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....SAISON 2 ......... VIRE ...ÉPISODE 1 ......(4 / 12) l’ephémère Saga, ou comment j’ai grandi. LA ZAC, TON UNIVERS IMPITOYABLE Jérémie Fabre / Nathanaël Frérot

LA ZAC, TON UNIVERS IMPITOYABLE SAISON 2 … · MON PÈRE Je vais voir qu’est ce qui s’passe. Il sort de l’habitacle. S’arrête. Revient sur ses pas. ... pleurais. Tu emménageais

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....SAISON 2

......... VIRE

...ÉPISODE 1

......(4 / 12)

l’ephémère Saga, ou comment j’ai grandi.

LA ZAC, TON UNIVERS IMPITOYABLE

Jérémie Fabre / Nathanaël Frérot

Le paysage lui-même n’était que désolation, sans vie, sans le moindre mouvement, si solitaire et glacé que le sentiment qui s’en dégageait n’était même pas la tristesse. Quelque chose en lui laissait pressentir un rire, mais un rire plus terrible qu’aucune tristesse, (...) un rire froid comme le givre et teinté de ce qu’il y a de sinistre dans l’infaillibilité. C’était l’incommunicable et magistrale sagesse de l’éternité riant de la futilité de la vie et de son sort.

CROC BLANC. Chapitre 1. Jack London. (1906) trad. Stéphane roqueS.

Jérémie Fabre / Nathanaël Frérot

LA ZAC, TON UNIVERS IMPITOYABLE

PERSONNAGES

Moi, Mon père, la dame au pull chat, un gendarme, Joris Girard, Mouloud, Jennifer Boubal, la voix d’Alain Gillot-Pétré, Ma mère, Hervé, Christelle Augustin, Bertrand Boubal, La grand-mère à Christelle Augustin, JR et Sue Ellen Ewing dans la TV, Jean-Jacques, l’abbé Montagne.

l’Ephémère Saga

Ou comment j’ai grandi DEUXIÈME SAISON VIREÉPISODE 1

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PREMIER MOMENTÉPERVIER SORTEZ

Vendredi 17H. Dans l’auto de mon père, quelque part aux abords de St Sever, Calvados. Sur la route qui me ramène chez maman, à Vire.

MON PÈRE T’as pas trop froid ?

Je ne réponds pas. Il fait moins 10. On n’a pas encore passé la Vire et c’est déjà la Sibérie. Mon père s’agrippe au volant de cette Visa pourrie que je ne sais quel copain lui prête. On croirait que s’il tenait moins fort le vo-lant toute l’auto tomberait en morceaux sur la route.

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Il appuie sur un bouton rouge. Le bruit d’un ventilateur grippé emplit l’espace sonore. Je pen-sais pas qu’on pouvait entendre quelque chose de plus, tellement cette tire brinquebale déjà de partout. Un froid piquant pénètre par les grilles de plastique qui ne fer-ment plus.

MON PÈRE J’ai monté le chauffageMOI Ça va. MON PÈRE T’es content ? De découvrir le nouvel appartement de ta mère. À la ZAC ?

Qu’est ce que tu veux que je réponde ? Bien sûr que non que je suis pas content ! Et pourquoi d’abord on vit à Avranches ? Et pourquoi maman a dormi à la maison le week-end dernier et a voulu partir avant que je puisse la voir ? Et pourquoi la collègue à mon père l’embrasse sur la bouche ? C’est décidé, c’est ça que je vais répondre.

MON PÈRE Mais qu’est ce que c’est que ce merdier encore ?

Devant nous un embouteillage. Toutes les voitures sont arrêtées. Les clignotants d’alerte scintillent derrière les gaz d’échappement qui font des cheminées d’usine par ce froid polaire. On ne voit pas ce qu’il y a au bout de la file. Un peu plus haut des automobilistes hagards montent et descendent le courant immobile.

MON PÈRE Je vais voir qu’est ce qui s’passe.

Il sort de l’habitacle. S’arrête. Revient sur ses pas.

MON PÈRE Prête-moi ton bonnet.

Il sort de l’habitacle coiffé d’un bonnet Snoopy.

(Il va enfin éprouver lui-même la honte qu’on se tape avec ce bon-net. Et on verra bien s’il y a pas « besoin besoin » de m’en racheter un mieux.)

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Il fait quelques mètres en faisant rouler ses épaules, les mains en-foncées dans ses poches. Je le vois de loin grâce au pompon du bonnet.

Là il s’est arrêté. Tiens j’allume la radio.

LA VOIX DANS LA RADIO… qui nous vient de la Sibérie semble s’installer sur la partie nord du pays. Et dans les rares cas où les tempéra-tures remontent légèrement, c’est pour faire place à d’im-portantes chutes de neige. Surtout, si vous devez prendre la route ce soir ou demain, Bison Futé vous conseille de vous équiper de pneus adaptés. Ou mieux de rester chez vous et de ne rien faire car c’est très très dangereux.

POC POC Je sursaute. Une silhouette d’adulte toque à la vitre de la Visa.

LA DAME AU PULL CHAT Oh bah, te revoilà toi. Je te recon-nais non ? On s’est parlé chez Didine. À Villedieu les Poeles ! Tu pleurais. Tu emménageais avec ton père à Avranches*. Qu’est-ce que tu fais par là ?

Elle est gonflée, moi aussi je me demande ce qu’elle fait là. Je peux pas voir si elle a toujours son pull avec un chat sous la dou-doune rose avec des grandes bandes fluo comme pour faire du ski qu’elle porte maintenant. Je descends la vitre. Ah non. J’y arrive pas elle est bloquée. Je sors de la bagnole.

MOI Bonsoir Madame.LA DAME AU PULL CHAT Ça pique un peu. Le froid. Non ? Mais on a vu pire. Hein ? Alors ? La Turfaudière ? Le Mont Saint Mi-chel ? San Francisco ?MOI Boarf. C’est pas si génial que ça finalement. C’est bien quand même.

*Voir épisode 1 saison 2 Avranches « LE RETOUR »

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LA DAME Marrant ça. Hinhin. Et là tu vas dans l’autre sens.

Un blanc.

Tu t’es fait des nouveaux copains ? Des copines ?

J’allais lui répondre que l’amitié c’est une succession d’hypocri-sies et de renoncements, que l’amour c’est un mirage inaccessible aux âmes trop pures – comme moi- quand mon père rapplique en courant vers la bagnole.

MON PÈRE Ça repart ! Ça repart !LA DAME Vous savez qu’est ce qui s’passe ?MON PÈRE Je sais pas. Y’a les condés ils arrêtent tout le monde, dans le sens Vire / Villedieu. Vous êtes aussi dans la file ?LA DAME Ahah ! Non ! Je suis à pieds, j’habite juste à côté.

Cette femme était une sorte de trappeur. Elle habitait probable-ment dans la forêt de St Sever, et arpentait les chemins équipée de raquettes, chassant le renard à mains nues pour se nourrir, et abattant des séquoias au canif en criant « Timber ».

Mon père appuie sur le champignon. On roule sur au moins 60 mètres. On s’arrête à nouveau. Cette fois on voit. Un barrage arrête le flux de la circulation. Des gendarmes inspec-tent toutes les voitures dans l’autre sens. On voit des lampes de poche balayer les coffres ouverts.

MON PÈRE Mais c’est quoi ce merdier ?

On sort tous les deux de la voiture.

MON PÈRE à un gendarme Bonjour M. l’agent. Pourquoi vous arrêtez tout le monde ?UN GENDARME C’est le plan épervier. Silence. On cherche un petit enfant qui a disparu.MON PÈRE D’accord. C’est moche.

Et il me jette un regard qui m’enveloppe de toute sa douceur pa-ternelle.

Le gendarme se porte à la hauteur du véhicule suivant, comme il dit. La dame au pull chat nous rejoint en mâchonnant de la sève qu’elle récupère au couteau sur des arbres du bas côté.

LA DAME AU PULL Ah Oh. Vous feriez mieux de repartir, pas certaine que ça roule encore bien longtemps. MON PÈRE On repart. Bon week-end madame. LA DAME AU PULL Bonne route alors.

Mon père ferme la portière. On redémarre.

MON PÈRE Elle débloque cette cinglée, pas rouler longtemps, qu’est ce qui faut pas entendre... Marrant, j’avais l’impression de l’avoir déjà vue quelque part.

Je souris intérieurement. Mon père a gardé mon bonnet Snoopy sur sa tête pendant toute la discussion avec la Dame et le gendarme.

On dépasse le barrage. La circulation se fluidifie. Mon père allume une 4ème cigarette.

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LA DAME AU PULL CHAT

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DEUXIÈME MOMENT HOROSCOPE

Vendredi 18h, devant le collège du Val de Vire.Joris et Mouloud.

MOULOUD Mon frère il a laissé tout son matos. Il m’a dit « Tu t’en sers quand tu veux brother ».JORIS Classe. MOULOUD Le studio est nickel. Quand il rentrera aux vacances de février il me montrera comment ça fonctionne. L’émetteur et tout.

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JORIS Moi si j’avais eu un frère j’aurais aimé que ce soit plutôt une sœur. MOULOUD Christelle c’est un peu comme ta sœur quand même.JORIS Oui, mais jumelle. On est nés la même date. On est le même signe et quand Vénus croise Jupiter un soir de pleine lune on est hyper connectés. On pense aux mêmes choses au même moment. MOULOUD Un peu comme dans l’Agence tous risques.JORIS Je vois pas où tu veux en venir. T’es quel signe ?MOULOUD Je veux dire, la connection avec Christelle, c’est comme dans L’Agence tous risques quand ils préparent un coup. Dans ces moments-là ils ont pas besoin de mots, un regard suffit pour mettre en œuvre tout un truc.JORIS Ah ouais. C’est vraiment ça.

Un temps. On entend les semelles des baskets des deux garçons râper le goudron.

MOULOUD Elle est étrange Christelle en ce moment non ?JORIS Je sais pas non, j’ai pas remarqué. MOULOUD Ah ouais. JORIS Dis t’as compris quelque chose toi pour le DNS de maths ?MOULOUD Ouais. Ben, je sais pas l’autre jour Christelle elle était à la gare routière. Elle avait une boîte et elle parlait à la boite. Elle m’a vu, c’est sûr, mais elle a continué à parler à la boîte en faisant semblant de pas me voir.JORIS Elle disait quoi ?MOULOUD Rien de très clair. Je suis là. Je vais prendre soin de toi. Des trucs comme ça comme si c’était quelqu’un.JORIS Oua. Flippant. C’est vrai que maintenant que tu le dis moi aussi je l’ai trouvée un peu compliquée ces derniers temps. Parfois elle pleure sans raisons ou alors cinq minutes après elle est hystérique et elle rit comme une gourde. En

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même temps c’est aussi une question d’hormones, à son âge, c’est fréquent. MOULOUD La puberté tu veux dire.JORIS Ouais. C’est ça. Ou alors c’est un truc dans son thème astral, faudrait que je sache à quelle heure elle est née ...

Petit silence. Des flocons cotonneux s’écrasent en continu sur le bitume déjà blanc.

MOULOUD T’aimes bien la neige toi ?JORIS J’aime bien ouais. Je pense toujours à la neige dans la télé. Pourquoi on appelle ça de la neige alors que ça ressemble pas vraiment à de la neige. Chez ma mémé des fois, mon père il utilise une fourchette à la place de l’antenne. Alors ça fait de la neige mais ça fait surtout ce bruit strident tu vois : « kchhhhhhh ».

Petit silence. Toujours les flocons sur le sol blanc.

JORIS Et toi ?MOULOUD Ouais, j’aime bien aussi. Qu’est-ce que tu fais de-main ? JORIS Ben justement j’ai rendez-vous chez Christelle à quatre heures, si tu veux t’as qu’à venir.MOULOUD Y’aura qui ? JORIS Ben moi et

BRRAAAAAOUMMMMM

On n’entend pas la fin de sa phrase. La voix de Joris est couverte par le grondement d’un moteur. Une grosse voiture se gare nerveusement devant la sortie arrière du collège. C’est Jennifer Boubal, la mère à Bertrand, au volant de sa Matra Rancho noire. Elle descend sa vitre électrique teintée et s’adresse aux deux garçons.

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JENNIFER Salut les garçonsJORIS ET MOULOUD Bonsoir Madame Boubal.JENNIFER Vous n’avez pas vu Bertrand ? Le collège a télé-phoné. Il est pas allé en cours ce matin, personne ne l’a vu de la journée, je le cherche partout.MOULOUD C’est à dire, oui, on l’a aperçu, mais on sait pas, il est en A, nous on est en B.JENNIFER Je devais le récupérer devant le collège à 16H mais il n’était pas là.MOULOUD Nous quand on l’a vu ce matin de loin, il était avec Christelle et ils sont peut-être

Jennifer Boubal démarre brusquement en lançant un inaudible

JENNIFER Merci !

Puis s’éloigne dans une direction incertaine.

JORIS Elle avait l’air giga inquiète non ?MOULOUD Non mais les parents ça s’inquiète toujours pour de rien. Il doit être chez Christelle et puis c’est tout.JORIS Elle a toujours une voix triste et ... comment dire ... cadavérique la mère à Boubal quand même. MOULOUD Faut dire elle est tombée très bas. Même si Stirn a repris les rennes depuis que son maire de mari a cassé sa pipe, elle a toujours l’impression d’être la première dame*.JORIS Pourtant je croyais qu’elle en pouvait plus de son mari ? mais visiblement ça l’a traumatisée à vie. Je veux dire sa mort. MOULOUD Ouais. Alors que pour Bertrand j’ai l’impression que ça a plutôt été une libération, non ? Ce type – le père à Bertrand- j’ai jamais pu l’encadrer. Mon frère il disait que c’était un magnat qui glorifiait la loi du plus fort. Comme dans Dallas un peu.

* Voir épisode 6 de la saison 1 « game over »

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JORIS C’est vrai qu’il était sans scrupules et que le revolver était son idole.MOULOUD Moi surtout, j’avais peur qu’il arrive malheur à celui qui n’a pas compris. JORIS Compris quoi ?

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TROISIÈME MOMENT SOIGNE LE MONDE

À peu près juste après le moment précédent, mais ailleurs.Dans l’auto de mon père et moi.

Mon père est parvenu à ouvrir la fenêtre de la Visa. Il jette le mégot de sa 8ème cigarette. On entre dans Vire. Derrière l’hippodrome et l’usine ABAIR se dessinent les immeubles flambant neufs de la ZAC.

CHANSON DANS LA RADIOAnd no ones gonna save you from the beast about strike You know it’s thriller, thriller night You’re fighting for your life inside a killer, thriller tonight

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Mickaël Jackson hulule un de ses vieux tubes dans le poste.

MOI C’est un enlèvement tu crois ? L’enfant épervier ?MON PÈRE Dans ce monde de zombies, tout est possible. Ce week-end, reste bien avec ta mère surtout. Pas de conne-ries.

CHANSON DANS LA RADIOYou feel the cold hand and wonder if you’ll ever see the sunYou close your eyes and hope that this is just imagination

J’ai toujours eu un peu peur de Mickaël Jackson. Pas seulement à cause de sa tête, mais parce qu’il paraît qu’il a fait construire un parc d’attractions dans sa maison, où il élève des enfants pour leur faire des câlins parce qu’il en a pas eus quand il était petit. À cet instant, je chasse l’image de Michael surgissant comme un diable au prochain virage, pour m’emmener moi aussi dans son château en chantant « Heal The World / Make it a better place / for you and for me ».

« Soigne le monde » ça veut dire. Ça va merci. Le monde me va très bien comme il est, hein.

CHANSON / VOIX DANS LA RADIO‘Cause this is thriller, thriller at nightSCROUIIIIT KROUITLa vague de froid qui s’abat sur le pays paralyse déjà l’Est de la France. En Franche-Comté des milliers de foyers sont privés d’électricité. À l’Ouest, on attend jusqu’à 30 cms de neige localement. Du verglas. Surtout ne sortez pas de chez vous. Si vous voyez une personne sans abri en difficulté et bien vous n’avez qu’à SCROUIIIIT KROUIT‘Cause this is thriller, thriller at nightKCHHHHHHHC’était un message d’urgence du ministère deSCROUIIIIT

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MON PÈRE coupant le contact Hé bah. Je crois bien que c’est là.

Devant nous, 3 cubes en quinconce. Des immeubles couleur crème, avec des bandes horizontales de petits cailloux caramel. Alors voilà. Chez maman. Chez maman à la ZAC.

Je me demande si ma nouvelle chambre sera super grande. Maman dit que les immeubles sont neufs. Il y aura peut-être un vide-ordures ! Un ascenseur. Des volets électriques ! Des halogènes où qu’on peut jouer avec le bouton pour varier l’in-tensité ! Peut-être même un matelas prenant tout le sol de ma chambre. J’adore déjà ma nouvelle piaule.

MON PÈRE Merde ! L’interphone marche pas...

B O O O O O O M M M M M M M M M M

D’un coup de santiags il ouvre la porte sécurisée. Nous nous engouffrons dans le hall. Mon père examine de très très près un faux ficus posé près des boîtes aux lettres. Je crois qu’il sait pas s’il veut monter ou pas.

MON PÈRE Viens-voir. C’est très bien imité comme ficus. MOI Papa, on monte ?MON PÈRE Bien sûr ! Oh tiens regarde « France Equipement - ZI de la Thise 25022 Besançon Cedex » C’est la même marque de boîtes aux lettres que chez nous à Avranches ! MOI Papa ...MON PÈRE Nan mais c’est rudement marrant comme coïnci-dence quand même tu trouves pas ? MOI Papa mais ça m’intéresse pas du tout pourquoi tu m’ex-pliques ça ??

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MON PÈRE Excuse-moi mais si j’avais pas pris sur moi de t’expliquer depuis 10 ans tout ce qui me passe par la tête et qui compose ce monde complexe qui s ‘étale sous nos yeux, et bien tu serais pas aussi intelligent que tu l’es ! Alors chut maintenant. On monte.

C’est au 4ème étage. Je sais pas si y a un ascenseur, mon père est allé direct à l’esca-lier, dont il examine scrupuleusement chaque palier.

MA MÈRE Bienvenue les manchots !

Je saute dans les bras de maman. Elle a mis un pull jaune et pas du tout son grand manteau maronnasse comme l’autre jour au Mont Saint Michel. Ça lui va plutôt bien.

MA MÈRE Rentre vite au chaud. Ta chambre c’est au bout du

Je sais pas du tout au bout de quoi, je me suis précipité à la dé-couverte de mon nouveau palace.

MON PÈRE Bon bah voilà. Ça va, t’es bien installée ?MA MÈRE Oui merci. C’est sobre mais plus adapté qu’à La Planche c’est sûr. Je veux dire rapport à mes moyens.MON PÈRE Bon bah. MA MÈRE Tu veux rentrer 5 minutes boire un truc ?MON PÈRE- Heu. Non. Je suis att- Je veux pas déranger, je vous laisse tous les deux, c’est mieux. MA MÈRE D’accord. Sois prudent, je viens d’entendre Alain Gillot-Petré, il était inquiet. Pour la neige. MON PÈRE Ouais. Bon bah. Ma sœur le récupérera à Villedieu dimanche.

Tu parles d’un palace, c’est minuscule oui, j’ai fait le tour en 20 secondes... Si bien que je vois mon père tourner les talons, dis-paraître dans l’encadrement de la porte qui se ferme, et ma mère qui le regarde par l’oeilleton.

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Quand elle s’en décolle, elle a les yeux rougis et elle tremble un peu. Pfiou, c’est traître ce machin (C’est pour ça peut-être qu’on appelle ça un Judas). Elle s’essuie les yeux avec son mouchoir.

MA MÈRE Mon chéri, tu m’as manqué. Alors ? Ça va ? T’aimes bien l’appartement ? T’as vu ta chambre ? T’as fait bon voyage ? Et le collège à Avranches ? Tu dois mourir de faim non ? Alors le four est pas branché encore mais j’ai emprunté un ... un ... un appareil à raclette ! T’es content non ? Viens tu veux que te fasse visiter ?

Elle me bombarde de questions en veillant bien à ce que je n’ai pas le temps de répondre à aucune d’entre elles.

MOI Oui je veux bien visiter ...MA MÈRE Alors là je vais mettre le canapé, et au mur au dessus le petit napperon que tu m’avais fait en CE2. Bon, j’ai pas dé-fait les cartons encore. Tu veux que je remonte le chauffage ? Tiens je t’ai retrouvé un gilet à toi, enfile-le. Là c’est ma chambre, enfin, oui, le salon, mais je vais mettre un rideau, comme ça je tire dessus et je suis plus dans le salon. Marrant non ? Alors voilà, ta chambre, je vais peut-être y mettre mes vêtements ça t’embête pas ?

Alors oui. Le matelas fait quasiment tout le sol de la chambre. Pourtant c’est mon lit d’avant.

MA MÈRE Et tu sais ? À Champion il y a une promo sur un papier-peint avec des dauphins, on pourrait mettre ça dans ta chambre, t’aimerais bien ?

Je suis allé direct à la fenêtre. Je colle mon front contre la vitre. Mon père a bien fait de partir vite : maintenant la neige tombe carrément, on devine à peine la route.

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Partout dans l’apparte des bouts de scotch, des lambeaux de carton. Ma mère s’agite pour donner une touche festive mais son cœur n’y est pas. Qu’est ce que c’est que cet endroit ? On dirait qu’il n’y a que 15 cartons mais que c’est déjà 2 fois trop. Je croyais que la ZAC c’était tout neuf comme il y avait un nouveau collège et tout.

MA MÈRE À taaaaaaable !

Je m’élance.

C R O T C H

AÏEAÏE

Un geyser de larmes jaillit de mes yeux. Je me roule par terre en agrippant mon petit orteil. J’avais pas vu le 16ème carton que mon pied vient de percuter de plein fouet. Qu’est ce que j’ai mal. J’ouvre le carton coupable. Il est plein de bouquins et de....

Mes larmes cessent. La douleur s’évanouit.

... de bouquins et de photos de nos dernières vacances tous les trois. Là c’est quand on était au camping en Espagne et que papa avait mis un déguisement de dinosaure pour faire une farce. Mon estomac se noue. Va manger de la raclette avec toutes ses images qui dansent le flamenco dans ma tête.– Soigne le monde.

MA MÈRE T’as pas entendu sonner ? J’y vais ça doit être Hervé.

(Hervé ?)

VOIX D’HERVÉ SUR LE PALIER Toujours dans les cartons ? Il est arrivé ton petit ?

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MA MÈRE Mais entre, ne reste pas dehors.VOIX Deux minutes alors je passais juste pour voir si tout était ok.MA MÈRE T’es trop chou écoute.

Mais qui c’est ce gugusse qui me prend pour un petit minus et à qui ma mère donne du « mon chou » ? Elle va pas s’y mettre elle aussi, déjà mon père avec sa Nathalie, ça va bien comme ça l’amour libre.

HERVÉ Ah, et je t’ai ramené une petite surprise.

À entendre sa voix je m’attendais à un insupportable petit blondinet à cravate, et là, déboulant dans l’entrée, je découvre un type baraqué et bronzé comme… Barracuda. C’est ça. Hervé ressemble à Barracuda. Ou à un athlète américain même. À Moha-med Ali peut-être. Oua. Ça doit être le seul noir à des kilomètres. (Sauf Mouloud, mais Mouloud il est pas vraiment noir puisqu’il est arabe).

HERVÉ C’est du poé. Une douceur à base de farine de riz, de lait de coco et de purée de banane. Tu me goûteras ça c’est inégalable. Ma mère en faisait quand j’étais gamin. MA MÈRE Oh mais fallait pas t’es trop sympa.HERVÉ Comme je savais que t’avais pas encore branché le gaz alors voilà, je me suis dit, un dessert.MA MÈRE Minou je te présente Hervé, un voisin, je l’ai rencon-tré par un – enfin- c’est un monsieur qui un peu comme moi – comme nous –. HERVÉ Moi aussi je suis séparé. Alors les retrouvailles je connais ça. Allez je vous laisse je dois me dépêcher on m’at-tend à la permanence.MA MÈRE (Hervé est Canak, ça veut dire qu’il vient de Nouvelle Calédonie, c’est de l’autre côté de la Terre). Demain on viendra filer la main. Hervé est bénévole aux Restos du cœur. MOI Vous connaissez Coluche ??

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Hervé éclate d’un rire sonore. (Évidemment, comme Henri Salva-dor).

HERVÉ Bien-sûr je le connais. C’est mon ami même. Je te le présenterai si tu veux. Je file. La charité n’attend pas.VOIX DE MON PÈRE SUR LE PALIER Heu ? Miou ? Excuse-moi je veux pas déranger mais est-ce que je peux passer un coup de fil ?

La tête hirsute de mon père peine à dépasser l’épaule gauche d’Hervé.

MA MÈRE Hein ? C’est toi ? Qu’est-ce qui t’arrive ? Heu… Hervé, je te présenteMON PÈRE Je suis le papa du petit.

(Mais ils vont arrêter avec leurs allusions offensantes au sujet de ma taille ou de mon âge ? je suis en 6ème merde)

HERVÉ Enchanté !MON PÈRE Pareil.

Coincé entre le torse massif d’Hervé et le cadre de porte de l’appartement de ma mère, mon minuscule père plie douloureu-sement son bras et son poignet pour répondre à l’invitation du Barracuda Kanak.

MA MÈRE Hervé un – ami.MOI Il connaît Coluche !

Nouveau rire sonore d’Hervé. Il est trop marrant ce mec.

MON PÈRE Ouais d’accord. C’est super. Je vais pas déranger longtemps en fait je suis juste bloqué ici. Les gendarmes ont coupé les accès y’a vraiment trop de neige. Je suis chez Jean-Jacques du coup mais chez lui le téléphone est coupé alors comme j’étais attendu, voilà, faut que je prévienne.MA MÈRE Bien-sûr vas-y. C’est juste là.

HERVÉ, parle bas J’espère que je l’ai pas gêné ?MA MÈRE Mais non t’inquiète pas y’a aucune raisonHERVÉ Bon ben, cette fois j’y vais.MA MÈRE Oui. Merci encore pour le gâteau.MON PÈRE Bon ça marche pas non plus chez toi.MA MÈRE Hein ?MON PÈRE C’est cette foutue neige. Merde. Putain. Faut que je trouve une cabine maintenant. Saleté de météo. Coincé ici avec vous, c’est le bouquet j’avais pas du tout prévu ça. Merde !

Et il quitte l’apparte sans même me regarder et en faisant des grands pas et en claquant la porte super fort. Le carton tout en haut de la pile valdingue par terre. Un truc se casse. (On voit tout de suite que c’est la petite sculpture en plâtre que mon père avait achetée à ma mère à cet artisan italien pour leurs dix ans. Ça représentait un couple enlacé dans des lianes tressées et des bambous).

Un bref silence. Ma mère se retient de quelque chose : pleurer ou crier, ouvrir la fenêtre et lui dire qu’il est vraiment con, ou alors au contraire qu’elle l’aime plus que tout au monde et qu’elle pourrait sauter et s’écraser par terre tellement elle souffre. Ou je sais pas. En tout cas c’est l’impression que ça me fait. C’est ce que je ressentirais sans doute si j’étais un adulte en train de vivre une rupture amoureuse. Ma mère ramasse les débris.Je m’assois sur un gros pouf violet qu’on avait acheté à Confo-rama. Je fais mine de pas être affecté par la situation, mais ça me fiche franchement les boules. On dit rien. On mange et on va se coucher. Dehors la neige continue de tomber, enfouissant nos angles morts sous des centimètres immaculés. La neige est hypocrite ce soir. Elle nous fait croire que tout est pur mais en fait c’est pas vrai. Tout est compliqué. Compliqué puissance mille.

HERVÉ (« Capri C’est fini »)

( L’ami kanak à ma mère, rencontré par Minitel )

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QUATRIÈME MOMENTÉPURATION

L’intérieur d’une cabane à l’arrière de la station d’épuration des eaux, aux abords de la ZAC. Deux enfants. Bertrand, allongé sur le sol en terre battue, regarde le plafond et pense à voix haute. Chris-telle, assise à une table, compte des pièces de monnaie.

BERTRAND Le bruit des brasseurs et des turbines. L’odeur des boues et des produits chimiques. C’est ça que je voulais.CHRISTELLE Ça pue un peu quand même.BERTRAND Qu’est ce que t’es terre à terre. Au moins personne viendra nous chercher là. CHRISTELLE J’ai posé la boîte sur la chaise devant la porte. Tu n’auras qu’à la prendre quand tu seras décidé.J’ai fait un tour de reconnaissance. Il recommence à neiger. Les branches sont déjà chargées de glace et le soleil regarde

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ça de loin comme si tout effort était vain. Et le bruit des turbines on dirait comme si sous la terre quelqu’un supportait pas notre présence. On sort ? Quand c’est encore jour. J’aimerais. Je sais pas. Faire des boules, me rouler dedans. Battre un record de plus grand bonhomme de neige...BERTRAND Je me demande ce qui persiste. Je veux dire quand tu es comme lui, plus que des particules d’os et de peau grillés. Quand tu peux te tenir dans une poignée de main comme un tas de sable. Quand tu peux te disperser dans le vent. CHRISTELLE Et dans l’eau.BERTRAND Je suis bientôt prêt.

Un silence. Dehors on entend le vent glacé passer aux travers des arbres qui entourent l’endroit.

CHRISTELLE En comptant les pièces jaunes j’ai 71 francs et 40 centimesBERTRAND Ça suffira. CHRISTELLE Je ne trouve pas la carte dans ton sac.BERTRAND Hein ?! Je croyais que c’était toi qui devais t’en occuper !CHRISTELLE De la carte ? Absolument pas ! On avait dit ça ?? BERTRAND Bien-sûr qu’on avait dit ça sinon j’en aurais pris une, tu crois que je suis inconscient ou quoi ?CHRISTELLE Pourquoi tu pars en vrille comme ça ? On s’est mal compris c’est tout. J’en achèterai une au Champion avant de partir, voilà. Et la nourriture ?BERTRAND Ça j’ai. Un paquet de Prince et un paquet de bar-quettes. Et une bouteille de Banga.

Un silence.

CHRISTELLE Quand on montera dans le bus tu me laisseras parler je fais plus vieille. Je dirai que tu es mon frère et qu’on va rejoindre notre mère à Rennes. Ça, ce sera pour la première partie du trajet.BERTRAND T’as pas peur qu’ils te reconnaissent à la gare routière ?CHRISTELLE T’occupe. Qu’est-ce que tu vas dire à ta mère ? BERTRAND Je lui dirai qu’on voulait juste être tous les deux. Ça elle comprendra c’est obligé. Qu’on arrivait plus à se tenir loin l’un de l’autre.CHRISTELLE Et pour la boîte ?BERTRAND Je lui dirai que c’est lui qui m’avait demandé. La dernière chose qu’il m’a dite, juste après son élection et juste avant sa mort. D’être intégralement déversé. Dilué. CHRISTELLE Les gens le détestaient vraiment ton père. Je sais pas comment une majorité a pu voter pour lui*. Et maintenant qu’il est mort on dit que certains le regrettent...BERTRAND Mon père a tout donné à cette ville. Il disait « nous sommes un seul corps ». C’est pour ça qu’il m’a demandé ça. Cendres boue roulement des eaux, vous emporterez ce qu’il reste de lui.

30* Voir épisode 6 de la saison 1 « game over »

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CINQUIÈME MOMENT COLD WAVE

(BUT THE WAY THAT I FEEL ABOUT YOU IS BEYOND WORDS)*

Samedi. Midi.

Le niveau de neige n’a pas cessé de monter. Des employés mu-nicipaux avec de grandes pelles déblaient devant les immeubles. D’autres distribuent des packs d’eau. Ça tombe encore. Tout est étonnamment calme. On s’organise dans le camp retranché.

MA MÈRE Je fais des pâtes pour ce midi. Pour que ça tienne au ventre, par ce froid... J’en fais de quoi tenir un siège !

Un siège. Faudra bien ça au moins pour donner le temps à ma

* Extrait des paroles de IN A MANNER OF SPEAKING. Tuxedomoon - 1985 -

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mère et mon père de se raccommoder. Déjà la neige l’éloigne des charmes vénéneux de Nathalie, sa « collègue » d’Avranches. Il faut que j’en profite, tenter un truc, inventer des stratagèmes, c’est l’occase ou jamais.

La matinée a été rythmée par la voix pleine de bonne humeur d’Alain Gillot-Pétré, dispensant des messages d’alerte de plus en plus inquiétants sur la vague de froid, la vague de neige, la vague de grippe, la déshydratation, le monoxyde de carbone des chau-dières défectueuses, l’alerte au rhume, la prévention des courants d’air, la vague de fièvre ...On a entendu que ça, ma mère éteignait la radio juste après le bulletin météo pour économiser les piles du transistor.

Ah, comme je suis heureux de cette promiscuité, lorsque le miroir aux alouettes du progrès se brise sur la vérité du réel ! Je me rap-proche de l’essence de la vie, quand il ne reste plus que l’homme, une bougie et l’immensité de la nature, les éléments hostiles dont on apprend à faire des alliés. Je voudrais suggérer à maman d’accommoder sa plâtrée de Pan-zani d’un peu de lichen fraîchement gratté à l’écorce d’un arbre mais j’ai la flemme de sortir en chercher. Je suis bien là. À la fenêtre. Le spectacle est magnifique. La lu-mière sublime. Le silence envoûtant.

J’aperçois, je reconnais entre mille le pas de mon père, malhabile dans le neige immaculée. (Mais impure)

MOI Maman ! Maman ! Il y a papa en bas !MA MÈRE Je sais. Je lui ai dit de venir déjeuner, puisqu’il était bloqué.

Ça recommence. L’émotion. Soudaine. Deux vagues qui se lèvent simultanément. D’un côté la joie d’être à nouveau trois, de l’autre la conscience que ça ne sera plus jamais le cas. Et les vagues d’égale puissance se télescopent, se fracassent l’une contre l’autre. Et je ne peux plus rien dire.

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Et je pense à cette chanson étudiée en cours d’anglais, du goupe Tuxedomoon. Elle s’appelle « in a manner of Speaking » et dans le re-frain le chanteur dit « Oh give me the words »

MA MÈRE Ça ne te fait pas plaisir ? MOI AaaaatchoumMA MÈRE Mets ton gilet s’il te plait. On frappe à la porte. C’est ouvert, entre !

Bon. Faut que je donne le meilleur de moi-même. Rendre inéluc-table l’issue de ce moment. Mes parents DOIVENT se retrouver EN-SEMBLE. Surmonter la catastrophe.

MON PÈRE Salut la compagnie !

Bon, ça commence super mal, il regarde ses santiags trempées et il est aussi jovial que l’Abbé Pierre durant l’hiver 54. Et puis cette entrée en matière minable ...

MA MÈRE Installe-toi j’arrive. MON PÈRE Merci.

Mon père s’assoit. Allume une cigarette.

MON PÈRE T’as un cendrier ? MA MÈRE Il y a celui que le petit a fait en CP, avec les co-quillages, il est, heu, regarde dans un carton.

Mon père ne bouge pas. Il joue avec une boîte d’allumettes qu’il regarde fixement.

MON PÈRE T’es certaine que. Euh. Je te dérange pas hein ?MA MÈRE Mais non, fais comme chez toi.

Mon père lève un sourcil interrogatif. Se racle la gorge.

MA MÈRE Excuse-moi. C’est une expression quoi. C’est con les expressions. Je suis désolée. (Hum) C’est bientôt prêt.

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MON PÈRE C’est rien t’inquiète.

Il se lève et va mettre sa cendre à la poubelle. Comment va t-il manoeuvrer si près de maman dans la petite cuisine ? C’est le moment !

Je me lance de toutes mes forces, si je pousse papa contre maman ils se toucheront alors ils se feront un câlin et tout repartira, na-turellement. Pied gauche. Pied droit. Battement de coeur

- Le moment se découpe au ralenti tant je joue ma vie là-dessus -

Tendre les brasPied gauchePied droitDe toutes mes forces

MON PÈRE Ah mais aïe ! Qu’est ce que tu fais ? T’es pas malade oui ?

Je m’écroule sur le lino imitation marbre de la cuisine. Papa, n’a pas bougé d’un centimètre malgré ma poussée. Tous les deux me regardent très intrigués.

MOI Désolé, j’ai - J’ai glissé. Je venais voir pour mettre la table. Atchoum. MA MÈRE T’as pas de fièvre au moins ? MON PÈRE Mais non. Je mets la table. MA MÈRE Regarde là, il y a des couverts en plastique. J’ai pas défait les cartons de vaisselle.

On s’attable.

MA MÈRE Alors ce matin Champion était fermé, le toit menace de s’effondrer avec la neige. Y a que des pâtes et du beurre, pas de gruyère... Désolée. Bon appétit les manchots !

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Ma mère dit ça en imitant la marche des pingouins. Après le « salut la compagnie » de papa, décidément, je nage en plein délire humoristique.

MON PÈRE Bon appétit.

Il avale ses spaghettis sans desserrer les mâchoires.

MA MÈRE Tout va bien ? Du poivre ?MON PÈRE Hmm.

Qu’est ce que je pourrais bien inventer. J’y arrive pas. Je trouve rien. Mon cerveau est à sec. Vide. Tout est tombé dans mon coeur qui maintenant est tout gros, qui déborde, qui fuit par mes yeux.

MOI Vous êtes tous les deux des sales égoïstes

Je me lève et je cours dans ma chambre en pataugeant dans mes larmes. J’entends du silence en plomb dans le salon. Ça me torture la tête. J’ouvre le premier carton qui zonait près de mon lit. Coup de bol ! Dedans ma radio à piles. J’allume, je pousse la molette du son, je cherche à éviter Alain Gillot-Pétré et son bulletin d’alerte sur la vague de larmes.

VOIX DANS LA RADIO Et allez, puisque l’heure est aux bulletins d’alerte, c’est à moi de vous foutre les chocottes, une vague de musique de merde va frapper vos oreilles. Mettez un casque, des boules quiès, de la neige dans les oreilles, calfeutrez-tout, c’est parti, c’est de saison... Elsa avec « Jour de neige » Hawk Hawk Hawk

Ah ah. Trop marrant cette émission. Ah bah normal, c’est Rock on the Bocage, la radio libre de Myste-rious Bob*, le frère à Mouloud.

* Voir saison 1, épisodes 4, 5, 6.

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CHANSON DANS LA RADIO Tout doux tout douxComme un rêve un peu flouFroid dehors et chaud dedans

(C’est bizarre. Je croyais que l’émission existait plus depuis qu’il était parti faire ses études à Rennes.)

Filer déjà sur mon véloLa longue écharpe après moiLe coeur en plein galop

BAM BAM BAM BAM BAM BAM

MA MÈRE Entrez ! VOIX D’HERVÉ Bonjour pardon de vous déranger en plein repas mais ...Avec les gendarmes, les pompiers, les volontaires, on organise une battue dans les bois derrière pour retrouver l’enfant dis-paru ... Si jamais vous voulez aider ...

Jour de neigeDans un grand pull qui me protège*

Je reviens dans le salon.

HERVÉ Salut ptit bonhomme, ça gazouille ? MA MÈRE Qu’est ce que c’est que cette histoire d’enfant disparu ?MON PÈRE En venant hier on a croisé un barrage de poulagas qui cherchaient un gamin. HERVÉ C’est un môme qui…

Son regard circule entre mon père, ma mère et moi, comme si Her-vé demandait si j’avais le droit d’entendre.

MA MÈRE Alors dis.HERVÉ C’est le fils à l’ancien maire, le petit Boubal.

* Paroles de jour de neige - Elsa - 1988 -

MON PÈRE Oh putain merde. MOI Bertrand ??MA MÈRE Mon Dieu... Pauvre petit Bertrand. Et Jennifer, elle doit être dans tous ses états ...

Je suis sonné. Bertrand. (Mon ami de la saison dernière avant qu’on se fâche ...) C’est lui, c’est l’enfant épervier que les gen-darmes cherchaient hier, c’est lui qui a disparu ... Je sais pas ce qui se dit. Je n’entends plus rien.Je deviens L’Enfant sauvage, comme dans le film de Truffaut que Joris m’a emmené voir avec ses parents.

HERVÉ Même Stirn* s’est équipé pour participer. Il tient à conduire lui même le chasse neige municipal.MON PÈRE Qu’est-ce qu’on fait du gamin ? On peut pas l’em-mener.

Ils parlent de moi comme si j’étais pas là, et en effet je suis plus là. Pour personne.

MA MÈRE Je le dépose chez Joris. De toutes façons il devait passer l’après-midi chez sa copine Christelle... À moi ... pour le goûter c’est ça ?

Je balbutie quelque chose que je ne contrôle pas. Oui ça doit être ça. On va aller chez Christelle avec Joris et Mouloud et on va jouer au Trivial Pursuit. Faire un peu de luge dans le jardin. Des trucs d’enfants. Laisser le drame à bonne distance.

Des bras s’agitent, des lèvres bougent, des manteaux s’enfilent dans un élan de panique héroïque.

C’est tout ce que je peux dire.

* Olivier Stirn. Maire de Vire de 1971 à 1989

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SIXIÈME MOMENTMON COEUR S’HABILLE DE NOIR

Christelle n’était pas chez elle. Les autres ont beau dire je suis quand même un peu inquiet. J’ai toujours l’impression d’avoir du coton dans les oreilles, et maintenant en plus je vois les zombies de Michael Jackson qui traînent dans la neige. Et si Bertrand... Non.

À la Planche, la mère à Christelle nous a dit qu’elle dormait chez sa Grand-Mère depuis mercredi. Alors avec Mouloud et Joris* on retourne à la ZAC à la recherche de notre copine. Déjà l’un des nôtres est dans la nature, faut qu’on se serre les coudes.

* Mes amis de la saison 1

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Mouloud lance des boules de neiges sur les pare-brise déjà sur-chargés de poudreuse. Tout le monde a déjà fermé ses volets et s’apprête à subir une nouvelle nuit de froid et de tempête, sans électricité ni téléphone. Avec un bonnet Snoopy en plus pour moi.

JORIS Tu la connais toi Mouloud, la grand-mère à Christelle ? MOULOUD Elle est pas hyper vieille c’est tout ce que je sais. Elle a eu la mère à Christelle quand elle avait 15 ans. JORIS Ah ouais. Un genre de fille-mère. L’horreur sanitaire et sociale, quoi. MOULOUD Elle travaille chez Poron, elle coût des salopettes.

On remonte l’interminable rue qui conduit au cimetière. Des corneilles volent en cercle au dessus de nous. C’est super long, le vent est contraire et nous fouette la face.C’est long comme rue mais je crois qu’on arrive bientôt.

MOI Rue de la Sorcière ?? heu… MOULOUD Mais non banane. SORRIÈRE. Tu sais pas lire ou quoi ? La grand-mère à Christelle habite juste avant le cime-tière. C’est le pavillon, là, au bout. JORIS Avec le bonhomme de neige ? MOULOUD Ouaip. Ah tiens c’est pas banal ... MOI Ça veut peut-être dire que Christelle est vraiment chez elle, que ce serait elle qui a fait le bonhomme ?

Mes deux copains me regardent un peu peinés. Ça fait bien long-temps que ni Christelle ni eux ne font des bonhommes de neige.

Et puis quoi encore ? Avec une carotte pour le nez et un balai pour les bras ? A leurs yeux je dois passer pour un gosse.

MOULOUD Voilà c’est là. Qui sonne ? Mouloud regarde Joris. Joris me regarde.

MOI Hein ?? Pourquoi moi ?

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Au loin on entend les aboiements des chiens et les bruits des adultes qui cherchent Bertrand dans le bois et toute la zone alen-tours.

Peut-être je devrais dire « le corps de Bertrand » d’ailleurs. Peut-être en ce moment il gît sur un chemin de pierre, son blouson lacéré par les ronces, la glace qui lui recouvre les orteils à moitié dévorés par les loups et les hyènes. Allez. Je sonne.

Intérieur du pavillon.

VOIX D’HOMME DANS LA TV Sue Ellen, je te l’ai demandé souvent et je te le demande encore. Qui est-ce ?VOIX DE FEMME Qu’est-ce qui te fais croire qu’il y a forcé-ment quelqu’un. J’ai une vie un peu minable avec toi et ça depuis beaucoup trop longtemps.

LA GRAND-MÈRE A CHRISTELLE Ça c’est envoyé poupée. Rabats-lui son caquet à ce vieux beau. Ha !

Installée sur un canapé jaunâtre aux énormes motifs bruns, dont l’usure n’a d’égale que l’apparente mollesse, une femme à la voix rauque s’agite, la tête bloquée à 25 centimètres d’un écran de télévision de camping, qui suffit, grâce à la puissance de ses piles LR14, à irradier le salon d’une lumière bleuâtre.

MOULOUD C’est pas vraiment Dallas ici.

VOIX DE FEMME DANS LA TV Je veux divorcer c’est aussi simple que ça.VOIX D’HOMME Tu as pas assez de cran pour t’en aller toute seule. Qui est-ce ?

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MOULOUD Je veux dire. Pas trop la patrie du dollar et du pé-trole. Bonjour Madame.GRAND-MÈRE Salopard. Raclure. Va crever. JORIS Heu. Excusez-nous madame. On est des amis à Chris-telle. GRAND-MÈRE me désignant JR, qu’est ce que tu fais chez moi ? Et toi Bobby ? Va t-en JR je veux parler à Bobby. Et c’est qui lui ?

VOIX DE FEMME DANS LA TV Personne que tu puisses intimider si c’est ça qui t’intéresse. Il est aussi riche que toi et il est au moins aussi fort.

GRAND-MÈRE Ha ! Et pan ! dans les dents !MOI Vous pourriez nous dire où est Christelle ?GRAND-MÈRE Christelle ? Elle a quitté Southfork à cheval. Elle revient après l’épisode quand elle a plus collège. MOULOUD Non mais laissez béton les gars, elle est folle à lier. Ptain mais elle est barge la mère à Christelle de l’envoyer pen-dant 3 jours avec cette givrée !

(Joris revient vers nous équipé d’une loupe.)

JORIS Sur le porte-manteau y’a pas son manteau. Aucune trace de son cartable. Y’a pas Christelle ici c’est sûr.MOI Madame, on est à la recherche de Christelle.GRAND-MÈRE Ah ! Mais tu n’es pas JR. Désolé je fatigue mon ptit gars. Tu me rapportes les salopettes à finir ? Silence Ah oui Christelle. Elle est sortie. Elle va rentrer ce soir pour Patrick Sabatier. Elle est trognon la gamine. On veut pas louper ça elle et moi.MOI Patrick SÉBASTIEN vous voulez dire ?GRAND-MÈRE Non non. Je suis pas gâteuse. Il est marrant lui. Sébastien c’est les imitations et les sketchs et tout. Non. SABATIER c’est bien, c’est « Avis de recherche ». C’est des gens qui avaient perdu des gens et qui les retrouvent très longtemps après.

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Oups. On s’est regardés avec les copains on est devenus soudain un peu blêmes. Patrick Sabatier – Avis de recherche, c’était HIER SOIR. Le sa-medi c’est Sébastien c’est fou, c’est l’autre. (Ils s’appellent tous presque pareil)La vieille croit qu’on est vendredi et elle sait pas que Christelle est pas là ! Ni qu’elle a disparu depuis hier ! J’entends plus rien. à nouveau. JR et Sue Hellen font une choré de Thriller dans la neige de la télé. Les piles faiblissent.

Bertrand c’est bon, tout le monde est sur le coup, mais Chris-telle...Je voudrais dire « Christelle a disparu et personne ne sait, il faut le dire aux parents » J’essaye. Je ne sais pas si du son sort de ma bouche. Mouloud revient. Il hurle pour que j’entende malgré le bruit de la tempête de neige dans le salon.

MOULOUD J’ai fouillé la turne y’a personne. Juste un vieux Kiki dans le panier des chats.JORIS Un kiki ? ça c’est Christelle ! C’est sûr c’est elle.MOULOUD Exact, mais ça ressemble furieusement à un aban-don.MOI Mais qu’est-ce qu’elle fout ? Enfin vous trouvez ça normal vous ? J’ai peur moi les gars.

Y’a sans doute un sérial killer qui enlève les enfants pour leur faire des câlins dans un château hanté, et nous on est là à regar-der Dallas ! Joris, viens, on va chez toi tant que ma mère est pas rentrée. On va jouer à Mario Bros tu me raconteras comment c’est au collège du Val de Vire. J’préfère pas rester dehors.

GRAND-MÈRE regardant la télé, chante Tombe la neige, tu ne viendras pas ce soir.JORIS Madame, je peux vous emprunter votre Télé Loisirs ? c’est pour vérifier quelque chose.GRAND-MÈRE Comment ?

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JORIS ouvrant le Télé Loisirs à la page de l’horoscope « Gémeaux. Semaine du 16 au 22. Le climat est assez ambigu : d’un côté, la période est favorable à une collaboration. Mais de l’autre, il y a de la tension dans l’air. » MOULOUD Fffff. C’est Christelle ? Pas bon ça. Tts ts. Et Ber-trand ? JORIS « Capricorne. La période est idéale pour œuvrer en tan-dem : foncez ! Vous cueillerez les fruits de votre audace. » MOULOUD Ok je vois. Dark side of the moon. GRAND-MÈRE pareil Tombe la neige, et mon cœur s’habille de noir. MOI HÉ ! LE BONHOMME DE NEIGE ! Y’A QUELQUE CHOSE DEDANS !

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SEPTIÈME MOMENTDERNIÈRES VOLONTÉS

La station d’épuration. Gros bruit de machines. Bertrand debout sur le bord d’un bassin. En bas, Christelle fait le guet.

BERTRAND Boues et eaux mêlées au sang. H2O. Molécule ori-ginelle. Nous sommes constitués à 80% d’eau. Nous sommes. De l’eau. Et dans les arbres, les feuilles que les rayons d’un soleil disparu CHRISTELLE J’entends du bruit Bertrand, ça se rapproche. Ils nous cherchent il faut vraiment qu’on s’active.BERTRAND Pourquoi tu n’as pas confiance en nous ?CHRISTELLE J’ai juste peur que tout capote. Je veux partir c’est tout je veux pas que ça se termine à la gendarmerie avec

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ta mère hystérique et mes parents qui se pointent une heure plus tard. Alors passe à l’acte c’est tout.BERTRAND J’ai BESOIN de cette minute. De sentir que moi aussi je suis un seul corps avec l’eau. Respirer, me nourrir de cette puanteur en passe d’être recyclée, purifiée… Tu veux bien me laisser cette minute à MOI avant d’engloutir les miettes de BERNARD BOUBAL dans les eaux communales. Qu’il circule à jamais dans le cycle infini de l’eau, de la vie.CHRISTELLE Ouvre la boîte putain. Cette putain de boîte.BERTRAND parle à la boîte Tout corps plongé dans un liquide fini par avouer, papa. Alors dis-le ton secret. Ce que tu cachais dis-le. Quand j’ouvrirai le couvercle ta cendre se mêlera aux eaux usées du bassin et dans cette crasse ce magma originel dans ce liquide encore informe tu te révéleras enfin aux yeux de tous et de l’odeur âcre du humus CHRISTELLE N’importe quoi. C’était juste ton PÈRE. Pas un shaman. Juste le directeur d’une usine de stores électriques.BERTRAND Juste le maire de cette ville – aussi –CHRISTELLE S’tu veux.BERTRAND Tu sais Christelle, peu avant de crever il a posé ses deux mains sur ma nuque, il a serré avec ses ongles tellement que j’ai encore la marque dans le haut du cou. Et il m’a de-mandé de disperser ses cendres dans le réseau de distribution d’eau. Christelle j’ai pas le choix tu comprends ? Ce connard m’a collé une dernière volonté sur le dos. Je dois ASSUMER.CHRISTELLE Alors FAIS-Le. T’as peur de quoi ?? Je monte puisque c’est ça je m’en occupe moi de la dernière volonté de Bernard Boubal.BERTRAND Non ! N’approche pas ou je saute avec la boîte !CHRISTELLE crie Bertrand !!

Déséquilibré, Bertrand manque de tomber. Christelle le rattrape in extremis par la main droite. Suspendu au dessus du bassin, Bertrand

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lâche l’urne avec les cendres de son père et laisse aussi glisser son écharpe.

BERTRAND Mon écharpe ! CHRISTELLE Laisse-tomber ! Remonte !

Christelle hisse Bertrand sur le rebord du bassin. Alors l’eau se met à bouillonner, emportant les cendres de Bernard Boubal dans le réseau de distribution. Tourbillonnant dans le bassin, boues et dépôts semblent se muer en une figure spectrale, les spirales liquides forment une bouche tordue et des yeux creux qui scrutent l’âme des deux jeunes fugueurs.

CHRISTELLE Tu vois ce que je voisBERTRAND Papa…

CHRISTELLE ET BERTRAND

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HUITIÈME MOMENT LONGUE DAME BRUNE

À la cafète du Champion. Mon père et Jean-Jacques, autour d’un café. L’endroit est quasi désert. Seule une longue dame habillée de brun et les yeux cachés par des lunettes noires, à la table du bout, avale lentement un thé au caramel en regardant tomber la neige sur le parking. C’est Jennifer Boubal. Les deux hommes ne l’ont pas reconnue.

MON PÈRE Tu trouves que je suis un lâche ?JEAN-JACQUES Pas du tout. T’as fait ta part.MON PÈRE Non mais surtout je supportais plus la présence de ce kanak, là. « Hervé ». Qu’est-ce qu’elle lui trouve ? Ce type, on dirait un joueur de foot de deuxième division. Quand elle le regarde elle a les yeux qui se dilatent. Super, M. Parfait, j’aide les pauvres, je suis pompier volontaire, je bois pas, je fume pas, je fais de la culture physique…

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JEAN-JACQUES Va pas te faire du mal. Il n’y a peut-être rien entre eux…MON PÈRE Woué. Tu vas pas me dire qu’il apporte des petits plats néo-calédoniens à tout le quartier aussi… Bon je vais pas lui jeter la pierre, moi-même à Avranches … tu sais … JEAN-JACQUES Mais vous avez encore rien entamé, pour la procédure de divorce ?MON PÈRE Georgette ! Remets-moi une Pelforth. Et un paquet de Gauloises. Et puis, Stirn à la manœuvre, non merci. Quel hypocrite. Au moins avec Boubal -père on savait à qui on avait à faire. L’en-nemi était clairement défini. JEAN-JACQUES Quand même. C’est horrible le destin de cette famille. Avec tout ce qu’il nous a fait, j’en viens quand même à les plaindre un peu. Cet homme qui meurt dans la force de l’âge, dans d’atroces souffrances, quelques jours à peine après son succès électoral*. On raconte qu’il transpirait du sang. MON PÈRE Amen.JEAN-JACQUES Puis maintenant leur fils unique qui disparaît dans la neige, peut-être enlevé par un maniaque.MON PÈRE J ‘m’en fais pas trop pour eux. Deux divisions de gendarmerie, trois chasse-neiges et une meute de Saint-Bernard. Ces gens-là, on les laisse jamais longtemps dans la mouise. T’inquiète pas que si c’était mon gosse ou sa copine Christelle, on en ferait pas autant. JEAN-JACQUES Tu crois que ça a un rapport le fait qu’ils aient recruté des Saint Bernard ?

Un homme a rejoint Jennifer Boubal à la table du fond. C’est l’Abbé Montagne, lui aussi vêtu de noir, et dans un grand imperméable à col fourré.

L’ABBÉ Bonjour Jennifer. Il y a du nouveau ? Comment vous sentez-vous ?JENNIFER Une part de moi sait qu’il n’est rien arrivé. Une autre qu’il est déjà trop tard. Je suis à bout.

* Voir épisode 6 de la saison 1 « game over »

L’ABBÉ J’ai prié toute la nuit.JENNIFER Merci. Mais c’était inutile. La malédiction qui a frappé Bernard retombe maintenant sur nos têtes*. Pauvre, pauvre petit Bertrand, à l’heure qu’il est, il a peut être été dévoré par les loups… Je délire, pardon. L’ABBÉ Il ne faut jamais désespérer de la Providence. Vous ne m’en voulez pas si je n’ai pas accompagné les secours ? Je me suis foulé la cheville hier à l’entraînement de Hockey.JENNIFER Votre place n’est pas sur le terrain mon père. L’ABBÉ Votre mari nous regarde d’en haut, Jenn, et il est fier de vous, fier de votre courage. Comme lui vous savez rester digne, même dans les pires moments.JENNIFER C’est parce que je sais que d’autres sont plus malheureux que moi. Il y a tant de noirceur dans cet univers impitoyable. Cette nuit j’étais tellement inquiète, que je suis sortie dans le froid. J’ai arpenté le quartier à la recherche d’indices. Des âmes généreuses distribuaient des bols de soupe à des sans abris, à des naufragés de la route et du rail qui les traitaient d’enfoirés ! L’ABBÉ Ah. Non mais ça c’est parce que Coluche. Euh … Oui ! Quelle ingratitude.JENNIFER Il y avait même un homme noir. J’ai pensé : il vient de loin, il a traversé les mers pour trouver une terre d’asile, un peu de repos et de protection. Et nous ne sommes même pas capables de lui donner un toit.L’ABBÉ Hélas. On ne peut accueillir toute la misère du monde. JENNIFER Si Bernard était encore aux affaires les choses n’en seraient pas là. Il aurait éradiqué toute cette misère.

* Voir épisodes 5 et 6 de la saison 1 «nomade’S land» et « game over »

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MON PÈRE Qu’est-ce qui tombe. Franchement si demain c’est encore la même, tant pis, je rentre en ski de fond. Hors de question que je reste ici une journée de plus. (Au moins le petit est au chaud avec ses copains, c’est déjà ça).

OLIVIER STIRN(Supervisant la recherche de Bertrand Boubal)

NEUVIÈME MOMENTL’APPEL DE LA FORÊT

Mouloud, Joris et Moi, luttant contre le blizzard, nous dirigeons vers la station d’épuration.

MOULOUD Il ne faut pas qu’on pense au froid. On se focalise sur Bertrand et Christelle. C’est tout ce qu’on a à penser. À nos amis.

Il faut absolument qu’on arrive à la station d’épuration avant la nuit. Au loin on entend la battue des adultes. Des dizaines de voix différentes lancent des « Bertrand ?! Petit Bertrand ? Ouhou »

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Olivier Stirn, debout sur la poupe du chasse-neige municipal piloté par Hervé scrute l’horizon avec une longue vue. De lui émanent la patriarcale bonhommie du Capitaine Igloo, et la force du jeune homme qui sait où il va.

JORIS empêtré dans un buisson J’y arriverai pas. Je vais vous retarder, laissez-moi là. MOULOUD Arrête tes conneries.

Mouloud écarte les branchages de ses grands bras et parvient à désincarcérer Joris Girard.

JORIS Merci Mouloud, tu m’as sauvé la vie. MOULOUD On a besoin de toi, nous lâche pas maintenant.

Bien sûr qu’on a besoin de Joris, c’est grâce à lui, lui et sa connexion cosmique avec Christelle Augustin qu’on est sur cette piste.Quand j’ai tiré du bonhomme de neige le cahier de texte à Chris-telle, Joris s’en est emparé. C’est lui qui a décrypté le charabia enfantin en forme de poème à l’eau de rose laissé à la page du jour et qui a dit « Ne me demandez pas pourquoi, mais je SAIS qu’elle est à la station d’épuration, et que Bertrand est avec elle » .

JORIS Ne me demandez pas pourquoi, mais je SAIS qu’elle est à la station d’épuration, et que Bertrand est avec elle.MOULOUD Oui mais là ça fait 15 fois que tu le dis, ok on a compris, c’est pas parce que je suis arabe que je suis con. JORIS Excuse-moi Mouloud, je crois que je délire, c’est la fièvre ... Je me suis cassé la jambe, je peux plus marcher.MOI On te lâchera pas vieux. Mouloud s’il te plait.

Mouloud bande la jambe de Joris avec une feuille de frêne et un peu d’écorce de bouleau, puis le charge sur son dos. Nos pas s’enfoncent profondément dans la neige. Nous progres-sons lentement. Nous ne voyons pas à 15 mètres. Le vent glacé

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tournoie autour de nous dans un sifflement strident. Je ne sais pas si nous aurons assez de vivres pour cette expédition.

MOULOUD Voilà la station, nous y sommes !

Ah, en fait ça va. Le réservoir se dresse devant nous, derrière la palissade.

MOULOUD Regardez, la serrure a été forcée ! Ils sont là c’est certain. JORIS Pas de temps à perdre. Mouloud la cabane à outils du concierge, moi inspection des alentours, et toi MOI Moi ?JORIS Oui. Le réservoir.

Nous nous dispersons et pénétrons dans l’enceinte hostile de la station d’épuration. Les voix d’adultes en contrebas se sont tues. Il semblerait qu’Oli-vier Stirn, l’ancien et nouveau maire, ait décrété une pause vin chaud pour tout le monde.

J’emprunte l’escalier métallique et me retrouve sur la petite plateforme d’acier. Woho. Ça glisse.Il s’en est fallu de peu pour que je dérape et n’atterrisse dans le magma boueux que je surplombe. Les bras du monstre méca-nique brassent une vase nauséabonde et engluée de nettoyants chimiques parmi les plus nocifs. Beuark. C’est l’eau qu’on boit ça ?

Je regarde partout. Je ne vois rien. Pas de traces de pas, pas d’indice rien.

Au loin, je devine qu’Olivier Strin a suggéré qu’on profite de la pause vin chaud pour faire aussi le tirage au sort de la tombola municipale. Pour qu’on sache qui a gagné la panier garni. Il n’y a pas à dire, politiquement il déborde d’initiatives. (J’espère que c’est maman qui gagnera, elle a pris 2 tickets et a dit que si un peu de pâté et d’andouille venaient améliorer l’ordi-naire bah ça serait pas de refus)

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Au loin de l’autre côté, rien. La forêt. Le désert blanc. Les loups aussi sûrement.

C’est quoi tout ça ? Je veux dire le sens de la vie ? Est-ce que quelque part il est écrit un mode d’emploi universel ? Est-ce qu’il y a un adulte, un parent, une chanteuse, un prof, un joueur de foot qui va finir par expliquer comment faire ? Me dire qu’aujourd’hui on a plus le droit, ni d’avoir FAIM ni d’avoir FROID ? Que c’est dépassé le CHACUN POUR SOI ?

Pourquoi Christelle et Bertrand ont-ils fugués ensemble ? Et où sont-ils maintenant ? Est-ce que j’ai le droit d’espérer que tout va bien se terminer ?

Depuis l’eau qui tourbillonne s’échappe une vapeur puante, et son sillage régulier se déforme parfois, dessinant comme pour jouer des figures abstraites, ou les traits presque reconnais-sables d’un visage grimaçant. Un morceau de bois flotte au milieu de l’écume. Des feuilles mortes. Une écharpe verte.

UNE ÉCHARPE VERTE ???

JORIS Ça va là haut ?MOI Ouais. J’sais pas. Venez-voir.MOULOUD J’ai trouvé une bouteille de Banga à demi pleine dans la cabane. Ils sont passés par là, c’est sûr. JORIS Moi, vaguement des traces de pas au pied du portail nord. Mais impossible d’identifier s’il s’agit d’êtres humains ou d’animaux sauvages

Mouloud et Joris m’ont maintenant rejoint sur la plateforme et fixent à leur tour le morceau de tissu vert qui flotte de l’autre côté du bassin.

MOULOUD Oh oh. Aucun doute. C’est l’écharpe à Bertrand. JORIS Y’a pas photo. MOULOUD Vous croyez qu’il est. Qu’ils sont. C’est foutu vous croyez ?

Un peu plus haut, dans le bois. Obscurité.

CHRISTELLE On est perdus. BERTRAND Faut pas paniquer. CHRISTELLE Tu saignes.BERTRAND Je me suis cogné quand j’ai glissé, c’est rien.CHRISTELLE Serre-moi dans tes bras.BERTRAND On va s’en sortir. On doit avoir confiance en nous. Quand on sera dans le bus on se mettra à l’arrière avec le walkman, et on prendra chacun un bout des écouteurs. Là j’ap-puierai très fort ma tête contre ta tête et on s’endormira en écoutant Noir Désir. CHRISTELLE Aux sombres héros de l’amer.BERTRAND Et le bitume déroulera sous nos pieds sa bande fumante. Après Rennes ce sera Nantes. Bordeaux. Le Pays Basque. Puis l’Espagne.CHRISTELLE J’ai froid. On y voit plus rien.BERTRAND à voix basse Chut. Quelqu’un marche à côté. On entend la neige se froisser et qui crisseCHRISTELLE à voix basse J’ai hyper peur. J’ai trop peur. Je veux pas être là. Je veux rentrer.

Dans la totale obscurité qui recouvre maintenant le sous- bois, la lueur tremblante d’une lampe torche éblouit brusquement le visage des deux adolescents blottis l’un contre l’autre et adossés au tronc géant d’un arbre.

LA DAME AU PULL CHAT Ha ! Vl’a des oziaux tombés d’un nid ! Vous êtes perdus les jeunes ?

Une femme équipée de raquettes et de bâtons s’avance vers Christelle et Bertrand. C’est la dame au pull chat, qui relève ses pièges. À sa ceinture pendent deux petits lapins morts. Elle porte

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un énorme sac à dos et un chapeau en poils à la Davy Crockett.BERTRAND Tout va bien Madame on est juste - On s’est trompé de route. Vous savez où prendre le bus pour Rennes ?LA DAME Ha ! Le bus ? Marrant ! Il passe plus à c’t’heure le bus. Puis là toutes les routes sont coupées hein. Allez suivez-moi j’vous emmène. On va réchauffer tout ça.

Christelle et Bertrand se regardent en silence, puis se lèvent et emboîtent le pas de la dame trappeur.

Ils s’enfoncent dans le bois à sa suite.

OÙ LA DAME TRAPPEUR AU PULL CHAT EMMÈNE-

T-ELLE CHRISTELLE ET BERTRAND ?

MON PÈRE RÉUSSIRA-T-IL À REJOINDRE AVRANCHES MALGRÉ LA NEIGE ? ET MOI AVEC ?

MA MÈRE ET HERVÉ, LE BARRACUDA KANAK, ARRIVERONT-ILS À RESTER DE SIMPLES AMIS ?

MICKAËL JACKSON EST-IL VRAIMENT MORT ET A T-IL ÉTÉ REMPLACÉ PAR QUELQU’UN

QUI NE LUI RESSEMBLE PAS TROP ? COMME CERTAINS LE PRÉTENDENT ?

PARVIENDRONT-ILS COMME ILS LE SOUHAITENT À REJOINDRE L’ESPAGNE,

OU SERONT-ILS RETROUVÉS ÉGORGÉS ET SOUILLÉS, PAR OLIVIER STIRN ET LES HABI-TANTS DE LA ZAC ?

SON AMOUR POUR LES ENFANTS EST-IL SINCÈRE, OU BIEN EST-IL RÉELLEMENT PÉDOPHILE

COMME CERTAINS LE PRÉTENDENT ?

L’EMPLÂTRE APPOSÉ PAR MOULOUD SUR LA JAMBE À JORIS SUFFIRA T-IL À

FAIRE RETOMBER SA FIÈVRE ?

QUAND QUELQU’UN SONGERA T-IL À M’ACHETER UN NOUVEAU BONNET ?

POURQUOI DES FOIS JE N’ARRIVE PLUS À PARLER ?

Vous le saurez en découvrant les prochains épisodes de la saison 2 de

L’Ephémère Saga ou comment j’ai grandi.

Ce livret a été imprimé avec les moyens du bord, peut-être sur une imprimante

à la maison, ou dans une boutique de photocopies. Ou bien à l’imprimerie de

la Caf du Calvados. Certainement à la suite d’une piraterie quelconque.

Il est en prix libre, la version numérique est accessible à toutes et tous depuis le

site www.linventiondemoi.com. Il n’a fait l’objet d’aucun dépôt légal pas

plus hélas que d’un dépôt illégal.

Il a été composé principalement en Offi-cina Sans ITC, et en Citizen.Cette typographie se nomme habaquqha-

baquq et a été créée par Mélanie Bour-goin, qui a également dessiné le person-

nage en face. La maquette, la mise en page, la photo-

graphie de couverture et les photomon-tages sont de Nathanaël Frérot.

l’éphémère Saga est un projet de L’inven-tion de moi, module autonome de pro-

duction. Avec le soutien du Lieu Com-mun. (Vire -14 -)

Pour la partie Avranches le projet est soutenu par la Région Normandie, la

ville d’Avranches, la Communauté de communes du Mont St Michel et le CGET.

Pour la partie viroise, la CAF du Calvados et la ville de Vire.

une histoire co-écrite par :

SECOND SUPPLÉMENT

*L’invention de moi est un ensemble de

textes de Jérémie Fabre.

Jérémie Fabre et Nathanaël Frérot, avec Aurianne Abécassis, Julie Aminthe, Sabrina Bus, Marc-Antoine Cyr, Solenn Denis, Romain Nicolas, Sabine Revillet, Cyril Roche, Joséphine Serre, Clémence Weill.

L’ÉPHÉMÈRE SAGA OU COMMENT J’AI GRANDI est un feuilleton litté-raire et théâtral écrit à plusieurs mains. Elle raconte l’histoire d’un enfant dans les années 80. Elle s’inspire de la vie des quartiers dans lesquels les auteurs sont invités à travailler, mais aussi de l’enfance des autrices et auteurs. Chaque épisode est écrit par un binôme différent, en quelques jours, au coeur du quartier, et fait l’objet d’une lecture publique dans la foulée.

SaiSon 2 (2016-2017 / vire & avrancheS)

« Papa et maman ont décidé de faire un break. L’in-tense lutte qui les a opposés au rouleau compresseur

Bernard Boubal et au mirage des années fric les a laissés exsangues.

Moi je rentre en 6ème, la semaine chez papa à Avranches, le week-end chez maman à Vire. L’occasion de se livrer à de nou-

velles et trépidantes expériences ! »

SaiSon 1 (2015-2016 / vire)

« Quelque chose de pas clair se trame dans le quar-tier de la Planche. Boubal, le magnat du store électrique, a fait alliance avec Annie Pujol, de l’Opaque (l’Office HLM), afin de mettre la Cité sous coupe réglée. Heureusement, mes parents et leurs voisins organisent la résistance, et je veux en être… »