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Comptes rendus / Sociologie du travail 52 (2010) 409–440 417 L’artiste pluriel, Démultiplier l’activité pour vivre de son art, M.-C. Bureau, M. Perrenoud et R. Shapiro (Eds). Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq (2009). 193 pp. L’ouvrage rassemble dix contributions autour de la thématique de la multi-activité dans le travail artistique. L’introduction précise le cadre : les auteurs reprennent la distinction établie par Janine Rannou et Ionela Roharik 1 , au sein de la multiactivité, entre polyvalence – exercice de plusieurs fonctions au sein d’un même collectif de travail –, polyactivité – exercice de plusieurs métiers dans des branches différentes – et pluriactivité – exercice de plusieurs métiers dans le même secteur d’activité. Les contributions explorent surtout la différence entre pluriactivité et polyactivité. Le travailleur artistique pluriactif est souvent mieux intégré sur le marché en termes de salaire, de volume d’emploi que le polyactif, qui subit plus souvent sa situation, mais aussi que le monoactif. L’ouvrage rappelle que la monoactivité est souvent une exception dans les mondes de l’art et qu’être bien intégré sur le marché du travail, c’est aussi être capable de développer une pluriactivité. Ce que, par exemple, les femmes musiciennes d’orchestre ont plus de difficultés à faire que leurs homologues masculins, du fait d’éventuelles maternités, et parce qu’elles assument en moyenne plus de responsabilités dans leur vie de famille que les hommes (Hyacinte Ravet). Ce résultat est, somme toute, assez classique, mais l’apport principal du livre est de montrer, au travers d’enquêtes de terrain, les formes spécifiques que prend la multiactivité. Par exemple, les réformes de l’intermittence élaborées par le législateur paraissent souvent inadaptées : conc ¸ues avec la monoactivité salariée comme modèle de référence, elles risquent de mettre en péril les équilibres, plus ou moins instables, rendus possibles par la diversification de l’activité, et de contrarier ainsi la professionnalisation dans ce secteur d’activité au lieu de l’encourager (Antonella Corsani et Mauricio Lazzarato). Les avantages que procure la pluriactivité aux artistes sont différenciés suivant les mondes de l’art : les danseurs gagnent en longévité professionnelle (Janine Rannou et Ionela Roharik) ; les musiciens stabilisent leur activité géographiquement et en termes de revenus en complétant leurs cachets par l’enseignement (Marc Perrenoud). La place de l’enseignement est d’ailleurs centrale dans la pluriactivité à travers les différents mondes de l’art. Enseigner permet aux artistes de compléter leurs revenus sans s’éloigner trop de leur pratique artistique. Au-delà des frontières de branches et de secteur d’activité, on passe de la pluriactivité – bénéfique, en général, pour l’intégration sur le marché – à la polyactivité quand l’activité secondaire vient perturber l’exercice de l’activité principale. Signalons encore l’article sur la transition du théâtre est-allemand vers l’économie de marché (Laure de Verdalle). L’auteur y montre que la diversification de l’offre culturelle a été rendue possible dans ce contexte par le recours à la polyvalence des travailleurs, préalablement fonc- tionnaires ou assimilés. Les nouvelles structures, moins bureaucratiques, offrent plus de liberté, mais nécessitent que les individus multiplient les responsabilités au sein du collectif – ex. mettre en scène, jouer et gérer la compagnie théâtrale. L’ouvrage met bien en évidence le constat classique de la spécificité de l’activité artistique qui nécessite de se diversifier pour se maintenir sur le marché. Mais l’analyse se précise, au travers des enquêtes qui servent de matériau aux chapitres, en montrant comment le type de cette diversification (polyvalence, pluriactivité, polyactivité) influence la carrière des individus. 1 Voir: J. Rannou, I. Roharik, Les danseurs. Un métier d’engagement, La Documentation franc ¸aise, Paris, 2006.

L’artiste pluriel, Démultiplier l’activité pour vivre de son art, M.-C. Bureau, M. Perrenoud et R. Shapiro (Eds). Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq (2009)

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Comptes rendus / Sociologie du travail 52 (2010) 409–440 417

L’artiste pluriel, Démultiplier l’activité pour vivre de son art, M.-C. Bureau, M. Perrenoudet R. Shapiro (Eds). Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq (2009). 193 pp.

L’ouvrage rassemble dix contributions autour de la thématique de la multi-activité dans letravail artistique. L’introduction précise le cadre : les auteurs reprennent la distinction établie parJanine Rannou et Ionela Roharik1, au sein de la multiactivité, entre polyvalence – exercice deplusieurs fonctions au sein d’un même collectif de travail –, polyactivité – exercice de plusieursmétiers dans des branches différentes – et pluriactivité – exercice de plusieurs métiers dans lemême secteur d’activité.

Les contributions explorent surtout la différence entre pluriactivité et polyactivité. Le travailleurartistique pluriactif est souvent mieux intégré sur le marché en termes de salaire, de volumed’emploi que le polyactif, qui subit plus souvent sa situation, mais aussi que le monoactif.

L’ouvrage rappelle que la monoactivité est souvent une exception dans les mondes de l’art etqu’être bien intégré sur le marché du travail, c’est aussi être capable de développer une pluriactivité.Ce que, par exemple, les femmes musiciennes d’orchestre ont plus de difficultés à faire que leurshomologues masculins, du fait d’éventuelles maternités, et parce qu’elles assument en moyenneplus de responsabilités dans leur vie de famille que les hommes (Hyacinte Ravet). Ce résultat est,somme toute, assez classique, mais l’apport principal du livre est de montrer, au travers d’enquêtesde terrain, les formes spécifiques que prend la multiactivité.

Par exemple, les réformes de l’intermittence élaborées par le législateur paraissent souventinadaptées : concues avec la monoactivité salariée comme modèle de référence, elles risquentde mettre en péril les équilibres, plus ou moins instables, rendus possibles par la diversificationde l’activité, et de contrarier ainsi la professionnalisation dans ce secteur d’activité au lieu del’encourager (Antonella Corsani et Mauricio Lazzarato).

Les avantages que procure la pluriactivité aux artistes sont différenciés suivant les mondes del’art : les danseurs gagnent en longévité professionnelle (Janine Rannou et Ionela Roharik) ; lesmusiciens stabilisent leur activité géographiquement et en termes de revenus en complétant leurscachets par l’enseignement (Marc Perrenoud). La place de l’enseignement est d’ailleurs centraledans la pluriactivité à travers les différents mondes de l’art. Enseigner permet aux artistes decompléter leurs revenus sans s’éloigner trop de leur pratique artistique. Au-delà des frontièresde branches et de secteur d’activité, on passe de la pluriactivité – bénéfique, en général, pourl’intégration sur le marché – à la polyactivité quand l’activité secondaire vient perturber l’exercicede l’activité principale.

Signalons encore l’article sur la transition du théâtre est-allemand vers l’économie de marché(Laure de Verdalle). L’auteur y montre que la diversification de l’offre culturelle a été renduepossible dans ce contexte par le recours à la polyvalence des travailleurs, préalablement fonc-tionnaires ou assimilés. Les nouvelles structures, moins bureaucratiques, offrent plus de liberté,mais nécessitent que les individus multiplient les responsabilités au sein du collectif – ex. mettreen scène, jouer et gérer la compagnie théâtrale.

L’ouvrage met bien en évidence le constat classique de la spécificité de l’activité artistiquequi nécessite de se diversifier pour se maintenir sur le marché. Mais l’analyse se précise, autravers des enquêtes qui servent de matériau aux chapitres, en montrant comment le type de cettediversification (polyvalence, pluriactivité, polyactivité) influence la carrière des individus.

1 Voir : J. Rannou, I. Roharik, Les danseurs. Un métier d’engagement, La Documentation francaise, Paris, 2006.

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En définitive, on peut regretter l’absence d’un texte théorique – une conclusion ou une intro-duction plus développée ? – qui soulignerait mieux la cohérence de l’ouvrage et ferait aussi ladistinction entre, d’une part, la pluriactivité et la polyactivité qui relèvent d’une logique assu-rantielle et, d’autre part, la polyvalence qui relève de contraintes d’organisation du travail. Celaaurait peut-être conduit à revoir la troisième partie de l’ouvrage dans laquelle la problématiqued’ensemble n’apparaît jamais très clairement.

Antoine VernetInstitutions et dynamiques historiques de l’économie (IDHE), université Paris-Ouest

Nanterre-La-Défense, maison Max-Weber, bureau K229, 200, avenue de la République, 92001Nanterre, France

Adresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2010.06.014

Le travail créateur, S’accomplir dans l’incertain, P.M. Menger. Seuil/Gallimard, Paris(2009). 670 pp.

Le travail artistique est un objet à la fois séduisant et difficile à saisir. Souvent placé sous lesregistres de la « vocation », de l’« inspiration », de la « passion », il échappe a priori aux analysesclassiques des sciences sociales. Empreint de sentiments passionnés et d’implications subjectivesdans l’accomplissement de l’œuvre, il oblige à analyser autrement le rapport au travail de sesprotagonistes. Activité fluide, fuyante et parfois même solitaire, il rend également difficile lareconstitution de ses principes collectifs d’action. L’acharnement des artistes à se maintenir dansleur activité alors même qu’ils et elles sont dans leur grande majorité confronté-e-s à des conditionsde travail et d’emploi peu favorables oblige les sociologues à analyser le travail autrement.

Pierre-Michel Menger est de celles et de ceux qui, depuis une trentaine d’années, participede manière riche et originale à analyser les fondements du travail artistique au travers aussibien d’enquêtes empiriques ambitieuses que de réflexions plus larges sur le travail créateur. Cetouvrage volumineux de 670 pages est, certes, pour lui l’occasion de rassembler, en 13 chapitres,un ensemble d’études passées, déjà publiées dans des ouvrages et des revues scientifiques. Ce livrelui donne encore l’occasion de discuter de manière critique et documentée les travaux passés etprésents des économistes et des philosophes de l’art, enrichissant notre connaissance pluridiscipli-naire sur un sujet aussi complexe et riche en analyses contradictoires. Mais il est surtout l’occasion,pour l’auteur, de rendre compte de sa vision globale des fondements du travail artistique, « depuisl’intimité de l’activité créatrice jusqu’aux analyses du marché du travail », vision construite autourdu « principe d’incertitude » censé modeler le travail artistique (p. 8). Les chapitres cinq et six,respectivement intitulés « Rationalité et incertitude de la vie d’artiste » et « Talent et réputation.Les inégalités de réussite et leurs explications dans les sciences sociales », jouent ici le rôle d’unearmature conceptuelle à partir de laquelle se déploient les autres chapitres centrés sur des thèmesplus précis – Émile Durkheim et l’art, la consommation culturelle, la précocité des compositeursde musique, le génie de Ludwig van Beethoven, l’œuvre d’Auguste Rodin, l’intermittence duspectacle, les relations d’emploi des comédien-ne-s ou la place de l’action publique en art. C’estdonc autour de ces deux chapitres que nous rendrons compte du raisonnement de l’auteur dansses grandes lignes et évoquerons les critiques que soulève cette stimulante analyse.

Dans les sociétés occidentales contemporaines, le travail artistique est devenu une activitéprestigieuse, jugée épanouissante, libre et non routinière, attirant un nombre toujours plus grand