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- 58/ LAtelier des CHHRCT-THUR§ r Frankenstein, ou l'envers des lumières p. 58 § lâ naissance de t'athtète p. 64 r Uinrasion des dieux étraîges p. 70 Frankenstein, ou l'envers des Lumières En 7876, Mory Shelley écritErankenstein ou Ie Prométhée moderne. Ce roman philosophique, qui allait devenir l'un des plus grands best-sellers de tous les temps, révèleleversant sombre des Lumières. ffi 1y a deux cents ans, en 1876,L'écrivain an- ffi glais Mary Shelley rédigeait près de Genève ffi son chef-d'æuvre , Frankenstein Cet arché- ffi type gothique du roman d'épouvante et de science-fiction est une æuvre philosophique d'inspiration rousseauiste. Le mythe promé- théen du monstre cadavérique est également A l'occasion du bicentenaire du Fronkenstein de Mary Shetley, Michel Porret, grand lecteur de littérature fantastique, s'est intéressé à l'imaginaire social de ce roman gothique qui a ébranlé l'optimisme et les certitudes matérialistes des Lumières. Le colloque international qu'i[ organise en décembre zotS à l'université de Genève vise à repenser les sources et les avatars de [a posthumanité gothique en ses déclinaisons culturetles - philosophie politique, pratiques du corps, fiction, cinéma, bande dessinée. Parr MichelPorret une critique de la science expérimentale des Lumières. Son auteuq née en 1797 , est la fille du philo- sophe anarchiste William Godwin et de la fémi- niste Mary Wollstonecraft, morte en couches. Éduquée par son père selon les règles pédago- giques del'Émile deRousseau, émancipée de son milieu bourgeois, végétarienne radicale, Mary fuit en juillet 1 9l{l'Angleterre puritaine de Ia Regency. Au terme d'un tour européen d'une année, elle s'installe en mai 1816 à Cologny (coteau genevois) avec sa demi-sæur Claire Clairmont et son amant, le poète Percy B. Shelley - elle l'épousera en décembre 1816. Llécrivain George Gordon Byron et le médecin italo-anglais J. William Polidori les accompagnent. En surplomb de la ville de Genève que ché- rissent les riches touristes anglais, elle y rédige la première version du roman philosophique Frankenstein, marqué par le lyrisme épique du Pqradis perdu de John Milton (1 667) et modelé sur la structure épistolaire de LaNouvelle Hélo:ise de Rousseau (1767). Mary et Percy vénèrent le philosophe quiveut lier la nature humaine M M F TAUTEUR Professeur d'histoire moderne ùl'université de Genève, rédqcteur dublogs.letemps .cUmichel-porreV, MichelPorret q.récemment publié, avec Bronislaw Baczko et François Rosset, Dictionnaire critique de l'utopie au siècle des Lumières (Georg, 20L6) et, avec Benoît Melançon, Pucks en stock. BD et sport (Georg 2076). f H|ST0!RE / N" 424 I lUlN 2016

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LAtelier desCHHRCT-THUR§r Frankenstein, ou l'envers des lumières p. 58 § lâ naissance de t'athtète p. 64 r Uinrasion des dieux étraîges p. 70

Frankenstein, oul'envers des Lumières

En 7876, Mory Shelley écritErankenstein ou Ie Prométhée moderne.Ce roman philosophique, qui allait devenir l'un des plus grands best-sellers

de tous les temps, révèleleversant sombre des Lumières.

ffi 1y a deux cents ans, en 1876,L'écrivain an-ffi glais Mary Shelley rédigeait près de Genèveffi son chef-d'æuvre , Frankenstein Cet arché-ffi type gothique du roman d'épouvante et descience-fiction est une æuvre philosophiqued'inspiration rousseauiste. Le mythe promé-théen du monstre cadavérique est également

A l'occasion du bicentenaire du Fronkensteinde Mary Shetley, Michel Porret, grand lecteurde littérature fantastique, s'est intéressé àl'imaginaire social de ce roman gothique qui aébranlé l'optimisme et les certitudes matérialistesdes Lumières. Le colloque internationalqu'i[ organise en décembre zotS à l'université deGenève vise à repenser les sources et les avatarsde [a posthumanité gothique en ses déclinaisonsculturetles - philosophie politique, pratiques ducorps, fiction, cinéma, bande dessinée.

Parr MichelPorret

une critique de la science expérimentale desLumières.

Son auteuq née en 1797 , est la fille du philo-sophe anarchiste William Godwin et de la fémi-niste Mary Wollstonecraft, morte en couches.Éduquée par son père selon les règles pédago-giques del'Émile deRousseau, émancipée de sonmilieu bourgeois, végétarienne radicale, Maryfuit en juillet 1 9l{l'Angleterre puritaine de IaRegency. Au terme d'un tour européen d'uneannée, elle s'installe en mai 1816 à Cologny(coteau genevois) avec sa demi-sæur ClaireClairmont et son amant, le poète Percy B. Shelley- elle l'épousera en décembre 1816. LlécrivainGeorge Gordon Byron et le médecin italo-anglaisJ. William Polidori les accompagnent.

En surplomb de la ville de Genève que ché-rissent les riches touristes anglais, elle y rédigela première version du roman philosophiqueFrankenstein, marqué par le lyrisme épique duPqradis perdu de John Milton (1 667) et modelésur la structure épistolaire de LaNouvelle Hélo:isede Rousseau (1767). Mary et Percy vénèrent lephilosophe quiveut lier la nature humaine M M F

TAUTEURProfesseurd'histoire moderneùl'université deGenève, rédqcteurdublogs.letemps.cUmichel-porreV,MichelPorretq.récemmentpublié, avecBronislaw Baczkoet François Rosset,Dictionnaire critiquede l'utopie au siècledes Lumières(Georg, 20L6)et, avec BenoîtMelançon, Pucksen stock. BD et sport(Georg 2076).

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Créé des ténèbres Le frontispice de l'édition 1831 avec Ia première représentation du personnage de victor Frankenstein,un, savant Senevois qui collecte des débris de cadawes pour fabriquer une o créature » qui prend vie au moyen d'une u étincelle ,,le laissant atterré sur les conséquences de son geste (gravure de Theodor M. von Holst).

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V⧧m §}âædmtr*Le poète Shelley etMary Godwin, sa futureépouse (peinture deW. Powell Frith, 7877).C'est en 1816, durantleur séjour à la üllaDiodati, près de Genève(ci-contre : gravure deW. Pursuer), gue la jeunefemme invente unnouveau genre littéraire :

la science-fiction.

F & h à Ia société et à l'expression du sensible.Ils visitent en barque (22-30juin) les paysagesrousseauistes du bassin lémanique, redevenusfréquentables avec la fin des guerres napoléo-niennes. Leur périple les mène jusqu'à Chamonix,que domine la mer de Glace.

Une atmosphère de fin du mondeSuite à d'effroyables éruptions volcaniques surve-nues du 5 au 15 awil 1815 dans 111e de Sumbaval,l'été 1816 est apocalyptique.Avec les 60 millionsde tonnes de soufre pulvérisées dans l'aünosphèrecofiIme un nuage de la mort, le froid sibérien per-turbe l'ordre saisonnier. La nature déchaînée dé-truit les blés, tourmente les humains, accable lesbêtes et contribue à la dernière famine qui frappeIa Suisse enffe 1816 et 1817. Criblant le Léman,les pluies diluviennes s'ajoutent aux orages tita-nesques qui secouentle granitdesAlpes. Le 12 juil-let 1815, Ia Gazette de Lausanne îapporte l'am-pleur mondiale de Ia calamité : oTouslesvoyageursattætent qu'elle sefait sentir enTurquie, enHongrie,enAllemqgne et dans toutel'Europe orientqle. ,,

Dans une aünosphère de fin du monde, le cli-mat attise les angoisses de Mary, qui prend dulaudanum pour vaincre ses insomnies. La fureurcosmique nourrit la rêverie morbide du grouped'amis. Ils évoquent f inventeur et le médecinanticréationniste Erasmus Darwin (grand-pèrede Charles Darwin) qui, à la fin du )§/III" siècle,

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LAtelier des chercheurs

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l'T.àè.-

Notes1. Située en Indonésiecontemporaine.Les éruptions firentenüron 70 000 victimes.2. Près de quatre-üngtsans plus tard, l'auteurbritannique d'origineirlandaise Bram Stoker(7847 -791 2) s'en inspirepour son chef-d'æuweonirique Dracula, paruen7897.3. M. W. Shelley,Frankenstein oule Prométhée moderne[1818], présenté parJ.-P. Naugrette, Le Liwede poche ,2009, p. 118.4. Cf . T. Gineste,Victorde LAveyron. Dernier enfantsquvqgq premier enfant fou,Hachette ,2006.

galvanisait des cadawes pour en mesurer f irrita-bilité nerveuse. A la lueur des éclairs venus satu-rer les ténèbres d'électricité céleste, ils lisent descontes fantastiques tirés de Fantasmagoriqnl., ottRecueil d'hktoires d'appqritions de specffes, reve-nants,fantômes (1812), traduit de l'allemand parJean-Baptiste Benoît Eyriès.

Ils décident alors de rédiger un récit de<< spectr€s » selon la tradition gothique qu'évo-quera Mary en 1824 dans ,, On Ghosts ,, (LondonMagazine). Annonçant Ie roman noir, empli d'en-châssements narratifs, émaillé de sentimenta-lisme, le roman gothique est né notamment deIa fougue culturelle qu'avait suscitée dès les an-nées 7750 en fuigleterre Ia redécouverte de l'ar-chitecture médiévale. Labyrinthe de la raison,méditations macabres, apologie de Ia nuit, cultede la femme-lune, mélancolie, sublime de la na-ture orageuse, surnaturel comme voie alternativede la connaissance : f imaginaire gothique romptavec le cartésianisme, I'optimisme progressiste etle rationalisme béat des Lumières.

Si ce roman dumq,lintérieuratrouvé une formepublique durant la Terreur comme ma,lpolitique,iI n'en reste pas moins l'expression culturellede la sensibilité déchirée de f indiüdu moderneque piègent ses ténèbres intérieures. Ce genrelittéraire charme les lettrés d'Europe, commele montre, après Le Château d'Otrqnte, histoiregothique (7764) d'Horace Walpole, le succès

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éditorial du « rornân noir », dont Les Mystèresd'Udolphe (7797) d'Ann Radcliffe ou Le Moine(1796) de Matthew Gregory Lewis.

[e cadaure qu: marcheMary et Polidori écrivent chacun un conte hor-rifique. En 1819, Polidori publie Ie sien : LeVampire2. Ayant bouclé son texte Frankensteinor the Modern Prometheus, Mary l'édite ano-nymement en 1818 à Londres. En 7827 sortà Paris Ia traduction française : Frqnkensteinou le Prométhée moderne. Après la premièreadaptation théâtrale de Richard B. Peake,Presumption or the Fate of Frankenstein oùVictor Frankenstein et sa créature périssentensemble dans une avalanche de nèige puri-ficatrice, eIle le réédite sous nom d'auteur lamême année. En 1831, Mary en donne I'ul-time version, avec 309 variantes.

Dans son liwe, Mary présente son héros, ledémiurge des Lumières Victor Frankenstein,cofitme le fils d'une des "/omilles læ plus distin-gÉes, de Ia République de Genève. Lecteur de

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ffimpdN.â*sa**m L Écossais Andrew Ure réalisantdes excitations nerveuses sur un cadawe en 1818.Ces expériences sur la frontière entre la vie et la mortfascinaient l'élite européenne.

Paracelse etd'Albertle Grand, revenu àdes auteursmoins « périmés " durant ses études à l'universitébavaroise d'Ingolstadt, le savant genevois espère« pénétrer les secrets de la nature rr. Pratiquant lan science anatomiquerr, il cherche à saisir les causesde Ia mort pour n donner la yie ,r. Rêvant d'égalerDieu, il vise Ia .. création d'un être humqin r.

Il collecte des « os dqnsles charniersrr. Il se four-nit à la o salle de dissection >> et à li. abattoir rr. I1assemble les débris cadavériques pour fabriquerla créature haute de .. B piedsr>. Le gigantisme fa-cilite les greffes et les sutures des os, des muscleset des vaisseaux sanguins. Il anime Ia chair mortepuis assiste à l'éveil de Ia«matièreinerte>>. DevantI'" hideuse momie ressuscitée rr, dont les membressont pourtant << bien proportionnés )) sous sa che-velure " longue et soyeuse rr, le savant s'effondremoralement : «Toutàcoup, ùlalueur delaflammevacillqnte, je vis la créature entrouvrir des yeuxd'un jaune terne. Elle respira profondément, et sesmembres furent agités d'un mouvement convulsif.Commentpourrais- jedécrirel'émotionque j'éprou-vqis devqnt cette catastrophe, où trouver les motspour décrirel'ênerepoussant que j'avais créf ? "La face de l'Homme créé par Dieu incarne labonté diüne. Celle de 1'.. être repoussant» que fa-brique l'homme reflète l'âme démiurgique.4rEcrasé par l'audace d'avoir su " insuffler lavie à un organisme inanimé ,,, révulsé par la<< vtte du monstre )) aux « ÿeux vitreux rr, VictorFrankenstein fuit son laboratoire. Il peine à nom-mer sa << créqture >> autrement que " misérable ,," diq,ble )) ou « ogre rr. Orphelin dès son premiersouffle ütal, couvert de haillons, le " démon, ha-gard s'égare dans la nature hostile. Le mondel'affole. Comme le narrateur rousseauiste desRêveries du promeneur solitqire, il erre seul surTêrre, car privé de " frères, de prochain, d'omrs ,r.Il ressemble à l'enfant sauvage Victor de lAvey-ron, cicatrisé et analphabète, dont le sort & e p

Smmwmffiffi fhistoire deVictor, l'enfant sauvageretrouvé dans lAveyronen 1800 ressemble à lacréature de Frankenstein,errant seul dans unenature hostile (gravureanglaise de 1802) .

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ProméthéeFrankenstein est sous-titré Le Prométhée moderne. Figure centrale dela mythologie grecque, ré dans [a race des Titans, Prométhée incarnela foi dans l'humanité et le progrès contre l'avis des dieux. ll crée un corpshumain avec de la glaise. Protecteur des hommes, i[ dérobe [e feu du cielpour leur donner. lrrité par ce vol, Zeus envoie aux hommes Pandore avecune jarre scellée. [a curieuse l'ouvre et tous les maux en sortent- l'espérance restant au fond. Quant à Prométhée, i[ est lié à un rocher où,chaque jour, l'aigle de Zeus vient lui ronger le foie, chaque jour reconstitué.Ci-dessus : Prométhée attribué à Bertholet Ftémalte, xur' siècle.

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F h h fascine en 1801 le public et le docteurJean-Marc Gaspard Itarda.

Rayonnante d'amour, o découvrctnt » empiri-quement le monde par la.. multiplicité des sensa-tions)) comme la statue du philosophe Condillacdans Ie Trqité des sensaüons (7754), << terrifiée "par son reflet mais réconfortée par le feu, la créa-ture agonise de solitude. Animal sauvage dans lesbois, ne dévorant que des baies et des racines, lemonstre gagne une masure que jouxte le chaletd'un accorte üeillard - musicien et aveugle - quile réconforte par " bonté >> et « affection >>.

La créature s'humanise en singeant le langagehumain. Elle peut bientôt exprimer ses besoinsütaux, ses sentiments et ses émotions (<, feu, lait,pain, frère, sæur »). Autodidacte, elle apprend àlire dans Le Paradis perdu de Milton et les ViCI pq-rallèles des hommes illustres de Plutarque coillmeRousseau. En sa solitude, elle énrdie l'histoire dumonde d ans les Ruinæ ou M éditqtion sur les r év olu-tions des empires (1797) de Volney. Elle découwela mélancolie maladive et amoureuse avec lesSouffrancesdu jeuneWerther(7774)deGoethe.Lesmots lui apprerurent Ia« nature dæliens, humains.

La femelle du monstre" Misérable " dans la.. solirudeforcéerr, le monstreabomine son u maudit créqteur >>. I1 reproche àVictor Frankenstein de lui n avoir donnélq-vie)) enl'excluant de Ia « chaîneuniverselle" des êtres. Pourréparation, il exige une n créafiireféminine, : «Mesvices ne sont queles fruiæ d'une solirude forcée quej'abhorre. Mesvertus, au conffaire, se developperontnéces s air ement lor s que j e p ourr ai viv re en commu-nion avec un être en tout point pareil à moi", dit lemonstre en termes rousseauistes. Sa femelle doitêtre aussi "hideuss » eü€ lui-même, afin d'" éveillerici-bas delo.sympqthie,,. Son dessein frise l'utopiede la posthumanité. Il veut former un << couple demonsffes >> puis gagnerles.. vastesré§oru delAmé-rique duSudrr, loin des humains qui le poussent aumal. " Ô mon créateury rendez-moiheureux ! ,

Ému par la litanie affligeante de la créaturequi menace de tuer sa fiancée Éhsabeth en casde refus, Victor Frankenstein cède. Ayant gagnéune île rocheuse des Orcades au nord de I'Écosse,à nouveau dévoré par le feu prométhéen, il tra-vaille fébrilement à la " tô"che ignominieuse ,de .. donner lavie à un qutre être de la même es-pèce rr. Trois ans après avoir animé sa premièrecréature, Victor Frankenstein achève la seconde.Ayant usiné la monstrueuse femelle, le savant aouvert la boîte de Pandore. Si les deux monstresn'en venaient pas à se haïr mutuellement en rai-son de leur difformité réciproque, leur idylle for-cée mènera à la procréation d'une ribambelle de

" diq"bles, susceptibles de plongerle genrehumain,dans la terreur puis le chaos biologique.

Horrifié devant la responsabilité d'infliger cette« malédiction ctttx générations future.s ))r VictorFrankenstein " déchire en lambequx la chose ,innommable pour ne pas engendrer la race

ffipe§NËqêsffi Dans le film de James Whale, en 1931, l'acteur Boris Karloff incarnela ôréatur. de Frankenstein et en deüent l'archétype pour plusieurs décennies.

C. Bernheim, MaryShelley, qui êtes-vous ?,La Manufactrre, L988.M. Cazacu,R. Florescu,FrankensteiryTallandier, 20LL.D. F. Glut, TheFrankenstein Archive,Jefferson, McFarland& Company, 2OO2.

J.-f. Lecercle,Frankenstein:mythe etphilosophie,PUF, 2 éd.,1994.A. Manguel,LaFiancée deFrankensteiryChauvignyLiEscampette, 2008.Et un numéro spécialduMagazinelittéraireen kiosque le 23 juin.

abhorrée. Tapi dans I'ombre, le monstre voit sa fe-melle anéantie. Le sursaut éthique de son créateurruine ses <( espoirs debonlteltr >>.Éternellement cla-quemuré en sa solitude existentielle et charnelle,prive de jouissance, d'amour et de descendance,désesp éré, il fuit. Son inhumaine solitude accroîtsa haine vengeresse qui Ie conduira à assassinersur son lit nuptial la fiancée de son créateur.

Au terme d'une course-poursuite homérique,la créature s'abîme dans les glaces immaculéesdu pôle Nord. Le brouillard de la banquise l'avale.Récupéré par le capitaine Walton sur son navired'exploration polaire captif des glaces, VictorFrankenstein sombre à son tour lentement dansles ténèbres de la mort. A la suite du Prométhéedes fuiciens qui a dérobé le feu aux dieux, la pu-nition s'abat sur celui des Lumières pour sa foliescientifique. Avec des reliques de charniers et degibets, il procrée un être üvant hors de la sexua-lité. Le Titan naturaliste incarne la monstruositémorale de la posthumanité qui sépare la scienceet l'éthique. I1 se place hors du genre humainvoulu par Dieu et rég1é par la nature.

Née de greffes contre nature entre espèceshumaine et animale, aussi horrible soit-elle, la

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créature est moins monstrueuse que le savant or-gueilleux. Sans genèse biologique, dépourvue deparenté, privée de descendance filiale, née pleined'empathie mais condamnée à la fatalité du mal,elle est sans passé ni avenir. Sa détresse fait échoà l'éthique rousseauiste de l'Ess ai sur l'origine deslangue.s (posthume, 77Bl) qui décrie la solitudesociale : « Unhomme abandonné sur laface de lq.Terre, à la merci du genre humain, devait être unanimalféroce. Il était prêt àfaire aux autres toutlemal qu'il craignait d'eux. u

La malédiction de Victor Frankensteinculmine dans les scènes nocturnes du roman de

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Mary Shelley. Le mythe prométhéen amplifie lesténèbres des Lumières. I1éprouve le naturalismetriomphant du xvrrr" siècle. Celui, par exemple,d'un Maupertuis qui prône en 1752 dans sesLettres sur le progrès des science.s la vivisectiondu cerveau des criminels condamnés à mort,finalement utiles à la société. Cette opérationin vivo dévoilera la mécanique liant l'âme et lecorps. IJépopée de Victor Frankenstein illustre leretournement du progrès contre l'humanité se-lon le premier Drsc ours sur l'origine et les fonde-ments del'inégalité parmiles homme.s (1755) deRousseau. Comme Ia créature de Frankenstein,l'homme sauvage selon Rousseau ne pense qu'àsa conservation vitale. Devenu sociable, iI sedéprave avec l'acquisition des connaissances. Sif individu est perfectible, chaque progrès dansl'histoire de l'humanité est suivi d'une régres-sion. Toute amélioration engendre une dégra-dation avec ses inégalités sociales. Llavancementdes sciences et des arts commande la corrup-tion des mæurs.

Victor Frankenstein voulait éclairer le mondepar la science expérimentale afin de libérerle genre humain de la transcendance divine.Comme la Révolution française a renré de délierles individus de la sujétion absoluriste en décou-pant le roi de droit divin, il coud les pièces cada-vériques d'un mort-vivant. Rejeté dans l'état denature où l'homme est un loup pour l'homme,lAdam cadavérique est un alien sur Terre. Sonaltérité inquiétante conditionne la constructionsociale de sa monstruosité qui l'oblige à rendrele mal reçu. Frankenstein, roman d'épouvanteou roman politique ? m

ffiffi Depuis te 13 mai, la fondation Martin-Bodmer

à Cologny (canton de Genève) en Suisseaccueille l'exposition « Frankenstein, créédes ténèbres » qui lance les manifestations(colloques, conférences et débats) consacréesau bicentenaire de ta rédaction du romanpar Mary Shelley. :

ffi Du 7 au ro décembre, un colloque internationalse tiendra à l'uniuersité de Genèue :« Frankenstein, le démiurge des Lumières »Renseignements :

Mwe #ptr#ffitr#ffi #ffi ffi&ffiw.æ ffi -fuweff§&ffiffiBdmd

Sur les écrans

§-epcgru §*s ffiffi§'ââ-ffis plus de 150 films ont été adaptés du roman :

Lady Fr ankenstein, ve rs ion porno graphique (lg T t), le chef- d'æ uvrenéoexpressionniste de Whale (1931) ou encore le blockbuster de McGuigan (2015).

n 1910, le cinéaste américain J. S. Dawley réalise le court-métrageFrankerutein. Ce film oublié ouwe la tradition des avatars cinéma-tographiques du monstre révolté contre son démiurge. Durant la

Grande Dépression, le chef-d'æuwe cinématographique néoexpression-niste Frankeruteinde l'élégant James Whale sort en 193L sur les écrans dumonde entier sous le label de la compagnie Universal. « lt's alive 4 hurleFrankenstein lorsque le monstre émerge du néant. La créature hébétéeest immortalisée par Boris Karloff. Liacteur britannique l'incarne deuxautres fois (Bride of Frankenstein, 1935, du même James Whale ; Son ofFrankensteiry de Rowland V. Lee, 7939). Son visage pathétique et sa sta-ture patibulaire codifient durablement la représentation visuelle de l'in-fortunée créature des ténèbres.Outre les fastidieuses versions pornographiques (par exemple LadyFrankenstein, cette obsédée sexuelle, de Mel Welles et Aureliano Luppi,'l'971), on dénombre depuis plus de 150 adaptations filmiques sur lemythe du démiurge des Lumières. Comme les sept longs-métrages vic-toriens que la compagnie britannique Hammer produits entre l9S7 et7972, elles placent souvent l'horreur morale du créateur avant celle, cor-porelle, du monstre. Dès lors, la créature ne quitte pas les écrans en ins-pirant le néogothique italien (Mario Mancini, Frankenstein '80, 1972),la parodie burlesque (Mel Brooks, Frankenstein Juniory 1974),le chef-d'æuwe conjoncturel de Roger Corman (Frankerctein Unbounü 1990),ainsi que les blockbusters qui relisent le roman de Mary Shelley (KenRussell, Gothic, 1986 ; Kenneth Branagh, Mary Shelley's Frankenstein,7994; Paul McGuigâtr, Docteur Frankensteiry 2015). M.P.

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