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LA VITA ANONYME DE SAINT ARNOUL ET SES MODÈLES ANTIQUES La figure du saint évêque entre vérité historique et motifs hagiographiques par M. Gérard NAUROY, membre titulaire Rappel du contexte historique Rappelons en quelques mots la situation politique à l'époque d'Arnoul. Le royaume franc de Clovis, après un premier partage en 511 entre les quatre fils de celui-ci, a une seconde fois été partagé entre les quatre fils de Clotaire I er qui en avait pour un court temps (558-561) rétabli l'unité: Sigebert I er obtient l'ancien royaume de Thierry, c'est-à-dire, pour l'essen- tiel, les territoires situés à l'Est autour de l'ancien diocèse romain de Première Belgique, avec Reims pour siège, mais ce territoire « prend une personnalité qui lui est propre, sanctionnée par un nom, Austrasie, qui appa- raît pour la première fois chez Grégoire de Tours à propos d'un événement de 576 » (1) ; Metz en devient la capitale. Cependant, parmi les autres fils de Clotaire, Gontran règne sur la Bourgogne, Chilpéric I er sur la Neustrie, la ville de Paris étant considérée comme un bien commun. Surviennent de tra- giques vicissitudes nées des crises de succession et, en particulier, des règle- ments de comptes entre Brunehaut, la princesse wisigothe qui avait épousé Sigebert, et Frédégonde, l'ancienne maîtresse de Chilpéric, devenue sa femme après qu'il eut fait assassiner sa première épouse, qui était la soeur de Brunehaut. Dans cette période de désordres, Childebert II, le fils de Sigebert et Brunehaut, se trouve, en 592, à nouveau seul maître de la quasi-totalité du royaume franc, Clotaire II, le fils de Chilpéric, ne gardant de la Neustrie qu'une étroite bande côtière le long de la Manche. A la mort de Childebert, trois ans plus tard (en 595), un nouveau parta- ge intervient entre ses deux fils mineurs, Théodebert II, à qui échoit l'Austrasie, et Thierry II, qui hérite de la Bourgogne. Leur grand-mère Brunehaut tente d'exercer la régence, mais, chassée par l'aristocratie austra- sienne hostile à son autoritarisme centraliste, elle se réfugie en Bourgogne 1. N. GAUTHIER, L'Evangelisation des pays de la Moselle, Paris, de Boccard, 1980, p. 162.

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LA VITA ANONYME DE SAINT ARNOUL ET SES MODÈLES ANTIQUES

La figure du saint évêque entre vérité historique et motifs hagiographiques

par M. Gérard NAUROY, membre titulaire

Rappel du contexte historique

Rappelons en quelques mots la situation politique à l'époque d'Arnoul. Le royaume franc de Clovis, après un premier partage en 511 entre les quatre fils de celui-ci, a une seconde fois été partagé entre les quatre fils de Clotaire I e r qui en avait pour un court temps (558-561) rétabli l 'unité: Sigebert I e r obtient l'ancien royaume de Thierry, c'est-à-dire, pour l'essen­tiel, les territoires situés à l'Est autour de l'ancien diocèse romain de Première Belgique, avec Reims pour siège, mais ce territoire « prend une personnalité qui lui est propre, sanctionnée par un nom, Austrasie, qui appa­raît pour la première fois chez Grégoire de Tours à propos d'un événement de 576 » (1) ; Metz en devient la capitale. Cependant, parmi les autres fils de Clotaire, Gontran règne sur la Bourgogne, Chilpéric I e r sur la Neustrie, la ville de Paris étant considérée comme un bien commun. Surviennent de tra­giques vicissitudes nées des crises de succession et, en particulier, des règle­ments de comptes entre Brunehaut, la princesse wisigothe qui avait épousé Sigebert, et Frédégonde, l'ancienne maîtresse de Chilpéric, devenue sa femme après qu'il eut fait assassiner sa première épouse, qui était la sœur de Brunehaut. Dans cette période de désordres, Childebert II, le fils de Sigebert et Brunehaut, se trouve, en 592, à nouveau seul maître de la quasi-totalité du royaume franc, Clotaire II, le fils de Chilpéric, ne gardant de la Neustrie qu'une étroite bande côtière le long de la Manche.

A la mort de Childebert, trois ans plus tard (en 595), un nouveau parta­ge intervient entre ses deux fils mineurs, Théodebert II, à qui échoit l'Austrasie, et Thierry II, qui hérite de la Bourgogne. Leur grand-mère Brunehaut tente d'exercer la régence, mais, chassée par l'aristocratie austra-sienne hostile à son autoritarisme centraliste, elle se réfugie en Bourgogne

1. N. GAUTHIER, L'Evangelisation des pays de la Moselle, Paris, de Boccard, 1980, p. 162.

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auprès de Thierry IL En 612, celui-ci envahit l'Austrasie, remportant la bataille de Toul, mais meurt à Metz l'année suivante. Alors Clotaire II, par un de ces retournements de fortune dont cette époque « de fureur et de bruit », comme dit N. Gauthier (2), n'était pas avare, devient le maître de la situation: appelé à la rescousse par les grands d'Austrasie, menés en parti­culier par Arnoul, et après l'exécution de Brunehaut et l'élimination des quatre jeunes fils de Thierry, il règne seul sur l'ensemble du royaume des Francs, ayant rétabli à son bénéfice l'unité de la monarchia trium regnorum (613-629). En 623, il doit tenir compte des aspirations autonomistes et du particularisme « national » des Austrasiens: cédant aux pressions d'Arnoul, alors évêque de Metz, et de Pépin l'Ancien (dit de Landen), maire du palais (maior domus), il confia à leur tutelle le jeune Dagobert, « qu'il associa à son royaume et établit roi des Austrasiens » (3). Le règne de Dagobert entre 629 et 639, qui réunit sous son seul sceptre l'ensemble du territoire de l'an­cienne Gaule, marque l'apogée de la puissance mérovingienne.

Les sources de la vie d'Arnoul

La vie d'Arnoul, né vers 580 près de Nancy et mort un 18 juillet 640 ou 641 au Mont Habendum près de Remiremont, couvre la période brillante où Metz devient la capitale du royaume d'Austrasie. Elle est connue par une source presque contemporaine, la Vita anonyme, à laquelle nous nous intéressons ici, publiée par Bruno Krusch dans les Monumenta Germaniae Histórica (4), dont il n'existe en traduction française qu'une « belle infidè­le » d'Arnauld d'Andilly dans son Recueil des vies des saints illustres (5).

Cette Vita Arnulfi est l'œuvre d'un contemporain, qui semble avoir été moine, compagnon, à Habendum, de Romaricus, l'ami d'Arnoul. Sur la date précise de composition de la Vita, la discussion reste ouverte : selon

2. Ibid., p. 259, cf. Vita Arnulfi (abrégé ensuite V.A.) 15: « remotiora a.fragoribus uulgi expetiit loca. »

3. FRÉDÉGAIRE, Chron. IV, 47, p. 144, cité par N. GAUTHIER, ibid., p. 260.

4. MGH, Scriptores rerum merouingicarum, t. II, p. 432-446, 1888. Reprenant le tra­vail d'un de nos étudiants de maîtrise, puis de DEA, Dominique Schmid, nous pré­parons en ce moment une édition critique de ce texte, assortie d'une traduction fran­çaise et d'une nécessaire annotation pour la collection ALMA ; nous y ajouterons la Vita du x e siècle et les deux moutures de la Vita de Romaric, l 'ami d'Arnoul, fonda­teur du monastère d'Habendum (Remiremont, dont le nom latin, Romarici mons, est issu de Romaricus).

5. Paris, 1675, p. 318 sqq. Notre confrère Alain Cullière m'a obligeamment signalé l'existence d'une traduction française antérieure due à Jean Ruyr, dans ses Vies des saints de la Vosge, 1623.

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N. Gauthier (6), l'auteur anonyme écrit aux environs de 650, moins de dix ans après la mort d'Arnoul, entre la mort de son successeur à la tête de l'évêché de Metz, Goericus/Abbo, déjà qualifié de sanctus, et celle de son ami de toujours Romaricus, qui est dit seulement uir egregius ou uir reli-giosissimus, advenue en décembre 653. Quant à la Vita Romarici, écrite un peu plus tard (dernier quart du vn e siècle), elle comble parfois certaines lacunes de la Vita Arnulfi, par exemple à propos de la disgrâce de Romaricus, lorsqu'en 612, Brunehaut, de retour de la cour de Bourgogne, reprend l'Austrasie en mains et règle ses comptes avec l'aristocratie qui lui avait été hostile: un épisode dont la Vita Arnulfi ne souffle mot. D'autre documents complètent de manière plus ponctuelle l'information qu'on tire de la Vita, notamment les Gesta episcoporum Mettensium de Paul Diacre, rédigés sous Charlemagne entre 783 et 791 (7), et YHistoria Francorum de Grégoire de Tours, qui éclaire certains aspects du contexte dans lequel s'est déroulée l'enfance d'Arnoul (8). Plus tard enfin, sans doute au X e siècle, une autre Vie d'Arnoul a été écrite par un certain Umno, qui emprunte sa matière à la Vita anonyme antérieure en ajoutant des précisions forgées de toutes pièces, comme, par exemple, le lieu de naissance à Lay-St-Christophe, fiction née de la translation des restes du fils d'Arnoul, Chlodulfus, dans cette abbaye en 950 (9).

Langue et style

La langue est soignée, littéraire, proche, en dépit d'innovations plus lexicales que syntaxiques, de la langue écrite de l 'antiquité tardive. Contrairement à ce qu'on observe dans d'autres Vitae antérieures, les cita­tions de l'Ecriture sont peu nombreuses (dix en tout), empruntées essentiel­lement aux Évangiles et aux Psaumes. Le ton est celui d'un sermo cotidia-nus humilis, qui convient à une narration peu soucieuse d'ornements de rhé­torique, répudiant l'emphase déplacée du panégyrique profane. De temps à autre, quelques interrogations oratoires rompent la monotonie du discours, comme, par exemple lorsque l'anonyme s'écrie, pour souligner la bravoure guerrière du jeune Arnoul : « Sa vaillance au combat et sa force sous les armes qui pourrait en faire le récit, surtout quand on l'a souvent vu repous-

6. Op. cit., p. 275.

7. Dans MGH, Scriptores II, 1829, p. 260-268 ; voir aussi PL 95, c. 699 sqq.

8. Evoquant notamment le personnage de Gundulfus, qui paracheva l'éducation du futur évêque de Metz, mais, Grégoire étant mort en 594, son œuvre ne couvre évi­demment pas la partie la plus importante de la vie d'Arnoul (né après 580 et devenu évêque de Metz entre 613/614 et 629/630).

9. Voir Acta Sanctorum lui. IV, p. 440-444, cf. BHL 693.

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ser de sa seule épée des phalanges entières de peuples ennemis ? » L'expression « uirtutem [...] quis enarrare queat? » (VA. 4) est une formule de l'épopée classique (10). Quelques métaphores, souvent suggérées par les citations scripturaires, colorent çà et là le discours : ainsi les deux enfants que lui donne son épouse sont la « splendide parure de deux pierres pré­cieuses », Arnoul et son ami Romaricus sont deux lampes qui brillent dans les ténèbres du siècle (VA. 6), qu'il ne faut pas « mettre sous le boisseau » (citant Mt 5, 15), Arnoul lui-même est tantôt un « aurige d'une souveraine maîtrise » (potentissimus auriga, VA. 7), tantôt un « athlète du Christ » (VA. 16); quand il fait retraite à Dodigny dans les Vosges, « il frappe à la porte du ciel par ses prières » (VA. 15) ; ses aumônes alimentaires sont « les pâturages de la vie éternelle » (VA. 16 : « aeternae uitae pabula »).

Mais il ne s'agit pas pour nous d'approfondir ces observations d'ordre stylistique ; notre propos est, en relisant cette Vita Arnulfi, de tenter d'y dis­criminer la part de la vérité historique et celle de la légende, et, plus préci­sément, de montrer combien notre auteur, quelle que soit la véracité de ses dires, est tributaire d'une tradition, influencé par des motifs topiques aux­quels il ne songe d'ailleurs pas à se soustraire.

La Vie de saint comme genre littéraire et les intentions de la Vita Arnulfi

Rappelons tout d'abord que notre Vita relève d'un genre bien consti­tué depuis le IV e siècle, la Vie de saint, qui avait pris le relais des Passions et Actes de martyrs. La Vie de saint se présente sous deux types :

- le premier concerne des personnages solidement inscrits dans l'his­toire, comme Ambroise, l'évêque de Milan, ou Augustin, celui d'Hippone, pour lesquels le biographe dévot dispose d'un ensemble de faits avérés dont il ne saurait s'écarter tout à fait : il ne pourra que choisir dans la masse d'événements et de documents que l'histoire lui impose et les embellir d'épisodes merveilleux pour édifier son lecteur;

- le second s'attache à des personnages dont la réalité ou du moins les contours historiques sont plus flous, comme, par exemple à Rome, sainte Agnès ou les Quatre saints couronnés, ou comme certains moines ermites, dont Antoine est le prototype, entourés de légendes merveilleuses dont il est difficile de démêler les fait avérés : dans ce dernier cas, faute d'un cane-

10. Elle revient plus loin, V.A. 8 : " abstinentiae illius normam narrare quis ualeat ? "

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vas solide de faits transmis par une tradition sûre, l 'hagiographe est presque contraint de nourrir une documentation incertaine et lacunaire, souvent de transmission orale, en puisant dans le répertoire de motifs topiques hérités de l'antiquité chrétienne mais aussi païenne.

Où situer la Vita Arnulfil En principe dans la première catégorie, celle d'évêques dont la carrière publique était bien connue et nettement éta­blie, mais en réalité, nous le verrons, dans une frontière entre les deux types, tant les thèmes hagiographiques sont présents et semblent parfois soumettre la réalité historique des faits à leur propre structure. Il n'y a pas lieu, pour autant, de douter de la sincérité et de la véracité du témoignage de notre auteur, mais il faut tenir compte de l'intention de sa biographie: c'est le « saint évêque et confesseur » (Vita sancti Arnulfi episcopi et confessons) qu'il décrit et célèbre, et non pas l'homme public, le politique, le haut responsable ecclésiastique qu'il fut aussi. Depuis le I V e siècle, depuis Hilaire de Poitiers, Ambroise de Milan, Athanase d'Alexandrie, l'évêque, héroïque défenseur de l'orthodoxie contre la déviance majeure qu'était alors l'hérésie arienne, a pris, au côté du moine ascète, le relais des martyrs sanglants des premiers siècles : le terme de confesseur, réservé d'abord aux martyrs, désigne désormais les évêques et plus encore les ermites : à ce double titre, Arnoul mérite l'épithète de confesseur (11).

Évidemment, se pose la question de savoir dans quelle mesure le por­trait que brosse l'auteur anonyme de la Vita, au-delà des lieux communs du genre hagiographique, préserve néanmoins les traits d'un personnage historique nettement individualisé. Pour en juger équitablement, il ne faut donc pas demander à ce texte ce qu'il ne se propose pas de nous offrir: comme l'indique le prologue, il s'agit pour notre auteur de rassembler, pour servir d'exemple et d'édification, les « belles actions » de l'évêque de Metz (bona acta, laudabilia facta). C'est qu'« il ne faut pas taire, ajou-te-t-il, les actes qui, divulgués comme exemples de bonne conduite, sont profitables en procurant assurément à ceux qui les imitent le droit de cité dans le ciel avec les saints » (12) : cette phrase éclaire l'esprit et l'orienta­tion de cette biographie.

11. Le lien entre la vie érémitique et le martyre est clairement exprimé dans la Vita, quand un des Grands du palais tente de persuader le roi Dagobert de laisser Arnoul se retirer dans un lieu solitaire, VA. 17 : « annon uides uirum sanctum destinatum et cupidum esse ad martyrium ? »

12. V.A., prol. : « Ergo reticenda non sunt, quaeque in exemplum bonae actionis deuul-gata proficiunt atque suis sectatoribus procul dubio municipatum tribuunt cum sanctis » ; le terme municipatum suggère une allusion à Philipp. 3, 20 : « noster municipatus in caelis est » dans lTtala attestée par Tertullien, là où la Vulgate écrit: « nostra conuersatio in caelis est. »

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Ne reprochons donc pas à cette Vita ses silences, ses omissions sur certains aspects de la vie publique d'Arnoul, qui aujourd'hui nous intéres­sent au premier chef, mais que le chroniqueur médiéval a considérés comme étrangers à son propos : rien ici sur les bouleversements politiques de l'année 612/613 auxquels l'aristocrate Arnoul avait pris une part de pre­mier plan, rien sur la disgrâce de son ami Romaricus, victime des rancœurs de la vieille reine Brunehaut (13), rien sur le rôle joué par Arnoul pour favoriser l'accession de Clotaire II au trône d'Austrasie, rien sur la part prise à la chute, à la condamnation et à la cruelle exécution de Brunehaut et de ses petits-fils, rien sur l'assassinat de Chrodoald ordonné par Dagobert à l'instigation d'Arnoul et de Pépin l'Ancien (en 624/625), rien sur la média­tion de l 'évêque pour régler la querelle entre Clotaire II et son fils Dagobert, rien sur le gouvernement de l'Austrasie assuré par Arnoul, à la demande de Clotaire, pendant la minorité de son fils Dagobert, bref l'hom­me politique, à l'action parfois peu conforme à l'image d'un saint, est presque complètement occulté. Plus surprenant, le rôle officiel de l'évêque, lui aussi, est marginalisé: l'auteur fait silence curieusement sur la partici­pation d'Arnoul à certains conciles, en particulier celui de Clichy en 626, et ne nous dit pas grand-chose de son activité pastorale, en dehors des actes qui illustrent sa charité et sa piété. En somme, la figure de l'homme d'Egli­se, comme celle de l'homme d'État, a été gommée au profit de celle du saint homme, évêque, ermite et confesseur. Est-ce à dire que ce témoignage manque de sincérité ? Certainement pas, à condition de le prendre comme il se donne à nous, ne soulignant de la vie d'Arnoul que les aspects propres à l'édification du lecteur.

Par ailleurs, il faut tenir compte de l'influence sur notre auteur, au milieu du vn e siècle, de ce genre littéraire mixte qu'est devenue la Vie de saint, avec ses règles, ses codes et ses modèles, où interfèrent différentes formes avec les genres biographiques proprement dits, et qui impose son cadre, ses motifs et son esprit, de manière plus ou moins prégnante, à tout candidat hagiographe. Elle se présente, en particulier, selon divers modes d'organisation : tantôt elle reprend la traditionnelle tripartition hellénistique des biographies classiques entre les actes (acta), les « vertus » (owa|meis, uirtutes) et le genre de vie (TroXiTeia, conuersatio), tantôt elle prend la forme d'un « itinéraire de voyage », tantôt encore, suivant plus strictement la chronologie, elle propose une « biographie progressive et graduée » met­tant en lumière les différentes étapes par lesquelles le saint est passé dans son cheminement vers la perfection (14). L'auteur anonyme de la Vita

13. Voir, sur ce point, la Vita Romarici, 3, dans MGH, script, merov. IV, p. 222.

14. Voir l'étude de J. FONTAINE, introd. Vita Martini, t . l , « Sources chrétiennes », 133, Paris, 1967, p. 84-87.

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Arnulfi connaît certainement ces diverses formes de la tradition, c'est un clerc qui a reçu une éducation de lettré et qui a lu certaines des nombreuses Vitae antérieures : on peut dire qu'il choisit, pour narrer la vie d'Arnoul, le troisième type d'organisation, l'ordre chronologique, sauf en un passage où il distingue des acta les uirtutes qu'il regroupe (c'est-à-dire les miracles opérés par le saint dans sa vie), retrouvant un peu le plan tripartite évoqué plus haut. Ordre chronologique ne signifie pas souci chez l'hagiographe d'Arnoul de préciser des dates ni même d'indiquer quelques repères qui permettraient d'esquisser une chronologie des événements qu'il rapporte: la succession des faits dans le temps est simplement marquée par des for­mules du genre : « post haec autem ; temporibus autem illis ; per idem namque tempus ; temporibus denique Dagoberti régis ; alio denique tempo-re ; non multum post temporis ». En revanche, les indications topogra­phiques sont relativement nombreuses et plus précises.

On constate, en fait, que l'auteur agrège trois types de récit souvent distingués: uita, miracula et translatio (15), dans une structure équilibrée qui fait songer à un polyptyque formé de quatre panneaux centraux enca­drés de deux panneaux latéraux plus petits: le prologue (chap. 1) et l'épi­logue (chap. 30). Le premier panneau évoque l'origine et les années de for­mation (chap. 2-8), le second nous offre un échantillon des miracles opérés par le saint de son vivant (chap. 9-14), le troisième décrit son activité d'évêque (chap. 15-20), le quatrième sa vie d'ermite, sa mort et les miracles qui ont accompagné la translation de ses reliques (chap. 21-29). Il y a une sorte d'alternance entre les activités du siècle (parties 1 et 3) et les activités hors et au-delà du siècle (miracles, vie érémitique, mort, parties 2 et 4), les miracles tenant une place centrale : comme dans la Vita Martini, la thaumaturgie est ici un principe dominant d'organisation de la matière, des « gesta Arnulfi ».

Le biographe d'Arnoul connaît donc les lois de ce genre à mi-chemin entre le panégyrique et le récit édifiant, moins soucieux de vérité historique que d'exemplarité et d'exhortation dévote. Il s'attache cependant, en com­mençant, à certifier la fiabilité de son témoignage, se présentant en partie comme un témoin oculaire des faits qu'il rapporte, en partie comme le chroniqueur d'informations qu'il tient de première main: « Parmi les actions louables qu'il a accomplies, quelques-unes m'ont été rapportées par ses proches, mais la plupart de celles que je vais consigner par écrit je les

15. Sur ces différents types de la littérature hagiographique, voir P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle dans la France médiévale (xf-xif siècles), Paris, Le Cerf, 1985, p. 11-12.

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aies connues par moi-même », écrit-il (16) ; disant cela, il ne fait que répé­ter ce qu'écrivait déjà, au début de sa Vie d'Ambroise, son ancien secrétaire Paulin de Milan: « Je décrirai [...] ce que j ' a i appris d'hommes tout à fait dignes de foi qui, avant moi, étaient auprès de lui et surtout de sa vénérable sœur Marcelline, mais aussi ce que j'ai vu moi-même pendant que j'étais auprès de lui » (17).

Notre hagiographe ne prétend d'ailleurs pas à l'exhaustivité, il ne rapporte que « quelques-uns des nombreux miracles et bonnes œuvres de cet homme » (18) ; être complet l 'eût conduit à écrire « un ouvrage énorme » (énorme uolumen), auquel sa vie n'aurait pas suffi - motif tradi­tionnel des panégyriques - et qui n'eût pas manqué de lasser l'attention de ses auditeurs (19). Les défauts de composition résultent du propos même de l'auteur: il ne prétend pas organiser un éloge ou une biographie selon une progression ou un ordre qu'il aurait imaginés, il se borne modestement à suivre les étapes d'une vie qu'il interprète toujours dans le même sens: le saint homme, le futur ermite se manifestent, presque dès la naissance, dans tous les événements de la vie d'Arnoul, et donc notre auteur répète, peut-être sans s'en apercevoir, en tout cas sans que son ambition littéraire s'en émeuve, à tout instant les mêmes observations : tout se fait pour servir le dessein de Dieu, Arnoul compense ses travaux dans le siècle par des exercices de piété (prière, méditation spirituelle, veilles, macérations, jeûnes), la tentation de la vie érémitique qui l'habite est sans cesse rappe­lée comme pour annoncer la dernière partie de l'œuvre, qui nous montre Arnoul dans sa vie recluse et décrit les miracles post mortem attestant sa sainteté; cette ultime partie couronne et, plus encore, justifie l'œuvre. La répétition est pédagogique et parénétique, elle instruit le lecteur et, en même temps, l'exhorte à imiter le saint homme. C'est donc selon des cri­tères et des codes différents de ceux qui prévalent dans l'appréciation de la littérature profane qu'il nous faut juger l'effort, à sa manière réellement lit­téraire, de notre auteur : la qualité de la langue, le sens du récit, la recherche d'une certaine uariatio et de couleurs procurées par les méta­phores, les interrogations et exclamations, des procédés rhétoriques simples sont au service du propos de l'auteur: dessiner en Arnoul la figure

16. VA. 1 : « Huius itaque laudabilia facta quae gessit nonnulla ego a familiaribus illius narrantibus, pleraque per memet ipsum quae scribenda adsunt cognoui ».

17. Vita Ambrosii, 1, 3 (éd. A.A.R. Bastiaensen, Fondazione Lorenzo Valla, Milano, 1975, p. 54) : « ea quae a probatissimis uiris, qui illi ante me adstiterunt, et maxime a sorore ipsius uenerabili Marcellina didici, uel quae ipse uidi cum illi adstarem ».

18. V.A. 30: « Haec nos pauca de plurimis huius uiri miraculis uel operibus bonis, ut ualemus, scriptis indidimus ».

19. V.A. 30 : « [ . . . ] ut non fastidium audientibus ingerem».

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exemplaire d'un saint plutôt que rapporter de manière fidèle et exhaustive, comme le ferait un historien d'aujourd'hui, l'existence de l'évêque de Metz.

Origines et années de formation

Dans la tradition du panégyrique, le premier topos à développer est celui des origines ; il est discrètement présent ici, et la mention de la noble et riche famille à laquelle appartient Arnoul est aussitôt corrigée d'un repentir comme s'il s'agissait d'un fait presque regrettable (« il était de haute taille, de noble naissance, très riche des biens du siècle, mais il fut ensuite durablement plus noble et plus grand dans la foi du Christ ») (20) : la véracité du fait en est d'autant plus assurée, et ici hagiographie et histoi­re s'accordent sans peine, mais la méthode de notre auteur apparaît déjà, qui contrebalance un événement ou un acte profane par une attitude reli­gieuse de foi, laquelle l'emporte en chaque occasion sur la vertu profane.

Plus original, le motif de l'étranger qui, devant le berceau du nou­veau-né, prophétise son brillant avenir: « Sachez-le tous, cet enfant qui vient de naître, de haut rang et destiné à assumer de hautes fonctions, sera grand aux yeux de Dieu et des hommes » (21). Cette prophétie, prononcée par un étranger, « un serviteur de Dieu [...] qui venait des provinces d'Italie » (22), importe beaucoup plus pour notre auteur que de nous indi­quer le nom et, de façon précise, la famille de l'enfant. L'annonce prophé­tique, devant le berceau d'un nouveau-né, du brillant avenir qui l'attend est évidemment aussi un thème topique. À la naissance d'Ambroise, le futur évêque de Milan à la fin du IV e siècle, il se produit un prodige (un essaim d'abeilles lui couvre le visage, entrant et sortant de sa bouche sans lui faire le moindre mal, « avant de s'envoler, écrit Paulin, à une telle altitude qu'aucun œil humain ne pouvait plus les voir ») (23) et le père prédit: « Si ce petit enfant survit, il deviendra quelqu'un de grand. » D'un texte à l'autre, on assiste à un dépouillement du topos, qui perd dans la Vita

20. VA. 1 : « altus satis et nobilis parentibus atque opulentissimus in rebus saeculi fuit, sed nobilior deinceps et sublimior in fide Christi permansit » ; altus et nobilis sont repris par un renchérissement en chiasme : nobilior et sublimior.

21. VA. 2: « Scitote omnes et adtendite, quoniam puer iste, qui natus est, sublimis atque summis honoribus gestandus, magnus erit apud Deum et homines. »

22. VA. 2: « Erat igitur quidam peregrinus [...] a partibus Italiae ueniens, seruus Dei nomine Stephanus. »

23. PAVL. MED., Vita Ambrosii, 3,4: « euolantes in tantam aeris altitudinem subleua-tae sunt, ut humanis oculis minime uiderentur. »

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Arnulfi son anecdote pittoresque et symbolique (les abeilles annoncent le discours suave du futur prédicateur, dont les paroles seront comme des rayons de miel, selon le verset des Proverbes que cite Paulin) (24), mais la figure de l'étranger, qui apparaît comme un envoyé de Dieu, prend avanta­geusement le rôle assumé de manière plus neutre par le père chez Paulin de Milan.

Les années de formation du jeune homme, sous la férule d'un précep­teur, sont brièvement évoquées, puis, parvenu au terme de ses études, il entre en quelque sorte à l'ENA quand il est confié à un certain Gundulfus, qui est sans doute le personnage, oncle de sa mère, dont parle Grégoire de Tours (25) : ce maire du palais, homme de confiance du roi Childebert II, est chargé de préparer le jeune homme aux responsabilités publiques qu'il exercera plus tard au service du roi Théodebert IL Ici, à part les noms de Gundulfus et de Théodebert, rien d'original qui sorte des lieux communs du genre : le jeune Arnoul est bien doué, rempli de la grâce de Dieu, il se distingue de ses compagnons d'âge par son intelligence et sa mémoire (« sagax ingenii et memoriae capax »), mais surtout par les vertus chré­tiennes (modestie, foi, charité) qui brillent déjà en lui, conjuguant les dons du siècle et la grâce de Dieu.

Ses exploits guerriers et ses premières fonctions au service du roi d'Austrasie Théodebert lui valent une irrésistible ascension, au point que le roi confie à sa seule autorité l'administration de six provinces, dirigées habituellement chacune par un domesticus (administrateur des domaines royaux dans une province) : ici encore, le saint homme perce sous le brillant énarque, c'est le Christ qui le dirige et l'inspire et dont il applique le précepte, car « il rendait à Dieu ce qui était à Dieu et à César ce qui était à César ». L'hagiographe confirme ici son souci majeur, qui est d'accorder en Arnoul l'homme de Dieu et l'homme d'action, le saint « adonné à la prière, aux jeûnes et à la miséricorde envers les pauvres » et l'homme poli­tique parfois inflexible, engagé dans les turbulences d'une époque agitée. Cette surimpression du sacré sur le profane, cette sacralisation constante de l'action dans le siècle, fût-ce la moins recommandable, révèle le parti-pris d'un éloge qui ne saurait reconnaître de faiblesses, à aucun moment de sa vie, chez celui qui nous est présenté comme un homme de Dieu. On obser­ve la même orientation partisane dans la Vie d'Ambroise due à Paulin de

24. PAVL. MED., Vita Ambrosii, 3,5 : « Faui mellis sermones boni » (Prov. 16,24).

25. Historia Francorum, VI, 11, à rapprocher de V.A. 3 : « Cumque iam bene edoctus ad roboratam peruenisset aetatem, Gundulfo subregulo siue etiam rectori palatii uel consiliario régis exercitandus in bonis actibus traditur. » Voir N. GAUTHIER, op. cit., p. 374.

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Milan : même quand il évoque des comportements assurément discu­tables (26), le biographe n'affecte son éloge d'aucun bémol, se refusant à nuancer son jugement, à admettre une erreur ou une faiblesse chez son héros.

Le mariage d'Arnoul est rapporté en des termes fort instructifs pour qui veut démêler vérité historique et ornement hagiographique dans notre Vita : l'auteur anonyme est visiblement embarrassé, car, à ses yeux de moine, il n'y a pas de statut supérieur à celui du célibat consacré à Dieu; pourtant Arnoul s'est marié, c'est un fait qu'il est impossible de passer sous silence, l'hagiographe indique donc que le jeune homme ne s'y est résolu avec peine que sous les pressions de son entourage (27) et, surtout, pour obéir à la volonté de Dieu (« quia Deus sic uoluit ») : ainsi Dieu peut vouloir pour nous des actes qui vont à l'encontre de notre propos de vie dévote, car il a une vision plus haute de notre destinée. Arnoul épouse donc une jeune fille d'illustre famille, de mœurs irréprochables (« praeclaris moribus »), qui lui donne deux enfants, dont Paul Diacre donne le nom: Anschisus et Chlodulfus. Ici apparaît - c'est chez Paul Diacre et non pas dans notre Vita, mais le trait n'en est pas moins pertinent pour notre propos - un motif fréquent dans l'hagiographie, emprunté aux genres antiques de Yenkômion et du panégyrique: celui de l'ascendance divine ou héroïque du personnage célébré. Le nom d'Anschisus rappelle Anchise, père d'Énée, le prince troyen ancêtre du peuple romain ; Paul Diacre y voit la preuve que le peuple des Francs lui aussi, « selon une ancienne tradition », précise-t-il, tire son origine de la race troyenne. En fait, le nom d'Anschisus est une déformation - intentionnelle ? - du nom véritable et bien germanique Anseghiselus, mais cette altération même trahit la volonté de se servir de l'homonymie pour justifier l'ancienneté d'un peuple, qui peut ainsi reven­diquer une dignité égale à celle du peuple romain (28).

L'activité de l'homme politique, évoquée ensuite, est sans cesse contrebalancée, ou plus exactement justifiée et rachetée, par les pratiques dévotes de l'homme de Dieu: derrière l'homme appliqué aux affaires du

26. Par exemple à propos de la synagogue de Callinicum, incendiée par des moines fanatiques, que Théodose ordonne de faire reconstruire: Ambroise s'y oppose et fait céder l'empereur (Vita Ambrosii, 22-23) ; beaucoup jugent que ce jour-là il avait exigé trop et que « cette victoire n'est pas de celles qui l'honorent et le font aimer » (P. de Labriolle), voir notre article « Ambroise et la question juive à Milan à la fin du IV e siècle. Un nouvelle lecture de YEpistula 74 (=40) à Théodose », dans M. POINSOTTE (éd.), Les Chrétiens face à leurs adversaires dans VOccident latin au IV siècle, Rouen, 2001, p. 37-59.

27. VA. 5 : « [...] uix cogentibus amicis atque parentibus, inclitam et nobilissimam a gente puellam, quia Deus sic uoluit, praeclaris moribus duxit uxorem. »

28. Voir N. GAUTHIER, op. cit., p. 375.

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monde pécheur veille le saint, préoccupé de retraite pieuse et de prière : « Il se distingua de façon éminente dans différentes charges au palais et dans son administration, mais constamment il consacrait ses veilles à la médita­tion dans les monastères et tous les lieux saints à la ronde » (29).

Pour son panégyriste, Arnoul n'est pas devenu saint au fil du temps, au terme d'une évolution intérieure, d'un itinéraire spirituel, il l'est d'em­blée, dès ses premiers pas dans la vie: c'est évidemment, ici encore, un motif traditionnel qui impose cette inflexion et altère la figure vraie d'Arnoul. Comment en serait-il autrement, puisque tous les actes de la vie d'Arnoul sont dictés et conduits par Dieu, comme il en allait déjà pour Ambroise tel que le voit son biographe Paulin de Milan : le saint homme est prédestiné, dès le début de son existence, Dieu ou le Saint-Esprit agissent et parlent en lui et par lui, si singuliers, voire choquants que soient ses actes ou ses propos. Ainsi Ambroise adolescent voyant sa mère et sa sœur baiser la main des évêques, tend la sienne pour s'amuser et demande qu'on la lui baise, car, dit-il, il sera un jour évêque ; Paulin commente ainsi ce geste d'un gamin irrévérencieux : « L'Esprit du Seigneur parlait en effet par lui et le préparait à l'épiscopat » (30). Dans la Vie d'Arnoul également, Dieu sans cesse dicte à l'homme sa conduite: s'il accepte de devenir évêque malgré sa répugnance, c'est parce qu'« il avait plu à Dieu qu'il en fût ainsi » (31). C'est aussi Dieu, et non pas d'autres délibérations plus pro­prement humaines, qui empêche Arnoul et son ami Romaricus de concréti­ser leur propos de vie retirée au monastère de Lérins : « La volonté du Très-Haut fit obstacle en cette occasion au désir de l'un et de l'autre : en effet, le Dieu tout-puissant ne jugea pas qu'il fût juste que ces deux hommes, qui seuls brillaient dans le monde comme deux lampes, restassent cachés sous le couvert d'un boisseau » (32).

Nous trouvons ici un autre thème récurrent de la Vie de saint : malgré son désir de fuir le siècle, le saint homme y demeure pour servir de guide et de lumière à ses contemporains enténébrés. Comment ne pas songer ici à Augustin et à son ami Ponticianus faisant à Milan, en 386, le même projet de vie retirée dans un monastère, puis y renonçant, du moins en ce qui concerne Augustin appelé par Dieu à le servir dans le monde ? Et comment se pourrait-il que notre auteur, qui est un moine cultivé, n'ait pas lu le pas­sage des Confessions où le futur évêque d'Hippone en fait le récit? (33)

29. VA. 7. 30. Vita Ambrosii, 4, 1. 31. VA. 1 : « [...] quia Deo ita placitum fuit. » 32. VA. 6.

33. AVG., conf. 8, 6, 14-15.

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Dans les deux cas, de deux amis animés par la même vocation l'un est appe­lé tout de suite à se retirer dans une solitude pieuse loin du monde, l'autre doit y rester pour y répandre la lumière de la foi. On notera que l'appel de la vocation est exposé dans les deux textes, celui de l'auteur anonyme comme celui de Possidius, biographe d'Augustin, assorti de la même référence au verset de Marc 10,21 : « Va, vends tous tes biens, donne-les aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel » (34). Ici le topos se surimpose à la vérité de l'histoire et l'occulte: nous ne saurons jamais de façon précise ce qui s'est passé, ce qui a détourné Arnoul, pour un long temps, de son propos de vie monastique, et nous pouvons juger suspecte la présentation de notre auteur qui suggère que c'est son élection comme évêque de Metz qui l'a détourné de la vie monastique, car il a pu infléchir la chronologie précisément pour la mettre au service de cette présentation qui invite à rapprocher le destin d'Arnoul de celui d'Augustin.

Mais, au-delà du destin personnel d'Arnoul, un fait est bien établi: le succès croissant du monachisme dans le royaume d'Austrasie à la fin du VI e siècle, et sans doute depuis une époque beaucoup plus ancienne, depuis qu'Athanase, auteur de la Vie d'Antoine, paradigme de toutes les Vies de moines ultérieures, avait séjourné à Trêves en 335-336 durant son exil. En effet, c'est là que l'Africain Ponticianus découvrit l'idéal monastique en même temps que l'ouvrage d'Athanase (sans doute dans une de ses traduc­tions latines), expérience qu'il révéla ensuite à Augustin et Alypius à Milan. C'est donc « des bords de la Moselle, comme on l'a écrit, que la nouvelle de l'existence du monachisme était parvenue jusqu'à Augustin » (35). Mais c'est plus tard, dans le dernier quart du VI e siècle, que s'est produit l'événe­ment capital qui a donné une impulsion décisive au monachisme austrasien : l'arrivée en Gaule du moine irlandais Colomban, où il fonde le monastère de Luxeuil. A Metz, semble-t-il, Colomban rencontre le roi d'Austrasie Théodebert, qui lui réserve un accueil chaleureux et l'invite à s'installer dans ses États, cela entre 600 et 612. Arnoul a-t-il rencontré Colomban à cette époque, et est-ce le moine irlandais qui l'a incité à fuir les désordres et l'insécurité qui régnaient dans la région, pour chercher à Lérins, avec son ami Romaricus, un endroit plus propice à la vie contemplative ? Il faut nous borner à constater que notre Vita reste silencieuse sur tous ces faits (36).

34. VA. 6 et POSSIDIVS, Vita Augustini, 2, 2.

35. N. GAUTHIER, op. cit., p. 271. Affirmation qu'il faut sans doute nuancer, car, à la même époque, Ambroise avait déjà fondé un monastère à Milan, cf. AVG., conf. 8, 6, 15 : « Il y avait à Milan, hors des murs, un monastère plein de bons frères, sous le patronage d'Ambroise, et nous ne le connaissions pas. »

36. Sur l'influence de Colomban et de la spiritualité celte, voir P. RICHE, Les Voies nouvelles de la sainteté 605-814, t. IV de VHistoire des saints et de la sainteté chré­tienne, Paris, Hachette, 1986, p. 20-24.

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Il est une autre anecdote rapportée par le seul Paul Diacre qui montre bien comment se forme la légende : Arnoul demande à ses deux fils de renoncer à leur part d'héritage pour en distribuer les richesses aux pauvres ; le premier, Chlodulfus, refuse, mais le second, Anschisus, accepte ; Arnoul en le remerciant prédit à ce dernier qu'il recevra plus que ce à quoi il a renoncé : ce sera le regnum Francorum, puisque ses descendants fonderont la dynastie des Pippinides. Or notre Vita ignore cet épisode, qui est mani­festement une pure fiction illustrant un topos classique de la Vie de saint ; on le rencontre déjà dans la Vita Martini de Sulpice Sévère, dans la Vita Ambrosii de Paulin (37) et, au-delà, il remonte au précepte évangélique : « Vendez ce que vous possédez et donnez-le en aumône » (Luc 12, 33) : le saint partage ses biens entre les pauvres, il se distingue par sa générosité et ses aumônes, thème récurrent dans notre Vita (38). La légende, on le voit, se forme par étapes, par agrégations successives d'épisodes qui nous éloi­gnent peu à peu du vécu réel, pour rapprocher le saint que célèbre l'hagio-graphe d'une sorte de paradigme, de modèle parfait et exhaustif présentant tous les traits topiques de ce genre littéraire.

L'évêque : sa nomination, ses activités

Le chapitre qui décrit les circonstances de la nomination d'Arnoul comme évêque est, pour notre propos, l'un des plus intéressants. Selon notre auteur, l'Église de Metz se trouvait par hasard sans évêque (« forte fuit ut urbs Metensium praesule indigeret ») (39) : ce forte bien succinct frustre le lecteur de l'explication précise qu'il souhaiterait trouver. Le peuple, nous dit-on, « d'une seule voix, l'acclama évêque » (40). Voilà qui ressemble à s'y méprendre à la nomination d'Ambroise à Milan en 374: après la mort de l'évêque arien Auxence, alors qu'il y avait entre les deux communautés, sur le choix de son successeur, un conflit qu'Ambroise, alors gouverneur de la province d'Émilie-Ligurie, était venu apaiser, un

37. PAVL. MED., Vita Ambrosii, 38, 4-5 : « In tempore quo episcopus ordinatus est, aurum omne atque argentum quod habere poterat, ecclesiae uel pauperibus contulit. Praedia etiam quae habebat, reseruato usufructu germanae suae, donauit ecclesiae, nihil sibi quod hic suum diceret derelinquens, ut nudus atque expeditus miles Christum Dominum sequeretur », ce en quoi Ambroise imite exactement la condui­te d Antoine, qui avait comme lui une sœur, à qui il laisse une petite réserve après avoir distribué tout le reste aux pauvres, voir ATHANASE, Vita Antonii, 2, 4-5 (éd. Bartelink, 5C400, p. 132-135).

38. V.A. 1 : « Mox autem tanta tamque perfecta munificentia in eleemosinis pauperum adcreuit»;cf. V.A. 4 ; 14; 18.

39. VA. 1.

40. V.A. 1 : « Vna uox populorum Arnulfum [...] episcopum adclamauit. »

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enfant dans la foule se serait écrié « Ambroise évêque ! », cri que les adver­saires reprirent à l'unisson (41). Comme Ambroise, Arnoul commence par résister pour finir, lacrimans et compulsus (« en larmes et sous la contrainte ») par céder à la volonté populaire. Cette présentation trop sem­blable à l'événement milanais de 374 est évidemment une fiction, inspirée de ce qui était devenu un motif topique de la littérature chrétienne, qu'on aperçoit déjà dans la tradition profane, qui impose au candidat élu de mar­quer, par des manifestations de « refus préalable », son humilité avant d'ac­cepter la responsabilité qui lui échoit. Ce topos dissimule une réalité assu­rément « beaucoup moins édifiante », comme dit N. Gauthier, que nous révèlent d'autres sources, en particulier le Pseudo-Frédégaire : comme Ambroise s'opposant avec le parti orthodoxe milanais à la politique pro­arienne de la régente Justine qui dirigeait le palais impérial au nom de son très jeune fils Valentinien II, Arnoul s'oppose, avec l'aristocratie austra-sienne, à Brunehaut, régente du très jeune Childebert II ; sans doute ici, Arnoul a-t-il été un adversaire plus implacable qu'Ambroise, en jouant « un rôle décisif dans les événements qui devaient amener la chute et l'exécu­tion de la vieille reine » en 613 (42) : c'est de ce soutien décisif apporté à Clotaire II, qui restaure alors à son profit l'unité de la « monarchia trium regnorum » (Austrasie, Neustrie, Bourgogne), qu'il aurait été récompensé par l'évêché de Metz, jouant ensuite un rôle de conseiller très écouté auprès du jeune roi, ce qui n'est pas sans rappeler le rôle d'un Ambroise de Milan auprès des jeunes Gratien et Valentinien IL

Que devient son épouse, qui lui a donné au moins deux enfants, selon la Vital Visiblement c'est le cadet des soucis de notre hagiographe : il la fait disparaître dans les oubliettes de son histoire. D'autres sources répon­dent, fût-ce discrètement, à notre question: elle s'appelait Dode et s'est effacée - au terme de quels débats intérieurs ou partagés avec son mari ? -devant la vocation religieuse de celui-ci, comme l'avait fait auparavant cette femme que saint Augustin avait aimée, qui lui avait donné un fils, Adéodat, bien qu'il ne l'eût pas épousée (43) : ici encore, ce qui était deve­nu une figure topique se mêle au fait vécu et peut-être l'enjolive, mais ce n'est pas notre auteur, cette fois, qui est en cause, puisqu'il est resté muet sur cet épisode. Quant à Dode, imitant Arnoul, elle est entrée dans un monastère de religieuses bénédictines. Ceci eût pu être édifiant, mais notre moine ne s'intéresse pas aux femmes, c'était avec réticence déjà qu'il avait évoqué le mariage d'Arnoul.

41. PAVL. MED., Vita Ambrosii, 6. 42. N. GAUTHIER, L'evangelisation des pays de la Moselle, p. 376. 43. Sur cette concubine, voir P. BROWN, La vie de saint Augustin, trad. J.-H. Marrou,

Paris, 1971, p. 70-71, et le récit romancé mais psychologiquement vraisemblable de J. GAARDER, Vita brevis. Lettre de Floria Aemilia à Aurele Augustin, Paris, 1997.

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Sur l'action publique, politique comme ecclésiale et pastorale, du nouvel évêque, la Vita est peu bavarde: nous apprenons qu'il cumule ses nouvelles fonctions d'évêque et celles de domesticus et maire du palais (primatum palatiï) qu'il exerçait antérieurement, mais nous n'en saurons pas davantage sur l'homme d'Eglise comme sur l'homme d'Etat, même si l'on a pu écrire de lui, sur la foi de notre Vita mais aussi d'autres docu­ments : « Arnulfus de Metz est le dernier des grands évêques comme en a connu le VI e siècle, éducateur du jeune Dagobert, pacificateur lors de la querelle entre celui-ci et son père, missionnaire préoccupé de la conversion des grands comme des humbles » (44).

Nous sommes cependant loin du récit d'un Paulin de Milan sur l'ac­tion d'Ambroise évêque, ou d'un Possidius sur les combats d'Augustin à Hippone contre les hérésies : est-ce à dire que le rôle d'Arnoul à la tête de l'évêché de Metz fut plus effacé que celui d'Ambroise à Milan? Certes Milan était une capitale de l'Empire romain, et l'influence de son évêque s'exerçait, bien au-delà du diocèse d'Italie Annonaire, sur tout l'Occident et même parfois en Orient, comme lors de l'incendie de la synagogue de Callinicum ou du massacre perpétré à Thessalonique, et Metz n'est, si j 'ose dire, que la capitale éphémère du royaume d'Austrasie. Je préfère penser qu'il y a ici un choix délibéré de notre chroniqueur: dans l'évêque c'est encore et toujours le saint homme, « l'athlète du Christ combattant le diable » (45) qui l'intéresse, et c'est donc, négligeant le reste, à ses œuvres pieuses qu'il consacre les chapitres centraux de sa biographie (7-20): aumônes aux pauvres, charité et hospitalité envers les pèlerins et les moines, jeûnes et mortifications, et surtout miracles, car le miracle est la pierre de touche de la sainteté.

Les miracles accomplis par Arnoul

Miracles si nombreux, selon notre auteur, qu'ils ne sauraient être tous rapportés, quelques-uns suffiront, dit-il, qui occupent cependant plusieurs chapitres formant le volet central du polyptyque (chap. 9 à 15). Ici notre auteur abandonne son principe de composition chronologique pour regrou­per les miracula accomplis par Arnoul (46), révélateurs de ses uirtutes (au

44. N. GAUTHIER, op. cit., p. 438.

45. VA. 16.

46. Même procédé à la fin, lors du récit des miracles accomplis par Arnoul après sa mort, lors de la translation de son corps, puis à Metz sur sa tombe (chap. 23-30), répétés en des termes presque identiques non sans une certaine monotonie: il est vrai que cette dernière séquence est chronologiquement distincte du reste: « post annos fere iam acto tempore » (chap. 23).

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sens où le Nouveau Testament parle des owaixeis de Jésus, c'est-à-dire l'exercice de pouvoirs surnaturels) (47), le mot miraculum ayant, quant à lui, conservé une part de son sens latin antique (« prodige, fait merveilleux contraire à l'ordre naturel »).

Sept miracles sont ainsi présentés selon un classement typologique, bien que deux d'entre eux soient assortis d'une indication temporelle, peu précise il est vrai (48), et que tous comportent des indications géogra­phiques et topographiques assez inhabituelles. Les cinq premiers sont ce que, dans sa typologie, Alain Boureau appelle des miracles méritoires (49). Trois sont des scènes d'exorcisme (50): par sa puissance, Arnoul délivre trois femmes du démon qui les habite; les deux autres sont des récits de guérison : Arnoul guérit un lépreux en le baptisant, puis sauve de la mort un enfant, parent et ami d'un Grand de la cour du roi. Enfin, les deux der­niers sont, dans la terminologie de Boureau, des miracles divins, qui se produisent par une intervention directe du Ciel, sans avoir été sollicités ni provoqués, et manifestent la colère de Dieu à l'égard des méchants quand ceux-ci s'en prennent aux saints hommes : ici, le premier cas décrit la ven­geance « miraculeuse » exercée par Dieu à l'encontre de deux détracteurs d'Arnoul qui l'avaient odieusement calomnié, et le second est l'histoire, a priori singulière pour nous autres modernes, d'un homme coupable d'avoir acheté un plat d'argent qui avait appartenu au trésor de l'Église de Metz.

Ces deux derniers miracles méritent de nous retenir un moment, car il s'agit en quelque sorte de contre-miracles, qui illustrent bien la relation subtile du mythe et de l'histoire. Le premier met en scène un certain Noddo, un scélérat qui, « le ventre plein et l'esprit échauffé par le vin », osa avec ses compères calomnier le saint évêque, disant qu'« à l'évidence il n'était pas un fidèle zélateur de Dieu, mais un homme adonné à la volupté, au chevet duquel manifestement se hâtait de nuit non seulement le roi, mais aussi la reine sous prétexte de lui demander conseil » (51). Il se couche

47. Cf. VA. 15 : « Cumque denique haec et similes quam plures uirtutes per ilium coe-pissent crebrescere in populum. »

48. VA. 11 : « temporibus Dagoberti regis »; VA. 12: « Post haec autem cum patrias Toringorum cum eodem rege inuisendas intrasset »; on notera que ce n'est qu'au chap. 19 que Clotaire II désigne Arnoul comme tuteur du futur roi, le jeune Dagobert, et qu'au chap. 16 l'intervention d'Arnoul auprès de Clotaire pour être déchargé de ses fonctions d'évêque est forcément antérieure aux deux miracles évo­qués aux chap. 11 et 12.

49. A. BOUREAU, La « Légende dorée ». Le système narratif de Jacques de Voragine, Paris, Le Cerf, 1984, p. 154-161.

50. Sur les possédés et les scènes d'exorcisme, voir P. BROWN, La société et le sacré, p. 180 sq.

51. VA. 13.

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avec l'un de ses compagnons, qui avait aussi dénigré l'évêque, et pendant la nuit les vêtements des deux hommes prennent feu sans que rien puisse les éteindre, même pas la fange d'un bourbier où ils se roulent comme des porcs ; le feu implacable leur ronge les parties sexuelles - ils sont punis par où ils ont péché en accusant la reine d'adultère avec Arnoul ! - . Peu de temps après, ce Noddo fut condamné et ainsi, comme écrit notre chroni­queur, « le glaive royal trancha à juste titre le fil de ses crimes » (52). Le second miracle, raconté à la suite, concerne un certain Hugues, un des Grands de l'aristocratie austrasienne : Arnoul, qui avait déjà vendu presque tous les trésors de l'Eglise de Metz pour en distribuer le bénéfice aux pauvres, vend un plat d'argent qui pesait soixante douze livres. Hugues l'achète, apparemment en toute légalité et honnêteté, mais, précise l'hagio-graphe, « Dieu tout-puissant ne permit pas qu'un laïc fît usage d'un plat qui avait été consacré autrefois au premier martyr, le bienheureux Etienne »(53) : en effet, Hugues meurt de mort subite, le plat d'argent est remis au roi Clotaire qui, informé de l'intention dans laquelle le saint évêque l'avait vendu, s'en sépare aussitôt, le faisant rapporter à Metz après y avoir déposé cent pièces d'or.

Ces deux épisodes reflètent peut-être des faits authentiques, tels du moins que la rumeur les avait transmis, mais ils mettent en scène aussi un motif traditionnel de l'hagiographie: le châtiment divin des méchants. L'épisode de Noddo rappelle quelque peu la mésaventure arrivée à Macaire l'Ancien, ermite et confesseur du IV e siècle, rapportée par Pallade au chapitre xvn de VHistoire Lausiaque, un ouvrage du V e siècle qui décrit la vie des moines et moniales en Egypte et Palestine : injustement accusé par une fille de mauvaise vie de l'avoir séduite, Macaire supporta sans protester la calomnie et accepta même de subvenir aux besoins de la mère et de l'enfant. Son innocence enfin reconnue, il se retire au désert de Scété, sur les confins de la Libye, où il passe le reste de son existence. Rapprochement plus frappant encore, le récit de notre anonyme reproduit presque exactement une aventure racontée par Paulin de Milan (54). Après la mort d'Ambroise, un certain Donat, africain d'origine mais prêtre de l'Eglise milanaise, s'en prit à la mémoire du saint homme pendant un ban-

52. VA. 13.

53. VA. 14 : L'expression est assez maladroite : « Hune (= discum argenti) Chugus qui­dam primatis procerum, datis alimoniis uel his quae pauperibus necessaria erant, conparauit (comprenons: « Ce plat d'argent, un certain Hugues l'acheta, Vévêque ayant pu donner ainsi aux pauvres de la nourriture et ce qui était nécessaire »). Sed omnipotens Deus non passus est, ut ilio laicus frueretur, qui in honore beati Stephani protomartyris iam olim consecratus fuisset. »

54. Vita Ambrosii, 54.

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quet - le vin devait délier les langues ! - : cette méchante langue est aussi­tôt punie, il est frappé d'une grave blessure qui le conduit au tombeau. Même événement à Carthage, toujours à l'occasion d'un banquet, où un évêque nommé Muranus se mit à critiquer Ambroise et, comme le prêtre milanais, fut lui aussi frappé soudain d'un coup mortel: on l'étend sur un lit, puis on le reconduit chez lui où il décède, comme Hugues, de mort subite (55). On est évidemment en présence d'un topos, le châtiment du calomniateur d'un saint homme par la mort subite, si redoutée au Moyen Âge parce qu'on la perçoit comme « un signe de damnation » (56). Preuve complémentaire du lien entre le texte de Paulin et celui de notre anonyme, les deux auteurs assortissent leur récit de la même citation scripturaire, Psaume 100, 5 : « Celui qui en secret calomnie son prochain, je le poursui­vrai » (57).

Quant au châtiment de Hughes, il peut surprendre davantage, mais, comme l'observent Pierre-André Sigal et Alain Boureau, les grands sei­gneurs (les proceres) (58) qui s'en prennent aux biens de l'Eglise comptent parmi les ennemis de Dieu ; se saisir, même en toute légalité, des vases sacrés est un sacrilège, comme le prouve l'empressement de Clotaire II à rendre à l'Église le plat d'argent (59). Avant Arnoul, Ambroise de Milan avait fait fondre les vases sacrés pour le rachat de prisonniers romains cap­tifs des Goths après la défaite d'Andrinople en 378 ; dans son De Officiis il présente cette action comme l'expression la plus haute de la liberalitas, mais avec une réserve qui éclaire l'épisode narré par la Vita Arnulfi : il faut que « les coupes utilisées pour le mystère eucharistique ne sortent pas de l'Église, de peur que le service du calice sacré ne passe à des usages impies » (60). Avant Ambroise, le diacre Laurent, mort martyrisé sur le gril, avait refusé de livrer les vases sacrés de l'Église de Rome convoités par un persécuteur cupide, comme l'évoque de si belle manière l'hymne que l'évêque de Milan a consacré à ce martyr, qui fut « presque l'égal des Apôtres » (Apostolorum supparem) :

55. VA. 14: « nam supradicto Chugo praepite morte prostrato »; beaucoup de manus­crits et Mobritius écrivent « repentina morte ».

56. A. BOUREAU, La « Légende dorée », op. cit., p. 144.

57. VA. 13 : « Detrahentem secreto proximo suo hune persequar », texte de la Vulgate, dans sa version conforme à la LXX, alors que Paulin en donne une variante qui appartient à une Vêtus Latina : « Sedentem aduersus fratrem suum et detrahentem occulte persequebar ».

58. Voir VA. 14: « Chugus quidam primatis procerum ...»

59. P.-A. SIGAL, L'homme et le miracle dans la France médiévale, p. 276 sqq.

60. Voir AMBR., De Officiis, II, 70-71 & 136-143, éd. M. Testard, CUF, t. 2, Paris, 1992, p. 40-41, 70-74 et les notes de l'éditeur, p. 186-190.

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Pourtant, sur l'ordre de livrer dans trois jours les trésors sacrés, il promet dûment, sans refus, joignant la ruse à la victoire.

Ah ! quel spectacle magnifique ! Il assemble les gueux en troupe, montrant ces miséreux, il clame : « Voici les trésors de l'Eglise ! »

Oui ! les vrais trésors des pieux sont, à jamais, les miséreux. L'avare, ainsi joué, enrage et prépare des feux vengeurs.

Le bourreau, tout brûlé, s'enfuit, reculant devant son brasier ; « Retournez-moi, crie le martyr ; allons ! si c'est cuit, dévorez !» (61)

On notera qu'ici, comme dans l'épisode du scélérat Noddo, le feu du ciel brûle le bourreau, mis en fuite, plus rapidement et plus cruellement que le martyr sur son gril, topique bien connue du piégeur piégé. Nous avons affaire aussi, comme le note H. Gunter, à un motif « errant » dit « des pré­sents retransmis », qui apparaît dans d'autres religions y compris le paga­nisme, et qui est illustré dans le christianisme primitif par un épisode de la vie de l'ermite Macaire: « On lui fait don d'une grappe, qu'il donne à un confrère, celui-ci à un troisième, et par un quatrième elle fait retour au saint » (62).

Séparé de cette série de miracles, évoqués aux chapitres 9-14, le récit du miracle accompli lors de l'incendie de Metz mérite, lui aussi, un moment d'attention, ne serait-ce que parce que nous y retrouvons la figure du feu déjà présente dans le châtiment de Noddo et de son compère. Épiso­de présenté comme la conclusion et sans doute l'expression ultime de la vie

61. AMBR., Hymne 13, « Apostolorum supparem », vv. 17-32, éd. G. NAUROY & J. DE MONTGOLFIER dans J. FONTAINE éd., Ambroise de Milan, Hymnes, Paris, Le Cerf, 1992, p. 562-563.

62. Voir H. GUNTER, Psychologie de la légende. Introduction à une hagiographie scientifique, Paris, 1954, p. 32 à 93, surtout p. 91. Sur le thème du piégeur piégé, voir ID., ibid., p. 143-144 & 160-166.

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publique d'Arnoul, au moment où, Goëric dit Abbo ayant été élu pour lui succéder à la tête de l'évêché de Metz, il s'apprête à se retirer dans la soli­tude d'un désert. Il vaut la peine de lire cette page :

Mais le miracle qui fut bientôt accompli dans la ville, de nuit, par ce saint et glorieux pontife, le jour même de la venue de Romaric, je ne dois pas le passer sous silence. Il arriva accidentellement qu'un feu dévorant s'attaqua au cabinet du roi et que les flammes menaçantes, qui s'élevaient très haut, vinrent lécher les maisons voi­sines tout à l'entour. Tous les habitants de la ville sortirent soudain et, voyant sa des­truction prochaine, se répandirent en lamentations et en clameurs. À cette nouvelle, nous nous sommes précipités vers la maison du saint homme et nous l'avons trouvé chantant les Psaumes, comme il en avait l'habitude. Aussitôt, lui ayant pris la main, Romaric lui dit : « Sors, maître, voici, nos chevaux sont devant la porte, afin que, Dieu nous en préserve, le feu qui ravage cette ville ne te brûle pas toi aussi ! » À ces mots il répondit: « Il n'en est pas question, mes très chers, mais conduisez-moi là-bas, et voyons cet incendie impie qui s'épaissit, mettez-moi tout près de lui, et, si Dieu le veut, que je brûle moi aussi, me voici, je suis entre ses mains. » Ensuite, tenant ses saintes mains, nous parvenons à la maison, et bientôt, sur son ordre, nous nous age­nouillons en prière, puis, après la lecture d'un passage de l'Écriture, nous nous rele­vons tous. Alors, élevant la main contre les immenses flammes, il y jette l'étendard de la croix. Bientôt, de façon merveilleuse, comme frappé par le ciel, sans causer aucun dommage ailleurs, le feu, tout entier refoulé à l'intérieur des murs, s'éteint [...] Voici la vision qui aussitôt après apparut à l'un de nos frères. Regardant le ciel, il y voit gravé le signe de la croix comme une flamme de feu, et aussitôt, du haut du ciel, pro­venant d'un côté de la croix, une voix se fit entendre, disant : « Vois-tu ce signe ? C'est par lui que cette nuit l'évêque Arnoul a délivré toute cette cité de l'incendie. » C'est au moment où nous étions tous frappés de stupeur face à la puissance que nous avions vue terrasser le feu, que ce frère nous raconta cette vision (63).

Le feu, qui punit le calomniateur Noddo comme le bourreau de Laurent, joue le même rôle ici, sans qu'il faille pour autant remettre en question la véracité historique de l'épisode. Depuis l'Ancien Testament, où le feu de Yahvé s'abat sur les infidèles et les idolâtres (64), le feu exprime la colère de Dieu envers les hommes pécheurs, et seul le saint peut contre­balancer cela en rétablissant la paix avec Dieu, car, comme le dit Gunter, « le saint est maître du feu » (65). Ainsi Martin de Tours échappe à l'incen­die qui ravage la pièce où il s'est installé pour la nuit, Paulin de Noie éteint l'incendie d'une grange en y jetant un fragment de la croix, saint Germain d'Auxerre, refusant de quitter un village anglais en proie aux flammes, fait face au feu et l'empêche de s'attaquer à sa maison. D'autres évêques, avant ou après Arnoul, réussissent le même miracle : Remi arrête un incendie à

63. VA. 20. 64. Par exemple Lévitique 10,6; Nombres 11,1 ; I Rois 18, 38 ; Job 1, 16: « Le feu de

Dieu est tombé du ciel. »

65. H. GUNTER, Psychologie de la légende, p. 184 sq., qui cite les exemples dont nous faisons mention.

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Reims, Victorius sauve le Mans par la prière, Marcelin d'Ancône, malade lors que le feu se déclare, se fait porter à l'endroit le plus exposé, et le feu meurt comme s'il ne pouvait supporter sa vue : dans tous ces cas, la victoire sur le feu est une sorte d'attribut de l'évêque qui, même après sa mort, par la seule présence de ses reliques, en tant que patronus de la ville, en assure la protection contre les incendies. Que ce récit - histoire ou légende ou thème topique greffé sur un fait historique, peu importe - se soit répandu et accrédité après la mort d'Arnoul, lors du développement de son culte à Metz, est chose fort probable.

La vie érémitique, la mort, la translation des reliques

C'est le choix et la pratique de l'ascétisme érémitique qui occupent, avant le récit de la mort et de la translation des reliques d'Arnoul, les der­niers chapitres de la Vita, en fait dès le chapitre 15 : d'abord sous forme de retraites occasionnelles à Dodigny, à la lisière des Vosges, ou à Chaussy sur la Nied pour prier dans la paix, loin des rumeurs de la ville (66), puis comme une exigence incompatible avec la poursuite de l'activité épiscopa-le, ce qui conduit Arnoul à solliciter auprès de Clotaire II la nomination d'un successeur « plus digne de répandre dans le peuple la parole de la pré­dication » (67). Arnoul s'incline cependant devant la volonté du roi, qui lui demande de veiller d'abord à l'éducation de son fils Dagobert, mais, bien­tôt après (68) - « comme poussé par un désir irrépressible, il avait hâte de s'établir au désert », écrit son biographe - (69), il résiste aux efforts et menaces de Dagobert, qui aurait voulu garder son conseiller auprès de lui. L'historicité de cette séquence est authentifiée en quelque sorte par la cita­tion de deux extraits de lettres de Clotaire d'un style fort différent de celui de notre auteur. Comme le note N. Gauthier, « cet épisode, qui pourrait n'être qu'un lieu commun hagiographique, inspire la plus absolue confian­ce » (70). Mais il faut bien voir qu'ici aussi, la conduite d'Arnoul, qui semble se retirer de sa propre initiative et non pas à la suite d'une disgrâce royale, s'inscrit dans une tradition et reproduit un modèle.

66. VA. 15. 67. VA. 16. 68. À vrai dire, l'intervalle de temps entre VA. 16 et VA. 17 n'est aucunement précisé,

peut-être plus important que ne le laisse supposer la contiguïté des deux chapitres ; apparemment, lors du conflit avec Dagobert, Clotaire, qui ne joue aucun rôle, est déjà décédé ; la scène se passe donc au plus tôt vers la fin de 629, voir N. GAU­THIER, op. cit., p. 380.

69. VA. 17 : « Sed cum insolubile [ou plutôt : insolubili] desiderio ad heremum prope-rare disponeret. »

70. Op. cit., p. 379.

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En vérité, le sens mystique de la démarche d'Arnoul est négligé par l'auteur de la Vita au profit du récit pittoresque et dramatique de l'affronte­ment avec Dagobert et la reine. Pour Arnoul, la vie dans le siècle, si pieuse soit-elle, n'est plus qu'une contrainte acceptée par devoir et à contre-cœur, dont il aspire à être déchargé. À la différence des grands évêques de l'Antiquité tardive, que leur itinéraire spirituel a souvent menés de la vie monastique à l'épiscopat, Arnoul suit le cheminement inverse (71): l'épis-copat, au même titre que la vie dans le siècle et les charges publiques, est ressenti par cette âme exigeante en quête de Dieu comme un obstacle, alors que la réclusion du cloître apparaît comme le lieu où s'accomplit le mieux une destinée humaine.

Nous l'avons déjà signalé à propos du projet d'Arnoul et Romaric de se rendre à Lérins pour y mener la vie ascétique des moines, nous sommes dans une époque qui voit se lever un immense élan vers la vie monastique, déjà amorcé à la fin du ive siècle, quand, par exemple, Sulpice Sévère, avec quelques amis de l'aristocratie gallo-romaine, se retire dans le domaine rural de Primuliacum, aux confins de la Narbonnaise, pour y mener une vie ascétique et, accessoirement, écrire ce chef-d'œuvre qu'est la Vie de saint Martin (72). Ainsi rien de nouveau dans la démarche d'Arnoul, qui est déjà celle d'un Ambroise, même si celui-ci meurt en 397 sans avoir réalisé son ardent désir de quitter lui aussi sa fonction d'évêque pour une vie de retrai­te spirituelle loin du monde. Démarche fréquente même chez des laïcs, comme en témoigne, au début du V e siècle, le poète espagnol Prudence, qui, après une brillante carrière dans la haute administration impériale sous Théodose, se retire dans sa Tarraconaise natale, sur ses terres près de Calagurris, pour y mener, au sein d'une communauté pieuse, une vie d'as­cète :

Le terme de ma vie est tout proche, et voici que Dieu fait approcher de moi les jours voisins de la vieillesse : qu'ai-je fait d'utile, moi, dans un si long espace de temps ? [...]

Il me faut dire : « Qui que tu sois, le monde, que tu as servi, est perdu pour ton âme. Ce ne sont pas les intérêts de Dieu dont elle s'est préoccupée, ce Dieu à qui tu vas appartenir. »

71. Comme le note N. GAUTHIER, op. cit., p. 438.

72. Voir introduction de J. FONTAINE à son édition de la Vita Martini, SC 133, Paris, Le Cerf, 1967, p. 40-46.

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Eh bien, que, juste avant la fin dernière, mon âme pécheresse dépouille sa folie ! Qu'elle célèbre Dieu au moins par sa voix, faute de le pouvoir par ses mérites ! (73)

Ces paroles expliquent le choix d'Arnoul à la fin de sa vie, qui relève d'un comportement spirituel et sociologique né au lendemain de la paix de l'Église, quand, après le temps des persécutions, le monastère remplace le martyre sanglant pour une partie croissante de l'aristocratie déjà convertie au christianisme, mais en quête d'une « seconde conversion » avant de rejoindre la patrie céleste (74).

Il est certain que, selon ce modèle, une évolution intérieure s'est opé­rée chez Arnoul au fil des années, qui aboutit au choix de la vie ascétique : « On a nettement l'impression, écrit N. Gauthier, d'une évolution progres­sive qui a conduit Arnulfus, dans les dernières années du règne de Clotaire, à considérer l'attention exclusive à Dieu dans la prière comme incompa­tible aussi bien avec ses fonctions laïques qu'avec ses responsabilités epis­copales » (75). On voit bien qu'Arnoul profite du changement de règne (mort de Clotaire en 529, à qui succède son fils Dagobert) pour parvenir à ses fins, sans doute vers 630. Cette évolution, l'anonyme de la Vita ne sau­rait la souligner, puisque pour lui Arnoul, élu de Dieu, a été d'emblée, dès ses jeunes années, un saint, modèle de perfection, mais ici le schème hagio­graphique ne peut masquer tout à fait cette véritable « conversion » d'un homme qui, alors même qu'il est déjà évêque, se sent pécheur, indigne de la charge que lui a confiée le roi pour le récompenser de ses bons offices, indigne de prêcher la parole de Dieu (76), et qui aspire à préparer son salut dans la solitude d'un ermitage.

Suit la description de la vie monastique, près d'Habendum, où Arnoul a rejoint son vieil ami Romaricus: tableau édifiant du saint « s'adonnant à la prière entouré de quelques moines et de lépreux qu'il sert avec dévoue­ment de ses propres mains, leur lavant la tête et les pieds, préparant leur lit et leur cuisine » (77). Si le temps nous en était laissé, nous pourrions mon­trer sans peine combien ce tableau emprunte tous ses éléments aux Vies

73. Cathemerinon, praef., v. 4-6, 31-36.

74. Voir J. FONTAINE, Naissance de la poésie dans VOccident chrétien, Paris, Études augustiniennes, 1981, p. 145.

75. Op. cit., p. 380. 76. V.A. 16 : « Se indignum huius operis seque peccatorem clamitans. » 77. N. GAUTHIER, op. cit., p. 381.

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d'ermites, dont les modèles ont été la Vie d'Antoine, écrite au milieu du IV e siècle par Athanase et rapidement traduite en latin, et la Vie de saint Martin de Sulpice Sévère, témoin, à la fin du même siècle, de l'élan ascé­tique qui, autour de Martin, animait un « cercle aquitain » d'intellectuels et de lettrés. Plus encore, le propos d'Arnoul apparaît en accord avec l'imagi­naire chrétien de l'Antiquité tardive, pour lequel la ligne de partage la plus importante, comme dit Peter Brown, ne passait pas entre la ville et la cam­pagne, mais entre « le désert » et « le monde », le désert étant associé à la vie « angélique » de l'ascète, le monde au comportement chrétien plus hésitant du kosmikos, « celui qui vivait dans le monde » - l'homme ou la femme, et le clerc autant que le laïc - , c'est-à-dire celui « qui était tenu par des obligations envers la société et qui, par cette raison, n'était pas libre de se donner totalement au Christ » (78).

Notre biographe évoque, dans les dernières pages, la mort d'Arnoul, un 18 juillet d'une année antérieure à 647 (79), la naissance de son culte, peut-être huit ans après sa mort (80), lié aux miracles qui marquent la translation de son corps à Metz et sa depositio, un 18 août, dans une basi­lique extra muros consacrée aux Saints Apôtres, qui prit bientôt son nom : tous ces épisodes, ainsi que la nature et la structure des nombreux miracles qui les accompagnent, trouvent des modèles antérieurs, en particulier à Milan, où le transfert du corps d'Ambroise déposé dans la basilique qu'il avait fait construire pour accueillir les corps des saints Gervais et Protais est accompagné aussi de divers miracles. Ne retenons qu'un détail, le « parfum suave qu'exhalent les membres du saint et qui se répand sur tous les transporteurs » (81) lorsqu'on exhume son corps pour le placer sur un brancard qui le conduira à Metz. Ce lieu commun est représenté par tant d'exemples qu'on nous pardonnera de n'en citer qu'un, celui que mention­ne Paulin de Milan, à propos de l'invention par Ambroise du corps du saint martyr Nazaire, enseveli dans un jardin, en dehors de la ville : il apparaît comme s'il venait de mourir, « son sang aussi frais que s'il avait été répan­du le jour même, sa tête, coupée par les impies, intacte et parfaitement conservée [...] Et, ajoute Paulin, nous avons été pénétrés d'un parfum qui surpassait en suavité tous les arômes » (82). Mais ici le mythe n'est plus en concurrence avec l'histoire, il règne seul.

78. P. BROWN, L'Essor du christianisme occidental, Paris, Le Seuil, 1997, p. 147.

79. Voir N. GAUTHIER, op. cit., p. 382.

80. Si l'on accepte, en V.A. 23, la leçon : « post annos fere iam octo [au lieu de acto] »).

81. V.A. 23 : « nam suauitatis odor exiit sacris membris, cunctos replet euidentes (corr. de Krusch; mss : euehentes / uehentes).

82. PAVL. MED., Vita Ambrosii, 32.

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Conclusion

Notre analyse l'a montré : la Vita Arnulfi a préféré illustrer le type du saint évêque modèle de piété et d'ascétisme, type fixé par l'Antiquité tardi­ve, plutôt que dessiner avec exactitude la figure complexe et contrastée d'un homme partagé entre l'action, avec ses tâches et ses servitudes, et la vie dévote et recluse. Le biographe met l'accent sur la sainteté, manifestée par les miracles qu'opère Arnoul. Il présente un personnage plutôt statique, occultant une évolution spirituelle très probable, qui semble avoir progres­sivement détaché Arnoul des ambitions du siècle, à l'exemple de son ami Romaric. Mais, en dépit de ces restrictions, nous devons admettre - une fois faite la part de l'irrationnel que la foi introduit dans l'histoire - que son témoignage est sincère, qu'il est de première main, et donc irrempla­çable pour l'historien, à condition de ne pas lui reprocher de ne pas nous procurer ce qu'il n'avait pas l'intention de procurer. Il suffit de lire la seconde Vie d'Arnoul, celle qu'écrit au X e siècle un certain Umno, pour rendre justice à l'ouvrage anonyme du vn e siècle : on s'aperçoit que dans la première Vie les ajouts hagiographiques restent sobres, limités, suggérés par des topoi devenus traditionnels, et n'ont pas encore proliféré au point d'effacer le visage réel du personnage célébré. Quant au rapport complexe de ces motifs hagiographiques avec la réalité vécue, il est plus facile d'en observer les multiples interférences que de conclure, dans chaque cas parti­culier, à la véracité du fait allégué ou à son caractère fictionnel. Les mêmes événements et les mêmes conduites qui se répètent prennent de ce fait un caractère exemplaire et donc typologique ; ce n'est pourtant pas pour autant qu'ils sont purement imaginaires : il est bien des cas où le fait historique et le motif topique vont de pair dans un monde où les mêmes idéologies, la même foi et peut-être aussi les mêmes bégaiements de l'histoire inspirent tout naturellement les mêmes comportements.

Au reste, les minutieuses - et parfois fallacieuses - distinctions que notre époque établit entre histoire et légende, entre réalité vécue et mythe forgé, ni l'auteur de notre Vita, ni les autres biographes d'évêques (Paulin de Milan ou Possidius, par exemple) ou de saints (Athanase écrivant ce best-seller que fut la Vie d'Antoine, ou Jérôme renonçant à la rigueur scien­tifique qu'il applique à ses traductions de la Bible pour illustrer en de petits « livres de poche » imagés les vies édifiantes des saints ermites Paul de Thèbes, Malchus et Hilarion), aucun d'eux ne les aurait comprises, car, pour ces pieux hagiographes, la légende est une expression de la vérité, ornée mais transcendante, inspirée par Dieu, portée par la uox populi, ce qui lui confère une autorité supérieure à toute enquête purement historique. Ainsi la légende, manifestation d'une vérité collective et partagée, apparaît comme la forme suprême d'une histoire « théologique », c'est-à-dire vue du point de vue de Dieu, regard qui seul donne son sens aux faits quoti­diens et « objectifs >> de l'histoire événementielle. A cet égard, tout en annonçant le Moyen Âge carolingien, notre auteur est encore pleinement un

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homme de l'Antiquité tardive chrétienne, dont il connaît et reprend les formes littéraires et les thèmes de propagande dévote en faveur du culte des saints.

Quant au cheminement spirituel d'Arnoul, qui l'éloigné des ambitions et attachements du monde et l'appelle irrésistiblement à la vie retirée et contemplative, s'il trouve des modèles à la fois dans l'idéal de vie néopla­tonicien d'un Plotin ou d'un Augustin et dans l'expérience du désert vécue aux IV e et V e siècles par « les hommes ivres de Dieu » (83), il rencontre aussi un écho dans cette méditation de Simone Weil, qu'on lit dans ses Cahiers récemment publiés : « L'homme est un animal social, et le social est le mal. Nous ne pouvons rien à cela, et il nous est interdit d'accepter cela, sous peine de perdre notre âme. Dès lors la vie ne peut être que déchi­rement. Ce monde est inhabitable. C'est pourquoi il faut fuir dans l'autre. Mais la porte est fermée. Combien il faut frapper avant qu'elle s'ouvre! Pour entrer vraiment, pour ne pas rester sur le seuil, il faut cesser d'être un être social » (84). En ce sens, la Vita Arnulfi reste un texte d'aujourd'hui.

BIBLIOGRAPHIE

Les textes :

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D. SCHMID, Vita Arnulfi episcopi Mettensis et confessons, édition critique avec traduction et notes, précédée d'une introduction, 1.1 (mémoire de maîtrise), Metz, 1993 ; t. II (mémoire de DEA), Metz, 1994.

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83. C'est le titre du livre de J. LACARRIÈRE, Les Hommes ivres de Dieu, Paris, Arthaud, 1961.

84. S. WEIL, Cahiers, la Porte du transcendant (février-juin 1942), t. VI des Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, 2002.

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GRÉGOIRE DE TOURS, Historia Francorum, VI, 11, dans MGH, script, merov. I (1885, 2 e éd. 1951) ou PL 71.

PAUL DIACRE, Gesta episcoporum Mettensium, dans MGH, script, langob. II, 1878, p. 45-187, aussi dans PL 95.

Les études critiques :

a. sur le contexte historique :

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M. PARISSE, Histoire de la Lorraine, Toulouse, Privât, 1977, chap. IV : De VAustrasie à la Lotharingie, p. 95-127.

K. F. WERNER, Histoire de France (sous la dir. de J. Favier), t. 1 : Les origines, Paris, Fayard, 1984, p. 281-333.

b. sur le culte des saints et Vessor des Vitae :

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R BROWN, La Société et le sacré dans l'Antiquité tardive (trad. fr. A. Rousselle), Paris, Le Seuil, 1985, en particulier p. 59-106 (« Le saint homme: son essor et sa fonction dans l'Antiquité tardive »), p. 171-198 (« Reliques et statut social au temps de Grégoire de Tours »).

P. BROWN, L'Essor du christianisme occidental. Triomphe et diversi­té (200-1000), Paris, Le Seuil, 1997, surtout p. 141-164 (chap. 7 : « les évêques, la ville et le désert »).

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G. DUBY, Le chevalier, la femme et le prêtre. Le mariage dans la France médiévale, Paris, Hachette, 1981, pour le chap. VII: « Vies de saints et de saintes ».

B. FLEITH & F. MORENZONI (édd.), De la sainteté à l'hagiogra­phie. Genèse et usage de la « Légende dorée ». Actes du colloque de Genève, avril 1999, Genève, Droz, 2001.

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M. MEURISSE, Histoire des évêques de l'Église de Metz, Metz, 1634, p. 123 sqq.

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L. VAN DER ESSEN, Étude critique et littéraire sur les Vitae des saints mérovingiens, Paris-Louvain, 1907.