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L’analyse musicale : un outil au service de la créativité et de l’intelligence artistique.
L’analyse musicale pratiquée avec de jeunes apprentis musiciens a pour mission, le plus souvent, de faire comprendre un texte musical au travers de sa segmentation, mais aussi, lorsque les connaissances de l’étudiant le permettent, de sa compréhension sur le plan syntaxique. Elle a également le projet de fournir des pistes de réflexion qui peuvent amener notre apprenti musicien à une interprétation assumée et revendiquée par la connaissance du texte.
Mais l’analyse musicale peut également s’aventurer sur d’autres terrains comme celui de la créativité. Comment utiliser les données analytiques récoltées comme source d’invention pour réaliser un arrangement d’une petite pièce extraite des Mikrokosmos de Bartók, d’une chanson populaire, d’un menuet de Haydn ? Comment utiliser le matériau musical récolté pour jouer avec celui-‐ci : le manipuler, le transformer, improviser à partir de… C’est l’objet de cette contribution qui s’est alimentée de nombreuses expériences de terrain.
Jean-‐Marie Rens SBAM Compositeur Professeur d’analyse musicale au conservatoire Royal de Liège Maître de conférences à l’Université de Liège.
1. Introduction
Si le terme outil proposé dans le titre de notre communication ne suscite guère de commentaire, il nous semble utile de préciser les raisons pour lesquelles il est associé à créativité et intelligence artistique. Depuis la mise en place, par la communauté française de Belgique, d’un décret définissant les règles de fonctionnement de l’enseignement artistique secondaire à horaire réduit1, les enseignants doivent impérativement tenir compte d’un certain nombre de référentiels de compétences2. Parmi ceux-‐ci : La créativité, qui a suscité bien des craintes auprès des enseignants qui ont imaginé, pour beaucoup, qu’il était exclusivement question de création – nous y reviendrons plus tard – l’intelligence artistique, compétence qui a, elle aussi, souffert d’un manque de critères, enfin, l’autonomie et la maîtrise technique qui étaient il faut bien l’avouer, plus simple à circonscrire.
C’est pour tenter de rassurer les quelques enseignants démunis face à ces quatre référentiels de compétences et plus particulièrement la créativité et son évaluation, que la communauté française de Belgique nous a demandé d’organiser une formation continuée. Dès le début de cette formation, nous avons constaté que les craintes de ces enseignants étaient liées, en partie, à un problème sémantique. Car, de fait, beaucoup de ceux-‐ci pratiquaient déjà des exercices de créativité avec leurs étudiants, mais, un peu 1 Décret organisant l'enseignement secondaire artistique à horaire réduit subventionné par la Communauté française de Belgique - http://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/22233_011.pdf
2 Enseignement artistique à horaire réduite – référentiels de compétences – musique : www.enseignement.be/download.php?do_id=10399&do_check=
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comme Monsieur Jourdain, sans le savoir. Il était donc utile, voire même indispensable, de commencer par rappeler l’origine de ce mot avant d’envisager d’interroger les nombreuses définitions qu’on peut en donner aujourd’hui. Le mot creativity nous vient d’Amérique du Nord et a été inventé par les psychologues dans les années quarante. Il est adopté dans la langue française en 1971 et se réfère principalement, à l’origine, au concept d’imagination. Aujourd’hui, les définitions sont nombreuses et nous pourrions les synthétiser en trois grandes catégories. La première catégorie fait référence à la notion de création – acte de créer quelque chose de nouveau. La deuxième pourrait être définie comme la capacité à trouver des solutions originales dans une situation donnée. Enfin, la troisième catégorie pourrait être associée à la volonté de modifier, de transformer. C’est plus particulièrement les deuxième et troisième catégories qui nous ont intéressés dans le cadre de notre formation continuée : elles nous ont conduit à considérer la créativité comme, entre autres, une aptitude, ou une capacité, à utiliser et/ou réordonner, des éléments donnés dans un nouveau contexte à des fins d’apprentissage.
Quant à l’intelligence artistique, les participants à l’atelier en ont donné une définition qui pourrait se résumer de la manière suivante : capacité à pouvoir comprendre et, plus précisément dans la cadre musical, à interpréter une œuvre révélant les éléments de surface, mais aussi les structures plus souterraines. Pour y arriver, le musicien doit avoir une certaine autonomie, il doit également maîtriser le texte techniquement et faire preuve de créativité …
Après cette belle définition collective qui regroupe les différents socles de compétences et fait explicitement référence à la connaissance du texte, le terme analyse musicale s’est assez naturellement imposé !
Nous avons ensuite proposé à ces pédagogues de commencer par mettre leur créativité à l’épreuve à partir de quelques pratiques dont ils pourraient éventuellement s’inspirer dans leurs classes.
Celles-‐ci étaient centrées autour de deux axes : d’une part la pratique de l’arrangement de diverses chansons ou textes d’auteurs et, d’autre part, la manipulation d’un matériau musical donné par l’écriture et/ou l’improvisation. Que ce soit dans la perspective d’un arrangement ou de la manipulation, la connaissance du texte est un préalable. Aussi, ces pratiques créatives devaient obligatoirement être précédées de l’analyse du texte.
L’organisation de notre contribution s’articulera en trois parties.
La première abordera l’analyse d’un texte musical (un Mikrokosmos de Bartók) avec, comme perspective, la réalisation d’un arrangement pour divers instruments pouvant aller d’un duo à un petit ensemble instrumental.
La deuxième partie s’attachera à proposer quelques outils permettant la pratique de la manipulation d’un matériau musical donné.
Enfin, la troisième et dernière partie proposera, en guise de conclusion, mais aussi d’ouverture, d’envisager d’autres stratégies et de remettre partiellement en question ce qui aura été proposé lors des deux premiers points.
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2. L’arrangement.
Pour aborder le premier point, celui de l’analyse dans une perspective d’arrangement, nous avons choisi une pièce extraite du 4ème livre du Mikrokosmos de Béla Bartók. Il s’agit du n° 100 qui a pour titre français – chanson de style populaire.
Voici la mélodie principale que Bartók énoncera à deux reprises dans sa pièce3.
Exemple 1
La première étape de l’analyse est consacrée à la forme générale de cette mélodie et passe de ce fait par une première segmentation.
Cette phrase musicale (phrase étant à comprendre dans le sens schoenbergien du terme) est constituée de trois propositions (les trois portées) et est présentée ici selon le modèle de l’analyse paradigmatique. La deuxième proposition, globalement à la tierce de la première, est une répétition variée, tandis que la troisième proposition (qui commence cette fois par la dominante) déploie les motifs entendus précédemment dans une lente descente conclusive. Il faut encore ajouter que le début de la troisième proposition se trouve très précisément à la proportion divine de cette mélodie – proportion divine qui marque également le climax de cette mélodie. Ces premières observations de base sont alors consignées dans un cahier des charges4 tout en précisant qu’elles peuvent servir pour l’élaboration de l’arrangement : mise en évidence de la proportion divine, révélation de la forme par le timbre, …
Une fois cette première étape réalisée, c’est l’échelle musicale qui est analysée – ici un mode de RÉ transposé sur LA (mode qui ne se révèle qu’au cours de la dernière proposition).
Chaque proposition est ensuite fragmentée en de plus petites unités que nous avons nommées motifs (les portées de l’exemple 2). La segmentation peut ensuite aller jusqu’au niveau du briquaillon – comme disait Célestin Deliège –, niveau qui devient particulièrement intéressant lorsque le propos est la manipulation du matériau comme nous le verrons par la suite (le niveau du briquaillon est signalé par les colonnes A et B de l’exemple 2 et s’accompagne aussi de petites flèches montrant que A est ascendant jusqu’au climax et ensuite descendant).
3 La seconde présentation est sujette à des variations que nous n’aborderons pas ici. 4 Cahier des charges est à comprendre ici comme le recensement des observations qui peuvent (devraient dans le cadre de l’exercice) être utiles pour la réalisation de l’arrangement.
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Exemple 2
Cette analyse plus microscopique peut, entre autres, générer l’idée d’un accompagnement rythmique. A étant composé de trois unités de croches et B de deux unités, le rythme de l’accompagnement pourrait donc être organisé autour d’un ostinato de noire pointée -‐ noire comme nous le verrons plus loin. Bien que ce rythme d’accompagnement soit assez évident, ce qui nous intéresse ici c’est le fait que c’est la fragmentation de la mélodie qui l’a généré.
L’analyse propose ensuite une démarche inverse. Plutôt que de décomposer le texte en petites unités, tentons de le voir de manière plus globale. Quelles sont les lignes de force de cette mélodie ? Quelle en est la charpente ? C’est par un élagage méthodique d’un certain nombre de hauteurs que le squelette mélodique se révèle progressivement.
Exemple 3
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L’intérêt de cette réduction est double. D’une part, elle peut être utilisée comme matière première pour, entre autres, réaliser une introduction au moment de l’élaboration de l’arrangement, mais elle peut également générer, de manière assez limpide comme le laisse entrevoir le premier niveau de réduction, de petites structures harmoniques permettant d’accompagner cette mélodie. Les trois dernières portées à l’exemple 4 proposent quelques complexes harmoniques sur pédale de LA.
Exemple 4
Toutes ces informations peuvent générer des idées pour la réalisation d’un accompagnement et d’un arrangement. Nous proposons ci-‐dessous trois possibilités, toutes déduites des observations faites ci-‐dessus5.
La première proposition s’attache à mettre en évidence la modalité dès le début de la première proposition. Le petit mouvement mélodique de la voix intermédiaire (la voix
5 Il est important de préciser que le but de l’exercice (c’est ici une consigne) est d’utiliser les éléments que l’analyse du texte a révélés. Il est évident que l’arrangement pourrait délibérément s’écarter des observations. C’est, du reste, ce qui sera discuté lors de la troisième partie de notre texte.
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inférieure garde une pédale de LA articulée au début de chaque mesure) est directement dérivé d’un des gestes mélodiques récurrents de cette mélodie, à savoir le mouvement de tierce, mais il est aussi la reprise des hauteurs utilisées au moment du climax – ceci ayant pour conséquence la fixation du mode d’entrée de jeu. Le rythme quant à lui est, ici de manière systématique, celui que nous avons déduit de l’analyse du briquaillon (noire pointée -‐ noire).
Exemple 5
Dans notre réalisation destinée au piano, nous nous sommes permis une petite excentricité à la mesure 9 avec l’apparition remarquée du fa bécarre. Celui-‐ci crée un « accident » du paysage modal ambiant et a pour mission de marquer la fin de cette mélodie : la cadence). Cette liberté prise par rapport à la norme sera discutée dans la troisième partie de ce texte.
La seconde proposition, imaginée pour flûte et piano, utilise les petites structures harmoniques dégagées plus haut. Elles sont entendues ici sur un double bourdon dont le rythme reprend le motif de noire pointée -‐ noire.
Exemple 6
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Enfin, la troisième proposition, dont nous ne donnons ici que le début, s’attache à un aspect plus polyphonique. Cette version (exemple 7) est directement déduite des toutes premières observations faites plus haut. Ayant constaté que la deuxième proposition était globalement à la tierce de la première, ces deux propositions peuvent dès lors se superposer et donner lieu à un début canonique. Nous pourrions imaginer ce début d’arrangement pour un violoncelle jouant des pizzicati et deux violons se chargeant de l’aspect mélodique.
Exemple 7
L’étape suivante du travail consiste à envisager un arrangement plus ample. Comment faire entendre plusieurs fois cette mélodie sans être redondant ? Comment varier les timbres en rapport avec ces répétitions ? Bref, envisager la forme de manière plus large. Pour y arriver, nous pourrions, moyennant un travail d’instrumentation, enchaîner les trois versions proposées ci-‐dessus. Mais bien d’autres options s’offrent à nous. Et que fait Bartók de cette mélodie ? Nous en parlerons un peu plus tard.
3. La manipulation La deuxième partie de ma contribution s’attache donc à la manipulation d’un matériau donné. Bien que le texte que nous venons d’examiner puisse aisément servir pour cet exercice, nous avons choisi un autre Mikrokosmos de Bartók. Il s’agit du n°40, extrait du deuxième cahier et qui a pour titre A la yougoslave.
Voici la pièce de Bartók, complète cette fois.
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Exemple 8
Nous ne réaliserons pas ici les premières étapes de l’analyse qui, comme pour le Mikrokosmos précédent, s’attachent, dans un premier temps, à décrire la forme, à effectuer sa segmentation et à faire l’état des lieux sur le plan syntaxique. Par contre, il est utile de relever une des propriétés de cette courte pièce, nous dirions même le projet de ce Mikrokosmos.
Dès les premiers moments, Bartók installe une carrure de trois mesures comme le montrent les articulations à l’introduction, mais également dans le déroulement de la première phrase. Par contre, dès la seconde partie du texte (à partir de la mesure 10), la carrure de la main droite se désolidarise de celle de la main gauche qui, elle, respecte la carrure imposée depuis le départ. Il en résulte une forme de « déphasage »6 qui anime de manière particulière la section B. Comme contaminée par ce déphasage, le retour de la partie A (mesure 16) est également accidentée puisque la carrure de trois mesures présente à la première présentation de A passe cette fois à deux mesures et demi. Le rythme est clairement un des projets importants de cette pièce didactique de Bartók. Ces différents constats sont consignés dans le cahier des charges en vue des manipulations à venir.
6 Déphasage au sens où les liaisons notées par Bartók aux deux mains ne sont pas synchronisées comme lors de la première section.
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L’analyse paradigmatique permet ensuite de faire connaissance de manière plus intime avec le matériau (la forme des motifs, les mouvements rétrogradés, les renversements, les élisions, ... ) Bref, les différentes manipulations, les variations, que Bartók imprime à ses simples motifs de cinq sons.
Exemple 9
Les lettres a, b et c montrent les trois cellules rythmiques qui comptent respectivement, quatre, trois et deux attaques, tandis que les quelques traits pointillés et les flèches montrent les permutations d’intervalles, les inversions de mouvement, etc.
Si ce sont bien, majoritairement, des variations des trois motifs de base qui sont exploités par Bartók, il y a aussi une valeur longue (la blanche + une croche et plus tard la blanche + une noire) grâce à laquelle Bartók amorce le déphasage. La partie centrale se termine ensuite par une mesure de silence avant le retour de la phrase initiale.
À la lumière de ces informations, l’étudiant est ensuite invité à improviser ou à écrire d’autres variations en tenant compte de ce que l’analyse a révélé (renversement, permutations, …). Il tiendra compte également, dans un premier temps, du matériau des hauteurs (ici, un mode de SOL transposé sur MI). Au cours de son improvisation, ou de la réécriture, il devra impérativement s’arranger pour que sa mélodie se désolidarise de l’ostinato immuable (c’est la consigne de l’exercice).
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Pour y arriver, il peut, comme Bartók, utiliser une valeur longue, mais il peut aussi imaginer d’autres procédés comme la construction de petites structures mélodiques autour de quatre mesures ou trois mesures et demi …
Permettons-‐nous ici une petite digression pour signaler que l’on trouve un magnifique exemple de prolongations de valeurs dans le 7e Musica Ricercata de Ligeti dont voici le début de la thématique principale.
Exemple 10
La mélodie de Ligeti est celle de la deuxième portée (nous n’avons repris ici que les quelques premières mesures). Celle-‐ci est accompagnée à la main gauche par un ostinato extrêmement rapide et mécanique de sept sons (7ème pièce oblige ?) qui est entièrement indépendant de la métrique de la mélodie. La combinaison des deux strattes totalement indépendantes, cumulées aux prolongations de certaines hauteurs, crée un paysage d’une très grande poésie. C’est comme si la mélodie s’arrêtait de temps à autre afin de méditer sur son devenir. La perception du temps peut alors nous apparaître comme suspendue.
Or, si nous supprimons la prolongation de certaines valeurs (la deuxième portée à l’exemple 9) le charme est beaucoup moins opérationnel et nous pourrions presque avoir la sensation d’une simple et jolie petite valse comme le montre l’exemple 10.
Exemple 11
Revenons un dernier instant à notre Mikrokosmos de Bartók. Si la manipulation des motifs ainsi que le traitement de la métrique, constitue deux champs d’investigations particulièrement intéressants à explorer, la modalité peut, elle aussi, être sujette à des manipulations. L’étudiant peut en changer afin d’expérimenter d’autres couleurs, voire même amener un changement modal en cours de route (par exemple jouer la partie centrale en mode acoustique avant de revenir au mode initial). Le lecteur l’aura bien compris, tous les paramètres sont susceptibles d’être manipulés. Et si ces manipulations sont principalement destinées à développer un esprit de créativité, elles contribuent également, indéniablement, à construire l’intelligence artistique.
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Que ce soit dans le domaine de l’arrangement ou de la manipulation, tout ce que nous avons proposé jusqu’ici est lié, déterminé, par la mise en évidence de ce que l’analyse des textes nous a enseigné. Le projet est donc clairement, jusqu’à présent, d’être dans les normes définies par l’analyse. Mais il est bien entendu possible de sortir volontairement de cette norme. C’est le sujet de notre troisième partie.
4. De la norme à sa transgression.
L’analyse du Mikrokosmos que nous avons examiné lors de la première partie de notre contribution nous a livré plusieurs informations : l’agencement de la forme, les divers traitements motiviques, … L’analyse avait également signalé le caractère modal de ce texte que nous avons ensuite mis en évidence au travers des différentes propositions d’arrangements. Mais que fait Bartók avec cette mélodie ? Comment l’accompagne-‐t-‐il ? Tient-‐il compte de la modalité ?
Voici la première présentation de la mélodie par l’auteur.
Exemple 12
L’organisation de la structure est clairement observée. La main gauche se déclenche à chaque proposition par une anacrouse imitative à distance de noire pointée. Les relations de tierces, dont nous avons constaté l’importance dans la mélodie, sont également présentes dans la construction de la main gauche (mi, sol et si au déclenchement de chaque proposition). Par contre, pas question ici de mise en évidence de la modalité. Bien au contraire, Bartók décide d’accompagner cette mélodie modale par un champ harmonique chromatisant qui s’oppose au diatonisme ambiant de la mélodie. Il y a donc, ici, un certain nombre de paramètres qui unissent l’organisation de la mélodie et de son accompagnement, mais d’autres, comme celui des échelles, qui les distinguent. Bartók est coutumier de ce rapport dialectique entre ce qui est en phase et ce qui l’est moins. Mais, nous en sommes bien conscient, nous ne sommes plus ici devant un exercice de créativité, mais bien devant un acte de création.
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Cette notion de transgression7 est bien évidemment tout à fait courante chez les auteurs de toutes les époques. Ce qui nous intéresse ici, c’est le fait que lorsque ces transgressions sont localisées, elles peuvent agir comme déclencheur de manipulations comme nous allons le voir dans quelques instants, mais peuvent également intervenir sur l’interprétation du texte.
Prenons ce menuet de Haydn tiré de la sonate Hob. XVI : 8
Exemple 13
La première partie est clairement dans les normes telle que les suggèrent certains modèles enseignés par le partimento. La première phrase installe comme il se doit le ton principal avant de moduler et de cadencer au ton de la dominante.
Par contre, la seconde partie nous amène quelques petites surprises. En effet, une des normes pour commencer celle-‐ci, nous dirions même un des « clichés », prévoit que la seconde phrase commence harmoniquement par les accords suivants : VID – II – V – I. Et c‘est bien, globalement, ce que Haydn nous propose. Mais lorsque cette progression harmonique commune est énoncée chez beaucoup de compositeurs à la fin du XVIIe et au début du XVIIIe siècle, elle fait très souvent entendre la tierce du VID (ici le sol#) sur le temps noble et non sur le temps vilain. En déplaçant cette tierce, Haydn transgresse, dans une certaine mesure, la norme. Comment rendre, musicalement, cette plaisanterie typique d’un compositeur encore bien à cheval sur l’époque baroque et classique ? En mettant cette note légèrement à l’avant-‐plan et en ayant à l’esprit un éventuel petit scénario que voici : Haydn est au clavier. Il vient de réaliser sa cadence à la dominante et l’auditeur averti attend son sol#. Il n’est pas là … Haydn s’est-‐il trompé ? Frustration de notre auditeur qui se demande pourquoi l’auteur de ce menuet ne lui livre pas la note 7 Transgression est à comprendre ici comme un écart par rapport à ce qui pouvait être attendu. La mélodie de notre Mikrokosmos étant modale, Bartók aurait pu, comme il le fait d’ailleurs à d’autres occasions, respecter ce cadre modal pour l’accompagnement.
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qu’il attend. Haydn la joue ensuite sur le deuxième temps de la mesure en regardant son public et en lui faisant, de manière ludique, un clin d’œil qui semble vouloir lui dire -‐ « je vous ai bien eu ! »
Voici ce que la correction qu’un (mauvais) professeur aurait pu lui suggérer :
Exemple 14
Cette réécriture est, bien entendu, assimilée dans notre esprit à une manipulation.
Déceler la transgression des normes dans les œuvres et tenter des les rectifier est aussi un des moyens d’apprendre la musique et nous la pratiquons régulièrement dans nos cours. Mais cette pratique est indubitablement liée au langage dans lequel nous pratiquons l’exercice. Si manipuler la modalité tellement bien balisée des deux Mikrokosmos de Bartók dont nous avons parlé est relativement simple à aborder avec de jeunes apprentis musiciens, il est beaucoup plus difficile de la mettre en œuvre dans le cadre de la musique tonale. Mais lorsqu’on a des étudiants suffisamment avancés, transgresser la norme dans le cadre de la musique tonale, et plus particulièrement dans le domaine de l’harmonie, devient également un moyen d’aller à la découverte de nouveaux horizons.
Voici un exemple concret de transgression de la norme sur le plan harmonique. Nous avons choisi ici une chanson bien connue dont Mozart s’est emparé pour réaliser une série de variations. Il s’agit de Ah vous dirais-‐je maman.
Voici deux transgressions possibles, deux réharmonisations, qui sortent quelque peu du cadre tonal implicite de cette mélodie. Dans les deux cas c’est un autre système, une autre logique harmonique qui est mise en œuvre.
Exemple 15
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5. Conclusion
Plusieurs aspects n’ont pas été abordés dans cette contribution et en particulier dans le domaine de l’arrangement.
Parmi ceux-‐ci, et nous l’avons évoqué plus haut, la gestion de la forme globale ainsi que l’écriture instrumentale. Quelles sont les propriétés des instruments que nous allons utiliser ? Jusqu’où pouvons-‐nous aller dans l’écriture lorsque l’arrangement est rédigé pour des étudiants relativement débutants sur le plan instrumental ? Et si l’objectif est de faire réaliser l’arrangement par les étudiants, quelle méthodologie mettre en œuvre ?
Ces différentes questions, qu’il faut se poser face à ce type de travail, font ensuite l’objet de diverses expérimentations. Que ce soit par l’écrit ou par l’oralité, on cherche, on tente : parfois ça fonctionne, parfois non. Et c’est bien entendu, là aussi, de la manipulation. Une manipulation qui, nous en sommes convaincus, aide, par l’expérience, à développer la créativité chez de jeunes apprentis musiciens, mais qui contribue également, d’une certaine manière, à forger, progressivement, une intelligence artistique. C’est aussi, on l’aura compris, une manière d’inciter les musiciens en herbe à inventer de la musique. Non pas dans l’idée d’en faire des compositeurs, mais bien comme un outil pour apprendre la musique. Jean-‐Jacques Rousseau ne disait-‐il pas : « …, de plus, pour bien savoir la musique il ne suffit pas de la rendre, il faut la composer, et l’un doit s’apprendre avec l’autre, sans quoi l’on ne la sait jamais bien. »8
Ces expériences de terrains dont nous avons parlé sont aussi une manière de sensibiliser les jeunes et moins jeunes musiciens à l’importance, nous dirions même au besoin, de l’analyse musicale. Une analyse qui ne se cantonne donc pas seulement dans le domaine de l’interprétation, mais qui peut également faire prendre conscience qu’elle est une pratique vivante qui peut se réaliser à tous les moments de l’apprentissage. C’est dans cette perspective que nous avons baptisé notre contribution «L’analyse musicale : un outil au service de la créativité et de l’intelligence artistique». Mais nous aurions pu tout aussi bien l’intituler : «L’analyse musicale, un outil à usages multiples».
8 Jean-‐Jacques Rousseau, Emile, Œuvres complètes, tome IV, NRF Pléiade, Paris, 1969, p. 405.