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34 35 « Flâner est une science, c’est la gastronomie de l’œil. Se promener, c’est végéter ; flâner, c’est vivre. » Honoré de BALZAC Si vous m’avez suivi jusque-là, vous avez déjà la réponse à la question que pose le titre de ce chapitre : le piéton est un promeneur indifférent à son environnement, seule une catas- trophe avérée peut retenir son attention ; l’artiste au contraire est un marcheur aux aguets, le regard en alerte permanente : il déchiffre dans la ville des mystères que le piéton ne re- marque pas. L’habitude nous empêche de voir et de sentir. Marcher en artiste, c’est savoir susciter un dépaysement et, grâce à cela, reprendre possession de soi en recomposant le monde autour de nous. Pour le marcheur, il s’agit de se débarrasser d’un quotidien sans surprise pour quêter l’inattendu, l’incertain, l’intense ; l’attention portée à ce qui l’entoure lui permet de mettre du neuf dans son regard et dans sa vie. Georges BATAILLE utilisait l’expression « se désinsérer », pour signifier se dégager de la trame du temps, se détacher des contraintes et des espoirs du quotidien, se rendre absent au monde des habitudes. Il s’agit donc maintenant de comprendre comment peut se composer une telle transforma- tion, de regarder tout ce qui peut favoriser son éclosion, enfin de se demander quelle trace doit laisser une marche pour pouvoir être qualifiée d’œuvre. A l’origine, il faut une foi dans le merveilleux du quotidien. ARAGON avait déploré que ce sentiment soit si difficile à préserver : « Je le vois qui se perd dans chaque homme qui avance dans sa propre vie comme dans un chemin de mieux en mieux pavé, qui avance dans l’habitude du monde avec une aisance croissante, qui se défait progressivement du goût et de la perception de l’insolite. » (1) Voilà bien le défi essentiel, rajeunir le regard, le 4. Comment distinguer l’artiste marcheur du banal piéton ? régénérer, et, au contact des vieilles façades de la ville, de ses rues sacrifiées et de ses foules indifférentes, participer, au moins pour soi seul, au réveil d’un enchantement évanoui ; considérer le décor au sein duquel on évolue habituellement avec l’œil du voyageur égaré dans une ville qu’il n’avait pas l’intention de visiter. L’artiste marcheur a cette capacité de se rendre totalement disponible pour laisser le monde entrer en lui ; non pas le monde marchand des « sollicitations utilitaires », mais celui de l’aventure, « une aventure person- nelle de chaque instant, tissée de sourires dérobés à l’éclat soudain d’une vitre, de projets amoureux formés au hasard des visages tendrement brouillés par la pluie … par la pluie dont nul ne saurait dire à quel moment elle a commencé à tomber. » (2) Ensuite, toutes les méthodes sont bonnes pour parvenir au résultat recherché. Il n’y a pas de prosodie pour le poète du quotidien, rien qui puisse brider son imagination aventu- rière. Par exemple, suivez l’exemple de Thomas CLERC, qui a parcouru toutes les rues du Xème arrondissement en portant une attention vigilante aux « objets d’art involontaires » qu’elles contiennent, par exemple « ventilateur sur télévision Grundig + planches en équi- libre sur landau sans roue », « 2 wagons SNCF juchés sur plates-formes mobiles garées contre trottoir », « pull trempé en forme de chien de caniveau », « grosse valise en faux cuir sur laquelle repose en équilibre un carton à sangles », « plume de pigeon + résistances sur frigidaire tchèque », « caddie SNCF en position couchée extrapolé de son lieu d’origine » … (3) Si vous n’êtes pas sensible à cette approche poétique des déchets, consultez donc le site du graphiste Cali REZO, elle a notamment composé un très bel alphabet à partir d’objets et de paysages dont elle a éliminé la notion d’échelle. (4) Tout est propice à un inventaire artistique, comme l’a démontré Gabriel OROZCO : en 1997, il a marché dans les villes de New York et d’Amsterdam, en filmant ce que suivait son regard, des faits urbains minuscules, des rencontres fugaces, des objets dérisoires, additionnés dans l’ordre même de la vision, sans aucun montage. Cela donne par exemple : « From green glass to Federal Express / From flat tyre to airplane / From container to Don’t Walk / From cap in car to atlas / From dog shit to Irma Vep … “ OROZCO précise qu’il recherche “ la liquidité des choses”, celle que crée la fluidité du regard. Mais au-delà de cette démarche, l’addition d’images négligeables a pour effet de métamorphoser le réel, car chaque détail devient un moyen d’aiguiser la perspicacité et suscite une façon plus aigüe d’être au monde. La même année exactement, Francis ALYS a réalisé « Bottle », une vidéo retraçant la vie d’une bouteille en plastique vide abandonnée sur une place et ballot- tée par le vent et les pieds des passants ; le film donne de la ville une vision inhabituelle, la transforme en un monde fragile, imprévisible. Si ALYS et OROZCO ont placé les incidents du quotidien au centre de leur œuvre, c’est qu’ils comptent sur ce que la vie urbaine offre de hasards et de paradoxes pour nourrir leur poésie. L’expert Thierry DAVILA les a qua- lifiés d’ « historiens-chiffonniers », qui ne révèlent qu’une partie infime de l’histoire, que des éclats dérisoires du contenu de la ville, « les rebuts de l’existence urbaine », mais qui essentiellement réveillent le regard. (5) Autrement dit, l’histoire ne justifie peut-être pas qu’elle soit retenue, mais elle mérite à coup sûr d’être regardée. Porter attention à ce qu’habituellement on néglige et s’apercevoir que le simple regard peut conférer du sens au banal, Georges PEREC nous en a laissé un témoignage littéraire

L'artiste piéton ?

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L'artiste piéton. Comment distinguer un banal marcheur d'un artiste piéton ?

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    Flner est une science, cest la gastronomie de lil. Sepromener,cestvgter;flner,cestvivre.

    Honor de BALZAC

    Si vous mavez suivi jusque-l, vous avez dj la rponse la question que pose le titre de ce chapitre : le piton est un promeneur indiffrent son environnement, seule une catas-trophe avre peut retenir son attention ; lartiste au contraire est un marcheur aux aguets, le regard en alerte permanente : il dchiffre dans la ville des mystres que le piton ne re-marque pas. Lhabitude nous empche de voir et de sentir. Marcher en artiste, cest savoir susciter un dpaysement et, grce cela, reprendre possession de soi en recomposant le monde autour de nous. Pour le marcheur, il sagit de se dbarrasser dun quotidien sans surprise pour quter linattendu, lincertain, lintense ; lattention porte ce qui lentoure lui permet de mettre du neuf dans son regard et dans sa vie. Georges BATAILLE utilisait lexpressionsedsinsrer,poursignifiersedgagerdelatramedutemps,sedtacherdes contraintes et des espoirs du quotidien, se rendre absent au monde des habitudes. Il sagit donc maintenant de comprendre comment peut se composer une telle transforma-tion,deregardertoutcequipeutfavorisersonclosion,enfindesedemanderquelletracedoitlaisserunemarchepourpouvoirtrequalifieduvre.

    A lorigine, il faut une foi dans le merveilleux du quotidien. ARAGON avait dplor que cesentimentsoitsidifficileprserver:Jelevoisquiseperddanschaquehommequiavance dans sa propre vie comme dans un chemin de mieux en mieux pav, qui avance dans lhabitude du monde avec une aisance croissante, qui se dfait progressivement du gotetdelaperceptiondelinsolite.(1)Voilbienledfiessentiel,rajeunirleregard,le

    4. Comment distinguer lartiste marcheur du banal piton ?

    rgnrer,et,aucontactdesvieillesfaadesdelaville,desesruessacrifiesetdesesfoulesindiffrentes, participer, au moins pour soi seul, au rveil dun enchantement vanoui ; considrer le dcor au sein duquel on volue habituellement avec lil du voyageur gar dans une ville quil navait pas lintention de visiter. Lartiste marcheur a cette capacit de se rendre totalement disponible pour laisser le monde entrer en lui ; non pas le monde marchanddessollicitationsutilitaires,maisceluidelaventure,uneaventureperson-nelle de chaque instant, tisse de sourires drobs lclat soudain dune vitre, de projets amoureux forms au hasard des visages tendrement brouills par la pluie par la pluie dontnulnesauraitdirequelmomentelleacommenctomber.(2)

    Ensuite, toutes les mthodes sont bonnes pour parvenir au rsultat recherch. Il ny a pas de prosodie pour le pote du quotidien, rien qui puisse brider son imagination aventu-rire. Par exemple, suivez lexemple de Thomas CLERC, qui a parcouru toutes les rues du Xmearrondissementenportantuneattentionvigilanteauxobjetsdartinvolontairesquelles contiennent, par exemple ventilateur sur tlvision Grundig + planches en qui-libresurlandausansroue,2wagonsSNCFjuchssurplates-formesmobilesgarescontretrottoir,pulltrempenformedechiendecaniveau,grossevaliseenfauxcuirsurlaquellereposeenquilibreuncartonsangles,plumedepigeon+rsistancessurfrigidairetchque,caddieSNCFenpositioncoucheextrapoldesonlieudorigine(3)Sivousntespassensiblecetteapprochepotiquedesdchets,consultezdoncle site du graphiste Cali REZO, elle a notamment compos un trs bel alphabet partir dobjetsetdepaysagesdontellealiminlanotiondchelle.(4)

    Tout est propice un inventaire artistique, comme la dmontr Gabriel OROZCO : en 1997,ilamarchdanslesvillesdeNewYorketdAmsterdam,enfilmantcequesuivaitson regard, des faits urbains minuscules, des rencontres fugaces, des objets drisoires, additionns dans lordre mme de la vision, sans aucun montage. Cela donne par exemple :FromgreenglasstoFederalExpress/Fromflattyretoairplane/FromcontainertoDontWalk/Fromcapincartoatlas/FromdogshittoIrmaVepOROZCOprcisequilrecherchelaliquiditdeschoses,cellequecrelafluiditduregard.Maisau-delde cette dmarche, laddition dimages ngligeables a pour effet de mtamorphoser le rel, car chaque dtail devient un moyen daiguiser la perspicacit et suscite une faon plus aigedtreaumonde.Lammeanneexactement,FrancisALYSaralisBottle,unevido retraant la vie dune bouteille en plastique vide abandonne sur une place et ballot-teparleventetlespiedsdespassants;lefilmdonnedelavilleunevisioninhabituelle,latransformeenunmondefragile,imprvisible.SiALYSetOROZCOontplaclesincidentsdu quotidien au centre de leur uvre, cest quils comptent sur ce que la vie urbaine offre dehasardsetdeparadoxespournourrirleurposie.LexpertThierryDAVILAlesaqua-lifisdhistoriens-chiffonniers,quinervlentquunepartieinfimedelhistoire,quedesclatsdrisoiresducontenudelaville,lesrebutsdelexistenceurbaine,maisquiessentiellementrveillentleregard.(5)Autrementdit,lhistoirenejustifiepeut-trepasquelle soit retenue, mais elle mrite coup sr dtre regarde.

    Porter attention ce quhabituellement on nglige et sapercevoir que le simple regard peut confrer du sens au banal, Georges PEREC nous en a laiss un tmoignage littraire

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    particulirementconvainquant.(6)Entrelevendredi18Octobre1974etledimanche20Octobre, diverses heures de la journe, lauteur, attabl un caf ou assis sur un banc, observe la place Saint Sulpice et raconte ce quil voit ; de cette place, tout a dj t dcrit, inventori,photographi,racontourecens,maisPERECsintressecequineseremarquegnralementpas,cequisepassequandilnesepasserien.Ilnotedonc le quotidien, en prenant bien soin de ne rien avancer qui ne soit purement factuel, ce quivautparexempleunepetitefille,encadreparsesparents(ouparseskidnappeurs)pleure.Cetteobjectivitnempchepasquandmmequelquesjugementsdevaleur,dutype la redingote de la vieille dame est belle mais le bougeoir qua achet une autre dame estmoche, cependant il sagit bien de dcrire la ralit, non de la romancer. Au fil deces menues observations, simplement relates, apparaissent subrepticement quelques interrogations(surlheuredelevedesboteslettres,ousurllmentdclencheurdunenvoldepigeons),desdescriptionsunpeuapprofondies(laressemblancedunbbunoiseau),desdbutsdestatistiques(surlesgensdontunemainaumoinsestoccupe,ousurlesensdelaruequienregistreleplusdepassage),desdbutsdelistes, linventairede tous les autobus qui passent avec leur indice de remplissage, et mme le projet dune classificationdesparapluies ; linconscient,confrontuneralitdesplusbanales,nepeutsempcherdelorganiseretdelarendresignifiante.Parfois,deloinenloin,lobser-vateurlaissepercersespropressensations,lassitudedeslieux,lassitudedesmots,fatigue,curiositinassouvie,maiscestfugace,ilrevientvitesonsujet,ledcor,lesvoitures, les passants, les touristes, la vie minuscule dune grande ville, qui pourrait tre, enneregardantquunseuldtail()etpendantsuffisammentdetemps,touteslesautresvilles.Ilachvesonrcit:Quatreenfants.Unchien.Unpetitrayondesoleil.Le96.Ilestdeuxheures.Cequattestelcrivain,cestquonnepeutpuiserlaralitdunlieu,mais que chaque lment qui le compose a un sens, et que ce sens est propre chacun. Unauteurmexicainacritunrecueildepomesquejenaipaslumaisdontjairetenuletitre,Lecurestunchienquisejetteparlafentre,jypensesouventquandjevaismarcher en ville.

    Une autre initiative artistiquemrite toute notre gratitude ; celle qui consiste intro-duire dans nos paysages urbains des signes susceptibles dattirer lattention du piton potentiellement artiste et de linciter, par ce biais, sinterroger sur ce que reprsente sa dambulation. Rvler est une vocation de lart, cest en tous cas ce que suggrait Hanna ARENDT quand elle crivait que toutes les choses peuvent tre vues, mais seules les uvresdartsontfaitesavecpouruniquebutlapparatre.Lexercicequinousoccupeici est cependant dambition modeste. Il se rfre plutt une thorie quavait dvelopp RolandBARTHESproposdelaphotographie:encherchantdfinircequifaitlattraitdunephotopour lui, il recourt auprincipedaventure (tellephotomadvient, telleautrenon)etqualifiecetattraitdutermeanimation:Laphotoelle-mmenestenrienanime(jenecroispasauxphotosvivantes)maisellemanime:cestcequefaittouteaventure.(7)Lavilleestempliedesignesdpossparcesartistesanimateurspour aiguillonner la perception du piton.

    Gabriel OROZCO a donn un bel exemple de la discrtion que peut revtir une telle inter-vention:pouruneuvreintituleHomerunon54thstreetatMoma,ilajustedispos

    desorangesderrirelesbow-windowsdelimmeublequifaitfaceauMusedArtModernedeNewYork.Le geste est banal, le signe simple, ldifice sans intrtparticulier, il nepeut sagir dun spectacle, la seule motivation de cette cration, qui ne peut tre remar-quequepardesflneursparticulirementattentifs,estdtreunappel,uneinvitationsusciter une relation, mme fugace, avec ces quelques spectateurs. Dans le mme esprit, Gordon MATTA CLARK, architecte de formation, a entrepris de dvoiler les structures caches dans lordre urbain. Son travail le plus rput est constitu de dcoupes prati-ques dans des btiments, enlevant des morceaux de planchers ou de murs, et rvlant ce qui est habituellement dissimul, danciens papiers peints, des gravats, des tuyauteries ;unesriedephotographies,raliseen1975dansunimmeubledelarueduRenardmitoyenduCentrePompidoualorsenconstruction,estparticulirementsignificativedecettedmarche;illaintituleconicalintersection.Elleincitelemarcheurdesvillesguetter dans son dcor ces lments darrire-plan et les transformer en autant dimages artistiques que son imagination recomposera pour son propre usage. Tous les rebelles du streetart,lespeintresdelarturbain,interviennentseloncemmeprincipe;Sophie,qui colle des photos danimaux dans les rues, lnonce ainsi : Mon but est dinterpeller lepassant,delefairesinterrogeretsortiruninstantdesonquotidien.(8)Cestaussilambition du groupe AGRAFMOBILE qui sefforce dintroduire dans la rue des repres potiques ou humoristiques accompagnant les pas du marcheur dans la ville. Il part du constatquelesmessagesaffichspourlespassantssontpurementadministratifsoucom-merciaux ; ils gnrent ennui et lassitude, parfois un soupon de colre. Avec le concours des habitants, le groupe conoit donc des messages de toute autre nature, des appels, des suggestions, des clins dil potiques, stimulant le regard du promeneur appel entrer son tour dans le jeu.

    Cette action peut mettre contribution tous les sens, y compris ceux auxquels nous pr-tons peu dattention. Les sons, par exemple. Le monde urbain est fait de telle sorte que lon puissesydplacersansprterattentionauxbruitsdelaville.Ilsuffitdevoirlenombrede passants portant des couteurs sur les oreilles pour se convaincre que le bruit est trait commeunepurenuisance.Autourdesannes1970,lecompositeurMaxNEUHAUSafaitschapperdunebouchedarationdeTimesSquare,NewYork,unesonneriedeclochesque le bruit de la rue empchait pratiquement de distinguer ; il voulait juste interroger le passantsurcequilfaitdesonoreilleenville;parlasuite,iladailleursorganisdesmarchesbaptisesEcoutez,carellesavaientpourseulobjetderendrelesparticipantsattentifsauxbruitsdelaville.Depuis1996,AkioSUZUKIdessinesurlestrottoirsdedi-versesvillesdumonde,descercleslintrieurdesquelsfigurentschmatiquementdeuxoreilles, invitant le passant sarrter dans ce cercle et couter. Loue est un sens passif, on peut choisir ce quon regarde, mais pas ce quon entend ; en revanche, couter peut treuneactioncratrice,donnantauxsonslasignificationdeleurorigine,effectuantunclassementdansleurdiversitetrecherchantlesinformationsqueleurflotrenddabordindistinctes. Et ce que jentends sera srement diffrent de ce quentendent les autres, de lamme faonquenousne reconnatronspasdanscette rue lesmmessignesvisuels.Moi, quand je marche dans les rues, jaime particulirement saisir au vol des bribes de phrases nonces par dautres passants, et, les prolongeant, les dformant, men faire un petit discours usage intime, qui prserve nanmoins laccent des autres.

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    Ilenvademmedesodeurs,carilyauneposiedesodeursdanslaville.Unvieilamou-reux de Paris lexprimait ainsi : Pas toujours coquette ni bien mise, la rue est une femme quisereconnatsonparfum.()OdeursdeParis,personnenepeutlessaisirtoutesla fois. Les rues qui les cernent semblent en tre jalouses et sen imprgnent de toutes les poresdeleurchair.Alorslairdevientlourd,toutchargdepromesses.(9)Plusscienti-fiquement,SisselTOLAAS,unechimiste-artistenorvgienneinstalleBerlin,afaitdesodeursurbaineslecentredesonuvre.Avecunheadspace,sortedepetitaspirateur,elle capte les odeurs, dont elle dcrypte ensuite le message olfactif grce aux techniques despectographieetdechromatographieutilisesenparfumerie.Ayantainsi identifilacompositionchimiquedesmolcules,ellepeutreproduirelesodeurslinfinietlesmetenscnedansdesdispositifsvaris.Parexemple,danslinstallationTheIn-Betweens,destoursornesdesplansdevillesetdundiffuseurdodeurspermettentdereconsti-tuerlesessencesolfactivesdunquartier.Elleinventedesmotstrangespourqualifiercesodeurs,Oranj(mlangedecorpschaudsetdemachinesbrlantes),Ptiish(ruetrspollueauxmaisonsinhabites),Posier(sable,poussireetpav),vocabulairedelodorataussignrique que les couleurs caractrisant la vue.

    Queleregardgalementaittrevivifiparlesartistes,lesexemplesabondent:KrysztovWODICZKO, quand il illumine les faades de btiments publics, prcise que son intention estbiendaiderlescitoyensseparleretrestersensiblesauxvibrationsdelaville;DanielleVALLETKLEINERrecouvredefeuillesdargentdeslieuxoccultsouvousla destruction ; CHRISTO emballe ponts et btiments pour quon ait envie nouveau de les voir ; Robert MILIN glane dans la rue des expressions et les inscrit dans des caissons lumineuxquilfixesurdesfaadesdimmeubles(luvreestintitulemonnomsignifieSeptembre).Toutescesinitiativesmettentenvaleurlaposiedurelquenousnesavonsplus voir, mais que nous reconnaissons ds que quelquun la souligne pour nous. Le rel napasvraimentbesoindtreenjoliv,ilsuffitdeledsignerpourquilservlenou-veau.

    Uneautremthodeutiliseparlesartistespouraiguiserlattentiondesmarcheursconsisteintroduiredansledcorunlmenttrangerquipousselespectateurrflchirsonenvironnement. La ville est une ralit, mais elle nest pas borne, lartiste peut y ajouter deslmentssupplmentaires,desoutilsvisuelspourreprendrelexpressiondeDanielBUREN.IlavaitdisposdansParisdesaffichescomposesdebandesnoiresetblanches,loppos donc de ces messages de sduction commerciale auxquels le passant est habitu, loppos galement des slogans ou des inscriptions revendicatives que les murs accueillent rgulirement;cesaffichesappelaientjusteuneredfinitiondelavision,ellesques-tionnaient notre curiosit, notre capacit intgrer cet lment tranger dans notre appr-hension de la ville, dans la vision personnelle et unique que chacun a de la ville.

    CatherineGROUTasuiviladmarchedequelques-unsdecesspcialistesdelirruptionde la surprise. (10)Elle citenotamment luvredeBogomirECKER,quil a intituleTerritoryB.Dansunendroitretirauboutdunerue,lintrieurdunpetitespacequedlimitent trois bornes peintes en blanc, lartiste a dpos une forme cylindrique en alu-

    minium, perce dun trou et entoure dune barrire. Lobjet nest pas directement visible pourlemarcheurpress,ilfautvraimentledcouvrir.Unefoisrepr,ilnestpasvraimentcomprhensible, mais en mme temps il ne peut tre confondu avec aucun des objets que lon trouve habituellement sur la voie publique ; il pose question. Bientt linterrogation stendaulieutoutentier,quesepasse-tilici?.Etsionapprofonditlesrecherches,letitre mme va encore tendre le champ des questions, car sil est Territory B., cela suppose quil y a eu un Territory A. et laisse entendre quil pourrait y avoir un Territory C. . Autre initiative, le trs prolifiqueTadashiKAWAMATApendant plusieurs annes partir de1984,adisposdansdiffrentesvillesdespetitesstructurestranges,composesdemat-riaux rcuprs sur les lieux mmes, des objets devenus sans utilisation et qui gagnent une nouvelle existence ; on dirait quelles ont toujours t l, abandonnes et sans objet prcis ; la limite, on ne les distingue pas immdiatement, tant elles font corps avec ce quilesentourent;ellessontfragilesaussi,dlibrmentprcaires,leurdificevaseffon-drer naturellement en quelques jours, les morceaux seront disperss. Le seul objet de ces uvres, qui symbolisent bien la ville elle-mme, toujours changeante et imprvisible, est dedconditionnernotreapprhensiondudcor,denousfaireprendreconsciencedece qui est l et qui nest pas peru, bref de nous rvler ce que, par habitude et monotonie, nous oublions de voir.

    Ou bien lartiste met en question lorganisation de la ville. Lespace urbain est jalonn de signes, panneaux indicateurs, feux de circulation, rgles de stationnement, arrts dauto-bus,lampadaires,boteslettres,,etchacundecessignesasonpropresupport.Onneserendpluscomptequelpointnostrottoirssontenvahisparcessupports.JulienBER-THIERaprsentuneinstallation,nommelaconcentrationdesservices,oilaima-ginderegroupertouscessignauxsurunmmerceptacle.Ilenaprofitpourmodifierlgrement ces dcors qui nous sont si familiers : le toit de labribus est inclin et vgta-lis, il accueille une mangeoire pour les oiseaux Car, au passage, il nest pas mauvais de dnoncer la triste uniformit du mobilier urbain qui recouvre toutes les villes des mmes oripeaux. Mais plus fondamentalement, la vraie fonction de cette uvre est que le spec-tateur devienne attentif tous les signes qui le sollicitent, et se demande son tour si une telle prolifration est bien utile, si on ne pourrait pas faire plus simple, plus harmonieux, bref quil ne subisse plus passivement son environnement. Lart nest pas que de la beaut offerte, il peut tre aussi une question ouverte. Alors, limportant nest pas ce que lon voit, mais ce quon fait de ce quon a vu.

    Celapeutmmeprendre la formedun jeu.Lesparcourssonores,propossdeplusen plus frquemment par des artistes, sefforcent doffrir aux participants une manire originale de voir et dcouter la ville. Il sagit de se munir dcouteurs, ou de tlcharger unfichiersursontlphone,etdesuivreunparcourscomposparlartiste,quimlegn-ralement des lments historiques et architecturaux du quartier parcouru des souvenirs intimesoudesromancesimaginaires.JaisuiviceluiproposparHervLELARDOUXau thtre SylviaMontfort enOctobre 2009, ctait impressionnant. Le dcalage entrelesbruitsenregistrs,quinecorrespondentpasceuxquenotrevuerecompose(Danslarumeurdelavillesecacheunsilence),lattentionporteauxdtailsdesimmeubles(Imaginezlepass,maisaussilefuturdeslieux),lefaitdtrelaissenattente,sans

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    direction,dansunlieuimprobableetojamaispersonnenesarrte,provoquentund-paysement complet et rveillent lattention. Cela ma permis de dcouvrir, langle de la rue Fizeau et de la rue du Sommet des Alpes, une discrte et bien mouvante inscription peintesurlachausse:icichaquematinavaitlieuunclin,2006.

    Revenons lartiste marcheur, celui donc qui, la diffrence du banal piton, spontan-ment ou assist, porte attention son environnement. Dans lesprit commun, une uvre doittreattacheaustatutdartiste.Quelletracepeutdoncportertmoignagedelaven-ture personnelle quil a vcue en marchant ? Est-il mme utile quil y ait trace pour quon puisse considrer quil y ait uvre ? A ces questions minemment importantes pour leur pratique,lesicnesdulandart,hrautsdelartmarchdanslanature,ontapportdes rponses disparates.

    RichardLONGestunanglais,nBristolen1945,quiatellementaimlamarchequandil tait petit quil a dcid den faire son mtier. Il est devenu artiste. Son art consiste faire de petites interventions dans le paysage, dplaant des pierres dun lieu lautre, ou laminantlesoldesespaspouryfigurerunsentier,oupoursuivantlacoursedunnuagedans le ciel. De toutes ces actions il garde trace : il photographie ses sculptures phmres, il compose des lgendes indiquant le lieu, la date, la dure de la marche ou son thme, il annote des relevs topographiques, il rcolte des mousses dont il barbouille les murs du muse ou bien il dessine avec des bottes crottes un parcours en spirale sur le sol dune galerie pour reprsenter une distance quivalente celle de la marche effectue. La trace parmomentdevientpurementsymbolique:en1967,ilserendenauto-stopdeLondresausommet Ben Nevis et en revient par le mme moyen ; le voyage a dur six jours ; chaque jour,11heures,ilaprisdeuxphotos,lunestraightup(leciel),lautrestraightdown(lesol);cesphotossontlesseulstmoignagesdesonaventure,ellesconstituentluvreintituleBenNevisHitch-Hike.Cestdirequelpointlatracecomptepeu,luvresesitue un tout autre niveau et Richard LONG lexplicite dans des termes que le marcheur desvillespeutaisment sapproprier :Monart estdans lanaturedes choses. Jaimelidedefairequelquechosederien.Jepeuxmarchertoutunjouretdormirtouteunenuitensuivantuneide.Jutiliselespacesansavoirbesoindelepossder.Montravailestfaitdemouvementetdimmobilits,dendroitsomarcheretdautresosarrter,jepeuxsoitpasser,soit laisserunemarque.Jutilise lintuitionet lehasard, lecorpset lesprit,le tempset lespace.Jutilise lemondetelque je le trouve.(11)Il fautcomprendre lestraces que constituent les uvres de Richard LONG comme des tentatives pour associer mentalement le spectateur son exprience, sans bien sr lillusion quil puisse y partici-per rellement mais en le maintenant distance aussi dlicatement que possible. Luvre relle est dans la marche, pas dans la trace. Celle-ci peut juste stimuler limagination du spectateur et, peut-tre, le convaincre de partir son tour.

    HamishFULTONestgalementanglaisetquasicontemporaindeRichardLONG.Ilsontt amis et pendant longtemps ils ont march ensemble. Puis chacun a prcis son style, la solitude pour Richard, le groupe pour Hamish, qui a galement privilgi les destinations les plus exigeantes physiquement, en particulier lEverest. Surtout, ils ont diverg sur la matiredeleursuvres:FULTONnapposeaucuneempreintedanslanature,ilveutseu-

    lement partager avec le public lmotion que la marche a suscite en lui. Ses compositions artistiques sont trs dpouilles, leur comprhension exige souvent une connaissance du contexteetdoncunecertaineintimitaveclartiste.Unsimpletraitpeutsuffirerepro-duire leprofildunemarche, la formerestantdetoute faonunsubstitut lactionqui,elle, nous demeure impntrable. Ce qui compte pour lui, plus que lobjet de luvre, cest lattitude.Parexemple,enMai2002,avec22autresmarcheurs,ilaentreprisderallierpieds le domaine de Chamarande Notre Dame de Paris. Cette performance navait pas tdocumente,maisquandilatinvitexposerParisenMai2010,HamishFUL-TONsestremmorcetteexprienceetacomposunephoto-texte intituleWalkingtoParis,tire35exemplaires,chacunvendu2000euros.Luvreestdate2002,samanifestationnapparatquehuitansplustard,dmontrantquelpoint latrace(maispeut-trepaslargent)estpourluidepeudimportance.

    Autrefigureemblmatiquedu landart,AndyGOLDSWORTHY(encoreunanglais,dcidemment) ajoute la nature des lments sculpts dans lesmatiresmmesdelenvironnement ; ses uvres sont donc destines sintgrer dans le paysage, ny ajoutant quuneponctuationinfimeetleplussouventtemporaire.DanslefilmRiversandTides (12),on levoit simprgnerdudcordans lecadreo ilva intervenir,puis,avecunepatienceinfinie,agencerdespierres,oudesmorceauxdebois,desfeuillesoudesfleurs,pour produire une uvre que la mer va recouvrir ou la rivire emporter. Il commente la disparition avec sagesse : ce qui donne vie une uvre est aussi ce qui cause sa perte .Alorsosituerluvre,commentlaretenir?Danslaphotoqueprendlartistedesoninstallation?Non,cenestquelatrace,lavritableuvre,dit-il,cestlechangement.

    LaleondecesexpriencesrsidedanslamiseengardedeMicheldeCERTEAU:Lesrelevsdeparcoursperdentcequiat:lactemmedepasser.(13)Lanotionduvredevient ainsi une relle question pour les artistes, et celui qui a donn la rponse la plus extrme est sans doute le jeune crateur anglo-allemand Tino SEGHAL. Ses travaux sont dessituationsconstruites,danslesquellesunouplusieursacteursadoptentuncom-portement qui a t conu par lartiste, mais qui doit sadapter aux attitudes du spectateur. Parexemple,Thisobjectiveofthatobject,ralisen2004.Dansunepicenue,cinqacteurs noncent la rgle du jeu : Lobjectif de cette uvre est de devenir lobjet dune discussion;siaucunspectateurneragit,lentementlesacteursselaissenttombersurlesol et font mine de sendormir ; mais si lun deux lve la voix, alors les acteurs engagent avec lui une conversation. Loriginalit profonde de Tino SEGHAL est quil refuse tout enregistrement ou toute image de lvnement, il naccepte aucune publicit et ne conserve aucune archive. Il ny a donc aucune trace tangible des performances quil a organises. Maisluvreexistecependant,puisquellesevendsousformedecessionorale:ilsuffitdallerchezunnotairespcifiquementdsign,deluiracontercequonavu,illenregistreetondevientpropritaireduprotocole,auxtermesdunetransactionofficialiseparacte.(14) Difficiledimaginerunprocdplus immatriel ;nanmoins, cette expriencemesemble bien illustrer la conviction que sans trace, il ny a pas dhistoire.

    JiriKOVANDA,dontnousavonsprcdemmentvoququelques interventionsminus-cules,apportecedbatunerponsequimeparatconvaincante :cequirend laction

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    uvredart,cestquelleestprsentecommeart.Celasignifiequesilactionaunpublic,lartapparattoutdesuite.Maissiaucunspectateurnatinvit,jepensequilnepren-dra place que plus tard, dans lespace artistique en dautres termes, soit dans une expo-sition,ouparunephoto,peuimporte.Bref,quandlactionestprsentecommeart.(15)

    Si on suit cette approche, alors la marche dans la ville, potentiellement artistique, ne le deviendra rellement quaumoment o viendront la lgitimer une trace et une recon-naissance. Peu importe la forme que prendra la trace, toutes les initiatives sont permises. Personnellement, jai trouvune ide deFrancisALYS trs pertinente : en 2005, dansuneuvre intituleknots, il a enregistr les incidentsde lunede sesmarchespardesnudssurunecorde:Jetournegauche,nuddepapillon,jedmarre,nuddependu, je trbuche, nud en huit, je fais demi-tour, nud de chaise, je saute, nud de pcheurtriple,etcEnhommagePaulNIZON,quiadcritlerrancedumarcheurquiseperddanslavillepourensuitecueillirsesproprestracescommedesfruits(16),jenvisagemontourdefabriquerdesconfituresdontlesingrdientsserontlisauxalasde la marche. Il me reste convaincre des galeries dart, situes de prfrence dans le quartierolamarcheaurateffectue,demettreenvitrinemespotsdeconfiture.

    1.LouisARAGONLePaysandeParis,Gallimard1926

    2.GeorgesHENEINLespritfrappeur,inRevueTangoFousdeParisN2,Novembre2010

    3.ThomasCLERCParis,museduXXImesicle.LeDiximearrondissement,GallimardLarbalte2007

    4.www.calirezo.com

    5.ThierryDAVILAMarcher,Crer,EditionsduRegard2002

    6.GeorgesPERECTentativedpuisementdunlieuparisien,ChristianBourgois1975

    7.RolandBARTHESLachambreclaire.Notesurlaphotographie,EditiondelEtoile,GallimardLeSeuil,1980

    8.Trespass.Unehistoiredelarturbainillicite,Taschen2011

    9.RobertGIRAUDParis,monpote,LaDilettante2008.Sanstrevraimentrabat-joie,jemedemandesicethommage aux odeurs de Paris nappartient pas un temps rvolu, quand on considre le nombre de murs utiliss comme pissotires.10.CatherineGROUTPouruneralitpubliquedelart,LHarmattan2000

    11.RichardLONGcataloguedelexpositionHeavenandHearth,TatePublishing2009

    12.RiversandTidesfilmralisen2004parThomasRRIEDELSHEIMER

    13.MicheldeCERTEAULinventionduquotidien,Gallimard1990

    14.Ilparatquesurlesdixderniresannes,lecotdacquisitiondecesprotocolesseraitpassde10000100000euros

    15.JiriKOVANDAentretienavecJanMANCUSKA,FriezeMagazine13Mars2008

    16.PaulNIZONLescarnetsducoursier,ActesSud2011