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80 L’intelligence – © Cerveau & Psycho Une bonne mémoire, des qualités de raisonnement, voire du « talent », ne suffisent pas à devenir expert aux échecs ou au piano : des heures d’un entraînement spécifique sont nécessaires. L’intelligence de l’expert D ans de nombreux domaines, tels que la musique, les échecs ou le sport, les performances de certai- nes personnes forcent l’admira- tion. Aux échecs par exemple, un grand maître peut jouer en simultané de nom- breuses parties et les gagner, jouer des parties « en aveugle » sans voir les échiquiers, ou battre un ordinateur dont la puissance de calcul est sans commune mesure avec les capacités du cer- veau. Ce fonctionnement reflète-t-il une intelli- gence hors normes ou, au contraire, la construc- tion, brique par brique, de capacités cognitives caractéristiques du domaine d’expertise ? Peut-on tous devenir des experts ? Une question alimente de nombreux débats en psychologie : tout un chacun peut-il devenir Kasparov ou Paganini ? Un expert sommeille-t- il en chacun de nous ou pour devenir expert doit-on être doté de « prérequis » intellectuels, d’un « talent » particulier ? En fait, le sujet est complexe, car même si le talent se révélait indispensable, son expression nécessiterait de nombreuses heures de travail. Quel que soit le domaine, acquérir le statut d’expert demande des heures et des heures de pratique. On ne devient pas expert des échecs ou du violon après une demi-heure d’entraînement, et être un pilote de ligne requiert d’avoir longuement piloté des avions. Cette caractéristique de l’expertise cognitive a été proposée en 1993 par le psychologue suédois Anders Ericsson, de l’Université de Floride, sous les termes de « Théorie de la pratique délibé- rée », un des fondements de l’acquisition d’une expertise dans n’importe quel domaine. Selon cette théorie, devenir expert nécessite d’em- ployer des techniques d’entraînement dont le but délibéré est d’améliorer les performances. Il ne suffit pas de passer de très nombreuses heu- res à s’entraîner, il faut avoir en plus la volonté de progresser et mettre en œuvre des techniques d’entraînements tournées vers cet objectif. Toutes les personnes pratiquant une activité, par exemple un sport, ne deviennent pas forcé- ment des experts et le plus grand nombre se « stabilise » à un niveau intermédiaire, faute de continuer à développer un entraînement spéci- fique adapté. Pour le novice, prendre du plaisir à l’activité qu’il découvre nécessite de progres- ser et tout le monde peut mettre en œuvre un entraînement « délibéré » pour atteindre cet objectif. C’est pourquoi personne ne reste novice dès lors qu’il pratique régulièrement une activité. En revanche, une fois atteint un niveau intermédiaire, la perspective change. La plupart des personnes se contentent de mettre en prati- que les connaissances acquises, ce qui leur suffit alors à prendre plaisir à pratiquer cette activité. Mais ce faisant, ces personnes cessent d’avoir une pratique « délibérée », coûteuse en termes d’investissement, et ne progressent plus vers le statut d’expert. André Didierjean est professeur de psychologie cognitive à l’Université de Franche-Comté où il dirige le Laboratoire de psychologie (EA3188). Il est également membre de l’Institut universitaire de France. En Bref Les novices et les experts ont des résultats comparables aux tests d’intelligence. Un novice qui s’entraîne progresse. Mais généralement, il finit par se satisfaire du niveau atteint et cesse de s’améliorer. Pour continuer à progresser, il faut utiliser une méthode adaptée à l’enjeu, une pratique « délibérée ». L’expert se distingue par la façon dont les connaissances sont organisées dans sa mémoire. Des capacités acquises Ess_09_p080085_didierjean.xp_fp_16_01 19/01/12 11:16 Page 80

L’intelligence de l’expertpsychologie.univ-fcomte.fr/download/section-psychologie/... · 2012. 3. 22. · devient pas expert des échecs ou du violon après une demi-heure d’entraînement,

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  • 80 L’intelligence – © Cerveau & Psycho

    Une bonne mémoire, des qualités de raisonnement,voire du « talent », ne suffisent pas à devenirexpert aux échecs ou au piano : des heures

    d’un entraînement spécifique sont nécessaires.

    L’intelligence de l’expert

    Dans de nombreux domaines, telsque la musique, les échecs ou lesport, les performances de certai-nes personnes forcent l’admira-tion. Aux échecs par exemple, un

    grand maître peut jouer en simultané de nom-breuses parties et les gagner, jouer des parties« en aveugle » sans voir les échiquiers, ou battreun ordinateur dont la puissance de calcul estsans commune mesure avec les capacités du cer-veau. Ce fonctionnement reflète-t-il une intelli-gence hors normes ou, au contraire, la construc-tion, brique par brique, de capacités cognitivescaractéristiques du domaine d’expertise ?

    Peut-on tous devenir des experts ?

    Une question alimente de nombreux débatsen psychologie : tout un chacun peut-il devenirKasparov ou Paganini ? Un expert sommeille-t-il en chacun de nous ou pour devenir expertdoit-on être doté de « prérequis » intellectuels,d’un « talent » particulier ? En fait, le sujet estcomplexe, car même si le talent se révélaitindispensable, son expression nécessiterait denombreuses heures de travail. Quel que soit ledomaine, acquérir le statut d’expert demandedes heures et des heures de pratique. On nedevient pas expert des échecs ou du violonaprès une demi-heure d’entraînement, et êtreun pilote de ligne requiert d’avoir longuementpiloté des avions.

    Cette caractéristique de l’expertise cognitive aété proposée en 1993 par le psychologue suédoisAnders Ericsson, de l’Université de Floride, sousles termes de « Théorie de la pratique délibé-rée », un des fondements de l’acquisition d’uneexpertise dans n’importe quel domaine. Seloncette théorie, devenir expert nécessite d’em-ployer des techniques d’entraînement dont lebut délibéré est d’améliorer les performances. Ilne suffit pas de passer de très nombreuses heu-res à s’entraîner, il faut avoir en plus la volontéde progresser et mettre en œuvre des techniquesd’entraînements tournées vers cet objectif.

    Toutes les personnes pratiquant une activité,par exemple un sport, ne deviennent pas forcé-ment des experts et le plus grand nombre se« stabilise » à un niveau intermédiaire, faute decontinuer à développer un entraînement spéci-fique adapté. Pour le novice, prendre du plaisirà l’activité qu’il découvre nécessite de progres-ser et tout le monde peut mettre en œuvre unentraînement « délibéré » pour atteindre cetobjectif. C’est pourquoi personne ne restenovice dès lors qu’il pratique régulièrement uneactivité. En revanche, une fois atteint un niveauintermédiaire, la perspective change. La plupartdes personnes se contentent de mettre en prati-que les connaissances acquises, ce qui leur suffitalors à prendre plaisir à pratiquer cette activité.Mais ce faisant, ces personnes cessent d’avoirune pratique « délibérée », coûteuse en termesd’investissement, et ne progressent plus vers lestatut d’expert.

    André Didierjeanest professeurde psychologiecognitive à l’Universitéde Franche-Comté oùil dirige le Laboratoirede psychologie(EA3188). Il estégalement membrede l’Institutuniversitairede France.

    En Bref• Les novices et les experts ont des résultats comparables auxtests d’intelligence.

    • Un novice qui s’entraîne progresse.Mais généralement, il finit par se satisfairedu niveau atteint etcesse de s’améliorer.

    • Pour continuer à progresser, il faututiliser une méthodeadaptée à l’enjeu,une pratique « délibérée».

    • L’expert se distinguepar la façon dontles connaissancessont organiséesdans sa mémoire.

    Des capacités acquises

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  • Nul ne conteste le rôle de la pratique dansl’expertise, mais revenons à la question essen-tielle que nous avons déjà évoquée : la pratiqueintensive et délibérée est-elle le seul élémentdéterminant dans l’expertise, comme l’affir-ment les tenants de la théorie de la pratiquedélibérée ? Ou bien des aptitudes individuellespréalables sont-elles nécessaires ? La littératurescientifique sur l’expertise propose à ce jour untableau expérimental assez contradictoire surcette question. Dans la plupart des études, laméthode utilisée consiste à comparer un grouped’experts dans un domaine à un groupe denovices devant réaliser un grand nombre detâches visant à évaluer l’intelligence sous ses dif-férentes formes. Dans beaucoup de ces recher-ches, les deux groupes se révèlent équivalents entermes d’intelligence quand on compare leursperformances aux tests, et ce, dans des domai-nes aussi variés que la musique, le jeu de go, leséchecs ou la capacité à prédire le résultat decourses de chevaux…

    Les tests d’intelligencemesurent-ils l’expertise ?

    Par exemple, en 2007, Roland Grabner, del’Université de Zurich, et ses collègues ont faitpasser plusieurs tests classiques mesurant l’in-telligence chez 90 joueurs d’échecs présentantdifférents niveaux d’expertise. Ils n’ont observéaucun lien entre les performances aux testsd’intelligence et le niveau d’expertise. Selon cespsychologues, l’expertise au jeu d’échecs n’a pasde liens directs avec l’intelligence générale.Cependant, contrairement à ces résultats, d’au-tres études mettent en évidence un lien entre leniveau d’expertise et l’intelligence, et ce, dans lesmêmes domaines : les échecs, le sport...

    Ainsi, en 1992, Marcel Frydman, de l’Univer-sité de Mons en Belgique, et Richard Lynn, del’Université d’Ulster en Irlande du Nord, ontfait passer le test d’intelligence de Wechslernommé WISC à 33 jeunes joueurs d’échecs(âgés de 8 à 13 ans) parmi les meilleurs deBelgique. Ils ont observé un lien entre le scorede quotient intellectuel général mesuré parcette échelle et le niveau aux échecs de cesjoueurs. Les joueurs participant à l’étude ontpar exemple en moyenne un QI de 121, doncbien supérieur à 100, la valeur moyenne de lapopulation normale des enfants du même âge.

    Ces résultats contradictoires résultent sansdoute en partie du fait qu’il est compliqué de dis-socier dans l’expertise la part du facteur « talent »de celle de la pratique : les deux facteurs ne sontpas indépendants. Cette « non-indépendance »

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    1. Pour devenir expert au jeu d’échecs, il faut bien sûr s’entraîner, mais aussiapprendre à organiser sa mémoire de façon efficace.

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    est bien illustrée dans une étude de Merim Bilaliçet Peter McLeod, de l’Université d’Oxford, et deFernand Gobet, de l’Université Brunel à Londres.En 2007, les chercheurs ont fait passer différentstests composant l’échelle d’intelligence deWechsler à 57 enfants pratiquant les échecs dansdes clubs. Ils ont également pris différentes mesu-res de leurs aptitudes à ce jeu. Ils ont observé aupremier abord un résultat intrigant : ce sont lesenfants les moins performants aux tests d’intelli-gence qui sont les meilleurs aux échecs.

    Comment peut-on expliquer ce résultat ? Lesrésultats de M. Bilaliç et de ses collègues mon-trent aussi que, d’une part, les enfants les plusintelligents sont ceux qui s’entraînent le moinsaux échecs, et que, d’autre part, la pratique est lefacteur le plus directement relié à la réussite auxéchecs. Ainsi, le lien négatif observé entre l’intel-ligence et la performance aux échecs n’est pas sisurprenant : il est dû à ce que les enfants les plusintelligents ont peut-être des choses plus inté-ressantes à faire que de s’entraîner pendant desheures tous les jours au jeu d’échecs ! Cet exem-ple illustre bien la difficulté à lier une mesure del’intelligence et des performances dans undomaine : les facteurs parasites sont multiples.

    Alors pourquoi, dans de nombreux domaines,l’intelligence n’est-elle pas le facteur principal quidifférencie experts et novices ? Sans doute parceque ce n’est pas tant la capacité de raisonnement« pure » qui distingue les experts des novices, quela façon dont sont organisées leurs connaissanceset dont ces connaissances influent sur leur per-

    ception. Si cet avantage des experts en termes deconnaissances et de perception a été mis en évi-dence dans de nombreux domaines d’expertise,l’essentiel des recherches sur ce thème porte surla mémoire des maîtres au jeu d’échecs.

    La prodigieuse mémoire dujoueur d’échecs... aux échecs

    Dès les années 1960, il est apparu que, contrai-rement à une idée reçue, l’expert au jeu d’échecset le novice ne se distinguent pas par leur capacitéà calculer de nombreux coups à l’avance, mais parleur capacité à percevoir très vite les zones impor-tantes de l’échiquier et les coups pertinents. Lesconnaissances de l’expert ont ainsi une doublefonction : elles lui permettent d’analyser rapide-ment la configuration observée et d’orienter laréflexion vers les meilleurs coups à jouer. Selonune formule d’un des pionniers des travaux sur lejeu d’échecs, le psychologue néerlandais Adriaande Groot : « Un maître du jeu d’échecs ne cherchepas le bon coup, il le voit. »

    En 1973, les psychologues William Chase etHerbert Simon, de l’Université de Pittsburghaux États-Unis, à la suite des travaux de deGroot, ont soumis des joueurs d’échecs de diffé-rents niveaux à une tâche de mémorisation. Legroupe étudié comprenait un expert (un maî-tre), des joueurs avancés (des joueurs de club) etdes débutants. Les joueurs devaient mémoriser,en cinq secondes, un échiquier comprenant25 pièces, puis le reproduire au mieux en repla-

    2. La configuration du jeu d’échecs de droite correspond à une situa-tion de jeu réelle, celle de gauche non, elle est aléatoire. Si l’on demandeà un novice et à un expert de mémoriser pendant cinq secondes ces situa-tions, puis de replacer les pièces sur un échiquier vierge, les performan-

    ces des deux protagonistes diffèrent. Le novice replace autant de piècesdans les deux cas (environ quatre, ce qui correspond à la capacité desa mémoire à court terme), tandis que l’expert en dispose beaucoup plus(environ 16), mais seulement dans la configuration réelle.

    Bibliographie

    G. Campitelli et F. Gobet, Deliberatepractice : necessarybut not sufficient, in Current Direction in PsychologicalScience, vol. 20,pp. 280-285, 2011.F. Gobet, Psychologie dutalent et de l’expertise,De Boeck, 2011.A. Didierjean et F. Gobet, SherlockHolmes – An expert’sview of expertise, in British Journal ofPsychology, vol. 99,pp. 109-125, 2008.M. Bilaliç, P. McLeod et F. Gobet, Does chessneed intelligence ? A study with youngchess players, in Intelligence, vol. 35,pp. 457-470, 2007.K. Ericsson et al.,The role of deliberatepractice in the acquisitionof expert performance, in PsychologicalReview, vol. 100,pp. 363-406, 1993.

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    çant les pièces sur un échiquier vierge. Si les piè-ces n’étaient pas replacées correctement, on lesretirait toutes de l’échiquier et les joueursavaient droit à un nouvel essai.

    Il y avait deux sortes de configurations àmémoriser : des configurations issues de par-ties réelles et des configurations où les piècesétaient disposées de façon aléatoire sur l’échi-quier (voir la figure 2). Les résultats obtenus parW. Chase et H. Simon montrent en premier lieuque les joueurs de niveaux différents ne se dis-tinguent pas par leur capacité de mémoirepure. En effet, lorsque les configurations pré-sentées sont aléatoires, les performances demémorisation du maître, des joueurs de club etdes novices sont presque équivalentes (environquatre pièces sont replacées après cinq secon-des). En revanche, lorsque les configurationscorrespondent à des parties réelles, les perfor-mances des trois groupes diffèrent notable-ment : l’expert replace beaucoup plus de piècesque les autres. Après cinq secondes de présenta-tion d’une configuration, les novices disposentcorrectement environ 4 pièces, les joueurs declub 8, et le maître 16.

    Ce résultat a été répliqué dans un très grandnombre de domaines tels le sport, la musique,l’expertise médicale… Par exemple, lorsqu’ilssont soumis à une tâche de mémoire, les musi-ciens experts se souviennent de beaucoup plusde notes d’une partition présentée brièvementque des novices en musique. Mais ce résultatn’est pas observé si les notes à mémoriser sontdisposées de façon aléatoire sur la partition.

    Comment expliquer ces différences dans lerappel des experts et des novices ? En général,quand on effectue une tâche de mémoire de cetype, on restitue environ sept éléments, septétant le « nombre magique » supposé corres-pondre à la capacité de la mémoire à courtterme. Ainsi, quand on énonce successivementdes chiffres dans un ordre aléatoire et quand ondemande à l’auditeur de les répéter immédiate-ment après, les performances de rappel sont del’ordre de sept (à plus ou moins deux élémentsprès), quel que soit le nombre de chiffres énon-cés. Les performances des novices dans ce testcorrespondent bien au nombre d’élémentshabituellement retenus dans une tâche demémoire aux échecs : quatre pièces, dont il fautmémoriser la nature et la position sur l’échi-quier. Mais ce n’est pas le cas des experts quimémorisent une configuration réelle de jeu. Siles experts ont des performances bien supérieu-res, c’est qu’ils disposent de connaissances par-ticulières déjà mémorisées qui leur permettentd’analyser très rapidement les configurations :

    ce sont des regroupements d’information nom-més chunks en anglais (voir la figure 3).

    Ainsi, la mémoire des experts serait structu-rée par ces chunks, des connaissances correspon-dant à des groupements de pièces (entre deux etcinq) qui apparaissent fréquemment dans despositions déterminées et qui entretiennent desrelations d’attaque ou de défense. En 1973,H. Simon et Kevin Gilmartin, de l’Université dePittsburgh, ont réalisé une simulation informa-tique des performances des experts. Selon eux,pour en rendre compte, il faut imaginer que leurmémoire contient environ 50 000 chunks orga-nisés en réseau. Ces chunks, qui ont un sens pourles experts, permettraient une analyse rapide dessituations en autorisant une interprétation desdifférentes zones des configurations.

    Les chunks structurent la perception

    Par exemple, la position du roi roqué (chunkde la ligne du bas de l’échiquier de la figure 3) estune configuration familière signifiant que le roiest en sécurité (les pièces se protègent entre ellestout en protégeant le roi). Dans la perspective deW. Chase et H. Simon, alors que les novicesstockeraient dans les sept « cases » de leurmémoire à court terme sept pièces (ou mêmequatre pièces associées à des informations com-plémentaires : c’est un roi ; il est noir ; il est sur ladeuxième case en bas…), les experts mémorise-raient sept chunks de deux à cinq pièces chacun.De même, si vous devez vous rappeler une listede 70 chiffres et si vous réussissez à regrouper ceschiffres en numéros de téléphone que vousconnaissez déjà par cœur, vous ne retenez plus

    3. Sur cet échiquier,trois groupes

    de pièces liées par des caractéristiques

    fonctionnelles sont identifiés par le joueur.

    De tels groupes sontnommés chunks,

    terme anglais signifiant« groupement ».

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    sept chiffres, mais sept numéros de téléphone, àsavoir la totalité des chiffres à mémoriser.

    Les chunks aux échecs seraient un outil équi-valant aux numéros de téléphone : ils accélèrentla mémorisation des positions des pièces. De tel-les structures de connaissance portent aussi desinformations susceptibles d’orienter la lecturedu jeu. Selon W. Chase et H. Simon, la définitiond’un groupe de pièces formant un chunk est fon-dée sur la vitesse à laquelle les joueurs placent lespièces sur l’échiquier et sur la nature des rela-tions entre les pièces. Si un joueur place vitetrois pièces de la même couleur, entretenant desrelations d’attaque (ou de défense) ou voisinessur l’échiquier, et si le joueur marque une pause

    avant de disposer d’autres pièces, W. Chase etH. Simon considèrent que les trois pièces for-ment un chunk. À partir de critères d’analyse dece type, ils mesurent le nombre de chunks resti-tués par les experts et observent alors un résul-tat curieux : les maîtres rappellent entre huit etneuf chunks, valeur supérieure au chiffre septque nous avons évoqué comme étant la capacitémoyenne de la mémoire de travail.

    Une mémoire bien organisée

    Par ailleurs, les résultats obtenus en 1996 parF. Gobet et H. Simon sont encore plus surpre-nants. Dans leurs expériences, les joueurs sontconfrontés à cinq configurations de jeu présen-tées successivement, et non plus à une seule. Ilsdoivent ensuite recréer sur un échiquier lesconfigurations qu’ils ont vues. Il s’avère qu’aprèsavoir observé chacun des échiquiers durant cinqsecondes, les experts sont capables de replacerune cinquantaine de pièces, donc bien plus desept chunks – même si l’on admet qu’un chunkcomporte jusqu’à cinq pièces. Ce résultat aconduit à réviser la théorie de l’expertise propo-sée par W. Chase et H. Simon. Pour rendrecompte du nombre de pièces anormalementélevé mémorisé par les experts, F. Gobet etH. Simon ont proposé une nouvelle hypothèse :la mémoire des experts renfermerait d’autresconnaissances que les chunks, connaissances queces auteurs nomment templates, un terme anglaissignifiant « modèle », ou « patron », ce qui sous-entend l’existence d’un plan d’organisation.

    Les templates seraient constitués d’une dou-zaine de pièces. De telles structures de connais-sance ne seraient pas uniquement un découpage« instantané » de la scène du jeu d’échecs. Ilsrefléteraient aussi « l’histoire » d’une position,par exemple l’ouverture (phase initiale du jeu)dont est issue la configuration observée, ainsique les mouvements potentiels probables quipeuvent être effectués à partir de cette position.En outre, à la différence des simples chunks, cesstructures renfermeraient également des varia-bles : par exemple, dans telle ouverture, une casedonnée peut être remplie soit par une tour, soitpar un fou… Dès lors, le template représente uncadre de pensée abstrait qui guide le joueur dansl’évolution de la partie. Il sait que s’il met unetour à cet endroit, le jeu évoluera de telle façon,mais que s’il y met un fou, il évoluera autre-ment. Outre leur fonction d’analyse très rapidedes configurations de jeu, les templates rempli-raient une deuxième fonction plus stratégique :orienter le jeu et identifier les meilleurs coups.

    S elon une étude réalisée surdes joueurs de football pro-fessionnels en 1999, ces sportifsdevraient leur succès plus à leurentraînement qu’à leur talentnaturel. En Allemagne, au Brésil,au Japon et en Australie, cesjoueurs étaient souvent les plusâgés de leur classe et de leuréquipe (voir les graphes ci-des-sous). Comme ces joueurs étaientplus âgés que les autres membresde l’équipe, ils ont vraisembla-blement profité de leur taille et deleur force, lesquelles leur ont per-mis d’avoir plus souvent le ballonet donc de marquer davantage.

    Leurs succès durant ces pre-mières années de pratique lesauraient motivés pour continuerà progresser, ce qui expliqueraitleur représentation dispropor-tionnée dans les ligues profes-sionnelles. La forte motivation et

    l’entraînement intensif peuventaussi expliquer les exploits desenfants prodiges, tel WolfgangAmadeus Mozart.

    Toutefois, dans un article publiéen 2011, des chercheurs contes-tent cette idée selon laquelle c’estla motivation qui explique cetteprédominance des experts nés endébut d’année. Ils montrent quecet effet existe aussi aux échecs,alors que dans cette discipline lesenfants ne concourent pas avecles enfants nés la même année,mais avec des enfants et des adul-tes de niveau semblable. Selonles auteurs de cette étude, l’effetde la saison tiendrait plus à cequ’une femme enceinte est moinsexposée à des virus en été que sila grossesse a lieu en hiver, cequi diminuerait le risque d’ano-malies de développement du cer-veau fœtal.

    Motivation et entraînement

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    Allemagne, 1995/1996Footballeurs

    Prop

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    T1 T2 T3 T4 T1 T2 T3 T4

    Population générale

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    Brésil, 1995/1996Footballeurs

    T1 T2 T3 T4 T1 T2 T3 T4

    Population générale

    40

    Japon, 1993Footballeurs

    T1 T2 T3 T4 T1 T2 T3 T4

    Population générale

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    Australie, 1995/1996Footballeurs

    T1 T2 T3 T4 T1 T2 T3 T4

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    En résumé, qu’est-ce qui distingue un expertd’un novice ? Comme nous l’avons évoqué, cene sont pas des capacités cognitives fondamen-tales, tel le raisonnement, mais avant tout lastructure de la mémoire et les connaissancesspécifiques qu’il développe dans son domaine,et qui représentent l’essence de son expertise.Les études sur le jeu d’échecs, de loin les plusdéveloppées dans les recherches sur l’expertise,montrent ainsi que chez le joueur expert lesconnaissances sont hiérarchisées. Le regroupe-ment des pièces en chunks et en templates faitgagner un temps d’analyse précieux, augmentela possibilité de lecture du jeu et oriente le choixdes coups sans qu’il soit nécessaire d’explorer lamultitude des combinaisons de pièces suscepti-bles de constituer le coup suivant.

    L’entraînement suffit-il ?Ce mode de fonctionnement est illustré par

    la remarque faite au début du XXe siècle par lejoueur d’échecs tchécoslovaque Richard Réti :« Je n’anticipe qu’un seul coup, mais c’est tou-jours le meilleur. » Au-delà de la compréhen-sion du fonctionnement mental des experts,nous n’avons pas encore répondu à la question

    posée au début de cet article : l’expertise sup-pose-t-elle des prédispositions innées ou, dansla plupart des domaines, un entraînement adé-quat suffit-il à devenir expert ? Pour certains, lapratique délibérée seule ne suffit pas. En octo-bre 2011, Guillermo Campitelli, de l’UniversitéEdith Cowan en Australie, et F. Gobet, avancenttrois conditions qui selon eux sont nécessairespour affirmer que la pratique délibérée suffit àdevenir expert : des personnes qui s’engagenttotalement dans une pratique délibérée et neparviennent pas à devenir des experts ne doi-vent pas exister ; le nombre d’heures nécessairespour devenir expert ne doit pas varier beau-coup d’un individu à l’autre ; et tout le mondedoit bénéficier de la même façon de la pratiquedélibérée. Or, d’après ces psychologues, aucunde ces trois critères n’est rempli, et la pratiquedélibérée, si elle est une condition nécessaire,n’est pas une condition suffisante pour expli-quer le cheminement de novice à expert dans laplupart des domaines.

    Reste que si la pratique délibérée ne suffit pas,il est difficile de faire la part entre facteurs envi-ronnementaux et prédispositions innées dans lesparamètres favorisant l’acquisition d’une exper-tise, tant ces paramètres sont imbriqués. �

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