27

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

  • Upload
    others

  • View
    2

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir
Page 2: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIIIe SIÈCLE :

VINCENT DE BEAUVAIS ET SES CONFRÈRES

L’alchimie entre dans le patrimoine intellectuel occidental àpartir de la fin du XII

e siècle, époque où commencent lestraductions en latin des œuvres alchimiques rédigées par lesArabes1. Il n’est pas question, ici, d’évoquer l’histoire de cettediscipline scientifique2, ni la façon dont les Occidentaux l’ontpratiquée, qu’il s’agisse d’alchimie t héorique ou pratique3 ; ni

1 Sur l’alchimie et son histoire, voir l’ouvrage fondamental de Robert Halleux,Les textes alchimiques, Turnhout, Brepols (coll. Typologie des sources du MoyenÂge occidental), 1979. Sur les origines antiques de cette discipline, voir lescommentaires de Robert Halleux dans l’introduction et les notes de son éditionLes alchimistes grecs. Papyrus de Leyde. Papyrus de Stockholm. Recettes, Paris, BellesLettres, 1981. On peut également recourir à un ouvrage plus facile à seprocurer, le Dictionnaire des Lettres françaises. Le Moyen Âge, Paris, Fayard, 1992, oùl’article « Alchimie », de James Corbett et Françoise Fery-Hue, p. 39-42,présente le résumé de nos connaissances actuelles et la bibliographiefondamentale dans ce domaine.

2 Les alchimistes se présentent eux-mêmes comme des philosophes, c’est-à-direcomme des gens intéressés par la philosophie naturelle et ses théoriesd’explication du monde et de la matière. À cet égard, on doit donc lesconsidérer comme des scientifiques, car leurs expérimentations sur les métauxsont sous-tendues par une théorie de la matière.

Page 3: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

d’envisager les réactions des penseurs du XIIIe siècle face à

l’alchimie, comme les ont étudiées Guy Allard ou RobertHalleux4. Cet article s’intéresse à un aspect plus limité del’alchimie : comment cette discipline5 a-t-elle été connue par unpublic de clercs ou de laïcs qui ne la pratiquaient pas6, et cela dèsle milieu du XIII

e siècle ? Cela nous amène à examiner les textes dequatre penseurs et encyclopédistes7, successivement Albert le

3 Voir la définition de Roger Bacon : « Alkimia speculativa, quae speculaturde omnibus inanimatis et tota generatione rerum ab elementis. Est autemalkimia operativa et practica, quae docet facere metalla nobilia et colores, et aliamelius et copiosius quam per natura fiant. » Fr. Rogeri Baconi Opera quaedamhactena inedita, ed. J.S. Brewer, Londres, 1859, Opus tertium, 12, p. 40. L’alchimiepratique a donné lieu, entre autres, à des traductions en latin du Liber secretorumde Razi, à la fin du XII

e siècle (voir Louis-Claude Paquin, Édition critique duréceptaire alchimique ‘Liber secretorum’, Thèse de doctorat, Université de Montréal,1986). Dans la seconde moitié du XIII

e s., Paul de Tarente, à partir, entre autres,de l’ouvrage de Razi et de ses propres expériences, rédigea la très belle practicaqu’est la Summa perfectionis.(édition William Newman, The « Summa Perfectionis »  ofPseudo-Geber. A Critical Edition, Translation and Study, Leyde, Brill, 1991). Ontrouvera la classification des minéraux selon Razi, ainsi que leur identification,dans la très belle introduction de Newman, p. 111-115.

4 Voir Guy H. Allard, « Réactions de trois penseurs du XIIIe siècle vis-à-vis de

l’alchimie », in La Science de la nature : théories et pratiques, Montréal/ Paris,Bellarmin/ Vrin, 1974, p.97-106, où sont analysés les points de vue de Thomasd’Aquin, d’Albert le Grand et de Roger Bacon sur l’alchimie ; Robert Halleux,dans « Albert le Grand et l’alchimie », Revue des sciences philosophiques et théologiques66 (1982), p. 13-52, analyse l’exposé sur l’alchimie et sur les diverses doctrinesde métallogénie proposées par les alchimistes arabes, rédigé par Albert dans sonDe mineralibus.

5 Le terme discipline est à prendre dans son sens étymologique strict : quidonne matière à un enseignement.

6 Nous excluons donc toute recherche portant sur les practicae qui, elles, seprésentaient comme des instruments destinés à aider des gens désireux detravailler dans leur laboratoire pour effectuer les opérations liées aux processusalchimiques.

7 Sur l’encyclopédisme médiéval, voir Michael Twomey, « MedievalEncyclopedias », in Robert E. Kaske, Medieval Christian Literary Imagery. A Guideto Interpretation, Toronto, University of Toronto Press, 1988, p. 182-215 ; il yprésente les principales e ncyclopédies médiévales, leur diffusion et leurbibliographie fondamentale. Rappelons que l’on compte au moins sept

DISCOURS ET SAVOIRS

118

Page 4: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

Grand, Thomas de Cantimpré, Barthélemy l’Anglais et Vincent deBeauvais. Tous sont passés par Paris, à un moment ou à un autrede leur carrière, pour y étudier, y enseigner ou y travailler. Leursœuvres, produites sur environ vingt-cinq ans, connurent une vastediffusion8. À des degrés divers, ces membres des ordresmendiants, c’est-à-dire tournés vers la prédication, évoquent cette

encyclopédies entre l’Antiquité et le XIIe s., dix-sept encyclopédies au XII

e s., etplus d’une dizaine au XIII

e s.8 Pour la diffusion de Thomas de Cantimpré, cité de son vivant comme une

auctoritas par ses confrères dominicains, voir M. Twomey (cité n. 7), p. 196-198 ;voir aussi Françoise Fery-Hue, art. « Thomas de Cantimpré » dans le Dictionnairedes Lettres françaises (cité n.), p. 1436-1438. John B. Friedman, « Thomas ofCantimpré De naturis Rerum Prologue, Book III and Book XIX » in La science de lanature : théories et pratiques, Montréal/ Paris, Bellarmin/ Vrin, 1974, p. 107-154 ;H. Boese, « Zur Textüberlieferung von Thomas Cantimpratensis Liber de naturarerum », Archivum fratrum praedicatorum 39 (1969), p. 53-68 ; Bruno Roy, « Latrente-sixième main : Vincent de Beauvais et Thomas de Cantimpré », in Vincentde Beauvais. Intentions et réceptions... (cité plus bas dans cette note).

De Barthélemy, nous restent encore plus de cent dix-sept manuscrits, et ilfut traduit en italien (avant 1309), en français (1372), en occitan (avant 1391), enanglais (1398), en néerlandais (1485), en espagnol (vers 1494) ; il fut, du reste, lepremier auteur dont les œuvres furent commentées en traductions vernaculairesdans l’enseignement ; quatorze éditions furent publiées avant 1500 et seizeautres subsistent, datées du XVI

e siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.).

Pour la diffusion de Barthélemy, voir l’article qui lui est consacré parFrançoise Fery-Hue, dans le Dictionnaire des Lettres françaises..., p. 126-127 ; voirM. Twomey (n.7), p. 193-196 ; voir également M. C. Seymour and G. M. Liegeyed., On the Properties of Things. John Trevisa’s Translation of Bartholomeus Anglicus « Deproprietatibus Rerum ». A critical Text, Oxford, Clarendon Press, 1975.

Pour Vincent de Beauvais, outre l’article de Serge Lusignan qui lui estconsacré dans le Dictionnaire des Lettres françaises, p. 1480, voir surtout les Actesdu colloque qui lui a été consacré : Vincent de Beauvais. Intentions et réceptions d’uneœuvre encyclopédique au Moyen-Age. Actes du XIVe colloque de l’Institut d’Étudesmédiévales, organisé conjointement par l’Institut d’Études médiévales (Université de Montréal)et l’Atelier Vincent de Beauvais (Université de Nancy II), avril 1988, Montréal/ Paris,Bellarmin/ Vrin, 1990, et sa liste des quelque 230 manuscrits cités lors ducolloque ; on y trouvera la diffusion manuscrite plus particulièrementp. 110-111, 115-116, 119 ; la diffusion imprimée commence en 1483 et sepoursuit jusqu’à l’édition de Douai, en 1624 (p. 98 n.3) ; voir égalementMonique Paulmier-Foucart et Serge Lusignan, « Vincent de Beauvais etl’histoire du Speculum maius », Journal des Savants (1990), p. 97-124.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

119

Page 5: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

nouvelle discipline dans leurs ouvrages encyclopédiques ou dansleurs textes d’enseignement, qu’ils ont rédigés pour faciliter à leursconfrères la tâche de prédication9, ou leur compréhension de laréalité de la Création et des merveilles de Dieu10. À travers leurstextes, il est possible de découvrir ce que leurs nombreux lecteursont pu connaître de l’alchimie, de ses théories sur la matière, et enparticulier de la possibilité offerte aux hommes d’effectuer « en unjour » le travail que la Nature met « des milliers d’années àeffectuer »11 pour amener les métaux à leur plus haut degré deperfection, les transformant ainsi en or. En outre, la lecture de cesœuvres, si proches dans le temps, permet de voir progresserrapidement l’intérêt porté à l’alchimie, ce dont témoigne de façonexemplaire le Speculum maius de Vincent de Beauvais, remanié en

9 Pour Thomas, voir le Prologue (p. 3 lignes 1-5) à son De natura rerum, dansThomas Cantimpratensis Liber de Natura rerum. Editio princeps secundum codicesmanuscriptos, H. Boese, ed. Berlin, De Gruyter, 1973. Son encyclopédie seraétudiée dans cette édition critique. Pour Barthélemy, voir sa Préface (p. 1) dansBartholomaei Anglici, De genuinis rerum cœlestium, terrestrium et infernarum proprietatibus,libri XVIII, Francfort, 1601, réimpression anastatique Francfort, Minerva,1964 ; c’est l’édition sur laquelle se base cette étude de son ouvrage. PourVincent, voir sa présentation de son œuvre dans le Libellus totius operis apologeticus,texte édité par Serge Lusignan, dans Préface au ‘ Speculum maius’ de Vincent deBeauvais : réfraction et diffraction, Montréal/ Paris, Institut d’Études médiévales/Vrin, 1979. Notre analyse de Vincent se base sur le ms Bruxelles, BibliothèqueRoyale 18645 et sur l’édition de Douai (1624), reproduction anastatique parGraz, 1964-1965.

10 Voir les déclarations d’Albert le Grand, en tête de la Physica, I tr.i c.1, PaulHossfeld ed, Alberti Magni opera omnia, t. 4-1, Aschendorff, MonasteriiWestfalorum, 1987. Son exposé sur l’alchimie se trouve dans le De mineralibus, etsera étudié dans l’édition Borgnet, Beati Alberti Magni, opera omnia, Paris,1890-1899 ; t. 5, Mineralium libri V, p. 1-116, et dans la traduction commentéede Dorothée Wickoff, Albertus Magnus, Book of Minerals, Oxford, ClarendonPress, 1967.

11 « Razi », Liber de aluminibus et salibus : « ... corpora generantur per gradatammutationem in milibus annorum. [...] Sed per artificis subtilitatem fieri potesthujusmodi transmutatio in uno die, id est brevi spacio. » Cité dans le Speculummaius de Vincent de Beauvais (édition de Douai), Naturale livre VII, ch. 6, col.428 et Doctrinale, livre XI, ch. 105, col. 1054.

DISCOURS ET SAVOIRS

120

Page 6: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

cours de rédaction pour y insérer de nouveaux renseignementsalchimiques.

Avant d’explorer les écrits de ces quatre auteurs, il sembletoutefois utile de rappeler les théories sur la nature des pierres,des minéraux et des métaux émises par Aristote, puis par lesauteurs alchimiques, afin de mieux identifier les apports liés àl’alchimie lorsque nous les rencontrerons dans leurs textes.

Les théories sur la nature des minéraux et métaux

Les milieux intellectuels parisiens connaissent unextraordinaire dynamisme, au XIII

e siècle ; en témoignent l’essor dela toute récente université, les débats houleux autour de l’exégèsedes écrits d’Aristote, traduits en latin pendant les XII

e et XIIIe siècles

à partir de l’arabe et du grec, et la diffusion des textesscientifiques arabes, notamment en médecine et en philosophienaturelle. Dans un premier temps, c’est sous l’angle de laphilosophie naturelle que les intellectuels s’intéressent àl’alchimie12. En effet, les philosophes de l’Antiquité ont proposédes interprétations de la nature des choses ; il se trouve que cesont les théories d’Aristote13 qui ont marqué la vision desmédiévaux. Pour Aristote, les corps minéraux sont formés dansles entrailles de la Terre par la combinaison de deux des quatre

12 L’alchimie reposant sur une conception de la genèse et de la compositiondes métaux, elle relève donc de la philosophia naturalis, ou cosmologie, cettebranche de la philosophia speculativa, qui traite de tous les « objets » rencontrésdans la nature. En alchimie, les premières traductions systématiques de l’arabeau latin commencent en 1144, avec celle du De compositione alchemiae deMorienus, puis vers la fin du XII

e s., celles du Liber secretorum de Razi, del’anonyme Liber Hermetis et le Liber de septuaginta. On considère que, dès la fin duXII

e siècle, une grande partie des textes alchimiques arabes est accessible en latin(voir R. Halleux, Les textes alchimiques, (cité n. 1), p. 65)

13 Les œuvres de logique d’Aristote (la logica vetus) n’ont jamais été oubliées enOccident ; mais ses ouvrages de philosophie naturelle n’ont été traduits del’arabe ou du grec qu’à partir du milieu du XII

e siècle, et, après de longs débatsthéologiques sur la place à accorder à un auteur païen, entrent trèsofficiellement dans le programme d’étude de la Faculté des Arts de Paris,seulement le 19 mars 1255.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

121

Page 7: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

éléments, l’eau et la terre, durcis dans les entrailles de la terre pardes exhalaisons soit « sèches », soit « humides » ; les exhalaisonssèches donnent les diverses terres et pierres non fusibles, alorsque les exhalaisons humides sont à l’origine des métaux connus,dont ils justifient la fusibilité14.

Toutefois, Aristote n’a pas rédigé le traité sur la minéralogieque promet la fin du livre III des Meteorologica. Ce n’est qu’aucours de la transmission textuelle, que trois chapitressupplémentaires ont été ajoutés, vers 1200, au livre IV desMeteorologica15 ; destiné à compléter la « lacune » du texted’Aristote, cet ajout a souvent été attribué à Aristote par denombreux médiévaux ; il s’agit, en fait, d’une traduction etadaptation d’écrits d’Avicenne, réalisée par Alfred de Sareshel16.Ce texte avicennien ajoutait les théories de l’alchimie à laprésentation de la nature des minéraux et des métaux par les écritsaristotéliciens. Avicenne y expliquait la formation des pierres parl’action de la congelatio (durcissement d’un liquide) sur le mélangeeau-terre, ou par la conglutinatio (adhérence et « agglutination ») departicules solides, sous l’influence d’une vis mineralis, ou« puissance pétrifiante ». Et il exposait, pour les métaux, la théoriealchimique : les six métaux étaient le résultat d’un mélange dedeux corps, le vif-argent et le sulphur17, « cuits » ensemble dans la

14 Ces diverses notions se trouvent dans sa Physica et ses Meteorologica, livre III.15 Traduit du grec en latin par Henri Aristippe, en 1156.16 Texte connu en latin sous le titre de De congelatione et conglutinatione lapidum ;

édition par E.J. Holmyard et D.C. Mandeville, Avicennae De congelatione etconglutinatione lapidum being sections of the Kitâb al-Shifâ’. The Latin and Arabic Texts,Paris Librairie orientale P. Geuthner, 1927. Sur Alfred de Sareshel, voir JamesOtte, Alfred of Sareshel Commentary on the Metheora of Aristotle, Leiyde, Brill, 1988.

17 Les premiers textes arabes présentant la théorie sulphur/ vif-argent semblentremonter à Jabir (Geber), et aux textes mis sous son nom, entre les VIII

e et Xe

siècles. À noter qu’il ne s’agit pas du métalloïde qu’est le vif-argent, ni du soufreréel, deux corps bien connus dans la pratique antique, mais d’une sorte de« quintessence » de ces deux produits, n’existant pas à l’état naturel ; lesalchimistes espéraient pouvoir, par distillations et raffinages successifs, obtenircette materia prima à partir du soufre et du mercure, et, avec elle ils pensaientpouvoir aboutir à reconstituer l’or. Telle est la base scientifique de la théorie de

DISCOURS ET SAVOIRS

122

Page 8: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

Terre ; selon le degré de « pureté » et de « finesse » des élémentsconstitutifs et selon la qualité de la « cuisson », on obtenait lesdivers métaux. La croyance en ce sulphur se justifiait par lapratique du travail des mines : en effet, tous les mineraismétalliques utilisés en métallurgie étant des sulfures, lesopérations de grillage ou de calcination dégagent une forte odeurde soufre lorsque ce dernier s’enflamme et se volatilise. Quant auvif-argent, il rendait compte de la fusibilité des métaux. Dans cettethéorie, l’état parfait pour un métal ne pouvait être autre que l’or,ce métal inaltérable, ou l’argent, les autres métaux étant considéréscomme insuffisamment « purifiés » par le travail de la Nature.Certains textes alchimiques supposaient que, au fil du temps, tousles métaux « imparfaits » finiraient par se transformer en or, sousl’action des forces de la Nature ; et les techniques etmanipulations des alchimistes visaient seulement à accélérer ceprocessus naturel18.

Albert le Grand et le De mineralibus

Telles étaient les théories qui circulaient à Paris, au XIIIe

siècle, et faisaient l’objet de nombreux débats et recherches19. Deces discussions sur l’alchimie témoignent les écrits desencyclopédistes cités et le De mineralibus d’Albert le Grand. Nousverrons son texte en premier, car cet ouvrage d’enseignementpermet d’apprécier ce que les milieux du temps diffusaient à leursétudiants sur les théories scientifiques sous-jacentes à l’alchimie.

Albert le Grand, un dominicain allemand, étudia à Paris puisfut prieur du couvent dominicain de Paris, sur la rueSaint-Jacques de 1240 à 124820. Dans le cadre des cours de

la transmutation des métaux.18 Cette théorie évolutive, que l’on trouve par exemple chez le pseudo-Khalid

ibn Yazid, n’était pas partagée par tous les philosophes arabes ou occidentaux.Pour l’action des alchimistes, voir supra, note 11.

19 On se rappellera que Roger Bacon, un franciscain qui étudia et enseigna àParis dans les années 1245, s’est intéressé à la pratique de l’alchimie.

20 Sur la vie et l’œuvre d’Albert le Grand, voir James A. Weishepl ed., Albertus

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

123

Page 9: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

philosophie naturelle qu’il donnait à ses jeunes confrèresdominicains, d’abord à Cologne, puis à Paris et de nouveau àCologne, il leur commentait en particulier la Physique et lesMétéorologiques d’Aristote. Ne pouvant découvrir le De lapidibusd’Aristote, il finit par rédiger un traité sur les minéraux et lesmétaux, le De mineralibus21, issu de son enseignement.

Composé vers 1250 ou 1252, ce traité est le premier ouvragede classification systématique des pierres, minéraux et métauxjamais rédigé en Occident. Il présente les causes, matérielle,efficiente, formelle et finale, des trois catégories de corpsminéraux (pierres, métaux et « corps intermédiaires »). Pour lesmétaux, au livre III, Albert en présente d’abord la nature ; selon latradition des disputationes universitaires, il expose les diversesopinions sur la « substance » des métaux, aussi bien celles desAnciens que celles de « Callisthène », Hermès, Gilgil ou« Empédocle », puis les réfute ou les nuance22. En effet, lesopinions de ces divers auteurs se contredisaient entre elles ; enoutre, certaines de leurs affirmations paraissaient à Albertcontraires à la logique interne de leurs exposés, ou contredites parl’expérience concrète qu’il avait des mines, ou des pratiques de lamétallurgie. Quand il donne enfin son opinion, aux théoriesstrictement aristotéliciennes de la double exhalaison sur le

Magnus and the Sciences. Commemorative Essays, Toronto, Pontifical Institute ofMediaeval Studies, 1980, où se trouve, entre autres, son étude : « The Life andWorks of St. Albert the Great » p. 13-52 ; on peut lire aussi l’introduction deDorothy Wickoff à sa remarquable traduction, Albertus Magnus... (citée n. 10), p.xiii-xxvi. Sur les rapports d’Albert avec l’alchimie, voir Robert Halleux, « Albertle Grand et l’alchimie », et Guy H. Allard, « Réactions de trois penseurs... » citésn. 4.

21 Texte dans l’édition Borgnet, Beati Alberti Magni, opera omnia, Paris,1890-1899 ; t. 5 Mineralium libri V , p. 1-116. Traduction par Dorothy Wickoff(voir n. 10).

22 De mineralibus, livre III, tr.1 c. 4-8. Les noms de Callisthène et Empédocle nerenvoient pas aux philosophes grecs de ces noms, mais à Khalid ibn Yazid,auteur d’un Liber trium verbum, et à un pseudo-Empédocle, les Arabes ayantsouvent mis des traités alchimiques sous le nom des grands penseurs grecs. Surcet exposé d’Albert, voir l’analyse de William Newman, op. cit. (n. 3), p. 17-20, etl’article de R. Halleux, « Albert et l’alchimie », cité n. 20.

DISCOURS ET SAVOIRS

124

Page 10: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

mélange terre/eau, il intègre la théorie alchimique duvif-argent/sulphur, auxquelles il adjoint l’influence durayonnement des astres. Il présente ensuite les diversescaractéristiques accidentelles des métaux, et leur capacitéthéorique à se transformer cycliquement en un autre métal plusnoble23, point qu’Albert tient pour possible. Confronté à laformule d’Avicenne selon laquelle il est impossible de changerune « espèce » (species) de métal en une autre, ce qui est pourtant lepoint de départ et la justification de toutes les opérationsalchimiques, il démontre, en recourant à la logique du mot species,que l’alchimiste peut, par ses opérations, « corrompre » lesparticularités accidentelles d’un métal, et lui donner lesparticularités d’un autre, à l’aide du sulphur et du vif-argent, car cesderniers contiennent en eux les diverses caractéristiques possiblesde tous les métaux24. La transmutation des métaux est donc, selonlui, théoriquement possible.

Quand il passe à la description sériée des métaux25, ilcommence par le sulphur et le mercure, considérés comme « pèreet mère » de tous les métaux26 ; les autres métaux sont présentés,ensuite, dans leur ordre croissant de « pureté », ou d’achèvementalchimique, d’abord ceux où prédomine le vif-argent « blanc »(plomb, étain, argent), puis ceux où l’emporte le sulphur, qui leurdonne leur couleur « rouge »27 (cuivre puis or) ; le fer,particulièrement « défectueux », est présenté séparément. Albert

23 De mineralibus, livre III tr.2 c.6, p. 81b.24 Ibidem, livre III tr.2 c.9, p. 71b. Voir le commentaire de W. Newman (cité

n. 3), p. 17-20.25 Ibidem, livre IV.26 Le sulphur, reconnu comme volatil dans l’expérience concrète des

métallurgistes et des laboratoires, était crédité du rôle « d’esprit », et donc de« père » des métaux ; quant au mercure, son état liquide le rattachait à l’élément« eau », féminin par excellence, et il apparaissait ainsi comme la « mère » desmétaux.

27 Cette croyance reposait sur les changements de couleur que connaît lesoufre : les vapeurs du soufre, à ébullition, sont jaune orangé vers 440°C,deviennent rouges vers 500° C, puis or à 650° C.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

125

Page 11: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

assimile le sulphur alchimique à l’élément « terre » de la théoriearistotélicienne, et le vif-argent à l’élément « eau »28. Avec diversesnuances, cet exposé s’impose comme le discours accepté sur lamétallogenèse jusqu’à l’époque de Lavoisier, à l’exception desthéories exposées par Agricola dans ses ouvrages de minéralogie,le De ortu et causis subterraneorum et le De natura fossilium29, publiésen 1546. Ainsi donc, tout étudiant en philosophie naturelle,désormais, apprendra la nature des métaux et la métallogenèse àtravers le De mineralibus. On comprend que ces théories d’Albert leGrand aient fait de lui une référence pour tous les textesalchimiques à venir, et qu’on lui attribue nombre de textes dans cedomaine30.

Thomas de Cantimpré et le De natura rerum

L’un des étudiants d’Albert le Grand, à Cologne, fut ledominicain Thomas de Cantimpré. C’est au couvent dominicainde Paris qu’il rédigea son encyclopédie, le De natura rerum, laversion finale datant des années 124431. Il s’agit là du résultat dequelque quinze ans de collationnement d’extraits utiles pour ses

28 Il présente clairement le sulphur comme un corps mixte, mélange d’eau, deterre, d’air et de feu pour le sulphur ; quant au vif-argent, c’est un mélange d’eau,de terre et d’un peu de sulphur (livre IV tr.1 c.1).

29 Agricola refuse la théorie sulphur/vif-argent et celle de l’influence des astres,car elles sont contraires à la réalité minière ; dans un premier temps, il s’en tientà la théorie strictement aristotélicienne de la double exhalaison (dans sonBermannus de 1530). En 1546, il expose sa théorie : les métaux proviendraient de« sucs » ( succi concreti), insolubles dans l’eau, déposés dans les fissures etanfractuoisités des roches, où ils se « congèleraient » en donnant naissance auxdépôts de minerais métalliques. Ses hypothèses, toutefois, ne seront pas prisesen compte dans l’enseignement de la philosophie naturelle (voir Robert Halleux,« La nature et la formation des métaux selon Agricola et ses contemporains »,Revue d’Histoire des sciences 27 (1974), p. 211-221).

30 On lui attribue une trentaine d’œuvres (voir Pearl Kibre, « AlchemicalWritings ascribed to Albertus Magnus », Speculum 17 (1942), p. 499-518, et Idem,« Further Manuscripts containing alchemical Tracts, attributed to AlbertusMagnus », Speculum 34 (1959), p. 238-247). Certains semblent bien être de lui,comme la Semita recta ; voir Halleux, Les textes alchimiques, op. cit. (n. 1),p. 102-104.

DISCOURS ET SAVOIRS

126

Page 12: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

frères de l’ordre des prêcheurs sur la nature des choses32 ; il aretenu les faits « dignes de mémoire » (memorabilia), ou « pertinentsaux mœurs » (congrua moribus), donnant de multiples moralisationsdes points exposés. Dans l’usage pratique des choses, Thomas aexposé les propriétés médicinales de nombre de produits ; en cequi concerne les métaux, il leur consacre le livre XV, où de brèvesnotices de onze à vingt lignes les présentent dans l’ordre de valeurdécroissante (or, electrum, argent, cuivre, étain, plomb et fer), eninsistant, d’entrée de jeu sur leurs particularités thérapeutiques, eten indiquant succinctement où on les trouve. Thomas donne, sansgrandes précisions de sources et en remaniant ses citations, desrenseignements provenant des Étymologies d’Isidore de Séville, deSymon ( ?), de Platearius, de Moïse, (le Deutéronome, et lesNombres), d’Osée, d’un anonyme Liber rerum, et d’un De lumineluminum, attribué à tort à Aristote33.

Ce dernier texte est le seul à saveur « alchimique » dans lapremière version, où il présente la fabrication d’or à partir delaiton auquel on adjoint de l’urine d’enfant34. Toutefois, dans la

31 La première version était composée en 19 livres ; la dernière présente unvingtième livre. L’édition qu’a donnée Boese (voir n. 8) permet de savoir ce quirelève de la première rédaction et ce qui y fut rajouté par Thomas plustardivement.

32 Pour faciliter la recherche des renseignements, Thomas va suivre un planrigoureux : l’homme, son anatomie, son âme, et les races monstrueuses del’Orient ; puis, en ordre descendant, il va envisager tout ce qui existe, de l’animéà l’inanimé et du plus complexe au plus simple : la zoologie, la botanique, lagéologie, le ciel, les planètes, les phénomènes météorologiques et les quatreéléments ; le livre vingt, qui est un ajout postérieur de Thomas, est consacré auxphénomènes célestes et à l’explication rationnelle des éclipses et de leurs causes.

33 Attribué aussi à Michel Scot, et édité par J. Wood Brown, Life and Legend ofMichael Scot, Édimbourg, 1897 ; texte p. 240-268.

34 Ch. 5 : « Dicit Aristotiles (sic) in libro De lumine luminum, quod ex urinapueri et auricalco optimum aurum fit. Quod est intelligendum, ut optimum fiataurum colore, et si non substantia ; ut Aristotiles dicit, color variatur, sedsubstantia manet. » On semble se trouver devant le télescopage d’un extrait duDe lumine et de deux passages du De congelatione et conglutinatione d’Avicenne :« Quare sciant artifices alkimie species metallorum transmutari non posse » et« Sed expolacio intus accidentium ut saporis, coloris, ponderis vel saltem

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

127

Page 13: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

version en vingt livres, Thomas a introduit deux citations etrenseignements relevant de l’alchimie ; le chapitre sur l’argentcontient en effet deux ajouts concernant le vif-argent : l’un portesur son obtention à partir « d’une veine de terre que l’on cuit ».Thomas réfute ce mode de fabrication du mercure à partir ducinabre, pourtant bien attesté dans la pratique de l’obtention dumercure, à partir d’un raisonnement précis : lorsqu’on chauffe levif-argent, celui-ci « part en fumée », il est donc impossibled’obtenir du vif-argent en chauffant un minerai. Certes, leraisonnement par analogie est fautif. Mais il faut noter queThomas ne peut l’avoir mené qu’à partir de la connaissance desmanipulations des alchimistes sur ce produit. Le second ajout,probablement tiré du De congelatione d’Avicenne précise que « laplus noble espèce » d’argent provient du vif-argent35. Ainsi, mêmedans cette section très brève, l’alchimie se glisse discrètement, leremaniement effectué par Thomas restant la trace ténue desdiscussions des milieux savants sur la nature des métaux.

Barthélemy l’Anglais et le De rerum proprietatibus

Peu de choses sont assurées sur la vie de cet universitaire,formé à Oxford ou à Chartres, reçu magister à Paris puis devenufranciscain vers 1224. On sait par le chroniqueur franciscainSalimbene que Barthélemy fut baccalarius biblicus à Paris. Ayantreçu la responsabilité des études pour son ordre dans la provincede Saxe, en 1230, il compila son De rerum proprietatibus entre 1230et 1250, afin de faciliter à ses confrères la compréhension desdivers sens de l’Écriture sainte grâce à un regroupement

diminucio non impossibilis » (voir l’édition du texte interpolé d’Avicenne parWilliam Newman, dans The ‘Summa perfectionis ‘... (n. 3), Appendix I, p. 49-51).

35 Livre XV, ch. 4, 22-24 : « Dicunt quidam nobilissimum genus argenti fieriex argento vivo. Quod si fuerit argentum vivum purum, coagulabit illud vissuphuri albi non urentis, ut convertatur illud in argentum ». À comparer avecAvicenne, dans l’édition de Holmyard, (citée n. 16), p. 52-53 : « Si fuerit vivumargentum purum, coget illud vis sulphuris albis et non urentis, et istud estoptimum quod possunt reperire illi qui operantur alkimia, ut convertant illud inargentum. »

DISCOURS ET SAVOIRS

128

Page 14: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

thématique. Pour cela, il s’appuie sur des auteurs respectés, lesuns chrétiens, les sancti, les autres païens, les philosophi 36. Enthéologien soucieux de « rectitude », il structure son encyclopédieen commençant par Dieu, avant de passer en revue toutes lessubstances incorporelles (anges, démons, âme), puis corporelles :les éléments, l’homme, son corps, le cosmos dans lequel il vit,puis l’univers terrestre et tout ce qui s’y trouve (l’air et ce qui y vit,l’eau, et ce qui y réside, enfin la Terre et son « contenu », animépuis inanimé).

La présence des notations alchimiques est relativement faibledans l’exposé sur les métaux, présentés au livre XVI, avec lesminéraux, selon l’ordre alphabétique. Comme dans toutes lesencyclopédies, les citations d’auteur37 renvoient à l’encyclopédied’Isidore, les Étymologies, pour la base du texte ; Barthélemy encomplète les exposés par des extraits de Dioscoride, Constantin,Platearius et Avicenne pour tout ce qui concerne les aspectsmédicaux. Pour les aspects alchimiques, il se réfère à RichardusRufus (sans autre précision), à Hermès et ses Quinque libriAlchimie, à Avicenne (sans précisions) et surtout à Aristote.

36 Ce recours à la pensée et à la science d’auteurs non-chrétiens a poséproblème en Occident. En témoignent les justifications que donnentBarthélemy ou Vincent de Beauvais, dans leurs préfaces ; afin de désamorcer lescritiques de leurs confrères, ils prennent grand soin de préciser que, dans lesmatières qui ne relevaient pas de la foi, il était licite d’utiliser la sagesse queDieu lui-même avait impartie à ces « Infidèles ».

37 Rappelons que les encyclopédies médiévales se présentent comme descollections de citations des grands auteurs, les auctoritates, sur les divers sujetsabordés. Le plus souvent, ces citations sont prises dans des florilègespré-existants, et ne proviennent pas d’une lecture directe des œuvres dont ellessont extraites. On peut percevoir les encyclopédies du XIII

e siècle comme desflorilèges systématiques et complets. Sur les florilèges et les compilations, voir :Munk Olsen, « Les classiques latins dans les florilèges médiévaux antérieurs auXIII

e siècle », Revue d’histoire des textes 9 (1979), p. 47-121 ; Jacqueline Hamesse,Auctoritates Aristotelis, un florilège médiéval : étude historique et édition critique, Louvain,Publications universitaires, 1974 ; Richard Rouse,   « Florilegia and LatinClassical Authors in Twelfth- and Thirteenth Century France », in Imitation andAdaptation. The Classical Tradition in the Middle Ages, D.M. Kratz ed., Colombus(Ohio), 1980 ; Bernard Guenée, « L’historien et la compilation au XIII

e s. »,Journal des Savants (1985), p. 119-135.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

129

Page 15: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

Comme il précise à chaque fois qu’il s’agit du livre IV desMétéorologiques, cela renvoie, en réalité, à ces passages d’Avicenneinsérés dans l’œuvre d’Aristote par Alfred de Sareshel, commenous l’avons indiqué plus haut. On remarquera que Barthélemy,contrairement à Albert le Grand et à Vincent de Beauvais, ne metpas en doute l’attribution aristotélicienne de ces passagesalchimiques.

Pour chacun des métaux, il donne d’abord les citationsd’Isidore le concernant, puis indique sa structure en fonction desthéories sulphur/vif-argent, et fait suivre ces indications de longsexposés sur leurs particularités médicinales. Toutefois, à proposde l’argent38, Barthélemy affirme que l’argent est une variété« composite », dont la variété « simple » serait le vif-argent39. Parailleurs, dans le chapitre consacré au vif-argent40, il cite deuxsources, le pseudo-Aristote et Isidore ; sa citation desMétéorologiques rappelle les caractéristiques alchimiques de cecorps ; mais, étrangement, l’une des deux longues citationsd’Isidore concerne l’argent, et non le vif-argent. Barthélemysemble donc confondre les deux substances, selon ce qu’il penseêtre la conception aristotélicienne. Toutefois, il présenteexactement le rôle fondamental du vif-argent comme « base » desmétaux, tout en précisant que ce corps est lui-même un mixte« d’eau et de terre subtile ». Quant à l’article consacré au sulphur41,après de longues citations d’Isidore et de médecins arabes, ilsignale que « d’après le livre IV des Meteorologica, il en existe unpur, blanc et subtil et un autre médiocre, et en raison de cette

38 Livre XVI, ch. 7.39 On a là une affirmation fortement interprétée du passage d’Avicenne cité

supra (n. 35) ; le texte ne parle pas d’une double variété d’argent. Comme le texteédité par Holmyard (voir n. 16) provient de la collation de deux manuscrits duXV

e siècle ( Cambridge, Trin. Coll. 1400 et Cambridge, Trin. Coll. 1122 collationnésavec deux imprimés (Bologne, 1501, et Lyon, 1528), il est possible queBarthélemy n’ait pas eu accès exactement au même texte ; à moins que nousnous trouvions une interprétation personnelle de Barthélemy, malgré sonhabitude de citer ses sources verbatim .

40 Livre XVI, ch. 8.41 Livre XVI, ch. 94.

DISCOURS ET SAVOIRS

130

Page 16: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

différence, sulphur et vif-argent donnent les divers métaux, car lesulphur et le vif-argent sont la matière de tous les métaux ». On setrouve donc devant une autre encyclopédie qui diffuse lesprincipes même de la structure des métaux dans l’optique desthéories alchimiques, mais sans se préoccuper des questions d’uneéventuelle transformation des métaux en or, ni des opérationsalchimiques au sens strict.

Vincent de Beauvais et le Speculum maius

Tout autres se présentent les renseignements donnés parVincent de Beauvais. L’histoire textuelle du Speculum maius deVincent est fort complexe. Au départ, Vincent rédige uneencyclopédie, comme ses deux confrères que nous venons devoir, et dans le même but ; il l’organise en deux parties, lapremière consacrée à Dieu et à tout ce qui a été créé par Dieu(Speculum naturale), et la seconde présentant l’histoire dudéroulement de la Création dans le temps ( Speculum historiale)42.Présenté au roi Louis IX par Vincent, vers 1244/1247, cetouvrage fut si apprécié que le roi lui commandita l’élargissementde son travail ; ce dernier fut d’abord remanié en trois parties,puis finalement en quatre, devenant un énorme ouvrage43 achevéentre 1253 et 1256/1257. Il comporte un Speculum Naturale, unSpeculum Doctrinale, un Speculum historiale et un Speculum Morale. Lepremier, le Naturale, pour la partie consacrée à la création de laTerre et de son contenu, en présente tous les éléments selonl’ordre des six jours de la Création. Les autres livres présentent lesmêmes « objets », mais selon des approches différentes : en effet,alors que le Naturale les décrit en fonction de la discipline qu’est la

42 Sur ce premier état du texte du Speculum, et son contenu, voir l’article deMonique Paulmier-Foucart, « Étude sur l’état des connaissances au milieu duXIII

e siècle : nouvelles recherches sur la genèse du Speculum maius de Vincent deBeauvais », Spicae, cahiers de l’atelier Vincent de Beauvais 1 (1978), p. 91-122.L’évolution du Speculum maius est cernée dans l’article de M. Paulmier Foucart etSerge Lusignan, « Vincent de Beauvais... » (cité n. 8), en particulier p. 105-109.

43 La réédition anastatique de l’édition de Douai de 1624, (Graz, 1964-1965),compte quatre gros in-folios.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

131

Page 17: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

philosophie naturelle, les autres livres les exposent en fonctiond’une approche spécifique aux sciences ( Doctrinale), à la morale(Morale), ou au déroulement temporel (Historiale).

De ce fait, les exposés concernant les métaux sont répartisentre plusieurs endroits. Dans la version initiale en deux parties,ces exposés se trouvent dans le Speculum naturale : au livre V(œuvre du troisième jour), au livre XXV, consacré à l’alchimie, etprobablement dans le livre XXIX où est présentée la philosophienaturelle. Dans la version en quatre parties du Speculum maius, lesdivers renseignements concernant les métaux sont répartis entretrois des quatre volumes : le Naturale, dans l’hexameron, lesprésente dans l’œuvre du troisième jour (livre VII) ; on les trouveaussi dans le Doctrinale, au livre XI, consacré aux arts mécaniques,sous la rubrique « alchimie » ; certaines de leurs applicationsapparaissent dans les textes consacrés à la médecine ( Doctrinale,livres XII-XIV) ; un exposé les concerne dans cette division dephilosophie naturelle qu’est la physica ( Doctrinale, livre XV) ; etenfin ils apparaissent dans le résumé en tête de l’Historiale.

Au niveau de l’alchimie, cette encyclopédie présente undouble intérêt : d’abord, elle en parle beaucoup, non seulement enprésentant des renseignements de type alchimique sur les métaux,ainsi que nous l’avons vu chez Barthélemy, mais également enconsacrant un important développement à l’alchimie en tant quediscipline. En dehors de cette première particularité, il se trouveque, entre la version en deux parties et la rédaction en quatreparties, Vincent a entièrement restructuré la façon dont ilprésentait les connaissances sur les métaux dans l’hexameron, entreautres en adoptant un plan lié à l’alchimie pour sa nouvellerédaction.

1 L’exposé sur l’alchimie L’exposé sur l’alchimie apparaît dès la première version en

deux parties, dans le Speculum Naturale, au livre XXV, consacré auxsept arts mécaniques. Toutefois, nous ne possédons pas detémoin du texte d’origine sur l’alchimie, mais deux manuscritssubsistant de cette version présentent le plan général de l’ouvrage

DISCOURS ET SAVOIRS

132

Page 18: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

rédigé par Vincent et, pour un certain nombre de livres, lesintitulés des chapitres44. Dans la version en quatre parties, l’exposésur les arts mécaniques et sur l’alchimie a trouvé place dans leSpeculum Doctrinale, au livre XI45. C’est dans cette version que nousl’étudierons, à partir de l’édition de Douai46.

Contrairement aux autres encyclopédistes, Vincent donne delongues citations (entre sept et trente lignes par extrait). Chacundes trente chapitres consacrés à l’alchimie comprendhabituellement deux citations : le plus souvent, une citation du Deanima in arte alchimie, attribuée à Avicenne par Vincent, complétéepar celle d’un ou deux autres auteurs ; on trouve ainsi« Alchimista », qu’il identifie à l’auteur de l’Epistola ad Hasen de retecta47 et du Doctrina alchimiae, « Razi » et le De aluminibus et salibus48,de fréquents renvois au livre IV des Météorologiques, dans la partieprovenant d’Avicenne, et une référence au Liber de septuaginta, quiappartient au corpus du Geber arabe. Notons également unrenvoi à l’œuvre d’« Armenides », sans autre précision.

À ces divers auteurs, Vincent a demandé des extraits qui luipermettent de présenter un écrit rédigé dans l’esprit des ouvragesappelés theoricae et practicae, où sont exposés successivement lesprincipes théoriques de cette discipline et les méthodes concrètesdes opérations alchimiques49. Il signale successivement l’utilité de

44 Mss Bruxelles, Bibliothèque Royale 18645, et Bruxelles, BibliothèqueRoyale 9152. La première partie du Speculum, le Naturale, est prévue en trentelivres, dont les titres sont connus ; les intitulés des chapitres nous en sontconnus pour les livres I à XIII. Voir Monique Paulmier-Foucart, art. cit. (n. 42).

45 L’alchimie est exposée de la col. 1053, ch.105 , à la col. 1072, ch. 123.46 Le livre XXV du premier Naturale ne nous est pas connu directement.

Toutefois, la grande similarité de structure entre l’exposé alchimique de laversion en quatre livres et l’exposé concernant les métaux (livre V de la versionprimitive,) amène à envisager, avec toute la prudence requise !, que cet exposésur l’alchimie dans le Doctrinale soit la reprise du texte d’origine sur ce sujet.Voir infra le chapitre consacré à l’exposé sur les métaux dans ces deux Specula.

47 Les spécialistes discutent de son identification avec Avicenne.48 En fait, cet ouvrage date du XII

e siècle , alors que Razi vécut au Xe siècle...49 Sur les trois types d’écrits alchimiques, recettes, theoricae et practicae et

summae, voir R. Halleux, Les textes..., (n. 1) p. 74-83.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

133

Page 19: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

cette technique50, les objections d’Avicenne, les arguments pro etcontra de l’alchimie51. Ensuite, Vincent présente les produitsutilisés, les divers instruments nécessaires à la pratique alchimiqueet les diverses intensités de feux52. Il passe en revue les quatreespèces de « corps minéraux »53, les atramenta (produits du type duvitriol), les six métaux (or, argent, étain, cuivre, fer et plomb),ainsi que leur composition, et les quatre « esprits » ( sulphur,orpiment, sel « ammoniac » et mercure54). Ensuite, un chapitre estconsacré à chaque métal, donnant son astre de référence, et sacomposition alchimique ; puis Vincent présente les divers« esprits », sels, arsenics, sulphur, vif-argent, verre55, vitriols etalumen. Viennent ensuite des définitions de la nature et de lacomposition des élixirs qui permettent les transmutations, puiscelles des diverses opérations alchimiques56. Enfin arrivent

50 Son utilité est double : en médecine, pour purifier les diverses substancescuratives à base de minéraux, et en métallurgie pour le travail des métaux(essais, mélanges, purification et transmutation).

51 L’argumentation est beaucoup plus brève que dans le De mineralibusd’Albert, et repose sur des citations d’auteurs alchimiques, et non sur unraisonnement comme Albert le Grand.

52 La maîtrise des opérations alchimiques implique l’application detempératures appropriées pour chaque opération et chaque produit. Aussitrouve-t-on énumérés neuf niveaux de feux. Les écrits alchimiques indiquent leplus souvent six degrés (dans le Tractatus mineris, par exemple), mais parfoisseulement quatre (voir W. Ganzenmüller, L’Alchimie au Moyen Âge... , Paris,Aubier, 1938, p. 169-170).

53 Les pierres, les corps « liquéfiables » ( liquefactura ou liquabilia), les corps« sulfureux » ( sulfurea) et les variétés de « sels ». Il s’agit de la définitiond’Avicenne (De congelatione, p. 49 dans l’édition de Holmyard citée n. 16).

54 Division identique à celle de Razi (voir W. Newman, The SummaPerfectionis..., cité n. 3, p. 111).

55 En raison de sa technologie (minéraux rendus liquides par le feu, puisdurcissant), le verre est parfois considéré comme un métal, voire comme une« pierre », par certains traités alchimiques. Il est également utilisé commecontenant ou comme flux dans maintes opérations alchimiques oumétallurgiques..

56 Calcination, ceratio (amollissement), « mortification », sublimation, solutionet durcissement ( congelatio). La Summa perfectionis, légèrement postérieure, y

DISCOURS ET SAVOIRS

134

Page 20: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

diverses explications théoriques sur les transmutations de nombrede corps minéraux et métalliques, et sur leur efficacité réelle.

Évidemment, il manque le détail concret des opérationsparticulières à chaque corps ; toutefois cet exposé présente tousles points que l’on rencontre dans un traité alchimique, et permetau lecteur de comprendre exactement de quoi il est question. Onse trouve en fait devant un texte organisé selon le plan même d’unouvrage alchimique. Notons toutefois que Vincent ne présentequ’une compilation d’extraits jugés importants pour chaque pointenvisagé, sans se soucier forcément d’harmoniser des points devue parfois contradictoires : il s’agit bien d’un exposé surl’alchimie, et non d’un texte d’alchimie comme le Liber secretorumde Razi, ou la Summa perfectionis du pseudo-Geber.

2 Le Speculum Naturale et l’exposé sur les métauxDans la première rédaction du Speculum, celle en deux

parties, l’auteur présente en trente livres tout ce qui concerneDieu et les divers aspects de la nature créée, de l’homme, de sescaractéristiques et de ses réalisations57. Tous les clercs médiévauxconnaissant leur récit de la Création selon la Genèse, il leurparaissait logique de regrouper les diverses rubriques selon l’ordre

adjoint la descensio et la distillatio.57 Voici les titres de chaque livre d’après le ms Bruxelles, Bibliothèque Royale

18465 : I. De tocius ( !) voluminis indice, II. De mundo archetypo, III. De opereprime diei, IV. De opere secunde diei, V. De opere primo diei tercie scilicetinferiorum dispositione, V. De herbis et seminibus, VI. De arboribus etfructibus, VIII. De opere quarto diei, IX. De opere quinte diei, X. De hiis quiprima facta sunt VI diei scilicet de animantibus terre, XI. De natura communi etanathomia animalium, XII. De homine et primo de anima humana, XIII. Destatu primi hominis et eius lapsu in peccatum, XV. De peccato in genere etspeciebus peccatorum, XVI. De septem vitiis capitalibus cum ramis suis, XVII.De miseria generis humani quam incurrit per peccatum, XVIII. De scientiis etartibus homini datis ob miseriam remedium et primo de scientia lingue, XIX.De arte grammatica, XX. De logica sive dialectica et rethorica, XXI. De ethicasive monastica, XXII. Itidem de morali sciencia, XXIII. De echonomica, XXIV.De politica, XXV. De mechanica et eius speciebus, XXVI. De medicina et eiuspractica, XXVII. De theorica medicine, XXVIII. De speciebus ac causis et signisparticularibus egritudinum, XXIX. De naturali philosophia, de mathematica etmetaphysica, XXX. De theologia.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

135

Page 21: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

des six jours de la création de l’univers par Dieu ; on trouve donctout ce qui concerne les métaux dans l’œuvre du troisième jour,au livre V, après une présentation de six minéraux qui, nés dansles « entrailles de la terre », relèvent de la nature « sèche »(vif-argent et sulphur, nitrum, deux atramenta, minium).

Le plan de présentation des métaux est simple : chaquemétal est présenté dans un chapitre, avec de deux à sept citationsrelativement brèves, signalant sa définition, puis ses qualitésthérapeutiques. On rencontre ainsi successivement, globalementselon l’ordre décroissant de leur valeur :

Métal n° duchapitre

nombre decitations

nombre delignes

or 86 5 52

argent 87 5 35

litargyrum (plomb argentifère) 88 4 50

cuivre et aurichalque 89 7 80

plomb 90 7 80

étain 91 4 27

electrum, corinthium 92 2 22

fer, oxydes de fer et de cuivre 93 7 91

L’exposé sur les métaux dans la version primitive duSpeculum

La liste des auteurs est également brève ; pour l’ensembledes métaux, Vincent utilise huit auteurs : deux encyclopédistes,Isidore et ses Étymologies, Pline et son Histoire naturelle (livres 1, 33et 34) ; le De lapidibus du pseudo-Aristote ; et cinq médecins,Avicenne ( Canon de médecine), Razi ( Almansore), Platearius ( Desimplici medicina), Constantin ( Liber graduum) et Dioscoride (sansprécision de titre). Au total, les métaux, pour 10 chapitres, ontrecours à 41 citations de huit auteurs et totalisent 437 lignes detexte, dont les 2/3 portent sur leurs utilisations médicinales. On

DISCOURS ET SAVOIRS

136

Page 22: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

ne trouve, dans ces exposés sur les métaux, aucune citationconcernant leur composition selon les théories alchimiques. Cela,du reste, ne saurait nous surprendre, Vincent ayant signalé, danssa longue introduction générale, qu’il présenterait les divers« objets » dont il parle dans des endroits différents du Speculum, enfonction de l’approche considérée58 ; puisqu’une partie du livreXXV était consacrée à l’alchimie, il n’y avait pas lieu de faire desredites dans ces chapitres du livre V.

Une fois parvenu à la version longue du Speculum, celle enquatre parties, le lecteur s’aperçoit que cet exposé relativementbref sur les métaux a pris des proportions considérables59. Le livreVII du Naturale contient ce qui concerne les métaux dans l’œuvredu troisième jour et il correspond donc au livre V de la premièreversion ; il ne contient pas moins de 106 chapitres : les 437 lignesd’origine sont devenues plus de 2200 lignes60, on passe de 41citations à 143 ; 16 auteurs sont utilisés, les huit primitifs, maisavec l’ajout d’autres de leurs œuvres61, ou avec de nouveauxextraits des ouvrages déjà cités ; quant aux nouveaux auteurs, cesont des médecins62, des auteurs contemporains63, et plusieursauteurs d’ouvrages d’alchimie64.

58 Libellus apologeticus, éd. Serge Lusignan (n. 9), c. 11, p. 133. Dans le Naturaleprimitif, à la fin du chapitre 91, consacré à l’étain, Vincent signale égalementqu’il exposera plus loin leurs aspects alchimiques : « De his et ceteris metallisrequire inferius ubi inter alias scientias mechanicas agitur de alchimia. »

59 Sur le phénomène d’amplification du texte du Speculum primitif, voir lesarticles de Monique Paulmier-Foucard (n. 42) et de Monique Paulmier et deSerge Lusignan (n. 7), ainsi que plusieurs exposés dans Vincent de Beauvais,Intentions... (n. 7).

60 Les longueurs respectives de ces lignes sont évaluées à partir de l’édition deDouai.

61 En particulier, on assiste à un arrivage massif des livres 24, 25, 31, 33, 34,35 et 36 de l’Histoire naturelle de Pline ; apparaît aussi le livre III des Meteorologicad’Aristote.

62 Avicenne et le De complexionibus membrorum ; Hali et le Practica medicinae.63 Albert le Grand (œuvre non citée) et Thomas de Cantimpré avec son De

natura rerum. Pratiquement, TOUT le texte de Thomas sur les métaux est repris(certaines citations qui lui sont attribuées par Vincent, toutefois, n’apparaissent

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

137

Page 23: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

Habituellement, le passage du Speculum en deux parties à unouvrage en quatre parties a entraîné un gonflement du texte, maissans modification de fond de la structure d’exposition, que ce soitdans le cas de l’Historiale, ou dans celui du lapidaire du Naturale(livre VIII). Simplement, de nouvelles subdivisions des chapitresd’origine sont opérées, et les nouvelles citations sont insérées,souvent au milieu des citations de la première version, cesdernières se trouvant alors fragmentées, pour des raisons decohérence interne de l’exposé.

Or, dans le cas de l’exposé sur les métaux, le livre VII duNaturale quadripartite présente une nouvelle organisation de lamatière. Six chapitres absolument nouveaux précèdent leschapitres consacrés aux métaux. Ils présentent des exposés sur lescorps minéraux, les quatre variétés de « corps » selon lepseudo-Aristote du livre IV des Meteorologica, l’origine des métauxd’après Isidore, et leur « nature » selon Avicenne et Aristote, leurrecherche, et la possibilité pour les hommes « d’effectuer en unjour » le travail de milliers d’années nécessaire à la Nature65 pourla transmutation des métaux. C’est donc un exposé théorique surles métaux qui met en valeur la théorie alchimique les concernant,avant de les examiner au cas par cas.

Vient ensuite l’étude de chaque métal, presque dans le mêmeordre que dans la version primitive, sauf pour le plomb, l’étain etl’electrum. L’inversion entre plomb et étain respecte l’ordredécroissant de la qualité de leurs constituants alchimiques ; quantà l’electrum et au corinthium, ils perdent leur statut traditionnel d e

pas dans l’édition de Boese, dans le cas de l’or, aux ch. 7 et 8, ou sont attribuéesà un « Philosophus »). Sur l’utilisation de Thomas par Vincent, voir l’article deBruno Roy, « La trente-sixième main... », (cité n. 8).

64 Avicenne et ses ouvrages (réels ou attribués à lui), le De anima in arteAlchimiae (intitulé parfois De doctrina Alchymie), et l’Epistola ad Hasen ; lepseudo-Aristote du livre IV des Météorologiques ; le pseudo-Razi du De aluminibuset salibus (ouvrage anonyme du XII

e siècle, souvent attribué à Razi, en raison desa rigueur) ; le De vaporibus d’Averroès (en fait, ouvrage de NicolausPeripapeticus).

65 Ch. 6. Voir, supra, n. 11.

DISCOURS ET SAVOIRS

138

Page 24: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

métal à part entière et sont considérés comme de simples alliages(metalli commixti) ; ils viennent donc après les métaux proprementdits, et ne présentent évidemment aucune citation alchimique. Àchaque chapitre de la version brève correspondent de 4 à 15chapitres dans la version longue66.

La structure même de l’exposé pour chaque métal a, elleaussi, changé. Chacun est maintenant présenté selon le schémasuivant d’exposition : définition du métal, nature du métal(citations antiques, médicinales et alchimiques), travail de ce métalen alchimie, usages de ce métal en médecine. Désormais, lelecteur trouve les caractéristiques de la composition de ce métalselon les principes alchimiques de la théorie sulphur/mercure, etles façons de le travailler en alchimie. L’alchimie vient d’envahir lediscours de présentation des métaux.

Cette impression s’accentue quand on poursuit la lecture dece livre VII ; en effet, on y voit apparaître toute une série dechapitres sur des corps présentés en fonction de leursparticularités en alchimie : les « esprits minéraux »67, levif-argent68, le sulphur 

69, l’arsenic et le sal hammoniacus 70. Puis

suivent les « minéraux intermédiaires entre les corps et lesesprits »71 (les alumines et les vitriols). On notera l’utilisation decette catégorisation propre à Albert le Grand dans son Demineralibus 

72. Vient enfin tout un long bloc de chapitres (79-96),

66 Le ch. 86 sur l’or devient les ch. 7-15 ; le ch. 87 sur l’argent, devient les ch.16-20 ; le ch. 88 sur le lithargyre devient les ch. 21-23 ; le ch. 89 sur le cuivre etle « laiton » devient les ch. 24-36 ; le ch. 90 sur le plomb devient les ch. 40-48 ;le ch. 91 sur l’étain devient les ch. 37-38 ; le ch. 92 sur l’electrum et lecorinthium devient le ch. 58, le ch. 93 sur le fer devient les ch. 50-55 ; et le ch.94 sur divers oxydes et dérivés du fer devient les ch. 56-57.

67 Ch. 60.68 Ch. 61-65.69 Ch. 66-68.70 Ch. 69-72.71 « De ceteris mineralibus que media sunt inter corpora et spiritus ». 72 Livre V. Voir Dorothy Wickoff, (op. cit. n. 20), p. 237-251 Aux corps cités

par Vincent, Albert ajoutait certains sels, l’arsenic, la marcassite, le « nitre » et la

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

139

Page 25: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

où nous trouvons les élixirs et les diverses opérations alchimiques.Après lui, apparaissent un certain nombre de chapitres (97-106),présentant diverses « terres », colorées, avec leurs utilisationspicturales ou médicinales73.

Le lecteur, un peu étonné, se demande où il a bien pu déjàrencontrer ces extraits de textes alchimiques. Il lui suffit deretourner au livre XI du Doctrinale consacré à l’alchimie, pourretrouver toutes ces citations74, mais dans un ordre différent. Desurcroît, il constate qu’un certain nombre d’excerpta alchimiques neproviennent pas de ce livre XI. La question se pose alors decontrôler ce que signale Vincent sur les métaux, dans d’autressections du Speculum en quatre parties, et de comparer ces textesavec le contenu du livre VII du Naturale. Le résultat s’avèrecurieux : toutes les citations concernant les métaux, réparties dansdivers endroits75 se retrouvent intégralement dans le livre VII.

tuttia. Sur les définitions chimiques actuelles de ces divers corps, voir WilliamNewman, The Summa perfectionis... (citée n. 3), p. 111-115.

73 Elles reprennent des citations d’Isidore et de Pline ( Histoire naturelle, livres33-35).

74 Ch. 105-109, 115, 117-119, 121, 123-126, 130-133, 139.75 Voir leur localisation supra. Dans le Doctrinale XV, les métaux occupent les

colonnes 1413-1417, ch. 57-65. Les sept métaux traditionnels sont présentésdans l’optique de la philosophia naturalis. Sont examinés successivementl’electrum, l’or, l’argent, le cuivre l’étain, le plomb, le fer ; puis l’auteur signalebrièvement la « génération » des pierres, et quelques minéraux comme l’alun,l’atramentum et certains sels. Chaque article comprend deux citations : lapremière vient du De natura rerum de Thomas de Cantimpré, la seconde provienthabituellement d’un médecin, Hali ou Constantin, une fois de Thomas, et uneautre fois du pseudo-Aristote du livre IV des Météorologiques, pour la« génération » des pierres. Même cette citation du De congelatione d’Avicenne, neréfère pas plus à l’alchimie que les autres citations. Toutes ces citations sontdifférentes de celles du Doctrinale sur l’alchimie, et de celles du livre V duNaturale de la version primitive. Et tous les textes de ce livre XV se retrouventdans le livre VII du Naturale de la version en quatre parties. On y retrouve demême de multiples fragments qui, dans les livres consacrés à la médecine,présentent des emplois médicinaux des métaux. Bizarrement, le résumé des artsmécaniques, présenté dans le livre I, ch. 54 de l’Historiale, aussi bien dans le msDijon 568 (Speculum en deux parties) que dans l’édition de Douai, ne contientpas d’allusion à l’alchimie, remplacée par la médecine, en contradiction avec la

DISCOURS ET SAVOIRS

140

Page 26: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

Toutefois, hormis dans le livre XI, aucun de ces autres passagesconsacrés aux métaux ne présente de citations alchimiques.Quand le lecteur se prend à additionner tous les renseignementsconcernant les métaux dans le Speculum maius en quatre parties, ildécouvre que le livre VII du Naturale comprend l’intégralité dutexte du livre V du Naturale primitif, plus tout le livre XI consacréà l’alchimie dans le Doctrinale, plus tout ce qui concerne les métauxdans le livre XV du même Doctrinale. S’y ajoutent encore un certainnombre de citations, en particulier en alchimie, qui ne proviennentd’aucun de ces lieux. Le lecteur doit donc constater que,contrairement à ce qu’il aurait pu supposer, d’après les intentionsaffichées par Vincent, c’est dans le livre VII du Naturale qu’il doitaller pour récolter le plus grand nombre de citations concernantl’alchimie !

À la suite de cette analyse, on découvre donc que Vincent deBeauvais a non seulement consacré tout un livre à la technique del’alchimie, mais qu’il a restructuré l’exposé du troisième jour de laCréation en fonction des théories de l’alchimie, le complétant parle texte de son exposé sur l’alchimie et par des extraits d’auteursalchimiques qu’il n’avait pas utilisés ailleurs, essentiellement le Devaporibus, le pseudo-Aristote des Météorologiques et le De doctrinaAlchymie, attribué à Avicenne. Ainsi prend-on conscience que,dans l’intervalle d’une douzaine d’années qui sépare les deuxversions de l’encyclopédie de Vincent, la connaissance des textesalchimiques a nettement progressé. Est-ce à dire quel’enseignement d’Albert le Grand sur les métaux s’est diffusé danscertains milieux intellectuels ? Ou que les traités alchimiques – ouleurs florilèges – sont devenus plus accessibles ? À moins que lesmilieux royaux, qui ont commandité l’élargissement du Speculum,ne manifestent un réel intérêt pour une possible transmutation desmétaux en or ? Certes, l’encyclopédie de Vincent ne saurait êtreconsidérée comme donnant accès à la pratique de l’alchimie.Toutefois elle témoigne de la rapide progression des théoriesalchimiques en métallogénie, et de l’espoir de pouvoir transmuter,

présentation des arts mécaniques dans le Doctrinale.

L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES

141

Page 27: L’ALCHIMIE DANS LES ENCYCLOPÉDIES DU XIII VINCENT DE ... · autres subsistent, datées du XVIe siècle (voir l’Index Aureliensis, s.v.). Pour la diffusion de Barthélemy, voir

scientifiquement, les métaux. Vincent prend ainsi rang commetémoin important de cette évolution.

ConclusionEntre 1230 et 1257 sont donc parus ces textes d’Albert le

Grand, de Thomas de Cantimpré, de Barthélemy l’Anglais et deVincent de Beauvais. L’importance croissante prise par lesdoctrines ou les exposés systématiques de l’alchimie dans lesmilieux enseignants, intellectuels et laïcs se traduit dans leursouvrages, et de façon particulièrement marquée chez Albert leGrand et chez Vincent de Beauvais. Rappelons-le, leurs textes nese présentent pas comme des practicae d’alchimie. Mais le sérieuxque ces divers auteurs accordent à l’alchimie, comme disciplinefondée sur la connaissance des lois de la Nature, va sûrementfavoriser l’attention portée à l’alchimie ainsi que son essor etl’efflorescence des textes alchimiques aux siècles suivants.

MARIE-CLAUDE DÉPREZ-MASSON

(UNIVERSITÉ DE MONTRÉAL)

DISCOURS ET SAVOIRS

142