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MATÉI VISNIEC LA VILLE D’UN SEUL HABITANT (traduit du roumain par Nicolas Cavaillès) DE L’œIL DROIT J’ai appris que tu n’y vois pas trop de l’œil droit dit le lion oui, pas trop, dit le gardien du lion quel malheur, quel malheur, dit le lion, et de l’oreille droite non plus tu n’entends pas trop, n’est-ce pas, pas trop, en effet, pas trop, dit le gardien du lion quel malheur, quel malheur, dit le lion mais toi, dit le gardien du lion tu as les pattes paralysées, n’est-ce pas, c’est bien ça, c’est bien ça, dit le lion c’est moche, très moche, dit le gardien du lion et ton odorat et tes crocs non plus ne sont plus comme avant c’est bien ça, dit le lion, c’est bien ça quel malheur, quel malheur, dit le gardien du lion DU SUICIDE C’est un jour où le papillon vient et se pose sur ma cigarette allumée je le regarde ébloui devenir cendres je me rends compte qu’il s’agit d’un suicide à substrat politique mais je ne comprends pas pourquoi ce choix-là pourquoi ma cigarette

La ViLLe d’un seuL habitant - visniec.com · à sept heures pile nous jouerons du Vivaldi ... le matin non plus je ne sortirai plus me promener vaguement morose et pensif mais la

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Matéi Visniec

La ViLLe d’un seuL habitant(traduit du roumain par Nicolas Cavaillès)

de L’œiL droit

J’ai appris que tu n’y vois pas trop de l’œil droitdit le lionoui, pas trop, dit le gardien du lionquel malheur, quel malheur,dit le lion, et de l’oreille droite non plustu n’entends pas trop, n’est-ce pas,pas trop, en effet, pas trop, dit le gardien du lionquel malheur, quel malheur,dit le lion

mais toi, dit le gardien du liontu as les pattes paralysées, n’est-ce pas,c’est bien ça, c’est bien ça, dit le lionc’est moche, très moche, dit le gardien du lionet ton odorat et tes crocs non plusne sont plus comme avantc’est bien ça, dit le lion, c’est bien çaquel malheur, quel malheur,dit le gardien du lion

du suicide

c’est un jouroù le papillon vientet se pose sur ma cigarette allumée je le regarde éblouidevenir cendresje me rends compte qu’il s’agitd’un suicideà substrat politiquemais je ne comprends pas pourquoi ce choix-làpourquoi ma cigarette

du roman auqueL Je traVaiLLe

aujourd’hui, en passant en villej’ai rencontré partout dans les ruesdes affaires à moi

sous les lourdes bottes des passantss’empêtraient des lambeaux de mon peignoirun reste de chemise émergeait d’une poubelle

mes livres avaient été déchirés le long des trottoirset sombraient maintenant calmement dans la fangeles photographies de famille volaient dans l’airle vent les portait par les balconset sous les fourgonnettes

et du roman auquel je travaille depuis trente anstrois vieillards avaient trouvé une pageet serrés autour d’elleils riaient copieusement

auJourd’hui tu peux rester

aujourd’hui tu peux rester à la maison, me dit papatu peux te reposer toi aussijuste une chose, prends le cheval qui boîteamène-le donc dans la forêt, amène-le donc quelque partet tire-lui donc une balle dans la tête

aujourd’hui tu peux ne pas venir à l’instructionme dit le sergent, tu peux rester icitu peux bidouiller toi aussijuste une chose, prends le cheval qui boîteamène-le donc dans la forêt, amène-le donc quelque partet tire-lui donc une balle dans la tête

dans un instant je serai tienne, me murmura ma bien-aiméetu entends, je serai tiennemais prends donc le cheval qui boîteamène-le donc dans la forêt, amène-le donc quelque partet tire-lui donc une balle dans la tête

nous, Les coLLectionneurs

nous, les collectionneurs de pianonous avons décidé que demain, à cinq heures pilenous nous mettrons à tirer nos énormes mécanismesde-ci de-là dans la piècejusqu’à ce que nos voisins, épouvantéssortent dans la rue les oreilles arrachées

sans sourciller nous continuerons à les pousserd’une pièce à l’autrejusqu’à ce que la ville soit quittée en hâteet que les troupes impériales l’aient cernéeet déclarée ville fermée, ville de réserve

radieux alors nous sortirons nos pianos dans la rueet nous les traînerons sur l’asphalte municipaljusqu’à ce que les soldats, devenus fousfusillent les uns les chiens des autreset que les derniers journalistes aient jeté à terreleurs microphones ensanglantés

et si aucun imprévu ne survientà sept heures pile nous jouerons du Vivaldi

iL ne faut pas non pLus que Vous soyez triste

Je crois que je vais te tuer, c’est ce que je croisme disait-il en cherchant ses cigarettes dans ses pochesaïe disais-je vous n’avez plus de cigarettes maisje cours jusqu’au tabac du coin vous en trouvermerci disait-il en prenant les cigarettesdans ma main tu sais il m’est assez dur de te tuerça ne fait rien disais-je en lui tendantmon briquet allumé ça arrive parfoistu as raison disait-il sauf que mon pistoletest très très sale oh disais-jeje vais le nettoyer vite fait il ne faudra mêmepas que vous attendiez trop longtemps etpuis je fredonnerai une mélodie pendant ce tempspour vous éviter de vous ennuyeroh disait-il je commence à m’attacher à toi bien queje n’aie plus du tout de ballesmais il ne faut pas non plus que vous soyez triste

disais-je en voici autant que vous désirez

scènes à La gare de La ViLLe

rien n’est plus beauque se promener l’automne dans une gareélevéeles voyageurs se tiennent calmement sur leur valisele sage les observe apitoyé avec une longue-vue

les hommes cachés dans les salles d’attentecomptent en douce les cigarettes de leur tabatièretous les trains arrivent et partent à une heuretoutes les montres pèsent ensembletrente kilogrammes

je m’asseois à une table du restaurant de la gareet demande une pomme coupée en tranches finesdans le haut-parleur du quai une voix récitela dernière partie du mahâbhârataun voyageur solitaire me demande la permissionde s’asseoir à ma tableje le regarde un temps et dit avec ennuinon

une matinée au parc

Lors de ces matinées de silence parachevéesje me promène d’habitude la trompette sous le brasdans le parc municipal

je me dresse debout sur l’un des bancs humideset me mets à jouer l’air rêveurun homme et une femme s’arrêtent devant moiils écoutent chamboulés puis s’embrassentet lui ému lui dit à partir de demainoui, à partir de demain, nous allons changer notre mode de vienous essaierons d’être heureux nous ironsau cinéma nous discuterons d’artnous collectionnerons de beaux livres nous penserons aux grandesvérités chaque jour quand tombera le soirnous nous tiendrons la main nous nous regarderons dans les yeuxet toutes les vingt-quatre heuresnous essaierons de faire une bonne actionet puis l’étéoh, l’éténous visiterons la bulgarie en autocar

La machine à LaVer La ViLLe

La machine à laver la villem’a rattrappé s’est arrêtéedans mon dos

apeuré j’ai ôté mon chapeaume suis essuyé mes mains moites lui ai ditnous ne sommes pas une seule et même chosela ville et moije suis tout autre chose

mais elle me lavait de son regard lucideet vibrait depuis ses profondeurs de métal intelligent

et je lui ai dit je ne suis qu’un paisible passantet puis dans cette rue s’il le fautje n’y passerai plus jamaisle matin non plus je ne sortirai plus me promenervaguement morose et pensif

mais la machine semblait s’être étonnée de quelque choseet d’entre ses crocs et à travers ses verreselle semblait m’observer en souriant

Les saisons

Le pianiste jouait encore dans la ville déserteil jouait doux et rêveur bougeant à peine les doigts d’une touche à l’autre

il s’allumait une cigaretteet jouait ainsi en la laissant brûler jusqu’au boutentre ses lèvresparfois il s’arrêtait une minutesortait d’une poche sur son torseun immense mouchoir noir et salese tamponnait le front et la nuque et la gorgeessuyait la sueur de ses mains etjouait ensuite plus triste et plus fatigué

il se mit à faire chaud c’était l’heure du déjeunerle pianiste sortit du pain de sa serviette rougeet le posa sur le couvercle du pianoet de temps à autre à deux doigtsil picorait dans la mie noire

le pianiste a continué de jouermême pendant les pluies torrentielles de quatre heuresmême le soir quand sont venues les rafales de ventle pianiste n’a pas bougé il a joué doux et déconcertant du Vivaldi

la journée s’approchait de sa fin tout s’assombrissaitapprochait une nuit sans étoilesle pianiste s’alluma une longue cigarette fineet à sa lumièreil continua de jouer

Le Voyageur sous La pLuie

nous devons faire une révolution de la tristessenous devons être les voyageurs sous la pluie

nous devons être plus tristes encoreque la vérité et que la solitude du châtaigneret plus tristes encore que le brin d’herbequi est dépourvu de vérité et qui disparaît le premierde l’univers

nous devons être les plus tristes voyageurs sous la pluienous devons poser sur nos épaulesde longs manteaux mouillés de pluieet voyager dans les rues mouillées avec nos souliers mouillésnous devons être plus mouillés encore que le jour pluvieuxet devons dresser des barricades immensesde torrents d’eaux

nous devons mourir comme de véritables voyageurs sous la pluieen criant le cœur mouillédes flèches mouillées plantées dans les doigts

Le temps des marrons

c’était au temps des marrons et les habitants euphoriquespassaient devant ma fenêtre ils me criaienten ricanant, sauvage, aujourd’hui sur quoi,sur quoi tu veux encore écrire ?

c’étaient des temps durs tour à tourles habitants euphoriques traversaientma chambre ils feuilletaient mes livres essayaientmes habits se vautraient sur mes sièges

ils me chuchotaient à l’oreille, sauvage,

aujourd’hui sur quoi, sur quoi tu veux encore écrire ?

ils m’apportaient mes casseroles pleines memettaient le couvert m’apportaient du vinet des fruits et puis l’orchestre municipalme jouait du Vivaldi

et tour à tour ils se demandaient bien quoi aujourd’hui,qu’était-ce aujourd’hui qu’il allait encore écrire ?

La décapitation

L’aveugle roi s’est assis dans son fauteuilles aveugles attendaient en hurlantl’aveugle roi fait un signel’aveugle condamné est amené

l’aveugle bourreau aiguise sa hacheles soldats aveugles traînent l’aveugle condamnéen criant, eh, le bourreau, où es-tu ?l’aveugle bourreau crie, ici, icisuivez les bruits de la hacheque justement j’aiguise

à tâtons, s’empêtrant, jurantles soldats aveugles ont amené l’aveugle condamnéprès de l’aveugle bourreau

l’aveugle bourreau se lève et tâte en ricassant l’aveugle condamnéil lui dit : pose ta tête au-dessus de la bûchel’aveugle condamné cherche les mains dans la poussièreil cherche la bûche, la trouve, la tâte, s’installe la tête dessus

le roi tremble d’impatience, qu’est-ce que vous faites, là-bas ?hurle l’aveugle roipourquoi ne commence-t-on pas à la fin ?crie l’aveugle foule tout est prêt, crie l’aveugle bourreauil brandit sa hache et frappe avec envie, à côté, dans la poussière

puis il se met à tâter, il cherche des traces de sangl’aveugle condamné ricane, les mains du bourreau le touchentt’es là ? lui demande l’aveugle bourreauje suis là, dit l’aveugle condamnéc’est fini ? crie l’aveugle roiça y est, c’est fini ? hurlent les aveugles

L’état du ciel au matin où pythagore élabora son célèbre théorème

nul ne peut nier le faitqu’au matin de l’élaboration du théorème de pythagoredans l’univers il faisait beau

sur la ville aux olives et aux anémonessoufflait un vent tiède et léger venu des îles Eurydiceson peut dire que ce jour-làle soleil semblait plus étrange avec plus de mystère et de clarté

dans l’espace se balançaient d’immenses cubes d’airet la ligne de l’horizon rougissait dans l’attentel’eau était chaude et tremblait sous les miroirsinvisibles que le dieu antarès déplaçait sans cesse en surface

la terre respirait solidement par tous ses poresdans la couleur rouge de la terre on pouvaitentrevoir des êtres cosmiques de nature secondairese partageant de petites têtes d’épingle d’air en adressant des prièresà l’un des brins d’herbe

toutes ces conditions étant réuniespythagore élabora son célèbre théorème

Les fantaisies d’une pomme

J’habitais au cœur d’une pomme j’étais seull’été je lisais de longs poèmes anonymesl’hiver j’écoutais en frissonnant le ventconstruire des cubes d’air pour la postérité

je me laissais fondre dans la chaleur intérieureje fermais les paupières et la réalitése déshabillait sous mes paupières non sanshonte à cette époque le rien n’existait pas encore

les jours pluvieux j’essayais de me rappelercertaines choses plus subtilescomme la composition de l’universou bien l’état du premier principe

j’essayais de me rappeler la première pluieet le premier châtaigner en fleurs et le premier essaide l’esprit pour penser plus d’une seconde

d’autres fois quand le crépuscule envoyait ses rayonsloin sous la peau de la pomme jusqu’à mon propre épidermepoli de sommeil et d’attenteje pensais à la belle maktama seule image du sublime

alors je tombais à genouxlà au cœur de ces arômes rougesébranlant la main de celui quijustement portait la pomme à sa bouche

c’était un Jour pLuVieux, monsieur Le Juge

c’était un jour pluvieux, monsieur le jugej’étais seul dans ma chambre et quelqu’unm’avait fait glisser sous la porte une carte postale

c’était un jour glissant, un jour comme une assiette sale,on aurait dit que le lait du ciel avait tournéles tiroirs s’ouvraient tout seuls d’un jaillissementen m’éclaboussant d’un jus vert

oh, quelle journée, quelle journée, monsieur le juge,le calme s’était alangui dans ma tasse de théet agrippé aux paroiset il palpitait doucement comme un cœur arraché à sa poitrine et jeté dans une cuvette en tôle

c’était un jour terrible, monsieur le juge, un jourcomme une fois seulement en cent ansil nous en est donné, un jour comme un tube énorme dans lequel se heurtent tous les trains

on entendait des pas dans la rue, monsieur le juge, on entendaitles pas des passants s’enfonçant dans le trottoir parvenant à passertout droit sur les fondations de la ville

c’est alors que je suis sorti dans la rue, monsieur le jugeet j’ai tiré deux coupssur le premier homme qui est apparu devant moilequel s’est avéré être vous, Joseph K.

méditation deVant Le Verre Vide

Je suis seul devant le verre videje me sens comme un diable égaré dans le désertmême le mal au premier jour du monden’était pas plus seul que mon regard

au-delà du verre videse forment des penséesleur image flotte au-dessus du verre videse laisse doucement tomber sur la circonférence du verreet contemple étonnée à l’intérieur

puis soudain pousse un criet se jette dans les profondeurs du verrecomme en un gouffre

le verre se brise devant moiet moi-même terrifiéje m’écroule de ma chaise

Le rêVe du poète aVant de redeVenir cheVaL

il m’arriva de rêver que j’étais redevenu chevalet je courais heureux dans les fraîches prairieset je savais que j’étais redevenu cheval et je voulaisne plus jamais me réveiller

et tandis que je courais heureuxje craignais un réveil trop douloureuxet j’essayais de lentement m’habituer à l’idéeque tout n’était que rêve et que tout s’en irait

et tandis que progressivement je m’habituaisà mon futur réveil hors du rêveen mon for intérieur un mauvais démon se réveillaiten me hurlant : tu es cheval, tu resteras chevalplus jamais tu ne te réveilleras

mais je savais moi qu’il me haïssaitcomme tout démon qui haît la réalitéet je redoutais ses paroles

et tandis que j’essayais de comprendre tout celadans le for intérieur même du démon malfaisantla conscience du démon se réveillaiten lui hurlant à son tour menteurtu sais pourtant bien que vos rêvessont corrompus et meurtriers

et je n’avais pas l’air de pouvoir croireque tout cette histoire était vraieet j’aurais voulu me réveiller juste une secondepour être sûr d’exister

dans ma chambre mes affairesse divisaient déjà en deux les unes disaientfuyons car le poète est redevenu chevalet les autres disaient il est innocentun beau jour il reviendra

et moi d’entendre leur dialogue infâmeje prenais honte de moi-mêmeet de ma soif de courir dans les fraîches prairies

et je criais : bestiaux, me voici, j’existeje ne suis pas cheval, je suis le plus humbledes hommes

mais les passants s’arrêtaient et tournaient la têteils souriaient amusés et disaient :voilà un cheval qui parle

de La manière dont finira cette poésie

De la manière dont finira cette poésieon ne sait encore rien

je n’ai encore dit à personnecomment finira cette poésiec’est pourquoi la foule s’est rassembléedevant ma fenêtre

personne ne veut rater le finalet chaque habitant de la villeme regarde à la longue-vuemoi je me lève je m’habille je bois mon caféje sais que je suis exaspérantmais je ne peux pas leur dire si facilementcomment finira cette poésie

même le roi et ses conseillerssont venus avec leurs fauteuilsils se sont assis tout devantet ils attendent de voir comment finiracette poésie

Le poème qui tue

Ô seigneur, où sont ces temps merveilleuxoù les voleurs les bâtards et les incendiairesétaient tués sur la place publiquepar la simple lecture d’un poème ?

la foule s’approchait de leurs oreilles de leurs tempesde leurs gorges de leurs bouches de leurs narineset se mettait à réciter grave et solennelle se mettaità hurler d’une seule voix le poème final

le poème qui tue en affamantle poème aux milliers de versdont la récitation dure trente jourstemps pendant lequel les voleurs les bâtards et les incendiairesdevaient rester en position deboutles yeux ouverts

et les vagabonds étaient tués plus rapidementgrâce au poème qui tue plus rapidementle poème qui tue spontanément dès la première écouteou le poème grave qui empoisonne lentementle poème qui détruit les os le poème quidétruit les maisons le poème exanthématiquele seul qui te brûle jusqu’à l’heure du déjeuneret qui embrase même ton air déjà respiréle poème qui t’éblouit seulement jusqu’à ce queton esprit d’une palpitation divine s’assombrisse

le poème qui ne fait qu’effrayerle poème qui tue les cavaliers en laissant leurs chevauxet l’autre qui tue les dizaines de milliers de soldats tristes admirateurs de sénèquepour chaque cas séparé la ville avaitle poème qui convenait pour un crime ou pour un cholérapour apaiser les fauves pour apprendre la vérité de la bouche du fugitif

chaque poème correspondait au mot oui etchaque oui se prononçait par-dessus le nonil en allait partout ainsi à cette époquel’aurore apparaissait et dans les rues c’était calme

L’ange

un seul ange vient me voir, moiun seul

il me dit : c’est à toi le bout de pain ?je te le prends !il me dit : c’est à toi la fenêtre finenuageuse ? je te la prends ! il me dit : c’est à toi la chemise,c’est à toi le jardin, c’est à toi la chaise, le sommeilla fleur, le bon sentiment et le chataîgner vivace etle poisson qui rêve de toi et la route devantla maison et le champ sous la route et la tortuequi porte tout cela sur son échinepatiemment ? je te les prends !

je te les prends, menteur, je te prends tout !

Le pain

pas une journée ne passait que l’ange déjà revenaittu m’as apporté, tu m’as apporté le bout de painle bout de pain amer et noir et guérisseur ?

je me taisais il enrageaitdonne-moi le bout de pain, allez, donne-moi le boutnoir de pain et je te bénirai sur le haut du crâne

je me taisais contrit m’arrachais un œil et le posaissous la lumière il enrageaitsauvage, donne-moi la corbeille à pain, donne-moi les croûtonsles miettes, donne-moi quelque chose

je toussais, j’avais mal au ventre d’avoir tant mangéet j’aurais voulu le lui dire, il gémissaitje ne connais plus de repos, plus de jours de soleil,donne-moi je t’en prie une seule de ces grainesdont on fait le pain

je sortais la graine d’une pocheje la lui montrais dans ma paume, tu la vois, je la plaçaisentre mes dents et je mâchais méchamment, fini

La femme géante

nous étions seuls sur l’île désertela femme géante et moi

le matin, dans la forêt silencieusenous chassions quelque oiseau pensifla femme géante posait des piègespour le poisson bête et gras

à midi nous allumions le feuet faisions frire la chair dénudéenous nous étendions sous l’arbre rêveuret nous observions le ciel farci de planètes

vers le soir seulement, seigneur, vers le soirl’œil de la femme géante se mettait à tournerme cernant de toujours plus près tandis que ses doigtss’ébranlaient dans l’air et sa voix retentissaitqui me câlinaitau-dessus de ces eaux

L’heure exacte

dans la rue déserte – le cheval qui boîte silencieuxdans une autre rue de l’univers – moi-mêmesilencieux et apeuréà mon pied, liée par une chaînela grosse boule noire à horloge

dans la poche de ma poitrineles petite et grande aiguillesdans les poches de mon pantalonles chiffres huit, neuf et dix, un et deux

les autres chiffres mélangés enchevêtréssauvagement dans mon chapeau le cadran de l’horlogeenrobé dans un vieux journalje le tiens sous le bras

d’autres roulettes de petits arcs des pédaleset partout des dizaines de vis oubliéesdans les manches et derrière les lourdes bretellessous la chemise moite et sous la peau

le cheval passe par l’une des ruesde l’univers moi par une autre

nous ne nous rencontrons jamais

J’ai regardé dans mes poches

J’ai regardé dans mes poches : rienj’ai regardé autour de moi, j’ai desserré grand mes paumes :rienj’ai pensé plus profondément, je me suis concentréles yeux fermés : rien

j’ai couru à la maison et j’ai ouvertmes armoires et mes tiroirsj’ai fouillé dans mes papiers ettous mes livres je les ai ouverts à la mêmepage : rien

j’ai frappé du poing contre le mur blancet l’un après l’autre tous les murs de la villese sont effondrés comme des cartes à jouerje suis passé parmi les corps écrasés j’ai regardé dans leurs yeux :rien

une après-midi d’été

Je croyais que par une après-midi d’étéon ne pouvait pas mourirmais ce ne fut pas le cas

nul n’a touché à rienles gens sont restés devant leurs bouts de painjusqu’à ce que les bouts de pain se soient desséchéset décomposés dans les pores de la table

nul n’a touché à aucun verrel’eau a verdi et baissé lentementles verres aussi ont maigri et plus tardont disparu

le poète n’a plus dit motsa bouche s’est plus profondément scelléejusqu’à être absorbée par son corps

L’homme

un homme est monté sur le toit de sa maison et il aregardé autour de lui et n’a rien vu

un chien a suivi son odeur et il est passé partout a tourné un quart d’heureet n’a rien trouvé

un gamin s’est cogné une dent et il a tiréplusieurs fois dessus et sa dent est tombéeet à la place de la dent plus rien n’a repoussé

plus jamais rien

tout le monde s’est mis à parler deces événements et à parler encoreet ils n’en sont pas ressortis vraiment grandis et moi

j’ai écrit à leur sujet un quatrain donton voit bien que je l’ai perdu

Les Voyages sommaires

à travers la ville dépourvue de ruespassent en chantant les piétons dépourvus de corps

la main mange seulesur une table du buffet de la garetoutes les deux heures elle chipe quelque grain de raisin

à l’endroit où s’est tenu le chasseurse prélasse maintenant le vautour immensedans le bassin l’eau est tranquillele noyé s’est recroquevillé sur les marches de pierre

au-dessus du mot villeflotte le mot brouillard

le mot hommeregardepar le motfenêtre

Le nageur

il existe une villeque personne n’a construite

avec des rues où personne n’est passé jamaisavec des portes qui n’ont pas été touchéesavec des fenêtres par lesquelles on ne peut pas regarder

une centaine de chaises-longues sont alignées en vainle long de la falaiseaucun couteau n’a été brandi dans les airsles téléphones publics n’ont pas encore fonctionné

on n’a pas encore entendu le moindre bruitaucune pierre n’a dévalé la montagne

à chaque fois qu’il s’approche du rivagele nageur prend peuret retourne vers le large

un tir à L’arc

tire-moi dessus, lui disais-je, tire-moi dessusme voici, sur le toit de la ville

il tirait et sa flèche me touchait à la jambeje la lui rendais et le priais : vise encore une fois

il tirait et m’atteignait à l’épauleje me sortais la flèche de l’épauleet courais vers lui, et lui disais : c’est ratéessaie encore une fois

il me suppliait du regard, me voyaitfurieux et méchant, tendait son arcet me touchait à l’oreille gauche

mensonge, m’écriais-je, un grand mensonge,y a-t-il personne qui puisse viser le cœurou le front, bâtards !

je me ruais sur lui, le prenais par le col avecmes paumes noires, lui hurlais dans l’oreille :bâtard, regarde-moi quand tu tirestends puissamment la corde de l’arcet vise-moi le cœur

il décochait sa flèche la main tremblotanteet la pointe aiguisée passait à côté de moipour se planter dans le cœur de mon chevalque j’aimais et quin’avait rien fait de mal

une iLLumination

sur la chaussée toute boueusenotre autobus est rentré hier soirdans un animal étrange, un animaldisent les spécialistescomme il n’en vit plus depuis longtemps sur notre planète

nous, la centaine de voyageursnous sommes descendus illuminéset nous avons veillé à côté du corps moite de l’animaljusqu’à ce que celui-ci surpris et las de solituderende l’âme dans un tressaillement léger

alors nous avons tous vuque l’âme de l’animal ressemblait parfaitementà l’animal, à la pluie et à la boueelle ressemblait tout à fait à l’étendue du champet ressemblait aussi de manière frappanteau chauffeur de l’autobuset à chacun d’entre nous

boum, La baLLe de cesare paVese

à la date du 21 janvier je pensaisà Louis xVi et, pouf,la grosse tête du roi tombaà mes piedsde même le 28 août je pensaisà cesare pavese et, boum,la balle de cesare pavese traversa la tempede cesare pavese

je suis un homme méchant, si je pense à de l’herbel’assassin paraît soudain devant moi et il essuiedans l’herbe son couteau d’assassin si je pense au ciel le serpent sort

aussitôt de la mer et se met à voler

je suis bien attristé par tout celaet je ne pense plus à rienet alors dans un hurlementcommence à poindre le rienet à monter depuis les profondeurs des choses

son cheVaL Le VeiLLe empLi de tristesse

J’étais seul au milieu de la routesous le ventre de mon chevalj’étais étendu sur l’asphalteet mon cheval me regardait, s’étonnaitil ne m’avait jamais vu mort

les passants tournaient un peu la têteregardaient du coin de l’œil et disaientcomme c’est beau, le cavalier est mortet son cheval le veille empli de tristesse

mais ce n’était pas le cas mon chevalme reniflait seulement sans comprendreil tentait de me toucher de son naseau humideles passants se disaient comme c’est beaule cavalier est mort et son chevaltente de lui remettre la tête d’aplomb

mais ce n’était pas le cas, mon chevals’est vite lassé de mon silenceet il m’a laissé là, sur l’asphalteil est parti lentement le long de la route

Le retour à La maison

Je suis rentré à la maison peuaprès six heuresje me suis assis sur une chaisej’ai regardé autour de moi

les murs étaient blancsdans l’un d’eux j’avais planté un clou

les fenêtres étaient depuis longtemps couvertes

de draps blancs

la même table au milieu de la pièceune bouteille d’eau un verreun seul habit pendu au porte-manteau

j’observais tout celaet j’aurais voulu qu’il se passe quelque choseet c’est alors que mon chiena été abattu par derrière

Je suis un triste compagnon de Voyage

Je suis un triste compagnon de voyageje ne bois pas ne mange pas ne regarde pas par la fenêtrede temps en temps je sors mon immense mouchoiret pendant toute une demi-journée j’essuie mes lunettes grises

je suis le plus triste compagnon de voyageje ne parle jamais dans le noirmes valises sont petites et carréesmon pardessus est très finet fond lentement sur le porte-manteau

je suis le plus triste compagnon de voyageje regarde seulement la pointe de mon parapluiej’ai des cigarettes que je n’allume pasje connais une histoire extraordinairement belle que je ne raconte à personne

je ne descends jamais du traindans les gares, dans les villes, dans les jardinsje me sens terriblement seul

Le naVire

Le navire coulait lentement nous disionset qu’est-ce que ça fait qu’il coule le navire et puisnous disions tous les navires coulentun jour et nous nous serrions la mainen guise d’adieux

mais le navire coulait si lentementqu’au bout de dix jours nous ceux quinous étions serré la main nous regardions encorehonteux et nous disions ce n’est rien c’est justeun navire qui coule plus lentementmais il finira bien par couler voilà

mais le navire coulait si lentementqu’au bout d’un an nous avions encore hontenous ceux qui nous étions serré la main etchaque matin nous sortions un par unnous mesurions l’eau hmm c’est pour bientôt ilcoule lentement mais sûrement

mais le navire coulait si lentementqu’au bout de toute une vie d’hommenous sortions encore un par un et nous regardionsle ciel et nous mesurions l’eau et nous grincions des dentset nous disions ça ce n’est pas un navirec’est une…c’est une…

maintenant on sait pourquoi

des poches du mort ont coulédeux fils de sang finsoui, cet homme-là tenait dans ses pochesdeux oisillons qu’il a écrasés dans sa chute

maintenant on sait pourquoi cet homme-làse tenait toute la journée les mains dans les pochestoutes les fois qu’il allait se promener au parcses épaules tremblaient son cou se couvrait de sueur nous le saluions il répondait calme et tendreparfois nous échangions quelques motslui, les mains dans les poches, frottantle cou des deux oisillons

maintenant on sait pourquoi cet homme-là

ne soulevait jamais son chapeau maintenanton sait pourquoi il avait toujourspeur de la pluie

de La Vie de monsieur K.

monsieur K. s’est réveillé à six heuresil s’est cuit deux œufs s’est fait un café il est sortidans la rue il a attendu à la station il est monté

dans le tramway quatre est arrivé devant unhaut bâtiment il est entré y est restéhuit heures il a feuilleté des papiers il est sorti

un peu fatigué il a pris le tramway il est rentréchez lui a ouvert le frigidaire et a cherché dans lefrigidaire puis il s’est allongé sur le canapé et il a

lu le journal et s’est endormi et pendant qu’il dormait un serpent est sorti de la pochede monsieur K. et il a mangé monsieur

K.

Le premier poème pour chiens

Le premier poème pour chiens est nélors d’une après-midi d’automne d’uncri soutenu du cerveau par

stupéfaction l’air s’égouttaitdes bouches traquées les petits corpss’endormaient dans les petites gares de la patrie

dans le cerveau de l’homme le calme était grandles paysages se détachaient des arbres sur la placele bourreau comme un porc tourmentait le condamné

alors, le poète, qui se tenait devant sa fenêtrea serré les dents et frappé du frontdans la fenêtre les éclats se sont éparpillés

sur les buissons de myrte et jusque dans le vase d’argentdont d’habitude on donne au chiende l’eau à boire

une chaude Journée d’été

par une chaude journée d’étéquand nul ne s’y attendaitle soleil a explosé tout d’un coupil s’est dispersé dans l’espaces’est pulvérisénous, les terriens, nous avions quelques secondes à vivre

prions, crièrent les unstuons le sage de la villecrièrent d’autres

quelques-uns ont rempli en hâte leur verre d’alcoolla plupart se sont allumé une cigarettel’assassin a sorti son bistouriet l’a planté dans la porteun chauffeur de taxi donnait comme un fou des coups de pieddans la portière de sa voiture

eh voilà c’est arrivé, murmurait quelqu’unen marchant pieds nus dans la rue

fichtre, c’est absurde, dit l’un des serveursalors qu’il me préparait l’addition

moi c’était Le Vrai, Le bien et Le beau

Le matelas sous moi avait pourrimais moi c’était le vrai, le bien et le beauqui occupaient mes pensées

la fenêtre ouverte, les habitspendus dans l’armoiredevant des livres petits comme des caillouxje pensais au soldat malheureux, coupé au doigtet à la solitude du clou fiché dans la porte

les choses recouvraient lentement leurs espritstant j’y pensais avec obstinationelles examinaient leurs plaies et se comptaientles unes les autres

mes ennemis mouraient dans leur litl’un après l’autre, de vieillessemais moi c’était le vrai, le bien et le beauqui occupaient mes pensées

une promenade en train

il ne reste qu’une seule place dans le trainqui se renversera tout au bout du voyageà la sortie d’un tunnel inutileà l’entrée d’une gare déserte

c’est pourquoi je tiens à vous raconter iciles difficultés que j’ai eues pour arriver à cette dernière place restée libretoute la misère que j’ai dû endurer et comment tour à tourj’ai payé mon désir ardent en ahanant et en jurantcomment sans sourciller j’ai quitté ma bien-aiméepar un jour d’étéalors que jusqu’au jour se laissait aisément enlacercomment j’ai longuement fait mes adieuxà des amis qui de toutes façons me haïssaientpour mon aisance à trouver, tard dans la nuit, des taxis disponiblescomment au dernier instant je me suis achetéun haut-de-forme fin très reluisant

plus tard tous ceux que j’ai saluésde mon haut-de-formedepuis la fenêtre du wagonse sont sentis terriblement seuls et abattusnul n’a jamais réussi à les comprendre

un miLLion d’yeux

tu as eu un million d’yeuxavant d’en avoir deuxavant d’avoirun cœurtu as eu un million de cœursun million, tu as eu un millionde jambesavant d’avoirdeux jambeset avant d’avoir une languetu as eu un million de langues

et de même, avant d’avoir seulement deux mains, deux poumons et une gorgetu as eu un million de mains un million de poumons

et un million de gorgeset puis tu as eu un million d’ailes, ouiavant de ne plus en avoir aucune

iL dit bonJour en ricanant

Je suis mis à la porte de ma propre peaucomme un locataire qui n’a paspayé son loyerqui fait trop de bruitcrache du balconjette ses cosses de graines dans l’escalieret qui lorsqu’il dit bonjourdit bonjour en ricanant

rien d’étonnant à ce que je soismis à la porte de ma propre peaucomme un locataire qui s’est chaufféen brûlant tour à tourses chaises en bois, ses étagères en bois,sa tapisserie en papier

je suis mis à la porte secje n’ai rien à prendre avec moidonc je sors de ma propre peau les mains dans les pocheset dans l’escalier je croise évidemmentle futur locataire

La tête sur Le comptoir

où ? quand ? pourquoi ?prononçant ces motsle barman s’est rendu compte que toute sa vien’avait eu aucun sensje l’ai vu pleurer la tête sur le comptoir,me suis approché de luioù ? quand ? pourquoi ? continuait à murmurerle barmanles consommateurs se sont figés à leur table, nuln’a plus rien demandéles fumeurs ont éteint leur cigarette, les buveurs de vinn’en ont pas terminé leur verre

où ? quand ? pourquoi ?entendait-on de plus en plus distinctementdans le calme qui était tombé sur la ville

toi et moi

pim poum au fond de l’océandeux langoustes, toi et moinous allons, le moment est venusans savoir où mais nous savons que nous devonsêtre en mouvement

pim poum sur le sable humideet la tempête au-delàdes gens effrayés, des navires quisombrentles rivages que rongent les eaux,les secousses, les mauvaises nouvelles

peu nous importetoi et moideux langoustes

c’est aVéré : iL ne grignote pas

L’insecte qui vit dans votre œiln’est ni grand, ni petiten tout cas, il ne fait rien de mal c’est avéréil ne grignote pas, ne sécrète rienon ne l’entend ni le voit parce quepour l’œil de l’homme il est invisible

invisible mais aveugle, tel est l’insectequi vit dans votre œil c’est avéréil ne voit rien de ce que voit votre œilla lumière ne le réveille pas, le noir nel’endort pas, seuls vos clignementsle font tressaillir, alors l’insecte s’effraieil crie à l’aideaprès quoiil oublie tout

Le gosier de L’oiseau-ténèbres

Je passe dans la rue et dans mon dosbrusquement un chevalhennit contre ma nuque je me retournele cavalier blessé pendouille le piedcoincé dans l’étrierje me penche pour toucher sa blessureà l’intérieur de la blessureun petit oiseau surpris picorantd’infinies miettes de painje me penche plus encore pourles compterune deux trois quatrepeu à peu compter devient si monotoneque je m’écroule le longdes chiffresdans le gosier de l’oiseau-ténèbres

même le vol n’a plus de mémoireje tombe dans l’absence de sens àune vitesse vertigineusejusque là où l’on peut encore arriveroù donc m’arrêterai-jeme demandé-je en suffoquant dans un brusque et fin nœud coulantc’est le remords, je perdsconscience et le récits’arrête de lui-même

les lecteurs furieux perquisitionnent mon corpsleurs fines mains sous ma peau – quelle sensation

si j’étais éveillé je glousserais mais jesuis tout un avec le finalde ce poème à 333 lettres

seuLement d’ici queLques années

elle m’a paru étrange à moi cette journéedès le matinà sept heures quand m’était tombée de la mainma tasse de théqui à midi n’avait pas encore touché le sol

dans la rue quelqu’un avait lancé une pierrela fenêtre a volé en éclats j’ai tourné la têteles bris semblaient figés dans l’air – la pierre

selon mes calculs aurait dûme frapper vers le soir

c’était comme une journée extrêmement longue extrêmement lentechaque minute était plus longue qu’une langue de papillonje te voyais dans l’alléeles bras ouverts venant vers moiet je savais que la rencontre aurait lieuseulement d’ici quelques années

queLque chose de dur et de métaLLique

en sueur, noir de sueur l’agriculteurtandis qu’il labourait son champ sans finheurte de son soc quelque chose de dur et de métallique

lentement il déterre avec ses filsun champ de ferraille criblée de fontainesjusqu’à leur mort les fils de ses fils déterrent des outils étrangesdes parures, des couronnes de bronze

avec acharnement on rapporte à la surfacedes os blancs, des coffres-forts intacts, des verres de cristal,des canots de sauvetage, il y a là un bateauenglouti depuis très longtempsun bateau immense, à quarante cheminéesun transatlantique on dirait

tard dans sa vieillesse le fils du dernier fils de l’agriculteurremonte à la lumièrele journal de bord consignant pas à pas l’engloutissement :

la pointe du mât vient à l’instant de heurterquelque chose de pointu, de dur et de métalliquenous sombrons dans des profondeurs vertigineuses au-dessusde nous on entend comme le hennissement d’un cheval

Le don

ils sont passés cette nuitdevant notre porteet nous ont laissé pour don un cheval

ils nous ont laissé un cheval vivant, un cheval gigantesqueun cheval triste, songeurles yeux troublants d’humiditéil nous fixe sans se lasser droit dans les yeux

ainsi notre vie passe-t-elle aussile cheval gigantesque doit être promené en villele cheval gigantesque se nourrit de plantes fantastiquesil se languit horriblement des eaux glacées d’un fleuve inexistant

le cheval attend des journées entières sans bougerque nous en restons terrifiés nous aussi pétrifiés de douleurdes millions de mouches se sont posées sur le miroir mou de son œil immense

le cheval gigantesque ne dort jamais ni ne sourcillesa souffrance ne peut être exprimée

Les miettes qui tombent

Les miettes qui tombent de la table de travail du poètefont parfois un bruit assourdissanton entend des cris, des éclatsune vieille s’évanouit sur le trottoir devant la maison du poèteun homme meurt écrasé sous une voiture pluvieuse

de la table de travail du poètetombent parfois des miettes énormes, inadmissiblesquand le poète est fatigué la ville elle-même s’affoleles fontaines artésiennes gèlent, les tramways se cognent aux mursles mots eux-mêmes se font plus rares, plus durs à comprendre

devant le mot calme s’est formée une énorme queueattention, il n’y en aura pas pour tout le monde crie le poètemême devant le mot amour qui est épuisé depuis longtempsattendent encore quelques irréductibles, quelques groupes de touristes fatigués

peut-être que ces traces de sangmènent au mot solitude, se dit le poètelui-même sorti se promener dans la ville criblée d’absencespeut-être que devant le mot homme ne rôdent plusque les chiens

de nombreux ponts

ils ont construit dans le noirdeux palais bleus et une tour blanche

ils ont construit des ponts de nombreux pontssur la pluie torrentielle et sur les corpsnoyés ils ont posé une dalle flottanteet tandis que brûlaient les forêtsils se sont allumé un feu éternel

ils ont construit une longue route une route de pierrequi mène jusqu’aux montagnes de pierreet plus loin encore dans l’air de pierreet plus loin encore là où la penséese détache en frémissant des fibres de l’impuissance

durant tout ce temps on a entendudes chantsles bouches chantaient flottant dans l’air et tournoyantcomme des planèteset s’effondrant les unes contre les autrescomme en un cri comme par splendeur

iLs sont encore en Vie

ils sont allés jusqu’au boutont serré les dents ont enduré la faimont souffert d’une terrible soifet n’ont rien vu

ils ont pensé jusqu’au boutont serré les dents ont enduré la faimont souffert d’une terrible soifet n’ont rien compris

ils ont serré les dents ont enduré la faimils n’ont rencontré que des gens seuls et rien d’autredes fontaines brûlantet ils se sont tus

ils se sont tous alignés sur l’horizonse sont assis dans la poussière sur la ligne infinie du criils sont encore en vieet plus rien n’arrive

huit poèmes d’amour(pour andra)

1 – c’était pas si pire

pas comme ça, m’avait-elle dit, mécontentepas comme ça idiot, andouille, nigaudest-ce que je ne t’ai pas montré la dernière fois, que regardes-tu,pas comme ça, mais de l’intérieur

moi je sentais mes doigts fondreje sentais les mots se glacer dans ma gorged’ailleurs je lui ai dit : je sens que j’ai une noix de cocodans la gorgeje sens que je glisse, que je parsje ne pourrai pas rester longtemps à une si grande distancedu monde

elle a ri, m’a caressé tendrement le lobe de l’oreilleallez y en a plus pour très longtemps, m’a-t-elle ditallez c’était pas si pireencore deux trois jours et nous sortons à la lumière petit idiotque tu es, tout empoté…

2 – eLLe me pardonne, eLLe ne me pardonne pas

énervée bien méchamment contre moi elle chantaitquand je me suis assis à tablefoin de couteau, foin de cuiller, foin de verrele pain n’était pas coupé, la soupe froide, le vin aigre

je n’avais pourtant rien fait, combien de fois te le dire encoreque je n’ai rien fait, lui ai-je ditje le jure la main sur le cœur, ma main n’a pas touché d’autre cœur

et pour qu’elle voie mieux que mon cœur n’en a pas touché d’autreje m’arrache délicatement le cœur et le pose sur la tableà côté du pain soudain rassis devant moià côté de l’assiette de soupe noireà côté du vin écumant dans la bouteille

cinq minutes je suis resté comme ça, la main sur mon cœur palpitantparvenant à peine à maîtriser ce cœur palpitant tout excité parl’immense zone de liberté entraperçue soudain sur la tablecinq minutes j’ai attendu comme ça qu’elle termine sa chansonà me demander le cœur serréelle me pardonne, elle ne me pardonne pas

3. chaque nuit, eLLe

chaque nuit, elledès qu’elle me voit heureux, fondu, achevéendormi comme une souche au neuvième cielelle court chez ses amants

heureux, fondu, achevé comme je le suisendormi comme une souche au neuvième ciel comme je le suisje la sens qui se faufile hors de mon cœurqui retire avec délicatesseses doigtsd’entre mes doigts accrochés à ses doigtsqui se détache de moi sans me laisser d’autre drapque son aile protectrice

heureux, fondu, achevé comme je le suisendormi comme une souche au neuvième ciel comme je le suisje la sens qui ondoie dans la pièceet la sens qui ouvre l’armoire qui enfilesa robe à décolté pour les amants, qui se parfumedu parfum suave pour les amantsqui met ses boucles d’oreille, ses perles d’argent pour les amants

à sa sortie la porte soupirele seuil se racornit sous son pas nula traversée du jardin lui prend une éternitéparce que, elle, lorsqu’elle avance dans l’herbe elle prend soin d’écarterchaque brin

ainsi sort-elle nuit après nuitet se rend chez ses amantsni le chat ne miaule ni le chien ne grogne

seule la chouette ouvre les yeux une seule fois elle comprend tout et se recouche aussitôt

4. que Lui demander de pLus

que lui demander de plus lorsqu’elle m’y invitede sa voix qui me chuchotesi je veux encore autre chose

avec ses yeux qui m’ont aveugléavec ses doigts qui m’ont pétrifiéavec ses seins qui m’ont fait fondreavec son parfum qui m’a par trois fois décanté l’être(oui, il m’a trois fois fallu passer par l’alambicsans rien dire)elle me demande si je veux encore autre chose

mais que lui demander de plus quand elle me connaît déjà par cœurquand chaque mot que je prononcedevant ellese fait aussitôt de plus en plus petitet disparaît de ma langue

5. eLLe embrasse mon doigt sur La gâchette

Les mots qu’elle m’apprendquand elle se met à rire en douceje n’ose pas moi les écrire sur cette page

d’ailleurs, quand elle se met à rire en douceje me couvre aussitôt les oreillesje me cache au fond de moi, je ferme les yeuxet me jette dans l’inconnu, l’oreiller sur la tête

sauf qu’alors quand elle se met à rire en douceil est déjà trop tardelle habite déjà dans mon tympande mon oreille jaillissent comme d’un entonnoir des dizainesde mots coupablesmots qui se collent au ciel de ma bouchecomme s’ils s’accrochaient tout seuls au mur

je hurle de honte, que j’en voudrais prendre un fusilpour tirer sur les mots qui se sont collés au ciel de ma bouchesi j’étais à l’école, lui dis-je, j’irais tout dire à la principale,et à tous les professeurs, et au directeur bejenaru

elle rit de moi, m’apaise, m’embrasse le doigtsur la gâchette et puissoudain se tait

sauf qu’alors quand soudain elle se taitil est déjà trop tard, son silence coupable me faitmourir de honte, me met nu dos au murdéjà criblé de mots, si j’étais à l’école, lui dis-jeje demanderais à changer de banc

6. endormie comme eLLe L’était, et chaude

nous nous étions entendus pour sept nuits mais après la cinquièmeje la vois bel et bien endormie dans mes bras

pas de remboursement, pas non plus d’étreintes voluptueusesce n’est rien, petite voleuse, je t’aimerai dans ton sommeilje t’aimerai tandis que tu rêves de moije t’aimerai tandis que tu comptes tes sous et t’achètes avecdes sandales, des châles, des bagues d’argent

moi je ne suis le pigeon de personnenous nous sommes entendus pour sept nuits, je t’aimerai sept nuitsmoi quand je paye je paye pour sept nuitset je ne veux pas de nuits retournées

endormie comme elle l’était, et chauderespirant doucement avec un sourire aux lèvreson dirait qu’elle m’a plu encore plusses rêves me faisaient tantôt rougirtantôt rire aux éclats

7. iL reste cinq, six secondes

tout comme elle m’avait mangé le foie,tout comme elle je voulais lui manger le foiec’est pourquoi je lui ai dit, je veux te voir nue devant moitombent les chaussures, tombe le voile de mariée

sans chaussures ni voileelle devint incandescente,mon désir de revanche fonditaussitôten une seconde je me suis senti redevenu moi-mêmepeureux, petit, impuissant, caméléon

j’oubliai aussitôt toutes les humiliations passéesj’oubliai aussitôt les vingt années de fiançaillestoutes ses manœuvres de sainte-nitouchesans compter les amants, les pénibles absences, les lettres manquantes

allons bon c’est pas si grave, lui ai-je ditil reste cinq, six secondes jusqu’à la fin du poèmeembrasse-moi donc

8. Le trou de serpent

qu’est-ce qu’elle me fait pasquand le monde entier l’énervequ’est-ce qu’elle peut pas direquand le monde entier l’énerve bien méchamment

heureusement qu’il y a le trou de serpent où me cacheraux côtés du serpent d’ailleurs qui se fait tout petit petit

même une fois son énervement passé nous n’avons pasle courage de sortir la têteelle se penche sur le trou de serpentcrie, nous fait signe, mais nous, riennous restons cois

ni le serpent ni moi nous n’osonssortir du trou de serpentle seul lieu dans lequel elle n’entre pas seuleparce qu’elle a peur du noir

je sais que vous êtes làdit-elle d’une voix mielleuseen passant d’un trou de serpent à un autreassez, arrêtez vos bêtisesdit-elle d’une voix mielleuse, sortez vite avant que je ne m’énerve à nouveau

je regarde le serpent, le serpent me regardenous connaissons le coup, pour le momentnous restons silencieux dans le noir