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La vie quotidienne en France sous le Directoire · société, la seule dont il valait la peine de parler. Les autres ouvrages français sur le Directoire sont des livres d'his- toire

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LA VIE QUOTIDIENNE EN FRANCE

SOUS LE DIRECTOIRE

DU MÊME AUTEUR

Les commissaires aux Armées sous le Directoire, Paris, P.U.F., 1938, 2 vol. in-8°.

Fragments des « Mémoires » de C.-A. Alexandre sur sa mission aux armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, Paris, P.U.F., 1938, 1 vol. in-8°.

Mémoires inédits de E.-L.-H. Dejoly sur la journée du 10 Août 1792, Paris, P.U.F., 1947, 1 vol. in-8°.

Histoire de l'Atlantique, Paris, Bordas, 1947, 1 vol. in-8°. Les institutions de la France sous la Révolution et l'Empire,

Paris, P.U.F., 1951, 1 vol. in-8°, nlle éd. 1968. Histoire de Malte, Paris, P.U.F. (Collection « Que sais-je ? »),

Paris, 1951, 1 vol. in-16, nlle éd. 1970. La Grande Nation, Paris, Aubier, 1956, 2 vol. in-8°. La Contre-Révolution, doctrine et action (1789-1804), Paris,

P.U.F., 1961, 1 vol. in-8°. La pensée révolutionnaire en France et en Europe (1780-1799),

Paris, A. Colin, 1964, 1 vol. in-8°, nlle éd. 1970. Les Révolutions (1770-1799), Paris, P.U.F. (collection « Nou-

velle Clio »), 1964, 1 vol. in-8°, nlle éd. 1968 et 1971. La prise de la Bastille, Paris, Gallimard, 1965, 1 vol. in-8°, nlle

éd. 1973. L'Europe et l'Amérique à l'époque napoléonienne (1800-1815),

Paris, P.U.F. (collection « Nouvelle Clio »), 1967, 1 vol. in-8°. Napoléon, Paris, Albin Michel, 1969, 1 vol. in-8°. Les constitutions de la France depuis 1789, Paris, Garnier-Flam-

marion, 1970, 1 vol. in-16, nlle éd. 1975. Les révolutions de 1848, Paris, Albin Michel, 1971, 1 vol. in-8°. Histoire générale de la presse française (en collaboration avec

C. Bellanger, P. Guiral, F. Terrou), Paris, P.U.F., 1969-1976, 5 vol. in-8°.

Histoire de Toulouse (en collaboration avec Ph. Wolff, M. Lo- brousse, B. Bennassar), Toulouse, Privat, 1974, 1 vol. gr. in-8°.

Un jury pour la Révolution, Paris, Robert Laffont, 1974, 1 vol. in-8°.

Jacques GODECHOT

LA VIE QUOTIDIENNE EN FRANCE

SOUS LE DIRECTOIRE

Couverture : Les jardins et le Palais du Luxembourg, résidence des Directeurs. Estampe coloriée de Mongin

(A.-P.) gravée par Chapuy, musée Carnavalet, cliché Hachette.

Librairie Hachette, 1977.

PRÉFACE

« Qu 'écrivez-vous actuellement, cher Monsieur ? — Une « Vie quotidienne » en France sous le Directoire. — Que ce doit être intéressant! Ces « incroyables », ces « merveilleuses », Mme Angot ! »

En effet, pour la plupart des Français d'aujourd'hui, le Directoire, c'est essentiellement l'époque des incroya- bles, des merveilleuses et de Mme Angot. Parfois, ils y ajoutent Bonaparte et ses extraordinaires victoires à la tête de l'armée d'Italie. Il ne faut pas trop leur en vouloir, car d'où leur vient leur savoir ou, plus exac- tement, leur manque de connaissances ? De la radio, de la télévision qui ne montrent du Directoire que quelques aspects stéréotypés, qui font voir Barras et sa « cour » de jolies femmes, à moitié nues sous des robes de mousse- line, soi-disant « à l'antique » et très fendues sur le côté. Du théâtre où l'on représente encore quelquefois La Fille de Mme Angot, l'opérette de Clairville, Siraudin et Victore Koning, avec musique de Charles Lecocq, qui remporta un vif succès il y a un peu plus de cent ans. Des livres, dont le plus célèbre est encore l'ouvrage des Goncourt : La Société française sous le Directoire, publié en 1864 et réédité pour la dernière fois en 1929. Or les Goncourt, s'ils écrivaient en un style qui, à l'époque, éblouissait leurs contemporains, limitaient la France à la ville de Paris, et la société à la « Société » entre guille- mets, et avec un S majuscule, c'est-à-dire la « bonne »

société, la seule dont il valait la peine de parler. Les autres ouvrages français sur le Directoire sont des livres d'his- toire politique. Le plus important a été écrit par Ludovic Sciout et publié, en quatre volumes, entre 1895 et 1897. Bien documenté, il insiste surtout sur les aspects négatifs de la politique directoriale. Sciout, en fait, était un histo- rien royaliste. Il a été imité par Albert Vandal (L'Avè- nement de Bonaparte, Paris 1902), résumé par Louis Madelin (La France sous le Directoire, Paris, 1922) et Pierre Bessand-Massenet (La France après la Terreur, 1795-1799, Paris, 1946). Ces deux auteurs brossent un tableau très sombre de la France (en fait, de Paris) sous le Directoire. Pour eux, le seul mérite de ce régime est d'avoir engendré Bonaparte. Paradoxalement, Sciout a même servi de guide aux historiens républicains, tels que Mathiez (Le Directoire, 1934), ou Georges Lefebvre (Le Directoire, 1943, nlle éd. 1971). Ceux-ci le suivent dans l'exposé de la trame des événements, seules leurs conclu- sions diffèrent. Les plus récents historiens du Directoire se sont efforcés de se libérer de la domination de Sciout. Les petits livres d'Albert Soboul (Le Directoire et le Consulat, Paris, 1967) et de D. Woronoff (La République bourgeoise, Paris, 1972) sont des ouvrages à bien des égards originaux, mais ils décrivent l'évolution politique plus que la société. En dernier lieu, un historien anglais, Martin Lyons, a tenté de brosser un tableau de la société française sous le Directoire (France under the Directory, Londres, 1975). Il a bien compris que Paris n'était pas la France et s'est efforcé de donner à la province la place qui lui revient, mais il n'échappe pas au pessimisme général qui a pour origine les rapports des premiers préfets nommés par Bonaparte! Ceux-ci, pour mieux faire ressortir les mérites du nouveau régime, ont peint sous des couleurs très noires celui auquel il succédait, et leurs rapports, déjà utilisés par Thiers, publiés par Rocquain en 1874 (L'État de la France au 18-Brumaire) ont dominé et dominent encore l'historiographie contemporaine du Directoire.

En fait, la France, sous le Directoire, est un pays

rural, dont la population est composée, pour 85 pour 100, au moins, de paysans. La vie en France, sous le Direc- toire, c'est donc avant tout la vie des paysans. C'est elle qu'il faut tenter de décrire d'abord. Les ouvriers de la « grande » industrie, encore balbutiante, sont très peu nombreux, quelques milliers ; la masse des ouvriers est composée d'artisans des villes. Bien que les corporations aient été abolies en 1791, on distingue encore les maîtres- artisans propriétaires de leur atelier, et souvent de la boutique dans laquelle ils vendent leurs productions, et les compagnons et apprentis qui vivent avec eux et qui les aident.

Les villes sont peu nombreuses. Trois seulement ont plus de 100 000 habitants. Paris, 500 000 à 600 000 habi- tants, écrase les autres par sa population. Il ne faut donc pas, comme le voulaient les Girondins, la réduire à un 83 d'influence, mais il est tout aussi excessif de consi- dérer la vie parisienne comme représentative de toute la vie française. Ensuite viennent Lyon et Marseille, qui dépassent chacune de peu les 100 000 habitants. Puis sept ou huit villes qui ont plus de 40 000 âmes, enfin soixante- dix agglomérations dont la population est comprise entre 10 000 et 40 000. On le voit, la France est surtout un pays de paysans. Dans ce livre, sans laisser de côté les « incroyables » et les « merveilleuses », sans oublier Mme Angot et sa famille, nous allons essayer de res- tituer, à la France rurale, la priorité qui lui est due. France rurale, qui est aussi une France militaire, car l'armée française, qui joue un si grand rôle sous le Directoire, est une armée de paysans. Nous ne voulons donner à notre tableau, ni des teintes trop roses, ni des couleurs trop sombres. Nous espérons réussir à peindre la France sous le Directoire, telle qu'elle a vraiment vécu, après les grands bouleversements des premières années de la Révo- tion, après les traumatismes de l'invasion et de la Ter-

reur de l'an II. Une France en pleine mutation. Une France dont les structures politiques sont complètement renouvelées, dont les structures sociales refondues sont en cours de stabilisation. Mais une France dont les structures mentales n'évoluent que très lentement. La France d'une époque de transition, celle du Directoire.

CHAPITRE PREMIER

LA VIE... ET LA MORT, EN FRANCE, SOUS LE DIRECTOIRE

Si le Directoire avait été une époque aussi sombre que l'ont peinte la plupart des auteurs qui l'ont décrite, la population de la France aurait dû diminuer, pour le moins stagner. En effet, dans un pays qui commençait à pratiquer la restriction volontaire des naissances, l'aug- mentation de celles-ci peut être interprétée comme un signe de satisfaction, d'optimisme, de confiance en l'avenir. Par ailleurs, la diminution de la mortalité correspond à une baisse de la morbidité, à la diminution ou à la dispa- rition des épidémies, à un niveau de vie meilleur. D'ail- leurs, en France, au XVIII siècle, les crises — crises de subsistances, c'est-à-dire mauvaises récoltes — ont tou- jours été accompagnées par une diminution du nombre des naissances, une augmentation des décès. Qu'en est-il en France sous le Directoire ?

La population totale

Avant 1789, on n'avait procédé à aucun recensement de la population française. Les démographes — nom- breux à partir de 1770 — s'étaient contenté d'évaluations fort approximatives. Depuis le début de la Révolution,

l'obligation d'établir des listes d'électeurs et d'éligibles, la confection des rôles des « contributions » nouvelles, les enrôlements militaires, la levée en masse puis la conscrip- tion, la lutte contre la mendicité et le chômage firent sentir la nécessité de recensements. Des lois, des décrets, des instructions firent obligation aux municipalités de dénom- brer les habitants de leur commune, mais aucun texte n'établit un recensement général des Français. En l'an VI (1798-1799), le ministre de l'Intérieur, François de Neuf- château, créa un Bureau de statistique. Celui-ci, muni des renseignements envoyés par les administrations départe- mentales, évalua la population de la France à 26 millions d'habitants. Mais l'année suivante, il modifiait son résultat et portait son évaluation à 28 800 000. Par ailleurs, le journal parisien Le Publiciste annonçait dans son numéro du 14 vendémiaire an VII (5 octobre 1798) : « Le citoyen Camus, archiviste du Corps législatif, vient de dresser un état de la population actuelle de la République française. Il l'a portée, d'après les conquêtes et les réunions effec- tuées jusqu'à ce jour, à 33 millions. Dans ce calcul sont comprises nos nouvelles possessions de la Méditerranée » (c'est-à-dire les nouveaux départements de Corcyre, Itha- que et Mer Egée, ainsi que l'île de Malte). Il est évident que le chiffre de 26 millions correspond à la population de la France dans ses limites de 1789, les deux autres tiennent compte des accroissements. En effet, les évalua- tions effectuées entre 1780 et 1789 attribuaient à la France une population comprise entre 23 millions (Calonne, Dupont de Nemours) et 26 millions (Arthur Young). L'As- semblée constituante, en 1790, pour établir l'assiette des nouvelles contributions, avait retenu le chiffre de 26 mil- lions. Lavoisier, Condorcet, Montesquiou citaient des chiffres analogues. Par ailleurs, le premier dénombrement général, effectué en 1801, donna pour la France une popu- lation totale de 27 445 297 habitants dans l es frontières de 1792, de 33 111 000 dans celles de 1801, c'est-à-dire avec la Belgique et la rive gauche du Rhin.

La répartition de la population

Cette population était, comme aujourd'hui, fort iné- galement répartie. La population était très dense, c'est-à- dire supérieure à 100 par kilomètre carré, dans les dépar- tements du Nord, de la Seine-Inférieure et du Rhône. Elle était assez dense (entre 70 et 100 au kilomètre carré) dans la région du Nord (Pas-de-Calais et Somme), en Normandie, en Bretagne et en Alsace. Par contre, elle était très clairsemée (moins de 30 au kilomètre carré) dans les régions de montagne (Alpes, Massif central, Pyrénées, Corse). Les départements accusant la plus faible densité étaient la Lozère et les Landes (24), les Hautes- Alpes (20), les Basses-Alpes (19) et la Corse (17). Si on abandonne le point de vue statique pour examiner la dynamique, c'est-à-dire la croissance ou la stagnation, on constate que les régions de forte croissance sont le Nord- Est (Moselle, Bas-Rhin) et le Midi méditerranéen (Bou- ches-du-Rhône, Hérault). Sont en croissance modérée certains départements du Bassin parisien (Seine-et-Oise, Loiret, Aube), les vallées de la Saône et du Rhône. En revanche, les départements du Nord, qui se signalent par leur forte densité, n'augmentent guère, et il en est de même de certains départements du Massif central (Aveyron) et du Sud-Ouest (Gers). Accusent une forte diminution : l'Ille-et-Vilaine, la Loire-Inférieure, le Maine-et-Loire et surtout la Vendée. C'est la conséquence de la guerre civile qui a ravagé ces régions de 1793 à 1795. La Vendée notamment aurait perdu le sixième de sa population, soit 140 000 habitants. En 1801, elle ne comptait que 706 000 habitants, soit 36 au kilomètre carré.

Inégalité de répartition donc, entre les régions, mais, aussi inégalité extrême de répartition entre villes et cam- pagnes. La population de la France, nous l'avons dit, et on ne saurait trop le répéter, est une population essentiel- lement rurale. Selon les évaluations de François de Neuf-

château, 5 800 000 Français seulement, soit moins du cin- quième de la population, habitent dans des villes ou des bourgs, en 1799. Mais beaucoup de ces soi-disant citadins sont des ruraux. Par exemple, sur le territoire ou « gar- diage » de la ville de Toulouse, on compte, à l'époque de la Révolution, au moins 15 000 cultivateurs, jardiniers et salariés agricoles, sur une population totale de 60 000 habi- tants. Il en va ainsi dans bien des « villes », notamment à Nancy où l'on dénombre, en 1796, 5,5 pour 100 de « culti- vateurs ». Plus encore, certainement, dans les bourgs. Aussi, il n'est pas excessif d'estimer que, sous le Direc- toire, 85 pour 100 de la population française, au moins, était une population occupée d'agriculture, et que les véri- tables citadins (rentiers, bourgeois, industriels, artisans, ouvriers, commerçants, membres des professions libérales) ne dépassaient pas 15 pour 100 de la population totale.

La France ne comptait, sous le Directoire, que trois grandes villes. Paris, qui éclipsait toutes les autres, et n'était dépassée en Europe que par Londres. On lui attri- buait, en 1789, 650 000 habitants, mais, avec l'émigration et les difficultés du ravitaillement, sa population aurait diminué et en 1795, elle n'en aurait plus compté que 550 000. Cependant, elle paraît immense à ceux qui y arrivent pour la première fois. L'Allemand Heinzmann, qui y débarque le 21 juin 1798, estime qu'il se trouve dans un « grand tourbillon du monde ». Il croit la ville peuplée de « 900 000 âmes », parmi lesquelles « une grande quantité d'étrangers de toutes les nations ». Il est émerveillé par « les rues longues de demi-lieue », bordées de « palais ou d'édifices magnifiques, de magasins remplis de toutes les frivolités imaginables ». Il était, assurément, très excessif et injuste de vouloir, comme les Girondins, réduire Paris à son « quatre-vingt-troisième d'influence ». Paris avait joué un rôle capital dans la Révolution, avec les « journées » du 14 juillet 1789, du 10 août 1792, du 2 juin 1793. Mais il ne faut pas, par un excès contraire, minimiser le rôle de la province. Sans les fédérations de 1789-1790, sans les insurrections paysannes de 1789

à 1793, sans les révoltes de la Vendée, de Lyon, de Marseille, de Toulon, de Bordeaux, la Révolution eût, certes, suivi un autre cours. Mais il n'existait pas, en pro- vince, de villes susceptibles d'équilibrer la puissance de Paris. Lyon et Marseille dépassaient chacune, mais de peu, les 100 000 habitants, Bordeaux ne les atteignait pas. Venaient ensuite Rouen, Nantes, Lille et Toulouse avec plus de 50 000, Strasbourg, Amiens, Nîmes, Orléans, Montpellier, Angers, Brest, Metz, Caen, Besançon avec une population comprise entre 30 000 et 50 000 habitants. Ensuite une douzaine de villes dénombraient entre 20 000 et 30 000 âmes.

L'évolution de la population

Ce qui nous importe au premier chef, c'est l'évolution de la population. C'est elle qui nous permettra d'atteindre, dans ses profondeurs les plus secrètes, la mentalité des Français à l'époque du Directoire. Malheureusement, il n'existe pas de statistiques pour l'ensemble de la France. Mais, depuis une vingtaine d'années, les monographies locales se sont multipliées et permettent de se faire, sinon une idée précise de la situation, du moins de la tendance générale de la nuptialité, de la natalité, de la mortalité.

A la veille de la Révolution, on comptait en moyenne, dans toute la France, 7 ou 8 mariages pour 1 000 habitants. Un fait est hors de doute : la nuptialité a augmenté sous le Directoire. C'est la conséquence des levées militaires, surtout de la conscription, organisée en 1798, et dont les hommes mariés étaient dispensés. A Paris, on constate, pendant la Révolution, une augmentation considérable du nombre des mariages. En l'an II, on en compte 9 300, c'est le record du siècle, mais l'an VI est aussi une année très favorable. Les agences matrimoniales font recette. Un « bureau de mariages D a été ouvert en l'an II par le citoyen Liardot. Il publie un journal, L'Indicateur des mariages, qui paraît le mardi et le vendredi. Mais Liardot

veut faire mieux : « J'épargnerai, écrit-il, aux jeunes demoiselles, l'ennui d'aller chercher mariage dans un bazar d'hymen et l'embarras de se faire inscrire dans un jour- nal. » Aussi loue-t-il un hôtel trois jours par semaine et y donne-t-il, sous le Directoire, des bals, des concerts, des réunions de jeu. La citoyenne Liardot fait les hon- neurs du salon. Mais elle précise que ne seront reçus que « des cavaliers convenables, éduqués, agréables ».

La plupart des villes où des études démographiques ont été entreprises se comportent comme Paris. A Stras- bourg, la nuptialité qui était de 8 pour 1 000 habitants en 1791 passe à 13,1 pour 1 000 en l'an VI (1796-1797). A Chartres, le nombre des mariages annuels qui se tenait autour de 125 dans les premières années de la Révolution monte à 173 en l'an IV, 169 en l'an V, 165 en l'an VI pour revenir ensuite à son chiffre antérieur. A Nancy, le taux de nuptialité atteint 18 pour 1 000 en l'an IV, il est encore de 10 pour 1 000 l'année suivante.

Dans les campagnes, on constate le même phénomène. Dans six villages du Languedoc et de Gascogne qui ont été étudiés, les taux de nuptialité, s'ils sont seulement de 6,5 pour 1 000 à Rabat-les-Trois-Seigneurs (Ariège), atteignent 7,8 pour 1 000 à Lussan (Gers), 8 pour 1 000 à Saint-Ybars (Ariège), 8,5 pour 1 000 à Montaut (Ariège) et Villemoustaussou (Aude), 10 pour 1 000 à Pépieux (Aude). Dans le Calvados, on constate un recul du taux de nuptialité, puisqu'il passe de 15 à 13 pour 1000, mais il reste très élevé. Pourtant l'âge moyen du mariage ne s'abaisse guère. A Nancy, il est de 26 ans et 6 mois pour les femmes, 29 ans et 3 mois pour les hommes. En Langue- doc, à Montaut (Ariège), de 29 ans aussi pour les hommes, mais de 25 ans et 2 mois pour les femmes. L'augmen- tation des taux de nuptialité est donc dû au fait qu'on se marie plus, il y a moins de célibataires jeunes. Peut- être la fermeture des couvents y est-elle pour quelque chose, tout autant que l'exemption du service militaire.

Si le nombre des mariages a augmenté, preuve de confiance en l'avenir, il faut un peu corriger ce facteur

en tenant compte des divorces, autorisés depuis la loi du 20 septembre 1792. Certes, au début, les divorces furent peu nombreux, certains eurent des motifs purement économiques, comme les divorces entre un émigré et sa femme demeurée en France, avec le but de sauvegarder le patrimoine, d'empêcher sa vente comme bien national. Mais, sous le Directoire, le divorce commence à entrer dans les mœurs. En l'an IV, à Paris, 5 994 divorces furent prononcés, soit 24 pour 1 000 mariages. 3 870 avaient été demandés par la femme, et parmi ceux-ci 1 145 pour incompatibilité d'humeur, dont 887 à la charge de la femme. La même année à Strasbourg, le nombre des divorces est de 6,3 pour 1 000 mariages, et, en l'an VII, il atteint 10 pour 1 000. A Nancy, en 1796, la proportion des divorces par rapport aux mariages est de 11,2 pour 1 000, mais l'année suivante, seulement de 4,8 pour 1 000. A Rouen, en 1797, cette proportion atteint 13,5 pour 1 000, à Marseille 10 pour 1 000, à Nantes 3,8 pour 1 000. Les deux principales causes invoquées sont « l'incompa- tibilité d'humeur » et le « consentement mutuel ». Si, dans les campagnes, le divorce est très rare et vraiment excep- tionnel, dans les villes, personne ne s'en étonne plus, et comme, en France, tout finit par des chansons, on chan- sonne le divorce. Ainsi fait le Rabachage du père Luron publié à Paris en décembre 1796 :

Je n'avions qu 'un'femme et queuqu'fois C'était trop dans le ménage

J'en aurons deux, j'en aurons trois Queu délic' ! Queu ramage !

Maintenant qu'on peut divorcer Queu plaisir tous les ans de se remarier !

Comme les enfants vont se réjouir, biribi, A la façon de Barbarie, mon ami

Il est vrai qu'i n'sauront pas trop Où r' trouver père et mère

Ça s'ra du gibier pour Charlot Ou la rue Beaurepaire

Car pauv's enfants abandonnés Il faudra bien qu'ils soient gueux ou guillotinés

La nature a tout ça sourit A la façon de Barbarie, mon ami !

Malgré les divorces, l'augmentation de la nuptialité entraîne le maintien d'une forte natalité. Certes, la contra- ception est de plus en plus pratiquée en France, sous une forme primitive, non seulement dans les villes, mais aussi dans les campagnes. Dès avant 1789, les curés se plai- gnaient que de « funestes secrets » fussent de plus en plus répandus. Aussi le maintien d'une forte natalité peut-il être la conséquence, non seulement de l'augmentation du nombre des mariages, mais aussi d'une réduction provi- soire de la contraception, indice d'une confiance accrue dans l'avenir.

Pour l'ensemble de la France, dans la décennie pré- cédant la Révolution, le taux moyen de natalité était compris entre 37 et 38 pour 1 000.

C'était un taux très élevé, voisin de celui qu'on relève aujourd'hui chez les peuples les plus prolifiques, l'Egypte, l'Inde, certains pays de l'Amérique du Sud. Ce taux s'abaisse à 35,9 pour 1 000 entre 1791 et 1795, il diminue encore un peu sous le Directoire pour s'établir à 34,8 pour 1 000. C'est sous le Consulat qu'il manifestera un véritable « décrochement » pour tomber à 32 pour 1 000. Mais ces taux varient beaucoup d'une localité à l'autre. Dans les villages languedociens que nous avons étudiés, le taux est plus élevé que la moyenne nationale : 41 pour 1 000 à Villemoustaussou ; 37 pour 1 000 à Rabat- les-Trois-Seigneurs ; 35,7 pour 1 000 à Montaut. Dans le Limousin, il est de 40,3 pour 1 000 à Pompadour, mais seulement de 24,2 pour 1 000 à Collonges-la-Rouge, qui semble connaître depuis longtemps la contraception. Il en va de même dans les villages du Calvados, où le taux de natalité moyen n'est que de 26 pour 1 000. Dans le Loir- et-Cher, Dufort de Chevemy a eu l'impression — sans doute fausse — d'un doublement du nombre des nais-

sances. « La conscription, écrit-il, ayant épargné les gens mariés, tous les jeunes gens se sont mariés dès l'âge de vingt-six ans, et la quantité d'enfants de toutes les com- munes est double, ou même triple de ce qu'elle était autrefois. »

Dans les villes, l'évolution est analogue. A Paris, on a relevé 24 312 naissances pour l'an II et 21881 pour l'an IV, ce qui donne un taux de natalité de 34 pour 1 000. A Nancy, pour cette même année, le taux de natalité est de 35,8 pour 1 000 (38 pour 1 000 pour l'ensemble du département de la Meurthe). A Strasbourg, le taux de natalité atteint, sous le Directoire, 38 pour 1 000, à Bayeux il est de 30,2 pour 1 000, à Toulouse de 34,7 pour 1 000 en l'an III, 31,9 pour 1 000 en l'an IV, 38,7 pour 1 000 — chiffre record — en l'an V, 33 pour 1 000 en l'an VI et en l'an VII. Il tombe à 29,2 pour 1 000 en l'an VIII, début du Consulat.

Ce qui importe davantage ce sont, toutefois, les taux de mortalité, la différence entre les deux taux représentant un accroissement ou une diminution de la population. Les taux de mortalité sont, certes, très élevés, mais moins que les taux de natalité. Pour l'ensemble de la France, à l'époque du Directoire, le taux de mortalité est de 29,8 pour 1 000, donc en forte diminution sur la période pré- cédente, s'étendant de 1791 à 1795, où il s'était élevé à 32,2 pour 1 000. Or, cette baisse du taux de mortalité, nous l'observons partout, aussi bien dans les campagnes que dans les villes. Ainsi dans le Languedoc, sous le Directoire, le taux de mortalité est de 25 pour 1 000 à Pépieux-Minervois, 15 pour 1 000 à Lussan (Gers), 20,5 pour 1 000 à Rabat-les-Trois-Seigneurs, 20 pour 1000 à Saint-Ybars (Ariège) ; dans le Limousin, s'il atteint 37 pour 1 000 à Pompadour, il n'est que de 29 pour 1 000 à Sourdeilles et 22 pour 1 000 à Collonges. Dans le Cal- vados, il varie, selon les communes, de 15,4 à 27 pour 1 000, avec un taux moyen de 21,8 pour 1 000. Dans les villages de la Meurthe il est, en moyenne, de 27 pour 1 000.

La mortalité est, en général, plus élevée dans les

villes où les conditions d'hygiène sont moins bonnes. A Paris, le taux moyen est de 27 pour 1 000 en 1796, mais il varie beaucoup selon les quartiers. A Nancy, le taux de mortalité atteint 55 pour 1 000 en 1793, il redes- cend à 50 pour 1 000 en 1795 ; à Strasbourg, ce taux est de 33,5 pour 1 000 sous le Directoire, à Bayeux, ville beaucoup plus petite, de 27,5 pour 1 000 seulement. A Toulouse, le taux de mortalité, après avoir atteint 49,2 pour 1 000 en l'an III, s'abaisse à 26,9 pour 1 000 en l'an IV, 19,3 pour 1 000 en l'an V ; il remonte légèrement ensuite : 24,8 pour 1 000 en l'an VI, 26,1 pour 1 000 en l'an VII, 31,2 pour 1 000 en l'an VIII.

Les taux élevés de mortalité sont dus, partout, à la mortalité infantile, qui est très forte. Sur 100 enfants qui naissent, 22 meurent dans l'année à Villemoustaussou et 18 à Pépieux (Aude), 15 à Montaut, 12 à Lussan et à Rabat-les-Trois-Seigneurs, 21 dans les campagnes ange- vines. Mais dans les villes, la mortalité infantile est encore plus élevée. Cela tient au grand nombre d'enfants aban- donnés. Ces enfants abandonnés sont, soit des enfants légitimes que leurs parents ne peuvent élever et portent au « tour », placé à la porte de l'hôpital, soit des enfants « naturels » que leur mère, souvent venue de la campagne accoucher à la ville, ne veut garder. A Paris, en l'an IV, 3 122 nouveau-nés furent abandonnés (sur 21 881 nais- sances, soit un septième). A Toulouse, le nombre des enfants a nés de père et de mère inconnus » et aban- donnés, était considérable et atteignait, en moyenne, le cinquième, dans certaines paroisses même plus du tiers, des nouveau-nés. Or ces enfants, recueillis dans des « hospices » mouraient en grand nombre dans les jours suivant immédiatement leur abandon. A Nancy, 17 pour 100 des nouveau-nés sont portés à l'hospice des a enfants de la patrie » et 53,6 pour 100 de ces « enfants trouvés » décédaient avant un an. S'ils survivaient, ils étaient placés en nourrice, mais beaucoup succombaient avant d'avoir accompli leur première année. A Reims, la situation était encore plus tragique. Il n'existait pas, dans cette ville,

d'hospices pour les « enfants trouvés ». On les confiait donc à la voiture publique qui les emmenait aux Enfants trouvés de Paris, et beaucoup mouraient en cours de route. Les registres d'état civil des communes situées sur le grand chemin de Reims à Paris, sont remplis d'actes de décès de ces bébés. La Révolution ne changea rien à ces comportements. Elle aggrava encore le sort des nouveau- nés. En effet, les nourrices étaient en général rétribuées grâce aux revenus des biens possédés par les hospices. Or, avant 1789, la plupart des hospices appartenaient à l'Eglise, et leurs biens furent vendus comme biens natio- naux. Les nourrices cessèrent d'être payées, beaucoup interrompirent leurs fonctions. Les nouveau-nés aban- donnés moururent en plus grand nombre. Les abandons d'enfants, qui ne diminuèrent, et lentement, qu'après 1830, étaient, en somme, une forme hypocrite d'infanticide. Alors que l'avortement paraît rare à cette époque, que l'infanticide est réprimé avec rigueur par la justice, l'abandon d'enfant, qui est un infanticide déguisé, est accepté par l'opinion et par la religion. La mortalité infantile énorme qui en résulte, contrebalance les taux élevés de natalité et limite la rapidité de l'augmentation de la population.

Après avoir franchi le cap d'un an, la mortalité reste encore élevée, et le demeure jusqu'aux environs de l'âge de quinze ans : c'est la mortalité juvénile. Elle est pour- tant moins importante sous le Directoire que pendant les décennies qui ont précédé 1789. On ne signale, en effet, à cette époque, aucune des grandes épidémies qui ont ravagé la France dans la deuxième moitié du XVIII siècle, ni « suette miliaire », ni variole. Par ailleurs, les récoltes sont bonnes, voire excellentes, donc plus de crises de « subsistances ». Dans tous les villages du Languedoc qui ont été étudiés, la mortalité juvénile, pendant le Directoire, tout en restant forte, accuse une baisse marquée par rapport à la période allant de 1789 à 1795. Elle est de 34 pour 100 (du total des décès) à Seysses-Tolosane, 39 pour 100 à Villemoustaussou, 25 pour 100 à Montaut,

23 pour 100 à Lussan, 41 pour 100 à Rabat-les-Trois- Seigneurs, 38 pour 100 à Lévignac-sur-Save. En Bretagne et en Anjou, on estime que, sur 1 000 nouveau-nés, 564 survivent à l'âge de dix ans et 528 à l'âge de vingt ans.

Après ces hécatombes d'enfants et de jeunes gens — en diminution, pourtant, depuis 1789 —, ceux qui sur- vivent résistent bien à la maladie. La mortalité des jeunes adultes, sous le Directoire, accuse une très forte baisse. Revenons aux villages languedociens étudiés plus haut, la mortalité des jeunes adultes (de quinze à trente-neuf ans) n'est plus que de 10 pour 100 du total des décédés à Seysses-Tolosane, de 5,7 pour 100 à Pépieux-Minervois, 8,1 pour 100 à Villemoustaussou, 10,3 pour 100 à Mon- taut. Seul Rabat-les-Trois-Seigneurs fait exception avec 20 pour 100.

Pourtant, c'est dans la catégorie des « jeunes adultes » que se recrutent les militaires, et la guerre a été constante de 1795 à 1799. Mais elle n'a pas été aussi meurtrière qu'on pourrait le croire. On estime — nous n'avons aucun chiffre précis — que 530 000 soldats français ont été tués ou sont morts des suites de la guerre entre 1792 et 1799. Sur ces 530 000. 250 000 disparurent avant la fin de 1795, surtout en l'an II, époque des combats les plus meurtriers. Restent donc 280 000 morts des suites de la guerre sous le Directoire, soldats tombés essentiellement en l'an IV et en l'an VII car, de l'armistice de Leoben (18 avril 1797) à la reprise de la guerre continentale (avril 1799), on ne se battit pratiquement pas. 280 000 morts en quatre ans, cela fait une moyenne de 70 000 par an, chiffre à peine sensible dans l'évolution générale de la démographie française.

Les décès des « vieux adultes » (de quarante à cin- quante-neuf ans) sont également en diminution (13 pour 100 du total des décès à Seysses-Tolosane, 9 pour 100 à Lussan, 8,7 pour 100 à Villemoustaussou). Au total, pour l'ensemble de la France, la balance naissance-décès est très favorable sous le Directoire. Fait caractéristique, dans les villes où, généralement aux XVIII et XIX siècles, la mort l'emporte sur les naissances, le bilan naissances-

décès est exceptionnellement positif. Ainsi à Paris en 1797, 1798 et 1799. A Chartres, Strasbourg, Bayeux, ce bilan est constamment positif. A Toulouse, où les décès l'ont presque toujours emporté sur les naissances de 1715 à 1945, les années du Directoire sont particulièrement fastes. Alors qu'en l'an III, par suite du seul mouvement naturel, Toulouse avait perdu 896 individus, elle en gagne 310 en l'an IV, 1 198 en l'an V, 612 en l'an VI et 437 en l'an VII. Le bilan naissances-décès redevient négatif en l'an VIII avec un déficit de 131 personnes.

Ainsi, sous le Directoire, la mort recule dans toute la France, en dépit de la guerre. Le cérémonial qui l'accompagne n'est plus si rigoureusement observé, depuis qu'en 1795 la séparation de l'Église et de l'État a été établie. Les « pompes funèbres » deviennent plus rares. Les enterrements « civils » se multiplient à tel point que l'administration du département de la Seine doit en régle- menter l'ordonnancement. Elle arrête, en effet, en avril 1796, qu'un « officier de police suivra les enterrements, avec un crêpe à son chapeau ».

Au total, si l'on considère les données de la démo- graphie, le Directoire n'apparaît pas comme une période de crise, de pessimisme, de morosité, de désespoir. Au contraire, c'est une époque d'expansion, de confiance dans la vie. C'est même une parenthèse dans l'évolution démo- graphique générale de la France. En effet, le taux de natalité moyen de la France, qui était voisin de 38 pour 1 000 avant 1789, va tomber aux environs de 30 pour 1 000 à la fin de l'Empire. Décrochement sans précédent qui annonce la baisse rapide de la natalité en France au XIX siècle, baisse qui affectera toutes les nations de l'Europe, mais seulement un siècle plus tard. Cette dimi- nution précoce du taux de natalité en France est la consé- quence, sans doute, de la diffusion de la contraception, des « funestes secrets » qui se propagent plus rapidement qu'ailleurs, par suite des brassages de populations entraî- nées par la Révolution. Elle est la conséquence aussi des bouleversements politiques, de la perte d'influence de

l'Église catholique, due au schisme entre Église consti- tutionnelle et Église romaine, puis à la séparation de l'Église et de l'État. Elle est la conséquence également des lois révolutionnaires qui ont établi le partage égal des successions et dont l'essentiel sera repris par le Code civil de 1804.

Mais, dans cette évolution générale, le Directoire marque un temps d'arrêt. Les naissances, si elles dimi- nuent, restent encore très nombreuses. La mortalité, au contraire, si elle reste élevée, baisse de manière specta- culaire, surtout en ce qui concerne les adultes. L'époque du Directoire est une époque où la vie triomphe, où la jeunesse domine, où la France manifeste, par l'expansion de sa population, son attachement aux conquêtes fonda- mentales de la Révolution et sa foi en l'avenir.

CHAPITRE 11

LA VIE DES PAYSANS

Les paysans : 85 pour 100 de la population française, soit 21 à 22 millions d'individus. Il suffit d'énoncer ces chiffres pour qu'on sente qu'il ne s'agit pas d'un groupe homogène, d'une « classe », mais de nombreuses caté- gories que le citadin, d'ailleurs, discerne mal. Pour l'habi- tant des villes, qu'il soit Français ou étranger, les paysans forment un bloc. Il ne connaît que des « villageois » sur lesquels, en général, il porte un jugement sévère. Écou- tons ce que disent deux voyageurs peu connus, un Français, Garat ; et un Allemand, Heinzmann. Garat, homme poli- tique, « idéologue », ancien ministre de la Justice, fut nommé ambassadeur extraordinaire de la République française près de la Cour de Naples, le 3 février 1793. Pour atteindre son poste, il traversa toute la France, puis l'Italie dans sa longueur, et aussitôt arrivé adressa au ministre des Relations extérieures, Talleyrand, une rela- tion de voyage, conservée dans les archives des Affaires étrangères et restée inédite jusqu'à ce jour.

Nous avons passé, écrit-il, par Nemours, Nevers et Melun. (...) Dans les départements que nous avons traversés, la culture (...) est extrêmement soignée et paraît, en général, dirigée avec intelligence. J'ai tra- versé, en 1788, les mêmes plaines et les mêmes mon-

tagnes, il s'en fallait bien qu'elles fussent aussi cul- tivées, et c'est un fait incontestable que l'agriculture a fait de très grands progrès en France, alors même que la guerre lui enlevait beaucoup d'instruments et de bras.

Par contre, la Maurienne lui fait une mauvaise impres- sion :

J'avais beaucoup entendu parler des horreurs de la Morienne, et ce que j'y ai trouvé de plus horrible, c'est la dégradation phisique de l'espèce humaine. Dans une étendue de plus de vingt lieues, nous n'avons guère rencontré que des hommes très petits, dont les genoux déjetés l'un vers l'autre s'entrechoquent et se croisent en marchant, dont le teint est jaune et livide, et qui portent à leur col une ou deux goëtres énormes : Là, comme dans le pays des crétins, les gouétreux sont souvent imbécilles.

Quant à Heinzmann, il s'agit d'un écrivain wurtem- bergeois fixé en Suisse depuis 1779. Il se rend à Paris en juin 1798 et séjourne en France jusqu'en octobre. En 1800, à son retour, il publie en allemand, à Bâle, le récit de son voyage, la traduction française en paraît à Lausanne quelques mois plus tard. La plus grande partie de cette relation est consacrée à Paris et aux Parisiens, mais Heinzmann a traversé la France pour se rendre à Paris, puis pour revenir à Genève, et il consigne ses impressions :

Les villages de France sont épouvantables. Des habitations délabrées, la plus grande saleté même dans l'habillement des gens, qui vont la plupart à pieds nus, se présentent partout aux regards d'un étranger ; ce qui me fait aussi croire qu'aucune nation n'eût été capable, comme la française, d'endurer d'aussi terribles fatigues dans la guerre car, dès

l'enfance, ils sont élevés de manière à leur faire sup- porter tout ce que la dureté et la privation de toutes les aisances de la vie exigent. Quand on vient de la Hollande et de la Suisse protestante, on trouve tout cela encore plus étrange. Il y a lieu d'espérer que la Nation française, qui par ses guerres actuelles dans d'autres pays apprendra à connaître plusieurs choses utiles relatives à la vie domestique, saura profiter de ces nouvelles connaissances pour introduire chez elle plus d'ordre et plus de propreté.

Les repas et le logement dans les villages ne sont pas de nature à modifier les impressions de Heinzmann :

Le prix du dîner, dans les villages, en route, est ordinairement cinquante sous, et celui du souper trente-cinq sous, y compris la couchée. Quand on rencontre de bonnes auberges, on y est assez bien servi. Mais, en général, on est extrêmement mal dans les cabarets de villages, on n'y fournit même pas un couteau à table, il faut se servir de son couteau de poche. La soupe et les légumes y sont très mauvais. Il est rare d'y trouver du café, l'ordinaire est du rôti froid, un morceau de jambon, de l'eau-de-vie, de la bierre aigre et du pitoyable vin du pays.

Catégories de paysans

Ainsi, les voyageurs ne distinguent-ils pas entre les différentes catégories de paysans français. Pour eux, il s'agit de rustres grossiers, sales, quelquefois dégénérés par la maladie, plus souvent solides, résistants, aptes à faire de bons soldats. En fait, seules les statistiques et, plus encore, les documents fiscaux et notariaux, permettent de distinguer, parmi les paysans, de nombreuses catégories, que ceux-ci connaissaient d'ailleurs parfaitement, mais qui étaient en général ignorées des citadins.

A l'époque du Directoire, la moitié environ du sol français appartenait aux paysans, et un grand nombre de paysans — il est impossible actuellement d'en préciser le chiffre ou la proportion — étaient propriétaires. Mais il y avait parmi les propriétaires de très grandes diffé- rences. Tout en haut de l'échelle, les « gros propriétaires », ceux qui possédaient plus d'une quarantaine d'hectares, superficie pouvant varier selon les régions ; ils employaient des domestiques plus ou moins nombreux, étaient à la tête d'un grand « train de culture ». C'étaient les « coqs de village », ils commercialisaient la majeure partie de leur production. En dessous, les propriétaires moyens qui produisaient de quoi vivre, eux et leur famille, et possé- daient entre dix et quarante hectares, ils ne vendaient sur les marchés que la plus faible partie de leurs récoltes. Dans certaines régions, on les appelait les « ménagers », ou « paysans ménagers de leurs biens ». Puis venaient les très nombreux paysans propriétaires de leur maison, de leur jardin, d'une ou deux pièces de terre, dont la production était insuffisante pour les nourrir. Les plus aisés d'entre eux devaient louer d'autres terres pour arriver à subvenir à leurs besoins. Ils étaient donc aussi fermiers ou métayers. Certains fermiers étaient riches, les égaux des « coqs de village ». Ils louaient même plusieurs fermes, qu'ils groupaient ou sous-louaient ensuite. C'étaient des fermiers « généraux » ou des fermiers de « grandes fermes ». Ils étaient mal vus de la grande masse des paysans qui ont souvent protesté contre les « grandes fermes », dans les cahiers de doléances rédigés pour les États généraux. Mais de nombreux paysans étaient fer- miers d'une seule ferme. La condition des métayers était en général moins bonne que celle des fermiers. Les fermiers, en effet, devaient payer un loyer en argent ou en nature, ou les deux à la fois, fixé pour toute la durée du bail. Le métayer, au contraire, devait partager ses récoltes avec le propriétaire dans une proportion établie par le contrat, mais le partage était généralement source de chicanes et de conflits. Le fermier et le métayer pou-

vaient ne posséder en propre aucune propriété. Mais beau- coup de propriétaires de petites parcelles — les proprié- taires parcellaires — louaient, en plus de leurs jardins ou de leurs pièces de terre, à ferme ou à mi-fruit d'autres parcelles. S'ils n'avaient pas assez d'argent pour louer de la terre, ils louaient leurs bras. Pendant l'hiver, ils s'occupaient à filer, à tisser, à travailler le bois ou le fer. C'étaient les brassiers ou manouvriers, très nombreux. Ici encore, il est impossible de donner des chiffres, qui varieraient d'ailleurs beaucoup selon les régions. Enfin venaient ceux qui ne possédaient rien, les paysans « sans feu ni lieu » qui allaient de ferme en ferme louer leurs bras et s'engageaient pour un temps plus ou moins long comme domestiques agricoles. Mais que survienne une crise, ces manouvriers étaient sans travail, c'étaient des « vagabonds », des « errants », des mendiants qui pou- vaient facilement se transformer en bandits, en brigands.

Le monde paysan, on le voit, était vaste et varié. La Révolution avait-elle transformé sa vie quotidienne ?

La Révolution et les paysans

Sans doute, les occupations du paysan, quelle que fût sa catégorie sociale, n'avaient-elles guère été modifiées depuis 1789. L' « ordre éternel des champs » exigeait les mêmes travaux aux mêmes époques : labourage, semailles, récolte, pacage des animaux, vente des produits au marché.

Mais la condition du paysan avait radicalement changé. Le régime féodal, organisation politique et sociale dans laquelle il vivait avant 1789, et qui pesait sur lui à tous les instants, avait été totalement détruit. C'est sous le Directoire qu'on peut, pour la première fois, depuis le début de la Révolution, prendre la mesure des trans- formations apportées à la vie du paysan par l'abolition du régime féodal.

Par régime féodal, on entendait, en 1789, un système

complexe de taxes, de droits, de redevances, de mono- poles, de privilèges, qui les uns étaient proprement « féodaux » au sens juridique du mot, les autres seigneu- riaux, les autres seulement liés plus ou moins étroitement au régime féodal. C'était ce que le feudiste Dumoulin, ou encore Merlin de Douai, alors député à la Consti- tuante, avaient appelé le complexum feudale. C'est contre ce régime que les paysans de France s'étaient soulevés en masse en juillet 1789, et c'est pour arrêter cette jacquerie que l'Assemblée constituante avait proclamé l'abolition du régime féodal pendant la nuit du 4-Août. Mais une partie des redevances avait été déclarée rachetable. Or, les paysans exigeaient que la féodalité fût abolie gratui- tement. C'est seulement le 17 juillet 1793 que la Conven- tion supprima ceux des rachats qui avaient encore été maintenus. Ainsi, au moment où s'installe le Directoire, il n'y a guère plus de deux ans que la féodalité a entiè- rement disparu. Dans quelle mesure cette disparition a-t-elle transformé la vie des paysans ?

Tout d'abord il n'y a plus de serfs en France. Il en existait encore environ un million et demi en 1789, sur- tout en Franche-Comté, en Bourgogne, en Champagne, dans le Bourbonnais, la Marche, le Nivernais. Sans doute, la condition du serf en France, à la fin du XVIII siècle, n'était-elle plus ce qu'elle était au Moyen Age. Mais le serf restait « attaché à la glèbe », il ne pouvait quitter son village sans l'autorisation du seigneur, et il ne pouvait rien posséder, ce qui se traduisait essentiellement par l'incapacité de tester. On disait que le serf avait la « main- morte » pour tester, aussi l'appelait-on généralement un « mainmortable ». En outre, le serf était soumis, comme les autres paysans français, à toutes les redevances et contraintes du régime féodal. Désormais, il n'y a plus de serfs. Tous les paysans sont libres, ils peuvent aller où bon leur plaît et disposer de leurs biens comme tous les autres Français.

En dehors des serfs, la quasi-totalité des paysans français était soumise au « régime féodal ». Mais celui-ci

variait beaucoup d'une seigneurie à l'autre, et comme un village pouvait dépendre de plusieurs seigneurs, il arrivait qu'à l'intérieur du même village, les charges féodales fussent très différentes d'un individu à l'autre.

Pour le paysan, la féodalité se manifestait, d'une part, par des droits et privilèges qui marquaient la domi- nation du seigneur, d'autre part, par des redevances qui pesaient sur la terre.

La domination seigneuriale se signalait d'abord par le droit de justice, véritable démembrement de la puis- sance publique. Le seigneur rendait la justice dans sa seigneurie. Il avait généralement le droit de « haute, moyenne et basse justice », c'est-à-dire la justice civile et criminelle, et les signes visibles de cette justice étaient les « fourches patibulaires », c'est-à-dire le gibet érigé à proximité du château. Certes, à la fin du XVIII siècle, l'ap- pel au tribunal royal est de droit dans toutes les causes criminelles. On a souvent comparé les justices seigneuriales, à la fin de l'Ancien Régime, aux justices de paix créées en 1790. Effectivement, les justices seigneuriales jugeaient les petites contestations entre paysans et les délits ruraux de médiocre importance. Mais les tribunaux seigneuriaux avaient aussi, dans leurs attributions, toutes les contes- tations relatives aux droits féodaux et, dans ces contes- tations, le seigneur était juge et partie. Il donnait presque toujours tort au paysan, qui devait faire appel devant un tribunal royal, d'où des procès très longs et très coûteux. Tout cela avait disparu. Les juges de paix élus, à raison d'un au moins par canton, s'efforcent de concilier, d'arbitrer les petits différends, et jugent les délits ruraux.

Le seigneur, outre le droit de justice, jouissait de droits dits « honorifiques » très variables, mais tous fort vexatoires pour les paysans, tels la foi et l'hommage, l'aveu et le dénombrement, le droit d'avoir un banc au premier rang à l'église, le droit de faire peindre ou sculpter ses armoiries, le droit d'être enterré dans l'église et le fameux « droit de jambage » ou de « la première nuit », qui n'était pas aussi mythique, à la fin du XVIII siècle, que

certains auteurs l'ont affirmé. Tous ces droits ont été supprimés dans la nuit du 4-Août.

Mais à côté de ces droits « honorifiques » pour les seigneurs, vexatoires pour les paysans, il y en avait de plus matériels. C'étaient des redevances de toutes sortes, en argent ou en nature, annuelles ou casuelles, aux noms divers, cens, champarts, lods et ventes, etc. Certes, les redevances annuelles étaient généralement faibles, et les droits casuels, s'ils étaient plus lourds, étaient la plupart du temps des droits de mutation, payables seulement lors- que la terre changeait de main, c'est-à-dire rarement. On a tenté d'évaluer le poids de ces droits sur le revenu foncier du paysan. Ces évaluations n'ont été établies que pour un petit nombre de régions, certaines parties de l'Auvergne ou du Languedoc, le pays de Bray. Elles aboutissent à des moyennes de 5 à 10 % du revenu foncier. Mais les moyennes ne sont pas significatives car si, dans certaines seigneuries, les redevances féodales et seigneuriales n'absorbent que 1 ou 2 % du revenu paysan, dans d'autres, elles montent jusqu'à 40 %, et celles-là sont intolérables.

Aux redevances féodales, les paysans joignaient les dîmes. La dîme, levée par l'Église, était destinée à faire vivre ses nombreuses institutions et le clergé qui les desservait. Elle n'était pas partie intégrante du régime féodal mais, levée de la même manière que les redevances en nature dues au seigneur, elle paraissait liée à la féoda- lité. La dîme, due sur la plupart des récoltes, était souvent inférieure au dixième de celle-ci, égale en moyenne au douzième, mais quelquefois, ainsi dans l'évêché d'Auch, au huitième ou même au septième. C'était donc une lourde charge.

Le seigneur jouissait aussi de « banalités » et de « monopoles » qui prélevaient sur le revenu foncier du paysan une part difficile à évaluer. Par exemple, le moulin banal : seul le seigneur avait le droit de moudre le grain et il prélevait naturellement une certaine quantité de grains ou une certaine somme pour prix de la mouture.