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La définition du parc Matisse dans l’urbanisme d’Euralille : la rencontre d’une imagination programmatique avec des imaginaires paysagistes successifs
Clément Quaeybeur
Afin d’interroger l’imaginaire paysagiste en œuvre dans un projet de conception, nous nous questionnons sur la position de l’imaginaire comme contrepoint de la réalité, et sur celle de l’imagination comme faculté à s’éloigner du concret, alors même que le projet de paysage cherche la révélation du site dans lequel le projet s’inscrit. Empruntant les mots de Michel Corajoud, le projet de paysage peut être appréhendé comme « une réponse spatiale apportée à un faisceau de données plus ou moins conceptualisées, plus ou moins objectives et contradictoires, dans lequel ces données sont l’objet du projet. Il manque ensuite le sujet du projet. Ce n’est que dans la médiation de l’objet par le sujet que le projet s’élabore »1. Sur cette base du questionnement central, nous formulons cette hypothèse : l’objet du projet, le site et le programme, seraient des éléments déclencheurs de l’organisation d’un système imaginaire venant alors nourrir le sujet du projet. C’est autour de cette interrogation que nous cherchons à lire les rebonds successifs ayant conduits à la réalisation du parc Matisse au cœur du projet urbain Euralille.
C’est pour l’appui du développement de ses idées théoriques fondamentales que Rem Koolhaas est choisi sur son discours pour la conception du master plan d’Euralille en 1989. A cette période, OMA reste absorbé par une préoccupation : « l’imagination programmatique […] qui semblait être l’objet non réalisé d’une section marginale de l’architecture moderne ». Dans cet urbanisme, l’intervention paysagiste est cloisonnée à la maîtrise d’œuvre du parc Matisse, objet paysagiste, grand « vide » central de la figure métropolitaine qui n’innerve pas réellement le projet urbanistique.
Pour préparer la constitution du cahier des charges, c’est Yves Brunier qui réalise pour OMA une étude de définition du projet paysagiste. Le paysagiste cherche à asseoir le développement et la création d’un « univers » propre au parc, en cherchant à dépasser la formalisation d’une bonne stratégie urbaine. Pour cela, il convoque l’utilisation du matériau privilégié du paysagiste, matériau « vivant et étonnant » : le végétal. De l’analyse de son étude de définition, il nous apparaît qu’Yves Brunier développe un imaginaire « ornemental ». L’objectif énoncé est de plonger le futur usager du parc dans une atmosphère englobante qui stimule l’imaginaire propre du passant. Il cherche pour cela à créer un lieu « exotique », qu’il consolide dans l’agencement d’une collection de matières, textures, couleurs… C’est, semble-‐t-‐il, la naissance d’un certain génie du lieu tel que le définit Alain Roger qu’Yves Brunier attend et espère, en proposant les conditions d’émergence d’une certaine émotion au parcours du parc. C’est ici en sollicitant les capacités évocatrices portées par le végétal que le paysagiste cherche d’abord la matière de son projet.
1 Corajoud, M. (2000). « Le projet de paysage. Lettre aux étudiants », in Le jardinier, l’artiste et l’ingénieur, Brisson, J.-‐L. (dir.), Besançon : les éditions de l’Imprimeur.
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Sur cet appui, Rem Koolhaas choisit ensuite de conduire le cahier des charges du parc autour de thématiques très techniques. Spatialement, c’est une répartition tripartite qui est proposée, au sein de laquelle les objectifs de « contemplation » et de « promenade dans la nature » sont toutefois énoncés. OMA fait appel à une immersion dans un espace individualisé, coupé de son environnement urbain, mais pour autant changeant et expressif. Le parc est avant tout un véhicule de l’imaginaire, un élément déclencheur des émotions de l’usager futur. Il suit ainsi l’élan conceptuel proposé par Yves Brunier, même si nous qualifierions plutôt l’imaginaire de Rem Koolhaas de « programmatique », voué à la matérialisation d’un programme formel à ce stade de la conception du parc.
L’équipe paysagiste de l’Atelier Derborence (Gilles Clément, Empreinte -‐ Éric Berlin & Sylvain Flipo, Claude Courtecuisse) cherche, lors du concours qu’elle remportera, à construire son projet autour d’un vocabulaire naturel. Et l’île Derborence, lieu de « nature » sacralisé, inaccessible, un non-‐lieu, à la fois hétérotopie et chronotopie (Andrieux, 1999), impose sa présence au cœur du projet. L’imaginaire collectif de la nature comme un élément précieux et fragile est sollicité de toute part pour la construction du projet paysagiste. A la fois pour la constitution lente et naturelle d’une forêt idéale sur l’île Derborence, un tiers paysage, fragment indécidé d’un jardin planétaire, comme pour la formalisation d’accidents naturels au sein du bois des transparences, le projet paysagiste devient un récit. En phase d’études, le poids des documents laisse à penser que le « potentiel imaginaire » est exploité à son maximum. Découpages, collages, croquis, photos de références, carnets de bord retraçant la visite de lieux iconiques et symboliques… L’ensemble des outils de conception du paysagiste est mobilisé autour d’une effusion d’imagination. A ce stade des études, chaque proposition est pour autant cadrée. L’élan imaginaire doit ainsi répondre à trois justifications exigées par la direction de projet paysagiste : poétique, technique et financière. Nous observons de plus que les impératifs progressifs de la réalisation du projet contrebalancent souvent la course imaginaire.
Dans l’activité de conception en phase étude, nous notons l’émergence d’un deuxième élan imaginaire dès lors qu’il s’agit de mettre en œuvre l’expression de la forêt dans un imaginaire collectif. La dimension symbolique dont se pare le projet fait appel à des référents collectifs. Il s’agit alors pour le paysagiste de transformer ce référent. L’étude des documents réalisés par les concepteurs met en exergue la recherche de la matérialisation d’une « symbolique incidente », qui passe par une formalisation, et induit un choix de matériaux et de techniques : sous cette nécessité conceptuelle, nous relevons une seconde impulsion dans le graphe de la « fonction imagination »…
Le paysagiste cherche ses propres référents, la bonne image qui déclenchera le développement de son imaginaire créatif. Il mobilise pour cela son univers artistique, sa vie quotidienne, les projets qui constituent ses références opérationnelles, les lieux qui ont marqué son univers paysagiste. Le paysagiste est ici plongé dans cette phase déterminante de ferveur créatrice qui ne suit pas de schéma programmatique préconçu : « chaque projet est une circonstance particulière où les données extérieures pénètrent librement. On aurait tort d’imaginer qu’il y a une règle établie pour en gérer le flux 2» (Corajoud, 2000). Le parcours des travaux entrepris à cette phase par le paysagiste concepteur nous conduit à apprécier ici une phase de recherche d’éléments concrets permettant de mettre sur table une matérialité et une faisabilité technique concourant à l’expression de l’imaginaire dans le
2 Ibid.
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projet. L’appareil systémique « imagination projectuelle » prend ainsi la forme d’une boîte à outil à différents tiroirs imbriqués les uns dans les autres.
C’est à ce stade pourtant centré sur la définition précise de la mise en œuvre de constituants du projet, dont principalement l’île Derborence, que le travail de conception nous conduit à cette question : le paysagiste cherche-‐t-‐il à développer un « imaginaire géographique » (tel que peut le définir Bernard Debarbieux3) à travers son parc ? Il puise du substrat territorial différentes réalisations, différentes références régionales mariant histoire et symbolique, qui à leur tour viennent alimenter sa réflexion technique et poétique. L’imaginaire paysagiste semble alors se déployer sur le mariage du matériel et de l’immatériel. On observe d’ailleurs le recours récurrent au collage. Outil d’expression facilitée de l’imagination ?
Enfin, nous nous posons la question de la réception par l’usager du parc de l’imaginaire paysagiste ayant abouti à ces formalisations techniques, l’agencement de ces composants dans le plan du parc. L’usager serait-‐il plongé au cœur de « simulacres et de simulations » ?
Au travers de cette courte étude de cas, il nous apparaît toutefois que l’imaginaire paysagiste est exploité comme une véritable ressource pour alimenter le sujet du projet paysagiste. En guise de conclusion, nous rapprocherons l’imaginaire paysagiste autour d’un élément clé de la définition proposée par Bernard Debarbieux4 pour l’ « imaginaire géographique » : considérer l’imaginaire non pas comme une fantaisie mystificatrice mais comme une faculté mentale et psychique de construire, de mobiliser et de faire fonctionner ensemble les différents éléments de ce « musée de toutes les images passées, possibles, produites et à produire » (Durand, 1994) ».
3 Debarbieux, Bernard (2003). « Imaginaire géographique », in Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Lévy, Lussault (dir.), Paris : Belin, 1034 p. 4 Ibid.
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Clément Quaeybeur est doctorant en troisième année au Laboratoire TVES (Territoires, Villes, Environnement, Société), EA4477, Université Lille 1, sous la direction de Didier Paris (Professeur, Université Lille 1), et Gilles Clément (Professeur émérite, École Nationale Supérieure du Paysage, Versailles) Il est engagé dans un projet de recherche opérationnelle par le biais d’une convention CIFRE avec le bureau de paysages lillois Empreinte. L’axe principal de recherche s’articule autour de la sollicitation du paysage dans la fabrique de la ville contemporaine. Il cherche ainsi à révéler les évolutions et l’architecture des interfaces et des dynamiques en œuvre au cœur du triptyque paysagisme -‐ projet -‐ urbanisme.
Photomontage : Clément Quaeybeur