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Les Dîners de l’Institut Diderot

La question du médicamentPhilippe Even

La question du médicament

Philippe EvenPhilippe Even médecin pneumologue, Professeur émérite et ancien Vice-Président de l’Université Paris Descartes, ancien Doyen de la Faculté de médecine Necker et Président de l’Institut Necker.

Printemps 2013

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AVANT-PROPOS p. 5Jean-Claude Seys

LA QUESTION DU MÉDICAMENT p. 7Philippe Even

LES PUBLICATIONS DE L’INSTITUT DIDEROT p. 29

SOMMAIRE

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L’Institut Diderot a pour objectif de proposer une réflexion prospective et transversale sur les grandes questions sociétales. La santé compte sans doute parmi les plus centrales, du fait de ses dimensions multiples et de la gravité de ses enjeux. Les causes des problèmes de santé dépendent pour partie de l’état physiologique de chacun d’entre nous. Mais la démographie, les modes de vie, le niveau de développement économique et la qualité de l’environnement en déterminent l’expression.Les solutions qu’on peut espérer y apporter sont donc com-plexes. Elles supposent la bonne organisation d’un système de soins sophistiqués, qui emploie actuellement plus de 10 % de la population active. Elles impliquent le développement d’une recherche performante, mais aussi des financements importants, qui représentent aujourd’hui 12 % du produit intérieur brut (PIB).Les conséquences des problèmes de santé concernent l’en-semble de la population. Son espérance et sa qualité de vie en dépendent, de même que la disponibilité pour l’économie de ressources humaines en bonne santé. Le secteur de la santé assure l’existence d’un grand nombre d’emplois qualifiés, mais il implique aussi des charges budgétaires importantes pour la collectivité et une perte de compétitivité pour l’économie.Dans un système si complexe et si fragile, s’attaquer plus efficacement aux pollueurs tout en minorant les effets collatéraux négatifs est une nécessité, dans laquelle s’inscrit la préoccupation du Professeur Philippe Even de réduire la prescription et la consommation de médicaments peu utiles ou délétères.

Jean-Claude SeysPrésident de l’Institut Diderot

AVANT-PROPOS

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LA QUESTION DU MÉDICAMENT

La question du médicament a pris désormais une importance politique et sociale considérable. Importance, d’abord, en matière de communication et de confiance entre les citoyens et leurs dirigeants. Les Français ont le sentiment d’être sous-informés sur le sujet et de n’entendre que deux discours opposés : celui des industriels qui promeuvent leurs produits et celui de l’Etat, avec sa langue de bois et sa prudence habituelle, qui leur a beaucoup menti depuis vingt ans. Il est urgent de remédier à cette rupture de confiance et de fonder une politique du médicament qui puisse la restaurer. Cette politique passe, on le verra, par une meilleure formation et information des médecins, ainsi que par une refonte de notre système d’agences. Importance, ensuite, en matière économique : d’une part, parce que le remboursement de tout un ensemble de médicaments inefficaces voire dangereux coûte extrêmement cher à la collectivité : il nous faut faire un tri, basé sur l’efficacité réelle des produits. D’autre part, parce que notre industrie du médicament est actuellement menacée de péricliter : il nous faut mettre en place des politiques énergiques pour la relance de la recherche en ce domaine, en facilitant l’articulation entre la recherche publique et les laboratoires pharmaceutiques et en décloisonnant le monde du médicament. Le livre que nous avons publié, avec Bernard Debré, voulait soulever l’ensemble de ces questions, avec trois objectifs principaux 1.

1. Philippe Even et Bernard Debré, Guide des 4 000 médicaments utiles, inutiles ou dangereux, Le Cherche-Midi, 2012.

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I. Informer médecins et malades sur le monde du médicament

Il s’agissait d’abord d’apporter aux malades mais aussi aux médecins, et en particulier aux généralistes, les informations les plus objectives possibles sur les médicaments. Les médecins généralistes souffrent en effet d’un grave déficit d’information en la matière. Il n’existe pas de formation continue indépendante en France : les seules informations que les médecins reçoivent leur viennent donc de l’industrie pharmaceutique, que ce soit à travers ses journaux – sauf Prescrire, tous lui appartiennent, directement ou à travers des sociétés écran ; à travers les visiteurs médicaux ou les séminaires et congrès qui sont financés par l’industrie, laquelle choisit le thème du congrès et les présidents de séances. Il est donc bien difficile pour les médecins d’obtenir des informations objectives. Ils en sont d’ailleurs quelque peu responsables. Il existe en effet des sources d’informations facilement accessibles, en particulier la revue Prescrire dont les informations sont remarquablement fiables. Or elle n’est achetée que par 15 à 20 mille médecins sur 200 mille. C’est d’autant plus regrettable que cette revue, par la seule qualité de ses contributeurs, a su accomplir à elle seule le travail que les agences de l’Etat, avec tous leurs moyens humains (1 000 agents à l’ancienne AFSAPS ; 500 à la HAS) n’ont pas été capables de faire.

Mais si les médecins sont un peu responsables, ils ne sont pas vraiment coupables. Car à aucun moment, dans leur cursus universitaire, ils n’ont appris ce qu’est le monde du médicament. Je ne parle pas de la pharmacologie, qui est certes enseignée. Mais ce n’est pas de cela dont un médecin a besoin sur le terrain : il doit connaître l’impact, en clinique, sur ses malades, des médicaments ; il doit apprendre la thérapeutique médicamenteuse. Or, de cela, les étudiants n’apprennent jamais rien. De même, dans aucune faculté, le simple mot « industrie pharmaceutique » n’est jamais prononcé. Les étudiants n’ont aucune idée de cet énorme complexe du médicament qui a tant apporté aux malades et à la médecine. Ils ignorent, en

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particulier, que toutes les grandes molécules qui nous soignent ont été développées avant les années 1985, à une époque où l’industrie pharmaceutique maîtrisait ses recherches, trouvait des molécules nouvelles, qu’elle mettait sur le marché. Jamais nos étudiants n’ont entendu parler de cette industrie, de sa puissance, de ses bénéfices, ni de ses moyens d’actions. Personne ne les a avertis du fait que, si c’est une belle industrie, c’est avant tout une industrie… Son objectif, c’est de gagner le plus d’argent possible, et ce d’autant plus que le capitalisme est devenu plus financier, plus spéculatif et moins investisseur qu’autrefois.

II. Plaider pour une nouvelle recherche pharmaceutique entre privé et public

Lorsqu’un grand manager est recruté par les fonds d’inves-tissement qui possèdent les grandes firmes pharmaceutiques, sa mission première est d’assurer un retour sur investissements de 15 % au minimum, voire 25-30 % chaque année. Il se fixe un objectif de rentabilité immédiate. Or découvrir un médicament, le développer, l’essayer, exige au contraire entre 10 et 12 ans de recherches. C’est une entreprise de long terme et une entreprise risquée car à tout moment des accidents peuvent survenir, des toxicités se manifester, et il faudra arrêter des recherches qui étaient parfois engagées depuis de nombreuses années. Le résultat est simple : cette antinomie entre rentabilité à court terme et difficulté à trouver des médicaments sur le long terme a conduit à ce que, depuis les années 1990, l’industrie pharmaceutique s’est presque totalement retirée de la recherche sur le médicament. C’est pourquoi, depuis les grandes percées des années 1990 – avec les médicaments sur le Sida – il n’y a plus eu aucun grand médicament. Il y a eu certes de grandes percées pour des maladies précises, peu fréquentes, et ces percées ont changé le destin d’un certain nombre de malades, d’ailleurs plutôt grâce à l’appui de la recherche publique. Mais

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cela ne représente que des niches minuscules par rapport aux immenses marchés du diabète, de l’hypertension artérielle, etc. Mettre sur le marché un médicament pour traiter telle leucémie myéloïde à forme rare, c’est sans doute une magnifique percée scientifique et 100 % de bénéfices pour les malades, mais pour l’industriel, cela ne permet en aucun cas d’assurer sa rentabilité. Depuis vingt ans, le nombre de molécules nouvelles de qualité qui apparaissent n’a donc pas cessé de décliner : une seule, par exemple, l’année dernière. On pourrait presque penser qu’on est arrivé à la fin de l’histoire, que tous les grands médicaments ont été découverts, et qu’il nous faudra attendre 30-40 ans et les progrès de la biologie moléculaire fondamentale pour, par chance, découvrir de nouvelles molécules extrêmement utiles 2.

Mais si l’industrie ne trouve plus de nouvelles molécules, comment parvient-elle à faire néanmoins de tels bénéfices ? La cote boursière du seul laboratoire Pfizer, par exemple, équivaut à celle de toutes les entreprises de génie électrique mondiales… Elle représente trois fois celle de Boeing et 7 fois celle d’EADS. Or ce n’est qu’un laboratoire parmi les quinze premières indus-tries pharmaceutiques. Comment ces entreprises dégagent-elles de tels profits ? Leur stratégie repose sur trois techniques principales. D’une part, l’invention de nouvelles maladies : le disease mongering ou « colportage de maladies » qui n’existent pas, mais auxquelles les médecins et les malades croient et qui ont ouvert de nouveaux marchés 3. D’autre part, l’extension du périmètre des maladies existantes, qui consiste par exemple à dire que l’hypertension commence non pas avec une pression de 16 ou 17, mais de 14, voire de 12, et doit être soignée dès ce moment. Une grande revue internationale a ainsi montré, en

2. L’industrie pharmaceutique se trouve actuellement au pied du mur, d’autant que la plupart des grands brevets sur lesquels elle vivait vont s’achever dans un ou deux ans. Les résultats ne se feront pas attendre, comme ce fut le cas avec Pfizer pour le Lipitor, qui lui permettait d’engranger 15Mds de dollars tous les ans, tandis qu’il est désormais génériqué. 3. Sur le « disease mongering », voir par exemple Moynihan, R., Heath, I., Henry, D. & al., “Selling sickness: the pharmaceutical industry and disease mongering”, British Medical Journal, 2002 April 13; 324(7342): 886–891.

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apparence chiffres à l’appui, que la tension artérielle commence à devenir dangereuse dès 10 ! Elargir le périmètre des maladies permet de doubler, voire de quadrupler un marché. Enfin, une dernière technique consiste à copier les molécules, avec une très légère modification qui permette d’obtenir de nouveaux brevets et ainsi de conserver le marché.Grace à ces trois artifices, l’industrie a réalisé d’extraordinaires bénéfices. Mais cela s’est fait au prix d’un très grave inconvénient : c’est que ces techniques ont leurs limites et elles sont désormais atteintes. Les génériques ont rendu inutiles les copies ; il n’y a plus beaucoup de maladies nouvelles à inventer et le périmètre de celles qui existent est difficile à étendre plus encore. L’industrie sait donc qu’elle est le dos au mur et n’a plus aucune chance de maintenir sa position, sauf à se remettre à la recherche et à se coordonner avec ceux qui savent la faire, c’est-à-dire les chercheurs publics. C’est là un plaidoyer sur lequel j’insisterai : si on ne marie pas les efforts de l’industrie pharmaceutique avec la recherche publique, avec le soutien actif de l’Etat, nous sommes à peu près certains de voir l’industrie pharmaceutique française mourir en très peu de temps. Les Etats-Unis l’ont bien compris : si, depuis 25 ans, la recherche et les médicaments américains dominent le monde, c’est parce que l’Etat américain a lourdement soutenu, à hauteur de 50 %, les recherches dans ce domaine. Il y a vraiment une action urgente à mener sur ce point. Le gouvernement précédent se flattait d’avoir lancé un Conseil Stratégique des Industries de Santé (CSIS) mais ce conseil ne s’est réuni que trois demi-journées en six ans et rien n’en est sorti… Il faut donc faire un effort extrêmement consistant, sinon la France, qui est déjà très mal en point dans ce domaine, sera rayée de la carte. Si elle est très mal en point, c’est qu’il n’y a pas eu un seul médicament inventé par la France depuis 1975. Toutes les molécules vraiment efficaces sont importées et copiées sous licence par notre industrie, que les gouvernements successifs ont maintenu en perfusion en la laissant mettre sur le marché des molécules qui ne valaient rien et en les remboursant comme si elles valaient quelque chose. Quarante ans d’une telle attitude ont stérilisé presque totalement le tissu de la recherche pharmaceutique française.

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III. Mettre en place un système du médicament plus efficace et moins coûteux

Troisième objectif avoué de notre ouvrage, la lutte contre les remboursements de médicaments inutiles. La France dépense chaque année 37 milliards d’euros de médicaments, c’est-à-dire les deux tiers de ce qu’elle dépense pour l’hôpital public, tandis que les dépenses de l’Allemagne, de la Suisse ou de l’Angleterre en la matière sont deux fois inférieures. Or ces pays se portent tout aussi bien que nous : leur durée de vie moyenne est la même (81 ans), la fréquence des maladies et les taux de guérison y sont comparables. Nous dépensons donc nettement plus que nos voisins. Nous avons estimé la perte entre 10 et 15 milliards 4. Ces estimations sont d’ailleurs corroborées par d’autres personnes : ainsi, Jean de Kervasdoué arrive à 17,8 milliards et une députée européenne l’estime, quant à elle, à environ 10 milliards. Il m’importait donc que les pouvoirs publics ne puissent plus jouer l’ignorance à ce sujet. Il existe, en France, près de cinquante agences qui s’occupent de la santé : ce sont toutes des usines à gaz qui ne servent à rien. Le bilan de la HAS est ainsi sans appel : elle est sans doute pleine de bonnes intentions mais n’a jamais vraiment su diffuser ses réflexions, ni transformer ses recommandations en applications effectives. Elle ne dispose pas même d’un journal ! Quand un organisme d’Etat a pour fonction d’informer les Français et les politiques dans le domaine de la santé et des hôpitaux, il faudrait au moins qu’il soit audible et relayé par la presse. Il ne se passe donc rien du tout à la HAS… Quand l’AFSSAPS, n’en parlons pas ! Un dossier de médicament transmis à l’agence n’a aucune chance d’être jamais traité effectivement : il va passer d’une commission à l’autre, d’un groupe de travail à l’autre, d’une super-commission à l’autre, et finalement, au bout de deux ans, atteindra peut-être le PDG qui, généralement, ne transmettra pas la proposition au Ministre ; quand il la

4. Rappelons que le déficit de la Sécurité Sociale était de 9,6 Mds l’année dernière…

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transmettra, ce dernier ne l’appliquera pas. Il n’en sort à peu près jamais rien. Il y a donc une faillite complète de l’Etat en la matière. Ces agences ont plus pour mission de caser un certain nombre d’administrateurs et d’énarques… Les Anglais, eux, ont su mettre de l’ordre dans ces agences qu’ils qualifiaient de « quasi autonomous non governmental organizations ». Quand David Cameron est arrivé au pouvoir, il y avait 450 agences en Angleterre : deux mois plus tard, il n’y en restait plus aucune !

Il faut entièrement revoir la politique du contrôle du médicament. Il faudrait désigner des experts de qualité, indépendants de l’industrie, à qui on dirait que leur mission, pour une période de trois ans par exemple, est une mission prioritaire. Il est certes important de soigner les malades ou de s’occuper de la recherche, mais il est tout aussi important de veiller à la qualité et à la sécurité des médicaments utilisés par les Français. On aurait dû adopter un statut à l’américaine, où un groupe de trente experts prennent des décisions après avoir entendu toutes les parties et prennent leurs responsabilités, en signant leurs décisions. Ce qui va à l’encontre de ce qui se passe en France, où les commissions prennent des décisions, après un vote, de manière anonyme, si bien que les propositions transmises au Ministre semblent n’avoir été faites par personne. Et quand un directeur comme celui de l’AFSSAPS, Jean Marimbert, conseiller d’Etat, a failli trois fois (puisqu’il est passé à côté du Vioxx, des prothèses mammaires PIP et du Mediator), il est certes finalement obligé de démissionner, mais aussitôt promu secrétaire général du Ministère de l’éducation... Ce qui signifie bien qu’on ne le considère pas responsable de ses multiples faillites ! Il y a donc urgence, de la part de l’Etat, à rétablir un système qui fonctionne, où l’on n’autorise et ne rembourse que les médicaments qui sont efficaces, et retire du marché ceux qui sont inefficaces. On a besoin d’une politique beaucoup plus consciente, compétente et responsable que celle qui a été la nôtre jusque là.

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DEBAT

Question 1 : je souhaiterais revenir sur la question de l’indé-pendance des experts : dans la plupart des sujets que nous abordons, nous retrouvons cette idée qu’il doit y avoir des experts indépendants. Mais comment peuvent-ils l’être sans être incompétents ?

Philippe Even : c’est une bonne question car elle est toujours posée : c’est une des sourates de l’industrie pharmaceutique que d’expliquer qu’il n’y a de médecins compétents que ceux qui travaillent avec elle. Il se trouve que, deux ans avant ce livre, j’en avais écrit un autre où j’avais étudié la qualité de nos 4 000 professeurs d’université de médecine. J’avais examiné l’impact de leurs publications dans la communauté médicale et scientifique. Ce mode d’évaluation, qui est la règle dans tous les pays, rencontre en France de grands obstacles. Quoi qu’il en soit, j’avais alors constaté qu’il existait quatre sortes de médecins universitaires : ceux qui s’occupent de leurs malades et qui, au fond, ne se préoccupent pas beaucoup du système de santé. Il y en a d’autres qui, au contraire, se préoccupent de l’ensemble du système de santé, de comment fonctionne leur hôpital dans le système régional, etc. Il y a aussi ceux qui ont préféré compenser les maigres salaires versés par l’Etat en s’intéressant à la pratique privée. Et puis il existe un quatrième groupe, qui regroupe les médecins les plus connus : ils publient énormément, dans de grands journaux, et toujours des évaluations de médicaments sponsorisées par l’industrie pharmaceutique. Ils sont grassement payés pour le faire. Nos agences, qui n’ont pas que des défauts, avaient obligé, à partir de 2002, les experts dont je parle à mettre sur la table les liens qu’ils avaient avec l’industrie pharmaceutique, et surtout d’expliquer de quels types de liens il s’agissait. Etait-ce un simple soutien de l’industrie pour un travail à l’hôpital sur les malades ? Ce qui est normal. Ou bien des consultances, des rémunérations pour des conseils, des conférences, voire même des actions dans l’industrie pharmaceutique ? Cela, on peut le déterminer. J’avais ainsi analysé les 1 500 experts de

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nos agences du médicament à l’époque : il y en avait plus de la moitié qui étaient sous contrats multiples avec l’industrie pharmaceutique… Et quand je dis multiples, cela peut aller très loin : l’un d’entre eux avait, alors même qu’il présidait une commission à l’AFSSAPS, 52 contrats signés avec l’industrie pharmaceutique ! On a du mal à croire que ce genre de liens autorise des jugements absolument détachés. Seulement, ces gens-là ont souvent acquis une certaine réputation. Ils publient beaucoup, sont souvent rapporteurs ou présidents de séances dans les congrès etc. Mais il faut rappeler que c’est l’industrie qui fabrique les congrès et les finance : c’est elle qui décide des thématiques et de qui va parler ; c’est elle, quand il s’agit de publier, qui pèse sur les journaux pour que les articles de ces collaborateurs soient traités avec plus d’aménité. Quand vous faites la liste des publications, vous voyez bien s’il s’agit d’un travail de recherche au service du malade ou de l’évaluation d’un médicament en lien avec une sponsorisation industrielle. En tous les cas, il y a au moins quatre cents professeurs de médecine de haut niveau en France, reconnus comme tels, qui n’ont aucun lien avec l’industrie pharmaceutique et que le médicament intéresse.

Question 2 : Il y a tout un ensemble de choses avec lesquelles je ne suis pas d’accord dans les analyses à gros traits, parfois caricaturales, qui nous ont été livrées, mais qu’importe… Le problème, ce sont les solutions qu’il convient de trouver. Il y en a une qui a été évoquée : il est inadmissible que la recherche publique se soit désintéressée à ce point du médicament. Il est temps d’inverser les choses et que l’INSERM, notamment, s’empare de ce sujet pour ne pas laisser seule l’industrie dans ce domaine. Je crois qu’en outre les chercheurs sont plus malléables et disponibles qu’il y a dix-quinze ans. Ils sont prêts à collaborer avec l’industrie privée. Mais il existe une autre solution que vous n’avez pas évoquée : la biologie nous a appris que l’hybridation était très positive. Or l’un des problèmes du monde du médicament, c’est qu’il n’a rien compris à l’hybridation : c’est un monde fermé, en vase clos, où les médicamentalogues du privé comme du public, vivent

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entre eux. Tout découle de ce fait. L’hybridation consisterait en ce que des représentants de la société civile, des malades, des consommateurs etc., siègent dans les commissions en même temps que les experts. Le malade, au fond, est aussi un expert de sa maladie ; l’usager est expert à titre de citoyen qui vote et paye des impôts. C’est là une chose indispensable ! D’autant plus que des précédents existent, comme l’Agence Nationale de la Recherche sur le Sida (ANRS), où des associations comme AIDES, Act-Up, etc. se sont imposées et ont obtenu des représentants dans les comités d’évaluation et de recherche. L’hybridation pourrait aussi venir des experts extérieurs, mais encore d’autres médecins qui ne soient pas des spécialistes du médicament. On pourrait même imaginer qu’un philosophe fasse partie de ces commissions ! Bref, autant d’yeux différents qui évitent le travers habituel de l’endogamie, qui est que tout le monde pense la même chose…

Question 3 : je me permettrais de faire remarquer à Philippe Even un certain nombre de choses. En premier lieu, il n’y a pas que des gens corrompus qui travaillent dans l’industrie pharmaceutique, ni des gens aussi méprisables qu’il semble l’exprimer avec force, talent et conviction… J’ajouterais qu’en affirmant, grâce au grade universitaire qui est le vôtre, certaines choses à l’emporte-pièce, cela ne va pas sans poser des problèmes graves. Quand vous avez écrit, par exemple, sur l’Avastin – qui ne correspond à aucun produit de Servier – que c’est un produit qui pourrait être à l’origine d’un certain nombre de métastases et que, en l’occurrence, mon épouse qui subit des thérapies à base d’Avastin lit cela, je ne suis pas sûr que le service que vous estimez devoir rendre aux patients soit à la hauteur de la démonstration que vous tentez de faire. Il y a, dans ce que vous avez écrit, un certain nombre de choses justes. Mais pourquoi avez-vous éprouvé le besoin de vilipender, mépriser et considérer que tous ceux qui travaillent dans l’industrie étaient aussi méprisables ? Ces pages d’invectives font qu’un certain nombre de sujets justes passent au deuxième plan. Vous avez dit que nous avions 37 milliards de dépenses sur le médicament. C’est en réalité 27 milliards remboursés, à la

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charge de la collectivité, contre 21 en Allemagne par exemple… C’est déjà beaucoup ; nous sommes d’accord sur le fait que la France dépense plus que les autres, mais essayons tout de même de coller aux réalités sans les exagérer systématiquement et d’éviter des démonstrations outrancières. Vous avez accès aux médias et êtes un bon client ; vous dites ce que l’opinion publique a envie d’entendre… Mais après, il me paraît difficile d’aller expliquer, comme vous le faites pourtant, qu’il faut maintenir une industrie pharmaceutique en France, à partir d’un raisonnement où tous apparaissent si méprisables.

Philippe Even : j’ai trop de contacts avec l’industrie phar-maceutique, et au niveau le plus élevé, pour en penser systématiquement du mal. J’ai décrit une industrie, et non les hommes qui y travaillent. J’ai pu observer, dans l’industrie pharmaceutique, la bonne foi d’un très grand nombre de ses dirigeants. Mais souvent la structure des entreprises est tellement lourde que les informations ne circulent pas de manière aussi fluide qu’on pourrait l’espérer. Un exemple l’illustre : un jour, un groupe de jeunes chercheurs liés à un laboratoire pharmaceutique entrent en contact avec un laboratoire public et découvrent que ce laboratoire pourrait bien développer une molécule pour aboutir à un médicament 10-12 ans après. Ils prennent donc un contact direct avec le laboratoire et des négociations s’entament. Finalement, le brevet est acheté par l’industrie : à partir de ce moment-là, les premiers essais faits dans le laboratoire pharmaceutique pour éventuellement confirmer les résultats obtenus au laboratoire public paraissent positifs. Dès lors, le laboratoire de l’industrie qui a travaillé sur cette molécule tend à la proposer pour aller plus loin et passer le plus rapidement possible, une fois les toxicités évaluées, à une phase 1 puis 2. A chaque fois, on passe d’un laboratoire à un autre… Le PDG et les managers n’ont aucune idée de ce qui se passe à ce niveau-là. Les informations qui remontent sont presque toujours très optimistes, voire améliorées. De fil en aiguille, le bébé est de plus en plus beau, l’industrie continue à le promouvoir, et s’il apparaît qu’il a quelques défauts, on tend à les occulter un peu. Finalement, quand on décide de le

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commercialiser, en passant à la phase 3, tout l’establishment de l’industrie devient favorable : c’est devenu le bébé de tout le monde et la plupart de ces gens sont convaincus, de bonne foi, de son caractère positif. Et c’est ce qu’il y a de plus dangereux dans ce système : il n’y a pas de regard extérieur, le secret est une chose essentielle dans l’industrie, la concurrence étant très rude. Cela dit, puisque vous travaillez pour un laboratoire, il me semble se poser le problème extrêmement important de la situation de l’industrie pharmaceutique française. Si on exclut Sanofi, qui a un chiffre d’affaire de seulement 3,5 milliards en France (contre 33 milliards dans le monde) ; n’emploie que 20 000 personnes en France et dont le CA est composé de 10 étrangers sur 12. Le reste, c’est-à-dire Servier, Pierre Fabre, Ipsen etc. se trouve dans une situation très inquiétante. S’il n’y a pas une volonté de l’Etat pour les aider afin qu’ils collaborent entre eux, on court à l’asphyxie.

Question 4 : que préconiseriez-vous plus précisément pour les chercheurs dans la recherche fondamentale ? Vous avez parlé de l’Inserm, mais s’en trouve-t-il ailleurs ? Quel est le réservoir actuel de chercheurs fondamentaux qui pourraient aider, dans le contexte d’hybridation ? D’autre part, j’avais l’impression que le système qui se développait actuellement était celui où de toutes petites équipes de chercheurs essaient de travailler sur une ou deux molécules, et où les grandes industries sont à l’affût des endroits où elles se développent et les rachètent à un certain moment, quand la chose semble un peu avancée. Que préconiseriez-vous comme organisation pour que cette recherche fondamentale et ces essais d’innovation aboutissent réellement ?

Philippe Even : avant de proposer des solutions, il est important de commencer par expliquer aux Français ce qu’est la recherche et où elle en est en France. Il s’est passé dans les années 1985-1990 quelque chose dont on n’a pas encore mesuré l’importance. En quelques années, la recherche est devenue une recherche moléculaire. Quinze ans auparavant, la recherche ne se faisait

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pas vraiment à cet échelon : elle se faisait au niveau des cellules, des organes ou des fragments d’organes ; le chercheur avait face à lui un nombre de questions potentielles relativement limité, si bien que beaucoup travaillaient sur les mêmes thématiques. Les informations circulaient des uns aux autres sans mal car ils avaient les mêmes problématiques. Ils se renforçaient dans leurs progrès. Tout à coup, les technologies ont complètement changé l’échelle de la recherche. Désormais, les chercheurs ont à affronter non plus quelques organes clés ou quelques milliers de cellules, mais plus de cent mille molécules qui interagissent les unes avec les autres dans des circuits extrêmement complexes. Ces cent mille molécules ont même des fonctions qui varient dans le temps, selon leurs interactions. On se trouve face à un tableau insaisissable et non-modélisable. A cet éclatement correspond une dispersion de la recherche : chaque chercheur ou chaque équipe travaille sur sa molécule, complètement isolé des autres, avec qui il ne parle plus le même langage. Le problème, aujourd’hui, est donc de rassembler ces équipes. C’est ce qu’essaie de faire, par exemple, Steven Friedman, qui s’efforce de constituer un réseau de 300 000 chercheurs dans le monde, afin qu’ils communiquent entre eux et trouvent un langage commun. Pour les chercheurs, le manque d’argent, le poids de l’administration, le fait qu’ils sont mal estimés et mal payés sont autant de difficultés insupportables. Mais il en est une autre très importante, c’est la mise en synergie des différentes équipes : comment organiser cette masse gigantesque d’informations que nous avons accumulées ? On se trouve dans une situation de pléthore d’informations qui aboutit à une obscurité totale. La lumière ne viendra que dans la mesure où on pourra reconnecter ces différentes recherches.Par ailleurs, les chercheurs du public sont souvent mal à l’aise et voudraient voir leur travail avoir des retombées positives pour la société. Il y a quelque chose de nouveau sur ce point, comme il a déjà été signalé précédemment : les chercheurs sont désormais ouverts à une coopération avec le privé pourvu qu’elle les mène quelque part. Il faudrait que l’Etat favorise ces rapprochements à travers des instituts ou des networks, et finance ces initiatives à la même hauteur que l’industrie. Mais avec, pour contrepartie,

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le droit d’en définir les objectifs. Il faut qu’on en finisse avec une industrie pharmaceutique qui se trouve tellement sous la pression des fonds d’investissement qui la possèdent, qu’elle ne réfléchit que sur deux critères, dont aucun n’est un critère de santé : 1. Que la recherche fondamentale soit « fertile », c’est-à-dire sur

le point d’accoucher d’un pré-médicament. 2. Et que ce pré-médicament voit s’ouvrir devant lui un grand

marché, c’est-à-dire les pays riches, les maladies fréquentes, et en particulier les maladies chroniques.

Il faut que ce soit l’Etat qui définisse désormais largement les objectifs. Si la France, partant du constat que tous les labo-ratoires ont abandonné la recherche sur Alzheimer, décidait demain de relever le challenge en en faisant un objectif prioritaire de santé publique et en soutenant l’industrie pharmaceutique pour qu’elle s’y remette, en lien avec nos chercheurs, cela serait extraordinaire. Mais c’est un effort de longue durée, qui doit être consenti par les citoyens, et qui ne peut se faire sans l’industrie pharmaceutique. Si on ne le fait pas, l’industrie pharmaceutique française est vouée à disparaître.

Question 5 : je me permets de prolonger cette réponse. J’irai encore plus loin : le médicament est fils de la chimie allemande du XIXème siècle. Ensuite, on est passé à la biochimie puis à la biologie moléculaire. Actuellement, il convient impérativement de convoquer d’autres disciplines. La physique, par exemple : on arrive, avec des méthodes issues de la physique, à localiser une molécule et à identifier exactement où elle se trouve ; les sciences techniques, qui ont toujours été méprisées par les sciences fondamentales, mais qui sont absolument essentielles dans ce domaine. A l’évidence, le vrai changement de paradigme qui permettra de débloquer la situation, consiste à aller chercher des disciplines qui n’ont rien à voir, en apparence, avec des recherches pharmaceutiques.

Question 6 : ce livre a été reçu comme un traité de pharmacologie. Il a été reçu fort mal par les différents spécialistes concernés, car chacun y a vu des inexactitudes, des erreurs ou des affirmations

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discutables. Je connais bien Philippe Even : il a un grand sens de l’exagération qui fait son charme de polémiste. Mais cela décrédibilise un peu ce qui se veut être un guide des 4 000 médicaments. Les passages qui concernent la psychiatrie me semblent assez exemplaires de l’esprit qui guide l’ouvrage… On a longtemps présenté l’industrie pharmaceutique sous des jours idéaux, comme une industrie qui voulait et faisait le bonheur de l’humanité : c’était une vision excessive. On la présente maintenant comme le grand Satan, et c’est une vision tout aussi excessive. Philippe Even, dans ce livre, a épousé la deuxième vision sans suffisamment nuancer son propos. Personnellement, je porterais un jugement beaucoup plus nuancé et je sais tout ce que l’industrie pharmaceutique des psychotropes a pu apporter à la psychiatrie. D’autre part, je suis moi-même un de ces experts de l’ANSM mais je me permets de dire qu’on en est encore au degré zéro de l’évaluation. Evaluer les gens sur le journal dans lequel ils publient, c’est purement quantitatif : on confond évaluation et recherches, recherches et publications, publications et découvertes… Une évaluation qualitative des recherches des professeurs d’universités reste encore à faire. En ce qui concerne l’évaluation du médicament, ce que vous avez dit reste très vrai : les liens entre ces prétendus experts et l’industrie pharmaceutique sont majeurs et faussent la nature de l’évaluation. Mais ce que j’aurais aimé, c’est que vous nous disiez ce qu’il en est au niveau européen, car c’est plutôt à ce niveau que l’évaluation des médicaments se fait aujourd’hui. Est-ce que les liens entre industrie pharmaceutique et responsa-bles de l’Agence européenne du médicament rendent suspecte l’activité de cette agence ?

Philippe Even : j’assume mon style exagéré ! Le style fait mon bonheur et lorsqu’une formule me vient sous la plume, je l’adopte avec joie. Je suis toujours sûr qu’elle a sa part de vérité, et quand bien même je l’adapterais, je ne sais pas si elle aurait plus de vérité. Il me semble, par ailleurs, que vous avez cette attitude, bien française, qui pose qu’on ne peut pas évaluer les hommes, chercheurs ou médecins, à partir de leurs publications dans de grands journaux. Mais il y a un autre élément qui entre en ligne

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de compte : ce sont les citations. Quand un article est publié et que, dans les mois qui suivent, des centaines de chercheurs y font référence, c’est bien que cet article leur a apporté quelque chose… J’entends bien qu’on n’évalue pas une recherche sur le court terme : la qualité d’une recherche ne s’évalue que 5 ou 10 ans plus tard. Elle ne se juge pas en temps réel. Quand on veut évaluer les chercheurs actuels, on prend donc le risque de surestimer certains et de passer à côté d’autres. Mais s’il y a des erreurs, cela n’empêche que le système des citations est efficace, car les différences entre chercheurs sont parfois considérables : entre des articles qui sont cités des dizaines de fois et d’autres qui le sont parfois des milliers, la différence est phénoménale ! Quand certains auteurs sont cités 100 000 fois, c’est tout de même qu’ils ont marqué leur discipline.En ce qui concerne l’avis de certains de nos contradicteurs, je rappelle que ceux qui se sont exprimés ainsi sont tous des hommes qui ont contribué à la situation du médicament telle qu’elle est aujourd’hui. J’ai même eu l’immense surprise de voir plusieurs d’entre eux déclarer que ce livre rendait désormais nécessaire la rédaction d’un guide du médicament « officiel ». L’épithète « officiel » laisse sceptique sur la qualité du guide, mais enfin, il est à tout le moins significatif de constater que même nos contradicteurs reconnaissent aujourd’hui nécessaire d’écrire un livre qu’eux-mêmes n’ont pas écrit depuis 15 ans. Pourquoi ont-ils tant attendu ?Je voudrais par ailleurs souligner un point important pour les non-médecins : il y a le médicament et la manière de s’en servir. Ce sont deux choses aussi importantes l’une que l’autre. Quand on dit d’un médicament qu’il est efficace, il faut toujours ajouter : sur tel type de patients, dans telles conditions et telles indications. Si les médecins l’utilisent sans analyser réellement les besoins du malade, ses maladies associées, les autres médicaments qu’il prend, etc., son efficacité sera très différente. C’est pour cela que je préconise de changer complètement l’enseignement médical. Il est difficile d’imaginer à quel point il est sclérosé : les programmes d’aujourd’hui sont les mêmes que ceux que j’ai suivis il y a soixante ans. Tout est centré sur le diagnostic : la thérapeutique n’y a presque aucune place. Les

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étudiants voient certes des malades pendant leurs études, mais ce sont des patients d’hôpital, avec des maladies d’hôpital. Or la thérapeutique concerne plutôt les 300 millions de consultations qui se déroulent chaque année, avec l’utilisation des 4 000 médicaments que nous avons étudiés. Les étudiants n’ont jamais entendu parler de ces médicaments. C’est le jour où ils vissent leur plaque qu’ils commencent à s’en préoccuper. Aujourd’hui, faire un diagnostic est à la portée du premier imbécile venu : en appuyant sur un bouton, on déclenche une avalanche d’examens complémentaires, biologiques ou d’imagerie ; il suffira de croiser les résultats et le diagnostic sera fait. L’art de la clinique a disparu et la thérapeutique est méconnue. Il faut donc absolument recentrer les études autour, d’une part, d’un réapprentissage de la relation médecin/malade, et d’autre part, du maniement du médicament : choix, durée, dose, associations. Il faut que les médecins apprennent à interroger les malades pour savoir quels bénéfices ils retirent des médicaments et quels effets secondaires ils ressentent. Ce devrait être la mission des médecins de terrain. Si on perd l’aptitude d’écouter les malades, on passe à côté de presque tous les accidents thérapeutiques.

Question 7 : mon travail consiste à rapprocher l’industrie du médicament d’institutions susceptibles de changer la manière dont la recherche se déroule. Je partage ce que vous avez dit sur l’impasse dans laquelle on se trouve aujourd’hui : le décodage du génome humain et le développement de la biologie moléculaire ont provoqué un ralentissement de la recherche pharmaceutique traditionnelle et une accélération de l’externalisation des recher-ches. J’ai animé, il y a peu, une table-ronde dans laquelle étaient réunis les patrons de la R&D oncologique de onze laboratoires différents ainsi que l’Institut national du cancer américain. Ils sont tous tombés d’accord sur le fait qu’on ne peut plus avoir un laboratoire qui sponsorise seul un essai clinique pour un cancer donné. L’Institut national du cancer américain a fait une proposition qui me paraît intéressante : tout patient qui serait diagnostiqué avec un cancer sur le territoire américain verrait le profil moléculaire de sa tumeur documenté, puis le tout serait intégré dans une base de données ouverte aux laboratoires

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pharmaceutiques qui cotiseraient pour la financer et pourraient puiser dans cette base pour proposer aux patients l’accès à des essais cliniques. Autrement dit, une même population de patients serait partagée par un ensemble de laboratoires pharmaceutiques cotisants. On aimerait bien avoir des Instituts du cancer français et européens qui, à l’échelle européenne, proposent ce profilage des patients et de leurs tumeurs de manière systématique, pour éviter le tâtonnement actuel.

Philippe Even : merci pour cette intervention qui montre qu’il existe des solutions nouvelles qui se dessinent, et qui souligne à quel point désormais, en cancérologie, chaque tumeur est devenue un individu à part entière… Elle ne porte pas les mêmes anomalies génétiques que sa voisine ; telle tumeur localisée en tel point n’a pas exactement le profil génétique de sa métastase ; plus encore, si on étudie les gènes qui s’expriment dans cette tumeur à J1 et à J90, on voit que ce ne sont pas les mêmes. On est donc devant un monde extrêmement changeant. Pour tester des molécules, trouver un nombre suffisant de patients présentant telle ou telle anomalie génétique précise est un challenge encore impossible. Ce type d’initiative permettrait de répondre à ces besoins. On voit, en tout cas, que la complexité de la biologie est devenue telle qu’il n’y a aucune façon de s’en sortir sinon en créant des interconnexions non simplement dans la recherche publique, mais aussi entre le public et le privé.

Question 8 : la question de l’éducation des méde-cins, que vous avez commencé à évoquer, me semble être cruciale. Il faudrait que la communauté hospitalo-universitaire reconnaisse sur ce point sa responsabilité : la formation médicale continue a été largement abandonnée et si, quand on regarde aujourd’hui l’ordonnance d’un patient septuagénaire, on a la surprise de voir prescrits dix ou quinze médicaments, c’est parce que l’enseignement de la thérapeutique n’a pas été fait convenablement. Si on veut mieux soigner les patients et faire des économies pour la collectivité, au-delà de ces plans d’avenir sur les bases de données et la fusion entre chercheurs publics et privés, que peut-on faire demain pour l’enseignement, afin que les docteurs en médecine

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qui sortent de la faculté soignent mieux leurs patients ?

Philippe Even : je crois, en effet, que les non-médecins n’imagi-nent pas ce qu’est devenu l’enseignement médical et la sélection à l’entrée des études de médecine puis à l’internat. On y exige un savoir limité, desséché, appris par cœur, sans aucun rapport avec la réalité, sur lesquels on interroge des malheureux qui ont travaillé quinze heures par jour pour apprendre par cœur ces fariboles. On les juge par des corrections automatiques, avec des croix marquées dans des cases, en sélectionnant seulement les plus gros travailleurs : la dimension humaine de liberté et de créativité est totalement mise de côté. On produit des troupeaux à la formation rudimentaire en thérapeutique, qui n’ont aucune idée des limites extrêmes du savoir qu’ils ont emmagasiné, et qui ne sont pas du tout prêts à se former pendant tout le reste de leur carrière. Si les médecins ne se sont pas engouffrés dans une formation continue postuniversitaire, c’est d’abord parce qu’ils sont sortis de l’université en croyant qu’ils savaient beaucoup de choses et que les choses qu’ils ont appris seraient pérennes. Or, malheureusement, c’est l’inverse qui est vrai : ils ne savent que peu de choses utiles aux malades, et les choses qu’ils connaissent sont périmées au bout de quelques années. Hélas, les solutions sont bien difficiles à trouver : j’ai été doyen douze ans ; j’ai dû écrire huit rapports, et mes collègues tout autant, pour demander au Ministère, non seulement la formation continue, mais une modification tant des programmes que des modes de sélection… En vain ! J’ai essayé de prôner une sélection à l’américaine : on regarde le dossier de l’étudiant puis il est reçu par deux personnes pendant une demi-heure pour un entretien puis, dans les grandes facultés, une deuxième rencontre a lieu devant un panel d’enseignants, ce qui permet de mettre le candidat à l’épreuve. Mais ce type de propositions a suscité la révolte des étudiants, qui redoutaient que les jurys soient biseautés et que seuls les fils de patrons ou ceux qui ont des relations passent. Malheureusement, c’est très probablement ce qui se serait passé en France… De sorte qu’il me semble difficile d’implanter vraiment le système à l’américaine en France. De manière générale, en médecine, les professeurs d’université se

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moquent complètement de l’enseignement : il faut dire qu’ils n’ont aucune liberté et aucune marge dans leur enseignement, ce qui n’est pas pour les motiver. On a donc stérilisé aussi le mode d’enseignement.

Question 9 : que faire de l’effet placebo ? Vous préconisez avec raison de ne pas rembourser les médicaments inefficaces, mais certains médicaments inefficaces ont un effet placebo qui n’est pas négligeable.

Philippe Even : tous les médicaments, qu’ils soient efficaces ou non, ont un effet placebo. Et de fait, il est heureux qu’on dispose de telles poudres, pourvu qu’elles ne soient pas chères, pour donner aux malades l’impression qu’ils vont mieux dans toute une série de troubles où l’on ne connaît pas d’autre solution. Néanmoins, je ne crois pas qu’on doive les rembourser : les citoyens n’ont pas à financer, via les cotisations sociales, les angoisses digestives de leurs compatriotes ! Et vu le prix de ces médicaments, les malades qui en souffrent peuvent les financer eux-mêmes.

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La question du médicamentLes conséquences des problèmes de santé concernent l’ensemble de la population. Son espérance et sa qualité de vie en dépendent, de même que la disponibilité pour l’économie de ressources humaines en bonne santé. Le secteur de la santé assure l’existence d’un grand nombre d’emplois qualifiés, mais il implique aussi des charges budgétaires importantes pour la collectivité et une perte de compétitivité pour l’économie.

Dans un système si complexe et si fragile, s’attaquer plus efficacement aux pollueurs tout en minorant les effets collatéraux négatifs est une nécessité, dans laquelle s’inscrit la préoccupation du Professeur Even de réduire la prescription et la consommation de médicaments peu utiles ou délétères.

Jean-Claude SEYS Président de l’Institut Diderot

Philippe Even Médecin pneumologue, Professeur émérite et ancien Vice-Président de l’Université Paris Descartes, ancien Doyen de la Faculté de médecine Necker et Président de l’Institut Necker. Il vient de publier La Vérité sur le cholestérol (Editions du Cherche-Midi, 2013)

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