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Jeux de l’image et du texte Dans l’histoire du livre pour enfants, la place de l’image est prépondérante. Chaque renouvellement passe par elle… quand elle n’en est pas à l’origine. On l’observe facilement en prenant pour exemple ce qui se passe avec l’album, qui se différencie du livre illustré par l’utilisation qui est faite de l’image. Dans le livre, l’image illustre une scène du récit dans un espace limité à la page, tandis qu’elle se libère dans l’album, envahissant le texte et le concurrençant dans ses fonctions narratives et didactiques. Elle ne se contente plus d’illustrer, elle complète, précise, explique, ou apporte un contrepoint. L’écrit lui-même devient image quand l’art graphique joue avec la typographie. Le support éclate dans des formats variés, carrés, oblongs ou démultipliés par des pages en accordéon. Cependant, la frontière est mince entre le livre d’images et l’album et, selon les époques, les éditeurs eux-mêmes entretiennent l’ambiguïté. Aujourd’hui, et de façon grandissante depuis la fin des années 1960, l’album pour enfants est devenu un champ de création littéraire et artistique d’une extraordinaire richesse où auteurs, dessinateurs, peintres, graphistes exercent leurs talents, réinventant sans cesse les associations de l’image et du texte. Maurice Sendak Max et les maximonstres Delpire, 1967 BNF, Littérature et Art, 4-Y2- 8826 (7) © Delpire Éditeur L’album, emblème de l’évolution du livre pour enfants André Hellé Le Petit Elfe Ferme-l’œil A. Tolmer, 1924, D. R. BNF, Estampes et Photographie, TB-492-4 Livre-objet, ce coffret contient le livret écrit d’après un conte d’Andersen, décoré par Hellé, et la partition musicale de Florent Schmitt. L’histoire raconte en dix tableaux les rêves du petit Hialmar qui découvre – grâce au petit elfe qui l’a endormi – un monde merveilleux où les animaux parlent, où les jouets et les lettres s’animent, et où sa puissance est grande : il peut rapetisser pour aller aux noces des souris, se promener à travers un tableau, sauver une princesse…

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Jeux de l’image et du texte

Dans l’histoire du livre pour enfants, la place de l’image est prépondérante. Chaquerenouvellement passe par elle… quand elle n’en est pas à l’origine. On l’observe facilementen prenant pour exemple ce qui se passe avec l’album, qui se différencie du livre illustrépar l’utilisation qui est faite de l’image. Dans le livre, l’image illustre une scène du récitdans un espace limité à la page, tandis qu’elle se libère dans l’album, envahissant le texteet le concurrençant dans ses fonctions narratives et didactiques. Elle ne se contente plusd’illustrer, elle complète, précise, explique, ou apporte un contrepoint. L’écrit lui-mêmedevient image quand l’art graphique joue avec la typographie. Le support éclate dansdes formats variés, carrés, oblongs ou démultipliés par des pages en accordéon. Cependant,la frontière est mince entre le livre d’images et l’album et, selon les époques, les éditeurseux-mêmes entretiennent l’ambiguïté.Aujourd’hui, et de façon grandissante depuisla fin des années 1960, l’album pour enfantsest devenu un champ de création littéraireet artistique d’une extraordinaire richesseoù auteurs, dessinateurs, peintres,graphistes exercent leurs talents,réinventant sans cesse les associationsde l’image et du texte.

Maurice SendakMax et les maximonstresDelpire, 1967BNF, Littérature et Art, 4-Y2-8826 (7)© Delpire Éditeur

L’album, emblème de l’évolution du livre pour enfants

André HelléLe Petit Elfe Ferme-l’œilA. Tolmer, 1924, D. R.BNF, Estampes et Photographie, TB-492-4

Livre-objet, ce coffret contient le livret écrit d’après un conte d’Andersen,décoré par Hellé, et la partition musicale de Florent Schmitt. L’histoireraconte en dix tableaux les rêves du petit Hialmar qui découvre – grâce aupetit elfe qui l’a endormi – un monde merveilleux où les animaux parlent, oùles jouets et les lettres s’animent, et où sa puissance est grande : il peutrapetisser pour aller aux noces des souris, se promener à travers untableau, sauver une princesse…

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Pour réaliser un survol historique de l’album, onpourrait pointer quelques créations qui seraientcomme des bornes indiquant les tournants surle chemin de son évolution, en partant desannées 1820, où le terme apparaît et désigne unrecueil de gravures ou de lithographies. Il s’agità cette époque de «porte-feuilles » reliés,composés de reproductions de portraits oucaricatures, de paysages, monuments ouœuvres d’art… livres-cadeaux à regarder enfamille. Ceux destinés aux étrennes des enfantsprivilégiés reprennent les classiques(La Fontaine en estampes, Contes de féesen estampes…), ou abordent en images deshistoires à visée instructive et éducative(vie des hommes illustres, histoire naturelle,métiers, etc.). Chaque gravure est suivied’un commentaire didactique ou édifiant.

Années 1860 : des frontières encore flouesDans les années 1860, l’apparition descollections dans l’édition jeunesse dynamise laproduction. Hachette lance les «Albums Trim»avec Pierre l’ébouriffé, joyeuses histoires etimages drolatiques, adapté par Louis Ratisbonne(Trim) du Struwwelpeter que Heinrich Hoffmann,un psychiatre allemand, avait écrit pour son fils.En 1862, c’est au tour d’Hetzel d’inaugurerla collection dont il sera le principal auteur,les «Albums Stahl », avec La journée de Mlle Lili,illustrée par Lorenz Frœlich (1820-1908) qui ensera le dessinateur vedette. Cette collectionvise un public enfantin élargi aux petits de3 à 6 ans. Le format oblong des albumsde l’époque romantique est remplacé parun format vertical, la couleur apparaît,le cartonnage s’anime. L’image n’estplus isolée, mais s’associe au textepour raconter une histoire.

Quand les peintress’en mêlentÀ partir des années 1880, lesformes de l’album se diversifientet des peintres connus apportentun souffle nouveau. Ainsi Maurice

Boutet de Monvel (1851-1913) met en imagesles Vieilles chansons et rondes pour les petitsenfants, chez Plon, en insérant les pavés detexte dans ses tableaux. Influencé par lesSymbolistes, son trait simplifié et ses aplats decouleurs douces offrent une vision réaliste del’enfant dans son quotidien et en même tempsidéalisent l’univers enfantin. Ce type d’ouvragesartistiques, souvent de grand format, paraît dansdes éditions de luxe, de même que les albumshistoriques pour les plus âgés, illustrés de

grandes planches, dont la série laplus célèbre est celle réaliséepar Georges Montorgueil avecdes aquarelles de Job consacrée

aux gloires nationales.En 1911, les Drôles de bêtes d’André Hellé(1871-1949), chez Tolmer, signentl’investissement de l’album par la créationartistique : Hellé est en effet l’auteur dutexte, de sa graphie, des images et de la miseen pages. Il innove encore avec La Boîte àjoujoux (1913), ballet pour enfants dont il écritl’argument et conçoit le décor, les costumeset la mise en scène, et qui sera mis en musiquepar Debussy. Il réitère cette expérience avecLe Petit Elfe Ferme-l’œil, ballet d’après le conte

d’Andersen sur une musique de F. Schmitt, queTolmer publiera sous la forme d’un livre-objet,faisant ainsi entrer le spectacle dans l’universdu livre de jeunesse.

L’influence des courants artistiquesAu lendemain de la guerre de 14-18, laproduction de masse qui va envahir le marchédu livre, entraînant sa standardisation,n’empêchera pas les créations originales detrouver leur place ni les courants novateursd’influencer l’édition. La première publicationpour la jeunesse de la NRF (1919) est un coupde maître : Macao et Cosmage ou l’expériencedu bonheur, d’Edy-Legrand (1892-1970),renouvelle totalement l’album, tant par son sujetque par sa conception graphique et son grandformat carré. Le sujet : les méfaits de lacivilisation industrielle apportée sansménagement par la colonisation dans une îlevierge de toute technologie. La réalisationgraphique : l’image envahit la page, voire la

Vieilles chansons et rondes pour les petits enfants,notées avec des accompagnements facilesIllustrations de Louis-Maurice Boutet de MonvelLibrairie Plon-Nourrit, [1883]BNF, Estampes et Photographie, KA-378-4

Edy-Legrand, Macao et Cosmageou l’expérience du bonheurNRF [1919]BNF, Réserve des livres rares,Rés. FOL NFR 103Edy-Legrand © Adagp, Paris, 2008

Histoire de l’album en quelques dates

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double-page, la place du texte en majusculesmanuscrites étant réduite à des petits cadres,le dessin expressionniste d’influence japonaiseest rehaussé à la main de couleurs intensesdans un style Art déco. Une conclusionprudente et ambiguë modère cependant lepropos contestataire de l’image, laissantentendre que l’industrialisation a du bon (ou estinévitable ?). C’est encore Tolmer qui publie en1920 un ouvrage original pour les tout-petitsavec des personnages détachables, La Croisièreblanche, dont les dessins de Jack Roberts,colorés au pochoir, évoquent le rythme du jazzet rappellent l’affiche créée en 1925 parPaul Colin pour la Revue Nègre.Benjamin Rabier (1864-1939), dont le coup decrayon rapide et malicieux modernise l’imagedans l’album de jeunesse depuis le début dusiècle, verse son expérience des films animésdans de nouvelles créations qui traverserontles époques, comme le canard Gédéon (né en1923) : il décompose les mouvements deses animaux en plusieurs dessins, aboutissantà des techniques narratives proches de labande dessinée. Les animaux des Fables deLa Fontaine rafraîchies par le pinceau de FélixLorioux (1872-1964) sont d’unanthropomorphisme beaucoup plus radical.Ce coloriste exceptionnel ajoute à l’illustrationune dimension fantastique, tempérée par unefantaisie pleine d’humour. En 1926, il donne uneinterprétation joyeuse des Contes de Perrault.

Un nouveau dialogue texte-imageUn tournant décisif dans l’histoire de l’albums’amorce en 1930. La NRF publie le premierouvrage d’une artiste d’origine russe, NathalieParain (1897-1958), proche des milieux avant-gardistes. Édition de luxe, Mon chat est vendurelié ou en planches pouvant être accrochéesdans la chambre de l’enfant. Le texte d’AndréBeucler, en gros caractères manuscrits, n’estplus qu’un commentaire de l’image dont lapuissance narrative monopolise à elle seulel’attention. Les dessins flottent dans un espace

sans perspective, transgressant toutes lesrègles de mise en page. L’année suivante voitl’apparition de l’Histoire de Babar le petitéléphant, publiée par les éditions du Jardin desModes, œuvre d’artiste conçue entièrement(graphisme, texte manuscrit, image, mise enpage) par le peintre-décorateur Jean de Brunhoff(1899-1937) d’après des histoires que sonépouse racontait à ses fils. Comme N. Parain,il investit complètement l’espace de la pageou de la double-page, supprimant les marges, etmêlant texte et image. La simplicité du dessindes personnages, l’utilisation de couleurséclatantes, la précision dans les détails dudécor, la mise en page transformentle paysage graphique de l’album.Poursuivis et enrichis par Laurentde Brunhoff, les Albums Babar,édités par Hachette à partir de1937, remporteront auprès desenfants un succès internationalqui ne se démentira pas au fil desannées.Avec les albums du Père Castor, crééspar Paul Faucher chez Flammarion, c’est laconception même de l’album qui est remise enquestion. Paul Faucher redéfinit la fonction dulivre en lui donnant une valeur affective propreà stimuler la créativité de l’enfant (voir encadré).La position du Père Castor reste longtempsprédominante par la qualité de ses albums,comparée à la production de masse d’après-guerre (Petits Livres d’or, Albums Rosesd’Hachette, etc.).

Toujours plus d’images et plus d’audaceÀ la fin des années 1950, c’est d’Amériqueque vient le souffle nouveau. L’influence enparticulier du Push Pin Studio de Milton Glaserse fait sentir sur les graphistes français. RobertDelpire, un éditeur qui privilégie l’esthétiqueet l’originalité de l’image dans le choix deses publications, édite le livre-objet d’André

François (1915-2005), grand nom des artsgraphiques, Larmes de crocodile, qui annonceune nouvelle ère. Il transforme cet essai en1967 avec Max et les maximonstres, traductiond’un ouvrage de l’Américain Maurice Sendak (néen 1928), qui surprend autant par son contenuque par sa présentation : l’image progressede page en page, jusqu’à chasser le texteet recouvrir la double-page centrale — apogéedu défoulement de Max dans la « fêteépouvantable » avec les monstres —, puis laissepeu à peu l’écrit revenir dans la seconde moitié.L’histoire et les illustrations, expression del’inconscient enfantin se vengeant de la punitioninfligée par la mère, choquèrent. On reprochaà Sendak ses images violentes et sacontestation de l’autorité parentale…L’album, régulièrement réédité par l’École

des loisirs, est aujourd’huiune référence. Tout commeLes Trois Brigands, deTomi Ungerer (né en 1931),édité en 1968 par l’Écoledes loisirs, dont le graphisme

et l’humour étonnèrent.À la même époque apparaissent les

éditions Harlin Quist où François Ruy-Vidal meten œuvre une politique éditoriale en réactioncontre les productions infantilisantes quis’adressent à l’enfant comme à un petit êtrefragile, et s’attaque aux tabous et auxcontraintes psychopédagogiques qui pèsent surl’album, abordant des thèmes évités jusque-là.Il fait appel à des auteurs reconnus de lalittérature pour adultes (Duras, Ionesco, etc.),et laisse entière liberté à des artistes nonspécialistes du livre pour enfants (ClaudeLapointe, Nicole Claveloux, Bernard Bonhomme,Étienne Delessert, Patrick Couratin, etc.) quiréalisent des images fortes, teintées desurréalisme. Les albums Harlin Quist ont surpris,parfois choqué les prescripteurs, mais ils ontouvert de nouveaux horizons sur ce que pouvait

Benjamin Rabier, GédéonGarnier frères, 1923BNF, Estampes et Photographie, Rés. KA-418-4Benjamin Rabier © Adagp, Paris, 2008

Nathalie Parain, planche originalepour Mon chat (p. 5)Texte d’André BeuclerGallimard, 1930BNF, Estampes et Photographie, Tf-309 pet. fol.© Nathalie Parain 1930© Association André Beucler

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Jean de Brunhoff, Le voyagede BabarDessin original, don deThierry de BrunhoffBNF, Réserve des livresrares, Rés. Gr. fol. NFR. 24© Librairie Hachette 1939

Babar ™ and © NelvanaJointly licensed by NelvanaLimited and the Clifford RossCompany, Ltd

être un livre pour enfants. Parmi trente-six titresremarquables : les contes de Ionesco illustréspar Delessert, Pierre l’ébouriffé illustré parLapointe, Ah ! Ernesto de Duras illustrépar Bonhomme, etc.Le Sourire qui mord, maison d’édition fondée en1975 par Christian Bruel avec le collectif « Pourun autre merveilleux », émanation de mai 1968,se place dans le sillon tracé par Ruy-Vidal :l’objectif est de proposer des livres qui rompentavec la mièvrerie ambiante, suscitent laréflexion de l’enfant et répondent aux questionsqui le préoccupent. Le premier titre, Histoirede Julie qui avait une ombre de garçon, d’AnneBozellec, Christian Bruel et Anne Galand,marque bien la volonté de l’éditeur d’être àl’écoute de l’enfant, en n’hésitant pas à aborderses angoisses existentielles. Des illustrateursinventifs, comme Nicole Claveloux, ThierryDedieu ou Pef, collaborent au Sourire qui mord,

qui sera repris en 1996 par Gallimard Jeunesse.Le secteur Jeunesse de Gallimard, créé en 1972par Pierre Marchand et Jean-Olivier Héron, sediversifie très vite en de multiples collections,qui ne cesseront de croître. Gallimard Jeunesseédite à partir de 1975 des albums illustrés etouvre notamment la collection «Enfantimages »(1978), qui a pour ambition de faire lire degrands auteurs aux enfants de 7 à 10 ans.Des textes courts d’Andersen, Twain, Giono,Le Clézio, James Joyce, Tolstoï, ou de poètescomme Prévert, Desnos, Tardieu sontaccompagnés d’images superbement coloréesd’artistes comme Delessert, Lapointe, Blachon,Bour, Lemoine, etc. Albums ou livres illustrés ?Depuis les années 1980, où l’édition jeunessea proliféré de manière exponentielle, denombreuses petites maisons d’édition, plusou moins éphémères, œuvrent dans un esprit decréation artistique et expérimentent des voies

nouvelles (éditions du Rouergue, éditions duSorbier, Thierry Magnier, Rue du Monde, etc.).L’album est aujourd’hui un espace de créationouvert aux artistes qui y expriment leurformidable inventivité, où se côtoient des stylesd’une extraordinaire diversité et des thèmesmultiples. C’est le lieu pour apprendre le mondeavec fantaisie, poésie, drôlerie, tendresse.

SourcesNoesser, Laura, « Le livre pour enfants », Histoirede l’édition française, tome IV.

Parmegiani, Claude-Anne, «Naissance de l’albummoderne », et « L’illustration pour enfants », dansLa Revue des livres pour enfants, respectivementautomne 1984 et printemps 1989.

Renonciat, Annie, «Origines et naissance de l’albummoderne », dans le catalogue de l’exposition.

Vié, François, «Une aventure et plusieurs révolutions »,dans La Revue des livres pour enfants, automne 1984.

Claude Ponti, L’Album d’Adèle© Gallimard, 1986BNF, Estampes et photographie, KA-2363-4

Un vent de folie s’empare des imagesqui volent à travers la page. Ponti metau service du tout-petit sa fantaisiedébridée, son coup de crayon cocasseet poétique, pour lui offrir des objetsà nommer et des personnagesà faire rêver, dans un monde remplide poussins coquins.

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Le temps des révolutions

Paul Faucher, le Père CastorLes Albums du Père Castor renouvellentcomplètement le livre pour enfants enFrance, tant dans son aspect que dans soncontenu, son graphisme, ses images, sestextes. La collection a été fondée en 1931chez Flammarion par un jeune hommepassionné de livres et de pédagogie,qui avait obtenu son brevet d’instituteuren 1916 avant de partir faire la guerre.Entré en 1921 chez Flammarion commecommis libraire, Paul Faucher est, l’annéesuivante, gérant du département BeauxLivres à Lyon. Il s’intéresse au mouvementd’Éducation nouvelle, animé en Francepar Roger Cousinet, et fréquente, àGenève, l’équipe de l’Institut Jean-JacquesRousseau, école des sciences del’éducation (Claparède, Bovet, Piaget), et leBureau international d’éducation. Il fondeen 1924, à Paris, le Bureau françaisd’éducation, qui organise réunions,conférences d’éducateurs étrangers,visites d’écoles nouvelles, expositions,et crée en 1927, chez Flammarion, lacollection «Éducation» ayant pour objectifde publier des ouvrages d’initiation àl’Éducation nouvelle. Lors du congrès dela Ligue internationale pour l’Éducationnouvelle de 1927, il rencontre l’instituteurtchèque Frantisek Bakulé, qui a longtempstravaillé avec des enfants handicapés eta fondé un institut autogéré qui appliquedes méthodes pédagogiques intégrant uneapproche artistique : ainsi a-t-il créé unechorale dont les enfants sont auteurset interprètes. Pour Paul Faucher, Bakuléet ses petits chanteurs sont « la preuvevivante, bouleversante, miraculeuse dupouvoir de l’éducation». Dès lors, sonaction de propagande d’idées abstraites luisemble inefficace et il décide de toucherles enfants eux-mêmes «en leur apportantdes ferments de libération et d’activité […]par le livre ». Travaillant avec des groupesd’enfants à la Bibliothèque de l’HeureJoyeuse et à l’œuvre de l’« EnfanceHeureuse», il observe les réactions desenfants, le rôle des images, les piègesdu texte, et élabore un catalogue anticipé

d’une centaine de sujets. Mais il s’aperçoitvite qu’il doit commencer par faire naîtrele goût de la lecture chez les petits enmisant sur le pouvoir attractif des images,qui devront éclairer et prolonger le récit,et sur l’offre d’activités manuelles.Il choisit donc l’album illustré, avecl’intention de le transformer : «Plusd’albums lourds, épais, chers, cartonnés,d’un goût douteux, mais des albums d’uneriche substance assimilable, d’un formatmaniable, de peu de pages, répondant àdes exigences artistiques scrupuleuses,et cependant d’un prix bas, afin de toucherle plus d’enfants possible. » Les deuxpremiers titres sortis en 1931, Je découpeet Je fais mes masques, mettent enapplication le principe fondamental del’Éducation nouvelle : favoriser l’activitécréatrice des enfants ; c’est pourquoi lesalbums sont placés sous le signe ducastor. Les images de Nathalie Parain,artiste d’origine russe influencée par lesconstructivistes (Malevitch, Rodchenko),sont stylisées, épurées : elle utilise latechnique des papiers découpés ou desaplats colorés plaqués sur la feuilleblanche qui font ressortir la figure surle fond. Elle crée ainsi un grand nombred’albums-jeux, sans texte ni histoire,comportant seulement une préface moded’emploi rappelant à l’adulte son rôlede médiateur et expliquant le principepédagogique du livre. Elle illustreégalement des contes (Baba Yaga) pour les«albums de lecture». L’extrême exigenceportée par Paul Faucher à la conceptiongraphique de ses albums est servie parune équipe d’illustrateurs inventifs, dontbeaucoup d’émigrés russes, qui échangentleurs idées et enrichissent les publicationsde la diversité de leur style.En 1934, paraît Panache l’écureuil, premieralbum de la série «Roman des Bêtes».Rojankovsky, créateur des images, et LidaDurdikova, auteur du texte, anciennecollaboratrice de Bakulé et épouse de PaulFaucher, vont assurer la réalisation de lasérie. Rojankovsky (qui signe aussi Rojan)travaille d’après nature : il va jusqu’à

élever dans son atelier coq,canard, lapin, écureuil pourpouvoir les observer et lesdessiner. Si l’anthropo-morphisme est toujours

présent dans la fiction, il ne l’est plus dutout dans le dessin très réaliste et précisdes animaux dans leur milieu naturel. En1936, Rojan crée L’ABC du Père Castor, unbest-seller toujours édité aujourd’hui.Parmi bien d’autres participations, il fautciter son interprétation (1941) dupersonnage de Marie Colmont, Michka, unours en peluche qui, lassé d’être un jouet,part se promener la nuit de Noël. Autrecréation remarquable : Samivel réécrit LeJoueur de flûte de Hamelin dans un langagesimple et l’illustre d’un trait sansfioritures, donnant néanmoins expressivitéet vivacité à ses personnages.Les albums du Père Castor rattrapent leretard qu’avait pris la France, par rapportà l’Allemagne, la Pologne ou l’URSS, dansle domaine de la réflexion pédagogique surle livre d’enfants. Leur puissanceéducative leur vaut d’être adoptés trèsvite par les écoles maternelles et lesparents. Ils deviennent rapidementpopulaires. En 1946, Paul Faucher ouvre

Marie Colmont, MichkaImages de F. Rojankovski© Flammarion, « Albums du Père Castor », 1941BNF, Estampes et Photographie, KA-340 (29)-4

Paul-Émile VictorApoutsiak le petit flocon de neigeDessin original, étude pour lacouverture [1948 ou avant]© Famille Victor /ÉditionsFlammarionBibliothèque de l’Heure Joyeuse,G 919.8 VICCl. Bertrand Huet

Cet ouvrage est régulièrementréédité avec succès parFlammarion (Les Albumsdu Père Castor), bien qu’ilne corresponde plus du toutà la réalité d’aujourd’hui.

Jean-Michel Guilcher, La vie cachée des fleursPhotos de Robert-Henri Noailles« L’atelier du Père Castor présente »© Flammarion, 1950BNF, La Joie par les Livres, T 6094

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l’Atelier du Père Castor, où travaillent soussa férule les illustrateurs. C’est aussi uncentre de recherches bibliopédagogiquesoù s’échangent et se vulgarisent les idées.En 1947, il fonde sur les principes del’Éducation nouvelle une écoleexpérimentale qu’il installe sur les mêmeslieux, ainsi les dessinateurs ont-ils sousleurs yeux des modèles vivants et descobayes pour tester la réception de leursimages. Les élèves constituent un véritablecomité de lecture. Sous le titre «L’atelierdu Père Castor présente…», paraît unesérie de documentaires de sciencesnaturelles, ainsi La vie cachée des fleurs,illustrée de photographies.La collection de documentairesethnologiques, «Enfants de la Terre»,s’ouvre en 1948 avec l’ouvrage de Paul-Émile Victor Apoutsiak, chef-d’œuvre devulgarisation scientifique et de poésie.En 1951, Gerda Muller intègre l’équipedes illustrateurs, apportant la précisionet la joliesse de ses dessins à des textesde Marie Colmont (Marlaguette, 1952)ou J.-M. Guilcher (Le Singe et l’Hirondelle,Premiers jeux, etc.) et à la série des«Histoires en images». Elle illustrera unequarantaine d’albums durant treize années.La production s’accroît régulièrementet à la mort de Paul Faucher, en 1967,320 titres auront été édités sous sadirection et traduits dans de nombreuxpays. Son fils François lui succède à la têtede la collection, qui va continuerà progresser et à se diversifier au sein deséditions Flammarion.

SourcesParmegiani, Claude-Anne, «Castor des annéestrente », dans La Revue des livres pour enfants,mai-juin 1980.

Noesser, Laura, « Le livre pour enfants », dansHistoire de l’édition française, tome IV.

Les Amis du Père Castor, amisperecastor.free.fr

D’innovations en innovations

L’École des loisirsL’École des loisirs est fondée en 1965 parJean Fabre, éditeur de livres scolaires, avecJean Delas et Arthur Hubschmid,responsable de la ligne éditoriale. L’objectifde Jean Fabre est de publier des albums quisoient avant tout divertissants, que l’enfantait plaisir à regarder, et qui éduquent sonsens critique. Il se situe dans le sillage duPère Castor, ouvrant à son tour des voiesnouvelles au livre pour enfants.Les premières années, l’École des loisirspublie des livres d’auteurs étrangers(américains, suédois, belges…), choisisà partir d’une réflexion sur l’analyse duprocessus de lecture et du comportementdu lecteur. À partir de 1968, face à lademande, Arthur Hubschmid mène unepolitique d’auteurs, recherchant descréateurs qui sachent raconter une histoireen images avec un dessin simple, expressifet réaliste et qui touchent la sensibilitéet l’imaginaire de l’enfant. Les auteurstravailleront dans ce sens en étroitecollaboration avec les différents directeursde collections. La plupart ont marqué de

leur empreinte singulière l’histoire del’illustration de l’album. Après Tomi Ungerer(Les Trois Brigands, Jean de la Lune, Le Géantde Zéralda, etc.) et Leo Lionni, dont Le petitBleu et le petit Jaune est sans doute lepremier livre pour enfants qui utilisel’abstraction pour distiller un message detolérance, bien d’autres créateurs serontpubliés : Claude Ponti, Yvan Pommaux,François Place, Grégoire Solotareff, MarioRamos, Nadja, Claude Boujon, PhilippeCorentin, etc. Dans le souci de toujoursrester au plus près de l’enfant, les éditeursont intégré les enseignants à leur réflexionet ont noué avec eux des relationsinteractives.L’École des loisirs s’est très vite diversifiéeen de nombreuses collections couvranttous les âges, depuis les moins de 3 ans— collection «Loulou et Cie » créée en 1994avec Solotareff — jusqu’aux adolescentsavec la publication d’auteurs écrivant plusspécialement pour cette tranche d’âge(Geneviève Brisac, Agnès Desarthe, MarieDesplechin, Arnaud Cathrine, Marie-AudeMurail, etc.).

Tomi UngererLes Trois Brigands© L’école des loisirs, 1968BNF, La Joie par les Livres, T-4911

Ungerer utilise toute la force symboliquede la couleur : la silhouette noire desbrigands aux yeux blancs, unis par unmême trait comme s’ils n’en faisaientqu’un, se détache sur le fond bleu,et le jaune vif de la lanterne éclaire lecontenu du coffre de la même couleur.

Leo Lionni (1910-1999)Le petit Bleu et le petit Jaune© L’École des loisirs, 1970BNF, Littérature et Art, EL 8-Y-3542

En s’unissant, Petit-Bleuet Petit-Jaune donnentnaissance à Petit-Vert.