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Les Cahiers ALHIM 15 | 2008 : Etat et Nation I (19e siècle) D’un citoyen à l’autre : les premières constitutions de Haïti et de Cuba Sʛʎʘʋʇ Bʑʗʈʈʃʔʖʋʉʗʇ Resúmenes Français English Les révolutions des deux grandes îles du monde caraïbe, Haïti et Cuba, inaugurent et clôturent le cycle des Indépendances latino-américaines. L’histoire de ces deux îles esclavagistes qui devaient l’opulence de leurs créoles à la production et le commerce du sucre, se fait écho à bien des titres. Au moment de la rédaction de leur première constitution respective, dans des contextes certes très différents qu’il nous incombera de rappeler, la question de l’accès à la citoyenneté se posa de manière problématique. En effet, à l’heure de rompre avec le modèle colonial esclavagiste, il fallait se positionner sur la question d’une nation créole articulée sur des critères ethniques, ou non. Nous nous baserons sur les premiers textes constitutionnels afin de déterminer comment et en fonction de quelle genèse politique et sociale, les fondements de l’identité nationale collective furent posés au début. A la fin de ce XIXe siècle, émergeait des ruines des empires européens un continent de Républiques constitutionnelles aux mains des Créoles. The revolution in Haiti and Cuba, the main islands in the Caribbean world, inaugurated and closed the cycle of the Latin American independences. The history of these two slave islands which owed the wealthiness of their creoles to the production and the business of sugar, is echoing in many titles. The question of the access to the citizenship settled in a problematic way at the time of the drafting of their first respective constitution, even in contexts D’un citoyen à l’autre : les premières constitutions de Haïti et de Cuba https://alhim.revues.org/2883 1 de 23 25/04/2016 17:27

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Les Cahiers ALHIM

15 | 2008 :Etat et Nation I (19e siècle)

D’un citoyen à l’autre : lespremières constitutions de Haïtiet de CubaS B

ResúmenesFrançais EnglishLes révolutions des deux grandes îles du monde caraïbe, Haïti et Cuba, inaugurent et clôturent lecycle des Indépendances latino-américaines. L’histoire de ces deux îles esclavagistes qui devaientl’opulence de leurs créoles à la production et le commerce du sucre, se fait écho à bien des titres.Au moment de la rédaction de leur première constitution respective, dans des contextes certestrès différents qu’il nous incombera de rappeler, la question de l’accès à la citoyenneté se posa demanière problématique. En effet, à l’heure de rompre avec le modèle colonial esclavagiste, ilfallait se positionner sur la question d’une nation créole articulée sur des critères ethniques, ounon. Nous nous baserons sur les premiers textes constitutionnels afin de déterminer comment eten fonction de quelle genèse politique et sociale, les fondements de l’identité nationale collectivefurent posés au début. A la fin de ce XIXe siècle, émergeait des ruines des empires européens uncontinent de Républiques constitutionnelles aux mains des Créoles.The revolution in Haiti and Cuba, the main islands in the Caribbean world, inaugurated andclosed the cycle of the Latin American independences. The history of these two slave islandswhich owed the wealthiness of their creoles to the production and the business ofsugar, is echoing in many titles. The question of the access to the citizenship settled in aproblematic way at the time of the drafting of their first respective constitution, even in contexts

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very different which will fall to us to specify. Indeed when breaking with the slave colonial model,it was necessary to settle, either a creole nation had to position on ethnic criteria or not. We shallbase ourselves on the first constitutional texts, to determine how and according to which politicaland social genesis, the foundations of the collective national identity were set up in Haiti andCuba at the beginning and at the end of the 19° century. A continent of constitutional republics, inthe hands of the creoles, was emerging from the ruins of the european empires.

Entradas del índiceMots-clés : Constitution, Cuba, Haïti, Indépendance

Texto completoLes révolutions des deux grandes îles du monde caraïbe, Haïti et Cuba, inaugurent et

clôturent le cycle des indépendances latino-américaines. A l’heure de fonder un état dedroit, les questions de la nationalité et de la citoyenneté se posèrent, aiguës etfondamentales, dans ces deux sociétés riches d’un sucre jusqu’alors produitintensivement dans le cadre d’un système esclavagiste. De fait, les logiques historiques,sociales, politiques, culturelles conditionnent la construction idéologique de la Nation.Ils déterminent en corollaire la nationalité et la citoyenneté, concepts essentielspuisqu’ils déterminent, dans un état constitutionnel, à quels habitants seront attribuésdes droits et des devoirs.

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Leur étude nous éclaire sur des faits de civilisation particulièrement cruciaux en leurtemps pour les nations concernées, mais aussi pour le monde antillais, et au-delà, pourle monde latino-américain. Haïti et Cuba se font écho à bien des égards. C’est d’ailleursen cela que réside le principal écueil de ce travail, qui n’est par ailleurs en rien uneapproche juridique de textes constitutionnels. Ni antagoniques, ni complémentaires, lesprocessus ayant mené à la définition de la citoyenneté dans l’une et l’autre des terres enrévolution n’ont pas même été contemporains. Et si la similarité des contexteséconomiques et sociaux est patente, la singularité des deux cas ne l’en est pas moins.Mais pour nous, c’est justement l’ensemble des similitudes et des différences entre lasociété et l’histoire des deux îles voisines modulé par leur influence réciproque quinourrissent la possibilité de mettre ces deux conceptions en regard, dans uneperspective civilisationniste.

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Ce travail a été entrepris dans le cadre d’un cours universitaire, et nous n’exposeronsici que quelques analyses et conclusions partielles. En effet, il suffit de signaler qu’enHaïti comme à Cuba plusieurs constitutions furent promulguées successivement pourentrevoir la diversité des pistes de recherches. L’étude de leurs modificationsrespectives aurait été très instructive, mais, compte-tenu de la nécessité decontextualiser ces périodes denses et complexes, il nous a semblé que le cadre de cetarticle eût été inadapté. Parce qu’elles ont une forte résonance symbolique, nous noussommes restreinte à l’étude des premières constitutions de chacune des deuxrépubliques indépendantes : la Constitution de Haïti du 20 mai 1805 et la Constituciónde la República de Cuba dite Constitución de Guáimaro du 10 avril 1868. Nous nousréférerons toutefois à une sélection de textes juridiques antérieurs, qui nouspermettront de mettre en lumière les problématiques et les cheminementsindispensables à leur compréhension.

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Nous tenons à remercier chaleureusement Madame Marie Michèle Raymond,responsable du Dépôt Légal de la Bibliothèque Nationale d’Haïti, pour l’aidechaleureuse et efficace qu’elle nous a apporté, malgré des conditions matérielles biendifficiles.

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Le passage capital de la « criollité » à lacitoyenneté

L’intransigeance extrême des créoles deSaint-Domingue...

Les révolutions d’indépendance d’Haïti et de Cuba, écrivions-nous, ouvrent etclôturent le cycle des indépendances latino-américaines. En effet, il est d’usage, enparticulier dans la perspective de l’histoire caraïbéenne, de considérer le soulèvementde la colonie française de Saint-Domingue comme le point de départ du basculement ducontinent vers le nationalisme constitutionnaliste et républicain. Le renoncement del’Espagne à ses dernières colonies, Cuba et Porto-Rico, en 18981, mit fin, à l’inverse, à laprésence coloniale européenne. Pourtant, la parenté politique entre la révolutionabolitionniste des esclaves de la colonie française et le mouvement émancipateur descréoles hispano-américains du continent, puis des Antilles hispaniques, n’apparaît pas,dès lors qu’on s’y attarde, d’une indiscutable évidence. Mais, dans les deux cas, avecplus d’un demi-siècle de décalage, les analogies comme les différences s’expliquent parle modèle colonial européen et par la structuration sociale et culturelle de ces sociétésesclavagistes.

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Les prémisses et la mise en place de la création des deux états-nations illustrent cetteconstatation. Si l’on peut considérer que ce furent chaque fois les bouleversements enmétropole (Révolution française à partir de 1789, invasion de l’Espagne par les troupesnapoléoniennes en 1808 et instauration du constitutionnalisme républicain) quicréèrent une situation extraordinaire dans les colonies, les réactions des créoles françaiset des créoles hispano-américains, bien qu’entrant dans des logiques semblables, sedistinguèrent au gré des circonstances et des opportunités. Mais chaque fois, une desquestions-clés qui sous-tendit le positionnement des uns et des autres se révéla être laquestion du statut de l’esclave.

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Certes, la Révolution de 1789 et l’instabilité politique purent déclencher à Saint-Domingue des troubles et contribuer à l’émergence de partis répondant aux lignes defractures de la situation révolutionnaire en France2. Mais très vite, un consensus trèslarge s’élabora chez les grands et les petits blancs autour de la question de lapréservation des intérêts sucriers, du maintien de l’esclavage et de la ségrégationinstitutionnelle. Rompus, dans le cadre de l’Exclusif colonial qu’ils entendaient mettre àbas, à l’exercice conflictuel de la négociation avec la métropole, les créoles de Saint-Domingue, avec âpreté et ténacité, n’eurent de cesse d’imposer leurs vues, aucoeur-même des nouvelles instances du pouvoir républicain, usant de leurs députéspuis de l’influence du club Massiac. Les contradictions et les lâchetés d’une Conventionenferrée dans la division, contribuèrent à l’escalade vers une violence extrême à Saint-Domingue. Les affrontements entre communautés se multiplièrent, augmentèrent ensauvagerie, se généralisèrent, marqués d’une violence haineuse : tentative avortée, grâceaux affranchis, de sédition des blancs en mai 1790 ; lynchage sauvage du chevalier deMauduit, colonel du régiment de Port-Aux-Prince, par une foule de blancs en décembre1790 ; soulèvement du mulâtre Vincent Ogé, roué en février 1791 ; en mai de la mêmeannée, prise de la capitale Port-Aux-Prince par les généraux mulâtres, Jacques Beauvaiset André Rigaud3, etc. Il suffirait de dresser l’inventaire des conflits entre grands blancs,métropolitains, mulâtres ou affranchis, petits blancs et esclaves pour se faire une idée

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Art. 10. Une constitution nationale et la liberté publique étant plus avantageusesaux provinces que les privilèges dont quelques-unes jouissaient, et dont le sacrificeest nécessaire à l’union intime de toutes les parties de l’empire, il est déclaré quetous les privilèges particuliers de provinces, principautés, pays, cantons, villes etcommunautés d’habitants, soit pécuniaires, soit de toute autre nature, soientabolis sans retour, et demeureront confondus dans le droit commun de tous lesFrançais.Art. 11. Tous les citoyens, sans distinction de naissances, pourront être admis àtous les emplois et les dignités ecclésiastiques, civiles et militaires, et nulleprofession utile n’emportera dérogeance.

du caractère explosif de la situation, si révélateur de l’état de désagrégation de la sociétéinsulaire4. Plus tard, la violence des esclaves révoltés marquerait les esprits ; mais lescréoles rescapés, exilés à Cuba, surprendraient par le paradoxal affichage de leurradicalisme révolutionnaire associé à un esclavagisme forcené, contradiction à la sourcede l’explosion de Saint-Domingue5, opinions partagées dans le cercle des planteursorientaux.

Le décret du 11 août 1789, qui abolit les droits féodaux, sembla ainsi aller dans le sensd’une prochaine et égalitaire abolition des privilèges y compris dans les possessionsd’outre-mer :

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Mais la Convention française ne voulut pas affronter ses créoles pour imposerfraternité et égalité dans ses colonies antillaises, comme ultérieurement le firent lesConstituants espagnols des Cortès de Cadix ; elle se soucia d’éviter qu’ils ne rallient àune puissance esclavagiste étrangère ou ne s’emparent du pouvoir au nom d’uneidentité naissante. S’appuyant sur l’argutie qu’une colonie n’est pas une province, l’onpréféra sauver le sucre et le commerce extérieur de la France, en excluant du cadred’application de la loi de la Nation les possessions françaises et leurs ressortissants.Lorsque la déclaration du 26 août 1789 proclama à la face du monde les Droits del’Homme et du Citoyen, elle exclut, à nouveau, les habitants de couleur des coloniesfrançaises.

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Bien sûr, le 8 mars 1790, les Philanthropes arrachèrent à l’Assemblée l’octroi desdroits civiques aux affranchis. Mais le 28 mars 1790, le décret Barnave, du nom de soninstigateur, membre du Club Massiac, légalisa le principe inique d’un statut juridiqued’exception pour les colonies6, en vertu de quoi l’application du décret du 8 mars futlimitée (15 mai 1791) aux seuls mulâtres nés de parents affranchis7.

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L’échéance de la rupture avec le statu quo et l’esprit du Code Noir étaient sans cesserepoussés. La principale modification consista donc en la reconnaissance très limitée dedroits civiques au groupe à la fois ethnique et socio-économique des mulâtres libres.Ouvriers, musiciens, artisans, fermiers voire même petits planteurs propriétairesd’esclaves à Saint-Domingue, leur identité sociale et le poids qu’ils jouaient dans leséconomies des îles devenait impossible à nier. Mais elle coûtait aux Créoles car elleconduisait in fine à l’acceptation du caractère pluri-ethnique des sociétés antillaises. Parailleurs, la ségrégation subies par les gens de couleur affranchis et leur « parenté »ethnique avec les esclaves conduisait à les considérer globalement comme faisant partied’une classe dangereuse, susceptible d’encadrer et de conduire un soulèvementabolitionniste. Signalons que ce postulat systématique ne se vérifia aucunement : si, àCuba, l’alliance autour du nationalisme de libération se réalisa finalement sans intégrerle critère ethnique, Haïti se trouva déchiré durant des décennies par la mise enopposition des communautés sur des critères ethniques, qui furent une entrave à lacréation d’une identité unificatrice.

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Ce fut le prêtre vaudou Boukman, à Bois-Caïman, la nuit du 14 août 1791, quiconduisit la révolte des esclaves. L’insurrection s’étendit comme une traînée de poudre

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N° 2262 DE LA CONVENTION NATIONALE du 16. jour Pluviose, an second de laRépublique Française, une & indivisible, qui abolit l’Esclavage des Nègres dans lesColonies. La Convention Nationale déclare que l’esclavage des Nègres dans toutesles Colonies est aboli ; en conséquence elle décrète que les hommes, sansdistinction de couleur, domiciliés dans les colonies, sont citoyens Français, &jouiront de tous les droits assurés par la constitution. Elle renvoie au comité deSalut Public, pour lui faire incessamment un rapport sur les mesures à prendrepour assurer l’exécution du présent décret.

dans le nord du pays. Alors même que l’île s’embrasait pour imposer l’abolition, lalégalité de la traite, lucratif commerce pour les villes françaises de la façade atlantique,et la légalité de l’esclavage dans les colonies étaient votées à Paris (24 septembre 1791).Toussaint Louverture, à la tête de l’insurrection, se tourna vers les voisins espagnols etvers les Anglais. Les deux puissances encore esclavagistes lui permirent un temps demener l’offensive contre cette France révolutionnaire qui réprimait les aspirationslibertaires des insurgés8.

La décision de l’Assemblée d’accorder la citoyenneté aux citoyens libres de couleur, le4 avril 1792, fut associée à l’envoi de trois commissaires civils à Saint-Domingue, pour lafaire appliquer. Polvorel et Sonthonax (Dorigny, 1997: 127), l’un maçon, l’autre membrede la société des Amis des Noirs, débarquèrent dans une île à feu et à sang, à la têted’une armée. La mise en application de ce nouveau décret provoqua le soulèvement descréoles blancs. Ce fut en s’alliant les forces des esclaves insurgés que les commissairesréussirent à sauver l’île des Anglais et des Espagnols, maintenant associés aux créoles etaux royalistes français. Ils proclamèrent l’abolition pour les esclaves qui se battraientpour la République.

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Devant les ralliements massifs, Polvorel abolit l’esclavage dans l’Ouest le 26 août 1793et Sonthonax dans le Nord le 29 août. Le 4 février 1794 (le 22 Germinal, an second de laRépublique Française), la Convention accueillit les 3 délégués – un député blanc, Louis-Pierre Dufay, un mulâtre libre, Jean-Baptiste Mills et un ancien esclave noir,Jean-Baptiste Belley - venus présenter et défendre la décision. Tout en acclamant cesreprésentants, l’assemblée proclama à son tour l’abolition et la « liberté universelle ».

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Le décret est bref :15

La clef est bien là : « hommes, sans distinction de couleur, domiciliés dans lescolonies, sont citoyens Français, & jouiront de tous les droits assurés par laconstitution ».

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Toussaint délaissa les empires rivaux, alliés d’occasion, pour se réunir avec un étatrévolutionnaire qui accordait la nationalité et, par voie de conséquence, la citoyenneté, àtous dans l’empire français. Ainsi, dans ce ralliement, il n’y avait aucune velléitéanti-coloniale, il n’y avait pas de revendication indépendantiste. Pourrait-on, d’ailleurs,évoquer l’émergence d’un sentiment pré-national au sein d’une des communautés deSaint-Domingue ? Sans doute pas : l’aisance avec laquelle créoles, esclaves, mulâtres ouaffranchis s’allièrent tour à tour avec des puissances rivales, en fonction seulement deleur intérêt ethno-communautaire, montre qu’aucun lien social ne rassemble lapopulation.

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Toussaint, militaire zélé au service de la France, se vit progressivement promujusqu’à être nommé par Sonthonax «commandant en chef de la colonie de Saint-Domingue» (15 mai 1797). Ce fut au nom de la France coloniale abolitionniste qu’il luttacontre les Anglais (1798), écrasa Rigaud et les mulâtres insurgés contre la nominationau pouvoir d’un général noir (1799) et pacifia les esclaves. Mais il menaça également dese soulever à nouveau contre la France lorsque, fin 1796, le Directoire parla de rétablirl’esclavage. Bonaparte l’ayant confirmé dans son grade de général en chef (juin 1800),Toussaint réalisa l’intégrité territoriale et en paracheva la sécurité en occupant la partie

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Titre Premier : Du TerritoireArt. 1er.- Saint-Domingue dans toute son étendue, et Samana la Tortue, la Gonâve,les Cayemites, l’île-à-Vache, la Saône, et autres îles adjacentes, forment leterritoire d’une seule colonie, qui fait partie de l’empire français, mais qui estsoumise à des lois particulières.Art. 2.- Le territoire de cette colonie se divise en départements, arrondissements etparoisses.

Titre II : De ses HabitantsArt. 3.- Il ne peut exister d’esclaves sur ce territoire, la servitude y est à jamaisabolie. Tous les hommes y naissent, vivent et meurent libres et Français.Art. 4.- Tout homme, quelle que soit sa couleur, y est admissible à tous les emplois.Art. 5.- Il n’y existe d’autre distinction que celle des vertus et des talents, et d’autresupériorité que celle que la loi donne dans l’exercice d’une fonction publique.La loi y est la même pour tous, soit qu’elle punisse, soit qu’elle protège.

espagnole de l’île, hostile à la France et esclavagiste (26 janvier 1801).Gouverneur de la colonie, il entreprit d’en assumer pleinement la gouvernance,

gérant par décrets, avant de convoquer l’Assemblée Centrale afin de « poserles basesconstitutionnelles du régime de la colonie française de Saint-Domingue ». La premièreconstitution de la colonie, le 3 juillet 1801, est un texte dont on peut qualifier l’espritd’autonomisant (« le territoire d’une seule colonie, qui fait partie de l’empirefrançais »). Composé de quatre sous-titres et de dix-huit articles, il cadrait égalementles principes du projet politique de Toussaint pour Saint-Domingue. Tout, dans ce texte,oeuvrait à concilier l’exigence de liberté absolue et les désiderata de la métropole,comme l’encadrement de la relance de l’économie et l’organisation de l’agriculture sur labase de la petite propriété. Le premier titre, consacré au statut de l’île, formalisait cetteacceptation du maintien dans l’empire colonial français, par ailleurs mentionné àplusieurs reprises, ainsi que l’autonomie exceptionnelle de l’île (qui « est soumise à deslois particulières ») pour l’époque :

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Nulle aspiration à l’indépendance politique ni à la souveraineté. L’absence desentiment national, en 1801 encore, était explicite dans l’article premier, placé en têtepar convention. Les années de guerres avaient donné un gouverneur à Saint-Domingue,un gouverneur noir, qui avait imposé l’abolition. Mais elles ne semblaient pas avoirpermis, dans l’éclatement communautaire et la haine raciale, de cristalliser, mêmepartiellement, une identité nationale propre. La citoyenneté se définissait dans le cadrede l’Empire colonial français, comme conséquence de l’application absolue des valeursde la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen.

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Le second titre du texte de 1801 définissait le statut des habitants, donnant uneréponse aux attentes de la population de couleur et satisfaisant leur constante exigencedepuis les premiers troubles :

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Dans l’esprit de ce texte, c’était l’abolition de l’esclavage qui était prioritaire. Le cadred’une République impériale permettait de la garantir de manière pérenne, enl’inscrivant, pour la seconde fois, dans un texte constitutionnel. Notons la variante de laseconde phrase de l’article trois, reprise directement de la Constitution française,insistant sur la nationalité : française, des habitants de Saint-Domingue. L’égalité desdroits était également reprise des textes constitutionnels français, avec mention précise,toutefois, du caractère désormais anti-constitutionnel de la ségrégation (articles 4 et 5).L’article 5 entérinait que, dans la colonie de Saint-Domingue, les privilèges étaient

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Article 91. Le régime des colonies françaises est déterminé par des lois spéciales.

Article 2. Tout homme né et résidant en France qui, âgé de vingt et un ansaccomplis, s’est fait inscrire sur le registre civique de son arrondissementcommunal, et qui a demeuré depuis pendant un an sur le territoire de laRépublique, est citoyen français.

Considérant que par l’effet de la révolution et d’une guerre extraordinaire, il s’estintroduit dans les noms et les choses de ce pays des abus subversifs de la sûreté etde la prospérité d’une colonie ;Considérant que les colonies ne sont autre chose que des établissements forméspar les Européens, qui y ont amené des noirs comme les seuls individus propres àl’exploitation de ces pays ; qu’entre ces deux classes fondamentales des colons etde leurs noirs, se sont formés des races de sang-mêlé toujours distinctes desblancs, qui ont formé les établissements ;Considérant que ceux-ci seuls sont les indigènes de la nation française et doiventen exercer les prérogatives ;

désormais abolis et la citoyenneté accordée à tous les habitants du territoire del’Empire, conformément – enfin – à l’esprit de 1789.

Peut-être, en France, prit-on ce document comme prémisse d’une évolutionséparatiste. Ce fut un des aspects évoqués pour justifier les événements qui allaientsuivre. Pourtant, ce texte respectait le texte de la récente constitution du 13 décembre1799 (22 Frimaire An VIII), qui fonda le consulat9. Elle respecta même à la lettre sonarticle 91, dont le contenu eût pu être jugé préoccupant (sic) :

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Le fait est que Napoléon ambitionnait de reconstruire un empire français auxAmériques. Sans doute, lié de près aux intérêts et à la mentalité créoles et peurespectueux des principes humanistes, fut-il sensible à l’urgence de relancer l’économiepour financer d’autres points budgétaires. Les Espagnols et les Anglais, dans leurscolonies antillaises, modernisaient leur propre production sucrière, supplantant Saint-Domingue en plein processus de transformation. Une certaine raison d’état aurait doncjustifié l’ignoble retour en arrière.

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Mais il faut également considérer que la Constitution de 1801 s’inscrivait, dans lalettre et dans l’esprit, dans la continuité littérale de la Constitution de l’An 1, tout enrespectant la constitution de l’an III, pourtant rétrograde.10 Mais surtout, elle s’imposaitcomme bouclier à la promulgation de la constitution de l’An VIII, en rupture complèteavec l’esprit révolutionnaire. L’absence du préambule (ou déclaration des droits) enétait un des signes patents. La nouvelle définition de la nationalité résonnait également,pour les Antillais, lugubrement :

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De fait, dès les derniers jours de janvier 1802, une « petite armée »11 débarquait àSaint-Domingue, ainsi que dans les autres Antilles françaises, sous couvert de rétablirl’ordre public. Des généraux mulâtres et noirs faisaient partie du corps expéditionnaire.Les troupes de Leclerc emprisonnèrent Toussaint. Mais la répression féroce laissaitprésager le pire des retournements ; les nouvelles de Guadeloupe où, disait-on,l’esclavage avait été rétabli après que les troupes napoléoniennes eussent écrasé lagarnison, confirmaient ces inquiétudes. Huit ans plus tard, Napoléon revenait sur ledécret d’abolition.

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L’arrêté Richepance du 28 messidor an X, légitimé essentiellement par des motifséconomiques, géo-politiques et moraux (sic), se fondait sur la base d’un argumentaireabject, au nom de valeurs dénaturées (« les vrais principes »). Nous en citons ici lesconsidérants et la décision :

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Considérant que les bienfaits accordés par la mère patrie, en atténuant lesprincipes essentiels de ces établissements, n’ont servi qu’à dénaturer tous leséléments de leur existence, et à amener progressivement cette conspirationgénérale, qui a éclaté dans cette colonie contre les blancs et les troupes envoyéessous les ordres du général par le gouvernement consulaire, tandis que les autrescolonies soumises à un régime domestique et paternel, offrent le tableau del’aisance de toutes les classes d’hommes en contraste avec le vagabondage, laparesse, la misère et tous les maux qui ont accablé cette colonie, etparticulièrement les noirs livrés à eux-mêmes ;De sorte que la justice nationale et l’humanité commandent autant que la politiquele retour des vrais principes sur lesquels reposent la sécurité et les succès desétablissements formés par les Français en cette colonie, en même temps que legouvernement proscrira avec ardeur les abus et les excès qui s’étaient manifestésanciennement et qui pourraient se remontrer encore.(...) (les considérants sont suivis de 19 articles formant un nouveau code)Jusqu’à ce qu’il en soit autrement ordonné, le titre de citoyen français ne seraporté dans l’étendue de cette colonie et dépendances que par les blancs. Aucunautre individu ne pourra prendre ce titre ni exercer les fonctions qui y sontattachées (...)Le Général Richepance (28 messidor, an X ; 17 juillet 1802)

L’emprisonnement du héros et gouverneur Toussaint, ne suffit pas à rendre larésistance inopérante. Le 13 octobre 1802, Pétion se rebellait. D’autres officiers deToussaint – Cristophe, Dessalines, Geffrard, Clervaux – allaient se rassembler, les unssous le commandement de Cristophe, les autres sous celui de Dessalines. Le drapeauhaïtien fut créé à ce moment-là, très précisément le 18 mai 1803, à partir d’uneré-interprétation du drapeau tricolore : la bande bleue représentait désormais les noirset la bande rouge les mulâtres. La devise « La liberté ou la mort » remplaçadéfinitivement l’inscription de la République française. L’on comprendra que le conceptde liberté invoqué ne se limitait pas à la métaphore de la revendication du droitpolitique mais bien à celui de la liberté absolue.

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Quoi de plus éloquent, pour exprimer l’évolution de l’état d’esprit à Saint-Domingueque cette symbolique ? Peut-être l’anecdote historique qui suit : le général françaisLavalette proposa une reddition à Pétion, général de l’armée de l’Ouest, en échange del’amnistie et de la promesse de non-rétablissement de l’esclavage (sic), proposition àlaquelle Pétion aurait répondu : « Il est trop tard, nous avons résolu de vivre libres etindépendants ou de mourir». Ce fut donc, au moins pour la légende nationale, àl’occasion de cette ultime trahison de la Mère Patrie révolutionnaire que surgitl’exigence d’état indépendant et souverain.

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Mais, à la différence de ce qui se passerait bientôt à Cuba, cette aspiration n’était pasle fruit d’un consensus des communautés composant la nation et réunies parl’identification à une culture, une histoire ou un destin commun. Ce qui primait danscette aspiration, c’était d’établir la liberté, en trouvant une forme légitime d’état qui lagarantirait une bonne fois pour toutes. Les précédents compromis avec la Francecoloniale ayant tous conduit à l’échec, la création d’un Etat de droit, indépendant etsouverain paraissait donc la seule solution désormais envisageable, malgré le coûtqu’elle était susceptible d’avoir à long terme (isolement diplomatique, blocuscommercial...).

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Le 16 octobre 1803, Pétion prit Port-au-Prince ; la chute du Cap, le 19 novembre1803, mit fin à cette guerre rapide et meurtrière,12 marquée de cruautés inouïes et demassacres massifs.Dessaline entrait triomphalement le 29 novembre dans la capitale.Le 4 décembre, le successeur de Leclerc,13 Rochambeau quittait l’île. Ce jour-là, le

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...le pragmatisme tardif des créoles deCuba

drapeau des «indépendants»14 fut hissé sur le Môle Saint-Nicolas.

Quelques années plus tard, dans les colonies espagnoles continentales, les créolesréagirent avec opportunisme à la vacance du pouvoir métropolitain : le roi ayantabdiqué suite à l’invasion de l’Espagne par les troupes napoléoniennes en 1808, ils s’enemparèrent. Ils ne rompirent avec la légitimité coloniale qu’au moment des Cortès deCadix, à partir de 1812, face à l’impossibilité d’obtenir l’autonomie pour les colonies etau risque de voir leurs privilèges menacés, sur leurs propres terres d’Amérique, parl’idéologie politique du constitutionnalisme libéral « afrancesado ». (MarchenaFernández, 2006: 145-181)

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A Cuba, le Capitaine Général don Salvador de Muro y Salazar était resté en poste etavait encouragé les créoles à envoyer des Députés aux Cortès de Cadix. Le projetautonomique patricien défendu par José Agustín Caballero15, membre éminent de laSociedad Económica de Amigos del País, était éloquent quant à la question du droit devote. Il prônait, arguant du nombre d’esclaves et de mulâtres libres à Cuba, qu’il fûtaccordé seulement aux Espagnols aisés de sang pur16. On retrouvait là une aspirationidentique à celle des créoles révolutionnaires de Saint-Domingue, enfermés dansl’exclusive du maintien de leur suprématie sociale et de la revendication de leur libertépolitique.

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La voie des grandes îles des Caraïbes, héritières de la place de Saint-Domingue dansla production et le marché du sucre, fut conditionnée par l’intérêt des créoles.Contrairement à la plupart de leurs homologues du continent, ils optèrent pour lemaintien d’un pouvoir colonial fort, représenté par le Capitaine Général, acceptant desformes de lobbying. De toute évidence, ce pouvoir garantissait, par la présence militaire,le maintien de l’ordre. Il faut ajouter que le pouvoir colonial joua sans mesure avecl’évocation du « péril noir », comme le montre la chercheuse espagnole ConsueloNaranjo, pour effrayer les créoles dès lors que leur pression était estimée excessive.Ainsi, la supposée Conspiration de la Escalera, que l’on connaît essentiellement par laterrible répression qu’elle déclencha dans les milieux affranchis et les milieux blancsabolitionnistes, (Labarre, 1986: 127-141) secoua l’opinion publique cubaine. Il faut direque ces événements se déroulèrent l’année-même où le recensement démographiqueconfirma la supériorité numérique de la population de couleur : l’analogie avec Haïtiinquiétait.

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Dans les années qui suivirent, malgré les tentatives des indépendantistesabolitionnistes, bolivariens ou maçons17, il n’y eut même pas à Cuba de création d’uneJunte créole, comme l’autonomiste Arango y Parreño18, figure éminente de l’Illustrationréformiste créole. Prudent vis-à-vis des dangers sociaux liés à l’esclavage, il prônait parailleurs une organisation rationnelle du peuplement et une augmentation del’immigration blanche, afin d’assurer une éventuelle transition vers le salariat. (Infante,1992: 37-59) L’idée de nationalité fit ainsi son chemin, strictement conditionnée partrois prémisses : la contestation du système colonial intransigeant, la lutte contre lesintérêts commerciaux coloniaux et le maintien de l’esclavage. Cette posture idéologiquearracherait bien des commentaires au Père Varela19, lui-même penseur réformiste,considéré comme précurseur de la théorisation de la Nation, dont cette amèreconstatation : « Dans l’île de Cuba, il n’y a pas d’opinion politique, il n’y a d’opinion quela mercantile »20, résumait tristement la situation.

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Ce fut ainsi que le Réformisme laissa sa marque sur les quarante années postérieures,en dépit des révoltes d’esclaves et de quelques tentatives insurrectionnellesrépublicaines. Les « penseurs » réformistes évacuèrent la question de l’esclavage. Leréformisme politique, qualifiée par Eduardo Torres Cuevas de « colonne vertébrale de lapensée réformiste » peut être considéré comme une vaste entreprise créole denégociation permanente des taxes et des impôts avec le pouvoir colonial. Il actait unfonctionnement clientéliste et lobbyiste, usant de sociétés savantes et industrieuses,dans une société immuable : il leur sembla ainsi obtenir quelques satisfactions commelorsque Ferdinand VII, dans une phase de Restauration espagnole, octroya le décret delibre commerce (1819). Mais, dans ce mode de fonctionnement, les créoles, d’eux-mêmes, renonçaient finalement à l’exercice d’un pouvoir politique institutionnel, nefût-il que local, tout en engageant un permanent rapport de force avec les autoritéscoloniales. La phrase de Saco21 : « Ou l’Espagne concède à Cuba des droits politiques, ouCuba est perdue pour l’Espagne »22 résume l’éternel argument créole vis-à-vis dupouvoir.

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Plus souples en apparence que ceux de Saint-Domingue, les créoles de Cubachoisirent de gérer efficacement l’esclavage, et de lui sacrifier leur liberté politique.Saco, en ce sens, est un cas exemplaire, puisqu’il consacra de nombreuses études à cesthématiques : esclavage, traite, conséquences sur la formation sociale du pays23. Mais ceserait une erreur que d’en déduire qu’il y avait là un semblant d’approchephilanthropique. La modernité de ce regard, profondément conservateur et raciste,consistait en la reconnaissance de l’esclavage comme constitutif de la société cubaine, saconnaissance scientifique devant conduire à sa maîtrise. Le réformisme créole, en tantque structuration de la pensée identitaire de la « nation créole » trouvera uneexpression politique moins uniforme avec le temps. (Torres Cuevas, 2004) Ainsi, enfonction des intérêts contradictoires et divergents de la bourgeoisie créole, il pourraconduire tantôt vers l’autonomisme tantôt vers l’indépendentisme et, à l’intérieur de cesdeux postures majeures, tantôt vers la conception d’une nation raciste, tantôt vers unevision non-ethnique et non-communautariste.

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Il faut bien certainement, pour dessiner un panorama complet de ce premierdemi-siècle cubain relativement pacifique, évoquer l’influence de l’abolitionnismeanglais sur les créoles, au milieu du siècle. Associé aux considérations de certains, ilcontribua au développement, dans les mentalités d’une option aménagée de l’institutionesclavagiste. Avec la célébrité du poète- esclave Manzano24 encouragé par les membresde groupe littéraire de Delmonte25, avec la veine littéraire criolliste26, avec les premiersromans abolitionnistes27, se dessinait peu à peu une alternative de société faussementconciliatrice, selon laquelle il aurait été possible d’inventer un esclavage à visagehumain, à condition que les maîtres fussent suffisamment empreints d’humanité et desens moral. Que ce topos ait été utilisé comme illustration d’une troisième voie, commeécriture révisionniste de l’histoire, comme catarsis expiatoire, il contribua à ramenersymboliquement les créoles dans leur statut de « bonne élite ». Il put également lesdégager de leur responsabilité dans ce système. Cirilo Villaverde est un de ceux quil’attestèrent dans son roman où les esclavagistes n’étaient déjà plus créoles, maisEspagnols ou créoles d’ascendants d’Espagnols28. Quoi qu’il en fût, si l’on évoquait enfinla situation des esclaves et des affranchis (autrement que pour apprendre à les gérercomme l’avait fait Saco) et que l’on utilisait la littérature pour les rendre visibles (aulectorat créole), on était loin de considérer qu’ils puissent être une partie constitutive dela « nation créole » et encore moins de la « cubanité »29. Le réformisme, expressionpolitique d’un sentiment identitaire cubain contribuait à poser les bases d’unenationalité ethnique. Or, comme l’a montré Rebecca Scott, l’idéologie desrévolutionnaires de Saint-Domingue, et la conception d’une citoyenneté étendue telle

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Nadie ignora que España gobierna la isla de Cuba con un brazo de hierroensangrentado; no sólo no la deja seguridad en sus propiedades, arrogándose lafacultad de imponerla tributos y contribuciones a su antojo, sino que teniéndolaprivada de toda libertad política, civil y religiosa, sus desgraciados hijos se venexpulsados de su suelo a remotos climas o ejecutados sin forma de proceso, porcomisiones militares establecidas en plena paz, con mengua del poder civil.

Nosotros consagramos estos dos venerables principios: nosotros creemos quetodos los hombres son iguales, amamos la tolerancia, el orden y la justicia en todaslas materias; respetamos las vidas y propiedades de todos los ciudadanos pacíficos,aunque sean los mismos españoles, residentes en este territorio, admiramos elsufragio universal que asegura la soberanía del pueblo; deseamos la emancipacióngradual y bajo indemnización, de la esclavitud; el libre cambio con las nacionesamigas que usen de reciprocidad; la representación nacional para decretar lasleyes e impuestos, y, en general, demandamos la religiosa observancia de losderechos imprescriptibles del hombre, constituyéndonos en nación independiente,porque así cumple a la grandeza de nuestros futuros destinos, y porque estamosseguro que bajo el cetro de España nunca gozaremos del franco ejercicio denuestros derechos.

que Toussaint Louverture l’avait définie des années plus tôt, étaient connues dans lesCaraïbes30 : les choix des créoles cubains étaient par conséquent des choix délibérés.

En 1868, dans la zone orientale du pays31, lorsque les difficultés fiscales et financièresfinirent par accabler les planteurs et les poussèrent au soulèvement, Carlos Manuel deCéspedes, général en chef et bientôt premier Président de la République en Armes,soutenait encore une lecture portant trace de ces postulats hérités de la pensée politiqueréformiste. La première déclaration solennelle des insurgés est un point de référencecapital quant à la position du dirigeant indépendantiste. Dans le Manifeste de la Junterévolutionnaire de l’île de Cuba du 10 octobre 1868, figurent bien ces trois éléments32,l’insurrection n’étant rendue inévitable que parce que les deux premiers pointsn’avaient pas évolué, à la différence du troisième :

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Il faut reconnaître aux insurgés cubains leur maturité politique. Bien qu’ancrés dansune culture politique cubaine, qu’elle fût légaliste ou insurrectionnelle, ils n’enméconnaissaient pas moins les contextes internationaux, américains et antillais. Il resteà étudier de manière détaillée – et ce serait une recherhche d’envergure – les influencesexistant entre les textes constitutionnels américains et français. Les textes espagnol, eten particulier ceux de 1812, fonctionnèrent plutôt à notre sens comme un repoussoirpour les Créoles latino-américains qui panachèrent souvent la référencenord-américaine à la référence française. La constitution fédérale du Vénézuela (21décembre 1811) est un exemple de cette hybridation, fruit d’un nécessaire consensusentre créoles modérés et radicaux. Dans le cas cubain, la référence aux constitutionsantérieures n’est pas probante. Cette originalité des Constituants est certes le signed’une posture consistant à inventer un modèle autochtone et non pas de reproduire unmodèle étranger. Mais elle s’appuie aussi sur une réflexion politique certaine et sur unpostulat radical. (Estrade, 1982: 89-117) La Constitution de Guáimaro peut être, parexemple, taxée de constitution laïque par excellence, puisqu’elle ne contient aucuneréférence déiste, se distinguant grandement de la constitution nord-américaine, de laconstitution vénézuélienne ou argentine et, dans une moindre mesure, de laconstitution française qui instaura liberté de culte puis culte de l’Etre suprême.Pourtant, l’exigence démocratique des créoles et l’aspiration à la liberté et à l’égalitébutait sur les questions de l’esclavage et la question ethnique :

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En effet, ce n’était pas une abolition immédiate qui était exigée, mais une libérationraisonnée et indemnisée, moins lourde donc à assumer pour les créoles engagés dans la

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Les divers verrous de la citoyenneté

lutte comme pour ceux qui hésitaient encore. L’on pourrait analyser cet élément commeune marque de réalisme politique cynique tiré de l’histoire de Saint-Domingue : soit l’onse fondait sur les principes et les créoles perdaient leur capital et le sucre, soit l’onprivilégiait les lois du marchés et les esclaves ne voyaient point d’évolution à leursituation. Dans le même programme révolutionnaire, n’était-il pas déploré que legouvernement colonial ait freiné l’immigration blanche (et salariée), qui aurait été « laseule »33 - sic - à convenir aux créoles cubains ? Le fait que le monde agricole et labourgeoisie créole citadine aient investi le mouvement indépendantiste joua en faveurdu progrès social dans la mesure où ils n’avaient guère d’intérêt dans le maintien del’esclavage.

Ainsi, en 1868, ce ne fut pas simplement une augmentation de la pression fiscale oude la répression politique qui contribua, certes tardivement, à la révolte de labourgeoisie sucrière créole, mais bien le fait que l’esclavage n’était plus alors lameilleure forme d’organisation du travail dans les plantations moyennes de sucre et decafé34. Cette motivation n’étant donc le fruit ni d’une pure démarche philanthropique nisimplement d’une prise de conscience morale, l’on est en droit de se questionner sur lacapacité de ces révolutionnaires à accepter, alors qu’ils maintenaient leurs préjugésracistes (présents dans le souhait de ré-équilibrer le rapport démographiqueblanc/couleur, qui inquiétait depuis la révolution de Saint-Domingue), une citoyennetéindépendante de la question de l’ethnie.

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A ce stade, à Saint-Domingue comme à Cuba, les créoles avaient usé de tout leurpoids pour influencer, à leur avantage, des pouvoirs coloniaux qui estimaient leurscolonies en termes commerciaux et fiscaux35. Avec dix ans d’écart, la question dumaintien de la société coloniale en l’état ou de sa transformation fut aussi épineuse àaborder pour la France révolutionnaire que pour l’Espagne libérale. Ce ne fut pas tantalors l’attitude des créoles qui put apparaître décisive. Dans un cas comme dans l’autre,ils se révélèrent également attachés à leur modèle de production et d’organisationsociétale, et peu disposés à modifier le système. Mais les circonstances historiques et lejeu des événements les conduisirent à adopter des stratégies conservatrices différentes.

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Considérons donc que les chemins se séparèrent, à la faveur de la salutairecommotion intellectuelle et morale des principes révolutionnaires, par le fait qu’enHaïti, dans une prise de conscience en accord avec les temps, le peuple de couleur sesouleva. Malgré les efforts, contradictoires, désordonnés et semés d’embûches36 del’Etat français quand il souhaita ramener le calme et instaurer la légalité républicaine,les manquements successifs et répétés aux principes constitutionnels conduisirent lesinsurgés à adopter une attitude d’extrême radicalité. Il est certain que ces événements,auxquels il faut ajouter les déchirures profondes entre les communautés socio-ethniques de Saint-Domingue, contribuèrent à conditionner dans la douleur l’inventionde l’identité nationale. Les créoles cubains et l’armée coloniale espagnole, en revanche,usèrent sans vergogne de la répression pour mater insurrections républicaines etabolitionnistes, donnant une image faussement paisible de la dernière étape colonialede la plus grande des Antilles, où les créoles surent garder la main.

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Revenons maintenant à Saint-Domingue, au lendemain de la déroute des troupesnapoléoniennes. Le 1er janvier 1804, les généraux indépendants signèrent laDéclaration d’Indépendance de Haïti37. Ce texte fondateur, rédigé dans la pureconvention juridique, débute d’un solennel ...

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Citoyens,Ce n’est pas assez d’avoir expulsé de votre pays les barbares qui l’ont ensanglantédepuis deux siècles; ce n’est pas assez d’avoir mis un frein aux factions toujoursrenaissantes qui se jouaient tour à tour du fantôme de liberté que la Franceexposait à vos yeux; il faut, par un dernier acte d’autorité nationale, assurer àjamais l’empire de la liberté dans le pays qui nous a vus naître; il faut ravir augouvernement inhumain, qui tient depuis longtemps nos esprits dans la torpeur laplus humiliante, tout espoir de nous réasservir; il faut enfin vivre indépendant oumourir.Indépendance ou la mort... Que ces mots sacrés nous rallient, et qu’ils soient lesignal des combats et de notre réunion.

Art. 1er.- Le peuple habitant l’île, ci-devant appelée St-Domingue, convient ici dese former en état libre, souverain et indépendant de toutes autres puissances del’univers, sous le nom d’Empire d’Haïti.

Art. 2.- L’esclavage est à jamais aboli.

Art. 3.- Les citoyens haïtiens sont frères entre eux ; l’égalité aux yeux de la loi estincontestablement reconnue, et il ne peut exister d’autres titres, avantages ouprivilèges que ceux qui résultent nécessairement de la considération etrécompense des services rendus à la liberté et à l’indépendance.

« Citoyens »... Le substantif apparaît pour la première fois et est repris à multiplesreprises en épithète dans le texte : « Citoyens, mes compatriotes » (§3), « Citoyensindigènes, hommes, femmes, filles et enfants » (§6). Ce procédé surprend, mais lestatut, associé à l’état de liberté moderne, fut tant envié, et si durement arraché à unemétropole et à un peuple qui s’étaient trop longtemps joué des sans-statuts de lacolonie. Le rejet de la France, exprimé en termes extrêmes, et la rupture seconcrétisèrent dans l’invention de cette nationalité, définie par le sol dès lors que l’onauto-désignait « indigènes d’Haïti », nom indien de l’île, désormais nom officiel de lanouvelle Nation.

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La première constitution de l’Etat-nation d’Haïti fut promulguée un an plus tard, le20 mai 1805. Elle était le fruit du travail non pas d’une assemblée constituante, mais ducollectif des Généraux insurgés ayant reconnu l’autorité de Dessalines, dont Christophe,Clervaux, Pétion, Geffrard. Toutefois, le texte était empreint de l’esprit légaliste desconstitutionnalistes français et l’on y retrouvait tant des références à la Constitution del’An I qu’à celle, plus modérée de l’An III. Le régime instauré était impérial ; Dessalines(article 19) était désigné empereur, sur un modèle, d’ailleurs, directement inspiré durégime de la France après 1804 (Constitution impériale de l’an XII). Le texte, organiséen 10 titres et 28 articles,38 aborde dans ses Déclarations préliminaires la question dela citoyenneté, attestant une fois de plus du caractère capital de ce point.

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L’on retrouvait, en premier lieu, l’affirmation de l’existence d’un peuple, défini entermes de droit du sol, seul apte à légitimer, puisqu’il était souverain, l’existence d’unétat :

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Posée ainsi à la face de l’ancienne métropole et des puissances régionales, l’existencedu peuple haïtien, l’on affirmait le principe constitutionnel de liberté absolue qui sedevait d’y être associé, « à jamais » :

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La fraternité et l’égalité étaient les principes qui seraient rappelés consécutivement,dans l’esprit du modèle théorique français. Toutefois, les trois concepts – Liberté,Egalité, Fraternité – étaient ici mis en exergue d’une manière plus claire qu’aucune desconstitutions françaises ne l’avait réalisé, on le comprendra.

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Art. 4.- La loi est une pour tous, soit qu’elle punisse, qu’elle protège.

Art. 7.- La qualité de citoyen d’Haïti se perd par l’émigration et par lanaturalisation en pays étrangers et par la condamnation là des peines afflictives oudéshonorantes, le premier cas emporte peine de mort et confiscation de propriété.Art. 8.- La qualité de citoyen haïtien est suspendue par l’effet des banqueroutes etfaillites.

Art. 12.- Aucun blanc, quelle que soit sa nation, ne mettra le pied sur ce territoire àtitre de maître ou de propriétaire, et ne pourra à l’avenir acquérir aucunepropriété.Art. 13.- L’article précédent ne pourra produire aucun effet, tant à l’égard desfemmes blanches qui sont naturalisées Haïtiennes par le gouvernement, qu’àl’égard des enfants nés ou à naître d’elles. Sont aussi compris dans les dispositionsdu présent article, les Allemands et Polonais naturalisés par le gouvernement.

Art. 9.- Nul n’est digne d’être Haïtien s’il n’est bon père, bon fils, bon époux etsurtout bon soldat.Art. 10.- La faculté n’est point accordée aux pères et mères de déshériter leursenfants.Art. 11.- Tout citoyen doit posséder un art mécanique.

Il ne faudrait toutefois pas déduire hâtivement que le terme « citoyen » avait étéconçu dans un esprit universel. L’aurait-il, d’ailleurs, pu l’être, compte-tenu des quinzeannées antérieures ? Les articles ultérieurs définissaient de manière excluantel’attribution de la nationalité. Mais auparavant, l’on reprenait des principes directementdes textes de l’ancienne métropole39. L’article suivant :

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était tiré mot pour mot de la première constitution, elle-même réactualisée parl’article 3 de la constitution du 5 Fructidor An III (22 août 1795)40. Toutefois,l’organisation différente des articles 3 et 4 donnait un relief particulier à l’affirmation dela relation entre le principe d’égalité et l’exigence d’égalité devant la loi.

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L’on remarque ensuite les précautions extrêmes prises pour définir la citoyenneté.Paradoxalement, le texte haïtien est plus pointilleux que son modèle français. Il s’agitégalement d’anticiper sur de possibles retours des créoles planteurs et esclavagistesexilés :

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Il est d’ailleurs intéressant de voir comment se mêlaient, dans la définition de lacitoyenneté, les questions de patrimoine et de couleur, résultat, on le comprendraégalement, des leçons tirées du passé :

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Par ailleurs, la définition de la citoyenneté, n’était pas uniquement donnée en termesethniques (avec toute l’ambiguïté de la relation entre noirs et mulâtres, que seul Pétion,par son sage gouvernement tendrait ultérieurement à normaliser). Il existait aussi unenette volonté de définir un modèle de citoyen. Cet « homme nouveau » était unevariante du concept hérité de 1789 et repris par le texte de 179541, quand le Directoirevisait à rétablir à asseoir un gouvernement et à normaliser la situation dans le paysplutôt qu’à conquérir des droits. Il peut aussi être considéré comme une versionnormative de ce citoyen haïtien que l’on voyait déjà se dessiner dans le projet dereconstruction sociétal de Toussaint, évoqué précédemment :

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Toussaint on s’en souvient, ambitionnait de relancer la production de sucre, enabolissant l’unité de production esclavagiste et en la substituant par une petite propriétégérée, dans le cadre de la famille, par un pater familiae... Ici, l’on constatait une

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Art. 14.- Toute acception de couleur parmi les enfants d’une seule et même familledont le chef de l’Etat est le père, devant nécessairement cesser, les Haïtiens neseront désormais connus que sous le nom générique de Noirs.

évolution et une ouverture, dans la mesure où l’option agricole n’était plus imposéeconstitutionnellement. Pourtant, l’obligation, pour un citoyen, de posséder un artmécanique pouvait sembler extrêmement dirigiste, voire privatrice de libertéindividuelle. Faut-il y voir la volonté de préserver la société, par la voieconstitutionnelle, de toute accumulation commerciale, foncière ou financière de capital,par une personne ou une entité étrangère ? Ou discerner dans cette exigence, unedimension identitaire et humaine ? Dans les sociétés antillaises esclavagistes, le travail(ou pratique d’un art mécanique) était attribué aux esclaves, ou aux affranchis42. Lacommunauté évolua au gré de la modernisation de la société et se structura commeclasse. Nécessaire à la société, il était privé de toute forme de considération. De plus, lescréoles; français et espagnols avaient transplanté le schéma d’ancien régime du travailavilissant, attribué et réservé aux classes dites inférieures, en doublant la ségrégationsociale d’une ségrégation « raciale ». Cette qualification du citoyen par l’obligationd’être un travailleur, au service de la Nation - au même titre, par ailleurs, qu’il devaitêtre un soldat43, établissait donc une citoyenneté dans un esprit moderne et égalitariste.

L’on pourra enfin critiquer, à nouveau, le modèle paternaliste et très régulateur del’organisation du peuple, assimilé à une famille, régie par un « tyran » (au sens du droitromain, réactualisé par Bonaparte), qui imposait, en réaction à l’extrême inégalité, uneextrême (et réductrice ?) égalité :

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Cette citoyenneté, qui avait été refusée, partiellement offerte, puis reprise à lapopulation de couleur depuis 1789, faisait donc office, dans le cadre de la premièreconstitution de l’Etat-nation d’Haïti d’un soin très particulier.

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On le voit, elle fut basée avant toute chose sur l’affirmation, réitérée, du principe del’absolue liberté des « habitants », ce qui menait à une conception a priori ouverte etintégratrice de la citoyenneté. Pourtant, le caractère strict de la définition ducitoyen-type s’impose par son dirigisme intransigeant et ses clauses d’exclusion. L’onpourrait presque opiner que la liberté absolue et l’égalité furent garanties par lalimitation de ces principes-mêmes... Mais l’on ne peut ignorer que ce texte, élaboré dansun contexte de crise généralisée et d’implosion de la société insulaire, se devaitd’apporter une réponse à la question identitaire : l’indépendance d’Haïti ne fut pas lefruit d’une construction collective ni chez les créoles, ni chez les affranchis, ni chez lesesclaves libérés. Elle fut le fruit raisonné de la nécessité de barrer définitivement laroute, en jouant la carte de la souveraineté nationale, au rétablissement de l’esclavage(dont il est utile de rappeler qu’il ne serait aboli définitivement, dans les autresterritoires français, qu’en 1848).

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Dans ce contexte d’urgence, les failles et les faiblesses de la jeune nation firent le litd’un pouvoir militaire, tyrannique et marqué, de surcroît, par l’instabilité : Dessalinesfut tué, Cristophe s’auto-proclama roi, avant de se suicider, Boyer fut destitué...

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Seul Pétion s’imposa comme un chef d’Etat à la hauteur de la conciliation nationale etde la construction d’un régime démocratique, au cours d’une longue présidence de1807à 1818. Celui qui fut l’hôte de Bolivar lors de son exil de 1815 sut le convaincre del’urgence d’abolir l’esclavage en Nouvelle-Grenade et d’intégrer la population de couleurà la citoyenneté. Il fit promulguer la Constitution de la République d’Haïti de 1806,aujourd’hui encore considérée comme un modèle de stabilité.

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Mais en 1868, dans l’Oriente de Cuba, l’on gardait à l’esprit non pas les réussites dePétion, mais bien les troubles qui précédèrent et suivirent son mandat. L’extrêmeprudence de Céspedes et des premiers créoles insurgés donna certes le ton dès le 10

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Art. 2°. A esta Cámara concurrirán igual representación por cada uno de los cuatroestados en que queda desde este instante dividida la Isla.

octobre 1868 : on libéra les esclaves, à condition qu’ils s’enrôlent dans les troupesséparatistes... Ce fut quelques mois plus tard, lorsque le Camagüey se souleva, le 4novembre 1868, que le virage commença à s’opérer. Il est certain que le fait que lasociété de Saint-Domingue se soit vertébrée sur le système esclavagiste alors qu’à Cuba,la force de travail esclave fut longtemps supplétive, avant que ne se développâtl’économie de plantation à la fin du XVIIIe siècle, détermina différemment laconstitution des deux sociétés ainsi que le positionnement idéologique de leurs créolestout au long de la formation des identités. En effet, dans cette province du Centre,l’activité productive des créoles était moins dépendante de l’esclavage.

De plus, comme les insurgés du Camagüey refusaient de se soumettre à l’autoritésuprême quasiment auto-proclamée de Céspedes, la Révolution fut dans un premiertemps bicéphale, avec deux gouvernements, et même deux drapeaux distincts, l’un enOrient, l’autre au Centre. Mais, forts des expériences historiques des Antilles et ducontinent, les insurgés optèrent assez rapidement pour l’unification du mouvement.C’est ainsi que les trois départements soulevés (Orient, Las Villas et le Centre ditCamaguey) envoyèrent leurs représentants siéger dans le village de Guáimaro. Ils’agissait de rédiger la première constitution cubaine, qui donnerait un cadre légal à lalutte révolutionnaire et à la République en Armes un gouvernement national et civil. Auterme des travaux, le texte constitutionnel fut voté le 10 avril 186944.

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Cette constitution de combat, destinée, ainsi que le spécifie son titre à « régir laNation tant que durera la Guerre d’Indépendance »45, se composait de 29 articles. Sonessentielle raison d’être consistait en la création, dès les premiers mois d’un cadrerépublicain et démocratique, afin de permettre la reconnaissance diplomatique, et afind’éviter toute dérive militariste ou caudilliste dont les jeunes nations hispano-américaines avaient fourni des exemples à foison. Céspedes étant lui-même – et lesoupçon allait durer jusqu’à son décès – considéré comme potentiellement enclin àcette dérive, les Constituants opérèrent un véritable verrouillage « civiliste », sesouciant très particulièrement de l’organisation de l’état et de l’armée en temps deguerre. L’on ne s’étonnera donc pas que l’essentiel de ce texte fondateur fût consacré àla stricte organisation des pouvoirs, à leur séparation et à un équilibrage en faveur duparlement46.

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Or, les députés du Camagüey, que l’on doit considérer comme formant le groupe leplus progressiste – et cela nous renvoie aux dissensions et aux conflits d’intérêt àl’intérieur-même de la bourgeoisie créole (Torres Cuevas, 2004) -, contribuèrent àl’incorporation en priorité d’un autre aspect : la citoyenneté.

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Certes, dans le cas cubain, la liberté ne fut pas déclarée constitutionnelle dès l’article2... Pourtant, compte-tenu des circonstances, du poids des indépendantistes modérésdans les questions sociales et de celui des préjugés raciaux, le pas franchi, dès le premiertexte constitutionnel, ne doit pas être sous-estimé, même s’il fut amené de manièreprogressive. Rappelons en effet que le premier projet constitutionnel identifié rédigépar Joaquín Infante, lors de la conspiration des années 1809-1812, fondait à Cuba unerépublique esclavagiste. Même s’il n’y a pas en l’espèce de lien direct entre les deuxtextes, la modification de ce fondement illustre parfaitement l’évolution profonde desidées chez les créoles, même si chez certains la permanence du préjugé raciste et laprévalence de la criollité blanche faisaient barrage à l’acceptation d’une citoyenneté dusol.

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L’on institua en effet en premier lieu le mode d’élection, en fonction des provinces, dela Chambre des Députés, réunie en session permanente :

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Art. 3°. Estos estados son: Oriente, Camagüey, Las Villas y Occidente.

Art. 4°. Sólo pueden ser representantes los ciudadanos de la República mayores deveinte años.

Art. 23°. Para ser elector se requieren las mismas condiciones que para ser elejido.

Art. 25°. Todos los ciudadanos de la República se consideran soldados del EjércitoLibertador.

Art. 24°. Todos los habitantes de la República son enteramente libres.

avant de définir quels seraient les citoyens éligibles pour exercer ce mandat :68

Les deux seules conditions semblaient donc être la nouvelle majorité légale, et le faitd’avoir choisi le camp indépendantiste, en ayant rallié l’armée de libération. Cetteformulation impliquait donc qu’était citoyen cubain, toute personne ayant choisi derallier les indépendantistes républicains. Rappelons-nous que le texte haïtien, par sadéfinition d’une citoyenneté liée au sol, se montrait, dans son principe, ouvert. Maisdans ce contexte de soulèvement, la définition de la nationalité par le choix des valeurs,à l’exclusion de toute considération ethnique, sociale, culturelle ou autre, estremarquable. Anticipons, pour signaler que la conséquence induite par cet article neresterait pas lettre morte, puisque de nombreux Cubains, dont quelques personnalitésde premier plan comme le Général en Chef des deux Guerres Maximo Gomez,acquéraient la nationalité dans le cadre de leur engagement.

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Le mandat présidentiel, en revanche était plus restrictif, dans la mesure où il fallaitpour y prétendre « avoir trente ans, et être né dans l’île de Cuba »47. C’étaitconsécutivement qu’était défini le droit de vote, de manière assez laconique :

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Il est évidemment difficile d’établir sur ce point une comparaison avec l’Empired’Haïti, puisque le droit de vote, dans le cadre du régime impérial, n’avait toutsimplement pas été établi... Il est en revanche plus intéressant de signaler qu’à Cuba,nul « citoyen » n’en était par principe exclu, comme ce fut souvent le cas dans lesRépubliques d’Amérique du Sud, ne fut-ce que par l’intermédiaire de l’établissement dusuffrage censitaire, en faveur, évidemment, des créoles aisés48.

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Toutefois, la définition de la citoyenneté pouvait encore être considérée commeambiguë dans la mesure où l’esclavage était légal dans l’île. Les députés abolitionnistesremportèrent ce point de divergence, utilisant, auprès des tièdes, l’argumentpragmatique des « nécessités de la guerre », ainsi formulé :

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Il n’en restait pas moins que l’article 24 imposait, sobrement, la liberté absolue :73

avant de rappeler les principes de la liberté individuelle et de l’égalité établis par ladéclaration de 178949.

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Dans cette constitution initiale, et peu diserte, furent posés les principes essentiels del’état de droit, dont certains ne faisaient guère unanimité. Malgré ces réserves, il estimpossible de ne pas reconnaître que la citoyenneté est instituée de manièreintégratrice. En effet, faisant fi des préjugés et des intérêts encore prévalant, furentécartées toutes les propositions susceptibles d’établir une ségrégation légale et lesCubains tournent le dos à la probabilité de la création constitutionnelle d’unecitoyenneté ethnique. La citoyenneté est attribuée de droit à tout « habitant » desterritoires insurgés ; la citoyenneté se retrouve donc associée aux valeurs de laRépublique constitutionnelle. Les indépendantistes cubains abordèrent ainsi laquestion de l’intégration à la citoyenneté de la population de couleur esclave ou libre,dans un esprit de justice et de fraternité sans égal dans les Antilles et dans le continent.

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Bien qu’il y eût par la suite, quelques tentatives coercitives imposées par décret(notamment sur la liberté de mouvement des affranchies) en des moments de crisemilitaire, jamais ces tentatives de retour en arrière ne purent être imposéesdurablement. Cela dit, la définition constitutionnelle de la citoyenneté et l’intégration detous à la nationalité ne se fit pas toujours sans douleur. Citons le cas du général mulâtreAntonio Maceo, l’un des trois héros de l’indépendance cubaine, qui dut renoncer, en1874, à commander un régiment dans la province de Las Villas, parce que les hommesdes bataillons refusaient d’être subordonnés à un homme de couleur.

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Mais le principe de la citoyenneté ne fut jamais remis en question. A ce titre, lesrévolutionnaires cubains se montrèrent capables de lutter contre les démons colportésdepuis Haïti, et d’inventer une citoyenneté non communautariste, évitant l’écueil destergiversations et des ambiguïtés légales de bien des Républiques de la Caraïbecontinentale quant à la question de l’intégration de leur population de couleur.Contrairement à ce qui s’était passé à Haïti, l’armée contribua à réunir les Cubainsautour d’une identité nationale renouvelée. Lorsqu’en 1878, les insurgés capitulèrent,exsangues, et que le pacte de Zanjón fut signé en échange de l’amnistie et d’uneabolition progressive (dont le terme était 1884), ce furent des généraux blancs, noirs etmulâtres qui s’opposèrent à ce traité inique, renouant pendant un an avec les combats.

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Certes, Zanjón fut signé. Les dirigeants révolutionnaires les plus radicaux s’exilèrent,l’amertume au coeur. Avant que le réseau indépendantiste ne se reconstitue, sousl’impulsion de Martí, pour une seconde et ultime bataille contre la métropole espagnole.Mais lorsqu’en 1893, Antonio Maceo passa quelques jours à La Havane, le général decouleur fut reçu et honoré comme le héros qu’il était, sans cesse encadré par la gardeprétorienne des « Garçons du Louvre », jeunes créoles huppés de l’élite créolehavanaise. Certains de ces jeunes s’engageraient dans son armée deux ans plus tard etlui voueraient tout naturellement et sans plus de préjugé raciste, la véritable dévotionqu’ils estimaient devoir à un fondateur de leur Nation.

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Dans le cas d’Haïti et dans celui de Cuba, les choix constitutionnels qui en furent lesfruits montrent combien l’imposition d’une citoyenneté ouverte put permettre que secristallise l’identité nationale sur des valeurs d’intégration et non d’exclusion, assurantnon pas la paix intérieure mais la cohésion de la nation toute entière. Ce fut ainsi dansces îles que la pensée nationale s’élabora de la manière la plus ouverte et la plusmoderne. Ces expériences constituèrent une étape cruciale, qui allait à son tourinfluencer le cours des événements à venir. En effet, ce fut au long des années quatre-vingt-dix, dans le cadre de la préparation de la Révolution d’indépendance de Cuba etde Porto-Rico que l’on vit se dessiner un discours nationaliste antillais, et une ébauchede discours antillaniste, tous deux empreints de la plus grande modernité.

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Paul Estrade a fait remarquer que cette construction des nationalismes antillaisn’avait pas été le fait d’une école de pensée politique, qu’elle n’avait pas non plus faitl’unanimité dans une génération. Mais elle a été représentée et promue par despenseurs et hommes politiques profondément anti-racistes dont le discours, dans lesannées quatre-vingt-dix, convergea : José Martí, José María de Hostos, Máximo Gómez,Antonio Maceo, Diego Vicente Tejera, Juan Gualberto Gómez, Emeterio Betances,Gregorio Luperón, Alexandre Pétion, Anténor Firmin et bien d’autres.

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L’intellectuel et homme politique José Martí, qui travailla sur l’identité culturelle ethistorique de Cuba et d’Amérique Latine, fut un des promoteurs de ce concept politiquede l’« antillanité ». En 1893, alors que le Cubain oeuvrait à la préparation de la guerred’indépendance de Cuba et de Porto-Rico, ferraillant dans la presse contre lesarguments racistes à nouveau utilisés afin de contrer les républicains indépendantistes,il revenait sur les choix fondamentaux de Guáimaro :

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La República no se puede volver atrás ; y la República, desde el día único deredención del negro en Cuba, desde la primera constitución de la independencia el10 de abril en Guáimaro, no habló nunca de blancos ni de negros. Los derechospúblicos, concedidos ya de pura astucia por el Gobierno español e iniciados en lascostumbres antes de la independencia de la Isla, no podrán ya ser negados, ni porel español que los mantendrá mientras aliente en Cuba, para seguir dividiendo alcubano negro del cubano blanco, ni por la independencia, que no podría negar enla libertad los derechos que el español reconoció en la servidumbre. (Martí, 1893)

Hombre es más que blanco, más que mulato, más que negro. Cubano es más queblanco, más que mulato, más que negro.

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Puis, déduisait de cette expérience historique rendue possible par la volonté desDéputés de l’Assemblée Constituante :

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Au-delà du cas cubain, il résumait l’enjeu qu’avait pu constituer la question de lacitoyenneté dans ces îles marquées par l’héritage des cultures esclavagistes.

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Nul doute qu’aujourd’hui encore, l’on peut s’interroger sur les traces que le fait queces choix aient pu ou non se faire, ont pu laisser, en particulier dans le monde caraïbe.

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BENOT Yves, Les Lumières, l’esclavage, la colonisation, textes réunis par Roland Desné etMarcel Dorigny, Editions La découverte, Coll. Textes à l’appui, 2005.BOUFFARTIGUE Sylvie, « Les Haïtiens dans l’Orient cubain. A propos du roman Vía Crucísd’Emilio Bacardí Moreau », dans Présences haïtiennes, Université de Cergy-Pontoise, EditionsEncrage, 2006.COLLECTIF, Visiones y revisiones de la Independencia americana, Salamanca, EdicionesUniversidad, 3 tomes, 2003, 2005, 2006.DORIGNY Marcel, Léger-Félicité Sonthonax : la première abolition de l’esclavage : laRévolution française et la Révolution de Saint-Domingue / textes réunis et présentés parSaint-Denis : Société française d’histoire d’outre-mer, Paris, Association pour l’étude de lacolonisation européenne, 1997.

ESTRADE Paul, « Remarques sur le caractère tardif et avancé, de la prise de conscience nationaledans les Antilles espagnoles », dans Caravelles, n°38, 1982.DOI : 10.3406/carav.1982.1602HECTOR Michel, La révolution française et Haïti, Filiations, ruptures, nouvelles dimensions,Port-au-Prince, Ed. Deschamps et Société haïtienne d’histoire et de géographie, 1995.

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Notas1 Cette date est en effet celle de la reddition de l’Espagne puis de la signature du Traité de Paris,entre Etats-Unis et Espagne. Pour certains à Cuba, cette date correspond à l’Indépendancenationale, même si l’île restait occupée par les troupes nord-américaines et gouvernéemilitairement. Pour les patriotes anti-impérialistes, la date de l’indépendance de l’île ne coïncidepas avec le retrait espagnol, mais avec la proclamation officielle de la République de Cuba en1902, qualifiée de médiatisée à cause de la limitation de sa souveraineté par l’amendement Platt.2 L’historien Y. Benot a toutefois montré que les premières manifestations attestées, enGuadeloupe, se déroulèrent avant que l’on n’y eût appris la nouvelle de la prise de la Bastille. Y.Benot : « Les rythmes différents du processus révolutionnaire dans les Caraïbes » (Hector, 1995).3 Rigaud, mulâtre farouchement opposé à Toussaint, se rallia ultérieurement à l’expéditionLeclerc visant à rétablir l’esclavage, avant de finir emprisonné, lui aussi, au Fort de Joux.4 Une étude plus détaillée des archives de police et un croisement des Mémoires pourrait fournird’intéressants compléments de données sur les actes de violence individuels ou collectifs, souventspontanés.5 Le roman de l’auteur indépendantiste E. Bacardí, Vía Crucís, développera magistralement cetaspect puisque ces émigrés dominicains, peuplant l’Orient de Cuba, y laissèrent une trace forteéconomiquement, culturellement et politiquement (Bouffartigue, 2006: 111-124).6 D’où, entre autres réactions, la saillie douloureuse de Condorcet : « Ajoutons un mot à l’articlepremier de la Déclaration des droits : Tous les hommes ’’blancs’’ naissent libres et égaux endroits ! ».7 Cette décision illustre de manière exemplaire la position intenable de la Convention. Le décretne concerne que 5 à 6 % de la population de couleur. Il confirme par conséquent que 95 % de lapopulation de couleur, affranchis et esclaves confondus, sont maintenus dans un statutd’infériorité légale. La loi ne fut pas non plus acceptée par les grands et les petits blancs, dans lamesure où elle ouvrait la brèche dans le maintien de leur propre statut.8 Les motivations des Espagnols et des Anglais, alors esclavagistes, étaient liées à la préservationde leurs possessions antillaises et des échanges commerciaux. Par ailleurs, le général françaisLeclerc était convaincu que les Etats-unis avaient aussi joué un rôle : « Ce sont les États-Unis,écrivait Leclerc au Ministre de la Marine le 9 février 1802, qui ont apporté ici les fusils, les canons,la poudre et toutes les munitions de guerre. Ce sont eux qui ont excité Toussaint à la défense, jesuis intimement convaincu que les Américains ont formé le plan d’engager à l’indépendancetoutes les Antilles parce qu’ils espéraient en avoir le commerce exclusif, comme ils ont eu celui deSaint-Domingue » (Pluchon, 1979: 196).9 La constitution suivante (16 thermidor an X) dite constitution de l’an X, instaurera le consulat àvie de Napoléon, avant que l’Empire ne fut proclamé par le texte du 28 floréal an XII (18 mai

INFANTE, ESTRADE, LECUYER, Ramón de la Sagra y Cuba, Edicios do Castro/Ensaio, Vol 1,1992.LABARRE Roland, « La conspiración de 1844 : un « complot por lo menos dudoso » y una « atrozmaquinación », dans Anuario de Estudios Americanos. Madrid, XLIII, 1986.LACROIX Général Pamphile de, La révolution de Haïti, Edition présentée et annotée par PierrePluchon, Editions Karthala, 1995 (ed. initiale Mémoires pour servir à l’histoire de la Révolutionde Saint-Domingue, Paris, Pillet aîné, 1819).LYNCH John, Las revoluciones hispanoamericanas. 1808-1826, Barcelona, Ariel, 1998.MARCHENA FERNÁNDEZ Juan, « El día que los negros cantaron la marsellesa. El fracaso delliberalismo español en América 1790-1823 », dans Visiones y Revisiones de la Independencia americana, Salamanca, Ediciones Universidad, 2006.MARTÍ José, « Mi raza », dans Patria, 16 avril 1893.NAVARRO GARCÍA Luis, La independencia de Cuba, Madrid, MAFPRE, 1992.PLUCHON Pierre, Toussaint Louverture, de l’esclavage au pouvoir, Paris, l’École, 1979.SCOTT Rebecca, « Se battre pour ses droits : écriture, litiges et discrimination raciale enLouisiane (1888-1899) », dans Cahiers du Brésil Contemporain, 2003, n°53/54.TORRES-CUEVAS Eduardo, Historia del pensamiento cubano, Tomo 1, LH, Ciencias sociales,2004.

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1804) ou constitution de l’an XII.10 Elle revenait sur les droits sociaux mais maintenait l’abolition de l’esclavage.11 ... composée de 40 vaisseaux, 27 frégates, 17 corvettes et autres bâtiment, un premiercontingent de 25.000 hommes sous les ordres de Leclerc, beau-frère de Bonaparte, secondé par13 généraux de division, 27 généraux de brigade et une foule d’officiers. Des renforts lesrejoindraient ultérieurement. Dans cette guerre, les Français recoururent aux chiens que l’onutilisait « jadis » dans la chasse aux marrons.12 L’on évoque 30 à 40 000 morts haïtiens.13 Emporté rapidement par la maladie, il laissa une Pauline inconsolable.14 Nom que s’étaient donné les résistants.15 (1762-1835). Varela fut son disciple.16 La déclaration exacte de J. A. Caballero fut :«Nos parece que en país donde existe la esclavitudy tantos libertos como tenemos, conviene que el derecho primitivo de sufragio descanseúnicamente en la calidad de español de sangre limpia, con bienes de arraigo en tierras o casasurbanas y rurales, sin que para ello sea suficiente la propiedad en mercancías, ganados, esclavos uotros bienes muebles» (Navarro García, 1992: 48).17 Il faut préciser tout de même que S. Bolivar lui-même estimait en 1824 qu’il était plus sagepour la stabilité du continent de laisser Cuba et Porto-Rico aux mains des Espagnols. «Máscuenta nos tiene la paz que libertar a estas dos islas (Cuba y PR) : J’ai ma politique à moi. LaHabana independiente nos dará mucho que hacer, la amenaza nos valdrá más que lainsurrección» écrit S. Bolivar le 20 décembre 1824, dans une lettre à Santander (Navarro García,1992: 103).18 (1765-1837).19 (1788-1853).20 « En la isla de Cuba no hay opinión política, no hay otra opinión que la mercantil ».21 (1797-1879).22 « O España concede a Cuba derechos politicos, o Cuba se pierde para España ».23 Citons par exemple les titres suivants : « Mi primera pregunta. ¿La abolición del comercio deesclavos africanos arruinará o atrasará la agricultura cubana? Dedícala a los hacendados de la islade Cuba su compatriota José Antonio Saco, 1837 ; La supresión del tráfico de esclavos africanosen la Isla de Cuba, examinada con relación a su agricultura y a su seguridad, 1845 ; Carta de uncubano a un amigo suyo, en que se hacen algunas observaciones al Informe Fiscal sobre fomentode la población blanca en la isla de Cuba, etc. », presentado en La Habana, en diciembre de 1844 ala Superintendencia General delegada de Real Hacienda, por el Sr. D. Vicente Vázquez Queipo,Fiscal de la misma, y publicada en Madrid en 1845, 1847 ; La esclavitud en Cuba y la revoluciónde España, 1868 ; Historia de la esclavitud desde los tiempos más remotos hasta nuestros días,1875-1877. 3 t.24 Manzano, (1797-1854) fut affranchi après que le groupe Delmonte eût, par souscription,racheté sa liberté. L’engouement pour son écriture et la compassion à son égard semblent avoirété très sincères.25 Allié à une des plus grande famille de la sacarocratie, Delmonte (1804-1853) fut un réformisteabolitionniste. Cet homme cultivé sut réunir autour de lui nombre d’intellectuels et d’hommes delettres qui contribuèrent sciemment, par leur oeuvre, à fonder les prémisses d’une identiténationale créole, articulée sur la culture et l’histoire.26 ...dont les auteurs côtoyèrent également pour la plupart le groupe Delmonte, valorisaient lepaysage cubain, jouant avec l’association terre/patrie, dans la lignée du philosophe Varela. S’ilsdécrivirent magnifiquement la campagne cubaine, ils dépeignirent rarement les champs de cannesans les « humaniser » d’esclaves travaillant en chantant gaiement...27 Romantisme et roman abolitionniste ont été les vecteurs d’un très fort courant progressiste etconstructif. Ces oeuvres, censurées en leur temps bien qu’elles aient circulé sous le manteau, sontconsidérées comme fondatrices de la littérature nationale cubaine. Elles avaient la particularité,en dépit de leurs qualités et des prises de conscience qu’elles purent susciter, de porter un regardtrès compassionnel sur le sort des protagonistes esclaves, tout en les maintenant dans un statutpériphérique et subalterne de celui des protagonistes créoles. Citons : Petrona y Rosalia composéen 1838 par F. Tanco y Bosmeniel et publié en 1925 ; Francisco. El ingenio o las Delicias delCampocomposé en 1838 par Suarez y Romero et publié à New York en 1880 ou Sab, de G.Gomezde la Avellaneda, roman composé en 1841, interdit à Cuba et diffusé à Madrid en 1844.

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28 Je fais allusion, pour les lecteurs de l’oeuvre, à l’opposition entre la famille Gamboa, hispano-créole, qui pratique châtiments corporels et torture morale, à laquelle on oppose la jeune IsabelIllincheta, qui fait « tourner » sa plantation avec une autorité douce, compréhensive, étant aimée(sic) de ses esclaves.29 Sauf peut-être dans le cas du roman de Villaverde, dont nous avons déjà parlé.30 On peut se référer par exemple à cette étude consacrée à la Louisiane (Scott, 2003: 175-209).31 A Manzanillo, exactement, dans la région de l’Oriente cubain, la partie sud-ouest de l’île, zonede petites et moyennes plantations de canne ou de café, loin encore d’opérer leur conversionindustrielle. Cette région, à la forte proportion d’esclaves, constitua dès lors comme un foyerrévolutionnaire des plus intransigeants. Ce fut dans cette région que la République de Cuba Librese maintiendra pendant les dix premières années de la Guerre de Libération.32 Cités plus haut : contestation de l’intransigeance du système colonial, lutte contre les intérêtscommerciaux coloniaux, maintien de l’esclavage.33 « En suma, la isla de Cuba no puede prosperar, porque la inmigración blanca, única que en laactualidad nos conviene, se ve alejada de nuestras playas por la innumerables trabas con que se laenreda y la prevención y ojeriza con que se la mira », Manifeste de la Junte révolutionnaire del’île de Cuba, 10 octobre 1868.34 Les gros planteurs soutiendront en effet l’Espagne contre les Indépendantistes abolitionnistes.35 L’argumentaire de l’arrêté Richepance apporte à cet égard un éclairage édifiant.36 Embûches et malversations bien réelles des esclavagistes, afin d’entraver déplacements etactions tant de Polvorel et Sonthonax que des trois députés porteurs de la nouvelle de l’abolition.37 Faite aux Gonaïves, le « premier Janvier mil huit cent quatre, et le premier jour del’indépendance d’Haïti », cette déclaration collective est signée par ceux qui seraient conduits àdiriger le pays : « Dessalines, général en chef; Christophe, Pétion, Clerveaux, Geffrard, Vernet,Gabart, généraux de division; P. Romain, E. Gérin, F. Capois, Daut, Jean-Louis Francois, Férou,Cangé, L. Bazelais, Magloire Ambroise, J.-J Herne, Toussaint Brave, Yayou, généraux de brigade;Bonnet, F. Papalier, Morelly, Chevalier, Marion, adjudants-généraux Magny, Roux, chefs debrigade; Chareron, B. Loret, Macajoux, Dupuy, Carbonne, Diaquoi aîné, Raphael, Malet,Derenoncourt, officiers de l’armée; Boisrond Tonnerre, secrétaire ».38 Les titres sont ainsi organisés : Déclaration préliminaire, De l’Empire, Du Gouvernement, DuConseil d’Etat, Des Ministres, Du Secrétaire d’Etat, Des Tribunaux, Du Culte, De l’Administration,Dispositions générales.39 « Droits. Article 5. La loi n’a point d’effet rétroactif. Article 6. La propriété est sacrée, saviolation sera rigoureusement poursuivie ».40 « Droits. Article 3. L’égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu’elleprotège, soit qu’elle punisse. L’égalité n’admet aucune distinction de naissance, aucune héréditéde pouvoirs ».41 Le texte français dit exactement ceci : « Nul n’est bon citoyen, s’il n’est bon fils, bon père, bonfrère, bon ami, bon époux », Devoirs, Article 4.42 Le roman cubain de l’indépendantiste C. Villaverde : Cecilia Valdes, o La Loma del Angel,1882, est une source richissime d’enseignements sur le quotidien et les activités des affranchis, àCuba, dans les années 1830. Il ne peut certes être transposé à la situation de Saint-Domingue puisd’Haïti, mais il peut fournir au lecteur, complémentairement aux récits de voyages et en l’absenced’une littérature créole réaliste et abolitionniste, des éléments de représentation. On peutconsulter l’édition française suivante : Cécilia Valdés ou La Colline de l’Ange, traduction de J.Lamore, 1984.43 Article 9.44 Le texte fut signé par « le citoyen Carlos Manuel de Céspedes, Président de l’AssembléeConstituante, et par les citoyens Députés, Salvador Cisneros Betancourt, Francisco Sánchez,Miguel Betancourt Guerra, Ignacio Agramonte Loynaz, Antonio Zambrana, Jesús Rodríguez,Antonio Alcalá, José Izaguirre, Honorato Castillo, Miguel Gerónimo Gutiérrez, Arcadio García,Tranquilino Valdés, Antonio Lorda y Eduardo Machado».45 L’intitulé exact est le suivant : « Constitución Política que regirá lo que dure la Guerra de laIndependencia ».46 Signalons uniquement les points-clefs garantissant cette exigence : « Artículo 1°. El PoderLegislativo residirá en una Cámara de Representantes.» ; « Art. 7°. La Cámara de Representantesnombrará el Presidente encargado del Poder Ejecutivo, el General en Jefe, el Presidente de lassesiones y demás empleados suyos. El Jeneral en Jefe está subordinado al Ejecutivo y debe darle

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cuenta de sus operaciones » ; « Art. 8°. Ante la Cámara de Representantes deben ser acusados,cuando hubiere lugar, el Presidente de la República, el Jeneral en Jefe y los miembros de laCámara. Esta acusación puede hacerse por cualquier ciudadano: si la Cámara la encuentraatendible, someterá el acusado al Poder Judicial. » ; « Art. 14°. Deben ser objetosindispensablemente de ley: las contribuciones, los empréstitos públicos, la ratificación de lostratados, la declaración y conclusión de la guerra, la autorización al Presidente para concederpatentes de corso, levantar tropas y mantenerlas, proveer y sostener una armada, y la declaraciónde represalias con respecto al enemigo » ; « Art. 22°. El Poder Judicial es independiente, suorganización será objeto de una ley especial. » ; « Art. 29°. Esta constitución podrá enmendarsecuando la Cámara unánimemente lo determine ».47 « Art. 17°. Para ser Presidente se requiere la edad de treinta años y haber nacido en la isla deCuba ».48 Comme ce fut le cas dans la première constitution fédérale du Vénézuéla de décembre 1811,inspirée du constitutionnalisme nord-américain (Lynch, 1998:195).49 Art. 26°. La República no reconoce dignidades, honores especiales, ni privilegio alguno ; Art.28°. La Cámara no podrá atacar las libertades de culto, imprenta, reunión pacífica, enseñanza ypetición, ni derecho alguno inalienable del pueblo.

Para citar este artículoReferencia electrónicaSylvie Bouffartigue, « D’un citoyen à l’autre : les premières constitutions de Haïti et de Cuba »,Amérique Latine Histoire et Mémoire. Les Cahiers ALHIM [En línea], 15 | 2008, Publicado el 29junio 2009, consultado el 26 abril 2016. URL : http://alhim.revues.org/2883

AutorSylvie BouffartigueUniversité de SavoieMaître de Conférences à l’Université de Savoie. Membre de l’équipe« Liberté dans les Amériques » de son Laboratoire LLS, elle collabore également depuis desannées au GRIAHAL-HAH (CICC-Université de Cergy-Pontoise). Elle travaille essentiellementsur les XIX et XX siècles cubains, périodes de formation et de confortation des identitésnationales. Roman, littérature historique, iconographie, image fixe ou animée sont quelques-unsdes supports qu’elle étudie dans la perspective de l’analyse de la structuration du discourshistorique, arc-boutant de l’identité collective. [email protected]

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