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Armand Colin LA DESCRIPTION DU TABLEAU : L'ÉCHANGE Author(s): Bernard Vouilloux Source: Littérature, No. 75, LA VOIX, LE RETRAIT, L'AUTRE (OCTOBRE 1989), pp. 21-41 Published by: Armand Colin Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41704530 . Accessed: 14/06/2014 08:32 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp . JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. . Armand Colin is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Littérature. http://www.jstor.org This content downloaded from 185.44.77.34 on Sat, 14 Jun 2014 08:32:09 AM All use subject to JSTOR Terms and Conditions

LA VOIX, LE RETRAIT, L'AUTRE || LA DESCRIPTION DU TABLEAU : L'ÉCHANGE

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Armand Colin

LA DESCRIPTION DU TABLEAU : L'ÉCHANGEAuthor(s): Bernard VouillouxSource: Littérature, No. 75, LA VOIX, LE RETRAIT, L'AUTRE (OCTOBRE 1989), pp. 21-41Published by: Armand ColinStable URL: http://www.jstor.org/stable/41704530 .

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Bernard Vouilloux, Université de Bordeaux III.

LA DESCRIPTION DU TABLEAU : L'ÉCHANGE

« La réflexion dont nous parlons ici et qui nous semble essentielle se rapporte directement au débat de la communication. Débat que l'artiste domine quand il parvient à nous faire partager dans un temps généralisé et illimité la fugace impression d'un instant. Communication qui vise l'être - cet autre être que nous sommes aussi, et qu'implique tout échange 1 . »

Que se passe-t-il lorsque je décris un tableau ? Qu'est-ce qui se passe, que passe-t-il dans sa description, qui se transmet de moi à mon lecteur ? Ces questions doivent être posées et entendues. Elles nous commandent de nous rendre attentifs à ce qui s'échange à travers la description du tableau, ou du moins à ce qui se communique unilatéralement du descripteur au descriptaire. Car, bien souvent, le rapport extratextuel de la description au tableau, l'application trans-sémiologique du texte à son réfèrent pictural tendrait à oblitérer la situation de communication au sein de laquelle est contractée, via le message, la relation entre le destinateur et le destinataire ; comme si l'intérêt manifesté pour le moment, au plein sens du terme, théorique de la verbalisation du visible avait replié sur elle-même la dimension pragmatique du texte descriptif. Dimension pourtant qui ne prend tout son effet et ne tire toute sa valeur que d'être expressément rapportée au tableau, objet de la transaction qu'instaure, sur l'échange de la peinture au langage, la description en tant qu'échange. Si les figures, les formes, les couleurs évoquées par le texte sont, littéralement, é-voquées - déduites ou inférées à partir de leur articulation dans un discours - par le lecteur de ce texte, c'est qu'il est en mesure de le faire, en vertu du contrat qui scelle l'émission et la réception de ce type de texte. En effectuant la mise en regard du tableau et du langage, la description met aux prises des partenaires - nommons-les, à la suite de Ph. Hamon, le descripteur et le descriptaire 2 - dont le statut spécifique n'est pas entièrement réductible à celui d'usagers de la langue. Le descripteur, pour parler grossièrement, n'est pas seulement l'encodeur d'un messa-

1. G. Duthuit, L'Image en souffrance, II, le Nœud, Paris, Éd. G. Fall, 1961, p. 12. 2. Introduction à l analyse du descriptif, Pans, Hachette, 1981, p. 40.

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ge ; il écrit, du tableau, ce qu'il a vu ; il en écrit en tant que spectateur, effectif ou supposé ; c'est cette expérience qui fonde en légitimité son acte descriptif. Symétri- quement, et en des termes tout aussi gracieux, le descriptaire, pour décoder le message, est mis en posture de lire le texte comme s'il voyait le tableau ; c'est son degré d'aptitude à répondre à cette sollicitation qui sanctionnera la réussite ou l'échec de l'acte descriptif. La puissance d'évocation visuelle engagée par l'un appelle chez l'autre une compétence particulière : celle de voir, de se représenter mentale- ment, à partir d'une séquence verbale, ce qui est décrit comme, ayant été vu, à voir.

Puisqu'il s'avère que la relation nouée par le texte descriptif se rapporte, sous certains aspects qui restent à préciser, à la relation du spectateur au tableau, il devient nécessaire d'approcher celle-ci et de la cerner, si possible, dans sa singularité. Or, chaque fois qu'il s'est agi d'adapter la théorie de la communication à la peinture, d'implanter „ ses concepts dans le champ des phénomènes de la vision et de comprendre la situation qui cristallise autour du tableau dans la perspective que définira magistralement Jakobson pour le langage, on s'est laissé aller à suivre l'une de ces symétries trompe-l'œil auxquelles donnent assez souvent naissance, si l'on n'y prend garde, les transferts de concepts d'un champ dans un autre et, séduits par les prestigieux parallèles qui en ressortaient, à élaborer une théorie générale dont le premier défaut est un logocentrisme triomphant, triomphant parce qu'inavoué. Ainsi, dans l'entre-deux-guerres, le grand critique anglais Roger Fry pouvait-il écrire : « Par analogie avec la télégraphie sans fil, l'artiste serait l'émetteur, l'œuvre d'art le médium et le spectateur l'appareil récepteur... » 3. Il est vrai que cette pétition de principe ne faisait qu'introduire au problème plus vaste du «langage des émotions » transmises par l'artiste et des difficultés qu'en raison de leur complexité pose leur déchiffrement. Mais Ernst Gombrich, qui cite ces lignes au seuil d'un article où il s'en prend aux « notions erronées » liées à l'hypothèse d'un « langage des émotions », non seulement ne rçpousse pas cette dernière, il admet sans discussion aucune, comme allant de soi, l'équivalence formulée par R. Fry. L'examen des concepts opératoires d'expression et de communication dans le domaine de la peinture l'amène à récapituler les principaux points portés à l'actif d'un langage visuel (les signes naturels, les choix de type binaire...) et à affiner le modèle de la télégraphie sans fil, c'est-à-dire à en vérifier l'efficience selon les attendus de son propre système, sans qu'à aucun moment soient mis en cause ses présupposés théoriques. Bref, ce fameux fil, on le reboucle en cercle vicieux, au gré d'une passe qui consiste à entériner comme résultat ce qui n'a été admis qu'à titre de postulat. Ce qui lui permettra de conclure qu'« aucune émotion, quelle qu'en soit la force ou la complexité, n'est susceptible d'être transposée dans un médium dépourvu de structure. L'émetteur aussi bien que le récepteur doit être guidé par un complexe d'alternatives permettant au choix de devenir expressif » 4. Même si son étude est, dans sa quasi-totalité, centrée sur le pôle du récepteur, c'est, en dernière instance, à

3. Cité par E.H. Gombrich dans « Expression et communication », Méditations sur un cheval de bois et autres essais sur la théorie de l'art, trad, par G. Durand, Mâcon, Éd. W, 1986, p. 109.

4. Ibid., p. 128.

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partir et en vue du pôle de l'émetteur que s'organise de part en part la problématique du « langage des émotions », et c'est le privilège téléologique décisif, et non pensé, accordé au peintre comme sujet du tableau qui constitue la dette d'un tel système à l'égard d'une appréhension logocentrique de ce qui se donne à voir. Car logocen- trique, elle l'est de manière indéniable, la conception qui rabat la relation entre émetteur et récepteur sur la relation entre peintre et spectateur, la différence essentielle entre les deux résidant dans le fait que là le message est verbal et ici visuel. Témoin de cette trompeuse rigueur logique - logologique - , la fausse symétrie qu'elle induit ; si l'instance d'énonciation, pour peu qu'elle se manifeste dans son énoncé, m'assigne une place, par exemple, en contexte narratif, celle de narrataire, et si les irruptions intempestives du narrateur de Tom Jones , de Tristram Shandy ou de Jacques le Fataliste me font entrer bon gré mal gré dans la représentation de l'acte même, la lecture, par lequel j'accède à la représentation, me donnant l'illusion de participer à un échange vivant, rien de tel ne se produit avec le tableau. Si nous nous présentons dans ce que nous disons (parler, c'est se rendre présent), ce que nous peignons ne peut tout au plus que représenter notre forme corporelle ; tandis que le locuteur existe dans ce qu'il dit, le peintre inexiste dans ce qu'il peint. Exit le peintre : la seule altérité que reconnaît en face de lui le spectateur, ce n'est pas celle du peintre, c'estcelle du tableau. On a ici le pressentiment de ce que Lacan appelle le regard du peintre dans le tableau et qui, donnant à voir, ne se voit pas 5. Que quelque chose comme de la communication ait lieu en peinture, que la peinture fasse passer quelque chose, une expérience iconophilique en fait quotidiennement l'épreuve ; et chaque fois il lui est donné de vérifier que ce passage ne se localise pas dans la relation entre le peintre et le spectateur mais dans celle entre le spectateur et le tableau.

La complexité de l'acte descriptif, lorsqu'il est référé au tableau, viendrait donc de ce que la relation entre le descripteur et le descriptaire abriterait celle entre le spectateur et le tableau : l'ordre du décrit s'ouvrirait au récit du regard, l'inventaire du visible à l'événement scopique. Serait-ce que, pour le regard, le tableau consisterait en dehors du langage, avant lui ? que le pur regard baignerait dans la pure visualité de la peinture, sans médiation linguistique pour assurer la saisie de l'une par l'autre ? et que cette immersion visuelle précéderait l'élaboration du simulacre verbal, aussi sûrement que l'antériorité absolue de la sensation originaire affirmerait le primat de l'expérience sur le langage qui tâche d'en rendre compte ? Stase silencieuse, dans leur contemplation, des apparences colorées qui, au moment où je m'apprête à les décrire, me contraindraient à un strabisme douloureux, à une schize et à un intenable compromis : un œil sur le tableau, l'autre sur le langage. Mais celui-ci n'est objectivable, et scrutable comme tel, que dans les conditions d'un métalangage, d'une science qui le prend pour objet. Lorsque je l'emploie à servir, c'est lui qui fait

5. Cf. Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Éd. du Seuil, 1973, pp. 99-100 et aussi p. 93. A un moment où Lacan serre au plus près le dernier Merleau-Ponty. Dans une perspective rigoureusement phénoménologique, voir les puissantes analyses de Max Loreau sur la toile comme double du corps du peintre (« Le peintre, la toile et le corps (suite) », La Peinture à l'œuvre et l'énigme du corps, Paris, Gallimard, 1980, pp. 159-269).

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mon regard, qui me fait regarder - qui me fait regard. En balayant le plan de toile, mon regard décrit des trajets, découpe, segmente, divise, et déjà ces trajets entament la description ; déjà, dans la con temptation, le templům descriptif cherche ses marques. Devant le tableau, essayant de le désigner, de le décrire, de le dire, j'obéis autant à l'injonction de ce queje vois qu'à celle de ce que le langage me donne à voir. Je ne vois et, décrivant, ne fais voir du tableau que ce qui en est dicible, et cette aptitude à la verbalisation est elle-même déterminée au premier chef par l'ensemble des discours que les pratiques picturales ont rendus possibles à un moment donné, et au-delà par le soubassement conceptuel commun aux deux. C'est pourquoi une logique logocentrique, la logique parce qu'elle est du logos serait impuissante à dénouer l'articulation entre les deux relations, celle du descripteur au descriptaire et celle du spectateur au tableau. L'une n'est pas plus déterminée, postérieure et englobante que l'autre n'est déterminante, antérieure et englobée. Ce n'est pas en termes de causalité, de succession ou d'intégration que peut être analysée cette relation de relations. C'est par le pli du langage, autour duquel se replie et se déploie le réel, le visible, que les deux relations s'impliquent réciproquement.

Leur implication réciproque ne signifie pas pour autant que ces deux relations sont identiques ou homologues. C'est même, on l'a noté, tout le contraire : le pli de leur implication est conditionné par leur dissymétrie. Si le descripteur peut ne faire qu'un avec le spectateur, la place du tableau et celle du destinataire ne sauraient se correspondre, même partiellement - pour cette première raison, a priori suffisante, que tout destinataire est un locuteur virtuel, ce qui assurément, et jusqu'à plus ample informé, ne peut être dit du tableau 6. Ce sont donc trois termes et non quatre que relient les deux relations : le sujet (spectateur/descripteur), l'objet (le tableau vu/décrit), le tiers (à qui le descripteur destine la description du tableau). Or, la dissymétrie des relations sujet-objet et sujet-tiers, en occasionnant simultanément la pliure langagière du tableau (je ne vois que ce qui est dicible) et son explication descriptive (je ne décris que ce qui est visible), instaure la duplication d'une situation d'échange à l'intérieur de laquelle le tableau est dans un cas le vis-à-vis, dans l'autre le thème : le tableau vu s'échange au langage dans le regard, le langage s'échange à travers le tableau décrit. Le rapport du texte descriptif au tableau est compris précisément dans la trajectoire transversale qui fait passer celui-ci d'une position frontale (ce qu'on voit) à une position médiane (ce qu'on décrit) - dans son déplacement le long d'un plan dont le clivage répète d'une relation à l'autre la structure du pli.

Dans la vision du tableau, ce n'est pas tant le phénomène de la vision que le fait du tableau qui institue cette situation par quoi, voyant, je suis pressé de parler,

6. Mais, après tout, Genette a bien rencontré un récit qui se prenait à partie (voir l'exemple du Chevalier inexistant, de Calvino, cité dans Palimpsestes, Paris, Éd. du Seuil, 1982, p. 225). Rien ne nous garantit que la même mésaventure ne puisse se reproduire avec un tableau. Toutefois, au contraire du livre, il sortirait de son élément propre. Mais alors, parlant, ferait-il autre chose que, à l'inverse, le livre qui se fait voir ? La loquacité du tableau, pour emprunter un moment notre bouche (que nous abandonnons volontiers), ne serait, au fond, pas plus étrange ou déplacée que le devenir-objet des signes, l'occlusion du signifié par le signifiant graphique.

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d'écrire, de décrire ce que je vois. Sinon, tout objet perceptible par la vue commanderait une pulsion analogue - ce qui est loin d'être le cas. En quoi donc une paire de chaussures, dès lors qu'elle est peinte, s'apparie-t-elle d'emblée au langage, dont elle a refusé auparavant le recours pour se faire voir et désigner en peinture ? C'est que la contingence la plus triviale, cette rencontre des choses à quoi se borne le réel vécu, vécu au ras du sol que foulent ces souliers, est relevée par le simple fait d'avoir été prélevée, choisie, dans le continuum des choses et signifie par tout ce qu'elle exclut. Si elle est là, c'est qu'elle a une raison d'y être. Parce qu'elle vaut pour tout objet ou tout être en peinture, cette motivation ontologique entraîne le corollaire suivant : tout étant est promu à la signification, à partir du moment où il semble avoir été isolé, cadré par le discours qui le décrit - à partir du moment où il est décrit comme en peinture. En habilitant le regard à trouver une nécessité et donc un sens aux formes, figuratives ou non, qu'elle assemble, la peinture a pré-disposé le langage au sein du phénomène. C'est cette anticipation qui me prédispose à parler des tableaux, à parler tableaux, à parler les tableaux. C'est, en d'autres termes, la très ancienne propension à supposer dans le tableau de peinture, en les y projetant, les arcanes d'un langage constitué qui constitue le tableau dans l'espace du discours. Le langage supplée la parole du tableau, il le fait parler en parlant à sa place. Il y a là quelque chose qui s'apparente à la ventriloquie du montreur de marionnettes.

On peut alors se demander si dans la conversion du visible peint en un texte qui le dépeint pour mieux le décrire, il n'y a pas un moment ou un lieu propres où seraient répercutées les modalités pragmatiques de la vision du tableau ; si la relation entre le spectateur, descripteur virtuel, et le tableau n'influe pas de quelque façon sur la relation entre le descripteur et le descriptaire. Dans l'un et l'autre cas, dans le processus perceptif comme dans le procès langagier, cette résonance affective, impressive ou émotive qui accompagne le passage, la transmission du tableau au regard, du texte au lecteur, apparaîtrait comme un paramètre modulable et non pas fixe, comme une donnée occultable, flexible ou accentuable. La situation qui met le spectateur face au tableau fait du premier à la fois un sujet doué d'affect et capable de jugement et le destinataire d'un flux de formes et de couleurs. Face au tableau j'émets et je reçois ; pris à partie, je prends parti. En dépit des brillants paradoxes que la tradition humaniste a brodés sur la formule fameuse de Simonide transmise par Plutarque - « Pictura loquens, poesis tacens » - , cette même tradition n'a pas manqué d'opposer le mutisme du tableau à la loquacité du poème. Et si elle a marqué avec tant d'insistance la complémentarité qui fait de chacun le suppléant de l'autre, c'est peut-être pour accuser ce qui dans le tableau échoue à en faire le partenaire à part entière d'un échange. Au tableau, dit-on, il ne manque que la parole. N'est-ce pas une manière de souligner ce qui fait du tableau un interlocuteur potentiel, l'autre silencieux qui me provoque à parler - qui me provoquei Le tableau ne me parle pas, mais il s'adresse à moi dans l'idiome inouï qui est le sien (il me regarde) et qui m'incite à parler - à parler au tableau (ou à l'une de ses figures) ou à parler de lui à un tiers. Si les tableaux avaient des oreilles, dit-on également. L'urgence irrépressible de cette loquèle que, entre tous les objets, les tableaux

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semblent avoir l'inquiétant privilège de susciter ne se justifierait que de la non moins impérative nécessité d'avoir à combler la scandaleuse carence d'un langage muet. La peinture, ne serait-ce pas ce qui fait trébucher mon discours dans la prétention assurée de pouvoir tout dire qui est la sienne ? Aussi, m'établissant dans la langue, je vais m'adresser à ce tiers, je vais en faire mon destinataire : je lui destine un discours comme à quelqu'un qui n'a pas vu le tableau, que cette privation soit le fait d'une impossibilité factuelle (on est tsarine de toutes les Russies, ou cloué au lit) ou d'une insuffisance de son regard (on voit, frivolement, sans voir). Il me faut lui représenter le tableau : articuler un discours qui lui permette de se construire (de se bricoler) une représentation mentale du tableau, de s'en faire une image ; et en le lui représentant, le lui rendre présent, restituer le tableau dans sa présence, c'est-à-dire essentiellement dans cette avancée (praesens) qui a fait de moi, spectateur, son destinataire et par où il vient à me toucher. Et décrivant le tableau, c'est cette pointe sensible, ce point de contact - localisable peut-être dans ce que Barthes appellerait le punctum (ce qui me point) du tableau 7 - dont il m'est loisible de rendre perceptible le frémissement.

En même temps que je décris le tableau, dans le texte qui opère la découpe de mon réfèrent et qui l'énumère, qui en épelle les parties, je délimite une zone de répercussion, une aire vibratile où viennent retentir, se prolonger, s'assourdir les vibrations de mon éthos agi, agité, par Xêros de la peinture. Mon éthos, car si l'on définit celui-ci comme un « état affectif suscité chez le récepteur par un message particulier et dont la qualité spécifique varie en fonction d'un certain nombre de paramètres », parmi lesquels « une grande place doit être ménagée au destinataire lui-même » 8, il nous faut distinguer autant d'éthos qu'il y a de récepteurs ou de destinataires, en l'occurrence deux : celui du spectateur-descripteur et celui du descriptaire. L'éthos du premier enregistre les effets produits par le tableau et les reproduit dans son texte ; c'est la fonction émotive de Jakobson. L'éthos du second enregistre les effets produits par le texte en vue de produire un effet sur lui ; c'est la fonction conative. La structure de pli où s'informe le double échange noué par chacune des deux relations, dissymétrique de l'autre, détermine une dissymétrie dans la dimension éthique qui est constitutive de cet échange : l'éthos réactif du spectateur se renverse dans l'éthos actif du descripteur qui à son tour provoque (on ne saurait mieux dire) des réactions sur l'éthos du descriptaire ; l'éthos du descripteur, en tant qu'éthos du spectateur agi par le tableau et s'inscrivant dans le texte, est actif, tandis que l'éthos du descriptaire, agi par le texte, demeure réactif. En clair, et si de tels jeux de langue ne passent pas les bornes de la décence : en affichant ses réactions, le descripteur agit(e) la langue ; parce qu'il n'a pas la possibilité d'en faire autant, du moins dans le texte, le descriptaire est condamné à s'entendre dire de quoi il s'agit(e).

Un descripteur agité, un agitateur de la description, s'il y en eut un, ce fut bien Diderot. Dans son célèbre compte rendu du tableau de Greuze, Une Jeune Fille qui

7. Cf. La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Gallimard - Éd. du Seuil, 1980, pp. 71-96. 8. Groupe |i, Rhétorique générale, Paris, Larousse, 1970, p. 147.

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pleure son oiseau mort , il imprime à la description des modulations - captant celles de l'oiseau mort? de la jeune fille éplorée? - qui, à travers interrogations et exclamations, se propagent dans une série crépitante de phrases comme essoufflées :

« La jolie élégie ! le joli poème ! la belle idylle que Gessner en ferait !(...) Comme elle est naturellement placée ! Que sa tête est belle ! qu'elle est élégamment coiffée ! Que son vigage a d'expression ! 9 »

Les trois premières phrases varient, en termes mélioratifs, le thème de l'assimilation à un genre littéraire. Topos de la littérature descriptive classique : en reconnaissant à la peinture le statut de « pictura loquens », justiciable du système des genres, on la légitime, on en fait l'égale du poème, suprême consécration. Les phrases suivantes abordent les principaux éléments du portrait : disposition, tête, coiffure, visage, en leur associant des jugements qui en vantent respectivement le naturel, la beauté, l'élégance et l'expression. La liste descriptive se double de prédicats évaluatifs. C'est dans cette connexion de l'évaluatif et du descriptif, autant que dans les tournures exclamatives, que se fait entendre l'affect du sujet.

De même, à propos des Croisés de Delacroix, Baudelaire entrelace-t-il - on serait tenté d'écrire qu'il entrecroise - à la description des notations de valeur qui engagent sa subjectivité et en signalent l'émoi :

« Mais le tableau des Croisés est si profondément pénétrant, abstraction faite du sujet, par son harmonie orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer ! Tout y est tumulteux et tranquille, comme la suite d'un grand événement. La ville, échelonnée derrière les Croisés qui viennent de la traverser, s'allonge avec une prestigieuse vérité. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants, faisant se dérouler et claquer leurs plis lumineux dans l'atmosphère transparente ! 10 »

L'« harmonie orageuse et lugubre » condense l'impression globale produite par la représentation en même temps qu'elle en livre la tonalité dominante. Elle forme une donnée synthétique, dans laquelle la lumière et la couleur sont appréhendées « abstraction faite du sujet », comme prend soin de le souligner Baudelaire - du sujet, cela va sans dire, en tant qu'argument narratif représenté par le tableau. Tel mouvement d'abstraction en un temps où les figures de la peinture représentative- narrative sont autant de prétextes à des descriptions fortement narrativisées, est en lui-même assez remarquable ; il accompagne la prise de position de Baudelaire, à la même époque, sur 1'« action à distance » de la couleur dans la peinture de Delacroix 11 . Y a-t-il un lien entre le retrait du sujet iconographique et l'avancée du sujet éthique ? Ce serait l'indice d'une sensibilité moderne. Bien qu'il faille encore

9. Salon de 1765, éd. critique et annotée présentée par E.M. Bukdahl et A. Lorenceau, Paris, Éd. Hermann, 1984, p. 179.

10. Exposition universelle (1855), in Œuvres complètes, texte établi, présenté et annoté par Cl. Pichois, Paris, Gallimard, Pléiade, 1976, t. 2, p. 592.

11. Ibid., p. 595.

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souvent à Baudelaire le support d'une image, nul doute que chez lui se fait jour cette sensibilité. L'intonation exclamative et le jugement contenu dans le groupe « si profondément pénétrant » vont en effet infléchir le compte rendu du côté de l'éthos du descripteur. Mouvement confirmé par la suite du texte, qui décompose l'ensemble en ses différentes parties : le ciel, la mer, la ville, les Croisés, les drapeaux - auxquelles elle affecte des adjectifs descriptifs (« tumultueux », « tranquille », « miroitants », « ondoyants », « lumineux », « transparente ») ; inséré dans cette trame, l'adjectif « prestigieux » s'extrait de sa valeur étymologique et emporte avec lui une intention laudative, qui est en quelque sorte vocalisée par les exclamations.

Dans ces deux exemples, la fonction émotive, l'éthos du descripteur, domine le texte descriptif, d'une part en se soumettant la structure syntaxique, en la courbant aux inflexions de l'affect, d'autre part en couplant aux composants purement descriptifs de la liste qui inventorie le tableau des termes impliquant un jugement de valeur. De quelle nature est ce couplage ? Diderot et Baudelaire que, de ce point de vue, rien ne sépare, avaient pour première tâche d'informer leurs lecteurs. Mais si la partie critique, ou judicative, de leur travail était seconde, elle n'était pas secondaire : elle venait littéralement après la description, mais elle la primait symboliquement. A des lecteurs éloignés qui ne pouvaient voir les œuvres exposées au Salon, ils devaient commencer par mettre le tableau sous les yeux. Les deux moments étaient donc généralement distincts, séparés et isolés dans la matérialité signifiante du texte. On a pu qualifier de « scientifiques » certaines descriptions de Diderot, des descriptions objectives, tout entières tournées vers leur objet. La « critique » venait par après. Encore convient-il de distinguer, là comme ailleurs, deux types de jugements, entre lesquels, au demeurant, les différences ne sont pas toujours aussi nettes qu'on le voudrait : le jugement esthétique ou savant et le jugement éthique ou d'humeur. Le premier est rendu et prononcé à partir d'un corps de doctrine commandant un ensemble de règles. Les prescriptions émises par ces dernières sont en effet étroitement dépendantes d'une théorie, c'est-à-dire d'un certain nombre d'assertions dont l'articulation constitue l'esthétique proprement dite. A l'égard de ce dispositif assertif-prescriptif, l'attitude d'un Diderot, d'un Baudelaire ne fut certes pas passive ; ils y sont intéressés, ils le font servir à leurs besoins propres et, le cas échéant, le modifient au gré de ces mêmes besoins. Le jugement éthique, quant à lui, fait droit immédiatement à l'éthos du sujet ; il enregistre l'affect personnel sans se préoccuper de le légitimer dans la théorie, même s'il y prend sa source (il y a ainsi un plaisir de tête). Tandis que le jugement esthétique se formule dans un discours construit, s'àgence dans une argumentation, se développe et se diffère dans une pesée attentive et patiente qui tente d'évaluer les différents aspects de son objet, le jugement éthique s'emporte ou s'emballe aisément, pour louer ou pour rejeter ; il n'attend pas mais diffuse dans la description : il la noyaute, l'enkyste, la colore - comme il apparaît dans nos deux exemples.

Cette rapide analyse incite à se demander si l'éradication progressive des visées documentaires, imparties auparavant à la description (décrire pour informer), par la mise au point des moyens techniques de reproduction de l'image n'a pas favorisé, à côté des visées herméneutiques qui sont encore celles de l'historien et du théoricien

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(voir la description des Ménines par Michel Foucault), l'apparition et l'affirmation de discours moins expressément asservis à une restitution fidèle de leur objet et plus curieux d'explorer l'univers de la sensation et de l'affect. Que ce mouvement, vécu de l'intérieur par Baudelaire, soit quasiment contemporain, avec un intervalle d'une ou deux générations, de l'assomption du moi en littérature dans la génération roman- tique, cette congruence pourrait bien se trouver à la racine de ce qui sera l'une des grandes préoccupations de l'écrivain moderne face à la sollicitation picturale : l'invention d'un langage, d'un langage de l'éthos, langage qui n'en serait pas plus l'expression que la représentation mais qui, sur le rapport de l'affect à l'appareil psychique et de la sensation au corps, se concevrait comme transmission, passage, frayage d'énergies intenses.

A la différence de l'éthos du descripteur, celui du descriptaire ne peut en aucun cas prétendre à l'immédiateté ni à l'authenticité. C'est une fiction fonctionnellement déterminée par le texte et qui n'a de consistance que dans le texte : la destination, en tant qu'adresse au destinataire, anticipe toute lecture. Si le locuteur manifeste l'intériorité propre d'un sujet (ou si le sujet est à chercher dans la production du message), le destinataire, lui, n'est pas une personne déterminée mais un type fonctionnel. Diderot, Baudelaire destinent un discours dont la lecture réalise, en l'effectuant en pleine extériorité, la destination : un peu de la même façon que les marques d'énonciation, les déictiques, désignent l'instance qui les énonce dans le seul moment de leur énonciation, c'est dans le moment de sa lecture que le texte fait coïncider son destinataire avec le lecteur réel - du moins toutes les fois que le destinataire n'a pas été programmé par le texte. Alors que la signature de l'auteur ancre l'énonciation dans une identité - une auctoritas - qui, hors fiction, en interdit la dérive, rien dans le texte, la plupart du temps, ne détermine sa destination en personne. C'est dans cette mesure - la mesure de ce flottement, de cette vacance, de cette indétermination - que le texte pourra être lu par tout un chacun comme lui étant destiné. Lisant, je suis assigné à occuper la place, à remplir la fonction que le texte m'a ménagées ; interpellé comme « (ami) lecteur », je suis enrôlé : je ne fais, en somme, que lire mon rôle, un rôle que pourrait jouer toute personne venant occuper cette place et remplir cette fonction. Je suis écrit d'avance parce que le tu (ou le vous) est d'avance écrit : le destinataire s'actualise à chaque fois dans un lecteur réel. C'est pourquoi les réactions associées à ce rôle ne sont ni immédiates ni authentiques : médiatisées par le locuteur qui les énonce (et qui demande, par exemple : pourquoi ces pleurs, ô lecteur?), elles ne répondent pas au mouvement d'une sensibilité personnelle, elles n'en représentent que le simulacre - elles ne portent pas la marque d'un affect réellement éprouvé, elles simulent un pathos (programmant mes larmes, alors qu'il me décrit la mort d'un oiseau, l'auteur ne pourra m'empêcher de rire si le cœur m'en dit). L'énoncé conatif ne recèle pas d'affect travaillant l'intériorité du destinataire en tant que sujet ; il obéit à une stratégie de persuasion de l'autre considéré non tant comme personne (sujet) que comme fonction (destinataire). Pour le destinateur, il ne s'agit pas tant de se montrer ému qu'émouvant, et il s'agit moins de stimuler une émotion simulée que de simuler la présence de l'autre.

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Cette situation élémentaire, on sait que les Salons de Diderot la compliquent passablement. Trois types d'interlocuteurs sont visés : Grimm, les peintres, les personnages peints. Il est évident que le seul avec lequel le lecteur puisse s'identifier immédiatement, c'est Grimm, commanditaire des Salons jusqu'à celui de 1769. C'est sous la forme de lettres adressées au directeur de la Correspondance littéraire que Diderot rédigeait ses comptes rendus, à charge pour ledit directeur d'amender le texte en l'abrégeant, en le modifiant ou en le complétant. Grimm était donc le premier destinataire des Salons, leur lecteur légal et légitime. Mais non le seul à l'intention de qui ils étaient écrits. Car, en les publiant sous leur forme épistolaire, en leur conservant leur statut de lettres - ce que le mode de fonctionnement de la Correspondance non seulement autorisait mais encourageait - , et en les faisant circuler parmi la quinzaine de têtes couronnées qui formaient son lectorat, il invitait ses éminents lecteurs à entrer sinon dans l'échange (Grimm donne la réplique à Diderot en procédant à des ajouts manuscrits), du moins dans l'espace épistolaire et à y figurer à titre de destinataires que la lettre touchait par ricochet. Diderot sut jouer avec habileté de cet étagement du pôle réceptif pour glisser subrepticement des leçons de morale aux souverains, qui, en toute rigueur, ne pouvaient s'en offusquer puisque la correspondance était formellement adressée à Grimm. Si les apostrophes lancées en direction de leur commanditaire sont fréquentes dans les développements critiques, les Salons les mêlent beaucoup plus rarement à des descriptions et il est rarissime qu'une description soit construite du point de vue du destinataire - pour ne pas dire aberrant, puisque ce dernier n'ayant pas vu le tableau, il ne saurait avoir de point de vue. Un bel exemple de description conative (focalisée sur Grimm) se trouve dans l'article consacré au M arc- Aurèle de Vien :

« La description de ce morceau n'est pas facile ; voyons pourtant. Imaginez sur une estrade élevée de quelques degrés une balustrade au-dessus de

laquelle, à droite, deux soldats distribuent du pain aux peuples qui sont au dessous 12 . »

C'est selon une technique similaire qu'il en appelle à la participation du lecteur pour reconstruire Un Panier de prunes de Chardin, en donnant à sa description un tour qui lui permet de résoudre l'aberration :

« Placez sur un banc de pierre un panier d'osier plein de prunes, auquel une méchante ficelle serve d'anse, et jetez autour des noix, deux ou trois cerises et quelques grapillons de raisin 13. »

Diderot feint de confier à Grimm la disposition des objets qui sont représentés dans le tableau de Chardin ; passant outre à la représentation en peinture, il remonte jusqu'à l'étape précédente, celle de la préparation du modèle. Non seulement la description est orientée vers le destinataire, mais elle est narrativisée, ce qui permet

12. Salon de 1765, op. cit., p. 75. 13. Ibid., p. 122.

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à Diderot de contourner la contradiction signalée plus haut : Grimm est convoqué non comme contemplateur (passif) du tableau mais comme manipulateur (actif) du modèle. Cet exercice d'étalagiste improvisé avec désinvolture (« jetez »), en tirant parti des ressources réalistes fournies par des accessoires et des objets de la dernière banalité (la « méchante ficelle » en est le comble), a pour but de faire ressortir l'absolu naturel des compositions de Chardin ,4.

En s'adressant aux peintres et aux personnages peints, Diderot ne donne plus à son lecteur l'occasion de s'identifier immédiatement au destinataire du texte et d'entrer ainsi dans la situation de communication en tant que partenaire direct (Grimm) ou par ricochet ; mais il le fait témoin destinataire second (Grimm) ou tiers, d'une scène dans laquelle les peintres sont les victimes d'apostrophes et d'invectives pour le moins réjouissantes. Car quand Diderot interpelle les peintres, c'est pour les exécuter : on connaît la « belle omelette, bien douillette, bien jaune et point brûlée » que, dans son Salon de 1767, il reproche à Fragonard de lui servir ,5. Il n'est guère plus charitable avec le peintre Pierre, responsable d'une mythologie galante, Mercure amoureux de Hersé :

« Monsieur Pierre, chevalier de l'Ordre du Roi, premier peintre de monseigneur le duc d'Orléans et professeur de l'Académie de peinture, vous ne savez plus ce que vous faites et vous avez bien plus de tort qu'un autre 16. »

Mais dans ces deux exemples, il s'agit du peintre sans le tableau, d'une invocation sans évocation descriptive. En revanche, c'est en décrivant de manière critique la figure du vieillard que Diderot sermonne Bachelier, auteur d'une Charité romaine qui n'a pas bouleversé l'histoire de l'art :

« Vous avez voulu que votre vieillard fût maigre, sec et décharné, moribond, et vous l'avez rendu hideux à faire peur (...) ,7. »

Le Salon de 1767 nous montre encore Diderot tançant Lagrenée pour corriger le tableau qu'il a commis cette année-là, la Tête de Pompée présentée à César, et lui conseillant de prendre modèle sur l'œuvre de Duplessis exposée la même année, la Mort de Saint François de Sales ; c'est ainsi que, rendant compte du travail de Duplessis, il écrit à l'intention du premier :

« Regardez bien ce tableau, mr de La Grenée ; et lorsque je vous disais : Donnez de la profondeur à votre scène ; réservez-vous sur le devant un grand espace de

14. Comme Diderot le remarque ailleurs, il ne s'agit pas tant de placer les objets que de les laisser se placer : « Il y a une loi pour la peinture de genre et pour les groupes d'objets pêle-mêle entassés. Il faudrait leur supposer de la vie, et les distribuer comme s'ils s'étaient arrangés d'eux-mêmes, c'est-à-dire avec le moins de gêne et le plus d'avantage pour chacun d'eux » ( Pensées détachées sur la peinture, in Œuvres esthétiques, éd. P. Vernière, Paris, Garnier, 1976, p. 787).

15. Texte établi et présenté par J. Seznec et J. Adhémar, Oxford, Clarendon Press, 1963, t. Ill, p. 280. 16. Salon de 1763, p. 199 (in Essais sur la peinture, texte établi et présenté par G. May, Salons de 1759,

1761, 1763, textes établis et présentés par J. Chouillet, Paris, Hermann, 1984). 17. Salon de 1765, op. cit., p. 106.

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rivage ; que ce soit sur cet espace que Ton présente à César la tête de Pompée ;(...) car tout cela se peut, puisque j'imagine votre toile devant moi, et que sur cette toile j'y vois la scène peinte comme je vous la décris (...) 18. »

S'adressant au peintre pour le corriger, Diderot ne peut parler que le langage de la prescription : la prescription passe par la description de ce que le peintre aurait dû peindre.

De par leur audience extrêmement confidentielle, les Salons n'étaient pas destinés à être lus par les peintres. La grande liberté de ton de Diderot, s'en prenant avec si peu de ménagements à des artistes chargés d'honneurs, était à cette condition. Dès lors, on s'étonnera avec raison de ces interpellations qui ne pouvaient être entendues des principaux intéressés, et de ce jeu sur la destination de la lettre, jeu qui équivaut à Yadestiner, à la laisser en souffrance. C'est que l'adresse au peintre constitue un artifice : elle permet à l'auteur de varier le discours descriptif-critique adressé, par l'intermédiaire d'un Grimm qui fait office de poste restante, aux lecteurs princiers de la Correspondance littéraire, en leur apportant en prime le délicat plaisir de s'encanailler à voir rosser, comme à Guignol (comparaison qui n'est pas tellement déplacée, on y reviendra), des peintres à qui il arrivait plus souvent qu'à leur tour d'en faire accroire. On appellera pseudo-conati ves ces descriptions qui feignent de s'adresser à des interlocuteurs réels. L'adresse au personnage peint accomplit un renversement complet de la pseudo-conation : au lieu de feindre s'adresser à un interlocuteur réel, elle s'adresse réellement à un interlocuteur fictif. Revenons à notre jeune fille éplorée. Diderot, à qui on ne fait pas le coup de l'oiseau 19, cherche à pénétrer le motif de son chagrin : il part des symptômes visibles, et peints, de l'affliction, signes qu'il décrit à celle qui les manifeste :

« Mais, petite, votre douleur est bien profonde, bien réfléchie ! Que signifie cet air rêveur et mélancolique? (...) Vous ne pleurez pas, vous êtes affligée, et la pensée accompagne votre affliction. (...) Vous baissez les yeux (...). Vos pleurs sont prêts à couler. (...) Mais voilà- t-il pas que vous pleurez ! 20 »

En décrivant ses larmes à la jeune fille peinte, Diderot ouvre cette description conative à l'expression humorale de l'éthos ; il thématise le pathos du destinataire fictif - ce qui est possible, pour une fois, sans anticipation abusive, parce que le destinataire étant donné par le tableau sa réaction préexiste au texte : les larmes n'extériorisent pas l'effet du texte, elles sont sans rapport avec ce qui est dit. Mais on

18. Op. cit., p. 292. 19. Cet oiseau-là aura fait non seulement pleurer la jeune fille mais couler beaucoup d'encre. L'auteur

du Clavecin de Diderot (dans sa notice autobiographique, il n'oubliait pas de signaler qu'il « avait commencé des recherches pour une thèse de doctorat ès lettres sur Diderot »), René Crevel donc, semblait avoir là-dessus son idée - communiquée hors de toute référence explicite à l'écrivain des Bijoux indiscrets :

« Qu'est-ce que c'est qu'un pucelage ? C'est un oiseau languissant Qu'après l'âge de quinze ans.

Poumon, pucelage, oiseau sanglant, oiseau languissant. La cage est vide, la cage est seule » {La Mort difficile, Paris, Le livre de poche, p. 1 13). 20. Op. cit., pp. 180-181.

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aura remarqué que Diderot va chercher ces larmes à leur source : il veut en découvrir l'origine, et surtout, débordant en amont les limites du moment peint (le moment des larmes), il en décrit la montée. Or, par une singulière réversion du texte sur la représentation picturale qui lui préexiste, c'est le feu roulant de questions insinuantes et embarrassantes (elles suggèrent que la jeune fille pleure sa virginité perdue) auquel notre complaisant salonnier soumet la malheureuse qui semble déclencher tout le processus lacrymal. Ce qui est confirmé par la dénégation même de l'auteur : « Mais voilà-t-il pas que vous pleurez ! mais ce que je vous en dis n'est pas pour vous faire pleurer. »

Dans la littérature descriptive consacrée à la peinture, au siècle suivant, on ne trouve pas d'ouvrage allouant une telle place au destinataire. Si Baudelaire et Fromentin, dans leur critique d'art, ont suivi le parti de leur illustre prédécesseur et ont choisi de s'adresser directement ou indirectement à leurs lecteurs, ils n'ont jamais annexé la description à la fonction conative. Il faut attendre le livre de Victor Segalen, Peintures, pour rencontrer une mise en situation de la description analogue à celle que les Salons de Diderot instituaient par endroits, mais la dépassant en ampleur par l'exploitation systématique qu'en fait l'auteur. Peintures est un livre de descriptions, de descriptions de peintures chinoises. Mais ce qui le distingue des productions considérées jusqu'à présent ne réside pas uniquement dans l'exotisme de son objet. Certes, le support pictural infère ici un mode d'appréhension visuelle totalement différent : à la vision frontale que commande le tableau occidental, table dressée à la verticale - déjà la posture d'un interlocuteur - , la peinture chinoise substitue une vision linéaire, guidée par le déroulement du rouleau de papier ou de soie maintenu - à l'horizontale, à plat sur une table, ou à la verticale, de haut en bas, comme chez Segalen 21 - par les deux barres qui l'ouvrent et le ferment à l'instar d'un volumen. Car le rouleau se rattache à la famille du livre et ne requiert pas seulement d'être vu comme tel ; Simon Leys note que « 'peindre une peinture' (hua hua) est une expression vulgaire à laquelle les lettrés préfèrent substituer celle d"écrire une peinture' (xie hua) » 22 . Une seconde différence, propre, celle-ci, à Peintures, concerne le statut des œuvres décrites : existent-elles réellement ? Pour une bonne moitié d'entre elles au moins, celles qui entrent dans le cadre de la première partie, intitulée « Peintures magiques », la réponse est contenue dans le titre. « Et, d'un coup, nous voici jetés dans les nues, en plein ciel » 23 ; ainsi commence la section. On imagine mal Diderot, malgré toute sa verve, embarquant sans plus de cérémonie son auditoire dans une telle équipée... Nous ne lisons pas le compte rendu d'une exposition de tableaux, nous vivons des visions. Mais surtout, cause autant qu'effet de cette différence statutaire, l'auteur de Peintures ne se soucie nullement d'accré- diter la réalité des œuvres qu'il décrit. Ainsi les proses de Segalen déroulent-elles un cortège envoûtant, dont l'étrange séduction, que l'on ne dira jamais assez, annonce

21. Peintures, in Stèles, Peintures, Équipée, Paris, Pion, 1970, p. 176. 22. La Forêt en feu, Essais sur la culture et la politique chinoises, Paris, Hermann, 1983, p. 21. La lecture

des pages 20 à 22 que l'auteur consacre à la technique picturale chinoise est indispensable à la compréhension du livre de Segalen. Voir aussi le déjà classique ouvrage de F. Cheng, Vide et plein, Paris, Éd. du Seuil, 1979. 23. Up. cit., p. 183.

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par certains côtés les séries de visions qu'un Michaux écrira sous l'empire des drogues. Là aussi, et en un sens qui n'est peut-être pas très éloigné de Yaction painting , la peinture est saisie en action.

Le montreur de Peintures n'est pas Segalen mais un bateleur : du haut de son estrade, il harangue les chalands éberlués pour leur décrire les vues peintes qu'il déploie sous leurs yeux :

« Et maintenant, voici toute une FÊTE À LA COUR D'UN PRINCE MING... et qui s'étale sur douze grands feuillets d'écran plus hauts qu'un homme bras levés. Et vous croiriez d'abord à l'assemblage tourbillonnant à l'aventure de ces centaines de gens incrustés en couleur dans le fond noir ? Suivez donc ces deux directives : l'une qui commence dans le coin droit, tout en bas, s'en va jusqu'en haut et à gauche (...)*.»

Le bateleur dénonce une illusion (« Et vous croiriez d'abord ») et oriente le regard du spectateur (« Suivez donc ») ; la « directive » qui ordinairement se rattache à la prescription, signale ici la direction. C'est le bateleur qui décrit, mais sa description est orientée explicitement et avec insistance vers le spectateur. En fait, la description n'est qu'une des nombreuses modalités linguistiques de l'échange auquel invite l'ordonnateur de cette « parade » 25, et, le public auquel il s'adresse voyant ce qu'il lui désigne, la seule justification de la description se trouve dans la nécessité d'informer le destinataire du texte de ce qui s'agite, oui, sur l'estrade. Là où les Salons de Diderot échelonnaient les destinataires (le lecteur derrière le lecteur princier derrière Grimm), Peintures dédouble par emboîtements la situation de communication : la situation où le bateleur montre et décrit des peintures à un parterre de badauds est englobée dans la situation où, par-delà la dédicace à Georges Daniel de Monfreid, le texte se destine à son lecteur. En d'autres termes, la description est insérée dans la représentation d'une situation de communication. Cette structure a pour résultat de découpler le descripteur du spectateur... et, subsidiairement, d'infirmer le modèle triadique proposé en introduction. De l'infir- mer ? Voire. Car le terme qui ici se dédouble, celui du sujet, a été précédemment défini comme celui du spectateur/descripteur et le lecteur vigilant aura pu noter qu'un peu plus haut il était concédé ceci : « Si le descripteur peut ne faire qu'un avec le spectateur (...) » - sous-entendu : le cas ne se présente pas toujours. On ne saurait être trop prudent. Mais si, dans Peintures, les pôles du descripteur et du spectateur ne se recouvrent pas, ce n'est pas seulement, comme on peut s'y attendre chaque fois qu'est construite une représentation - fictive ou vraie - , parce que l'auteur, qui décrit, représente un personnage en train de voir - ce personnage fût-il lui-même, dans le cas d'un récit autodiégétique « vrai ». La scission opérée par Peintures est

24. P. 207. 25. Écho d'une sensibilité de ce premier quart de siècle ? On pense à l'esthétique foraine qui mène des

dernières toiles de Seurat (par exemple, celle intitulée la Parade ) au Picasso de la période bleue, et qui, en musique, marque à des degrés divers le Pètrouchka de Stravinski, Parade de Satie, les Tréteaux de Maître Pierre de Manuel de Falla, etc.

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plus retorse (plus chinoise ?), et d'autant plus excitante pour le typologue vicieux qui sommeille chez les meilleurs des « amis lecteurs » : c'est que le spectateur, ici, n'est pas celui qui décrit (à l'usage de ceux qui ne peuvent voir), mais celui à qui on décrit. Le bateleur ne se contente pas de décrire ce qu'il voit, il décrit à ceux qui voient ; le descripteur est le montreur, et le descriptaire le spectateur. Le renversement subi par la situation intégrée (ou représentée) réagit sur la situation intégrante (ou représen- tante), c'est-à-dire sur celle dont, en tant que lecteur, je suis partie prenante : alors que dans la plupart des représentations, le lecteur voit, se représente mentalement le tableau décrit par les yeux de celui dont il est écrit qu'il le voit, que le regard du spectateur soit celui du descripteur (narration autodiégétique) ou que la description soit focalisée sur le regard du spectateur (narration hétérodiégétique), la parade segalienne délègue, détache dans la représentation un représentant du lecteur : je me lis en train de voir, de voir décrite sous mes yeux l'image que (l'auteur écrit que) me montre et me décrit le bateleur. Sic.

Que nous sommes loin de la simplicité des origines, dans laquelle baignait la structure d'échange premièrement exposée ! Et que nous sommes loin de Diderot ! A ses antipodes, très exactement, et géographiquement, et littérairement. Et pourtant... Non que l'on veuile reconstruire le monde et situer Cathay en Europe (du côté de Meudon). Et pourtant Diderot est-il si éloigné du bateleur de Segalen ? la cimaise de l'estrade ? le Salon de la parade ? Roland Virolle a souligné ce que certains comptes rendus de l'auteur de Jacques le Fataliste devaient non seulement à la tradition du conte oral mais aussi aux ballets de Noverre, fondés sur l'expression des passions par la pantomime, et, ce qui nous intéresse plus directement, à un genre populaire fort répandu au XVIIIe siècle, le « tableau des rues, séries d'images muettes commentées par un montreur»26. Où nous retrouvons une agitation certaine... Soyons plus radicaux, plus ambitieux, plus présomptueux. Le prototype ou l'archétype, le paradigme du « tableau de rues » et de la « parade » ne pourraient-ils pas se lire, toutes considérations historiques et philosophiques mises à part, dans le mythe de la caverne qui ouvre le livre VII de la République 27 ? Là aussi un public de spectateurs assiste à une représentation (c'est un tableau, une image, eikóri) dont les figures, des ombres (skiai) projetées sur la paroi du fond, reçoivent le mouvement et la parole des opérateurs qui, placés entre l'ouverture de la grotte et le public, manipulent, à l'instar de montreurs de marionnettes (thaumatopoioi) , des objets grossièrement façonnés imitant les formes réelles. Diderot se souviendra de ce mythe fondateur dans son préambule au compte rendu du tableau de Fragonard, Corésus et Callirhoé, et y accentuera ce qui n'était qu'ébauché dans l'apologue de Platon 28 : la fonction monstratrice s'y trouve répartie entre la troupe des « charlatans » qui animent les marionnettes et les « fripons subalternes » qui, derrière la toile, tendue en guise d'écran au fond de l'antre, prêtent leur voix aux personnages des scènes représen-

26. « Diderot : la critique d'art comme création romanesque dans les Salons de 1765 et 1767 », in La Critique artistique, Un Genre littéraire, Paris, P.U.F., 1983, p. 156.

27. 514 a-517 a. 28. Salon de 1765, op. cit., pp. 253-255.

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tées. Les moyens sophistiqués mis au service de ce que l'on appellerait aujourd'hui la régie, révélateurs d'un petit Hollywood rococo tel que pouvait le concevoir un philosophe du XVIIIe siècle, ne font pas que nous rappeler la vérité profonde selon laquelle, depuis Platon, on n'a pas arrêté le progrès. Ils effectuent un déplacement dans la lecture du mythe : du plan métaphysique où il situait la question de la vérité, ils le font glisser à un plan politique et social : les « manipulateurs » nommés par Diderot sont les détenteurs de pouvoirs bien réels. Façon, pour Diderot, de mettre en garde ses contemporains, les souverains éclairés, contre le prix (la liberté) dont peut se faire payer l'illusion. Méfions-nous donc des peintres - et de leurs desservants patentés, les écrivains qui décrivent leurs tableaux. La situation (de communication) est moins que jamais de tout repos.

Les Peintures de Segalen nous ont menés aux rivages de la fiction. Entrons-y complètement. Dans la classe des récits de fiction, où avait-on le plus de chances de trouver une description de tableau - ce qui impliquait que l'auteur ne fût pas étranger à la chose peinte - orientée vers le destinataire, si ce n'est, signé de Michel Butor (voilà pour l'amateur de peinture), dans ce « cas rare, mais fort simple », nous dit Genette, « variante de la narration hétérodiégétique » 29 qu'est la Modification (voilà pour le vous) ? Le narrataire ne fait qu'un avec le personnage dont le narrateur raconte l'histoire : jouant sur la longue distance couverte par le récit et sur les effets berceurs du train Paris-Rome où le héros vit sa « modification », la confusion de ces deux pôles va s'exercer sur le lecteur : lui aussi se modifie au cours de sa lecture. Tout cela est connu et dûment étiqueté 30. Venons-en aux tableaux. Le personnage, confortablement assis dans son compartiment (comme le lecteur dans son fauteuil) se remémore les vues de la Rome moderne exposées au Louvre et suit en imagination l'itinéraire qui, des galeries où elles sont accrochées, l'a fait passer par la salle où sont présentés les Poussin et les Lorrain, « ces deux Français de Rome ». Un premier tableau est ainsi décrit :

« (...) vous savez bien que sur le mur de droite il y avait le petit tableau représentant le Forum au dix-septième siècle, avec les trois colonnes du temple des Dioscures enfoncées jusqu'à la moitié dans la terre, le Campo vaccino, ce terrain vague, ce marché aux bestiaux qu'était devenue l'épine dorsale de la capitale du monde (...) 31 . »

La réécriture de ce fragment à la troisième personne, sa transvocalisation, n'affec- terait que le verbe gnomique introducteur (où il serait erroné de voir un déclaratif régisseur de discours indirect) et n'entraînerait aucun changement d'ordre formel dans la description ; celle-ci n'est donc, à cet endroit du texte, pas autrement déterminée par la stratégie d'énonciation qui gouverne son contexte. Les mêmes remarques s'appliquent à la séquence suivante, dans laquelle est décrit un tableau

29. Nouveau discours du récit, Paris, Éd. du Seuil, 1983, p. 92. 30. Ceci des le compte rendu qu en donna Michel Leins a Critique en fevner 1958 (repris dans 1 edition

de poche du roman). 31. Pans, bd. de Minuit, coll. « Double», 1981, p. 70, ainsi que les citations suivantes.

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représentant Ruth et Booz. En revanche, la troisième séquence porte les indices d'une orientation en direction du destinataire, sous la forme des expressions modalisatrices du doute, de l'hésitation :

« (...) et puis, mais cela sans certitude, c'était peut-être la peste d'Athènes ou l'enlèvement des Sabines, en tout cas un de ces tableaux dont la parenté est telle avec la peinture de Pompéi que l'on a du mal à se rendre à cette évidence que l'auteur n'en a pu rien connaître, qu'il a su simplement, avec un prodigieux pouvoir de divination, en retrouver l'esprit à travers ces médiocres noces aldobrandines dont il a exécuté la curieuse copie qui se trouve au palais Doria ; mais de l'autre côté ? »

De l'autre côté est accrochée une toile dont le héros-narrataire s'efforce pareillement de préciser le sujet ; l'hésitation culmine alors dans une série de questions qui finissent d'opérer la rotation du discours en direction du destinataire, si l'on admet avec Jakobson que l'interrogation, en tant que forme linguistique privilégiée par la fonction conative, institue un espace de destination :

« Une bacchanale sûrement, mais en plus ? Ulysse remet Briséis à son père ? Un port de mer au soleil levant ? Le débarquement de Cléopâtre à Tarse ? Tous les trois ? »

Or, la manière dont sont formulées ces questions amène une difficulté, qui n'est d'ailleurs pas propre à ce passage exclusivement mais ressortit à la structure d'énonciation de la Modification. Au contraire du premier fragment cité, le dernier ne se prête à aucune transvocalisation, pour la raison qu'il s'agit d'un discours rapporté, et plus précisément d'un discours direct libre sans système démarcatif 32. Ces questions, qui les pose ? Le narrateur, bien sûr, mais il ne fait que reprendre, en les citant, les questions du héros, pour les lui réfléchir, comme auparavant il a réfléchi mais en les médiatisant dans son propre discours les réminiscences plus ou moins assurées du héros. C'est en effet un discours transposé, du type discours indirect libre, que les séquences précédentes ont mis en place. On voit par là que si le passage dans sa totalité était réécrit à la première personne, pour s'intégrer au récit autodiégétique qu'aurait pu être la Modification, la dimension éthique liée au pôle du destinataire serait perdue, y compris dans la dernière séquence : le seul espace de destination ouvert par les questions qui y sont posées mettrait en présence deux hypostases temporelles du je, le je narrateur tâchant de se souvenir de ce qu'a vu le je héros et s'adressant à lui-même ces questions dans un dialogue intérieur. C'est donc le seul morphème disjoint de deuxième personne (vous/-ez) qui assume ici l'orientation du discours en direction du narrataire et qui, en dissociant narrateur et héros, puis en assimilant le héros au narrataire dans une narration qui reste focalisée sur le héros, instaure entre le narrateur et le héros-narrataire un espace de

32. Cf. Nouveau discours du récit..., op. cit., p. 38.

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destination - une distance, comme le notait déjà Spitzer 33 - dans lequel peut s'introduire le lecteur, à la faveur précisément de la confusion entre le vot^s-héros et le vous- lecteur : le narrateur, qui n'est autre, comme le suggère le récit, que le héros lui-même, me décrit ce que le héros a vu comme si, littéralement, je l'avais vu. A défaut de destinée héroïque, ce que la Modification met en œuvre, entre autres, c'est l'équivoque héroïsation du destinataire : vous devenez le héros à qui je m'adresse.

Chez Diderot, Segalen, Butor, le destinataire de la description du tableau reste le lecteur du texte. Les destinataires intercalés chez Diderot, le destinataire emboîté chez Segalen, le destinataire héroïsé chez Butor ne sont que des postiches auxquels, tôt ou tard, le lecteur s'identifie. Et l'identification est d'autant plus aisée que le postiche est anthropomorphe... Que l'on n'aille pas en conclure à une hypothétique extension, fantastique ou science-fictionnelle, du pôle réceptif aux créatures infé- rieures ou pis à une « chose » vaguement lovecraftienne. C'est au bien connu procédé rhétorique de l'animation que l'on pense, tel que le définit Fontanier, sous le nom de personnification : « La Personnification consiste à faire d'un être inanimé, insensible, ou d'un être abstrait et purement idéal, une espèce d'être réel et physique, doué de sentiment et de vie, enfin ce qu'on appelle une personne : et cela, par simple façon de parler, ou par une fiction toute verbale, s'il faut le dire » 34 . Disons-le : par une fiction toute verbale, le destinataire (humainement constitué) de la description du tableau s'efface derrière une invocation descriptive à (ou une description invocatoire de) l'objet peint :

« Déploie tes splendides oriflammes, étale tes brocarts de pourpre et d'or, exulte, fleur suzeraine, fais éclater tes robes turbulentes, tes robes diaprées de rose et de maïs, de gris de perle et de soufre (...). »35

C'est en ces termes que, dans une livraison du Musée des Deux Mondes (1er avril 1875), Huysmans décrit une tulipe en peinture. Un peu comme chez Diderot, dans son apostrophe à la jeune fille éplorée, le procédé permet de temporaliser l'immo- bilité peinte et, sous la fleur, de nous donner à voir la floraison.

Risquons une transition hasardeuse et profitons de cette brève sortie hors du règne humain pour, de notre tulipe, faire signe aux oiseaux parleurs mentionnés par Jakobson, et introduire par leur truchement la fonction phatique, la seule fonction langagière qu'ils aient en commun avec les êtres humains. Visant à l'établissement, à la prolongation, à l'interruption de l'échange entre interlocuteurs, les éléments verbaux subsumés par cette fonction désignent la situation de communication en tant que telle. Là où ils apparaissent, ils sont en rapport immédiat avec l'un ou l'autre pôles, voire les deux, sans que pour autant l'orientation du discours vers le destinateur ou le destinataire suscite nécessairement une accentuation du contact.

33. « Quelques aspects de la technique des romans de Michel Butor », Études de style, précédé de « Léo Spitzer et la lecture stylistique » de Jean Starobinski, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1980, p. 516.

34. Les Figures du discours, întrod. par G. Genette, Pans, Flammanon, coll. « Champs », 1977, p. 111. 35. J.-K. Huysmans, Croquis et eaux-fortes, Cognac, Le temps qu'il fait, 1984, p. 23.

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Cette non-réciprocité est due au caractère redondant de ces marques, ce qui explique également qu'elles sont beaucoup plus fréquentes dans la communication orale, l'écrit soutenu cherchant, comme il se doit, à nettoyer le texte de ces scories. Leur transcription aura donc pour effet de conserver à l'échange sa dimension orale, d'en préserver la chaleur (le feu) et la spontanéité. De quoi Diderot, causeur animé, était, nous dit-on, particulièrement soucieux. Les Salons, dans le demi-genre de la lettre, peuvent en témoigner en maints endroits, comme, par exemple, avec cette interjec- tion sur laquelle s'appuie une reprise phrastique :

« Vous rappelleriez-vous par hasard un certain tableau de Scilurus moribond qui donne un assez bon conseil à ses enfants ; eh bien, ce maudit Hallé n'a pas voulu que nous accordassions à ce tableau l'oubli qu'il sollicitait et qu'il méritait d'obtenir 36. »

En contexte descriptif, un exemple de cette imprégnation de l'énoncé par la fonction phatique se trouve dans le compte rendu du Baptême russe de Le Prince 37 . Décrivant l'un des quatre prêtres qui entourent la cuve baptismale, Diderot sollicite l'appro- bation de Grimm : « (...) ne remarquez- vous pas comme il est bien, richement et noblement vêtu ?» - et l'obtient, pour ainsi dire, à l'arraché, lorsqu'il fait porter son examen sur l'expression des religieux : « Vous conviendrez que voilà quatre têtes bien vénérables... » Mais cette anticipation sur l'adhésion de son destinataire au jugement qu'il formule n'a peut-être été permise que par la distraction qu'il lui attribue :

« Mais vous ne m'écoutez pas, vous négligez les prêtres vénérables et toute la sainte cérémonie, et vos yeux demeurent attachés sur le parrain et sur la marraine. »

Diderot rétablit le contact au moment même où il signale la défaillance de son correspondant (le Salon de 1765 est long, très long). Et, bon prince, plutôt que de le rappeler aux quatre prêtres en multipliant les appels phatiques, plutôt même que de le morigéner, il lui donne raison : « Je ne vous en sais pas mauvais gré ; il est certain que ce parrain a le caractère le plus franc et le plus honnête qu'il soit possible d'imaginer. »

Diderot s'adressait à un auditoire choisi dont les qualités d'intelligence lui étaient garantes d'une attention soutenue : Grimm n'est coupable que d'avoir regardé une autre figure ; il n'est coupable que d'un excès de zèle. Le bateleur de Peintures subodore-t-il que ces mêmes qualités ne brillent pas d'un éclat particulier parmi les chalands à qui il fait l'article ? La vigoureuse présentation qui précède la parade proprement dite s'ouvre sur un «...Vous êtes là»38 qui est autant une prescription qu'une déclaration et plus une sommation qu'une invitation. A partir de cet instant, nous ne serons plus lâchés, étant encadrés par les directives du montreur

36. Salon de 1769. 37. Salon de 1765, op. cit., p. 236. 38. Up. Cit., p. 1 /6.

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(« Regardez donc ») 39 et pressés continuellement d'intervenir de manière active dans le spectacle - « Entendez- vous pas respirer ? » 40 , « Et que voyez- vous donc d'extraordinaire ?» 41 - , en sorte que se trouve pleinement réalisé le mode de présence initialement requis du spectateur-lecteur : « (...) voir, comme il en est question ici, c'est participer au geste dessinant du Peintre » 42. La voix du bateleur cessera et le spectacle prendra fin sur ces paroles qui nous congédient poliment : « C'est tout. C'est fini... Qu'attendez- vous ? Vous êtes là : vous m'avez bien écouté jusqu'au bout. Merci » 43 . Poliment, sans plus, comme il convient lorsqu'on s'est adressé à un auditoire nombreux et remuant. Agité.

S'il a souffert de surdité à la fin de sa vie, Claudel ne fit auparavant la sourde oreille qu'à ceux qui, de leur côté, ne voulaient pas entendre le salut ; aussi, il serait certainement abusif de considérer comme mal embouché le personnage égrotant mis en scène dans « Aegri somnia », texte datant de 1937 et où il n'est question que de peinture 44 ; tout au plus un peu fiévreux, ce qu'explique l'indisposition qui le retient au lit. Alité, Claudel - car c'est de lui qu'il s'agit - reçoit la visite d'un ami qui entreprend charitablement de lui parler de Rubens dont il a vu les tableaux à l'exposition qui lui est consacrée. Visiteur prévenant, l'ami reprend la grande tradition des salonniers ; puisque son hôte n'a pu voir la toile représentant les Miracles de Saint Benoît, il va la lui décrire. Ce dont il s'acquitte avec une conscience scrupuleuse qui s'exprime notamment dans le souci de hiérarchiser les parties du tableau (« En haut », « En bas », « Et dans le coin », « Au milieu », « Toute la droite de la composition ») 45. Succès total, le Maître coupe d'un péremptoire « Je vois » qui prouve qu'au moins la description a servi à quelque chose. Mais il ne peut s'empêcher de pontifier et, puisqu'il tient la parole, il la garde, pour enchaîner d'un ton docte : « C'est encore mieux que la scène précédente. Ici nous avons tout un drame (...) » 46 . La réplique du visiteur ne se fait pas trop attendre : « Je n'aime pas qu'on m'interrompe », et sans doute parce qu'il craint que l'effet de sa description n'ait pas été tel, après tout, qu'il l'imaginait, il demande avec une inquiétude manifeste : « Vous avez bien compris ce que je vous ai expliqué ?» - vous avez correctement reçu ma description du tableau, l'ex-plication du tableau dans le langage, le dépliement et le déploiement des formes et des couleurs dans l'ordre des signes? La suite du dialogue vaut d'être rapportée intégralement ; elle est instruc- tive :

« - Je tâche ! Je tâche ! - Alors mettez votre doigt dans l'oreille gauche pour empêcher que ça parte

39. P. 181. 40. P. 190. 41. P. 192. 42. P. 180. 43. P. 360. 44. L'Œil écoute, Paris, Gallimard, 1946, pp. 99-1 1 1 . Le texte tire son titre de ces vers d'Horace, souvent

cités pour dénoncer la puissance de fictionnement du sommeil des malades : « velut aegri somnia, vartae / Finguntur species » {Art poétique, 7).

45. P. 103-104. 46. P. 104.

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pendant que je profite à tue-tête de votre oreille droite. - C'est fait ! Me voilà comme Jeannot lapin avec une oreille au port d'armes et l'autre rabattue pour mieux écouter. Ouvert et tendu par un bout, désert et désaffecté de l'autre 47 . »

C'est à cette condition seulement, semble-t-il, que la description du tableau peut passer. Ou comme le dit ailleurs Claudel : « Ce sont de tristes tableaux, ceux auxquels il est impossible de prêter l'oreille » 48 .

47. P. 104-105. 4». « La lecture, par rragonard », id., p. 152.

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