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L’Insurrection des sauterelles Hassen Bouabdellah

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15.72 460139

----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 192 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 15.44 ----------------------------------------------------------------------------

L’Insurrection des sauterelles

Hassen Bouabdellah

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Boua

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L’Insurrection des

sauterelles

Hassen Bouabdellah

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A mon père et Murielle Grenet

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I Hellal et les sauterelles

Aéroport de Biskra, dimanche 14 juin, 11h55

Cube avachi égaré dans une étendue sablonneuse, le nouvel aéroport de Biskra est une injure au prestige de la Reine des Ziban. J’y suis.

Assis sur le siège, un de ces trucs en polystyrène qui vous râpe les fesses, je feuillette mes cahiers d’écolier en pensant… Je pense à ma mère, sacrée maman ! Elle tenait énormément à ces cahiers qu’elle classait selon la couleur, les jaunes d’abord ensuite les bleus et rouges et enfin les verts… Le vert, c’est sa couleur fétiche – la couleur qui assure protection contre le mauvais œil dont elle se méfiait particulièrement. Elle ne les sortait que pour me les montrer, chaque fois que je lui rendais visite, accompagnant toujours son geste de la même recommandation : « Mon fils, il faut conserver précieusement ces cahiers car tout dépend

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de la façon dont on exécute ses premiers pas, et ces cahiers sont tes premiers pas dans la voie royale de l’instruction… »

Je pense à ma mère et je me dis que, vu ces circonstances de guerre civile, elle a eu beaucoup de chance de mourir dans son lit, paisiblement, entourée de l’affection des siens.

C’est arrivé il y a quatre jours. J’ai dû quitter Alger dans la précipitation. Considérant ses quatre-vingt-dix ans, elle a été pleurée sans excès. Mon frère aîné a réuni enfants et petits enfants : – Il nous faut égorger deux moutons. – Égorger, mais on ne fait que ça à travers tout le pays, fit remarquer ma grande-sœur. – On ne dérogera pas à la tradition, trancha-t-il. Le repas du mort est une exigence sacrée et les pauvres ont besoin de manger…

Ainsi, un couscous copieux fut servi à la Mosquée du Quartier Nègre de Biskra – le quartier où je suis né.

J’aimais ma mère, je l’aimais sans pouvoir le lui dire. Une sorte de malaise figeait les mots sur mes lèvres. Pourquoi ? J’y ai réfléchi souvent. Me promettant d’y remédier. De faire un effort, car c’était à moi de faire un effort. Sans y arriver. École, lycée, université, j’ai fini par habiter un autre monde. Au rythme des années passées dans les temples du savoir, un cordon s’est rompu, puis un deuxième, un troisième, et ainsi de suite… Sans que personne n’y prenne garde, les

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amarres ont toutes été larguées, et j’ai dérivé, emporté par le vertige de la modernité, du moins mon esprit a dérivé vers d’autres valeurs, laissant sur place une carapace incapable d’exprimer aux siens les sentiments les plus simples. Souvent, ma mère levait sur moi son regard inquiet, alors j’éprouvais une grande gêne, pour tout dire de la honte, pauvre maman ! elle voyait en moi la promesse d’une fin de vie heureuse et je ne pouvais même pas lui dire mon amour, elle voulait tant que je devienne médecin, je choisis le cinéma.

Que peut-on y faire ? C’est dans l’ordre des choses. Tout compte fait, pourquoi ne pas le reconnaître, le décès de ma mère tombe bien : il facilite beaucoup ma résolution de quitter l’Algérie. J’ai pris cette décision alors que, je bavardais avec Safia peu de temps avant d’apprendre la triste nouvelle.

Safia, c’est ma planche de salut. Elle a réveillé tous mes appétits d’homme, sans quoi j’aurais sombré. Pendant plus d’une semaine nous avons vécu une passion fringante et ludique faite de tous les gestes de l’amour. Quand je lui ai parlé de mon ambition enfantine de devenir imam, elle s’est esclaffé disant que nous nagions en plein mariage d’agrément, moi, je préfère dire mariage de co-jouissance. Quoi qu’il en soit, la funeste nouvelle y a mis fin. De facto. Définitivement. Avant-hier, dimanche, Safia est partie s’installer à Madrid. Pour ma part, dans douze jours,

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pas un de plus, le 26 juin exactement, un vendredi jour de la grande prière, je m’envolerai pour Paris. Pour ne plus revenir.

Je suis impatient d’arriver à Alger, j’ai hâte de m’enfermer chez-moi et de dormir, dormir…

C’est l’heure d’embarquer. Dehors, la chaleur est insoutenable. Les vapeurs de l’incandescence produisent un effet de mirage. Je suffoque, ma vision se brouille. ! La silhouette de l’avion, pourtant proche, semble vaciller à l’infini.

Pour rejoindre l’appareil, il faut marcher sur le goudron du tarmac, un goudron qui tourne à la boue. Parce que mes pieds collent au sol, je prends conscience que je foule là pour la dernière fois la terre de l’oasis, la terre de mon oasis. Oui, sans doute pour la dernière fois. En pensée, je fais mes adieux à Biskra, capitale de mes chimères d’adolescent. Très jeune encore, c’est ici que je rêvais de devenir l’imam respecté du quartier Nègre.

En bout de piste, le Fokker me reçoit dans son ventre capitonné et frais. A intervalles réguliers, ses moteurs s’étranglent puis reprennent leur ronronnement monotone. Dans la cabine, un bébé pleure. Sa mère oublie de le bercer. La cabine vibre. L’avion prend de la vitesse, enfin s’arrache à la pesanteur… Aux pesanteurs, devrait-on dire. Il y a tant de forces contraires à l’élan de l’homme…

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Tant bien que mal, le Fokker a pris de l’altitude. Il accomplit un virage, donnant l’impression de raser les dunes. Son souffle saupoudre de sable l’îlot de palmiers bordant la piste. Perçant la nappe de poussière, la corolle verte des arbres plie sous l’effet d’une étrange effervescence. On dirait une invasion d’étourneaux, mais non ! les étourneaux ne sont pas idiots pour s’aventurer dans le Sud en plein mois de juin… – Année de sauterelles, année de malheur ! dit mon voisin de siège. Il répète : aâm djrad, aâm el-hamm ! C’est bien une invasion de sauterelles… J’aurais dû deviner rien qu’à leur façon de virevolter en tire-bouchon avant de s’abattre sur les dattiers. – La Septième Plaie ! soupire encore mon voisin. – La Huitième ! Les criquets sont la Huitième Plaie, ai-je répliqué.

Il grimace : – Les ulémas de la Zitouna n’en reconnaissent que sept. Cela suffit que les calamités soient du même nombre que les jours. Il y a le tremblement de terre, le déluge, la sécheresse, la tempête de sable lorsqu’elle dure plus d’une semaine, les épidémies, les guerres et enfin les sauterelles. Cela dit, la Vérité n’appartient qu’à Allah et à Lui Seul.

Je prends le parti de me taire pour ne pas l’encourager à poursuivre une discussion qui s’annonce du genre « palabre sur le sexe des anges ». S’il lui plaît tant que ça de placer les sauterelles au septième rang des

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calamités, pourquoi devrais-je lui gâter son plaisir. J’ai souri bêtement et lui m’a présenté une face imperméable. Aussitôt, j’ai tiqué car il me sembla connaître cet homme, un bref instant je me suis demandé où j’avais bien pu le rencontrer, mais comme l’avion fredonnait un chant de cigale, je refusai de torturer d’avantage ma mémoire, préférant lancer mon regard au loin de l’autre côté du hublot.

Malheureusement, il n’y a que des tourbillons de poussière. J’ai beau écraser mon nez contre la vitre, il m’est impossible de distinguer quoi que ce soit. Ni terre ni ciel, juste une brume épaisse – salement épaisse ! Certainement le simoun. C’est la coutume dans la région : par temps de canicule, presque toujours à la mi-journée, il se met à souffler. Cela commence par une petite brise qui brasse le sable au ras des dunes pour ensuite le répandre en tous sens, couvrant l’espace à l’infini d’un voile jaunâtre, jaunâtre et oppressant. Un pet d’ogresse – tazet ghoula – disent les Sahariens…

A l’intérieur du Fokker règne un calme rassurant. Les ballottements ont complètement cessé. Le bébé ne pleure plus. Il flotte aussi une odeur légèrement aigre qui rappelle sur mes lèvre le goût du lait caillé, pouah ! je dois réprimer un haut le cœur car rien ne me répugne plus que le lait caillé…

Je cherche à m’assoupir. J’incline mon siège, je ferme les yeux. Un moment, mon esprit fonctionne à vide,

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refusant de s’attacher à une idée précise. A mon insu, une image se profile, se révélant comme une photo qui se développe dans un bain. D’abord flou, puis de plus en plus net, émerge du néant le visage d’une femme. Je reconnais ma mère et sa manière de pester contre la chaleur et le sable. Je l’entends crier : « Un pet d’ogresse ! un pet d’ogresse ! » Un malaise indéfinissable s’empare de moi. Pour refouler ce souvenir troublant, je choisis de le dissoudre dans la lumière. Mes paupières s’écartent, j’allume une cigarette.

« Un pet d’ogresse ! » C’est connu, le plaisir du tabac débride l’imagination, la mienne s’empare de l’expression et rieuse se demande déjà comment pourrait faire la méchante créature pour pousser son souffle scatologique. Le grotesque de la métaphore m’amuse, me permet surtout de dévoyer mon esprit afin de l’attacher à quelque chose d’allègre. La scène se met en place et j’en supervise le déroulement : aux abords d’une oasis, sous l’implacable rayonnement du désert, la Ghoula, dans un froufrou pétillant retrousse ses jupes, lourdement se plie en deux, positionne ses fesses colossales face à la dune, puis, toooz ! pète et repète, soulevant un fantastique champignon, et vrrt ! l’oasis s’évanouit dans le nuage de sable. Tout à fait le simoun !…

Ça sent le feu. un cliquetis suivi de froissements de papier qu’on écrase m’indique que ma manie de laisser ma cigarette se consumer sans surveillance a

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encore frappé. Je me retourne, je constate que mon voisin de siège a pratiquement fini d’éteindre le début d’incendie qui s’est déclaré dans le cendrier. – Oh ! Il n’y a là rien de très grave, me dit-il, souverainement calme. C’est le défaut commun à tous les fumeurs. Ne t’en fais donc pas. Cependant tu ferais mieux d’arrêter de fumer. Ou tout au moins de te mettre à la chemma – le tabac à chiquer.

Il a dû deviner la répulsion que m’inspire la chemma dont l’effet corrosif irrite la bouche et vous transforme très vite en tonton cracheur : – Le tabac à chiquer est le valium des Arabes, ajoute-t-il…

Un déclic… j’ai soudain la révélation de son identité. – Ne seriez-vous pas « le gréviste du palmier » ? ai-je demandé, ému comme on peut l’être lorsque le hasard vous met en présence d’une célébrité. – Je ne suis qu’un vieillard, je crois que j’ai perdu la maîtrise de mes actes, marmonne-t-il, gêné d’être reconnu.

Ma mémoire ne rechigne plus à me déballer tout ce qu’elle sait sur cette histoire, nom : Hellal, âge : soixante-dix ans, profession : agriculteur, originaire de Tolga, père de deux martyrs, etc. etc. Il y a quatre mois, sa photo à la une de tous les journaux et magazines, une photo c’est trop dire tant elle était sombre et floue, n’empêche qu’elle était expressive cette photo, car à travers les gros grains de la trame se

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profilaient les traits immatériels d’un commandeur effarouché refusant obstinément d’ouvrir les yeux, comme si notre triste monde ne pouvait en aucun cas l’intéresser, mais bon sang qu’est-ce qu’il a notre monde, il est très bien : un homme meurt, dix le remplacent, la pomme de terre transgénique est pour bientôt, et voilà les frontières qui basculent dans l’irréel, mais bon sang qu’est-ce que vous voulez de plus ?…

Grève de la faim, ce n’est pas exact, c’était un sit-in, un sit-in, cependant original, voire assez extraordinaire, pensez donc le vieillard avait investi un dattier de trente mètres de haut et y était resté pelotonné sur les épines autant que je me souvienne pendant vingt jours, bravant le vertige et le froid qui en hiver dans les osais est un froid de banquise.

La presse avait très vite flairé le bon événement, l’événement porteur qui passionne le bon peuple. Grosses manchettes à la une, verve et emphase patriotique, révélations sensationnelles qu’on dément le lendemain, ne ratez pas notre exclusif, demain la conversation téléphonique du président Zéroual avec le gréviste de la faim, le Tolgui va enfin expliquer les raisons de sa colère… bref recourant à tout le bataclan des campagnes médiatiques, la presse fit de Hellal une star et de son action un feuilleton haletant qui posa un sérieux problème de concurrence à la série égyptienne diffusée par la télé et dont la tête d’affiche était

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pourtant, tenez-vous bien, le couple d’acteurs le plus révéré du firmament arabe, je cite Mahmoud Yacine et Leila Alaoui. J’en conviens, moi aussi je me suis laissé prendre et je dus faire comme tout le monde : me lever tôt le matin pour pouvoir acheter mon jeu de quotidiens dans l’espoir d’y lire la fameuse déclaration du gréviste, déclaration qui bien entendu ne vint jamais. Il faut se référer au contexte de la période pour comprendre le pourquoi de cette opération de presse. Après l’arrêt par le commandement militaire du premier tour des élections législatives, la violence passa à la vitesse supérieure et les terroristes commençaient à prendre sérieusement leur pied : hé ! les flics je vous nique la cervelle un par un, l’avantage avec les bus voyez-vous, tu poses une bombe et tu en pètes vingt à la fois, griller un intellectuel de temps en temps comme on grille une cigarette, sans compter le barouf que ça fait un peu partout… Il était normal par conséquent que les journalistes eussent voulu voir dans cette action protestataire du vieillard un début de réaction populaire contre la guerre civile rampante et qu’ils en fussent venus à considérer de leur devoir d’en faire un symbole significatif du rejet de la terreur par le peuple unanime et mobilisé… Jusque-là tout va bien, sauf que voilà, brusquement plus une ligne, plus un mot, rien, comme si l’événement n’avait jamais existé, comme si soudain il était devenu un cadavre encombrant qu’il fallait coûte que coûte jeter au fond de l’oued El-Harrach, lesté bien sûr d’une tonne de

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ferraille, ce qui évidemment n’est pas sympa pour les lecteurs, car n’est-ce pas, c’est frustrant pour des lecteurs aguichés de ne pas savoir ce qui est arrivé à leur héros préféré, s’est-il dégonflé ? est-il tombé de son hautain refuge ? a-t-il été délogé de force par des citoyens compassés ou jaloux ? tant de questions et pas une putain de réponse, n’est-ce pas horrible ? Il est vrai, en bons professionnels, ils ont servi à la place un plat épicé, arrosé de l’élixir de l’oubli : « Offensive générale contre la corruption… » Mais puisque ce n’est plus mon affaire…

Le héros oublié, le voici surgissant du chapeau du hasard, et même que son épaule frôle la mienne, et même que j’en ressens de la joie. Et comment que je vais lui tirer les vers du nez, et même que mon impatience me somme d’attaquer ! Je n’en fais rien encore car il s’est figé dans une attitude de sphinx placide, il me faut donc d’abord dégoter un angle d’approche, je le scrute.

L’âge n’a pas trop usé ses traits si typiques d’un Arabe des Ziban. Etiré dans le sens de la longueur, son visage exprime une vigueur obstinée que renforcent un nez droit, des sourcils drus et un menton en pointe. Les moustaches sont finement taillées et épousent au millimètre le contour des lèvres. Seule leur blancheur apporte un peu de gaieté à une figure rude dont la matière me fait penser à de l’argile surcuit. Étrangement, le temps et le sable ont épargné

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ses yeux dont l’iris possède la couleur immuable du café reposant au fond d’une tasse. Autre chose m’étonne : son front large et bombé ne porte pas de rides profondes. Je note aussi que son chèche n’est pas une bagatelle achetée au souk, mais un précieux tissage, délicatement brodé.

Mais où ai-je la tête, le chèche émaillé de fils d’or, c’est la marque distinctive des oasiens pure souche et mon père – qu’Allah le reçoive en son Jardin fleuri – avait une recette infaillible pour-délier la langue des Oasiens – pure souche flatter leur amour incommensurable pour la terre où ils sont nés. Tiens ! je vais peut-être me gêner, d’autant plus que Tolga est réellement la plus belle oasis des Ziban et j’ai toujours pensé qu’il suffirait de quelques houriyates (ô concupiscents de tous les pays !) pour que cette patrie du dattier deglet-nour devienne sur Terre le vrai Paradis promis aux croyants méritants.

Adolescent, j’avais tant de bagou que mes dispositions de rhéteur me valurent l’admiration des sages du quartier Nègre, « comme ce garçon apprend vite, ce garçon a l’éloquence d’un imam » et j’en passe, voyons ce qu’il en reste : – Ah hadj ! tu es donc de Tolga. Vous les Tolguis, sans le savoir, vous détenez la meilleure preuve de l’existence d’Allah et de Son magnifique pouvoir. A ceux qui doutent, vous n’avez qu’à dire : « Regardez Tolga, regardez notre oasis, et imprégnez-vous de Sa

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Splendeur… » Oui, oui, Tolga est un miracle divin. A tout point de vue. Des Ziban, c’est la seule oasis qui reçoit une eau douce, sucrée même, l’eau des Aurès… Extraordinaire, n’est-ce pas, comme le précieux liquide contourne Sidi-Okba la ville sainte qui abrite le tombeau du Compagnon du Prophète, T’houda, Chetma, Biskra, pour venir arroser abondamment Tolga. Au fait, comment sera la récolte cette année ? – La palmeraie a été bien arrosée. Néanmoins la récolte sera mauvaise. – Pourquoi ça ? – Année de sauterelles, année de misère ! Mais parlons d’autre chose veux-tu ? Ça se voit que tu es de Biskra, quel est ton nom ? – Je m’appelle Jedrouss, Jedrouss Ben Abdelli. Depuis plusieurs générations, les Abdelli sont installés à Biskra… au Quartier Nègre. – Je suis honoré de cette rencontre avec un Abdelli. Maintenant dois-je te parler en disant mon frère ou mon fils. – Bientôt je bouclerai le demi-siècle. Aussi, ai-je assez vécu pour avoir une idée précise de la ligne qui sépare le bien du mal. – Mon aîné est plus âgé que toi, dit-il en me fixant, les yeux remplis d’un agréable étonnement. L’effet de mon langage de rhéteur ! – Tu es un homme de courage et de conviction. Bravo pour ce que tu as fait… – Hum…

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– Si, si, ton action était originale. Symboliquement très forte. Elle a ému tous les Algériens, moi le premier. Il fallait quelqu’un pour protester contre ce déchaîrement du crime qui n’épargne même plus les nourrissons, c’est bien que ce soit toi, le père de deux chahids…. – Hum… – Il sied à un homme de volonté d’être modeste… Mais enfin, tu as risqué ta vie planté entre ciel et terre. Vu ton âge. – A mon âge, grand-père a pris femme…

Ho ho ! c’est à une femme qu’il pense ! Ce n’est pas un Arabe pour rien. Va savoir s’il n’a pas joué à chat perché sur un palmier juste parce qu’on lui a refusé la main d’une jeunette. Je suis déçu, très déçu… – Quoi qu’il en soit, ce que tu as fait prouve que tu es un patriote, dis-je du bout des lèvres. – Me prendrais-tu pour un simple d’esprit ? Quel est le fou qui continuerait d’entourer de son affection une femme pervertie, une dégénérée qui dévore gloutonnement ses enfants ? – Oh ! Hadj Hellal, permets-moi de te dire que ce n’est pas bien de comparer notre patrie à une ogresse. – Hélas, la comparaison est inévitable, elle s’impose d’elle-même. Par notre faute à tous l’Algérie est devenue un monstre. – Hadj, il faut garder confiance. – Je garde confiance. Surtout maintenant que je sais quelle direction prendre et que je sais ce que je dois faire.

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– Grâce à Dieu nous arriverons un jour par surmonter l’épreuve… – La paix ne reviendra que lorsque nous aurons payé le prix de notre négligence commune et chassé cette odeur putride qui s’exhale de nos oasis. A leur ombrage on tue impunément, et le sang qui s’écoule, pour le plus grand plaisir des mouches, caille dans les fosses des palmiers.

Il souffre c’est sûr, une souffrance qu’il essaye de taire et qui déborde. Que lui est-il donc arrivé de si terrible ? Une véritable épouvante me submerge. Ce n’est pas de la peur, non c’est autre chose, de la panique plutôt. Je me sens comme un voyeur pris à son propre piège, car après tout je me doutais bien que seul un grand malheur pouvait expliquer sa révolte et j’ai cédé au désir malsain de savoir, j’ai gratté la blessure, le sang a giclé et maintenant je suis pris de panique, ne sachant que dire, que faire, ballotté par des sentiments contradictoires : « Forcément tu es solidaire de cette souffrance et quoi que tu fasses, quelque soit l’endroit où tu te trouveras, serait-ce une île perdue dans le Pacifique, tu n’échapperas pas à la douleur qui étrangle les hommes de ce pays, de ton pays car tu es responsable, allez confonds-toi en excuses ; mais enfin qu’est-ce que tu racontes, pourquoi me confondrais-je en excuses ? en quoi donc suis-je responsable ? » – Connais-tu T’houda ? dit-il rompant le silence. – T’houda ?… Oui, bien sûr… Sur la route du barrage FoumEl-Garza…