, l'on en arrive au point o seule une distinctionarbitraire de la pense permet encore de sparer la forme dela substance, de la forme de l'nergie.

La Matire s'exprime, en dfinitive, comme une formulationde quelque Force inconnue. La Vie aussi, ce mystre encoreimpntrable, commence se rvler comme une obscurenergie de sensibilit, emprisonne dans sa formule mat-rielle ; et quand est gurie l'ignorance sparatrice qui nousdonne le sentiment d'un abme entre la Vie et la Matire, il est

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difficile de supposer que le Mental, la Vie et la Matire soientautre' chose qu'une nergie unique sous sa triple formulation,le triple monde des voyants vdiques. Alors la conception d'uneForce matrielle brute donnant naissance au Mental ne pourraplus subsister. L'nergie qui cre le monde ne peut rien tred'autre qu'une Volont, et la Volont n'est que la consciences'appliquant une uvre en vue d'un rsultat.

Quelle est cette uvre et quel est ce rsultat, sinon une invo-lution de la Conscience dans la forme, et son volution partirde la forme, afin d'actualiser une sublime possibilit dansl'univers qu'elle a cr ? Et quelle est sa volont en l'Homme,si ce n'est la volont d'une Vie sans fin, d'une Connaissancesans bornes, d'un Pouvoir sans entraves ?

La science elle-mme commence rver d'une victoire phy-sique sur la mort, exprimer une soif insatiable de connais-sance et raliser pour l'humanit quelque chose qui res-semble une omnipotence terrestre. En ses travaux, l'Espaceet le Temps se contractent au point de presque disparatre; demille faons, elle s'efforce de rendre l'homme matre des cir-constances et d'allger ainsi les chanes de la causalit. La no-tion de limite, d'impossibilit commence s'estomper, et il ap-parat au contraire que tout ce que l'homme veut avecconstance, il doit tre finalement capable de l'accomplir, car laconscience de l'espce finit toujours par en dcouvrir lemoyen. Ce n'est pas dans l'individu que cette omnipotences'exprime ; c'est la Volont collective de l'humanit qui la ra-lise au moyen des individus. Et un regard plus profond nous r-vle que ce n'est mme pas la Volont consciente de la collecti-vit, mais une Puissance supraconsciente qui utilise l'individucomme centre et comme moyen, et la collectivit comme condi-tion et champ d'action. Or, qu'est cette puissance sinon le Dieuen l'homme, l'Identit infinie, l'Unit multiforme, l'Omniscient,l'Omnipotent, qui, ayant fait l'homme Son image, avec l'egopour centre d'action, et la race, le Nryana collectif, le vish-vamnava1', pour forme et dlimitation, cherche exprimeren eux quelque image de l'unit, de l'omniscience, del'omnipotence qui sont la propre conception du Divin ? " Ce quiest immortel dans les mortels est un Dieu tabli au-dedans,comme une nergie que nos pouvoirs divins manifestent."C'est ce vaste lan cosmique que le monde moderne, sans

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vraiment connatre son propre but, sert pourtant dans toutesses activits et s'efforce subconsciemment de raliser.

Cependant il y a toujours une limite et un obstacle pour laconnaissance, c'est la limite du champ matriel, et pour le Pou-voir, l'obstacle du mcanisme matriel. Mais l aussi, la ten-dance la plus rcente est le signe puissant d'un avenir pluslibre. De mme que nous voyons les avant-postes de la Con-naissance scientifique se fixer de plus en plus sur les frontiressparant la matire de l'immatriel, de mme les plus hautesralisations des sciences appliques sont celles qui tendent simplifier, rduire au minimum les mcanismes produisantses effets les plus puissants. La tlgraphie sans fil est le signeet le prtexte extrieur qu'a trouv la Nature pour prendre unenouvelle orientation. Le moyen physique sensible de transmis-sion intermdiaire de la force physique est supprim; il n'existeplus qu'aux points d'mission et de rception. Eux-mmes fini-ront par disparatre, car lorsqu'on partira d'une base justepour tudier les lois et les forces supraphysiques, on trouverainfailliblement le moyen pour que le Mental se saisisse directe-ment de l'nergie physique et la dirige avec prcision vers sonbut. L sont les portes il nous faudra bien un jour le recon-natre qui s'ouvrent sur les horizons immenses de l'avenir.

Et pourtant, mme si nous avions la connaissance et la ma-trise compltes des mondes situs juste au-dessus de la Ma-tire, il y aurait encore une limitation, et encore un au-del. Ledernier nud de notre servitude se trouve au point ol'extrieur devient un avec l'intrieur, o le mcanisme de l'egolui-mme s'affine jusqu' se dissoudre, et o la loi de notre ac-tion est enfin l'unit embrassant et possdant la multiplicit etnon plus, comme elle l'est prsent, la multiplicit s'efforantde reproduire une image de l'unit. L se dresse le trne cen-tral de la Connaissance cosmique dominant son plus vaste em-pire ; l est le royaume du moi et celui de son monde; l est lavie dans l'tre ternellement accompli2 et la ralisation de Sanature divine dans notre existence humaine.

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3. Les deux ngations : le refus de l'ascte

Tout ceci est le Brahman; ce Moi est le Brahman et le Moi estquadruple.

Par-del toute relation, sans traits, inconcevable, en quoitout est immobile.

Mndkya Upanishad. Versets 2,7.

Et il y a encore quelque chose au-del.Car de l'autre ct de la conscience cosmique, il y a une

conscience plus transcendante encore qui nous est accessible.Elle transcende non seulement l'ego mais le cosmos lui-mme,et l'univers s'y dtache comme une minuscule image sur unfond incommensurable. Elle soutient l'activit universelle oupeut-tre la tolre seulement; Elle embrasse la Vie dans Sonimmensit moins qu'elle ne la rejette de Son infinitude.

Si, de son point de vue, le matrialiste a raison de soutenirque la Matire est la ralit, que le monde relatif est la seulechose dont nous puissions en quelque sorte tre sr, que l'Au-del est totalement Inconnaissable, voire inexistant, un rve dumental, une abstraction de la Pense dissocie de la ralit, demme le sannysi pris de cet Au-del a-t-il raison, de sonpoint de vue, de soutenir que le pur Esprit est la ralit, laseule chose qui ne soit pas soumise au changement, la nais-sance et la mort, et que le monde relatif n'est qu'une crationdu mental et des sens, un rve, une abstraction inverse de laMentalit se retirant de la Connaissance pure et ternelle.

Quelle justification la logique ou l'exprience peuvent-ellesapporter l'appui de l'une de ces conceptions extrmes, qui nepuisse tre contredite, l'autre extrme, par une logique ga-lement puissante et une exprience galement valable ? Laralit du monde de la Matire est affirme par l'expriencedes sens physiques qui, tant eux-mmes incapables de perce-voir ce qui est immatriel ou ce qui, par sa structure, diffre dela Matire brute, voudraient nous convaincre que le suprasen-sible est irrel. Cette erreur grossire ou primaire de nos or-ganes corporels ne voit pas sa valeur rehausse par sa promo-tion dans le domaine du raisonnement philosophique. Leursprtentions sont bien videmment injustifies. Mme dans lemonde de la Matire, il y a des existences dont les sens

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physiques ne peuvent prendre connaissance. Et cependant, langation du suprasensible comme tant ncessairement uneillusion et une hallucination, repose sur le fait que nos sens as-socient le rel ce qui est matriellement perceptible; or celamme est une hallucination. Affirmant d'un bout l'autre cequ'il cherche dmontrer, cet argument tourne dans un cerclevicieux et ne peut avoir aucune valeur dans un raisonnementimpartial.

Non seulement il y a des ralits physiques qui sont supra-sensibles, mais si l'vidence et l'exprience peuvent tre te-nues pour un critre de vrit, il y a aussi des sens supraphy-siques, qui peuvent non seulement prendre connaissance desralits du monde matriel sans l'aide des organes sensorielscorporels, mais nous mettre en contact avec d'autres ralits,supraphysiques et appartenant un autre monde des rali-ts, autrement dit, relevant d'un ordre d'expriencesconscientes qui dpendent d'un autre principe que celui de laMatire grossire dont semblent tre faits nos soleils et nosterres.

Constamment affirme par l'exprience et la croyance hu-maines depuis les origines de la pense, cette vrit commence tre confirme par de toutes nouvelles formes de recherchescientifique, maintenant qu'elle n'est plus oblige de seconcentrer exclusivement sur les secrets du monde matriel.Les preuves se multiplient seules les plus videntes, les plusextrieures sont reconnues sous le nom de tlpathie et autresphnomnes apparents et elles ne pourront tre longtempsrepousses, except par des esprits emprisonns dans labrillante coquille du pass, par des intelligences qui, en dpitde leur acuit, s'enferment dans les limites de leur champd'exprience et de recherche, ou par ceux qui confondent lu-mire et raison avec la rptition fidle des formules hritesd'un sicle rvolu, et avec la prservation jalouse de dogmesintellectuels morts ou agonisants.

Il est vrai que les aperus des ralits supraphysiques obte-nus par des recherches mthodiques taient imparfaits et sontencore mal assurs, car les mthodes employes restent rudi-mentaires et dfectueuses. Mais il s'est avr, en tout cas, queces sens subtils redcouverts sont de vrais tmoins de faitsphysiques qui se trouvent hors du champ des organes

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corporels. Rien ne nous autorise donc les rejeter avec mpriscomme de faux tmoins lorsqu'ils attestent des phnomnessupraphysiques par-del le champ de l'organisation matriellede la conscience. Leurs tmoignages, comme tout tmoignage,comme celui des sens physiques eux-mmes, doivent trecontrls, analyss et classs par la raison, correctement tra-duits et relis les uns aux autres, et leur champ, leurs lois etleurs procds bien dtermins. Mais la vrit de grands do-maines d'exprience dont les objets existent dans une sub-stance plus subtile, et sont perus par des instruments eux aus-si plus subtils que ceux de la matire physique grossire, peutprtendre en fin de compte la mme validit que celle del'univers matriel. Il existe des mondes au-del ; ils ont leurrythme universel, leurs grandes lignes et leurs formations,leurs propres lois, leurs puissantes nergies, leurs moyens deconnaissance justes et lumineux. Ils exercent ici leurs in-fluences sur notre existence et dans notre corps physiques, et,ici galement, ils organisent leurs moyens de manifestation etdlguent leurs messagers et leurs tmoins.

Mais les mondes ne sont que les cadres de notre exprience,et nos sens en sont les outils et les moyens pratiques. Laconscience est le grand fait qui soutient tout, le tmoin univer-sel pour lequel le monde est un champ, et les sens des instru-ments. C'est ce tmoin que les mondes et leurs objets en ap-pellent pour tablir leur ralit ; et, qu'il s'agisse d'un seulmonde ou de multiples mondes, du monde physique ou dumonde supraphysique, nous n'avons pas d'autre preuve de leurexistence. On a soutenu que ce n'est pas l une relation parti-culire la constitution de l'humanit et son point de vue ex-trieur sur un monde objectif, mais que c'est la nature fonda-mentale de l'existence elle-mme ; toute existence phnom-nale consiste en une conscience qui observe, et une objectivitqui agit; or l'Action ne peut se produire sans le Tmoin, carl'univers n'existe que dans la conscience qui observe, ou pourelle, et n'a pas de ralit indpendante. D'autres ont alors sou-tenu que l'univers matriel jouit d'une ternelle existence ensoi; il tait l avant que n'apparaissent la vie et le mental, et ilsurvivra quand ils auront disparu et ne troubleront plus deleurs luttes phmres et de leurs penses limites le rythmeternel et inconscient des soleils. Le diffrend, si mtaphysique

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qu'il soit en apparence, a pourtant la plus grande importancepratique, car il dtermine toute l'attitude de l'homme l'gardde la vie, le but qu'il assignera ses efforts, et le champ danslequel il circonscrira ses nergies. Il soulve en effet la ques-tion de la ralit de l'existence cosmique et celle, plus impor-tante encore, de la valeur de la vie humaine.

Si nous poussons assez loin le raisonnement matrialiste, ilfaut en conclure l'insignifiance, l'irralit de la vie del'individu et de la race qui, logiquement, nous laisse le choixentre l'effort fivreux de l'individu pour arracher ce qu'il peut une existence phmre, pour " vivre sa vie " comme on dit, etle service, dtach et sans objet, de la race et de l'individu,tout en sachant que l'un est une fiction passagre de la menta-lit nerveuse et l'autre une forme collective un peu plus du-rable du mme spasme nerveux et rgulier de la matire. Noustravaillons ou prouvons du plaisir sous l'impulsion d'une ner-gie matrielle qui nous leurre avec la brve illusion de la vie,ou avec l'illusion plus noble d'un but thique et d'un accomplis-sement mental. Le matrialisme, comme le monisme spirituel,aboutit une Maya qui existe et cependant n'existe pas elleexiste, car elle est prsente et s'impose nous, et n'existe pas,car elle est accidentelle et transitoire en ses uvres. l'autreextrme, si nous insistons trop sur l'irralit du monde objectif,nous arrivons par un chemin diffrent des conclusions simi-laires, mais plus catgoriques encore : le caractre fictif del'ego individuel, l'irralit et l'inanit de l'existence humaine, leretour au Non-tre ou un Absolu sans rapport avec rien,comme seul moyen rationnel d'chapper l'absurde confusionde la vie phnomnale.

Et cependant la question ne peut tre rsolue par une argu-mentation logique base sur les donnes de notre existencephysique ordinaire ; car dans ces donnes il y a toujours unmanque d'exprience qui rend tout argument inoprant. Nousn'avons habituellement ni l'exprience dfinitive d'un mentalcosmique ou d'un supramental affranchi de la vie corporelle in-dividuelle, ni une exprience fermement dlimite nous per-mettant de supposer que notre moi subjectif dpend relle-ment de son enveloppe physique et ne peut ni lui survivre nis'largir au-del du corps individuel. Seule une extension duchamp de notre conscience, seul un accroissement inespr de

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nos instruments de connaissance, permettraient de rsoudrel'ancienne dispute.

Pour tre satisfaisante, l'extension de notre conscience doitncessairement impliquer un largissement intrieur del'individu en l'existence cosmique. Car le Tmoin, s'il existe,n'est pas le mental individuel incarn, n dans ce monde, maisla Conscience cosmique embrassant l'univers et apparaissantdans toutes ses uvres comme une Intelligence immanente,pour laquelle le monde subsiste ternellement et rellementcomme Sa propre existence active, ou de laquelle le monde estn et en laquelle il disparatra par un acte de connaissance oude pouvoir conscient. Le Tmoin de l'existence cosmique, sonSeigneur, n'est pas le mental organis, mais cela qui, ternel etcalme, veille galement au sein de la terre vivante et du corpshumain vivant, et pour qui le mental et les sens ne sont pas desinstruments indispensables.

La psychologie moderne commence lentement admettre lapossibilit d'une conscience cosmique, comme elle a admisqu'il puisse exister des instruments de connaissance plus plas-tiques; mais tout en reconnaissant dsormais sa valeur et sonpouvoir, elle la range encore parmi les hallucinations. Dans lapsychologie orientale, par contre, la conscience cosmique atoujours t considre comme une ralit et comme le but denotre progrs subjectif. La condition essentielle pour atteindrece but est le dpassement des limites qui nous sont imposespar le sens de l'ego, et au moins une participation, au mieuxune identification avec la connaissance de soi qui veille secr-tement au cur de toute vie et en tout ce qui nous sembleinanim.

Une fois plongs dans cette Conscience, nous pouvons conti-nuer, comme elle, nous concentrer sur l'existence univer-selle. Tous nos termes de conscience et mme notre exp-rience sensorielle se transforment et nous percevons alors quela Matire est une seule existence et que les corps sont ses for-mations, et en chacun cette existence unique se sparephysiquement d'elle-mme en tous les autres corps, pour ta-blir ensuite par des moyens physiques une communicationentre ces innombrables points de son tre. Notre expriencedu Mental, et de la Vie galement, est similaire ; nous les per-cevons comme une mme existence, unique en sa multiplicit,

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se sparant et se runissant dans chaque domaine par desmoyens appropris ce mouvement. Mais si nous le voulons,nous pouvons aller plus loin et, passant par de nombreux de-grs intermdiaires, prendre conscience d'un supramentaldont les oprations universelles sont la clef de toutes les activi-ts subordonnes. Et nous ne devenons pas seulementconscients de cette existence cosmique, mais conscients en elleet comme elle nos sensations la reoivent et nous pntronsen elle en toute conscience. En elle nous vivons comme nousvivions auparavant dans le sens de l'ego, actifs et de plus enplus en contact et mme de plus en plus unifis avec d'autresmentalits, d'autres vies, d'autres corps que l'organisme quenous appelons nous-mmes, agissant non seulement sur notretre moral et mental et sur l'tre subjectif des autres, maismme sur le monde physique et sur ses vnements, par desmoyens plus divins que ceux dont disposent nos capacitsgostes.

Pour l'homme qui est entr en contact avec elle ou vit enelle, cette conscience cosmique est donc bien relle, et d'uneralit plus grande que la ralit physique ; relle en soi, relleen ses effets et en ses uvres. Et de mme qu'elle est rellepour le monde qui est son expression totale, de mme lemonde est-il rel pour elle, mais non comme une existence in-dpendante. Car dans cette exprience plus haute et moins en-trave, nous percevons que la conscience et l'tre ne diffrentpas l'un de l'autre, que tout tre est une conscience suprme,toute conscience une existence en soi, ternelle en soi, relledans ses uvres et non point un rve ou un produit del'volution. Le monde est rel prcisment parce qu'il existeseulement dans la conscience, tant la cration d'une nergieconsciente qui est une avec l'tre. Ce qui serait contraire lavrit des choses, c'est qu'une forme matrielle puisse existerindpendamment de l'nergie lumineuse en soi qui l'assume ;ce serait une fantasmagorie, un cauchemar, un impossiblemensonge.

Mais cet tre conscient qui est la vrit du supramental infi-ni, est plus que l'univers et vit indpendamment, dans sapropre infinitude inexprimable aussi bien que dans les harmo-nies cosmiques. Le monde vit par Cela, Cela ne vit pas par lemonde. Et comme nous pouvons entrer dans la conscience de

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l'univers et devenir un avec toute l'existence cosmique, demme nous pouvons entrer dans la conscience qui transcendele inonde et nous lever au-dessus de toute l'existence cos-mique. Alors se pose la question qui s'tait prsente dsl'abord: cette transcendance implique-t-elle ncessairement unrejet de la vie cosmique ? Quel rapport cet univers a-t-il avecl'Au-del ?

Car aux portes du Transcendant se tient ce simple et parfaitEsprit dcrit dans les Upanishad : lumineux, pur, soutenant lemonde mais inactif en lui, sans nerfs d'nergie, sans fissure dedualit, sans cicatrice de division, unique, identique, libre detoute apparence de relation et de multiplicit le Moi pur desAdvatins, le Brahman inactif, le Silence transcendant. Etquand il franchit ces portes soudainement et sans transition, lemental est saisi par le sens de l'irralit du monde et de laseule ralit du Silence, et c'est l une des expriences les pluspuissantes et les plus convaincantes accessibles au mental hu-main. C'est l, dans la perception du pur Moi et du Non-trederrire lui, que se trouve la source d'une seconde ngation parallle et diamtralement oppose la ngation matrialiste,mais plus complte, plus irrvocable, plus prilleuse encoredans ses effets sur les individus et les collectivits qui r-pondent son puissant appel vers le dsert : le refus del'ascte.

C'est cette rvolte de l'Esprit contre la Matire qui depuisdeux mille ans, depuis que le bouddhisme a drang l'quilibredu vieux monde aryen, a de plus en plus fortement marqu lamentalit indienne. Non pas que le sens de l'illusion cosmiquersume toute la pense indienne ; il y a en elle d'autres pointsde vue philosophiques, d'autres aspirations religieuses. Et lestentatives d'harmonisation entre ces deux termes n'ont pasmanqu non plus, mme dans les doctrines les plus radicales.Mais toutes ont vcu dans l'ombre du grand Refus, et pourtoutes, la robe de l'ascte est l'aboutissement final de la vie. Laconception gnrale de l'existence fut toute imprgne de lathorie bouddhiste de la chane du karma et de l'antinomie quien drive entre l'esclavage et la libration, l'esclavage par lanaissance, la libration par la cessation de la naissance. Ainsitoutes les voix se sont-elles unies pour dclarer d'un mme ac-cord que le royaume des cieux ne saurait exister en ce monde

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des dualits, mais au-del, dans les joies de l'ternel Vrind-van, ou dans la haute batitude du Brahmaloka, au-del detoute manifestation, en quelque Nirvana ineffable, ou bien lo toute exprience spare se perd dans l'unit sans traits del'indfinissable Existence. Et au long des sicles, une immensecohorte de brillants tmoins, saints et instructeurs, noms sa-crs pour la mmoire de l'Inde et qui ont profondment mar-qu son imagination, ont toujours port le mme tmoignage etfait grandir le mme appel sublime vers le large : le renonce-ment est le seul chemin qui mne la connaissance,l'acceptation de la vie physique est le choix de l'ignorant, et lacessation de la naissance le meilleur profit que l'homme puissetirer de la naissance; l'appel de l'Esprit, le recul devant laMatire.

Pour un ge qui se dtourne de l'esprit asctique et dansle reste du monde il semble que l'heure de l'anachorte soitpasse ou soit en voie de l'tre , il est facile d'attribuer cetteforte tendance quelque dpression de l'nergie vitale chezune race ancienne, puise par un fardeau qui fut jadis son ap-port immense au progrs gnral, extnue par ses diversescontributions la somme de l'effort humain et de la connais-sance humaine. Nous avons vu, cependant, que cette tendancecorrespond une vrit de l'existence, un tat de ralisationconsciente qui se trouve au sommet de nos possibilits. Dans lapratique aussi, l'esprit asctique est un lment indispensablede la perfection humaine ; et mme son affirmation exclusivene peut tre vite tant que la race n'a pas, l'autre extrme,libr son intelligence et ses habitudes vitales de leur asservis-sement aux exigences obstines de l'animalit.

En vrit, nous cherchons une affirmation plus large et pluscomplte. Nous constatons que dans l'idal asctique de l'Inde,la grande formule vdntique, " l'Un sans second ", n'a pas tsuffisamment interprte la lumire de cette autre formulegalement imprative : " Tout ceci est le Brahman ".L'aspiration fervente de l'homme dans son ascension vers le Di-vin n'a pas t suffisamment relie au mouvement descendantdu Divin qui se penche vers sa manifestation pour l'embrasserternellement. La signification du Divin dans la Matire n'a past aussi bien comprise que Sa vrit dans l'Esprit. La Ralitque cherche le sannysin a t saisie dans toute sa hauteur,

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mais non pas, comme surent le faire les anciens vdntins,dans toute son tendue et toute son intgralit. Dans notre af-firmation plus complte, nous veillerons cependant ne pasminimiser la part du pur lan spirituel. De mme que nousavons reconnu l'immense service que le matrialisme a renduau Divin pour l'accomplissement de Ses desseins, de mmedevons-nous reconnatre le service plus considrable encoreque l'asctisme a rendu la Vie. Nous prserverons, dansl'harmonie finale, les vrits de la science matrielle et sesrels apports, mme si nombre de ses formes prsentes, oupeut-tre mme toutes, doivent tre brises ou dlaisses. Etnous devons tre guids par un scrupule plus grand encorequand il s'agit de la juste prservation de notre hritage aryen,quelle que soit la diminution ou la dprciation qu'il ait pusubir.

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4. La Ralit Omniprsente

Pour qui connat le Brahman comme le Non-tre, il devientsimplement le non-existant. Pour qui sait que le Brahman Est,il est connu comme le rel dans l'existence.

Taittirya Upanishad. Il. 6.

Puisque nous avons admis la fois les revendications du purEsprit et celle de la Matire universelle, le droit de l'un mani-fester en nous sa libert absolue, et le droit de l'autre tre lemoule et la condition de notre manifestation, nous devons d-couvrir une vrit qui puisse rconcilier compltement cestermes antagonistes et donner chacun la part qui lui est duedans la Vie et sa justification lgitime dans la Pense, ne pri-vant aucun d'eux de ses droits, ne refusant ni l'un ni l'autrela vrit souveraine o mme leurs erreurs, mme leurs exag-rations et leur exclusivisme, puisent une force M constante.Car chaque fois qu'une profession de foi radicale exerce sur lemental humain un attrait aussi puissant, nous pouvons tresrs que nous nous trouvons en prsence, non d'une simple er-reur, d'une superstition ou d'une hallucination, mais d'un faitsouverain travesti qui revendique notre allgeance et se venges'il est reni ou exclu. C'est pourquoi il est si difficile de trou-ver une solution satisfaisante et c'est aussi pourquoi lessimples compromis entre l'Esprit et la Matire n'ont jamais uncaractre dfinitif. Un compromis n'est qu'un march, un pacteentre deux puissances en conflit ; ce n'est pas une vraie rcon-ciliation. Toute vraie rconciliation implique une comprhen-sion mutuelle conduisant une union plus ou moins troite.L'unification la plus complte possible entre l'Esprit et la Ma-tire est donc le meilleur moyen d'atteindre la vrit qui lesrconcilie et d'tablir ainsi des bases suffisamment solidespour les rconcilier pratiquement dans la vie intrieure del'individu et dans son existence extrieure.

Nous avons dj trouv dans la conscience cosmique unpoint de rencontre o la Matire devient relle pour l'Esprit,l'Esprit rel pour la Matire. Car dans la conscience cosmique,le Mental et la Vie sont des intermdiaires et non plus, commeils semblent l'tre dans la mentalit goste ordinaire, des

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facteurs de sparation, des fauteurs de trouble opposant artifi-ciellement les principes positif et ngatif d'une mme Ralitinconnaissable. En atteignant la conscience cosmique, leMental, illumin par une connaissance qui peroit la fois lavrit de l'Unit et la vrit de la Multiplicit et s'empare desformules de leur interaction, trouve ses propres dsaccords ex-pliqus et rconcilis par la divine Harmonie; satisfait, ilconsent devenir l'agent de cette suprme union entre Dieu etla Vie laquelle nous aspirons. A la pense qui comprend etaux sens rendus plus subtils, la Matire se rvle commel'image et le corps de l'Esprit, l'Esprit dans son extension for-matrice. L'Esprit se rvle, travers les mmes agents consen-tants, comme l'me, la vrit, l'essence de la Matire. Tousdeux se reconnaissent et s'affirment divins, rels et essentielle-ment un. Dans cette illumination, le Mental et la Vie se d-couvrent la fois comme les reprsentations et les instrumentsdu suprme tre conscient qui, par eux, s'tend et se loge dansla forme matrielle et qui, en elle, se dvoile Lui-mme Sesmultiples centres de conscience. Le Mental atteint sa plnitudequand il devient un pur miroir de la Vrit de l'tres'exprimant dans les symboles de l'univers, et la Vie, quandelle prte consciemment ses nergies la parfaite reprsenta-tion de soi du Divin dans les formes et les activits toujours re-nouveles de l'existence universelle.

A la lumire de cette conception, nous pouvons percevoir lapossibilit, pour l'homme dans le monde, d'une vie divine quijustifiera la science en dvoilant et donnant un sens vivant etun but intelligible l'volution cosmique et terrestre, et, enmme temps, ralisera, par la transfiguration d~ l'me hu-maine en l'me divine, le rve idal et sublime de toutes lesgrandes religions.

Mais qu'advient-il alors du Moi silencieux, inactif, pur, exis-tant en soi, trouvant sa joie en lui-mme, qui s'est prsent nous comme la justification permanente de l'ascte? Ici aussic'est l'harmonie, et non une opposition irrductible, qui doittre la vrit illuminatrice. Le Brahman silencieux et le Brah-man actif ne sont pas des entits diffrentes, opposes et irr-conciliables, l'un niant, l'autre affirmant l'illusion cosmique; ilssont le Brahman unique sous deux aspects, l'un positif, l'autrengatif, et chacun est ncessaire l'autre. C'est de ce Silence

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que jaillit ternellement le Verbe qui cre les mondes; car leVerbe exprime ce qui se cache soi-mme dans le Silence.C'est une ternelle passivit qui rend possible la libert etl'omnipotence parfaites d'une ternelle activit divine dansd'innombrables systmes cosmiques. Car les devenirs de cetteactivit tirent leurs nergies et leur pouvoir illimit de varia-tion et d'harmonie du support impartial de l'tre immuable etde son consentement cette fcondit infinie de sa propre Na-ture dynamique.

L'homme, lui aussi, ne devient parfait que lorsqu'il a trouven lui-mme ce calme absolu, cette passivit du Brahman, etqu'il soutient en elle, avec la mme tolrance divine et la mmedivine flicit, une activit libre et inpuisable. Ceux qui ontainsi conquis le Calme intrieur peuvent percevoir toujours,jaillissant de son silence, le flux perptuel des nergies quisont l'uvre dans l'univers. Aussi n'est-il pas juste de direque le Silence exclut par nature l'activit cosmique.L'incompatibilit apparente des deux tats est une erreur duMental limit qui, habitu opposer radicalement affirmationet ngation, et passant subitement d'un extrme l'autre, estincapable de concevoir une conscience globale assez vaste etpuissante pour embrasser les deux simultanment. Le silencene rejette pas le monde; il le soutient. Ou plutt il supporteavec une gale impartialit l'activit et le retrait de l'activit,et il approuve aussi la rconciliation par laquelle l'me de-meure libre et tranquille mme lorsqu'elle se livre touteactivit.

Il y a nanmoins le retrait absolu, il ya le Non-tre. " Hors duNon-tre, l'tre est apparu ", dit l'ancienne criture. L'tredoit donc srement se replonger dans le Non-tre. Sil'Existence infinie et sans discriminations permet toutes lespossibilits de discriminations et de ralisations multiples, leNon-tre, en tant qu'tat primordial et unique ralit, ne d-ment~il et ne rejette-t-il pas au moins toute possibilit d'ununivers rel? Le Nant de certaines coles bouddhistes seraitdonc la vraie solution asctique; le Moi, comme l'ego, ne seraitque la formation idative d'une conscience phnomnaleillusoire.

Mais nous constatons une fois de plus que nous sommes abu-ss par les mots, tromps par les oppositions tranchantes de

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notre mentalit limite, si attache ses distinctions verbales,comme si elles reprsentaient parfaitement les vrits ultimes,et qui traduit nos expriences supramentales en fonction deces distinctions intolrantes. Le Non-tre n'est qu'un mot.Quand nous examinons le fait qu'il reprsente, nous ne pou-vons plus tre certains que l'absolue non-existence ait unemeilleure chance que le Moi infini d'tre plus qu'une formationidative du mental. Par ce Rien nous voulons rellement direquelque chose au-del du dernier terme auquel nous puissionsrduire notre conception la plus pure et notre exprience laplus abstraite, la plus subtile de l'tre rel, tel que nous leconnaissons ou le concevons dans cet univers. Ce Rien estdonc simplement un quelque chose au-del de notre concep-tion positive. Nous rigeons une fiction de nant afin de dpas-ser, par la mthode de l'exclusion totale, tout ce que nous pou-vons connatre et tout ce que nous sommes consciemment. Enfait, quand nous examinons attentivement le Nant de cer-taines philosophies, nous commenons percevoir que c'est unzro qui est Tout, ou un Infini indfinissable qui apparat aumental comme un vide, parce que le mental ne saisit que desconstructions finies, mais qui est en ralit la seule Existencevraie.

Et quand nous disons que du Non-tre est apparu l'tre,nous sentons bien que nous parlons en termes de Temps de cequi est au-del du Temps. Quelle fut en effet cette date prodi-gieuse dans l'histoire du Rien ternel, o l'tre naquit de ceRien ? Ou quand viendra cette autre date, galement stup-fiante, o un tout irrel retombera dans le vide perptuel ?Dans notre conception, Sat et Asat, s'il faut les affirmer tousdeux, doivent prvaloir simultanment. Ils s'acceptent mais re-fusent de s'unir. Dans notre langage forcment temporel, nousdisons que tous deux sont ternels. Et qui persuadera l'treternel qu'il n'existe pas rellement et que seul existe l'ternelNon-tre ? Dans cette ngation de toute exprience, commenttrouverons-nous la solution qui explique toute exprience ?

L'tre pur est l'Inconnaissable s'affirmant Lui-mme commele libre fondement de toute l'existence cosmique. Non-tre estle nom que nous donnons l'affirmation contraire de Sa libertvis--vis de toute existence cosmique, et par libert nous

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voulons dire qu'il n'est pas li par les termes positifs del'existence concrte que la conscience dans l'univers peut seformuler elle-mme, mme les plus abstraits, mme les plustranscendants. Il ne les nie pas en tant qu'expression relle deLui-mme, mais Il se refuse tre limit par l'expression to-tale, ou quelque expression que ce soit. Le Non-tre permetl'tre, de mme que le Silence permet l'Activit. Par cette n-gation et cette affirmation simultanes, qui ne se dtruisentpas mutuellement, mais sont complmentaires comme tous lescontraires, l'me humaine veille devient capable de perce-voir simultanment la ralit de l'tre-en-soi conscient et laRalit identique de l'Inconnaissable au-del. C'est ainsi qu'ilfut possible au Bouddha d'atteindre l'tat de Nirvana et cepen-dant d'agir puissamment dans le monde, impersonnel dans saconscience intrieure et, dans son action, la plus puissante per-sonnalit dont la vie et l'uvre sur tarie nous soient connues.

Quand nous rflchissons ces choses, nous commenons percevoir combien les mots que nous employons sont faiblesmalgr la violence de leurs affirmations, et combien dconcer-tants malgr leur prcision trompeuse. Nous commenons aus-si sentir que les limitations que nous imposons au Brahmanproviennent de l'troitesse de l'exprience dans le mental indi-viduel qui se concentre sur un des aspects de l'Inconnaissableet se hte de nier ou de dnigrer tout le reste. Nous avons tou-jours tendance traduire de faon trop rigide ce que nous pou-vons concevoir ou connatre de l'Absolu dans les termes denotre propre relativit. Nous affirmons l'Unique et l'Identiqueen affirmant passionnment l'gosme de notre propre opinionet de nos expriences partielles et en les opposant aux opi-nions et aux expriences partielles d'autrui. Il est plus saged'attendre, d'apprendre, de crotre, et puisque la ncessit denotre propre perfection nous oblige parler de chosesqu'aucun langage humain ne peut exprimer, plus sage aussi derechercher l'affirmation la plus vaste, la plus souple, la plusuniverselle, et de fonder sur elle l'harmonie la plus large et laplus intgrale.

Nous reconnaissons alors qu'il est possible la consciencedans l'individu d'entrer dans un tat o l'existence relativesemble se dissoudre et o le Moi lui-mme parat tre une

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conception inadquate. Il est possible de pntrer dans un Si-lence au-del du Silence. Mais ce n'est pas la totalit de notreexprience ultime, ni la vrit unique excluant tout le reste.Car nous trouvons que ce Nirvana, cette abolition du moi, sielle donne intrieurement l'me une paix et une libert abso-lues, est pourtant compatible en pratique avec une action ext-rieure sans dsir, mais efficace. Cette possibilit d'une imper-sonnalit totale et immobile et d'un calme vide au-dedans, ac-complissant extrieurement les uvres des vrits ternelles,de l'Amour, de la Vrit, de la Droiture, tait peut-tre la vri-table essence de l'enseignement du Bouddha transcenderl'ego et la chane des uvres personnelles et l'identificationavec les formes et les ides impermanentes, et non pas l'idalmesquin d'une fuite hors de la souffrance et du tourment de lanaissance physique. En tout cas, de mme que l'homme parfaitcombinerait en lui-mme le silence et l'activit, de mme l'mepleinement consciente recouvrerait la libert absolue du Non-tre, sans pour autant perdre contact avec l'Existence etl'univers. Elle reproduirait ainsi perptuellement en elle-mmele miracle ternel de l'Existence divine, dans l'univers et ce-pendant toujours au-del de l'univers et mme, pour ainsi dire,au-del d'elle-mme. L'exprience oppose ne pourrait trequ'une concentration de la mentalit individuelle sur la Non-existence, ayant pour rsultat un oubli, un retrait personnelhors d'une activit cosmique se poursuivant encore et jamaisdans la conscience de l'tre ternel.

Ainsi, aprs avoir rconcili l'Esprit et la Matire dans laconscience cosmique, nous percevons la rconciliation, dans laconscience transcendante, entre l'affirmation finale de tout etsa ngation. Nous dcouvrons que toutes les affirmations t-moignent d'un tat statique ou d'une activit dynamique dansl'Inconnaissable; et que toutes les ngations correspondantesattestent sa libert, la fois en dehors et au-dedans de cet tatou de cette activit. L'Inconnaissable est pour nous Quelquechose de suprme, de merveilleux et d'ineffable qui se formulesans cesse notre conscience et sans cesse chappe cetteformulation qu'il a tablie. Mais il ne le fait pas commequelque esprit malin ou quelque magicien lunatique nousconduisant d'un mensonge un plus grand mensonge et ainsi la ngation finale de toute chose, mais ici mme comme le

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Sage dpassant notre sagesse, nous guidant d'une ralit uneautre ralit toujours plus profonde et plus vaste, jusqu' ceque nous dcouvrions la plus profonde et la plus vaste dontnous soyons capables. Le Brahman est une ralit omnipr-sente et non pas une cause omniprsente d'illusionspersistantes.

Si nous acceptons ainsi une base positive notre harmonie et sur quelle autre base l'harmonie pourrait-elle s'tablir ?, les diverses formulations conceptuelles de l'Inconnaissable,chacune reprsentant une vrit inconcevable, doivent tre,autant que possible, comprises dans leurs relations mutuelleset dans leur effet sur la vie, et non sparment ou exclusive-ment, ni affirmes de faon dtruire ou rabaisser indmenttoutes les autres affirmations. Le vrai monisme, le rel Advata,est celui qui reconnat toute chose comme l'unique Brahman etne cherche point dissquer Son existence en deux entits in-compatibles : une Vrit ternelle et un ternel Mensonge, leBrahman et le Non-Brahman, le Moi et Non-Moi, un Moi rel etune Maya irrelle et pourtant perptuelle. S'il est vrai que leMoi seul existe, il doit tre vrai aussi que tout est le Moi. Et sice Moi, Dieu ou Brahman n'est pas un tat d'impuissance, unpouvoir enchan, une personnalit limite, mais le Toutconscient de soi, il doit y avoir en Lui, inhrente, quelquebonne raison d'tre la manifestation, et pour la dcouvrirnous devons partir de l'hypothse qu'il existe un pouvoir, unesagesse, une vrit d'tre dans tout ce qui est manifest. Ladiscorde et le mal apparent du monde doivent tre admis dansleur propre sphre, mais nous ne devons pas nous laisservaincre par eux. L'instinct le plus profond de l'humanitcherche toujours, avec raison, le dernier mot de la manifesta-tion dans la sagesse, et non pas dans une parodie et une illu-sion ternelles un bien secret et finalement triomphant, pasun mal invincible qui aurait tout cr , dans une victoire etun accomplissement ultimes et non pas dans le recul de l'mequi, due, renonce sa grande aventure.

Car nous ne pouvons supposer que l'Entit unique subisse lacontrainte de quelque chose d'extrieur Elle ou autre qu'Elle,puisque rien de tel n'existe. Nous ne pouvons pas non plus sup-poser qu'Elle se soumette contre son gr quelque lment

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partial en Elle qui serait hostile son tre total, ni par Elle etpourtant plus fort qu'Elle; car cela reviendrait simplement formuler en d'autres termes la mme contradiction entre unTout et quelque chose d'autre que le Tout. Mme si nous di-sons que l'univers existe seulement parce que le Moi, dans sonimpartialit absolue, tolre toutes choses galement, et re-garde avec indiffrence toutes les activits et toutes les possi-bilits, il y a nanmoins quelque chose qui veut la manifesta-tion et la soutient; et cela ne peut tre autre chose que le Tout.Le Brahman est indivisible en toutes choses et finalement toutce qui est voulu dans le monde, a t voulu par le Brahman.C'est seulement notre conscience relative, alarme ou dcon-certe par les phnomnes du mal, de l'ignorance et de la dou-leur dans le cosmos, qui essaie de librer le Brahman de saresponsabilit vis--vis de Lui-mme et de ses uvres, en ri-geant un principe oppos, Maya ou Mra, Diable conscient ouprincipe du mal existant en soi. Il y a un seul Seigneur, un seulMoi, et le multiple -n'est autre que Ses reprsentations et Sesdevenirs.

Par consquent, si le monde est un rve, une illusion ou uneerreur, c'est un rve cr et voulu par le Moi dans sa totalit,et non seulement cr et voulu, mais soutenu et perptuelle-ment entretenu. De plus, c'est un rve existant dans une Rali-t, et cette Ralit constitue son toffe mme, car le Brahmandoit tre la matire du monde aussi bien que sa base et soncontenant. Si l'or dont le vase est fait est rel, comment suppo-ser que le vase lui-mme soit un mirage ? Nous voyons que cesmots, rve, illusion, sont des artifices du langage, des habi-tudes de notre conscience relative; ils reprsentent une cer-taine vrit, et mme une grande vrit, mais ils la dfigurentaussi. Tout comme le Non-tre se rvle autre qu'une simplenullit, ainsi le rve cosmique ne nous apparat plus commeune pure fantasmagorie, une hallucination mentale. Le phno-mne n'est pas une chimre ; il est la forme substantielle d'uneVrit.

Nous partons donc de la conception d'une Ralit omnipr-sente, dont ni le Non-tre une extrmit, ni l'univers l'autreextrmit, ne sont des ngations annihilatrices ; ils sont pluttdes tats diffrents de la Ralit, l'avers et l'envers d'une

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mme affirmation. La plus haute exprience de cette Ralitdans l'univers nous montre qu'elle est non seulement une Exis-tence consciente, mais une Intelligence et une Force suprmes,et une Batitude existant en soi. Et au-del de l'univers, elleest encore une autre existence inconnaissable, une Batitudeabsolue et ineffable. Nous avons donc raison de supposer quemme les dualits de l'univers se rsoudront elles aussi en cestermes suprieurs, une fois qu'elles seront interprtes, noncomme elles le sont maintenant par des conceptions partiellesfondes sur nos sensations, mais par notre intelligence et notreexprience libres. Tant que nous continuons peiner sous lefardeau des dualits, cette perception doit constamment, sansdoute, s'appuyer sur un acte de foi, mais une foi que la Raisonsuprieure, la rflexion la plus vaste et la plus patiente ne d-mentent pas, mais confirment au contraire. En vrit, cettecroyance est donne l'humanit pour la soutenir dans sonvoyage, jusqu' ce qu'elle atteigne une tape de son dveloppe-ment o la foi sera change en connaissance et en exprienceparfaite, et o les uvres de la Sagesse se trouverontjustifies.

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5. La Destine de l'Individu

Par l'Ignorance ils passent au-del de la Mort, et par la Con-naissance ils fouissent de l'Immortalit . Par la Non-Nais-sance ils passent au-del de la Mort, et par la Naissance ilsjouissent de l'Immortalit.

sh Upanishad. Versets 11,14.

Une Ralit omniprsente est la vrit de toute vie et detoute existence, qu'elle soit absolue ou relative, corporelle ouincorporelle, anime ou inanime, intelligente ou inintelligente.Et dans toutes ses expressions infiniment varies et mmeconstamment opposes, depuis les contradictions les plusproches de notre exprience ordinaire jusqu'aux plus lointainesantinomies qui se perdent aux confins de l'Ineffable, la Ralitest une, non une somme et un assemblage. De cette Ralitpartent toutes les variations, en elle toutes les variations sontcontenues, elle toutes les variations retournent. Toutes les af-firmations sont nies seulement pour nous conduire une plusvaste affirmation de la mme Ralit. Toutes les antinomiess'affrontent afin de reconnatre une Vrit unique dans leursaspects opposs et d'embrasser, travers le conflit, leur Unitmutuelle. Brahman est l'alpha et l'omga. Brahman est l'Un endehors de qui rien d'autre n'existe.

Mais cette unit est par nature indfinissable. Quand nousessayons de l'envisager mentalement, nous sommes contraintsde passer par une srie infinie de conceptions et d'expriences.Et pourtant nous sommes finalement obligs de nier nosconceptions les plus larges, nos expriences les plus com-pltes, afin d'affirmer que la Ralit dpasse toute dfinition.Nous arrivons la formule des sages de l'Inde, neti neti, Cen'est pas ceci. Ce n'est pas cela , il n'y a pas d'exprience quipuisse Le limiter, pas de conception qui puisse Le dfinir.

Un Inconnaissable qui nous apparat en de nombreux tats etattributs de l'tre, de nombreuses formes de conscience, denombreuses activits de l'nergie voil tout ce que le Men-tal, en dfinitive, peut dire de l'existence qui est la ntre, etque nous voyons dans tout ce qui s'offre notre pense et nos sens. C'est dans et travers ces tats, ces formes, ces acti-vits qu'il nous faut approcher et connatre l'Inconnaissable.

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Mais si, dans notre hte d'atteindre une Unit que notre men-tal puisse saisir et prserver, si dans notre insistance confi-ner l'Infini dans notre treinte, nous identifions la Ralit quelque tat dfinissable de l'tre, si pur et ternel soit-il, quelque attribut particulier, si gnral et global soit-il, uneformulation de conscience dtermine, si vaste soit son champ, une nergie, une activit quelconques, si illimite soit sonapplication, tt que nous excluons tout le reste, alors nos pen-ses pchent contre Son inconnaissabilit et n'arrivent pas une vraie unit, mais une division de l'Indivisible.

Les anciens avaient si puissamment conscience de cette vri-t que les Voyants vdntiques, mme aprs avoir atteint laconception .suprme, l'exprience imprieuse de Satchid-nanda comme la plus haute expression positive de la Ralitpour notre conscience, poussrent leurs spculations ou leursperceptions jusqu' riger un Asat, un Non-tre au-del, quin'est pas l'existence ultime, la conscience pure, la batitude in-finie dont toutes nos expriences sont l'expression ou la dfor-mation. Mme si ce Non-tre est existence, conscience et ba-titude, il demeure au-del de la forme positive la plus haute etla plus pure de ces choses, telles que nous pouvons lesconnatre sur terre, et, par suite, diffrent de ce que nous en-tendons par ces termes. Le bouddhisme, dont la doctrine a tjuge, plutt arbitrairement, comme non vdique par les tho-logiens, sous prtexte qu'elle rejette .l'autorit des critures,retourne pourtant cette conception essentiellement vdn-tique. Seulement, l'enseignement positif et synthtique desUpanishad tenait Sat et Asat non pour des opposs mutuelle-ment destructeurs, mais pour la dernire antinomie traverslaquelle nous .levons nos regards vers l'Inconnaissable. Etdans les transactions de notre conscience positive, l'Unit elle-mme doit tenir compte de la Multiplicit ; car les Multiplesaussi sont le Brahman. C'est par Vidy, la Connaissance del'Unit, que nous connaissons Dieu; sans elle, Avidy, laconscience relative et multiple, est une nuit de tnbres et undsordre d'Ignorance. Pourtant, si nous excluons le champ decette Ignorance, si nous nous dbarrassons d'Avidy commed'une chose inexistante et irrelle, alors la Connaissance elle-mme devient une sorte d'obscurit et une sourced'imperfection. Nous devenons pareils des hommes aveugls

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par une lumire, qui ne peuvent plus voir le champ que cettelumire illumine.

Tel est l'enseignement, calme; "sage et limpide de nos plusanciens sages. Ils avaient la patience et la force de chercher etde connatre; ils avaient aussi la lucidit et l'humilitd'admettre les limitations de notre connaissance. Ils perce-vaient les frontires qu'elle doit franchir pour entrer dansquelque chose qui la dpasse. Ce fut, plus tard, une impatiencedu cur et du mental, une violente attirance pour l'ultime ba-titude ou la suprme matrise d'une exprience pure, et un in-tellect intransigeant, qui les poussrent rechercher l'Un pournier le Multiple, et parce qu'ils avaient respir l'air des cimes, mpriser ou fuir le secret des profondeurs. Mais le regardimperturbable de l'ancienne sagesse savait que pour connatreDieu vraiment, il faut Le connatre partout galement et sansdistinctions, considrant et apprciant mais sans se laisserd'outiller par eux les opposs travers lesquels Il rpand salumire.

Nous carterons donc les distinctions tranchantes d'une lo-gique partiale qui dclare que, puisque l'Un est la ralit, leMultiple est une illusion, et puisque l'Absolu est Sat,l'existence unique, le relatif est Asat et non-existant. Si dans leMultiple nous recherchons l'Un avec persistance, c'est pour re-venir avec la bndiction et la rvlation de l'Un confirm dansle Multiple.

Nous nous garderons aussi de l'importance excessive que le"mental attache des points de vue particuliers auxquels ilparvient dans ses expansions et ses transitions les plus puis-santes. La perception du mental spiritualis regardant l'universcomme un rve irrel ne saurait avoir pour nous une valeurplus absolue que la perception du mental matrialis regardantDieu et l'Au-del comme des concepts illusoires. Dans un cas lemental qui, par habitude, se fie exclusivement au tmoignagedes sens et associe la ralit au fait corporel, n'est pas accou-tum se servir d'autres moyens de connaissance, ou bien estincapable d'tendre la notion de ralit une exprience su-praphysique. Dans l'autre cas, le mme mental, s'levant au-del de l'exprience physique jusqu' l'exprience toute-puis-sante d'une ralit incorporelle, attribue simplement l'exprience sensorielle la mme incapacit et, par consquent,

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le mme sentiment de rve ou d'hallucination qui en rsulte.Mais nous percevons aussi la vrit que ces deux conceptionsdfigurent. Il est vrai que dans ce monde de la forme o noussommes tablis pour nous y raliser nous-mmes, rien n'est en-tirement valable, moins d'avoir pris possession de notreconscience physique et moins que sa manifestation sur les ni-veaux infrieurs soit en harmonie avec sa manifestation sur lesplus hauts sommets. Il est vrai, galement, que la forme et lamatire, lorsqu'elles s'affirment comme une ralit existant ensoi, sont une illusion de l'Ignorance. La forme et la matiren'ont de valeur qu'en tant qu'aspect et substance de manifesta-tion pour l'incorporel et l'immatriel. Elles sont dans leur na-ture un acte de conscience divine, dans leur. but la .reprsen-tation d'un tat de l'Esprit.

Autrement dit, si le Brahman est entr dans la forme et a re-prsent Son tre dans la substance matrielle, ce ne peut treque pour jouir de cette manifestation de Lui-mme dans lestermes de la conscience relative et phnomnale. Le Brahmanest dans ce monde pour Se reprsenter dans les valeurs de laVie. La Vie existe dans le Brahman afin de dcouvrir le Brah-man en elle-mme. Par consquent, l'importance de l'hommedans le monde, est qu'il lui apporte ce dveloppement de laconscience qui rend possible sa transfiguration par une par-faite dcouverte de soi. L'accomplissement du Divin dans la vieest la vraie humanit de l'homme. Son point de dpart est la vi-talit animale et ses activits,, mais son objectif est une exis-tence divine.

Mais dans la Vie, comme dans la Pense, la vraie loi de laralisation de soi est une intgration progressive. Le Brahmans'exprime en maintes formes de conscience successives, suc-cessives dans leur relation, mme si elles coexistent dans l'treou dans le Temps, et la Vie en son dploiement doit aussis'lever vers des rgions toujours nouvelles de son tre. Maissi, en passant d'un domaine un autre, exalt par notre nouvelaccomplissement, nous renonons ce qui nous a dj t don-n, si, en parvenant la vie mentale, nous rejetons ou mpri-sons la vie physique qui est notre base, ou si, attirs par le spi-rituel, nous rejetons le mental et le physique, nous ne ralisonspas intgralement le Divin, ni ne remplissons les conditions deSa manifestation de Luimme. Nous ne devenons pas parfaits,

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mais dplaons seulement le champ de notre imperfection ouatteignons tout au plus une altitude limite. quelque hauteurque nous nous levions, ft-ce au Non-tre lui-mme, impar-faite est l'ascension si nous oublions notre base. La vraie divi-nit de la nature n'est pas d'abandonner le plus bas lui-mme, mais de le transfigurer en la lumire du plan le plushaut que nous avons, atteint. Le Brahman est intgral et unifiede nombreux tats de conscience la fois; -nous aussi, en ma-nifestant: la nature du Brahman, devons raliser cette intgra-lit et' tout embrasser.

Outre le recul devant la vie physique, il y a dans l'impulsionasctique une autre exagration que corrige cet idal d'unemanifestation intgrale. Le nud de la Vie est form par la re-lation entre trois formes gnrales de conscience ;l'individuelle, l'universelle et la transcendante ou supracos-mique. Dans l'agencement ordinaire des activits de la vie,l'individu se considre comme un tre spar, inclus dansl'univers, cet univers et lui-mme dpendant de ce qui lestranscende tous deux. C'est cette Transcendance, qued'ordinaire nous nommons Dieu, qui devient ainsi dans notreconception, non point tant supracosmique qu'extra-cosmique.La consquence naturelle de cette division est un amoindrisse-ment et une dvalorisation de l'univers comme de l'individu ; etla conclusion ultime serait, logiquement, que le cosmos etl'individu s'teignent tous deux une fois qu'ils ont atteint laTranscendance.

La vision intgrale de l'unit du Brahman chappe de tellesconsquences. De mme qu'il n'est pas indispensable de renon-cer la vie corporelle pour atteindre la vie mentale et spiri-tuelle, de mme pouvons-nous percevoir qu'il n'y a pasd'incompatibilit entre la poursuite des activits individuelleset notre conception de la conscience cosmique ou notre rali-sation du transcendant et supracosmique. Car le Transcendantpar-del le monde embrasse l'univers, est un avec lui et nel'exclut pas, de mme que l'univers embrasse l'individu, est unavec lui et ne l'exclut pas. L'Individu est un centre de laconscience universelle tout entire ; l'univers est une forme,une dfinition, occupe par l'immanence totale du Sans-forme,de l'Indfinissable.

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Telle est toujours la vraie relation, qui nous est voile parnotre ignorance ou notre fausse conscience des choses. Quandnous atteignons la connaissance ou conscience juste, riend'essentiel n'est chang dans la relation ternelle; seule la vi-sion intrieure et extrieure du centre individuel est profond-ment modifie, et par consquent aussi l'esprit et les effets deson activit. L'individu est encore ncessaire pour l'action duTranscendant dans l'univers, et cette action en lui ne cesse pasd'tre possible aprs son illumination. Au contraire, puisque lamanifestation consciente du Transcendant dans l'individu est lemoyen par lequel le collectif, l'universel, doit aussi devenirconscient de lui-mme, il est absolument indispensable pour lejeu cosmique que l'individu illumin continue d'agir dans lemonde. Si cette illumination mme doit provoquer inexorable-ment son retrait, si telle est la loi, alors le monde est condamn demeurer ternellement une scne de tnbres, de souf-france et de mort irrmdiables. Et un tel monde ne peut trequ'une preuve impitoyable ou une illusion mcanique.

La philosophie asctique a tendance le concevoir ainsi.Mais le salut individuel ne peut avoir rellement un sens sil'existence dans le cosmos est elle-mme une illusion. Du pointde vue moniste, l'me individuelle est une avec le Suprme,son sens de la sparation est une ignorance; chapper au sensde la sparation et s'identifier au Suprme est son salut. Maisqui profite alors de cette vasion ? Ce ne peut tre le Moi su-prme, car par dfinition, il est toujours et inalinablementlibre, immobile, silencieux et pur. Ce ne peut tre le monde,car il demeure constamment enchan et ce n'est pas l'vasiond'une me individuelle hors de l'Illusion universelle qui peut ledlivrer. C'est l'me individuelle elle-mme qui ralise son biensuprme en s'vadant de la douleur et de la division pour en-trer dans la paix et la batitude. Il semblerait donc que l'meindividuelle ait une certaine forme de ralit, distincte dumonde et du Suprme, mme au moment de sa libration et deson illumination. Mais pour l'illusionniste, l'me individuelleest une illusion, elle est non existante, except dans le mystreinexplicable de la Maya. L'vasion d'une me illusoire et inexis-tante hors d'un esclavage illusoire et inexistant dans un mondeillusoire et inexistant serait donc en fin de compte le bien su-prme que cette me inexistante doit poursuivre ! Car tel est le

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dernier mot de la Connaissance : Nul n'est enchan, nuln'est libr, nul ne cherche la libration. Il s'avre en dfini-tive que Vidy fait autant qu'Avidy partie du Phnomnal.Maya nous rejoint mme dans notre vasion, et se rit de la lo-gique triomphante qui avait .paru trancher le nud de sonmystre.

Ces choses, dit-on, ne peuvent tre expliques; elles consti-tuent le miracle initial et insoluble. Pour nous, elles sont un faitpratique et doivent tre acceptes. Il nous faut chapper uneconfusion par une autre confusion. L'me individuelle ne peuttrancher le nud de l'ego que par un acte suprme d'gosme,un attachement exclusif son propre salut individuel, ce quiquivaut une affirmation absolue de son existence sparedans la Maya. Nous sommes amens considrer les autresmes comme des fictions de notre mental et leur salut commesans importance, et notre me seule comme entirementrelle, et son salut comme la seule chose qui importe. J'enviens considrer comme relle mon vasion personnelle horsde mes chanes, tandis que les autres mes, qui sont galementmoi-mme, restent en a