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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article Simon Harel Protée, vol. 28, n° 2, 2000, p. 17-24. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/030590ar DOI: 10.7202/030590ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 31 décembre 2014 09:31 « La voix chantée du silence »

La Voix Chantée Du Silence

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Le silence et le chant

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  • rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]

    Article

    Simon HarelProte, vol. 28, n 2, 2000, p. 17-24.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/030590ar

    DOI: 10.7202/030590ar

    Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

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    d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html

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    La voix chante du silence

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    LA VOIX CHANTE

    PROTE, AUTOMNE 2000 page 17

    LA VOIX CHANTE DU SILENCE

    SIMON HAREL

    Vouloir dterminer de quelle manire, linerte sanimant et les motsprenant apparemment leur libre essor, on passe, lorsquon crit, du parler

    au chanter, quand ce nest de la nullit du silence quelque chose quidemble se rvle sensible comme un chant, est je gage aussi

    follement naf que le dsir que, complices, nous emes jadis lun de mesdeux frres et moi de saisir linstant prcis o, couchs le soir dans noslits, nous passions de la veille au sommeil, chute dans le noir dont au

    rveil on sait quelle a eu lieu mais sans pouvoir connatre, tant laconscience tait embue, la faon dont le pas a t franchi. 1

    Que nous apprend cette citation de Leiris partir de laquelle je dsireintroduire une rflexion sur lambivalence du tmoignage autobiographique propos du silence ? La formulation peut sembler polmique : il ny a pas desmiotique du silence si lon entend ainsi la ncessit de saisir un objet dontlimmatrialit est la caractristique premire. La saisie du silence, si lon respecteune perspective smiotique, est un contresens. Il nexiste pas un silence pur , uneorigine silencieuse qui serait antrieure lmergence du langage. Cest plutt larversibilit du signe 2 qui nous permet daborder la question du silence. Le signepeut tre peru, dans un premier temps, comme la cristallisation dune intentionqui opacifie, par sa dtermination obstine faire sens , ce qui en constitue lepourtour. En somme, le signe, parce quil obit une logique bifocale ou encorerversible, nonce une intentionnalit qui inscrit la subjectivit dans la langue touten tenant distance le silence. Le signe est sa faon une spulture. AntoninArtaud ne stait pas tromp sur cette mise en relation du signe et de lacomptabilit funbre qui tient lieu dorganisation smiotique.

    Tout systme smiotique se doit pour cette raison de crer du sens afin de fairechec linsens quest le silence. Il nest pas justifi dtudier le silence sous laforme dune donne linguistique, surtout si lon fait appel la smiotisationsingulire du silence quimpose la littrature, notamment dans sa dimensionautobiographique. Tout discours, quels quen soient la singularit et lauditoirepotentiel, construit les formes signifiantes du silence et de la voix. Ainsi, loralit

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    premire, qui se donne entendre commemanifestation non mdiatise de la voix, offrelillusion dune organisation signifiante qui estnourrie par le silence. Cest lexemple de la traditionorale dont la structure nonciative est faonne parcette mise en relief du silence qui a valeur de scansion.Le conteur qui habite un espace narratif qualifi detraditionnel sait que son discours possde uneefficacit rhtorique dans la mesure o il est jalonnde squences de silence. Cette efficacit rhtoriqueappartient au champ largi de la smiotique puisquele silence est personnalis par un nonciateur qui peuten faire rsonner les effets. Nous sommes alors aucur dun monde o prvaut le dialogue puisquil estentendu que le conteur sadresse de manire dlibre un auditoire dont il espre recevoir lareconnaissance de sa parole.

    Il en va de mme de la conversation dans lamesure o elle inscrit une pluralit de prises deparole. La conversation nchappe pas lapersonnalisation du silence qui est une faon demoduler lnonciation, de sous-entendre sa porte parun retard, une mise en retrait, un temps de rserve.

    Lune des pratiques grce auxquelles, tant bien que mal, on

    saccommode des affres quotidiennes ; parler, non pour dire ceque lon porte au fond de soi et que, pour peu que lon ne soit

    pas seul, il y aurait lieu de confier puisque cest cela qui oppresseds le rveil, mais pour se librer provisoirement du terrible faix

    en sembarquant dans un commerce de paroles dune toute autreveine. Comme sil fallait le va-et-vient moi et toi du dialoguepour emporter les mauvais gravats... 3

    Il est possible dtudier ces manifestations dusilence : cest lobjet dune linguistique qui sintresse la modlisation nonciative de lacte de parole dans sarelation la posture corporelle du sujet. Il nimportepas cette occasion de percevoir le silence la faveurdune interruption manifeste de la parole. Lenjeu estplus vaste puisque la proxmique du sujet de laconversation doit tre tudie afin de percevoir quelmoment le sujet donne une signification posturale ausilence alors mme quil parle. Une linguistique dusilence, dans la mesure o elle sintresse aux formes

    nonciatives de loralit, peut correspondre un telprojet. Ce nest pas le cas, on sen doute, du textelittraire. Je prendrai comme source de cette rflexionle travail autobiographique de Michel Leiris afindindiquer de quelle manire la voix, sous la forme duchant, ou le cri sont les points de chute dun silencesoumis au refoulement puisque lnonciation dusilence a comme condition premire de se manifesterpar la parole.

    Il peut paratre paradoxal dnoncer que la voix estloprateur smiotique du silence. suivre les critsde Vladimir Janklvitch sur la musique, ou lestravaux de Paul Zumthor sur la question de loralit etde la voix 4, il me semble que la smiotisation de lavoix loge le silence sous laspect dun secret indicible.Sur ces questions, lautobiographie adopte uneperspective tout fait singulire. Elle nappartient pas lespace narratif dit traditionnel de la culture orale.Pourtant lautobiographie, quelle quen soit laprsentation singulire par tel ou tel auteur, exige demettre un terme au silence afin dnoncer la vrit dusujet. Lautobiographie est cette mcanique discursivebien huile qui naccepte pas de rompre avec lamainmise dun discours autorfrentiel. Lobsessionautobiographique concerne la dclamation des figuresde soi. La figurativit est voque de manirepersistante puisque le sujet revendique la pertinencede sa diction au regard dune instance que lapsychanalyse nomme lIdal du Moi. Le silence neserait-il pas ds lors le refoul originaire de lacteautobiographique, ce qui ne se dit pas et qui demeure lcart de lnonciation ?

    Luvre autobiographique tardive de MichelLeiris me semble rvlatrice de cette dsmiotisationquimplique le recours la voix dans le cadre dunerflexion sur le rcit de soi 5. Cette dsmiotisationcorrespond chez Leiris au discours vocal qui se donne lire sous laspect de linforme sonore, de la brutalitpulsionnelle : force violente qui contribue rduire lesens nant.

    Sentiment dun trou vertigineux creus soudain danslcoulement des minutes quotidiennes, leffroyable gne causepar Antonin Artaud, apparemment point encore ravag par le

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    mal qui un jour motiverait son internement, mais donnant unchantillon de cri thtral hurlement mis pleins poumons et

    dune certaine dure au cours dune confrence prononce laSorbonne pour un groupe dtudes dont les problmes de lart

    moderne taient le principal intrt. 6

    Leiris ne cesse dans ces crits tardifs derevendiquer la puissance de la voix ; cest lexemple dela forme mlodique qui inscrit la bipolarit du procheet du lointain incarne par la figure maternelle :

    La voix qui dployait ainsi quelque chose danalogue ce quelon nomme en cartomancie le grand jeu, je me rappellecombien elle tait ample, pure, puissante et veloute. Mais lesouvenir que jen ai, sil me permet dvaluer le trsor que

    possdait ma tante Claire, ny rpond que dune manireformelle et na pas lacuit voulue pour que je puisse,

    mentalement, lentendre nouveau chanter. Peut-tre cette voixme touchait-elle de si prs que je men laissais imprgner sanspresque lcouter ? Peut-tre ntait-elle pour moi que lune des

    faons, entre autres, quavait de se manifester la craturerayonnante que je ne parviens pas aujourdhui sparer du

    dcor de ses piphanies [...]. 7

    La violence insupportable du cri qui noncelviscration de soi :

    Expressif certes, mais en de de tout langage et trafiqu par

    nulle modulation, le cri ltat pur, autrement dit le criinarticul (comme celui quarrache la torture, la terreur, la joie

    folle, ou une grande surprise). Le cri : ensauvagement de la voixqui, retourne semble-t-il aux origines, perd son identit et, rendue sa base biologique, ne peut plus tre certifie mle ou femelle et

    se reconnat peine comme manant dun tre humain. 8

    Ce cri qui rejoint le silence dans sa proximitdoutre-tombe, Leiris laura rv en compagnie damisprestigieux. Bacon ne cesse de peindre lviscrationdu corps qui est la bouche emmure du silence.Artaud profre de sa voix de fausset Pour en finir avec lejugement de Dieu, cri intolrable puisque Radio Franceprfra interdire lmission et laisser au pote ledomaine du silence. Cette dsmiotisation traduit unprocessus radical puisquelle interroge les frontires dela voix et du silence. Lorsque Leiris fait rfrence la

    voix, sa continuit syntagmatique, ou encore saviolence destructrice, il indique ce qui demeureinsupportable dans la voix : la forme refoule dusilence. Cest le silence qui ne peut tre tolr et quicondamne parler ou crire inlassablement.

    Ltude de lacte autobiographique doit abordercette question du silence qui tient lieu de refoulementoriginaire 9 si elle ne veut pas faire limpasse sur desarguments qui font rfrence la vrit ou lafausset de lnonc. Cette modalit de refoulement,qui est littralement infigurable pour la psych,permettrait dordonner, la suite dune partitionpulsionnelle, les reprsentations mnsiquessubsquentes qui forment lappareil psychique. Ilfaudrait alors envisager la constitution de lappareilpsychique sous laspect dune catastrophe premiredont le sens demeurerait refoul, ce qui justifieraitla mise en jeu dune activit smiotique 10. Lerefoulement originaire serait ce silence que lapsych simpose afin de pouvoir penser.

    Cette interrogation, qui fait rfrence au processusde dsmiotisation, est pertinente si lon choisitdexaminer la porte du silence. Ce dernier nest pasla contrepartie de la voix, pas plus quil nest cetteabsence de signification qui soppose la prsence dela parole. Le silence nest pas laveu dun manque--dire, limpuissance du sujet trouver matire pour cequil souhaiterait voir prendre forme lors du discours.Cette dsmiotisation prend naissance en un tempspsychique o le sujet se voit rappel un momentantrieur de sa structure libidinale. La dsmiotisationqui acquiert le statut de modalit signifiante fait appelau silence. La prostration, le mutisme, la sidrationsont de diverses manires des oprateurs du silencequi se traduisent par le non-engagement dans lacte deparole. Toute une psychopathologie, nourrie parlhistoire de la psychiatrie, sest efforce de rendrecompte de cette attitude o le refus dengager laparole est le tmoignage dune mise en retrait dusujet. Ainsi ltude de lautisme infantile 11 metlaccent sur une aporie constitutive du sujet dans lamesure o la parole, qui acquiert le statut de matre-signifiant, semble absente, forclose. Pourtant la

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    psychanalyse ne cesse de souligner que ces silenceschez lenfant sont lourds de sens, quils sont plusprobants, dans leur subjectivit inconsciente, quelacte de discours explicite.

    Ce processus de dsmiotisation est rvlateurdune attaque contre le lien de pense qui rappelleles travaux du psychanalyste W.R. Bion, puisque lesilence, associ aux lments bta, rompt la forme de lacontinuit langagire 12. Cette rupture brutale prendlaspect dun impact catastrophique qui dtruit sasource la possibilit mme de crer un contenant depense. Il existe par ailleurs une distinction de tailleentre la classification nosographique des modesrfractaires daccs au langage, dont le silence ditpathologique est la forme, et ce que la psychanalyse etla littrature peuvent percevoir du silence. Si certainspsychanalystes entrevoient le silence comme un affect,laccompagnement dune reprsentation refoule quitrouve difficilement accs la parole, dautrespsychanalystes attribuent au silence une portelangagire et smiotique de premire importance 13. Lesilence est lindication privilgie de lentre russiedans la relation analytique lorsquil prend la formesomato-psychique dun apaisement, dune capacit selaisser dire par le langage inconscient plutt que dtreun nonciateur forcen qui bute sur les interdits, lessecrets de famille, les injonctions surmoques.

    Cette qualit de silence rejoint ce processus dedsmiotisation qui se joue lors de la cure de manireplus ample partir de lempreinte transfrentielle quecre lanalyste et de la rgression favorise par le cadre thrapeutique. Certaines cures sont desarchitectures offertes au silence. Aprs un tempsdpuisement et de sidration justifi par une parolequi sacharne tout dire, dclamer la ncessit delentre en analyse, le sujet-analysant dchoit etdchante du pouvoir interlocutoire quil staitattribu. Le sujet se met alors parler grce au silencequi lui offre la possibilit de se crer un contenantpsychique, ou encore, pour reprendre lexpressionconsacre de Julia Kristeva, une chora qui a valeurdinscription pulsionnelle archaque. Le sujet saitalors, cest l une trame puissante du processus

    analytique dans sa dimension transfrentielle, quil napas parler ou se taire. Cette logique bivalente estabandonne au profit dun acte de parole qui valorisela rencontre du silence et de la voix, la possibilit defaire entendre le silence dans la parole, de faireentendre la signification dans un silence maintenu.

    La psychanalyse est trs proche de la smiotiquepuisquelle interroge la vie motionnelle du langagedans sa dimension formelle, alors que la psychiatrie,du moins sous sa forme canonique, propose uneaxiologie des contenus psychiques sous laspect dunesymptomatologie. Le champ dexercice de lapsychanalyse nous permet de mieux comprendre lamise en jeu du silence. La psychanalyse est une sciencede la parole : on ne cesse de le rpter la suite delnonc rvolutionnaire de Berthe Pappenheim quifaisait valoir Joseph Breuer la porte de la talkingcure . Mais la psychanalyse nest pas concerne par lesseuls phnomnes dinterlocution qui se manifestentlors de lchange transactionnel dactes de parole.Affirmer que le langage est compos dlmentsdiscrets dont la mise en relation fait systmeperptuerait une conception atomistique et rductricede linconscient. Les travaux de Bion sur ladestruction du lien de pense, les recherches de PieraAulagnier sur la constitution du processus originaire-pictographique, les travaux de Lacan sur loprationde forclusion dans la psychose ont pour enjeudexpliquer que la convention discursive peut toutmoment faire lobjet dune implosion massive dont lesigne fragile est le silence. cet gard, la psychanalyseadopte une perspective bifocale et rversible quidsigne bien la distance adopte envers la psychiatrie.Cette dernire veut faire sens de manire ce que laclassification dynamique de la maladie mentale soitrpertorie. Il nen va pas diffremment dans lechamp smiotique car les enjeux axiologiques se sonteux aussi dplacs : lintrt pour une formalisation dusens, calque sur le modle des langues naturelles, lafiction idologique de leur bon fonctionnement, laisseplace ltude des manifestations discursives du mal-entendu , lanalyse de lhybridit des actesnonciatifs, linterrogation des concidences de

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    laffect ou de lacte perceptif avec lnonciation dusujet. Le silence est un enjeu contemporain de larflexion smiotique parce que la ngativit de laparole entretient des liens formels avec le champ de laculture.

    Mon objectif nest pas de proposer uneaxiomatisation smiotique du silence dans luvretardive de Michel Leiris, ce qui nous poserait desproblmes mthodologiques dont jai eu loccasion deprciser lampleur. Dans cette uvre, le silence est unoprateur discursif refoul qui nourrit, sans doute demanire paradoxale, lmergence de lautobiographie.

    Mon cogito professionnel : je parle donc jexiste ce quiimplique que je suis comme mort si nul ne veut plus mentendre.

    tre entendu de quelquun, nest-ce pas hormis, menuemonnaie, ce que requirent les circonstances de tous les jours

    ma grande raison de parler puisque la violence, que commebeaucoup je voudrais rduire au mutisme, reste sourde tousappels et nest mme pas embarrasse par les cris qui jaillissent

    la gorge de ses victimes ? 14

    Il est incongru de dcrter que le silence est lasource de lautobiographie, que la topicalisation dusilence amne le sujet se dire, se faire linstrument,sinon le serf du langage. Pourtant, luvre de Leiris necesse de mnager des lieux de silence qui sont aussi,jaurai loccasion dy revenir, des rserves de secret. Ilme semble que larticulation du secret et du silence estpropice lmergence de lautobiographie 15. Pour quecelle-ci naisse, il faut que le secret soit une conditionde la pense. Il faut en somme que quelque chose ,inconnu, li au refoulement originaire, soit interdit dediscours pour mieux faire lobjet dune nonciation.Leiris naura cess de mnager dans son uvre deslieux de silence. La passion potique est dabordprouve comme une rencontre impossible avec lerel. Il sagit dune rencontre sacrale qui mne lanantissement.

    Sans doute, lcriture potique est-elle, par rapport lcritureordinaire, un peu ce qutait dans lopra traditionnel lariaoppose au rcitatif (dune part le chant ail, dautre part celuiqui ne slve pas au-dessus du documentaire). Or, ce vers quoispontanment jai tendu en interprtant des mots comme sils

    avaient t des termes de dictionnaire pris pour bases dedveloppements rien quesquisss et peine ou pas mme

    syntaxs quand je ne me bornais pas associer un autre le motprlev, celui-ci, comme nimporte quel vocable hormis ceux qui

    ne sont que rouages du discours, possdant par sa structure desantennes qui le relient au moins un vocable de la ligne autre,de sorte quen suivant cette pente on pourrait, obsd, acharn

    parcourir le vocabulaire entier ou si je serre limpression deplus prs saventurer jusqu se perdre dans un jeu de miroirs

    qui se renvoient les uns aux autres en dinnombrablesrverbrations, dcouvrir le sens dernier, nest-ce pas vers quelquechose qui, loin de ntre que balbutiement agile, serait

    lcriture potique ce quavec leurs escarpements les vocalisesreprsentent par rapport aux parties plus unies de laria ? 16

    Do le rle salvateur de la prose autobiographiquequi a dans luvre de Leiris une efficacit rparatricepuisquelle prserve le sujet dun danger de mort.

    Ce silence maintenu sur la posie, qui sera lev aumoment de la rdaction des ouvrages tardifs, je pensenotamment au Ruban au cou dOlympia et Langagetangage ou ce que les mots me disent, corresponddailleurs une rflexion renouvele sur lopra. Cettepassion potique fait de plus jouer, sous une formetragique qui est associe lopra, les lieux rservs dela conjugalit. Leiris, on le sait peut-tre, aura tdune discrtion absolue, du moins pour la narrationautobiographique, propos de son mariage avec Zette(Louise Godon) et des secrets de famille qui y taientassocis 17. Ce souci de discrtion peut sembleranodin. Mais ce jugement rapide masqueraitlimportance du secret qui traduit chez Michel Leirisla ncessit imprieuse de garder le silence sur larch la source du projet autobiographique. Lacte dcriresur lopra permit de rejouer la rencontre avec lafminit qui fut dterminante pour Leiris puisquellefaisait voir une nudit la fois convie et crainte 18.Dans cette passion pour lopra, ny avait-il pas le dsirde masquer le silence de la mort, dimposer unedestine qui avait encore une fois laspect dunemcanique bien huile ? Ny avait-il pas dans cettencessit de donner voix au rcit autobiographique lesouci de payer son d une fminit entrave par

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    lobsession de la castration, du manque--dire, duphallicisme narcissis qui traverse aussi cette uvre ?

    La voix ne devenait-elle pas alors la figuremagnifie dun signifiant non chtr, la naissancepossible par le chant et son incarnation dans uneuvre hante par la dimension posthume de lcrit ?Cette naissance par la voix ne prenait-elle pasdailleurs la forme sublime dune procration dont lacharge corporelle et sexuelle tait attnue par latraduction de la voix et du silence en projetsdcriture ? Ny avait-il pas la faveur de la solitudecontemplative de lcrivain lexercice dun dni dufminin mis jour sous laspect singulier dune voix :objet pulsionnel dont la forme sonore est enivrante etqui prsente une tragdienne seule sur scne, aimepour sa voix, ce signifiant nigmatique, immatriel quiest un nonc de jouissance ?

    Cristaux pointant des hauteurs glaciales dans la noirceur del Air de la Reine de la Nuit , ppiements doiseau perdu

    quand lair dit de la folie de Lucia di Lammermoor vient prendre son envol. [...] Indicible ? Ineffable ? Je ne gonflerai mesjoues daucun de ces grands mots pour exprimer ce quoi je croisatteindre en ces moments o, subjugu par lapparente frivolitde la prouesse vocale, je ne vis gure que par et pour loreille.

    Simplement, mabstenant duser dun terme ngatif qui nesuggre linfini que par sa vacuit mme et que notre bouche a

    sottement plaisir boursoufler, jaffirmerai quen lespce lachose dire est expressment dite, mais lest par la musique avec

    les sons pntrants quaucune entente seconde nmousse deson langage elle qui, sans quon puisse sauf mysticismeprtendre quelle creuse le ciel comme la crit (splendidement)un merveilleux pote et esthticien de lpoque romantique, pallieavec assez dclat pour nous combler la carence du langage que

    tout petits nous avons appris et que plus gs nous parlons etcrivons, incapable quant lui de nous conduire jusqu nosderniers recoins. 19

    Le silence de lcrivain, fervent autobiographe, nerencontrait-il pas alors la solitude du chant dont Leirisnonce la nudit puisquil permet dentrevoir ce quine se dit pas ? Lautobiographe, en tmoigne Leiris,laisserait chanter son crit afin dchapper la mort.Le bavardage autobiographique ne serait quun leurre

    commode permettant de masquer lomnipuissance dela mort. Michel Leiris vieillissant aura t emport parla vitalit dune criture qui ne se satisfaisait plus durituel tauromachique, ou de cette autre passion quefut la peinture. Dans luvre de Leiris, le mondevisible seffiloche peu peu et la voix, garant de laprcarit de la tradition orale, devient la preuve mmede la validit du discours autobiographique. Cettevoix-tmoin, Leiris ne cesse de la retrouver, la fin desa vie, sous la forme de la sur ane Juliette qui nepeut plus donner source au rcit, lauthentifier. Cettevoix, qui devient de plus en plus faible alors que Leirisvieillit, habite luvre de faon souterraine. Il ne peutplus demander sa sur de rompre le silenceamnsique de la mmoire autobiographique, de luiindiquer que cet vnement prcis sest bien joualors.

    18 octobre Hallucination dont ma sur est le jouet et dont elle ma parl

    ce matin au tlphone (non en sinquitant, mais en trouvantcela intressant ). Ainsi, au cours dune promenade en fort ( ?),

    elle aurait vu un chteau Louis XIII qui nexiste pas. De mme,assistant avec des amis un concert ( ?), elle aurait vu le chefdorchestre demi cach par un buisson et, derrire lui, toute

    [une] ville se dployer. Je ne mets pas en doute la vracit de ceshistoires quelle me raconte mais [lui] dit simplement que, tantdonn sa mauvaise vue, elle doit interprter ce que ses yeux luifournissent. Rflexion faite, je me demande si son grand ge

    quatre-vingt-quinze ans ne la porte pas mler rve, souveniret ralit ? 20

    Michel Poizat souligne dans LOpra ou le cri delange 21 que la thorisation du silence est soumise demultiples interprtations. On peut faire valoir laprsance du silence sur la voix, comme si le sujettait dabord habit par un silence qui possdaitensuite une fonction signifiante. Le silence serait pourcette raison un signifiant nigmatique qui rappelle ceque le psychanalyste Jean Laplanche a pu noncer dela valeur du signifiant parental tel quil est modlispar le dsir de lenfant 22. Ce signifiant nigmatiqueserait dcoup par la voix, ce qui lui permettrait defaire jouer une premire mise en squence du langage.

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    Vladimir Janklvitch propose de son ctlinterrelation du silence et de la voix. la faveur dunjeu favorisant lalternance du silence et de la voix, lelangage merge sous laspect dun signifianttransitionnel. Celui qui se meut dans le mondeintemporel du silence est dj port par une voixintrieure qui donne matire penser. Le silence nestdonc pas un moment originaire qui offre sonfondement la parole. Il nest pas cet univers informequi permet au signifiant dassurer un travail dedcoupe et de mise en relief.

    vouloir opposer de manire rductrice cespolarits, le thoricien est condamn privilgier uneperception schmatique du langage. Le silenceappartiendrait au monde de la nature ; il seraitlincarnation vive dun monde non altr par uneprsence langagire qui solliciterait par la suite unnonciateur. Quant la voix, elle serait la prsencepure du langage, sa manifestation irrductible. Ensomme, la voix figurerait lentre dans la culture partir de laquelle le sujet dclame son appartenanceau collectif. On peroit que le propos tenu cetteoccasion est restrictif. Le silence appartiendrait auroyaume des forces. Il serait la manifestation dunsignifiant dont lantriorit manifeste signerait sonappartenance au monde pulsionnel. Le silence, toutcomme la mort si lon suit la rflexion de Freud propos de la non-reprsentation de notre finitude,serait un acte smiotique la fois inaugural etterminal. Le sujet natrait du silence auquel ilcontribuerait par ailleurs donner voix, de la mmemanire que le sujet retourne au silence, royaume desforces et rgne de linanim. Constatons cettedifficult articuler une rflexion sur le silencelorsquelle actualise les prsupposs habituels : lesilence serait lenvers ou lavers de la voix, il enfigurerait le doublet ncessaire. Cette mise en jeubipolaire nest certes pas fausse. Elle a seulement ledmrite dtre gnrale, de rduire larticulation de lavoix au silence sous un mode qui ressemble uneconstruction schmatique.

    Une perspective smiotique qui traite de cettequestion du silence adopte un autre point de vue. Elle

    interroge les transformations du texte littraire lafaveur de linscription privilgie dun silence dont ilfaut retenir par ailleurs quil est toujours textualissous la forme dun effet de silence dont on ne peutngliger la porte signifiante. En somme, leffet desilence, qui traduit bien un processus dedsmiotisation archaque, est peru grce une voix dont lnonciation est moule par lempreintedu rcit. La perspective est diffrente dans desdomaines artistiques o la convocation de la voixsoffre comme un acte entendre, par le biais delinstrumentation technologique. Cest bien sr le casde la musique, des relais mdiatiques traditionnelsque sont la radio et la tlvision, des archivessonores... Le silence y apparat dans sa densitsignifiante puisque la voix marque le silence de sonempreinte.

    Le texte littraire ne peut pas restituer cet acte, pasplus quil nen est la rptition diffre. Le textelittraire ne sait pas dire le silence, si ce nest par unemodulation mtaphorique qui donnera entendre cesignifiant de dmarcation quest leffet de silence. ChezLeiris, la voix permet de faire entendre cet actesmiotique du silence. La puissance affective donttmoigne sa passion pour lopra est une faon decrer une oralit diffre o le silence trouve sa place.Chez lui, le projet de donner voix au rcit par le biaisde lopra nest pas loign dune volont detransfiguration par lcriture. Il ne cessera de sengagersur ces voies de traverse qui renouent avec la posie.

    Donner une voix au rcit, ce serait alors tmoignerde la distance entre lcriture du jeune Leiris dansLge dhomme et le discours sans voix que lon retrouvedans les textes de la Fin : en tmoignent cor et cri,ou bien Oprratiques. Lge dhomme se veut unescarification dclamatoire qui conteste le vrisme delautobiographie traditionnelle. cor et cri est lafragile saisie de la voix dun autobiographe qui aperdu confiance dans le monde visible. Dans cedernier livre, lobsession du rcit de soi bute sur leversant mlodique de la voix. Quelque chose quinest pas de lordre du signifiant linguistique et de saformalisation symbolique trouve se faire entendre.

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    Quelque chose qui nest pas laffect, sil fallait ypercevoir la profration somato-psychique dunindicible qui chappe au langage. Revenons cettefigure du signifiant transitionnel. La voix nappartientpas la convention du langage articul lorsquelle estprofration, cri ou vocifration glossolale. Quant laffect de la voix, il signifie de la mme manire que lesilence par lenvahissement interne quil cre puisquildonne forme linformul. Lautobiographie, entmoigne luvre de Leiris, ne serait-elle pas le lieu derencontre de ce signifiant transitionnel : voix dusilence et silence de la voix ?

    psychiatrie (Collectif), W. R. Bion, une thorie pour lavenir, Paris,Mtaili, 1991, p. 93-105.11. On consultera sur cette question les travaux essentiels de D. Meltzeret F. Tustin.12. Dans lhallucinose, les transformations sont en rapport avec undsastre ou une catastrophe primitifs, dans lesquels les contenusmotionnels des choses-en-soi (lments [bta]) nont pas trouv uncontenant (mre capable de rverie) qui puisse les contenir, (lesaccueillir) et les transformer. La terreur sans nom (ou paniquepsychotique, comme Bion lappelle aussi), renvoye au nourrissondans ces conditions, constitue un mode de fonctionnement mentaldans un domaine dont les dimensions sont infinies et qui ne peut passervir de contenant. Face un tel tat, la personnalit psychotiqueadopte des dfenses destines viter la panique, en liminant lesfonctions capables de lenregistrer ou mme de la percevoir .L. Grinberg, Introduction aux ides psychanalytiques de Bion, Paris, Dunod,coll. Psychismes , 1976, p. 84.13. Le livre dA. Green, Un Discours vivant (Paris, P.U.F., coll. Le filrouge , 1973), demeure encore aujourdhui sur cette question unouvrage de rfrence.14. M. Leiris, cor et cri, p. 73.15. On lira ce sujet, bien que le propos ne fasse pas rfrence de faonexplicite lautobiographie, le beau texte de J. L. Goyena : Lintime etle secret. propos de la transmission de la psychanalyse et du rituel dessocits secrtes , dans Psychanalystes (La psychanalyse et sonestablishment : les paradoxes de la transmission), Paris, hiver 1993-94,no 48, p. 105-119. Quant Leiris, son mtier dethnologue lamena rdiger La Langue secrte des Dogons de Sanda (Paris, Institut dethnologie,1948 [rd. Paris, J.-M. Place, 1992]). Faut-il stonner de cette mise ausecret du nom de Louise Godon, femme de Leiris, la faveur dunprojet ethnographique qui relance la qute autobiographique ?16. M. Leiris, Langage tangage ou ce que les mots me disent, Paris,Gallimard, 1985, p. 112-113.17. Lors de lenqute gnalogique qui fut mene aprs sa mort et qui,motive par ldition mme de ce journal dont il mavait charg, meconduisit consulter des pices de ltat civil, il est apparu que Zette, lafemme de Michel Leiris, ntait pas la sur de lpouse de Kahnweiler,mais la fille naturelle de celle-ci, cest--dire la belle-fille de Kahnweiler non point sa belle-sur comme cela fut maintes fois dit et crit. Sibien que les personnes qui, en certains endroits de La Rgle du jeu oudans les livres postrieurs, sont identifies par les termes de beau-frre,de belle-sur ou de sur de Zette sont en ralit les beau-pre, belle-mre de Leiris, ou mre et tante de sa femme Leiris ntant plus lebeau-frre mais le gendre des uns ou le neveu par alliance des autres.On peut lgitimement sinterroger sur la fonction dun tel secret et surla signification de ce qui apparat bien, en dpit de la recherche de lavrit laquelle Leiris sest livr opinitrement, comme une cachotterie de sa part. J. Jamin, Prsentation du Journal deM. Leiris (1922-1989), Paris, Gallimard, 1992, p. 16.18. Selon C. Maubon : Cest dans la gloire des rles interprts parTante Lise Carmen, Salom, lectre, Dalida, Tosca que Judith,faucheuse de ttes et de sexes, peut alors apparatre, tour tour dessesanguinaire, magnifique et tentante crature (p. 92), fille implacableet chtreuse (p. 95), bacchante chevele (p. 96), tueuse (p. 97), etensorceleuse lascive (p. 99) . C. Maubon commente Lge dhomme deM. Leiris, Paris, Gallimard, 1997, p. 79.19. M. Leiris, Langage tangage ou ce que les mots me disent, p. 114.115.20. M. Leiris, Journal (1922-1989), p. 761.21. M. Poizat, LOpra ou le cri de lAnge, Paris, A.M. Mtaili, 1986.22. J. Laplanche, Nouveaux Fondements pour la psychanalyse, Paris, P.U.F.,1967.

    NOTES 1. M. Leiris, cor et cri, Paris, Gallimard, 1988, p. 112-113.2. Je suis librement la pense du psychanalyste W.R. Bion sur cettequestion. Bion, qui na cess de proposer une thorie exigeante duprocessus smiosique propos de lacte de pense, crivait : Laperspective rversible est un signe de douleur ; le patient renverse laperspective pour rendre statique une situation dynamique. Le travail delanalyse consiste restituer son caractre dynamique une situationstatique et permettre ainsi cette situation de se dvelopper. Comme jelai indiqu dans le chapitre prcdent, le patient manuvre demanire tomber daccord avec les interprtations de lanalyste.Comme les interprtations de lanalyste ne permettent pas cela etcomme le patient ne dispose pas toujours dune agilit despritsuffisante pour faire concider linterprtation avec un renversementsubit de perspective, il emploie un outillage renforc par le dlire etlhallucination . lments de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1979 (1963),p. 60-61. Bion ne fait pas rfrence cette occasion la dfinitionconventionnelle du signe linguistique. Il pose cependant, la faveur dece quil nommera des transformations , les conditions smiosiquesqui permettent de penser le changement, ou encore de sombrer danslhallucination.3. M. Leiris, cor et cri, p. 51.4. P. Zumthor, Introduction la posie orale, Paris, Seuil, 1983 ;V. Janklvitch, La Musique et lIneffable, Paris, Seuil, 1983.5. Cette dsmiotisation implique la contestation, au sein mme dudiscours, de la forme qui le constitue. La mise en jeu du silence,comme forme dsmiotique de la voix, me semble correspondre untel projet dans luvre terminale de Michel Leiris.6. M. Leiris, cor et cri, p. 23.7. Idem, La Rgle du jeu III. Fibrilles, Paris, Gallimard, 1966, p. 141.8. Idem, cor et cri, p. 239. On sen tiendra pour lexpos la dfinition quen donne undictionnaire connu : Processus hypothtique dcrit par Freud commepremier temps de lopration du refoulement. Il a pour effet laformation dun certain nombre de reprsentations inconscientes ou refoul originaire . Les noyaux inconscients ainsi constituscollaborent ensuite au refoulement proprement dit par lattractionquils exercent sur les contenus refouler, conjointement la rpulsionprovenant des instances suprieures . J. Laplanche et J.-B. Pontalis,Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, P.U.F., 1967, p. 396-197.10. On lira ce sujet J. L. Goyena : Nouvelles ides, nouvelles thorieset changement catastrophique , dans Association franaise de