L'anthropologie de la nature

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  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

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    Annales. Histoire, SciencesSociales

    L'anthropologie de la natureMonsieur Philippe Descola

    Citer ce document Cite this document :

    Descola Philippe. L'anthropologie de la nature. In: Annales. Histoire, Sciences Sociales. 57 anne, N. 1, 2002. pp. 9-25.

    doi : 10.3406/ahess.2002.280024

    http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024

    Document gnr le 15/10/2015

    http://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024http://www.persee.fr/author/auteur_ahess_5918http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2002.280024http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024http://dx.doi.org/10.3406/ahess.2002.280024http://www.persee.fr/author/auteur_ahess_5918http://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_2002_num_57_1_280024http://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/collection/ahesshttp://www.persee.fr/
  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

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    L anthropologie

    de

    la nature

    Philippe

    es

    la

    C est dans les derniers jours

    de

    mars, mais en 1800, que se situe l'pisode, vrai

    dire

    peu

    mmorable,

    qui

    me

    servira

    d'entre en

    matire. Le

    31

    de

    ce

    mois-l,

    Alexandre de Humboldt descendait le cours du Rio Apure dans les llanos du

    Venezuela, jouissant du

    spectacle

    offert par une

    nature prodigieusement

    diverse

    que

    la

    civilisation

    n'avait

    pas

    encore

    trouble.

    L Indien

    christianis

    qui manuvre

    sa

    pirogue s'exclame C est comme dans le paradis Mais le savant ne croit ni

    au

    bon sauvage

    ni

    l'harmonie

    innocente

    d'un

    monde

    originaire ;

    aussi note-t-il

    dans

    son journal : L ge d'or a cess,

    et,

    dans ce paradis des

    forts

    amricaines, comme

    partout ailleurs, une triste

    et

    longue exprience a enseign tous les tres

    que

    la

    douceur se trouve rarement unie

    la force1.

    Constat

    presque

    banal

    du

    naturaliste

    doubl

    d'un ethnographe, attentif par formation comme par temprament aux

    chanes

    de

    dpendance,

    notamment

    alimentaires,

    qui

    unissent

    les organismes dans

    un cosystme

    tropical

    et

    peu

    enclin voir dans les

    habitants

    de ces

    contres

    les

    vestiges idaliss d'un pass dnique. Mais constat nouveau dans le

    contexte

    de

    l poque.

    Car

    si cet

    admirateur

    de

    Bernardin

    de Saint-Pierre a dcrit

    la

    faune et

    la

    flore

    sud-amricaines dans

    une langue

    image qui charma ses contemporains, il

    L'article qui

    suit

    est la reprise

    de

    la leon

    inaugurale prononce par

    Philippe

    Descola

    le 29 mars 2001 au Collge de France

    (chaire

    d'Anthropologie de

    la

    nature).

    1

    -

    D'aprs

    les

    extraits

    de

    la

    Relation

    historique

    aux

    rgions

    quinoxiales...

    publis

    par

    Charles Minguet

    (Alexandre

    de

    Humboldt,

    Voyages

    dans

    Amrique quinoxiale, t.

    1,

    Paris, Franois

    Maspero,

    1980,

    p.

    87).

    Annales HSS, janvier-fvrier 2002, n l,pp. 9-25.

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    PHILIPPE DESCOLA

    fut

    aussi

    le

    fondateur de

    la

    gographie

    entendue

    comme science de

    l environnement, et

    lorsqu'il

    tudiait un

    phnomne en gologue

    ou

    en

    botaniste, c'tait pour

    le

    lier aux autres

    phnomnes

    observables dans

    le mme

    milieu, sans en exclure

    les faits historiques

    et

    sociologiques,

    et pour

    s'employer

    ensuite

    clairer les

    relations ainsi

    dgages

    par

    la

    considration

    de

    situations

    analogues

    dans

    d'autres

    rgions du monde.

    Alexandre

    de Humboldt

    ne procdait

    pas autrement avec les

    peuples amrindiens

    qu il

    visita

    dans l Ornoque

    et

    sur les

    hauts plateaux

    des

    Andes et

    du Mexique

    loin

    de

    voir

    en eux

    des

    figures

    aimables ou

    repoussantes

    propices animer des paraboles

    philosophiques,

    il

    s'attacha

    montrer que leur

    devenir

    tait fonction

    du sol, du climat

    et

    de la

    vgtation,

    mais aussi des

    migrations,

    des

    changes de

    biens et

    d ides, des

    conflits interethniques et

    des

    vicissitudes,

    mme indirectes, de la

    colonisation

    espagnole.

    Il

    eut

    l'intuition,

    en somme,

    que l'histoire

    naturelle de

    l'homme

    tait

    insparable

    de

    l'histoire humaine

    de la

    nature,

    que

    l'habitabilit

    progressive de

    la

    surface du

    globe

    ,

    pour reprendre

    l'une de

    ses formules2,

    dpendait autant des

    facteurs physiques que

    des

    manires

    fort

    diverses

    dont ceux-ci sont apprhends

    et

    mis profit

    par

    les

    socits

    qui les

    ont

    reus

    en partage.

    Si

    la concidence de

    date

    exploite dans

    mon prambule est

    toute fortuite,

    l'vocation d'Alexandre de Humboldt

    dont

    elle m'a

    fourni

    le prtexte

    n'est

    pas

    dicte par le seul hommage de circonstance un homme qui contribua veiller

    mon intrt

    pour les socits

    et

    les paysages sud-amricains.

    Car

    la cration d'une

    chaire

    d'Anthropologie

    de la nature

    au

    Collge de

    France exprime le

    souhait

    que

    soit

    assure

    la

    continuit

    d'un

    programme

    d'anthropologie fondamentale

    dont

    l auteur

    de

    Cosmos

    fut l'un

    des

    premiers

    tracer l bauche: comprendre

    l'unit

    de

    l'homme travers la diversit des moyens qu il se donne

    pour

    objectiver

    un monde

    dont il n'est

    pas

    dissociable. Aussi l'motion

    que je ressens

    au moment

    de

    reprendre cette tche dans une institution o elle fut illustre avec tant d'clat

    n'est-elle pas tout

    fait exempte d une

    pointe

    de

    regret malicieux. Comment

    ne

    pas

    s'interroger,

    en

    effet,

    sur ce qu'aurait pu tre le cours de

    ma

    discipline si le

    Collge de

    France avait distingu

    Humboldt lorsqu'il vint

    s'tablir

    Paris en 1804

    au

    retour

    de son

    priple

    sud-amricain ? Que

    de

    temps gagn, peut-tre, si cette

    maison

    avait pu accueillir

    un savant que

    Franz

    Boas, le

    pionnier de

    l'anthropologie

    nord-amricaine,

    tenait

    pour

    un

    modle

    et

    la

    source de

    sa

    vocation,

    un grand

    Europen qui

    crivit une bonne partie de son uvre en franais et dont

    l attachement l'esprit des Lumires se maintint vivace bien aprs

    que

    les circonstances

    politiques n'y

    fussent

    plus favorables.

    Mais

    sans doute tait-ce trop tt ou trop tard, le Collge

    de

    France

    ayant

    dj

    cette

    poque commenc d'entriner dans l'organisation de son enseignement

    le

    grand partage

    de

    mthode et d objet

    entre

    les

    sciences de la

    nature et les

    sciences

    de la culture

    que

    le XIXe sicle ne cessa d'approfondir:

    Georges Cuvier

    tait

    alors

    2

    -

    Dans une lettre

    Schiller cite par Charles

    Minguet,

    Alexandre de

    Humboldt, histo-

    rien

    et gographe de

    l'Amrique

    espagnole, Paris, Franois

    Maspero,

    1969,

    p. 77.

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    ANTHROPOLOGIE DE

    LA

    NATURE

    titulaire

    de la

    chaire

    d'Histoire naturelle

    tandis que Pierre

    de Pastoret

    venait

    de

    succder Mathieu-Antoine

    Bouchaud dans celle du

    Droit de

    la

    nature

    et des gens,

    un

    compos de

    philosophie

    morale

    et d'histoire des institutions

    qui

    prfigurait

    l'anthropologie sociale. Pourtant, bien qu elle

    ft

    fort nette

    dans

    l'intitul des

    chaires,

    la

    division

    des

    tches

    ne

    l'tait

    probablement

    pas

    tant

    dans les

    aspirations

    de ceux qui les occupaient. Cuvier,

    Bouchaud

    et

    de Pastoret avaient

    en

    effet t

    des

    membres actifs de l'phmre Socit

    des

    observateurs de

    l'homme, avec

    laquelle Humboldt fut lui-mme en contact suivi,

    et l'on

    peut

    penser que

    leurs

    dbats

    au sein de ce

    que l'historien George Stocking a

    appel la

    premire socit

    anthropologique

    dans

    le

    monde3

    ne les

    prdisposaient pas

    admettre

    sans

    rserve

    la sparation du physique

    et

    du moral

    que leurs compagnons

    Destutt de Tracy

    et

    Cabanis

    combattaient

    si vivement, qu'ils adhraient

    plutt

    l'ambition affiche

    par les

    Idologues

    d'tudier les

    lois

    naturelles de l'entendement

    travers

    l observation

    de

    leurs

    effets

    tels

    qu on

    pouvait les dcouvrir raliss dans les

    moeurs,

    les

    techniques

    et

    les

    institutions

    des peuples

    sous

    toutes les latitudes

    et

    toutes

    les poques

    de

    l'humanit. Du reste, un tel projet avait reu un commencement

    d'excution

    avec

    l'expdition scientifique

    de Nicolas Baudin en Australie,

    laquelle Humboldt faillit participer et pour laquelle Cuvier avait rdig une note

    d'instruction. Les conditions

    taient

    runies,

    on

    le voit, pour

    que

    naisse en France

    une vritable anthropologie compare, nourrie par l'observation ethnographique

    et s'attachant

    explorer toutes les

    dimensions

    de la

    vie sociale, tant culturelles et

    linguistiques que biologiques et gographiques.

    Malheureusement,

    cette

    effervescence

    des

    commencements

    fut de courte

    dure

    et

    lorsque

    Alexandre

    de

    Humboldt

    revint

    des

    Amriques,

    la

    Socit

    des

    observateurs de

    l'homme

    s'tait dj

    disperse, en butte l'animosit

    de

    l empereur

    qui y voyait, juste

    titre,

    un refuge

    des ides

    rpublicaines.

    L'anthropologie

    renatra de ses cendres,

    et

    cette

    fois

    de

    faon dfinitive,

    mais bien plus

    tard,

    dans

    les annes soixante du

    XIXe sicle, et

    ailleurs, principalement en Allemagne

    et

    dans le

    monde anglo-saxon.

    Car, en France,

    cette poque,

    le divorce

    tait

    dj

    consomm

    entre les naturalistes

    et

    les

    humanistes.

    En

    tmoigne

    la cration

    en

    1859

    de deux

    institutions concurrentes:

    la Socit d'anthropologie de Paris

    qui,

    sous

    la

    frule

    de Paul Broca,

    entendait

    promouvoir l tude de

    l'homme sous

    tous ses

    aspects, mais dont l'intrt se confina bientt aux

    seules

    recherches

    anatomiques,

    physiologiques

    et dmographiques, et

    la Socit d'ethnographie de

    Paris, fonde

    l'instigation de Lon de

    Rosny,

    orientaliste

    et amricaniste rput, o,

    malgr

    la brve prsidence de Claude

    Bernard,

    ce fut plutt l'investigation des faits

    linguistiques et religieux qui finit par

    prvaloir.

    En

    dpit des efforts rpts des

    meilleurs esprits

    du

    XIXe

    sicle

    pour

    combler l'cart grandissant

    entre

    les sciences

    de la matire

    et

    de la

    vie et

    les

    sciences

    humaines

    et

    sociales, l'anthropologie fut

    ainsi cartele ds sa gense entre deux ples opposs

    dont

    la confrontation

    marquera durablement les

    mthodes

    et les problmatiques de

    sa

    maturit.

    3 - George W. Stocking, Race, Culture and

    Evolution.

    Essays in the History of

    Anthropology,

    Chicago-Londres, The

    University of

    Chicago Press,

    1982,

    p.

    15.

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

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    PHILIPPE DESCOLA

    Peut-tre ne

    faut-il

    pas

    le

    regretter puisque

    c'est cette

    tension initiale qui,

    pour une large part, lui

    donnera

    sa raison d'tre

    et

    sa dynamique. Avec la nouvelle

    expansion coloniale

    des puissances

    europennes s'accumulaient en effet des

    informations de plus en plus

    riches et circonstancies

    sur la manire

    dont bien des

    peuples

    non

    modernes

    concevaient

    les

    plantes

    et

    les animaux,

    attribuant

    telle

    espce

    un statut d'anctre,

    traitant telle autre

    comme un

    proche parent

    ou comme

    un

    double

    de

    la

    personne, attitudes tranges

    sur

    lesquelles les

    historiens

    des

    religions et

    les folkloristes

    s'taient

    dj

    penchs,

    mais

    dont

    la

    vigoureuse permanence

    chez des contemporains loigns dans l espace ne

    pouvait

    manquer de

    soulever

    des questions quant l'unit des

    facults de

    l'homme et

    aux rythmes de

    dveloppement

    en apparence ingaux auxquels il tait soumis. L'anthropologie comme

    science

    spcialise

    naquit

    d'un

    besoin

    de rsoudre ce scandale logique par

    l explication

    et

    la justification de formes de pense exotiques qui

    ne

    paraissaient pas

    tablir

    des dmarcations

    nettes entre

    humains

    et

    non-humains,

    et

    cela

    une

    poque

    o

    la compartimentation des sciences de la

    nature et

    des sciences de la

    culture s'tait

    dfinitivement

    consolide, rendant ainsi invitable

    que

    les

    caractristiques de la

    ralit physique

    telles

    que

    les

    premires

    les

    apprhendaient servent

    dfinir l'objet

    des

    systmes

    d'interprtation du

    monde

    que

    les secondes

    s effora ient

    d'lucider. De l rsultent les grandes controverses sur

    l'animisme, le

    totmisme

    ou

    les

    religions naturistes

    dans

    lesquelles s'affrontrent les fondateurs de

    la

    discipline, tous galement attachs trouver une

    origine

    unique

    - qu elle

    ft

    psychique, sociale

    ou

    exprimentale

    - des constructions intellectuelles qui, en

    ngligeant les distinctions

    entre

    les hommes

    et

    les

    entits

    naturelles,

    paraissaient

    aller

    l'encontre des

    exigences

    de

    la

    raison.

    L homme

    comme

    organisme avait

    dsert le rgne de

    la

    nature, mais

    la

    nature

    tait revenue en force comme

    la

    toile

    de fond sur laquelle l'humanit

    primitive

    disposait ses pauvres

    mirages.

    On sait les efforts

    que

    dploya

    Marcel

    Mauss

    pour

    guider l'anthropologie hors

    de

    cette

    impasse. Attentif au corps comme

    outil

    et comme sige de

    dispositions

    physiques

    et psychiques,

    conscient du rle

    jou par

    les

    substrats matriels et

    cologiques dans la

    mise

    en forme de l'existence collective, pionnier de l tude des

    techniques traditionnelles, anim,

    en

    bref, d une insatiable curiosit

    pour

    toutes

    les manifestations de la raison

    pratique,

    il

    sut

    faire descendre la

    socit

    de

    l'Olympe

    o

    Durkheim

    l'avait place et

    la

    situer

    dans

    une position

    mdiatrice,

    c'est--dire

    comme

    un

    milieu de

    vie

    et

    non

    comme

    une

    finalit

    transcendante,

    un

    simple

    et

    ncessaire tat

    par

    l'intermdiaire duquel peut s'oprer la synthse des conditions

    de

    toutes

    sortes dont

    dpend la

    vie

    commune. Quelque

    peu

    nglig par son oncle

    et mentor,

    le

    cadre physique de

    l'activit

    humaine redevenait une composante

    lgitime de

    la

    dynamique des

    peuples,

    une potentialit actualisable dans tel ou

    tel type de morphologie sociale plutt qu une contrainte

    autonome et toute-

    puissante, tel ce facteur

    tellurique

    - l'influence

    du

    sol

    sur les

    socits - dont

    Mauss

    reprochait

    aux

    gographes

    de faire

    un

    usage excessif.

    Avec

    le

    recul

    du

    temps,

    on ne

    peut

    manquer

    d'tre frapp par

    la

    rcurrence

    sous

    la

    plume

    de

    ce

    touche--tout de

    gnie

    de

    la

    notion

    de

    totalit,

    comme

    s'il

    avait voulu exorciser par ce terme

    la

    fragmentation

    d'une

    uvre immense et rappe-

    _

    1er ainsi son aspiration constante

    atteindre la

    combinaison

    des

    plans

    individuels

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    6/18

    ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE

    et collectifs

    travers la

    singularit d une exprience o se rvleraient dans

    toute

    leur

    complexit le jeu des

    institutions et leur

    mode spcifique d assemblage.

    Car

    si

    le

    fameux fait

    social

    total peut fonctionner comme

    un

    dispositif de cadrage

    analytique,

    c'est qu il

    est

    l'cho

    une autre chelle de ce

    que

    Mauss appelait

    l'homme

    total

    ,

    envisag

    sous ses

    aspects

    la

    fois

    biologiques, psychologiques

    et sociologiques

    ;

    une totalit

    de

    fait, donc, et

    qui

    doit

    tre

    tudi

    en

    tant que

    telle.

    Salutaire

    dfinition

    qu il

    convient

    de

    garder sans

    cesse

    l'esprit

    pour

    se prmunir

    des

    tentations toujours vivaces

    de rduire

    l'homme une

    sorte d'automate

    dont

    chaque

    branche

    du

    savoir prtendrait dtenir

    la

    clef

    du

    moteur principal, tour

    tour

    identifie

    aux facults

    mentales,

    aux gnes, aux

    pulsions,

    aux besoins

    physiologiques ou aux

    habitudes

    culturelles.

    Que l'ethnologie,

    laquelle Mauss

    consacra

    la plus grande part de son

    enseignement

    au

    Collge

    de

    France,

    ait

    pu

    lui sembler

    la

    voie

    la plus propice

    pour

    mettre en oeuvre

    cette aspiration totalisante,

    cela

    n'a

    rien

    d'tonnant.

    Tous

    les

    objets concrets de l'investigation ethnologique sont

    en

    effet situs dans cette zone

    de couplage

    entre

    les

    institutions

    collectives

    et

    les donnes biologiques

    et

    psychologiques

    qui donnent

    au

    social sa

    substance,

    mais non sa forme.

    Les

    rgles de la

    parent

    et

    de l'alliance matrimoniale, les

    modes

    d usage

    et d'amnagement

    de

    l'environnement physique, les systmes

    techniques,

    les formes de l'change, les

    conceptions

    de la personne, du

    corps et

    de

    l'infortune, le savoir

    sur

    le

    monde

    et

    les

    dispositifs

    classificatoires qui

    l'accompagnent,

    tout cela traduit un large ventail

    de

    fonctions physiologiques,

    de particularits anatomiques, de schemes

    moteurs,

    de facults cognitives

    que

    l'on ne

    saurait

    dissocier des formes

    institues au

    sein

    desquelles

    ils

    sont

    exprims.

    L'anthropologie

    ne

    songe aucunement

    rclamer

    le

    monopole

    de l tude de ces faits d'interface

    que

    d'autres sciences

    prennent

    galement

    pour

    objet,

    et

    peut-tre

    donne-t-elle

    mme

    prsent l'impression de reculer

    devant

    l'ampleur

    de

    la tche,

    trouvant

    un refuge plus

    confortable

    dans

    la seule

    rudition ethnographique ou

    dans la

    justification narcissique

    de

    l'impossibilit

    de

    produire

    une connaissance

    sur

    autrui. Ce genre de dmarche ne nous tente gure,

    car l'aventure de

    l'esprit

    s'en

    est

    absente ;

    comme l'crit

    Mauss

    Quand une

    science fait des progrs, elle ne les fait jamais que dans le sens du concret, et

    toujours

    dans le sens de

    l'inconnu.

    Or

    l'inconnu

    se

    trouve aux frontires des

    sciences , et il ajoute, en citant

    Goethe,

    l

    o les

    professeurs

    se mangent

    entre

    eux4.

    Ce sont ces

    marges

    controverses

    que mon matre Claude

    Lvi-Strauss

    avait

    aussi

    choisi

    d'investir

    lorsqu'il

    rtablit au

    Collge de

    France

    l'enseignement de

    l'anthropologie, donnant cette discipline peu

    connue

    l poque en dehors

    des

    cercles

    spcialiss

    le lustre et l'autorit dont elle

    jouit

    prsent dans

    notre pays.

    Car

    C.

    Lvi-Strauss a dvelopp

    sa

    mthode

    en

    empruntant

    des hypothses et des

    rsultats

    tous

    les

    fronts

    pionniers des sciences en marche,

    la linguistique, bien

    sr,

    et

    notamment la phonologie, mais

    aussi

    la

    physiologie

    de la perception,

    4 -

    Marcel

    Mauss, Sociologie

    et

    anthropologie. Prcd ne

    Introduction

    uvre de

    Marcel

    Mauss

    par Claude Lvi-Strauss, Paris, PUF, 1950, p. 365.

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    7/18

    PHILIPPE

    DESCOLA

    la

    cladistique,

    la

    thorie des jeux ou

    la

    cyberntique. C est pourquoi

    l anthropologie

    structurale,

    outre

    les innovations

    remarquables

    qu elle

    a

    permises dans ces

    domaines classiques que sont l tude de

    la

    parent et l'analyse

    des

    mythes, a

    galement

    perptu et

    enrichi l ide

    maussienne

    de

    l'homme

    total en proposant

    une

    audacieuse

    thorie

    de

    la

    connaissance

    dans

    laquelle

    l'esprit

    accomplit

    des

    oprations

    qui ne

    diffrent

    pas

    en nature

    de celles qui se

    droulent

    dans

    le

    monde5 .

    Par

    l'intermdiaire des

    mcanismes

    de la perception

    et

    de

    l'intellection

    des objets

    sensibles,

    conus comme un

    milieu

    interne

    homologue

    au

    milieu

    physique, l'homme revenait habiter

    la

    vaste demeure

    dont

    on

    l'avait expuls, mettant

    ainsi un terme,

    en droit

    sinon

    toujours en fait,

    la dissociation si

    commune en

    anthropologie

    entre

    les catgories de la reprsentation, les facults corporelles

    et

    les proprits de la matire. Franoise Hritier devait

    poursuivre dans cette voie

    lorsqu'elle

    ouvrit

    le vaste chantier de

    l'anthropologie

    symbolique du corps, s'atta-

    chant

    comprendre

    comment

    les

    vidences

    lmentaires

    de

    la

    nature

    organique

    la diffrence des sexes

    au

    premier chef sont combines dans des chanes de

    significations associes

    dont

    les agencements en nombre limit tissent autour de la

    plante

    un rseau d'invariants

    smantiques.

    L'anthropologie,

    on

    le voit, n a cess de se

    confronter

    au

    problme

    des

    rapports de continuit

    et

    de

    discontinuit entre

    la

    nature et

    la culture,

    un problme

    dont

    on

    a souvent

    dit

    qu il

    constituait

    le terrain d'lection de cette forme originale

    de connaissance. C est ce

    mouvement que

    nous

    entendons poursuivre,

    mais en lui

    donnant un inflchissement

    dont

    l'intitul de la chaire offre

    dj

    comme une

    prfiguration. En

    apparence,

    en

    effet, l'anthropologie

    de la

    nature est une

    sorte

    d'oxymore puisque,

    depuis

    plusieurs

    sicles en Occident, la

    nature

    se caractrise

    par

    l absence de

    l'homme, et

    l'homme par ce qu il

    a su surmonter

    de

    naturel en

    lui. Cette

    antinomie

    nous a pourtant paru suggestive en ce qu elle rend manifeste

    une

    aporie de la pense

    moderne

    en mme temps qu elle

    suggre une

    voie

    pour

    y chapper.

    En

    postulant une distribution universelle des humains et des non-

    humains

    dans deux domaines ontologiques spars, nous

    sommes d'abord

    bien mal

    arms

    pour

    analyser tous ces systmes

    d'objectivation

    du

    monde

    o une distinction

    formelle

    entre

    la nature

    et

    la culture

    est

    absente. La

    nature

    n'existe pas comme

    une

    sphre

    de

    ralits

    autonomes

    pour

    tous

    les

    peuples,

    et

    ce

    doit

    tre la

    tche

    de l'anthropologie

    que

    de comprendre

    pourquoi et

    comment tant de gens

    rangent

    dans l'humanit bien des tres que nous appelons

    naturels,

    mais aussi pourquoi

    et

    comment il nous

    a

    paru ncessaire

    nous

    d'exclure

    ces

    entits

    de notre destine

    commune. Brandie

    de

    faon premptoire comme une

    proprit

    positive des

    choses,

    une

    telle distinction

    parat

    en

    outre aller l'encontre

    de

    ce que

    les

    sciences

    de

    l'volution et de

    la

    vie nous ont appris de

    la continuit

    phyltique

    des

    organismes,

    faisant

    ainsi

    bon

    march des

    mcanismes

    biologiques de toutes sortes

    que

    nous

    partageons avec les autres tres organiss.

    Notre

    singularit par

    rapport

    au reste

    _}_Z 5 -Claude

    Lvi-Strauss,

    Le regard loign,

    Paris,

    Pion, 1983, pp.

    164-165.

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    8/18

    ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE

    des existants est relative, tout comme est relative aussi

    la

    conscience que les

    hommes s'en

    font.

    Il

    suffit

    pour

    s'en convaincre de

    voir

    les difficults

    que

    la pense dualiste

    affronte lorsqu'elle doit rpartir les

    pratiques et

    les phnomnes dans des

    compartiments

    tanches,

    difficults

    que

    rvle

    bien le

    langage

    commun.

    Ainsi,

    pour

    dsigner les rapports

    entre

    la

    nature et

    la culture,

    nombreux sont

    les termes qui,

    empruntant au vocabulaire des

    techniques

    ou celui

    de

    l'anatomie,

    mettent

    l accent

    tantt

    sur la continuit

    -

    articulation,

    jointure,

    suture

    ou

    couplage -,

    tantt

    sur la

    discontinuit - coupure, fracture, csure ou rupture

    -,

    comme si

    les limites

    de ces deux domaines

    taient nettement dmarques et que

    l'on

    pouvait en

    consquence les

    sparer

    en

    suivant

    un pli

    prform

    ou les rabouter l'un l'autre comme

    deux morceaux d un assemblage. Chacun sait

    pourtant

    qu il s'agit l d'une fiction,

    tant

    se croisent et se dterminent mutuellement les

    contraintes

    universelles du

    vivant et

    les

    habitudes

    institues,

    la

    ncessit

    o

    les

    hommes

    se

    trouvent

    d'exister

    comme des organismes dans des milieux qu'ils n'ont faonns qu en partie, et

    la

    capacit qui leur

    est

    offerte de donner

    leurs

    interactions avec les

    autres

    entits

    du

    monde

    une myriade de significations particulires. O s'arrte

    la

    nature

    et o

    la culture

    commence-t-elle

    lorsque je prends

    un

    repas, lorsque

    j'identifie un animal

    par

    son nom ou lorsque je cherche le

    trac

    des constellations dans

    la

    vote cleste

    ?

    Bref, pour reprendre une image

    d'Alfred Whitehead, les

    bords

    de la nature sont

    toujours

    en

    lambeaux6.

    Est-il

    du

    ressort de l'anthropologie d'ourler patiemment

    cette

    guenille

    afin qu elle prsente

    partout

    le

    rebord

    lisse qui permettrait

    d'y

    raccorder, comme autant de

    tissus

    bigarrs, les milliers

    de

    cultures que nous avons

    remises

    dans

    nos

    bibliothques

    ?

    Aurait-elle pour mission de

    tailler

    dans

    la

    diversit des

    expriences

    du

    monde

    des pices

    de mme format, car dcoupes selon

    un patron

    unique, afin de les disposer sur le grand l de la

    nature

    o, par contraste

    avec l'unit de leur support comme avec le bariolage de couleurs,

    de

    motifs et de

    textures

    que

    leur juxtaposition souligne, chacune d'entre elles rvlerait tout la

    fois son caractre

    distinctif

    vis--vis

    de

    ses voisines et

    la similitude plus

    profonde

    qui les

    unit

    dans la

    diffrence qu elles exhibent

    toutes

    ensembles

    par

    rapport au

    fond sur

    lequel

    elles se dtachent

    ?

    Telle n'est pas notre

    conviction ;

    mais c'est bien ainsi, pourtant,

    que

    l anthropologie a longtemps conu

    sa tche.

    Sous couvert d un relativisme de mthode,

    respectueux

    en

    apparence

    de

    la

    diversit

    des

    faons

    de

    vivre

    la

    condition

    humaine

    et rcusant par principe

    des

    hirarchies de valeurs et d'institutions par

    trop

    arrimes

    aux talons proposs par l Occident moderne, un universalisme clandestin rgnait

    sans partage, celui

    d'une

    nature

    homogne

    dans

    ses

    frontires, ses

    effets et ses

    qualits premires. Le casse-tte de

    la disparit

    des usages et des murs

    en

    devenait

    moins

    formidable

    puisque

    chaque

    culture

    pouvait

    ds lors tre traite comme

    un point de vue

    singulier,

    quoique

    gnralement

    tax

    d'erron,

    sur

    un ensemble

    de

    phnomnes dont

    l vidence

    ttue ne pouvait que s'imposer tous, comme une

    6

    - Alfred North

    Whitehead, The Concept ofNature, Cambridge,

    Cambridge

    University Press,

    [1920] 1955,

    p. 50 .

    ]}_

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    9/18

    PHILIPPE

    DESCOLA

    manire particulire de s'accommoder avec

    un

    bloc de ralits

    et

    de dterminations

    objectives

    dont

    nous

    aurions

    t les premiers

    souponner

    qu il

    existt

    hors de

    toute intention humaine

    et

    les seuls tenter d en

    dgager

    les proprits vritables.

    D o

    l'alternative impossible

    que l'anthropologie a trouve

    dans

    son berceau : soit

    renvoyer

    la

    gamme

    des

    comportements

    humains

    des

    fonctions

    biologiques

    ou

    cologiques que

    le masque

    de la culture obscurcirait

    aux yeux

    de ceux qui

    en sont

    les jouets,

    soit

    poser que l'action

    de la

    nature

    se dploie toujours dans

    les

    termes

    de la

    culture, que celle-l ne nous est accessible qu au

    travers

    des filtres que celle-

    ci impose,

    et donner

    ainsi tout pouvoir

    l'ordre

    symbolique

    de faire advenir le

    monde

    physique

    la

    ralit

    pour soi.

    On

    sait les difficults

    qu un

    tel dilemme engendre. Qu il se prsente sous

    la forme ancienne d une quelconque thorie des

    besoins

    ou

    sous

    les avatars plus

    rcents de la

    sociobiologie,

    du matrialisme cologique

    ou

    de la

    psychologie

    volu-

    tionniste,

    le

    monisme

    naturaliste

    n explique

    rien car,

    en

    matire

    de

    pratiques

    institues, la

    connaissance

    d une

    fonction

    ne permet

    pas

    de rendre

    compte

    de la

    spcificit des

    formes au

    moyen

    desquelles elle

    s'exprime, si tant

    est mme,

    du

    reste, qu un tel

    finalisme

    soit

    plausible

    dans l'ordre des phnomnes purement

    biologiques.

    Le

    culturalisme

    radical

    n'est

    gure mieux loti, qui se voit

    contraint

    de prendre

    un

    appui

    subreptice

    sur

    un point

    fixe qu il

    avait

    pourtant

    vacu

    de

    ses prmisses: si la

    nature est

    une construction culturelle dont chaque peuple

    proposerait sa

    variante, alors il

    faut bien

    que, derrire

    le

    palimpseste

    des

    interprtations et des

    gloses,

    transparaisse en quelque

    manire

    le texte original

    dans

    lequel

    chacun aurait puis.

    Dire que

    la

    nature

    n'existe

    que pour

    autant qu elle

    est

    charge

    de

    sens

    et transfigure en autre

    chose

    qu elle-mme suppose

    que

    ce

    sens

    contingent soit donn un pan

    du

    rel

    qui

    n'ait pas de sens intrinsque, qu une factualit

    ttue puisse tre

    constitue

    en reprsentation, que la

    fonction symbolique

    ait

    quelque ancrage dans un

    rfrent

    phnomnal ultime, garant de notre commune

    humanit et

    protection

    contre

    le

    cauchemar

    du solipsisme. Sans qu on

    y

    prenne

    garde,

    tait

    ainsi tendue

    l chelle de l'humanit

    une

    distinction

    entre

    la

    nature

    et

    la

    culture qui apparat pourtant tardivement dans Ypistm occidentale, une

    distinction

    dont

    G. Lvi-Strauss

    disait

    fort

    justement

    qu elle ne

    saurait

    offrir de

    valeur que mthodologique,

    mais

    qui, une fois rige en

    ontologie

    universelle par

    une

    sorte

    de prtention

    nonchalante, condamnait

    tous

    les

    peuples

    qui

    en

    ont

    fait

    l conomie

    ne prsenter

    que

    des

    prfigurations

    maladroites

    ou

    des

    tableaux

    fallacieux

    de la vritable organisation du

    rel, tel que

    les

    modernes

    en auraient tabli

    les canons. Le foisonnement des tats pratiques

    du

    monde

    pouvait alors se rduire

    des diffrences dites

    culturelles , tout

    la

    fois mouvants tmoignages

    de

    l'inventivit dploye

    par les non-modernes dans leurs tentatives d'objectiver

    leur manire la cosmologie qui nous est propre, symptmes patents de leur

    chec

    en

    la

    matire, et justifications

    de

    notre prtention

    les soumettre

    une

    forme

    inverse

    de

    cannibalisme

    :

    non pas, comme jadis en

    Amrique

    du Sud,

    l'incorporation

    physique de l'identit d'autrui comme condition d un point de vue sur soi,

    mais la dissolution du

    point

    de

    vue

    d'autrui sur

    lui-mme

    dans le

    point

    de

    vue

    de

    soi

    sur

    soi.

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    10/18

    ANTHROPOLOGIE

    DE LA

    NATURE

    II est

    temps

    que

    l'anthropologie conteste

    un

    tel hritage

    et

    qu elle

    jette

    sur

    le monde un regard

    plus mancip, nettoy d un voile

    dualiste que le mouvement

    des sciences de la

    nature et

    de la

    vie a

    rendu en

    partie

    dsuet

    et

    qui fut l'origine de

    maintes distorsions

    pernicieuses dans

    l'apprhension des peuples

    dont

    les usages

    diffraient

    par

    trop

    des

    ntres.

    L analyse

    des

    interactions entre

    les

    habitants du

    monde

    ne peut plus se cantonner

    aux

    seules

    institutions

    rgissant la

    socit des

    hommes, ce club de producteurs de normes, de signes

    et

    de

    richesses

    o

    les non-

    humains ne

    sont admis qu

    titre d'accessoires

    pittoresques pour

    dcorer le grand

    thtre dont les dtenteurs du langage

    monopolisent

    la scne. Bien des socits

    dites primitives nous invitent un tel dpassement, elles

    qui

    n'ont jamais song

    que

    les frontires de l'humanit s'arrtaient aux portes de l espce humaine, elles

    qui

    n'hsitent

    pas

    inviter

    dans le concert de

    leur vie

    sociale les plus

    modestes

    plantes, les plus insignifiants des animaux.

    L'anthropologie

    est

    donc

    confronte

    un

    dfi

    formidable

    :

    soit disparatre

    avec

    une

    forme

    puise

    d'anthropocentrisme,

    soit

    se mtamorphoser en repensant son domaine et ses outils de manire inclure

    dans son objet bien plus

    que

    Yanthropos, toute cette collectivit des

    existants

    lie

    lui et longtemps relgue dans une

    fonction

    d'entourage. C est

    en

    ce sens

    volontiers

    militant, nous

    le concdons,

    que

    l'on

    peut

    parler

    d une

    anthropologie

    de la

    nature.

    Comment procder? En

    partant des

    diffrences, certes, et non de ces

    trompeuses continuits phnomnales qui

    dissolvent

    la diversit des formes

    institues

    de prsence au monde dans

    l'unit

    factice de

    la conscience

    intime ou de

    l interact ion pratique.

    Mais

    il ne s'agit pas ici de ces diffrences

    ostensibles entre

    ce

    que

    nous

    nommons les

    cultures, prtextes

    la

    dlectation hermneutique o

    se

    complat le relativisme, ni

    de

    cette

    unique

    diffrence de

    nature

    entre

    humains et

    non-humains par

    rapport

    laquelle toutes les

    autres

    diffrences se trouveraient

    authentifies.

    Les

    diffrences qui

    importent

    sont

    plutt

    celles qu impose le lacis

    de discontinuits de forme, de

    matire,

    de comportement

    ou

    de

    fonction

    offert

    notre prise par le

    mouvement

    du monde, discontinuits tantt franches, tantt

    peine bauches,

    que nous

    pouvons reconnatre

    ou

    ignorer,

    souligner ou

    minimiser,

    actualiser dans des usages ou bien laisser potentielles, et

    qui

    constituent

    l'armature sur laquelle s'accrochent nos rapports ce

    que

    Maurice Merleau-Ponty

    appelait les corps associs 7. Nul besoin de tracer au pralable dans cet entrelacs

    de discontinuits des lignes de partage qui

    distingueraient

    a priori l'anim de

    l'inanim, le

    solide de

    l'immatriel,

    les rgnes de la nature des tres de

    langage

    et, parmi ceux-ci, les hommes qui vivent

    selon

    les lois de la raison de ceux qui

    croient

    au

    surnaturel.

    Nous

    ne

    ferions ainsi que

    reconduire le

    systme

    cosmologique qui nous

    est

    le plus familier. Examinons

    plutt,

    avec la suspension de

    jugement qui

    sied

    toute

    dmarche

    scientifique, comment,

    toutes les

    poques

    et

    sous les climats les

    plus divers,

    des hommes ont

    su collectivement

    tirer parti

    du

    champ des contrastes possibles qui

    leur tait

    offert

    pour nouer,

    sur la

    texture et

    la

    1 -L'il et sprit, Paris,

    Gallimard,

    1964,

    p.

    13. ]J_

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    11/18

    PHILIPPE DESCOLA

    structure

    des

    choses, des configurations singulires

    de

    rapports

    de

    diffrence et

    de

    ressemblance

    entre

    les existants, leurs proprits, leurs

    dispositions

    et leurs

    actions.

    Tche

    impossible,

    dira-t-on, et

    qui

    pourrait

    s'assimiler

    ces

    inventaires de

    correspondances que

    la pense de la Renaissance

    avait entrepris

    dans

    l'espoir vain

    et

    magnifique

    de

    faire

    signifier

    le

    monde

    en

    consignant

    tous

    les

    reflets

    de

    son

    chatoiement. Toutefois, il

    ne

    s'agit pas de cela, mme si

    l'on

    peut regretter

    que

    fut manqu de peu

    cette poque

    un premier

    rendez-vous avec

    l'anthropologie

    o

    faisaient

    dfaut moins les objets nouveaux, l'art de les

    dcrire

    avec sagacit et

    la capacit

    apprivoiser

    leur

    tranget par de

    savantes

    comparaisons

    que

    la

    conscience d une

    autonomie

    de

    cette

    totalit

    reflexive que nous

    appelons

    culture

    ou

    socit;

    condition

    qui fut certes

    ncessaire

    pour

    que

    les

    sciences humaines

    prennent

    leur essor,

    mais

    dont le

    respect trop servile

    freine

    prsent

    leur progrs.

    Il ne s'agit pas de cela, en effet,

    car

    si

    le

    champ

    des

    discontinuits est immense

    et

    draisonnable,

    sans doute,

    l'ambition

    d'en puiser

    toutes

    les figures, les

    relations

    qui structurent ces

    discontinuits

    ne

    sont pas

    infinies ni arbitraires

    leurs

    arrangements. Les premires dpendent d'un petit nombre de proprits de

    la

    vie sociale,

    c'est--dire

    des

    diffrentes manires

    d'assurer

    le

    rapport

    entre

    moi

    et

    autrui, tandis

    que

    les

    seconds

    sont

    soumis

    des principes de

    combinaison dont

    l'anthropologie,

    notamment structurale, a commenc dresser le rpertoire.

    La mission

    de

    l'anthropologie,

    telle que

    nous l'entendons, ne souffre donc

    aucune quivoque elle

    est

    de contribuer avec

    d'autres sciences,

    mais

    selon ses

    mthodes propres, rendre intelligible

    la

    faon dont des

    organismes

    d'un genre

    particulier

    s'insrent dans le monde, en slectionnent

    telles

    ou

    telles

    proprits

    pour leur

    usage

    et

    concourent

    le

    modifier

    en

    tissant,

    avec

    lui

    et

    entre eux,

    des

    liens constants ou

    occasionnels

    d une diversit remarquable mais non

    infinie.

    Pour

    mener bien une telle tche, il convient d'abord de dresser la cartographie de ces

    liens,

    de

    mieux

    comprendre

    leur

    nature,

    d'tablir leurs modes

    de compatibilit

    et

    d'incompatibilit, et d'examiner comment

    ils

    s'actualisent

    dans

    des faons d'tre

    immdiatement

    distinctives. Si

    je

    peux

    me permettre

    de

    filer encore

    la mtaphore

    textile, notre objectif est

    moins

    de poursuivre le montage de ce

    patchwork

    de

    cultures

    dont j voquais

    il y a peu

    la

    dconcertante htrognit,

    que

    d'tudier

    comment, sur

    une chane

    de

    discontinuits

    accessibles

    tous,

    des

    ensembles

    d hommes

    ont

    su tisser

    une

    trame

    singulire

    en

    nouant

    des

    points

    selon

    un

    arrangement et

    des motifs qui

    leur

    sont propres,

    mais

    grce

    une technique qu'ils

    partagent

    avec d'autres, au moins sous

    forme de

    variante. Prcisons toutefois que

    la

    chane

    ne

    correspond aucunement

    la

    nature

    :

    c'est le rseau des traits contrastifs

    de toute

    nature qui autorise,

    comme certaines

    figures de la Gestalt, des

    reconnaissances, des

    prises

    d'identit et

    des

    imputations varies quant

    la

    structure

    du

    monde. De

    mme,

    les diffrents

    types

    de trame ne sont pas

    quivalents

    des

    cultures : ce sont les schemes au moyen desquels s'organise

    la

    vie

    collective

    et se

    construisent des

    significations

    partages.

    Prcisons encore

    que

    ces schemes ne sont

    pas

    des institutions,

    des

    valeurs ou des rpertoires

    de normes.

    Il

    faut

    plutt prendre

    cette

    notion

    au

    sens

    que

    lui donne

    la

    psychologie cognitive,

    savoir

    des dispositions

    psychiques,

    sensori-motrices

    et

    motionnelles, intriorises

    sous

    forme habitus

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    12/18

    ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE

    grce

    l'exprience

    acquise dans un milieu social donn, et

    qui permettent

    l exercice

    d'au moins trois

    types

    de comptence

    : d'abord, structurer

    de

    faon slective

    le flux de

    la

    perception en accordant une prminence significative certains traits

    et

    processus

    observables

    dans

    l'environnement; ensuite,

    organiser

    tant

    l'activit

    pratique

    que

    l'expression

    de

    la

    pense

    et

    des

    motions

    selon

    des scnarios

    relativement

    standardiss ;

    enfin,

    fournir

    un cadre pour des interprtations

    typiques de

    comportements ou d'vnements, interprtations admissibles et communicables

    au

    sein de la

    communaut o

    les

    habitudes

    de

    vie qu elles traduisent sont

    acceptes

    comme normales.

    Comment

    reprer, autrement

    que par des intuitions vagues, ces schemes

    qui

    impriment

    leur marque

    sur les attitudes

    et

    les

    pratiques

    d une collectivit de telle

    faon que celle-ci

    s'offre

    l'observateur comme immdiatement

    distinctive ? Une

    premire

    rponse

    peut tre suggre: doivent tre tenus pour dominants les

    schemes qui

    sont

    activs

    dans

    le

    plus

    grand

    nombre de

    situations,

    tant

    dans le

    traitement des humains

    que

    dans celui des non-humains,

    et

    qui

    subordonnent

    les

    autres schemes leur

    logique

    propre en dpouillant ceux-ci

    d une

    grande

    part

    de

    leur orientation premire. C est sans doute un tel mcanisme

    que

    Georges-Andr

    Haudricourt avait l'esprit lorsqu'il distinguait ces deux formes de

    traitement

    de

    la

    nature et

    d'autrui

    que

    sont l'action indirecte ngative

    et

    l'action directe positive8.

    Illustre par

    la

    culture de l'igname en Mlansie ou

    la

    riziculture irrigue en

    Asie,

    la premire vise favoriser les conditions de croissance de l'tre

    domestiqu

    en

    amnageant au

    mieux

    son

    environnement

    et

    non

    en exerant

    sur

    lui un contrle

    direct, tendance galement perceptible dans le gouvernement des hommes, ainsi

    qu en

    atteste

    la

    philosophie

    politique

    confucenne

    ou

    les

    conceptions

    de

    l'autorit

    dans les chefferies d'horticulteurs tropicaux. Par

    contraste,

    la

    craliculture et

    l levage

    du mouton dans l'aire

    mditerranenne impliquent une

    srie

    d'oprations

    coercitives sur la

    plante et un contact permanent avec

    l'animal, dpendant

    pour

    son alimentation et

    sa

    protection de l'intervention

    du

    berger, action directe positive

    dont

    on trouve le

    pendant

    dans cette figure du

    souverain

    comme

    bon

    pasteur

    que

    la

    Bible ou Aristote prsentent comme idal

    de

    l'action politique. Bref,

    non

    pas

    une

    projection des

    rapports entre

    humains sur les

    rapports aux

    non-humains,

    mais

    une homologie

    des principes

    directeurs

    s appliquant dans

    le traitement des

    deux domaines.

    Les

    schemes

    dominants

    sont

    aussi identifiables

    en

    ce

    qu ils

    manifestent un

    cart

    significatif

    par rapport

    ceux

    en

    vigueur dans

    le voisinage immdiat,

    comme

    si chaque collectivit faisait porter son effort en priorit sur ce qui

    la

    diffrencie

    de celles qui l'entourent ou avec qui elle

    coexiste.

    Toutefois, la

    nature et

    les

    limites de la

    population concerne

    ne

    sont

    jamais donnes a

    priori, puisque c'est

    au contraire

    l'aire d'extension du scheme dominant qui les fixe

    au

    premier chef.

    Une collectivit ainsi entendue ne concide

    donc

    pas ncessairement avec une

    socit

    , une tribu , une nation

    ou

    une classe , tous termes embarrassants

    8 - Andr-Georges Haudricourt, Domestication des animaux, culture des plantes

    et

    traitement d'autrui

    ,

    L'Homme,

    H, 1962,

    pp. 40-50.

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    13/18

    PHILIPPE DESCOLA

    par

    la clture substantive

    et l'essentialisation

    qu ils impliquent; elle se

    dfinit

    avant

    tout

    par

    la

    discontinuit introduite son pourtour du fait

    de la

    prsence

    ostensible

    proximit

    d'autres

    principes de schmatisation de l'exprience. Son

    existence est positionnelle et

    non intrinsque, sa

    mise en

    vidence

    tributaire

    de

    la

    mthode

    comparative.

    Ce

    ne

    sont

    donc

    pas tant

    des

    frontires

    linguistiques,

    les

    limites d'un rseau d change ou mme l'homognit des modes de vie qui

    tracent les contours

    d une

    collectivit susceptible

    de figurer dans

    une

    analyse

    comparat ive , mais bien une manire d'organiser les relations au

    monde et

    autrui

    partage

    par un

    ensemble plus ou

    moins

    vaste

    d'individus,

    ensemble qui peut

    par

    ailleurs

    prsenter des variations internes - de

    langues,

    d'institutions,

    de

    pratiques

    - assez

    marques

    pour

    que

    l'on

    puisse

    le

    considrer,

    une

    autre chelle, comme

    un

    groupe

    de

    transformation

    compos d'units

    discrtes.

    Si

    elle

    ne se

    substitue

    pas

    compltement

    aux

    catgories usuelles - culture, ethnie, civilisation, groupe

    linguistique,

    milieu

    social,

    etc.

    -

    qui peuvent

    demeurer

    utiles

    dans

    d'autres contextes

    d'analyse,

    une telle dfinition

    permet du

    moins

    d'viter

    les cueils

    du

    fixisme et

    de

    ir onvenir la tendance presque spontane

    apprhender

    les particularismes des groupes

    humains

    partir des traits

    que

    ceux-ci brandissent

    afin

    de se

    dmarquer

    de

    leurs

    voisins proches. La dmarche

    est

    inverse de celle qu'adoptait Ruth Benedict

    pour

    mettre

    en vidence

    ses

    patterns de culture

    : au

    lieu de jeter

    son

    dvolu sur

    un

    ensemble

    born au pralable,

    qui

    l'on

    impute

    une

    unit

    abstraite et

    transcendante, source mystrieuse de rgularits dans les comportements et les

    reprsentations,

    on

    s'attachera

    plutt

    reprer le champ couvert par certains schemes sous-

    jacents aux

    pratiques

    dans des collectivits

    dont

    les dimensions peuvent tre trs

    variables,

    puisque

    leur

    bornage

    n'est

    pas

    fix

    par

    la

    coutume locale

    ou

    par

    l espace

    d'observation

    qu un ethnographe

    peut embrasser

    mais

    par

    des

    sauts qualitatifs

    dans

    la

    stylisation

    de l exprience du

    monde. Selon le type de

    phnomne

    considr,

    des

    continents entiers

    peuvent

    alors

    constituer une

    unit

    d'analyse aussi

    pertinente

    que

    des

    ensembles

    de

    quelques milliers de personnes

    partageant

    une

    mme

    cosmologie

    distinctive.

    Le type de comparatisme qu une telle dmarche appelle doit tre encadr

    par

    des rgles strictes.

    Il

    convient d'abord de

    l'exercer

    sur

    un

    corpus dont on

    matrise

    les codes descriptifs, les

    modes

    d'tablissement de la preuve, les

    canons

    analytiques

    et

    les outils classificatoires.

    Ce

    domaine

    est pour

    nous

    celui

    de

    l ethnographi e, un savoir

    accumul depuis plus d'un sicle sur

    des

    milliers de peuples de

    par le monde et dont, pour y

    avoir

    contribu notre

    chelle

    et

    l'avoir

    pratiqu en

    lecteur assidu, nous

    croyons

    tre mme d'valuer

    la

    porte et les

    limites.

    Nous

    ne nous

    interdisons certes

    pas

    de

    puiser

    dans les tudes historiques

    et sociologiques

    les matriaux ncessaires nos analyses, mais nous le faisons avec un regard form

    par l'ethnographie, c'est--dire attentif

    des configurations de faits

    dont

    l'existence

    fut

    d'abord rvle par l'observation

    de

    socits

    qui

    s'taient

    dveloppes

    en

    marge de l'Occident.

    Non

    que l'on veuille par

    l

    reconduire une opposition

    dsute

    entre

    Nous

    et

    les

    Autres,

    ou

    affirmer

    une

    distinction

    de

    principe

    entre

    l'objet

    de

    l'ethnologie et celui de

    la sociologie

    ou de l'histoire :

    les

    travaux d'un Pierre

    Bourdieu ou d'un Nathan Wachtel montrent assez

    que

    ce genre de dcoupage

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    14/18

    ANTHROPOLOGIE DE LA NATURE

    est sans

    fondement; plus

    simplement

    parce

    que

    l'ventail des

    pratiques et

    des

    institutions

    que ces

    socits

    nous offrent permet une

    rflexion

    plus

    ample

    sur la

    diversit des

    comportements

    humains.

    Par ailleurs,

    si la

    comparaison

    ne saurait

    porter

    que

    sur des

    ensembles discrets de

    phnomnes, la

    signification

    qui

    leur est

    attache

    doit toujours

    tre

    examine

    par rapport

    aux

    systmes

    locaux

    au

    sein

    desquels ils s'inscrivent. En

    effet,

    des

    pratiques ou

    des

    institutions

    qui

    semblent

    similaires

    pour

    avoir

    t

    dcrites

    selon

    les mmes

    conventions typologiques

    peuvent

    fort bien

    se

    rvler tout fait

    dissemblables quand on les

    rattache, dans leur

    contexte d'occurrence, d'autres pratiques et institutions

    qui les

    clairent

    d'un

    jour diffrent. La construction

    d'une catgorie de

    faits

    susceptibles

    d'tre compars

    procde donc

    d une

    navette entre un

    travail

    en

    comprhension, le

    recours au

    contexte,

    et un travail

    en extension, la

    mise au

    jour des

    expressions

    en apparence

    multiples d'une mme

    proprit

    de la

    vie

    sociale. Ainsi entendu,

    le

    comparatisme

    n'est

    pas

    une

    fin

    en

    soi,

    mais

    une

    manire

    d'exprimentation

    contrle

    permettant

    de vrifier

    ou d'infirmer des hypothses

    sur

    ce

    qui fonde

    et

    explique la diversit

    des

    systmes d usage

    du monde.

    C est le

    moment de rpondre une

    possible

    interrogation. O vous

    rangez-

    vous

    donc,

    nous dira-t-on, dans le

    grand dbat entre l'universalisme et le

    relativisme ? Comment pouvez-vous tout la

    fois

    contester la gnralit de la distinction

    entre

    la

    nature

    et

    la

    culture et prtendre mettre au jour des invariants dans les

    modes de

    relation

    aux humains

    et

    aux

    non-humains

    ? Nous

    avons

    dj dit quel

    point nous semblait

    artificielle

    cette opposition

    entre

    l'universalit des explications

    nomothtiques et

    la

    relativit

    des interprtations historiques

    et

    sociologiques,

    simple

    traduction dans

    des

    positions

    pistmologiques

    en

    apparence

    contraires

    d une division

    empirique

    du travail

    entre

    les sciences de la

    nature et

    les sciences

    de

    la

    culture,

    qui fut

    assurment

    ncessaire en

    son temps

    pour

    isoler

    des

    domaines

    d'objets positifs, mais

    dont

    la

    cristallisation

    dans une

    vaine

    querelle philosophique

    constitue

    plutt

    prsent

    un obstacle

    au

    progrs

    de la connaissance.

    Nous

    penchons

    donc plutt pour

    ce

    que

    l'on pourrait appeler

    un

    universalisme

    relatif,

    relatif

    tant

    prendre ici comme

    dans

    pronom

    relatif,

    c'est--dire qui se

    rapporte

    une

    relation. L'universalisme relatif ne part pas d une distinction principielle

    entre

    les

    qualits premires et les qualits secondes, mais

    des

    relations de continuit et

    de

    discontinuit,

    d'identit

    et

    de

    diffrence,

    d analogie

    et

    de

    contraste,

    que

    les

    hommes tablissent entre les existants ; il n'exige pas que

    soient donnes

    au

    pralable une

    nature

    absolue

    et

    des cultures contingentes

    ;

    il lui suffit de reconnatre

    avec

    Mauss que

    l'homme

    s'identifie

    aux choses et identifie les choses lui-mme

    en

    ayant

    la

    fois le

    sens

    des diffrences et des ressemblances

    qu il

    tablit9

    et,

    une fois admis cela, d'ajouter

    l'hypothse

    que les formules rgissant ces processus

    d'identification n'existent pas en nombre illimit.

    Une illustration devient ici

    indispensable, que nous

    emprunterons la riche

    palette des rapports

    entre

    les hommes

    et

    les oiseaux. Les tribus

    Nungar

    du sud-

    ouest

    de l'Australie

    taient

    organises

    en

    moitis

    exogames

    nommes d'aprs

    deux

    9 -Marcel Mauss, uvres,

    2,

    Paris,

    Les ditions

    de Minuit, 1974, p. 130.

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    15/18

    PHILIPPE DESCOLA

    oiseaux

    le

    cacatos

    blanc, Cacatua tenuirostris, dont le nom autochtone, maarnetj,

    peut tre traduit

    par

    l'attrapeur ,

    et

    le corbeau

    Corvus

    coronoides, appel waardar,

    terme

    qui

    signifie le

    guetteur.

    La dsignation

    d'une

    espce animale par une

    caractristique gnrale de son comportement plutt que

    par un

    terme qui lui

    soit

    exclusif,

    un

    fait

    commun

    en

    Australie,

    s explique

    en

    partie

    par

    le

    statut

    confr

    ces deux oiseaux totmiques: ils sont l'origine

    et

    l'incarnation substantielle de

    deux

    ensembles

    contrasts de proprits

    matrielles et

    spirituelles

    -

    traits de

    caractre,

    conformations

    et aptitudes

    corporelles, dispositions

    psychologiques - rputs

    spcifiques tous les membres humains de

    chacune

    des moitis en mme temps

    qu tous les

    non-humains respectivement

    affilis

    celles-ci10.

    Cette communaut

    des humeurs et des tempraments au

    sein

    de collectivits

    hybrides

    avait

    dj

    t

    note par

    William Spencer

    et Franck

    Gillen il

    y a plus

    d'un sicle lorsqu'ils

    crivaient,

    propos de l'Australie centrale,

    un

    homme

    regarde l'tre

    qui lui sert de

    totem

    comme

    tant

    la

    mme chose

    que

    lui-mme11

    ,

    non

    pas,

    bien

    sr,

    qu une

    telle

    identification prenne

    pour

    objet

    un

    corbeau

    ou un

    cacatos

    observable

    dans

    l'environnement,

    mais

    parce que ces

    espces

    constituent

    des hypostases d une

    relation d'identit physique et morale

    entre certaines

    entits du monde, relation

    qui transcende les diffrences

    morphologiques et

    fonctionnelles apparentes

    pour

    mieux

    souligner un fond commun de similitudes ontologiques.

    Bien loin de

    l,

    sur

    le

    plateau

    central

    du Mexique, les Indiens otomi

    entretiennent

    aussi une relation

    d'identification avec les

    oiseaux, le vautour

    noir

    au

    premier chef.

    Ce

    familier des

    ordures

    est en effet l'avatar le

    plus

    commun

    du tona,

    un

    double

    animal dont le cycle

    de

    vie est parallle celui

    de chaque humain,

    puisqu il nat et meurt en mme temps

    que lui,

    et

    que tout

    ce

    qui

    porte

    atteinte

    l'intgrit

    de l'un touche l'autre simultanment12. tiquete

    sous

    le terme de

    nagualisme

    ,

    cette croyance

    prsente dans

    l ensemble de la

    Mso-Amrique

    tait considre

    par

    les auteurs anciens comme un tmoignage d'indistinction

    entre

    l'homme et l'animal

    analogue ce

    que pouvaient rvler

    les faits australiens. On

    voit pourtant que

    la communaut de

    destin entre

    la personne

    humaine et son

    double

    est

    bien

    diffrente

    de la continuit matrielle

    et

    spirituelle postule

    par

    les

    Nungar, d'abord

    parce

    que l'animal est

    ici

    une individualit et

    non

    une espce

    prototypique dpositaire de proprits partages, mais aussi parce

    qu un humain

    ne

    possde

    pas

    les

    traits

    idiosyncrasiques

    du

    tona

    auquel

    il

    est

    appari

    et

    dont

    il

    ignore souvent

    la

    nature.

    Il faut au contraire que l'homme et son alter ego animal

    soient distingus

    en

    essence

    et en substance

    pour qu une relation de

    correspondance analogique existe

    entre

    eux,

    et pour que

    les

    accidents

    qui surviennent

    d'abord l'un

    des

    termes

    puissent

    affecter

    son

    corrlat

    comme par rverbration.

    10

    -

    Carl

    Georg von Brandenstein, Aboriginal Ecological

    Order in the

    South-West

    of Australia - Meanings

    and

    Examples , Oceania,

    xlvii-3,

    1977,

    pp.

    170-186.

    1 1 - William B. Spencer et Franck J.

    Gillen,

    The Native Tribes of Central

    Australia,

    Londres,

    Macmillan

    Co,

    1899,

    p.

    202.

    12 -Jacques Galinier, La moiti du monde. Le corps

    et

    le cosmos dans le rituel des Indiensy L

    otomi,

    Paris, puf, 1997.

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    16/18

    ANTHROPOLOGIE DE

    LA NATURE

    Plus

    au

    sud,

    en haute

    Amazonie, les Jivaros Achuar rservent

    une

    place de

    choix un autre

    oiseau

    encore, le

    toucan. Il

    est d'abord le plus commun des

    gibiers, mme si sa

    chair un

    peu coriace ne

    le recommande

    gure

    l'attention

    des

    gastronomes.

    l'instar des

    autres

    oiseaux

    et

    de la

    plupart

    des mammifres,

    le

    toucan

    est

    dit

    possder

    une

    me

    similaire

    celle

    des humains,

    facult

    qui

    le

    range

    parmi

    les personnes

    doues

    de subjectivit

    et

    d'intentionnalit,

    et dont il peut

    faire usage

    pour

    communiquer avec

    toutes

    les entits

    dotes du

    mme privilge.

    C est aussi

    en

    raison

    de cette disposition

    interne

    qu il

    est rput

    adhrer

    aux

    principes

    et

    aux

    valeurs

    qui

    rgissent

    l'existence

    sociale

    des Achuar; le toucan est

    en particulier l'incarnation exemplaire

    chez les

    non-humains

    de la figure du beau-

    frre, terme

    par

    lequel il est

    dsign dans certains

    contextes,

    ce qui fait de lui le

    partenaire emblmatique

    de

    la relation

    d'affinit

    que

    les hommes entretiennent

    avec le

    gibier.

    Toutefois, l'humanit

    partage par

    les Achuar

    et

    les

    toucans est

    d'ordre

    moral et

    non

    physique

    leurs intriorits

    identiques,

    fondements

    de

    leur

    commune

    mesure, se

    logent dans des

    corps aux proprits bien

    diffrencies,

    lesquels

    dfinissent

    et rendent

    manifestes les

    frontires des units

    sociales

    spares, mais

    isomorphes,

    o se

    dveloppent

    leurs vies respectives. Par contraste avec

    le vautour

    des

    Otomi, singularit anonyme demeurant

    trangre

    la personne

    laquelle elle est

    couple

    par

    une mme destine, le toucan

    des

    Achuar est donc

    membre d une collectivit

    de

    mme nature

    que

    celle des hommes et, en tant

    que

    tel,

    sujet potentiel d'un

    rapport social

    avec

    n'importe quelle entit, humaine

    ou

    non humaine, place dans la mme situation. Mais le toucan diffre

    aussi

    des

    oiseaux totmiques nungar

    en

    ce qu il n'existe pas de continuit matrielle

    entre

    les

    hommes

    et

    lui,

    et

    que

    c'est

    sur

    le

    modle

    propos

    par

    l'humanit

    qu il

    est

    rput

    calquer sa

    conduite et ses institutions, et

    non l'inverse.

    Revenons maintenant des rivages plus familiers

    et

    considrons les

    proprits

    que

    nous

    prtons au

    perroquet,

    un

    oiseau certes exotique, mais

    dont

    l'aptitude troublante imiter

    la

    voix humaine fournit

    depuis longtemps

    en

    Occident matire

    divertissement et prtexte

    distinguos

    philosophiques.

    Descartes,

    Locke,

    Leibniz et quelques autres encore n'ont pas

    manqu

    de remarquer que les

    phrases

    prononces par

    le perroquet

    ne

    constituent aucunement un indice

    de

    son

    humanit puisque ce

    volatile

    ne saurait adapter les

    impressions

    qu il reoit

    des

    objets

    extrieurs

    aux

    signes

    qu il

    reproduit par

    imitation, raison

    pour

    laquelle

    il

    serait bien en peine d'inventer

    des

    langages

    nouveaux.

    Dans

    l'ontologie

    cartsienne,

    on

    le sait,

    les

    animaux sont des tres purement

    matriels, car ils ne peuvent

    a

    priori participer

    de

    cette substance non tendue qu est l'me. Et bien que ce

    point de vue ait fait l'objet

    de maintes

    critiques, nous

    n en

    continuons pas moins

    y

    adhrer spontanment lorsque

    nous

    admettons que les humains se distinguent

    des non-humains par

    la conscience

    reflexive,

    la

    subjectivit, le pouvoir

    de signifier,

    la

    matrise

    des symboles

    et le

    langage

    au

    moyen duquel ces facults s'expriment.

    Nous ne

    mettons

    pas non plus en

    doute

    les

    consquences implicites

    de

    ce postulat,

    savoir

    que

    la

    contingence

    inhrente

    la

    capacit

    de

    produire

    des signes

    arbitraires

    conduit les humains

    se

    diffrencier entre

    eux

    par

    la forme

    qu'ils donnent

    leurs

    conventions, et cela

    en

    vertu

    d'une

    disposition collective que

    l'on appelait

    autrefois

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    17/18

    PHILIPPE DESCOLA

    l'esprit d'un

    peuple

    et

    que

    nous prfrons prsent nommer culture. Enfin, tout

    comme Descartes, mais

    avec

    les justifications plus solides que le darwinisme

    nous

    a apportes, nous n'hsitons pas reconnatre

    que la composante

    physique de

    notre humanit

    nous

    situe

    dans

    un

    continuum

    matriel au

    sein duquel nous

    n apparaissons

    pas

    comme

    une

    singularit

    beaucoup

    plus

    significative

    que

    n'importe

    quel

    autre tre organis.

    Or,

    si l'on

    accepte

    d'envisager l'ontologie moderne

    que

    nous venons

    de

    dcrire

    comme

    une

    manire

    parmi d'autres

    de classer les

    entits

    du monde

    en

    fonction

    des proprits

    que l'on choisit

    de

    leur attribuer, et

    non

    comme

    l'talon

    absolu par rapport

    auquel doivent tre

    mesures

    les

    variations

    culturelles, alors les

    traits contrastifs qu elle

    prsente au regard d'autres formules ontologiques

    deviennent

    beaucoup plus manifestes. Confront

    un

    oiseau quelconque, puisque c'est

    des oiseaux

    que nous sommes

    partis, je

    peux supposer soit

    qu il possde

    des

    lments de

    physicalit

    et

    d'intriorit

    identiques aux

    miens,

    mais

    qui

    diffrent

    tous

    ensemble de ceux

    que

    mon

    conjoint ou mon

    beau-frre

    partage

    avec

    un

    autre

    oiseau,

    et

    c'est ce

    que

    font les Nungar; soit

    que

    son intriorit

    et

    sa physicalit

    sont

    distinctes

    des miennes

    tout en

    exhibant des carts assez

    faibles

    pour

    autoriser

    des relations d'analogie,

    et

    c'est le cas des

    Otomi

    ; soit

    que

    nous

    avons

    des

    intriorits similaires

    et des

    physicalits htrognes,

    ainsi que le

    postulent les

    Achuar;

    soit enfin que

    nos

    intriorits

    sont

    incommensurables et

    nos physicalits

    semblables,

    comme nous

    le

    prsumons nous-mmes.

    Au-del du

    rapport

    ces objets

    particuliers que nous

    avons

    pris

    pour

    exemples, chacune de ces

    combinaisons

    offre

    donc un

    aperu d un principe plus

    gnral

    rgissant la

    distribution

    des continuits

    et

    des

    discontinuits

    entre

    l'homme

    et

    les

    objets

    de son

    environnement,

    sur la

    base des

    ressemblances et des contrastes

    de forme, de substance

    ou

    de

    comportement

    que

    son engagement dans le monde le conduit

    infrer. Chacun de ces modes

    d'identification sert en

    outre

    de pierre de touche

    des configurations

    singulires

    de

    systmes cosmologiques,

    de

    conceptions du lien

    social et

    de thories de l'altrit,

    expressions

    institues

    des mcanismes plus

    profonds

    de la reconnaissance

    d'autrui

    et

    matire

    par

    excellence

    de

    l'investigation anthropologique, dont

    il s'agira d'abord

    de

    dresser le

    tableau

    et

    d'explorer les connexions.

    Je voudrais pour

    conclure

    revenir un moment

    sur les

    sources

    de la

    connaissance

    anthropologique. On

    me

    concdera

    peut-tre

    qu aucune

    des

    ontologies

    que

    j ai

    voques prcdemment n'est

    plus

    vridique

    qu une autre, en

    ce

    qu elle

    offrirait un reflet plus exact

    d une organisation

    taxinomique

    dont l'ordre objectif serait

    lisible depuis toujours dans la structure des

    choses. Mais, une fois

    intriorise

    comme

    un

    scheme directeur par une collectivit, chacune d'entre

    elles acquiert,

    pour

    les

    membres

    de

    cet

    ensemble,

    une force d vidence

    si

    difficile dissiper

    qu elle incite

    traiter

    les

    autres

    ontologies, pour autant que

    l'on puisse

    mme

    concevoir

    leur

    existence

    ou en

    tre inform,

    comme

    des

    absurdits

    manifestes

    ou

    des superstitions sans fondement, tout juste bonnes

    conforter le sentiment de

    supriorit

    que

    l'on

    ne

    manque

    pas d'prouver

    en

    voyant

    dans

    quels

    errements

    risibles ou criminels des voisins sont tombs. Or, c'est dans cette priphrie ind-

    Z

    cise o

    naissent les malentendus

    et

    les ostracismes,

    c'est

    dans ces

    marges o

    les

  • 7/24/2019 L'anthropologie de la nature

    18/18

    ANTHROPOLOGIE DE

    LA

    NATURE

    civilisations se

    confrontent,

    s'valuent ou choisissent de s'ignorer

    que l'ethnologie

    a

    choisi de s'installer

    depuis

    plus d'un sicle, afin de

    mieux

    comprendre les diffrents

    rgimes

    d'humanit,

    l mme

    o les carts qu'ils prsentent paraissent les

    plus

    significatifs, et contribuer ainsi l'dification d une anthropologie moins tributaire

    des

    prjugs locaux.

    Qu un

    tel

    projet

    ait

    accompagn,

    et parfois

    servi,

    le

    grand

    mouvement

    d'assujettissement des peuples et des

    consciences

    dans lequel les

    nations et les

    glises europennes se

    sont

    engages

    depuis un demi-millnaire et

    que poursuivent

    prsent,

    sous une forme plus insidieuse, les commis

    de la

    nouvelle

    colonisation

    mercantile,

    cela

    ne

    fait gure

    de

    doute,

    mais

    n'invalide

    pas

    pour

    autant le

    bien-fond

    de l'ambition de

    connaissance

    dont ce projet

    tait

    l'manation.

    Car le savoir

    qui

    en est issu, et

    que

    l'on m'a donn

    la charge de transmettre, je

    le

    tiens en partie de conversations

    autour

    d'un feu dans les aubes

    brumeuses

    de

    la

    haute Amazonie, avec

    des

    hommes et

    des femmes

    dont

    j entends

    encore

    la voix

    lorsque

    je

    m'efforce

    de

    rapporter

    ce

    qu'ils

    m'ont

    dit,

    comme

    je

    le

    tiens

    aussi

    de

    tous ces

    dialogues

    que

    des

    ethnologues ont mens

    dans

    des circonstances similaires

    afin

    que

    survive sinon la lettre des modes de vie

    que nous avons

    partags, du

    moins quelque

    cho

    de la force

    cratrice

    qui

    a rendu

    possible

    leur

    panouissement.

    Aussi, plus encore

    que

    la dette de fidlit

    contracte par le

    tmoin, plus encore

    que

    la

    gratitude

    due

    qui vous

    enseigne et

    enrichit

    votre exprience, ce dont

    je

    suis redevable mes

    compagnons

    amrindiens c'est de

    m'avoir permis, en

    bouleversant mes

    vidences

    par l'assurance tranquille avec laquelle

    ils

    adhraient

    aux

    leurs, de m'interroger en

    retour

    sur ce

    que

    j avais tenu jusque-l, plus ou moins

    consciemment, pour

    des

    vrits incontestables ; m'incitant ainsi

    renouer

    avec

    cette

    vertu

    fugace

    de

    l'tonnement,

    source

    du

    questionnement

    philosophique

    et

    moteur

    des

    progrs scientifiques, que j'entretiens depuis comme une sorte

    de

    talisman

    et

    dont

    je voudrais

    qu il soit, dans l'emploi

    que

    j en fais dans ma dmarche

    de connaissance,

    mieux

    qu un hommage rendu

    ceux qui

    m'en ont fait don, un

    tribut pay pour ce qu'ils

    m'ont

    donn penser.

    Philippe

    Descola

    Collge de

    France

    25