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183 Les politiques linguistiques des pays maghrébins Un essai d’évaluation Foued LAROUSSI Questions préliminaires Le rapport aux langues représente, au Maghreb, non seulement un enjeu politique mais aussi symbolique ; ce qui rend évidemment toute décision problématique. Si l’on conçoit la politique linguistique comme le lieu où s’inscrit et prend sens la complexité des rapports sociaux, on ne peut éviter de poser un certain nombre d’interrogations. Ces questions ne constituent point une façon quelconque de circonscrire la problématique mais proposent à la réflexion commune quelques éléments susceptibles d’enrichir le débat en essayant autant que possible de ne pas céder aux passions. Les pays du Maghreb cherchent-ils - ont-ils intérêt - à afficher clairement leurs intentions en matière de politique linguistique ? Ont-ils la volonté de se donner un programme d’envergure ? Ou cherchent-ils à pratiquer la politique du « laisser-aller » afin de s’assurer une grande liberté de manœuvre ? Les politiques linguistiques reposent-elles sur une description objective de la situation sociolinguistique maghrébine ou au contraire sur des fondements idéologiques ? Les concepteurs des politiques linguistiques tiennent-ils compte de l’avis des spécialistes ou non ? Les lieux de décision sont-ils multiples ? Une politique linguistique rationnelle doit-elle se doter de moyens d’action sur les langues en présence en vue de concrétiser ses choix, ses intentions dans le but d’assurer l’égalité de chance aux citoyens ? Se doit-elle de créer les organismes chargés de la gestion de l’aménagement linguistique ? Quelles retombées ont (ou non) les politiques linguistiques sur les systèmes éducatifs, sur le développement économique ? Pour ce qui est de l’école, a-t-on su (a-t-on voulu ?) gérer la situation diglossique ? Quel sort réserve-t-on aux langues maternelles (divers arabes locaux et variétés amazighes) ?

Laroussi

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Maghreb

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  • 183

    Les politiques linguistiques des pays maghrbins

    Un essai dvaluation

    Foued LAROUSSI

    Questions prliminaires

    Le rapport aux langues reprsente, au Maghreb, non seulement

    un enjeu politique mais aussi symbolique ; ce qui rend videmment

    toute dcision problmatique. Si lon conoit la politique linguistique

    comme le lieu o sinscrit et prend sens la complexit des rapports

    sociaux, on ne peut viter de poser un certain nombre dinterrogations.

    Ces questions ne constituent point une faon quelconque de

    circonscrire la problmatique mais proposent la rflexion commune

    quelques lments susceptibles denrichir le dbat en essayant autant

    que possible de ne pas cder aux passions. Les pays du Maghreb

    cherchent-ils - ont-ils intrt - afficher clairement leurs intentions en

    matire de politique linguistique ? Ont-ils la volont de se donner un

    programme denvergure ? Ou cherchent-ils pratiquer la politique du

    laisser-aller afin de sassurer une grande libert de manuvre ?

    Les politiques linguistiques reposent-elles sur une description

    objective de la situation sociolinguistique maghrbine ou au contraire

    sur des fondements idologiques ? Les concepteurs des politiques

    linguistiques tiennent-ils compte de lavis des spcialistes ou non ?

    Les lieux de dcision sont-ils multiples ?

    Une politique linguistique rationnelle doit-elle se doter de

    moyens daction sur les langues en prsence en vue de concrtiser ses

    choix, ses intentions dans le but dassurer lgalit de chance aux

    citoyens ? Se doit-elle de crer les organismes chargs de la gestion de

    lamnagement linguistique ?

    Quelles retombes ont (ou non) les politiques linguistiques sur

    les systmes ducatifs, sur le dveloppement conomique ? Pour ce

    qui est de lcole, a-t-on su (a-t-on voulu ?) grer la situation

    diglossique ? Quel sort rserve-t-on aux langues maternelles (divers

    arabes locaux et varits amazighes) ?

  • 184

    Par ailleurs, dans la plupart des crits portant sur la situation

    linguistique du Maghreb, lvaluation des politiques linguistiques a

    t traite en parent pauvre. Une valuation des politiques

    linguistiques est-elle possible au Maghreb ? Si oui comment ? Et sur

    quelle base ? Quels sont les critres, les indices nous permettant de

    savoir si une politique linguistique a russi ou au contraire a chou ?

    Est-ce parce que lEtat revient sur ses choix initiaux un moment

    donn du processus ? Ou est-ce parce que les intresss nont pas

    adhr cette politique, car ils la jugent partisane ou ne servant pas

    leurs intrts ? Pour quune valuation des politiques linguistiques au

    Maghreb soit possible, il est ncessaire, me semble-t-il, de comparer

    les rsultats aux intentions. Mais dans la mesure o celles-ci sont

    rarement clairement explicites, lentreprise est-elle facilement

    envisageable ? Quoi quil en soit, toute tentative dans ce sens ne peut,

    mon sens, faire lconomie dinterrogations portant sur la capacit -

    ou non - des dites politiques donner certains inflchissements

    favorables au dveloppement conomique et humain dans les pays

    concerns.

    Avant de procder lanalyse des politiques linguistiques

    maghrbines, je veux prciser brivement le cadre thorique qui a

    inspir cette intervention.

    Le cadre thorique

    En 1959, Le Norvgien Einar Haugen a propos en se fondant

    sur le texte dUriel Weinreich (1954) le concept de language planning

    pour dsigner llaboration dune orthographe normative, dune

    grammaire et dun dictionnaire pour guider lusage crit et oral dans

    une communaut linguistique non homogne (cit par Denise

    Daoust et Jacques Maurais (1987 : 8). Depuis, les travaux sur cette

    question ont connu un grand essor, et les chercheurs ont propos

    divers concepts pour rendre compte de cette ralit linguistique. Je

    nai pas lintention ici de passer en revue ni les diffrents concepts ni

    les raisons thoriques qui les sous-tendent, car lessentiel sur cette

    question a t dit. Voir, par exemple, Corbeil (1980), Hagge (1983)

    Guespin et Marcellesi (1986), Daoust et Maurais (1987), etc.

  • 185

    Le modle de Haugen comprenait 4 points :

    1) le choix de la norme

    2) la codification de la norme

    3) limplantation de la norme dans la communaut linguistique

    4) la modernisation de la langue pour rpondre aux exigences de

    nouveaux domaines demploi.

    En 1971, Joan Rubin a ajout au modle de Haugen la notion

    dvaluation des politiques linguistiques.

    Cest en 1983 que Haugen va remanier son modle afin de tenir

    compte de certains aspects du processus de language planning quil

    na pas voqus dans son texte de 1959, notamment la notion

    dvaluation.

    Le modle de Einar Haugen (1983)

    FORME

    (politique linguistique)

    FONCTION

    ( culture de la langue )

    Socit

    (planification

    du statut)

    1. Choix de la

    norme

    a) identificatio

    n du problme

    b) affectation

    2. Implantation

    (processus ducationnel)

    a) mesures correctives

    b) valuation

    Langue

    (planification

    du corpus)

    3. Codification

    de la norme

    (standardisation) :

    a) orthographe

    b) syntaxe

    c) lexique

    4. Modernisation de la

    langue :

    a) modernisation de la

    terminologie

    b) dveloppement de la

    fonction stylistique de la langue

    Le modle de Jean-Claude Corbeil (1980 et 1991)

    Jean Claude Corbeil a propos comme quivalent de language

    plannig le concept damnagement linguistique, conu comme

    lintervention humaine consciente sur la langue . Il la prfr

    celui de planification linguistique, car, selon lui, ce dernier peut

    vhiculer en franais une connotation pjorative. Le concept est, me

    semble-t-il, peru comme trop dirigiste, alors que celui

    damnagement linguistique repose sur lide du consensus social.

  • 186

    Les grandes tapes de lamnagement linguistique1

    Corbeil distingue lui aussi lamnagement du statut et

    lamnagement de la langue elle-mme (1991 : 22) :

    1) Lamnagement du statut :

    Il comporte 3 tapes :

    1) lanalyse de la situation de dpart

    2) la dfinition des objectifs atteindre

    3) ltablissement dune stratgie de passage de la situation de

    dpart la situation darrive

    Lanalyse de la situation de dpart :

    Elle repose sur une description objective de la situation

    sociolinguistique : il sagit de mesurer le poids relatif des langues en

    prsence dun point de vue dmographique et conomique, de faire

    linventaire des usages rels, danalyser des attitudes des locuteurs

    leurs gards, et de favoriser lmergence de consensus au sein de la

    population par rapport une ventuelle rorganisation des relations

    entre les langues (p. 23).

    Corbeil insiste sur le caractre multidisciplinaire dune telle

    entreprise. Cest un travail qui ncessite que des linguistes, des

    dmographes, des juristes, des conomistes, des sociologues, des

    politologues et dautres spcialistes unissent leurs efforts. Lauteur

    insiste aussi sur la qualit et lexhaustivit de la description de la

    situation de dpart. Cette description clarifie les lments objectifs

    de la problmatique sociolinguistique du pays. Elle permet aux

    diffrentes opinions de sexprimer en toute libert, de dgager les

    consensus qui se manifestent dans lensemble de la population et dans

    chaque groupe linguistique, de mesurer les carts, les contradictions

    ou mme les conflits dopinions entre les groupes (p. 23).

    Selon lui, les opinions, dans tous les pays, gravitent autour de

    deux modles idlogiques : lidologie de la langue unique, fondement

    de lunit nationale, modle clairement formul par la Rvolution

    franaise et lidologie du multilinguisme avec galit de statut des

    langues et partage des zones ou des domaines dutilisation de chacune.

    On verra plus loin o se situent les modles maghrbins.

    La dfinition des objectifs atteindre :

    Il sagit de dfinir le type de relation entre les langues en

    prsence, de prciser leur domaine dutilisation, de fixer les droits

  • 187

    linguistiques des locuteurs de chaque langue et dtablir le modle de

    socit quon se propose de raliser dun point de vue linguistique.

    Corbeil insiste de nouveau sur le fait que ce modle de socit doit

    la fois rejoindre les consensus et concilier les divergences dopinions

    et dobjectifs des divers groupes qui forment la socit (p. 24).

    Comme on peut le remarquer, lide et la volont de trouver un

    consensus sont constamment prsentes dans le modle de Corbeil.

    Selon Corbeil, la responsabilit de cette tape est dordre

    politique. Il revient donc au gouvernement de prendre les dcisions et

    darrter un certain nombre de mesures administratives. Bien entendu,

    il existe diffrents modles de socits, Corbeil propose den dcrire

    six : cest dans le premier modle quon pourrait ranger non sans

    nuances les modles maghrbins (une langue officielle pour tout le

    pays et une politique scolaire de bilinguisme individuel par

    lenseignement des langues trangres. Ex. le modle franais).

    Ltablissement dune stratgie de passage de la situation de

    dpart la situation darrive :

    3 stratgies sont possibles :

    1) la stratgie du laisser-faire, ce que Guespin et Marcellesi

    (1986) ont appel le libralisme linguistique . Cette stratgie laisse

    la situation linguistique se dcanter delle-mme de par le jeu des

    forces sociales en prsence. Il sagit de laisser voluer le rapport des

    forces en prsence (les politiques linguistiques de certains Etats

    africains vis vis des langues africaines).

    2) la stratgie du cas par cas, domaine par domaine (le

    gouvernement de lOntario).

    3) La stratgie de la politique linguistique explicite, plus ou

    moins globale, comme au Qubec par exemple.

  • 188

    2) Lamnagement de la langue

    Lamnagement du statut repose sur lamnagement de la

    langue elle-mme, cest dire lintervention sur les structures

    linguistiques elles-mmes : orthographe, lexique, syntaxe, phontique

    (le cas de lhbreu, on a dcrt une norme phontique) et des

    questions stylistiques. Toutes ces interventions posent bien entendu la

    question du choix de la norme.

    La situation maghrbine

    Le cadre thorique tant prcis, jen viens maintenant

    lanalyse de la situation linguistique maghrbine. Je ne traite ici que

    des trois pays Algrie, Maroc et Tunisie. Les ralits socio-politiques

    tant diffrentes dans les trois pays, leurs politiques linguistiques sont

    donc diffrentes. Partant, tout diagnostic, qui se veut synthtisant, doit

    tenir compte des spcificits de tel ou tel pays sinon il risque de ne pas

    tre objectif, ce qui videmment relativiserait le contenu de ce dbat.

    Cela tant dit, on pourrait en dgager quelques lments constants.

    En ce qui concerne le statut officiel de larabe, les trois

    constitutions prcisent que larabe est langue dEtat.

    La Constitution algrienne :

    LIslam est religion dEtat (article 2)

    Larabe est la langue nationale et officielle (article 3).

    La Constitution marocaine

    Le Royaume du Maroc, Etat musulman souverain, dont la

    langue officielle est larabe, constitue une partie du Grand Maghreb

    (Prambule).

    La Constitution tunisienne

    La Tunisie est un Etat libre, indpendant et souverain ; sa

    religion est lIslam, sa langue larabe et son rgime, la Rpublique

    (article 1).

    Daprs ces extraits des constitutions maghrbines, les choix

    constitutionnels sont clairs. En ce qui concerne le fondement

    idologique, les trois constitutions reposent sur le couple arabit /

    islamit mme si dun pays lautre les mots, ou leur ordre de

    prsentation, changent.

  • 189

    Dans les trois pays, larabisation est prsente comme une

    opration lgitime dont lobjectif est de doter larabe littraire ou

    classique de moyens ncessaires sa promotion au rang de langue

    capable de vhiculer toutes sortes de savoirs et dassurer lgalit des

    chances aux populations maghrbines, ce qui est en soi un acte

    lgitime et digne defforts. Mais en ralit, aux yeux des concepteurs

    de larabisation, cette opration constitue avant tout un projet qui vise

    radiquer le franais quils jugent comme tranger et comme

    pur produit du colonialisme . Sous prtexte donc de vouloir

    protger la langue arabe afin de prserver la personnalit

    algrienne, marocaine ou tunisienne, on veut se dbarrasser des

    squelles de la colonisation . Ces politiques linguistiques occultent

    du mme coup toutes les autres langues prsentes dans le paysage

    sociolinguistique maghrbin : diverses langues arabes et varits

    amazighes.

    Dans les trois pays, les politiques linguistiques sont dinspiration

    jacobine, il sagit de modles centralisateurs et homognisants qui ne

    tiennent pas compte de la situation plurilingue relle. Ces politiques

    linguistiques officielles sinscrivent donc dans le cadre dun processus

    de minoration linguistique ayant pour consquences la ngation des

    langues autres que larabe littraire.

    Une autre constante caractrise les trois politiques linguistiques :

    lambivalence et la contradiction dans les actions entreprises. Dans les

    trois pays, plusieurs rformes se sont succd, ont t parachutes sans

    avoir t pralablement prpares, sans quelles aient repos sur une

    relle description de la situation sociolinguistique en question et sans

    avoir t inscrites dans la continuit. Combien de rformes des

    systmes ducatifs sont venues annuler des dcisions prcdentes ou

    entriner des choix dont on savait pertinemment quils ntaient pas

    bons ! Combien de fois on a annul des rformes qui nont pas t

    menes jusquau bout ! En somme, les politiques darabisation, en

    particulier dans le systme denseignement, se sont souvent servies

    des lves comme de sujets dexprience, ce qui a largement contribu

    leur chec et au dsenchantement des intresss.

    Toutefois la contradiction la plus flagrante consiste dans le fait

    que larabisation qui est cense rduire les ingalits sociales, en

  • 190

    particulier lcole sest transforme en une opration de slection

    sociale pour employer les termes de Gilbert Grandguillaume (1983).

    Au Maroc, par exemple, pour A. Boukous (1996 : 80), la politique

    darabisation est conue et amnage par les lites pour les masses, ce

    qui nest pas la moindre des ambivalences dune politique linguistique

    dont les enjeux sont la fois matriels et symboliques .

    A mon sens, tant que les usagers, toujours absents du dbat qui

    les concerne, ne sont pas mis au centre des proccupations, tant quon

    continue considrer tort larabe littraire comme leur langue

    maternelle (en dehors des berbrophones), la politique darabisation

    ne peut que produire des ingalits sociales, en ce sens que seuls les

    groupes socialement aiss sont en mesure de la contourner. Quel

    paradoxe lorsque, au nom de lgalit des chances pour tous, on

    produit de lingalit sociale, et, par consquent, de lexclusion ! Cest

    ainsi que la plupart des travaux, srieux, qui ont port sur cette

    question, valuent la politique darabisation ; une stratgie

    idologique mise en place par les lites pour verrouiller laccs la

    formation qui produit les lites du pays (Boukous, p. 81).

    On comprend ds lors pourquoi une telle politique linguistique

    suscite tant de controverses et de polmiques. Comment ne pouvait-

    elle pas constituer un enjeu capital alors quil sagit de former les

    jeunes qui prendront en main le destin de leurs pays respectifs ? On a

    vu que le modle propos par Corbeil insiste beaucoup sur le

    consensus social, force est de constater quau Maghreb, les politiques

    linguistiques sont loin dtre un objet de consensus, car les terrains et

    les ralits sociolinguistiques sont trs diffrents des socits nord-

    amricaines. Le dbat linguistique chez nous est largement investi

    idologiquement.

    Dans le dbat linguistique au Maghreb, on ne peut se contenter,

    par exemple, de faire linventaire ou le recensement des usages

    linguistiques rels, il faut observer de prs les pouvoirs symboliques,

    imaginaires et fantasmatiques lis aux langues en prsence.

    Une autre constante des politiques darabisation des trois pays

    concerne leurs objectifs non avous. Utilise tantt pour atteindre un

    objectif tantt pour en atteindre un autre, larabisation a t utilise

    dans la plupart des cas comme un tremplin pour atteindre en ralit

    dautres objectifs inavous.

  • 191

    En Tunisie, par exemple, au milieu des annes 70, larabisation

    a t utilise, avec pour objectif inavou de contrecarrer des ides

    marxistes en vogue lpoque.

    A la fin des annes 70 et au dbut des annes 80, lorsque les

    islamistes taient influents, larabisation a t utilise pour dautres

    fins. En 1979, Mohamed Mzali alors ministre de lducation nationale

    dclarait que larabisation est mise en place pour couper lherbe

    sous le pieds des intgristes et que le khomeinysme nest pas

    exportable 2. Il nempche que lorsque, en 1980, ce mme ministre

    est nomm Premier ministre par Bourguiba, il nhsitera pas

    satisfaire les revendications des fondamentalistes au sujet de la

    sauvegarde de lauthenticit , de lidentit arabo-islamique et

    de lintgrit de la langue arabe menace surtout par la prsence

    du franais.

    Parfois larabisation est utilise comme une mesure de rtorsion

    par les pouvoirs en place lgard de la France coupable soit

    dingrence soit de laisser les coudes franches certaine presse

    franaise considre gnralement comme malveillante.

    Parfois larabisation est un gage donn au camp des arabistes et

    lensemble du monde arabe.

    Au Maroc, larabisation a souvent t utilise par le dfunt Roi

    Hassen II pour satisfaire les revendications des arabisants dont le parti

    El Istiqlal est le plus en pointe dans ce domaine.

    En Algrie, la plupart des crits sur larabisation signalent que

    cette politique a pris le contre-pied de la politique coloniale dont

    lobjectif fut la francisation de lAlgrie. Il fallait donc envisager une

    politique linguistique ayant pour objectif larabisation de la socit

    algrienne. Plus prcisment, il sagissait, selon lun des artisans de

    cette arabisation A. Taleb-Ibrahimi, danantir ce mlange

    dlments de culture disparates et souvent contradictoires, hrits des

    poques de dcadence et de la priode coloniale, de lui substituer une

    culture nationale unifie, lie intimement notre pass et notre

    civilisation arabo-islamique (1981 : 63). La politique darabisation

    en Algrie a t souvent dsigne comme une politique radicale ,

    voire revancharde .

    Jai dit tout lheure que si le but de larabisation consiste

    doter larabe de moyens ncessaires sa promotion au rang de langue

  • 192

    moderne et dynamique, cest en soi un acte lgitime et digne defforts.

    Mais, daprs un article dans le journal Le Monde dat du 30 mars

    2000, portant sur la situation linguistique tunisienne, les enseignants

    tunisiens nen sont pas convaincus. Selon ces enseignants, le

    remplacement progressif du franais lcole et luniversit na pas

    permis aux jeunes de mieux matriser la langue arabe (p.5). On

    simagine tort [rplique un enseignant] quil sagit de vases

    communicants. Nos tudiants sont plus laise en arabe quen

    franais, cest certain, mais leur arabe nest pas bon pour autant

    (id.). On constate que dans les trois pays du Maghreb, larabisation na

    pas vraiment atteint lobjectif quelle sest fix.

    Aprs ces lments constants dans les politiques darabisation

    algrienne, marocaine et tunisienne, je tenterai de mettre laccent,

    brivement, sur les spcificits de chaque pays. Sans tre exhaustif, on

    peut signaler les points suivants.

    Parmi les trois pays, cest en Tunisie peut-tre o les

    consquences de larabisation ont t les moins ressenties. En effet,

    malgr les contradictions dans les choix thoriques et les difficults

    dordre pratique, les idologues de larabisation tunisienne ont tent

    de mettre en uvre une arabisation par tapes tout en conservant au

    franais un statut de langue privilgie. A cela il faut ajouter cest

    valable aussi pour le Maroc quen Tunisie, larabisation a t

    ralise avec des cadres exclusivement tunisiens, ce qui ntait pas le

    cas en Algrie.

    Au Maroc, si larabisation constitue la constante de la politique

    linguistique officielle, elle a t rgulirement pondre par

    lintervention directe du Roi Hassan II. Ce dernier est intervenu plus

    dune occasion directement dans le dbat qui a souvent oppos

    partisans et adversaires de larabisation pour soutenir tel ou tel camp

    et viter ainsi une crise sociale.

    Quant la situation algrienne, elle est trs diffrente des deux

    autres. Cest en Algrie que larabisation a eu le plus deffets nfastes.

    Dsigne par les uns et les autres comme une opration radicale ,

    une mesure dmagogique , une politique revancharde , un

    fiasco , elle est surtout accuse davoir prpar le terrain aux

    islamistes. Cest sous la plume de Mohamed Benrabah que lon lit les

    mots les plus durs, les plus accablants. Ce dernier (1999) parle de

  • 193

    larabisation des mes (p.154), de la haine de soi (p.93), de la

    honte des anctres (P.161), du suicide dune nation (p. 220).

    Pour lui, la politique linguistique qui visait transformer lindividu

    sest avre tre un vritable instrument de dpersonnalisation

    provoquant un dsquilibre psychique et identitaire (p. 343).

    Conclusion

    Comme on a pu le constater, les politiques linguistiques des trois

    pays du Maghreb se rduisent presque larabisation. Celle-ci, loin

    dtre cohrente ou transparente, a eu pour objectif de favoriser un

    seul idiome, larabe littraire. Elle continue dune part, prsenter le

    franais comme la langue de la dpendance et de lalination

    culturelles et dautre part, occulter les langues maternelles, symboles

    de la division de la Grande nation arabe.

    Malgr cela une question reste pose, savoir un amnagement

    linguistique au sens o lentend Corbeil est-il possible au Maghreb ?

    Dans ltat actuel des choses, la rponse est malheureusement non.

    La responsabilit de lamnagement linguistique dun pays, crit

    Corbeil (1991 : 19) est laffaire des seuls citoyens . Ses propositions

    sont faites partir de la lecture et de lanalyse des socits nord-

    amricaines, notamment la socit qubcoise dans laquelle on

    accorde une large importance au dialogue et la divergence des

    opinions. Ce sont des socits dmocratiques dans lesquelles chaque

    citoyen a le droit la parole. Je ne dis pas que la question linguistique

    ny est pas problmatique, mais en comparaison avec les socits

    maghrbines, les ralits sociales, linguistiques, conomiques et

    politiques sont trs diffrentes et elle est beaucoup plus complexe au

    Maghreb.

    En somme le modle de Corbeil est applicable dans une socit

    dmocratique, ce qui nest pas le cas des socits maghrbines. Or en

    labsence dun processus de dmocratisation de toute la vie publique

    au Maghreb, lamnagement linguistique en tant que processus

    rclamant ladhsion et le consensus de tous les groupes sociaux

    demeure un objectif difficile atteindre. Mais le propre dune

    politique linguistique cest quelle est en devenir constant sous

    linfluence dune dynamique sociale, ce qui videmment laisse la

    porte ouverte toute volution favorable.

  • 194

    Bibliographie

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