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L’âge du soin Catherine de Luca- Bernier On pourrait parler de cet homme de 66 ans, Romulus, de celui de 75 ans, Maximilien, ou bien encore de cette femme de 81 ans, Fibelulle, et encore de celle-ci qui aura bientôt 88 ans, Fougère... Tous psychotiques, impotents ou catatoniques, pensionnaires à la clinique de La Borde. Parler d’eux, autour d’eux, à propos d’eux fait partie du quotidien : lors des transmissions, dans les secteurs, au moment des repas, au moment du coucher, du lever, de la toilette. Ils sont tous vieillissants et les soins à leur prodiguer sont souvent rebutants. Il y a ces corps rendus lourds par la maladie ou la psychose, ces corps crispés par la catatonie où il est quasi-impossible de dénouer la raideur des segments, ou a contrario, ces corps abandonnés entre les mains de ceux qui les soignent. Au fil du temps, des mois et des années qui passent, la pathologie s’alourdissant, le désintérêt, la répugnance, l’aversion viennent prendre la place de ce regard bienveillant adressé à l’autre. Et, pour finir, ce qui est exprimé renvoie à un désir de mise à l’écart où la maison de retraite est souvent évoquée comme solution rationnelle aux maux que ces corps usagés font endurer à l’institution. Dans le regard du soignant, le sujet peu à peu s’effrite, reste l’humain dont il faut s’occuper, et déjà le vieillard qu’on refuse de voir. 1

L'âge du soin

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À la clinique de La Borde, la durée de séjour n’est pas limitée et le contrat d’embauche stipule que le soin tient compte de l’être humain dans les actes de la vie quotidienne : aider la personne dans son ménage, dans l’action de faire le lit, aider à la toilette, aider à l’incontinence et plus encore, ce qui signifie que toute personne embauchée, quel que soit son statut (infirmier, aide-soignant, ergothérapeute, etc.) s’engage dans toutes ces taches.

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L’âge du soin

Catherine de Luca-Bernier

On pourrait parler de cet homme de 66 ans, Romulus, de celui de 75 ans, Maximilien, ou bien encore de cette femme de 81 ans, Fibelulle, et encore de celle-ci qui aura bientôt 88 ans, Fougère... Tous psychotiques, impotents ou catatoniques, pensionnaires à la clinique de La Borde.

Parler d’eux, autour d’eux, à propos d’eux fait partie du quotidien : lors des transmissions, dans les secteurs, au moment des repas, au moment du coucher, du lever, de la toilette.

Ils sont tous vieillissants et les soins à leur prodiguer sont souvent rebutants. Il y a ces corps rendus lourds par la maladie ou la psychose, ces corps crispés par la catatonie où il est quasi-impossible de dénouer la raideur des segments, ou a contrario, ces corps abandonnés entre les mains de ceux qui les soignent. Au fil du temps, des mois et des années qui passent, la pathologie s’alourdissant, le désintérêt, la répugnance, l’aversion viennent prendre la place de ce regard bienveillant adressé à l’autre. Et, pour finir, ce qui est exprimé renvoie à un désir de mise à l’écart où la maison de retraite est souvent évoquée comme solution rationnelle aux maux que ces corps usagés font endurer à l’institution. Dans le regard du soignant, le sujet peu à peu s’effrite, reste l’humain dont il faut s’occuper, et déjà le vieillard qu’on refuse de voir.

À la clinique de La Borde, la durée de séjour n’est pas limitée et le contrat d’embauche stipule que le soin tient compte de l’être humain dans les actes de la vie quotidienne : aider la personne dans son ménage, dans l’action de faire le lit, aider à la toilette, aider à l’incontinence et plus encore, ce qui signifie que toute personne embauchée, quel que soit son statut (infirmier, aide-soignant, ergothérapeute, etc.) s’engage dans toutes ces taches.

Tache ingrate de devoir, le matin à 7h, changer un pensionnaire impotent dont les linges sont souillés. Tache ingrate de devoir soulever seul(e) des corps rendus lourds et passifs par la maladie. Tache plus ingrate encore que de procéder à la toilette d’un pensionnaire et au bout d’un effort long et pénible, car solitaire, s’apercevoir que ce même pensionnaire vient de souiller à nouveau ses linges.

Mettre en parallèle la régression du petit enfant avec celle de l’adulte vieillissant. Lui reprocher ce dont on doit s’occuper, les dépôts excrémentiels qui constituent une part de son existence, lui reprocher d’exister et de nous faire subir cette totale impudeur. Accueillir l’autre dans sa saleté, réprimer le dégoût qui survient quand ce corps catastrophé tend une main humide de bave, réprimer la nausée de devoir

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de bon matin changer un linge souillé. Fermer les yeux quand une phénoménologie de l’odorat prévient que la rétention n’opère plus, se rendre sourd au geignement continu d’une demande inassouvissable.

Refuser la sollicitation là où elle se trouve, la rejeter comme un mode agressif dirigé contre l’autre, ne plus pouvoir maîtriser son aversion envers ces corps catastrophés, misérables et dépendants.

Déshumaniser chaque jour un peu plus afin de ne pas être confronté à un sentiment de culpabilité qui nous ferait nous retourner sur eux et pleurer sur notre violence et leur déchéance.

Ne pas faire de parallèle entre ces presque inconnus et une personne aimée et vieillissante, comme si la déchéance d’un corps aimé était moins violente.

Peu à peu, retirer cette part d’humanité en rationalisant le placement (pour son bien) dans un établissement où d’autres sauront sans doute mieux que nous s’occuper de ce qui reste de lui.

Et pourtant...

Je revois Romulus dans son lit, quand je suis passée le voir l’autre soir, vers 21h30, lumière allumées, les yeux tournés vers le plafond, les bras sous la couverture, passif, mélancolique. Il semblait absent. M’écoutait-il seulement quand j’ai commencé à lui parler ? Je lui ai parlé comme on parle à chacun d’entre nous, sous-entendant une conversation entre deux normopathes. Je l’aime bien Romulus, et j’aime passer dans sa chambre au moment du coucher. Étonnement, il me répond et cette fois, sans se répéter. D’habitude, il fixe son regard sur son interlocuteur et se lance dans une répétition sans fin, quasi-insupportable, d’une seule et même phrase. Ce soir-là, il cesse cette répétition, le temps de l’échange. Il élabore autour de la vie en Côte d’Ivoire et j’éveille son intérêt, comme un mode d’ « accroche » autour du renouvellement de ses livres de chevet. Il me parle et évoque ses difficultés, le vacillement de son existence quand la vie le délaisse  : « Parfois, mon corps ne répond plus, je perds l’équilibre, je ne sens plus le bas de mon corps. »

Moi, je l’écoute. Je suis installée à son chevet et je constate avec ironie et tristesse le changement qui opère. Parce que Romulus, il sait très bien faire ça : geindre, se laisser couler, offrir ses orifices comme des béances où se trouve englouti celui qui procède à sa toilette. Il sait dans l’échange offrir l’insupportable et pousser l’autre à la passivité et à l’agressivité.

Mais il sait aussi cette autre fois, quand il s’est agi de changer sa couche, se faire considérer comme un Homme qui s’extrait du berceau maternel, qui se tient sans difficulté sur ses deux pieds, pendant que, lui demandant en tout dernier recours son concours, j’enfouis, prise d’une soudaine nausée, ma tête dans la poubelle. Et par contraste ou compassion, il démontre dans un regard malicieux, qu’il détient

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en lui ce point d’humanité que l’on serait tenté de lui retirer par violence institutionnelle, par contre-transfert institutionnel. Ce qu’il a donné de lui dans la densité de cette position verticale, dans ce regard confiant bien que teinté de malice, a fait disparaître le dégoût de la toilette. C’est dans la fugacité de l’instant, chacun œuvrant pour l’autre, que la rencontre se produit qui dessinera sur son visage le sourire ravi de l’enfant que l’on borde dans son lit, les deux mains accrochées sur le bord du drap. Cette dimension de vie liée au soin, au lange, à l’enveloppement de son corps sous la couverture éloigne dans ce moment la mort de lui et laisse dans l’esprit de chacun le souvenir de l’autre. C’est cette fugacité de l’instant qui se retrouvera le lendemain midi quand me tournant vers lui, il me fera « coucou » du bout de ses doigts.

Septembre 2012

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