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Laurent Chemla Confessions d’un voleur Internet : La liberté confisquée

Laurent Chemla · ... j’ai pu apprendre à utili- ... d’être le premier inculpé pour le piratage ... Comme il n’existait pas encore de loi contre le piratage informatique,

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Laur ent Chemla

Confessionsd’un voleur

Internet : La liberté confisquée

Ouvragepubliésousla directiondeGuy Birenbaum

c�

2002,by ÉditionsDenoël9, rueduCherche-Midi,75006Paris

ISBN : 2-207-25216-7B 25216-6

7

À mesparents,qui n’ont paseulapatiencedevivreassezlongtemps

pour lir ecelivre.

En mémoiredeRenéCougnenc

1.

Jesuisun voleur

Un Voleur. Commentnommerautrementl’un despremiersparticuliersenFranceàs’êtreprocuréunac-cèsà Internet1 ? En 1994, usurpantles habitsd’ex-pert en télécommunication,ce queje n’étaispasen-core,j’ai obtenud’un informaticiend’une universitéparisiennequ’il me laisse accéderà l’Internet. Enéchange,je lui apportaismon aide– touterelative –à la constructiond’un réseaudestinéà permettreauxétudiantsdetravailler chezeux.

J’ai doncvolé,je l’avoue,cepremieraccèsàunré-seauqui restaitpourmoi un territoirequasiinexplorédepuismespremièresvisitesen1992,effectuéesgrâceauxobscuresmanœuvresd’un amiouaupiratage.

Cevol me fut bénéfique,j’ai pu apprendreà utili-serun outil bienavant la majoritédesinformaticiens,

1Dansl’éternel débatqui opposeles tenantsde «l’Internet»à ceuxquidéfendent«Internet»,mon parti pris estd’utiliser le premierlorsqueje parledu conceptde «réseauinformatiqueglobal»et le secondlorsqu’il s’agit dedésignerle nomdu réseauqui remplit cerôleaujourd’hui.

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prenantuneavanceconfortablequi perdureencoreau-jourd’hui.�

J’ai volé, mais je plaide la bonne foi. À cetteépoquepersonneautourdemoi necomprenaitdequoiil s’agissait.Est-ceun vol quedes’emparerd’un ob-jet auquelnul nes’intéresse?Cetaccèsquin’étaitàlaportéequedequelquesétudiantsd’universitéspilotes,cet accèsqu’une petite entreprised’informatiquenepouvait s’offrir à un prix raisonnable,je l’ai voléet jen’enai pashonte.

Pourmesproches,je nesuispourtantqu’un«tech-nicien de surface de l’informatique». Informaticienprogrammeur, associéd’une toute petite sociétédeservicesinformatiques,j’ai toujoursétépassionnéparles réseauxtélématiques.Une passionqui m’a valu,en 1986, d’être le premier inculpé pour le pirataged’un ordinateuren France,piraté à partir d’un Mi-nitel, certes,mais aprèstout, on a les gloires qu’onpeut.Commeil n’existait pasencorede loi contrelepiratageinformatique,j’ai été inculpéde vol d’éner-gie.Toutcelas’estterminéparunerelaxemais,quandmême,voilà de quoi lancerunebelle carrièrede vo-leur !

En effet, commentnommerautrementquelqu’unquiaconstituéunebonnepartdesoncarnetd’adressesprofessionnelen participantà desassociations? Ona l’impressiond’agir bénévolementpour le bien duplus grandnombre,maison sefait surtoutconnaître

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et, peuà peu,les clientssontattiréspar cettevisibi-lité.� Bien sûr, toute personnedont l’activité profes-sionnellerejoint la sphèreassociative seretrouve unjour oul’autrefaceàsaconscience.Il enestdemême,je suppose,pourun avocatqui trouve un client par leboucheà oreille desexclus auxquelsil apportetousles joursuneaidebénévole. J’ignorece quelui dictesa conscience,mais je saisque la miennen’est pastranquille.

Aujourd’hui encore,mes activités continuentdemefairegagnerdel’argentavecInternetà l’heuredela chutedu Nasdaq.Commentpeut-ongagnerquandtout le mondeperd,si cen’estentrichant?

Un voleur, c’estquelqu’unqui utiliseàsonprofit lebien d’autrui. Pourmoi, l’Internet estun bien publicet,s’il peutservirdegaleriemarchandepourcertains,il ne doit passe limiter à un tel détournement.L’In-ternetdoit d’abordet avant tout êtrel’outil qui, pourla premièrefois dansl’histoire del’humanité,permetl’exercicede la liberté d’expression,définie commeundroit fondamentaldel’homme.

Ce droit, tout garanti qu’il soit par nos Étatsdedroit, est restéthéoriquedepuissaproclamation.EnFrancedeslois protègentla liberté d’expressiondessyndicatset des journalistesmais il n’existe aucuntexte qui permetteau simplecitoyen de saisir la jus-tice pour atteinteà sa liberté. Quoi de plus normalpuisque,avant Internet,cetteliberté n’était à la por-téequede quelquesprivilégiés? Le législateurles aprotégésparcequ’eux seulsavaient besoinde cette

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protection.Il y aencoredix ans,aucunindividu n’au-rait pu disposeren tant que tel d’un moyen simple,rapideet financièrementabordablepour exposersesœuvresousesidéesàmoinsdegueulerdansla rueoude s’élever petit à petit sur l’échelle socialeau pointd’avoir l’oreille desmédias.Il fallait se faire repré-senterpard’autres,qui disposaient,eux,d’un accèsàl’expressionpublique.Maistoutcelan’étaitqu’ersatz.La seulelibertéqui compteestcellequi estaccessibleà touset je me fous de cellesqui ne sontaccordéesqu’auxpuissantsou à leursreprésentants.

Internetpermetdoncà un nombrecroissantdeci-toyensd’exercerleur droit fondamentalà prendrelaparolesur la placepublique.De ce point de vue, ildoit être protégécommen’importe quelleautreres-sourceindispensableet pourtantfragile,commel’eauquenousbuvonstouslesjours.Il nepeutêtreréservéà quiconque,ni êtrelimité danssesusagessi cen’estparle seuldroit commun.Aucunelégislationd’excep-tion nedoit interdirel’exercicedela libertéd’expres-sionet,dèslorsqu’elleaétérenduepossible,lesÉtatssedoivent de préserver l’outil commundevenubiend’utilité publique.Et puisquej’utilise un bien publicpour conduiremesproprescombats,d’une certainemanièreje mecomporteencoreunefois envoleur.

J’ai donc connu l’Internet un peu avant tout lemonde,quandc’était encorele Far West,l’Eldorado,l’Utopie. À cetteépoque,le réseauétait financéparde l’argentpublic (majoritairementaméricain),la vieétait plus belle et le ciel électroniqueplus bleu. On

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travaillait tousensemble,entrepassionnés,à l’inven-tion� denouveauxobjetsinformatiquesquemêmeMi-crosoftignorait,commeLinux ou le World Wide Web(vous savez, les trois w si fastidieux à taper dansl’adressede vos sitesde cul favoris...) qui n’existaitpasencoreet qu’aujourd’hui tout le mondeconfondavecle réseau.

Nousétionsloin depenserqu’un jour nousaurionsbesoind’unepléthoredejuristespourorganiserle ré-seau.Qu’un jour, il faudraitdescomitésinterministé-rielspourtraiterdela question.Qu’un jour, il faudraitmettrenoir sur blanc les quelquesrèglesde savoir-vivre qui nesenommaientpasencorela «nétiquette»et qui nous semblaientbien naturelles.Notre seuleenvie, c’était de partagercette formidable inventionavecle plusgrandnombre,d’en fairel’apologie,d’at-tirer de plus en plus de passionnésqui partageraientavecnousleurscompétences,leur savoir et leur intel-ligence.

Jemesouviensqu’à cetteépoque,quandje disais«Internet»,mesamismeregardaientcommesi je dé-barquaisd’uneautreplanète.Quandje transféraisunfichier depuisun ordinateurdu bout du mondejus-qu’à ma propremachine– par descommandesca-balistiquestapéesà la main sousune interfaceutili-sateurfonctionnantsanssouris–, les informaticienschevronnésassistaientà la démonstrationcommes’ils’agissaitd’un mauvaisfilm : trouverle fichierprenaitdesheures,lesvitessesdetransfertétaientdignesd’un

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escargotmaladeet le fichiers’avéraittropsouventin-utilisable...� Pourtant,quandun poteentraitdansmonbureau,je lui montraisqu’entapantunelignedecom-mandeje pouvaispartager, pourunprix ridicule,montravail, mesconnaissances,mesfichiersou mesdon-néesavec dessemblablesdont j’ignorais tout et quipouvaienthabiterde l’autre côtéde la rue commeàl’autreboutdumonde.

En dehorsde quelquesautrespassionnés,tout lemondesemoquaitdemoi. J’avaisbeauleur dire quecebiduleallait révolutionnerle savoir humain,ils meregardaientd’un air apitoyé et retournaientà leur tra-vail. Dansle meilleur descason me disait avec unecertainelucidité : «C’est un truc de pirates.»Cer-tains me demandaientà qui ça pourrait bien servir,endehorsdesspécialistesdela télématique.D’autresm’affirmaientque le partagevolontaireet gratuit deressourcesn’aurait par définition aucunavenir éco-nomique.On me demandaitparfoisqui pouvait oserfournir un serviceaussi lamentable.Et quandj’ex-pliquaisquetout était entièrementdécentralisé,avecpourseulecoordinationle volontariatet la bonnevo-lonté de tous, les mêmesme répondaientque ça nepourraitjamaisfonctionneràgrandeéchelle.

Pourtantje m’obstinais,voyantdanscetteesquissede réseauqu’était le premierInternetunevaleurpo-tentielleénorme.J’avais vécules premierstempsduMinitel, à l’époqueoù se développaientdesmessa-geriesplusoumoinspiratessurdesmachinesprévuespourn’offrir quedesservicesbancaires.J’avaisconnu

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le besoinde communiquer, deparleravecdesincon-nus� d’un bout à l’autre du paysen passantoutre lesbarrièressocialeset lesgénérations.C’était avantqueles marchandsne fassentdu Minitel le sex-shopna-tional. J’avaisvécul’espoir et la fin desradioslibres,elles aussiétoufféespar le marché.J’avais participéà l’explosiondesBBS2, cesprécurseursdessiteswebsurlesquelsonseconnectaitavecdesmodemsdontlavitesseplafonnaitdansle meilleurdescasà2 400bitsparseconde,à compareraux56 000bits quela tech-niquepermetaujourd’hui.J’étaisdéjàpersuadéquelamiseen réseaude tousne conduiraitpasau nivelle-mentpar le basdenosculturesmaisbienà l’accrois-sementdu savoir dechacun,à l’ouvertureauxautres.À un enrichissementtel qu’il valait bien quechacundonnetoutcequ’il pouvait enéchangedetoutcequ’ilrecevait.

Avec l’arrivéede Internet,je me suismis à espé-rer qu’il y ait suffisammentd’utilisateursréticentsàun usagepurementcommercialpourquejamais,plusjamais,lesmarchandsnepuissentdétournerl’outil dupartageà leur seulprofit. Nousétionsdéjàquelques-unsà refuserdenouslimiter auxaspectsfonctionnelsdel’engin etànousintéresseràla miseenrelationdeshumainsqui l’utilisaient. Chacunfinançantune partde l’infrastructureglobale,cesystèmepermettaitdes

2LesBBS (bulletin board system)étaientdesordinateursdont le modemétait configurépour répondreaux appelsd’autresmodemssur uneligne detéléphonenormale; ils permettaientl’échangedemessagesentreabonnés.Àcetitre, ils peuventêtreconsidéréscommelesancêtresdesforumssurMinitelet lesprécurseursdela télématique.

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économiesd’échellejamaisatteintesjusque-làdansledomaine� dela communication.Cequela radion’avaitpaspermisparcequeles fréquencesétaientrares,cequele Minitel n’avait pasautoriséàcausedela main-mised’un opérateurunique,cedont lesBBS nepou-vaientêtrequ’uneesquisse,limités qu’ils étaientparleur trèsfaible nombred’utilisateurs,Internetle ren-daitsoudainementpossible.Un tel réseaudécentraliséetouvertàl’infini nouspermettaitd’assouvirnotrebe-soin de retrouver enfin un contacthumainavec dessemblablesrepliéssureux-mêmes.

Commetoutvisionnairequi serespecte,je mesuisheurtéà l’incrédulité généraleet si quelques-unsdeceux que je rencontraispar le réseaune m’avaientconforté dansmon idée, sansdoute aurais-jecesséd’y croire, moi aussi.Et puis, un beaujour, le Webest arrivé, et avec lui les premièresimages,les pre-miers outils de navigation à la souris, les premiersliens hypertextes.Ce qui n’était, à mesyeux, qu’undécoren trompe-l’œilsemblaitenfin provoquerchezmesamisunfrémissement,uneenvie d’ensavoir plus.Cettenouvelle convivialité rendaitcertesmon écranun peuplus sexy, les contenusmis en pageset illus-trésétaientpluslisibleset la faussenouveautédel’hy-pertexte (qui existait sousuneformeou uneautrede-puis longtemps)facilitait la «navigation». Mais, demon point de vue de technicien,le Web ne présen-tait qu’uneapparencedenouveautéet j’ai misdesan-néesà admettrequequelqueszigouigouisgraphiquespuissentàcepointchangerl’appréhensiondeschoses.

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Lesmêmesqui semoquaientdemoi lorsqueje leurmontrais� l’ébauched’un dictionnairemis enlignepardes bénévoles s’ébahissaienttout d’un coup devantdesreproductionsinfâmesdetableauxdemaîtressurun écranminusculegrâceau tout nouveauet cepen-danttrèsfrusteMosaïc(l’ancêtredeNetscapeetd’In-ternetExplorer). L’image changeaittout. Utiliser lasourispourfaireapparaîtreunenouvelle imagevenuedu bout du mondeétait unemagiesanscesserenou-velée.Les idéescommençaientà foisonner, le besoin«d’enêtre»commençaità poindre.Et du jour aulen-demain,tout le mondes’estmis à parlerd’Internetàtort età travers.

Je me souviensd’un déjeunerau restaurantavecdescollèguesà la fin duquellesoccupantsd’unetablevoisine – desjournalistesd’Actuel – nousont abor-déspour nousposerdesquestionsstupidessur le pi-ratage,l’«underground»du Net et sesacteurs.Cesjournalistesétaienttrès étonnésque nousnouscan-tonnionsà desconsidérationstechniquesalorsqu’ilsétaientavidesd’anecdotessurla vie quotidienned’uninternaute.

Danscespremierstempsde l’Internet grandpu-blic, j’entendaisn’importe quoi autourde moi. Toutle mondesemblaitavoir quelquechoseà dire.Tout lemonde...saufceuxqui étaientlà depuisle début etquisavaientvraimentdequoi il étaitquestion.Jen’ai ja-maiscomprisle Web. Aujourd’hui encore,je préfèreme contenterde mesvieux outils, de mesinterfacessanssourisetsansimages.Le Web,pourmoi, cen’est

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qu’une affaire de marketing, un produit qui a enfindonnéenvie au plus grandnombrede nousrejoindresurnotreterraindejeu. Il n’est,parnature,qu’un ou-til de plus donnantaccèsaux ressourcesen ligne. Àce titre, les limites qu’il poseà l’interaction entrelevisiteuret le contenule rendentbeaucoupmoinsinté-ressantquelesforumsdediscussionou mêmequelecourrierélectronique.

Pour moi, le Web n’est que le parentpauvredel’Internet. Il contribue davantageà limiter la curio-sité qu’à accroîtrela connaissance,tant les liens hy-pertextescultiventunecertaineparessechezl’utilisa-teurmoyensoucieuxdenenaviguerqu’avecsasouris.Il n’estpasbienorganisé.On n’y trouve quetrop ra-rementce que l’on cherche.Il diffuse l’information,mais la télévisionet la radio la diffusentbien mieuxquelui etpluslargement.Il lui manquetoutel’interac-tion instantanéequi rendsi passionnantel’aventuredupartage.Jenem’ensersquepourmonterdessitesquipermettentà desamisd’exprimer leursopinions.Cequi me passionne,c’est de les aiderà accéderà l’In-ternet.Cequej’aime par-dessustout,c’estleurdonnerla parole.Lire leurspenséesm’estaccessoire.Au fonddemoncœur, je resteencoreuntechniciendel’ombredontla raisond’êtreestdedonnerla parole,pasdelaprendre.

Depuisle début de mon implication dansl’aven-tured’Internet,j’ai étésollicité pardesministres(ra-rement),par descommissions(plus souvent) et desjournalistes(beaucoupplus).Jesuismêmepasséà la

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télévision(deuxfois). En 1995,j’ai crééla premièreassociation� d’utilisateursde l’Internet3. Jel’ai quittéeen1997pourdivergenced’opinions.Depuis,j’ai par-ticipé aupremiermagazineconsacréauréseau,le dé-funt PlanèteInternet, entantquebillettisteet commecontrepoidsaux marchandset aux publicitairesquifaisaientvivrecejournal.À moncorpsdéfendant,j’aiégalementétéà l’origine dela créationdel’École ou-vertede l’Internet4 en1998,à unepériodeoù le gou-vernementnesouhaitaitpasprendreenchargela for-mationdescitoyensàl’utilisation duNet.Ma discrèterenomméem’a fait nommermembrefondateurdedi-versesassociationsconsacréesaux logiciels libres etmaintenant,je suis devenu une espècede dinosauremalheureusementincontournablelorsqu’il est ques-tion del’Internet.Lesjournalistesconnaissentmonté-léphoneet l’utilisent abondammentlorsquel’actualitése tournevers le réseau.J’ai certespublié quelquestextesdansLe Mondeou Libération maisqui suis-je,à côtéd’un HervéBourges,d’un DominiqueWolton,d’un Françoisde Closetsou d’un PhilippeVal ? Quisuis-jepouroserleur dire qu’ils n’ont rien comprisàl’Internet ? Qu’ils nesaventpasdequoi ils parlent?Qu’ils donnentleur avis parcequeleur métierestdedonnerleur avis, mêmes’ils setrompent?

Je suis donc un voleur. Mon métier, depuisquel’Internetestdevenu«grandpublic»,c’estd’ensavoirle maximumsurceréseau.De tout savoir decetobjet

3L’AUI dontle nom,Associationdesutilisateursd’Internet,étaitunélogeà l’imagination.

4http://www.ecole.eu.org.

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qui va révolutionnernotremondeà un point dontnulaujourd’hui� ne peutprévoir l’ampleur parcequenossociétésont à peinecommencéà s’apercevoir desonimportance.L’Internet est devenu mon métier. Et jeconnaismon boulot.Alors, pour unefois, vouslisezquelqu’unqui sait de quoi il parle,et pasquelqu’unqui nesaitqueparler. Tousceuxqui saventcequ’estl’Internetnes’exprimentguèrequesurle réseau,lais-santles vieux outils aux anciensbonimenteursmais,aujourd’hui,c’estun nouveauvenuqui utilise lesan-ciensoutilspourprendrela parole.

2.

L’inventiondu téléporteur

Commetout le monde,j’ai vécula révolution so-ciale qu’a été l’invention du téléporteur, ce gadgetformidablequi permetdesedéplacerinstantanémentd’un point à l’autreduglobe.

Depuisla miseenventedespremierstéléporteurs,la vie a changé: les routessetransformentprogres-sivementen champsinutiles où rien n’arrive à pous-ser, les voituresrouillent dansde vieilles déchargeset touteslesindustriesdutransportsesonteffondrées.Lesprix desbiensmanufacturésontétédiviséspardixgrâceà la disparitiondesintermédiaires,desstocksetdesfrais deport. Lespayssous-développésreçoiventenfindel’aide alimentairedirectementetpresquegra-tuitement.Lesfrontièresont disparuet lesÉtats,déjàfragilisésparla mondialisationdesmarchés,ontperduencoredavantagedu peude pouvoir qui leur restait.L’argent n’existe quasimentplus que soussa formeélectroniquepuisquen’importe qui peut se télépor-ter directementdansles coffres desbanqueset, bien

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sûr, la coopérationjudiciaire mondialea connuplusdeprogrès� entroisansquejamaisauparavant.

Tout cela n’a pas été sans douleur. La prisede consciencefut brutale. Il aura fallu des débatsmondiaux,organisésà une échelle sansprécédent,pour poser les fondementsde ce nouveau «vivre-ensemble».Enfermésdansleur logiqueélectoraliste,leshommespolitiquesn’ont passuréagirà ceboule-versement,lesplustimorésd’entreeuxallant jusqu’àsouhaiterréglementer, voire interdire,l’usagedesté-léporteurs.Et pourtant,cesmachinespermettentla li-bertédetouslesmouvementstelle qu’elle estdéfiniedansla Déclarationuniverselledesdroitsdel’homme.

Cesdébatsont permisde créerune sociéténou-velle danslaquellenousvivonsaujourd’hui,avecdeslois transnationales,unecoopérationplusgrandeentreles citoyenset une meilleurediffusion de touteslescultures.Ainsi, l’émergenced’un melting-potmon-dial effaçanthistoireet cultureapuêtreévitée.

Stop!

Arrêtons la science-fiction.Qu’on le veuille ounon, qu’on le présentecommeun gadgetou commeunsuper-Minitel, l’Internetestauxidées,à l’informa-tion et à la culturecequemontéléporteurimaginairepourraitêtreauxbiensmatériels.

Un outil qui transforme la conservation etl’échangedel’immatérielestle contraired’un jouet.Ilnousforceà établirunedistinctionnouvelle entreles

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contenuset lessupports,à séparerl’œuvredesesas-pects matériels,àconsidérerle livre indépendammentdu texte imprimé, la musiqueen dehorsde la galettede vinyle ou de plastiquebrillant, les opinionssanslesgrandsquotidiens.Leseffetsdel’Internetvontêtretout aussidéstructurantspournotremondequele se-rait ce téléporteurde rêve. Aujourd’hui encore,nousn’avonsqu’unefaible idéedesrévolutionsquela gé-néralisationde l’accèsà l’Internet ne manquerapasd’entraîner.

L’Internet change notre rapport au mondeparce qu’il remet en cause la notion mêmed’«intermédiaire».CommentLa Postene pourrait-elle pas évoluer quandapprochele jour où tout lemonde aura un e-mail ? Évidemment,les servicesde messageriene vont pas disparaîtrede sitôt (ilfaut bien assurerle transportdesbiens,surtoutceuxcommandésparInternet!...) mais,dansdenombreuxcas, le courrier postal seraremplacépar son équi-valent électronique.Il faudra donc gérer une fortedécroissancedu trafic qui se traduirainévitablementen termeshumainset – qui sait ? – peut-êtrepardesreconversionsdansl’infrastructure informatiquemise en place pour fournir une adressede courrierélectroniqueà chacun.Mais lesmétiersdu traitementducourriersontbeletbiendestinésàmuer.

Tous les métiersliés aux supportsmatérielsdesbiensimmatérielssontcondamnésà évoluer. Désor-mais, l’achat d’un logiciel, d’une chansonou d’untextesurl’Internet impliqueunelivraisonparcourrier

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électronique,tout commeunecommandesur le cata-logue� deLa Redouteallait depair avecunelivraisonparla poste.L’industrieduCD-ROM n’enadéjàpluspour très longtemps: à quoi bon payerun intermé-diairepourgravercinq mille CD d’un logiciel, façon-nerl’emballageet organiserla distribution du produitdèslorsqu’il estpossibledele vendreendirect ? Lesconsommateursont tout à gagnerde cetteévolutioncar ils disposentainsiplus rapidementquejamaisduproduitcommandéqu’ils peuventcompléteràvolontépar téléchargement,la maintenanceétantassuréepare-mail.En prisedirecteavecsesclients,l’éditeur dis-poseen outre d’une sourceconsidérabled’informa-tions.

Pourquoiconserverchezsoiplusieurscentainesdedisquesquand,d’un simple clic, on pourra bientôtchoisir d’écoutern’importe quelle chanson? La ré-ponseà cettequestionexplique bien des insomniesde certainsindustriels.Pluslargement,tousceuxquifont professiond’intermédiaireentreun auteuret lesconsommateursont du soucià sefaire.Le mondedel’édition (en particulierde l’édition musicale)va de-voir s’adapterà la concurrenced’un nouveausupportne nécessitantni usine,ni matériel,ni réseaude dis-tribution. Les éditeursdevront vivre avec la concur-renced’auteursqui peuvent désormaisdiffuser leursœuvres(littéraire,musicale,graphique...)sanspasserpar leur intermédiaire.Il leur seranécessairede ré-apprendreun métier de sélection,de classementetd’aide à la créationpour offrir aux artisteset à leur

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publicunevaleurajoutéequi nedépendraplusdeleurseule puissancecommerciale.Quevaut un réseaudedistributeurs(uneconstituantejusqu’àprésentessen-tielle aux grandesmaisonsde disques)quandn’im-portequelsitewebpeutjustementdistribuerunalbumdansle mondeentier? Nousassistonspeut-êtreà lafin desindustriesdont le seulrôle était demédiatiserun contenusansautretalentque la puissancefinan-cière.Poursurvivre, ellesdevront offrir bien davan-tagecar dorénavant,avec l’Internet, l’auteur disposedetouslesmoyensdesapropremédiatisation.

L’Internetcitoyen

Toutela sphèredu politique estelle aussiconcer-néepar la révolution Internetpuisqueles partis po-litiques, les syndicatsou les associations,en sommetoutesles structuresdont le rôle est de représenterdesmandants,vont avoir à redéfinir leur rôle. En ef-fet, pourquoime contenterd’être représentépar untiers quandje peux m’exprimer, seul et sansassis-tance,à la face du monde? À l’inverse,pourquoiresterais-jeconfinédansun rôle dereprésentantalorsqu’il m’est possibled’agir et de m’exprimer seul etderéunirponctuellementautourdemoi tousceuxquipartagentles valeursau cœurde mon action? Au-jourd’hui, quandje me batscontreun projet de loidontje crainsqu’il n’entraîneunerestrictiondesliber-téspubliques,je peuxécrireunepétition ou prendrecontactavec messemblables.Leur aide me permet

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deconvaincredavantagedemonde,deréunirtoujoursplus� de compétences,juridiques,rédactionnellesoutechniques,pourlancer, du jour aulendemain,un sitequi réuniratoutescesbonnesvolontéset agrégeraaufur etàmesurenombred’internautes.Pourlemoment,j’ai besoinde cetteaidecar il faut convaincreles as-sociationsdedéfensedesdroitsde l’hommedenoussuivredansnotrecombat.Maiscombiendetempscesintermédiairesseront-ilsencoreutiles ? En dehorsdeleur légitimité et de leur accèsprivilégié auxmédias,qu’ont-ils à m’offrir ? Leur habitudedu discourspo-litique ? Oui, bien sûr, mais cette habitude-làs’ac-quiert aussiau quotidien.Leurs capacitésà décoderle discoursdes pouvoirs publics, leur connaissancedesrouagesinstitutionnels? Tout cela appartientaudomainepublic, à la portéed’un groupede pressionconstituépour les besoinsdu jour et qui n’aura pasd’autreduréequecelledu combatencours.

Et demain? Pourquoicontinuerà élire régulière-mentdesreprésentants? Noyéssouslesdossiers,in-capablesde se détermineren toute indépendanceetobligésde seplier au plaisir du plus grandnombre,nosélus– quelsqu’ils soient– pourrontdifficilementtrouverdesjustificationsà leurmonopoledela parolepublique et des décisions.Chaquecitoyen, dûmentinformé par le Web, pourradonnerson avis, néces-sairementindépendant,pour participeraux décisionscollectives.Commeunerésurrectionde l’agoraathé-nienne.Quandje voisnosgouvernantsagirdeplusenplus souvent dansle sensdu plus fort, j’en arrive à

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me demandersi l’Internet n’est pasl’occasionrêvéepour� assainirla démocratieenla débarrassantdesdé-magoguesde touspoils et en redonnantla paroleaupeupletoutentier.

La vraienouvelleéconomie

Les conséquencesde la montéeen puissancedel’Internet peuvent égalementse faire sentir danslemondede l’économie.Tout commele téléporteur, ilentraînele prix desbiensmanufacturésversla baisse.Internetreposantsur le principe du partagedesres-sourceset de l’économied’échelle,le coût du trans-port del’information numériqueestnégligeable.Unemême paire de fils de cuivre qui n’autorisait hierqu’un uniquedialoguepar téléphonepermetaujour-d’hui àdesmilliers d’ordinateursd’échangerdesdon-néeslesunsaveclesautres.Le prix àpayerpourl’uti-lisationdecesfils diminuedoncdefaçonconsidérablealorsqueleur débitaugmente,permettantle transportdedonnéescomplexes,y comprisdela vidéoentempsréel,c’est-à-direde la télévisionpar Internet.Ce quihier nécessitaitdesémetteurspuissantset l’utilisationde fréquenceshertziennesraresest d’ores et déjà àla portéed’une associationde quartieret le sera,de-main,àcelledetouslescitoyens.Commentréagirontlestélévisionslorsqu’ellesdevront partagerla mannepublicitaire,forcémentlimitée,avecla dernièreWeb-TV à la modesinonenrevoyantà la baissele tarif de

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leursécransdepublicité ?D’où unebaisseduprix desbiens manufacturés.

Et la concurrenceest mondiale.Quandune en-treprisefrançaisede cinq employéspeutproposerlemêmeservicequ’uneentrepriseaméricainedeplusdecinquantepersonnes,enayantsimplementunpeuplusd’imaginationou unemeilleuretechniquedepartagedesressources,ellenes’emparepasseulementdesonmarchénationalmaiselle empièteégalementsur lespartsdemarchéde l’entrepriseaméricaine.Cetteen-treprise,menacéesur son propremarché,doit alorsélever sonniveaude serviceou licencierpour dimi-nuer sescharges.En tout étatde cause,on entredeplain-pieddansla mondialisation,mêmedanslespluspetitesPME.

N’oublions pas les phénomènesboursiers. LaBoursea longtemps(et encoretrop souvent) valo-risé unenet-entrepriseen fonction du nombrede sesclientsplutôtquedesarentabilité,pariantsurun suc-cès futur. Les dirigeantsde cesstart-upont préférévendreà pertepour gagnerdesclientsplutôt quedechercherl’équilibre financier, enespérantun jour res-ter seulssur leur créneaucommercial.Les action-nairesont cru tout avoir à gagneraveccettestratégie,pour peu qu’ils aient venduleur participationavantqu’il nesoit troptardouqu’unconcurrentn’ait trouvéun conceptun peumeilleur. Les promessesd’un fu-tur doré ont donc pris le passur les réalitéscomp-tablestant que la croissancede la clientèleétait aurendez-vous,et cerêven’a pris fin, douloureusement,

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quelorsquecettecroissancea cessé,cequi était iné-luctable.�

Mais ce phénomène,s’il a été énormémentmisen lumière lors de l’explosion de la bulle spécula-tive de la net-économie,ne lui estpaspropre.C’esttoute l’économie capitaliste qui a ainsi démontrésa faiblesse.Ce que l’Internet a démontréplus quetout autre,c’est qu’aucunsystèmeéconomiquen’estviables’il nes’appuiequesurle marché.Toutsimple-mentparcequele marchéne sait passerégulertoutseul1. Saprétendueautorégulationesten fait la sou-missionàla loi duplusfort qui impliquela disparitiondetoutenotiond’équilibre,pourtantindispensableàlasurviede tous.LesaccidentsferroviairesenGrande-Bretagne,les coupuresde couranten Californie oula situationdésastreusedescompagniesaériennesde-puisle 11 septembre2001témoignentdesdangersdela venteà pertedansl’optique d’obtenir un hypothé-tique monopole.Capitaliserdespertesen faisantap-pelaupublic,abuserd’unepositiondemonopolepourvendredela merdeenboîte,voilà lesperversionsd’unsystèmeprévupour quesedéveloppentdesactivitésrentablespourtous,et paspourlesseulesentreprises.Résultat,soit tout le mondemeurtdansl’attented’unvainqueur, soit le gagnantestà ce point exsangueautermedu conflit qu’il trépasseau premiersoubresautéconomique.La Bourseaura-t-elleretenula leçon?Les petitsporteursauront-ilsapprisà lire un dossieréconomiqueavantdecroireauxchâteauxenEspagne

1Encesens,onlira avecprofit Michel Henochsberg,La Placedumarché,Denoël,2001.

30 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

desentrepreneurs? J’endoute.Mais à forcederecu-ler pour� mieuxsauter, enoubliantqu’il y auratoujoursplusdeperdantsquedegagnants,le jeuboursierabeletbienmontréseslimites.

Sur l’Internet, de nombreuxparticuliers,par gé-nérositéou passionde l’informatique,offrent gratui-tementdesservicesvenduspar desentreprisescom-merciales.On ne compteplus les pagespersonnellesqui proposentunservicedeveille juridiqueoudespa-rolesdechansons.Desentreprisesseretrouventainsicontraintesde réduireleursprix ou d’améliorerleuroffre, concurrencéesqu’ellessontpardesparticuliersproposantdepetitsservicesqui, mis boutàbout,pro-posentunevéritablesolutionderemplacementausys-tèmemarchand.Aussi ce bénévolat va-t-il certaine-mentcréeruneéconomiebienplusnouvellequecelledont on nousa rebattules oreilles cesdernièresan-nées.

L’Internetsansfrontières

Dernièrerévolution dontleseffetspotentielscom-mencentà s’esquisser: l’effacementdesfrontières.On aura beaudire et beaufaire, mêmesi l’on en-visageait,commeau G8 de juillet 2001, la mise enplaced’unelégislationmondialeetd’unecoopérationjudiciaire non moins planétaire,il seratoujours im-possiblepour un tribunal de la républiqueislamiqued’Iran de punir l’internaute français qui mettra enligne desphotosdesapetiteamiedénudée.Mêmesi

L’INVENTION DU TÉLÉPORTEUR 31

un citoyen iranienporteplainteet mêmesi la justicede sonpayslui donneraison,il suffira ausympathiquecouple,si gentimentpartageur, d’éviter les vacancessur les côtesdu golfe Persiquepour ne courir aucunrisque.Et puisqu’il existedéjàdesparadisnumériquesanaloguesaux paradisfiscaux,on imaginemal com-mentunetelle justicemondiale– qui à mon sensesttoutsaufsouhaitabletantellenieraitlescultureset leshistoiresnationales– pourraitêtreefficace.

Cetexempledoit nousamenerà réfléchirà nosré-actionsdansl’affaire Yahoo! Les États-Unis,pourdes raisonstenantà la liberté d’expression,ne dis-posentpasdelois antiracistes.D’un pointdevueamé-ricain, Yahoo! peut donc vendreaux enchèresdescroix gamméesentoutelégalité.Certes,notrecultureet notrehistoire justifient quenousn’acceptionspasde tels actes,choquantspour notre mémoire,maisnousn’avonspasà imposernotresystèmedevaleursà ceuxqui ne le partagentpas.Un procèsmédiatiséà outrancepeutêtreutile parcequ’il rappelleà tousles peuplesdu mondequenotrepassénousa apprisà nousméfier desextrémistes,mais rien ne justifiequel’on imposeà autrui lesmêmeslimites auxliber-tés que cellesque nousavons choisi de nousappli-quer. Et nousneseronspastoujourslesplusfortspourcontraindred’autresnationsà appliquerlesdécisionsdictéesparnotremorale.

Mais surtout, le dangerle plus important de cegenred’attituderésidedansle fonctionnementdel’In-ternet qu’elle implique. Vouloir trier le contenudu

32 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

Web, cela revient à élever desfrontièresartificiellesdansun horizon jusque-làvierge de toute barrière.C’est ce qu’a tentéde faire le juge Gomez,juge desréférésautribunaldeParis,dansl’affaireYahoo! endemandantquel’accèsausitesoit filtré selondescri-tèresdenationalité.Autantdemanderla fin del’Inter-net ! On ne peutpas,on ne doit pasfaire appliquerunepeinesansprendreencomptesoncoûtpourla so-ciété.Accessoirement,et c’esten tantquetechnicienque je parle, il est matériellementimpossibled’éle-ver quelqueclôture que ce soit sur l’Internet sauf àinterdire dansle mêmetempstoute communicationhertzienne,satellitaireou filaire entrela Franceet lesautrespays.C’estpourcetteraisonquej’ai refusédeparticiperau«comitéd’experts»nomméparla justicepour trouver un moyende faireappliquerla décisiondu jugeGomez.

On aurabeaufiltrer, écouter, réguleret limiter, lesseulsà ensouffrir serontlesinternautesamateursres-pectueuxdeslois quandd’autres,plus débrouillards,connecterontleursmodemsàdesordinateurssituésendehorsdu territoire.Et parcequ’il esttechniquementet moralementimpossiblede faire appliquerune loinationaleconcernantl’Internetàunressortissantd’unautrepays,l’Internet nouscontraintà réapprendrelaséparationentrejugementet peine,entredécisionetapplication.Notre sociétéa peut-êtreraisonde cher-cher des responsablesà tout ce qui la dérange,dumaireimprévoyant au médecinincompétent,maisa-t-elle raisonde vouloir aller au-delàdu jugementen

L’INVENTION DU TÉLÉPORTEUR 33

cherchantpar tous les moyensà appliquerunedéci-sion� inapplicable?

Face à tous ces changementsinéluctables,forceestdeconstaterqu’aucunvéritabledébatn’a eu lieu.Alors qu’endehorsdesstrictesconsidérationsécono-miquesabordéesjusqu’ici c’estla naturedesrapportssociauxqui estmiseenquestion,nul n’a vraimentprisconsciencedel’importancedel’Internet.Commentsefait-il quelesmédias,leshommespolitiques,les«in-tellectuels»secontententdeparlerd’Internetcommes’il ne s’agissaitqued’un gadgetun peuévolué des-tinéà la venteparcorrespondanceetà l’enseignement(etencore,il fautvoir comment...)?

J’espèrepouvoir apporterquelquesréponsesà cesquestionset, surtout,engageruneréflexion pour quenouscomprenionstousnotreavenirnumérique.

3.

L’Internet,savie, sonoeuvre

Internetestun réseaud’ordinateurs.Si vousavezchezvousplusieursde cesappareils,il est très pro-bablequevousayezbesoind’échangerdesinforma-tions de l’un à l’autre. Un documentrédigésur l’unmaisquevousvoulezrelire ou imprimer sur l’autre,par exemple.Pourcela,vouspouvez relier les deuxordinateursmanuellement,àl’aide dedisquettes,maisil fautqu’ils utilisentle mêmeformatet la mêmepro-cédured’écrituredesdonnées.Cesconditionsformentunenorme,qui doit êtrela mêmesur les deuxappa-reils pour que l’échangesoit possible.Vous pouvezégalementles relier entreeux par un câbleinforma-tiquequi va transporterlesinformations.Lesdonnéesnumériquesutiliserontce câblepour aller d’une mé-moireà uneautredirectement,aulieu d’êtrestockéessur un supportphysiqueintermédiaire(la disquette).Mais commepour ce dernier, le codagedesdonnéesdoit respecterunenormecommuneauxdeuxordina-teurspourquechacuncomprennecequedit l’autre.

36 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

En langage technico-informatique,on dit d’unnombre� quelconqued’ordinateurstoussituésdansunmême lieu et reliés par un nombrequelconquedecâblesqu’ils formentun réseaulocal. Avec deuxor-dinateurs,il fautun seulcâble,avec trois ordinateursil en faut trois, avec cinq ordinateursil en faut dix,et avec dix ordinateursil faut faire trèsattentionauxnœuds! La topologiela plus simpleà imaginerdansun tel casestdite «enanneau»: on relie chaquema-chine à sesdeux voisineset on fait la ronde.Uneautre topologie très classiqueest dite «en étoile» :on nommeunemachinequi serale centrede l’étoile,et on relie directementtoutesles autresà ce centre.Danscetteconfiguration,pourqu’unordinateursachecommentjoindreunautreordinateurdumêmeréseau,il doit savoir quelcheminutiliser, direct (l’autre boutd’un câble)ou indirect(enpassantparunouplusieursordinateursintermédiaires,qui servirontderelais),etl’adressedu destinatairedesinformations.Tout celaconstituele protocoled’un réseauinformatique,il fautunelanguecommuneet chaqueordinateurdoit avoiruneadresse.

Internetestun réseaude réseauxcar il relie entreeuxdesréseauxlocaux.Chaqueréseaulocal peututi-liser n’importe quel protocolemaispour permettreàl’un de sesmembresde dialogueravec le membred’un autreréseaulocal, le protocoledoit êtrele mêmed’un bout à l’autre. Sur l’Internet (et, pour desrai-sonsde simplicité, sur la plupartdesréseauxlocauxqui le composent),tout le mondeparledoncla même

L’INTERNET, SA VIE, SONOEUVRE 37

languequ’on appelleTCP (transmissioncontrol pro-tocol)� avec la mêmeméthoded’acheminementdesdonnéesnomméeIP (Internetprotocol).Lesdeuxfai-santla paireet l’un n’allantpassansl’autre,onutilisele termeTCP/IPpour parlerdu protocoleutilisé parlesordinateurssur l’Internet.TCP/IPestun excellentprotocolede réseau,mais rien d’autre. Il permetdetransférerdesdonnéesd’unordinateuràunautre,d’unboutàl’autredela planète,maisentantquetel il n’estrien de plus quela disquettedu début ou, pour reve-nir dansle mondehumain,rien de plus qu’unevoieferrée.

Resteà savoir ce qui roule dessuset comment.Les trainsqui utilisent cettevoie ferréesontdesser-vices,chaqueservicen’étantrien d’autrequ’un sous-protocoleutilisant le protocoleTCP/IP. Les ordina-teursqui offrent desservicessont appelésdes«ser-veurs»et ceux qui utilisent cesservicessont appe-lésdes«clients».CommeTCP/IPlui-mêmenedéfinitpasde services,tout ordinateurrelié à l’Internet parTCP/IPpeutêtreà la fois clientou serveur.

Lesdifférentsservices

Lecourrierélectroniqueestleservicele plusutilisésurl’Internet.Le trainqui roulesurlesrailsdeTCP/IPestavant tout un train postal,qui secontented’ache-miner les lettresd’un ordinateurà un autre.Quandon utilise sonordinateurpourécrireunelettre,il faut

38 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

indiquer l’adressede celui à qui la lettre est desti-née,exactementcommeavec La Poste.Une adresseélectroniquecomportedeux parties,d’abord le nomdel’ordinateur, puis,parcequ’un ordinateursertsou-vent à plus d’une seulepersonne,le nom de l’uti-lisateur. Cette adresseprend donc la forme nom-du-correspondant@nom-de-l’ordinateur. Leprotocoleutilisé pourle transfertdu courrierélectroniqueestleSMTP (simplemail transferprotocol)et l’ordinateurauquelestenvoyé le courrierserapar conséquentunserveurSMTP. Leslistesdediffusionsontuneformeparticulièredecourrierélectronique,saufquele nomdu correspondantestcelui d’un programmeinforma-tique qui va retransmettrele messageà une liste dedestinatairesqui s’y serontabonnésauparavant.

Le World Wide Web est le plus connude touslesservicesdel’Internet.C’estlui qui adéclenchél’inté-rêtcommercialetmédiatiqueactuelgrâceàsagrandeconvivialité. Utilisant une interface le plus souventgraphique,permettantde passerd’un documentàl’autre grâceà la notion d’hypertexte, il est devenusi importantqu’aujourd’hui,la plupartdesutilisateursconfondentleWebetl’Internettoutentier. Lesnaviga-teurs,du typeNavigatordeNetscapeou InternetEx-plorerdeMicrosoft, permettentdelire lesdocumentsprésentssur le World Wide Web. Lesdocumentsqu’ilproposesontauformatHTML (hypertext markuplan-guage) et ont uneadresseURL (uniformresourcelo-cator) de la forme http ://nom-de-l’ordinateur/nom-du-fichier. HTTP (hypertext transportprotocol)estle

L’INTERNET, SA VIE, SONOEUVRE 39

nom du protocoleutilisé pour transmettreles docu-ments,� lesordinateursoù sontstockéslesdocumentsaccessiblesparceprotocoleétantdesserveurshttpou,plus souvent, un serveur web. L’ensembledesdocu-mentsqu’un serveurwebmetà dispositiondu publicconstitueunsiteweb.

On retrouve l’usagede la disquettedu début dansles transfertsde fichiers.Le FTP (file transferproto-col) permetdedéposeroud’aller chercherdesfichiersn’importeoù sur l’Internet.Pourcela,il faut indiquerl’adressedu fichier recherchépar FTP qui est de laforme ftp ://nom-de-l’ordinateur/chemin-d’accès-au-fichier. La grandemajorité desfournisseursd’accèscommerciauxproposentdesserveursFTPsurlesquelssetrouvent leslogicielsou lesdocumentslesplusre-cherchés,parexemplelesoutils qui permettentd’uti-liser lesdifférentsservicesdel’Internet.

Usenetestun serviceun peuparticulier car il nereposepassurun serveurmaissurdifférentsserveursqui proposentle mêmeservice(la discussionà plu-sieurs)et qui setransmettententreeuxlesdocumentssoumispar leursutilisateurs.Un serveurdenews,ouserveur NNTP (networknews transferprotocol), estl’équivalentd’un panneaud’affichagepublic. Seul,ilpermetà sesclientsdirectsd’échangerdesmessagespublics.En réseau,lesserveurss’échangentdesmes-sagesquetout client d’un serveurdenewspeutlire etauquelil peutrépondreendifféré.Pourquecespan-neauxd’affichagerestentlisibles, les messagessont

40 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

postésdansdesforumsorganiséspar thèmesde dis-cussion.� L’ensembledecesforumsmondiauxconsti-tue uneentitéappeléeUsenet.En France,les forumsles plus utiliséssont logiquementles forumsfranco-phonesdontl’adressecommencedoncparfr. suivi duthèmedela discussion.Parexemple,fr.soc.internetestle forum francophonedanslequelon discutedesas-pectssociauxdel’Internet.

Il existe bien d’autresservicessur l’Internet, no-tammentIRC (internet relay chat) ou ICQ (I seekyou),qui permettentdediscuterendirect avecun ouplusieursinterlocuteurs; CUSeeMeproposeen plusl’image. Gopher est considérépar certainscommel’ancêtreduWeb,il permetderecherchertoutessortesde documentsen utilisant un systèmede menushié-rarchiques.Archie permetde trouver l’emplacementd’un fichier accessibleen FTP lorsquel’on connaîtdéjàsonnommaisil estdemoinsenmoinsutilisécarun nombrecroissantdesiteswebproposelesmêmesrenseignements.

Lesnomsdedomaine

Pour établir une liaison entredeux ordinateursàl’intérieur d’un réseau,il faut une adresse.Dans leprotocoleTCP/IP, l’adressed’une machine,qu’ellesoit reliéede façonpermanenteou temporaireau ré-seau,est un nombrecodésur quatreoctets,souslaforme«1.2.3.4».Cenuméroestuniquedansle réseauet à chaquenumérocorrespondun ordinateuret un

L’INTERNET, SA VIE, SONOEUVRE 41

seul,c’estuneadresseIP. Lesconnexionstemporairesutilisent� desadressesIP temporaires,qui sont assi-gnéesautomatiquementlors de l’établissementde laconnexion, alorsquelesconnexionspermanentesuti-lisent desadressesconfiguréesune fois pour toutes.Les numérosIP sont attribuésgratuitementaux or-ganisationsqui le demandentparun organismeamé-ricain (l’IAN A) ou européen(le RIPE), en fonctiondesbesoins.Si les quatreoctetsqui composentcesadressesontparucouvrir l’ensembledesbesoinspourlongtempslors de la créationde TCP/IP, on s’aper-çoit aujourd’huiquecesadressesdeviennentrares(onnedisposeen tout quedequatremilliards d’adressesdifférentes).L’IAN A et le RIPE sontdonctrèsméti-culeuxdansl’attributiondesnuméros.

Pouraccéderà un contenu,les internautesdoiventconnaîtrele nom du serveur qui le proposecar unnom estplus facile à retenirqu’un numéro.Trèstôt,l’Internet s’estdoncdotéd’un serviceglobal,le DNS(domainnameservice)qui permetd’assignerun nomde machineà chacunedesadressesIP. Pourle DNS,l’adressede l’ordinateur chargé de recevoir le cour-rier destinéà ma machine(brasil.brainstorm.fr)est193 56 58 35, on peut donc m’écrire à l’adresselaurent@19356 58 35 ou, plus aisément,à [email protected]. Ce nom reposesur l’existenced’un«domaine»(brainstorm.fr)et sur le nom d’une ma-chine de ce domaine(brasil). Un domainecorres-pond, le plus souvent, à un réseaulocal et les nomsde ces domainessont hiérarchiques,brainstorm.fr,

42 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

par exemple,estun domainedu TLD (top level do-main).fr, qui estgérépar uneorganisation,l’AFNIC(Associationfrançaisepourle nommaged’Internetencoopération).Cettedernièrefait payerla créationd’undomaineet ne l’accordequ’à la condition qu’on luiprésentela preuve del’existencedela sociétéportantle nomdudomaineréservé.Il existedesTLD interna-tionauxdanslesquelsonpeutdemanderla créationdedomaines; le «.com»,enparticulier, estcelui dansle-quella plupartdesgrandesentreprisesinternationalescréentle leur.

Uneenveloppedoit êtreouverteou fermée

La cryptographiesembleavoir cristallisétouteslespeursdes tenantsde l’ancien monde.Ce sentiments’explique surtoutpar uneprofondeméconnaissancedu sujet,commesouventavecl’Internet.

Le courrierélectronique,soussaformehabituelle,estl’équivalentinformatiquedela cartepostale,n’im-portequi peutla lire sansquele destinatairele sache.Lese-mailspeuventêtrelus,copiés,stockéset traitéspar n’importe qui, du fournisseurd’accèsau serviceinformatiquedel’entreprisedudestinataireenpassantparlesutilisateursdesordinateursparlesquelstransitele courrier. Commetout le monde,lorsquej’écris unecartepostale,je me limite aux banalitésd’usagecarmêmesi cet exerciceimposén’est pasmotivé par lesecret,il vadesoiquepersonnen’irait divulguerainsidesinformationsqu’il souhaitegardersecrètes.

L’INTERNET, SA VIE, SONOEUVRE 43

Aujourd’hui, nos e-mails contiennentdavantaged’informationsquenoscartespostales.Desinforma-tionssouventbienplusconfidentiellesquedesconsi-dérationsmétéorologiques.D’où l’intérêt de la cryp-tographiepour le grandpublic.Cettescience,aujour-d’hui à la portéede tout technophilemêmeamateur,permeteneffet degarantirquepersonned’autrequeledestinatairenepourraprendreconnaissanced’un do-cument.Le seulmoyenpouruntiers(y comprisla jus-tice) delire un messagecryptéestdedemanderà sonpropriétairedele décoder. Toutela puissanceinforma-tiquedumondenepourraitpasdéchiffrer le textecodéle plusanodinsanspasserquelquesmilliers d’annéesautravail.

4.

La fin desdinosaures

« Thereasonablemanadaptshimselfto theworld; theunrea-sonableonepersistsin trying to adaptthe world to himself.Thereforeall progressdependson theunreasonableman.»GeorgeBernardSHAW,

TheRevolutionist’s Handbook

L’Internet est une invention qui va remettreenquestionla pérennitédecertainesindustriesmaiséga-lementla pertinencedeconceptsaussiimportantsquel’État, la loi et la justice.

D’où, sansdoute,l’assourdissantsilencepolitique.Unegrandepartdenossociétéschangeet va changerencoredavantagedansun futur proche,pourtantnosélussemurentdansl’aveuglement.Ils débattententreeuxdecetobjetqu’ils ont tantdemal à appréhender,disentet commententdesbêtises,sefont tapersurlesdoigtsdèsqu’ils essaientderégulercequ’ils necom-prennentpaset, surtout,ne tententrien pour intégrer

46 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

cesnouveauxoutils dansunevision globaledu futur.La naïv etén’expliquepastout.

SplendeursetmisèresduCSA

En 1982,les pouvoirs publicsont décidéla créa-tion d’un organismechargé de contrôleret de régu-ler lesmoyensdecommunicationaudiovisuels.Cefutla HauteAutorité de la communicationaudiovisuellequi devint, en 1989,le Conseilsupérieurde l’audio-visuel.À en croire les textesfondateursde cetteins-titution, elle a étécrééepouruneraisonimportante:la raretédesfréquenceshertziennesdisponiblespour-rait entraînerl’apparitionde«médiasd’État»parunemainmisedu gouvernementsur leschaînesde télévi-sionet les radios.Le CSA garantitdoncl’égalité destempsde paroledesintervenantspolitiquesdanslesmédiasdont l’influencesurnousautrespauvresélec-teurs,estsi grande.

Seulementvoilà, l’Internetarriveet,aveclui, la té-lévisioncâblée,lessatellites,le numériquehertzienetj’en passe.La raretésefait rareetlespossibilitésd’ex-pressionpubliquesemultiplient. Cetteévolution de-vrait logiquementconduireà la fin desorganismesderégulationdevenus,de fait, inutiles. Une démocratiesainesedevrait d’abrogerles lois encadrantla libertéd’expression,qui furentutilesenleur tempsmaisquisont désormaisinadaptéesau mondenouveau.Toutcommelesgrandsarbresnécessairesàlasurviedesdi-nosauresontunbeaujour disparu,l’Internetadéboulé

LA FIN DESDINOSAURES 47

commeuneénormemétéoritedansle ciel de nosdi-nosaures� contemporains.Mais touteinstitutionqui serespecteatendanceàvouloir survivre,le CSAcommelesautres.Coincéqu’il estdanssescertitudes,préfé-rantnepasvoir quesessalonsd’apparatsontenvahisd’incongrusarrivéslà partéléportation,il neveutpasmourir.

Il peut soit nier l’évidence, tel un dinosaure-autruchequi va mourir la têtedansle sable,soit es-sayerde faire revenir le mondeen arrière,tel un di-nosauretêtu qui va mourir quandmême,maisen sebattant.Voire les deux,s’il estdu genreautruchetê-tue.

Donc,lesmembresduCSAclamentqu’il estnatu-rel derégulercemédiacommelesautresetqu’ils sou-haitentcontinuer, là commeailleurs,à déciderde cequi peutêtredit ou non.Ils contreviennentdela sorteà la Déclarationuniverselledesdroitsdel’hommequipréciseque «tout individu a droit à la liberté d’opi-nion et d’expression,ce qui implique le droit de nepasêtre inquiétépour sesopinionset celui de cher-cher, de recevoir et de répandre,sansconsidérationsdefrontières,lesinformationset lesidéesparquelquemoyend’expressionquecesoit».

C’est certainementparcequ’il n’y a pasde fron-tièresdansledroitàla libertéd’expressionqueleCSAa organisé,fin 1999,le Sommetmondialdesrégula-teurssurInternet1 pourdiscuterdesmeilleursmoyens

1À cepropos,on consulterale sitehttp://www.article11.net.

48 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

de régulerles libertéssur l’Internet. Lors de la pré-paration� de cetteréunion,il a pu échangersesexpé-riencesavec desreprésentantsde paysbien connuspour leur profond respectdes droits fondamentauxcommel’Iran, la Turquie, le Gabon,la Malaisie, laThaïlande,le Nigeria, l’Angola, le Burundi, la Syrieet le Mozambique...

Le CSAnie l’évidenceetsebat,enbondinosaure-autruchetêtu. Il oublie que sa raison d’être (la ra-retédesmoyensd’expressionpublique)a disparuettentedecréerdela raretédansun mondepléthoriquepour retrouver unelégitimité perdue.Le CSA sebatpour sonexistenceet tant pis si, dansla lutte, il pié-tine quelquesarticlesde la Déclarationdesdroits del’homme : touslescoupssontpermisquandon jouesa survie.De fait, l’Internet a rendule CSA inutile,commeil arenduinutilesdesportionsentièresdel’in-dustrie,commeil va rendrecaducscertainsdesser-vicesde La Poste.Il faut avoir les yeux bien ferméspourl’ignorer. Maiscertainsont lespaupièrescolléeset les autresfont tout pour éviter de faire le moindrebruit, depeurde les réveiller. C’estdangereuxun di-nosaurequi ouvrelesyeuxets’aperçoitqu’il vamou-rir bientôt.Nospolitiquesnesontpasnaïfs,maistantquele 20 heuresdeTF1 toucheraplusdemondequel’Internet, ils se garderontbien de réveiller le dino-sauredu CSA en lançantun vrai débatpublic. Et necomptezpastrop sur les médiasclassiques,qui sontencoresousla tutelle du dinosaure,pour prendrelarelève.

LA FIN DESDINOSAURES 49

Rendez-moimonœuvre !

Les politiqueset les médiasne sontpasles seulsdinosauresdu mondede l’Internet. Si mon éditeuratenusapromesse,vouspouvez lire ce texte gratuite-ment sur l’Internet. Si vous l’avez achetéen librai-rie, c’est quevousvousêtesfait voler... une fois deplus. Pourquoiacheterun ouvragediffusé librementetgratuitementsurle réseau?Quantà l’hypothétique«justerétribution del’auteur»...C’estmoi l’auteur, etsi un inconnupouvait gagnersa vie en écrivant deslivressurInternet,çasesaurait.Onpeutgagnersavieen vendantdeslivres,maissûrementpasen les écri-vant !

Si vous êtesnaïf au point de croire le contraire,vousêtesdigned’êtrevictime d’escroqueriesdeplusgrandeenvergure.J’ai parexempleuntrèsbelouvragedetrois centsmètresdehaut,enmétal,bienplacésurle Champ-de-Marsà Paris, à vous vendrepour unebouchéedepain...

LeMP3 n’estpasdupiratage

Tout le mondea entenduparlerde Napsteret duMP3 mais tout le monden’a pascomprisde quoi ils’agissait.Le MP3estunstandardpublicdecompres-siondedonnéesaudio.Quandunechansonestnumé-risée,c’est-à-diremiseen forme pour qu’un ordina-teur puissela stocker et la relire, elle occupebeau-coup d’espacesur le disquedur d’un ordinateur. Le

50 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

formatMP3permetdediviserpardix la taille d’un fi-chier musicalen perdantun peuen qualité.Dès lorsquel’on estcapabled’imaginerquela musiquen’estpasliée à un supportphysiqueparticulieret quel’onsaitquele MP3n’estriend’autrequel’équivalentnu-mériquedela cassette,duCD oududisquevinyle, ona tout comprisauphénomène.

Le MP3 ce n’est que ça, c’est dire commec’estdangereux,surtoutdepuisqu’uneentreprise,Napsteren l’occurrence,a proposéà tous les internautesquiavaient numériséleur discothèquede s’échangerdi-rectementles titres de leur collection.C’est exacte-ment la mêmechosequeles copiesde cassettesquevousfaisiezpourvosamismaissurun autresupport.L’échangede cassettesn’a jamaisdétruit l’industriemusicale,bienaucontraire,lestaxessur lescassettesvierges ont rapportéde jolis pactolesà d’énormesconglomératspesantdesmilliards de dollars. Pour-tant,lesmêmesqui nousannonçaientla fin dela créa-tion musicalequandPhilipsainventéla cassetteaudionousannoncentaujourd’huiquele MP3estundanger.Cedoit êtrevrai puisqu’ilsle disent!

En juin 2000,unechanteuseaméricaineassezcé-lèbre (du moins auprèsd’une catégoried’âge à la-quelleje n’ai plusle plaisir d’appartenir)a lu un longtexte parlantdesvoleurset desvolésdevantmicrosetcaméras.Il était questiondespirates– un termequiregroupetropfacilementlesindustrielsdupiratageduSud-Estasiatiqueet les particuliersqui s’échangentdela musique– qui volentlesauteurset leschanteurs.

LA FIN DESDINOSAURES 51

Cettechanteuses’appelleCourtney Love et sontextevous� ouvrira les yeux si vous pensezque votre filledoit devenir popstarpourassurervosvieux jours2.

Toutcelaprocèdedestentativesd’intoxicationme-néespar l’industrie du disquequi tentede nousper-suaderqueles jeunesqui s’échangentdesMP3 vontàtermeempêcherlescompagniesdeproduiredenou-veauxauteursparmanquedemoyenset lesmenerà lafaillite. Et leur stratégieréussit.Il setrouve desgenstrès respectables(puisqu’ils parlentd’économieà latélévision)pourexpliquerque,pour le marché,la fu-sion de Vivendi et de Seagramest dangereusepourles actionnaires,parceque justement«nul ne sait cequ’il adviendrade l’industrie du disquealors mêmequ’elleestmiseendangerparla diffusiondemusiquepiratesur l’Internet».Tel quel.Et cesprédictionsontfait perdredix pointsàl’action Vivendile jour del’an-noncedela fusion.C’estdiresi auxyeuxdesanalystesfinanciersle risqueestréel.Biensûrquel’InternetestdangereuxpourVivendi !

Cequedénonceenfait Courtney Love,cesontlesmaisonsde disques,pas l’Internet. Chiffres à l’ap-pui, elle démontrequ’un groupede rock, mêmecé-lèbre,ne gagnepasd’argent lorsqu’il fait un disque.Au contraire,sesmembresrisquentd’être endettésàvie, sansmêmepouvoir semettreen faillite person-nelle, et surtoutleur musiquene leur appartientpas,

2Le textedeCourtney Lovepeutselire surhttp://www.salon.com/tech/feature/2000/06/14/love/print.html.

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leurs producteursgardenttout. Aux États-Unis,de-puisnovembre1999,la musiqued’un artisteestconsi-déréecommeunetraduction : l’éditeur paiel’auteurune bonnefois pour touteset possèdel’œuvre à ja-mais.Grâceàunpetitamendementàuneancienneloi,les majorsdu disquevont gagnerquelquesmilliardsdeplus.Qui vole qui ? Puisquec’estun peumaspé-cialité, j’ajouteraiun derniermot surcettesi jolie loiaméricaine: elle permetà unemaisondeproductiondedéposerle nomd’un desesartistescommenomdedomaine.Et doncdevoler jusqu’aunomdel’artiste.

Lesartistesaméricainsnesontpaslesseulsconcer-nés.En France,la Sociétédesauteurs,compositeursetéditeursdemusique(SACEM) interdit purementetsimplementà sessociétairesdediffuserleur musiqueeux-mêmessanspayerdesdroits.PatrickDestrem,unauteur-compositeurindépendant,explique très bien,sur son site3, comment,pour adhérerà la SACEM,il faut lui abandonnerla gestionde sesdroits et luiconfier toutessesœuvres.Il est strictementinterditd’êtresociétaireet dediffuserle moindremorceaudemusiquedesonrépertoireparsespropresmoyens.

Affirmer que le piratageva empêchertoutecréa-tion, c’est fairepreuve, auchoix, d’un grandhumourou d’une certainemalhonnêteté.Le MP3 n’est pasdangereuxpour les artistes,en revanchel’Internet etla libre diffusiondela musiqueparsescréateurssontunevéritablemenacepourl’industriedu disque.

3http://patrick.destrem.free.fr.

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Droitsd’auteuretdroitsdel’homme

Courtney Love n’a paspeurdu MP3.L’annéeder-nière,lesventesdeCD audioontaugmentéauxÉtats-Unis, commetouslesansd’ailleurs,et pourtant,pen-dantla mêmepériode,il y a euplusd’un milliard dechansonstéléchargéesvia le Net.La diffusiondemu-siquepar ce biais crée la demandede supportstra-ditionnelsau lieu de la détruire.Commentcroire lecontrairelorsquel’on saitquelesmaisonsdedisquessebattentpour faire passerleursfuturs tubessur lesondesdesradios? On peutentendrela mêmechan-sonà la radiodix fois parjour, diffuséeavecl’accordetsouventàla demandedesproducteurs,maislesfansn’ont pasle droit de diffuser leurs tubesfavoris surl’Internet.Oùestla cohérence?

Comme tout le monde, il m’est souvent arrivéd’avoir envie d’écouterune vieille chansonoubliéedepuislongtemps.Grâceau MP3 et avec quelquesclicsbienplacés,je peuxl’écoutersurmonordinateuravecunequalitétoutàfait acceptable.Là oùlesindus-triels du disquenousmententenparlantdemanqueàgagner, c’est qu’une fois sur trois, en sortantdu bu-reau,je meprécipiteà la FNAC pouracheterle vieilalbum dontje viensd’écouterun extrait. Si vousavezachetéce livre aprèsl’avoir lu sur votre écran,voussavez trèsbiendequoi je parle.Nousavonstousbe-soin de posséderphysiquementles chosesque nousapprécions.

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Le MP3 nefait doncpasperdred’argentauxmai-sons� dedisquesmaislesprocèscontrelesadeptesduMP3 leur en font gagnerbeaucoup.La légendequivoudraitquelesméchantspiratesfassentun jour dis-paraîtreles gentils auteurssert surtoutà convaincreles jugesde donnerraisonaux majors.Cesmêmesmajorsqui s’empressentensuitede racheterles mé-chantssitespirates,commeVivendi avec mp3.com,pourpouvoir fairela mêmechoseà leur place.Et tantpis si les sitesamateursavaientversécinquante-troismillions dedollarsàVivendiUniversalpourfaireces-serlesprocèscontreeux.Évidemment,si cesontlesvendeursofficiels qui sepiratenteux-mêmessur l’In-ternet,le MP3 cessed’êtredangereux.

Hervé Rony, présidentdu Syndicat national del’édition phonographique(SNEP) affirmait, il y aquelquesannées,qu’« au Japon,certaineschaînesdiffusent l’intégralité de l’œuvre des Beatles, parexemple,cequi facilite la copieet le piratage4». Pour-tant,d’aprèsunrapportduSNEP, lesventesd’albumsau Japonont augmentéde 2 % en 1999. Une bellemesuredu «risquemajeurpourl’industriedu disque»questigmatiseHervéRony. Le mêmerapportindiquequedansle mêmetemps,lesventesd’albumsontaug-mentéde 6 % aux États-Uniset régresséde 2,5 %en France.C’est doncdansles paysoù l’Internet estle plusdéveloppéet, partant,la diffusiondesMP3 laplusimportantequelesventesdedisquesprogressentle plus. L’existenced’un MP3 du dernier titre à la

4La Tribune, 20 janvier 1998.

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modeinduit forcémentdesventesqui n’auraientpaseu� lieu s’il n’avait pasétéprésentsurl’Internet.

Il y aévidemmentdela placepourunmarchéoffi-ciel du MP3, parallèlementauxsitesd’échangesgra-tuits.Leschansonsquel’on trouve le plusfacilementsur les serveursd’échangesont bien entenducellesqui sont le plus à la mode.Autrementdit, cellesquisevendentet qui rapportentle plusauxgrandesmai-sons.Mais quandun coupled’amis me demandedelui trouver unedizainede titres serapportantau pré-nom de leur fille – Adèle – afin de lui offrir un CDpersonnaliséàsonanniversaire,je suisravi depouvoirconsulterunsitepayantetd’acheterpourquelqueseu-ros destitres autrementintrouvables.C’est toujoursmoinscherqued’acheterdix albumsdifférentspourpouvoir enfabriquerunseul.

Mais plutôt quedes’adapterà un nouveaumoyende distribution qui leur rapporteet va leur rappor-ter beaucoupd’argent, les multinationalesdu disquepréfèrentse battrepour éliminer toute concurrence,qu’ellesoit ou nongratuite,y comprisquandelle leurfait indirectementla meilleurepublicité qui soit. Ici,c’estcommepourlesjeux vidéo : ceuxqui sontpira-téssontceuxqui sevendentle mieux.CQFD.

Il reste pourtant une question.Les maisonsdedisquessaventpertinemmentquela diffusionparl’In-ternetfait augmenterleursventes,ellessontlesmieuxplacéespour évaluer le profit qu’elles en tirent. Etpourtant elles combattentce phénomènede toutesleurs forces,au point de ne pashésiterà perdredix

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pointsenBourseà causede leursmensonges.Court-ney Loveproposeuneréponseamusanteensedeman-dantà quoi servent leséditeurs.À choisir lesbonnesœuvres,à dupliquer des albums ou à imprimer leslivres,à lesdiffuseret à enfairela promotion.Toutesceschosesqui étaientinévitables...avant l’Internet.Parcequemaintenant,qu’est-cequi empêcheun au-teurdemettreenplaceun systèmeoù il seraenprisedirecteavecsonpublic,devendrecentfois moinschersamusiqueà centfois plus de personnes? Rien,carreproduireun album surun supportd’enregistrementnumériqueest à la portéedu premierclic de sourisvenu,d’autantquele supportphysiqueetsoncoûtontdisparu.En plus, l’auteur est directementrémunéré.Va-t-onalorsversla fin deséditeurs?

Je ne suis pasnaïf au point de croire que le pu-blic estcapablede choisir seul les meilleursauteursau vu de leur talent et qu’une large diffusion de lamusiquepar l’Internet simplifierait son choix. Pourle comprendre,il suffit decomparerl’information sé-lectionnéeparun journalà cellequel’on peutglanerensurfantpourconstaterquele filtre rédactionnelestutile aupublic.La raisond’êtredecefiltre n’a cepen-dantjamaisété,du point devuedeséditeurs,defour-nir aupublic cequi sefait demieux mais,s’agissantd’entreprisescommerciales,d’assurerleur rentabilitéplutôtquedeservirl’intérêt cultureldupublic.

Si le filtre éditorial est nécessaire,c’est parceque l’espacedisponibleest limité. Les bacsdesdis-quaires,lesrayonnagesdeslibraireset lesétalagesdes

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kiosquesnedisposentqued’uneplacerestreinte.Pardéfinition, ils nepeuventpastout exposer. Mais l’es-paceélectronique,lui, estinfini. Quel’on créedix mil-lions de bibliothèquesvirtuelleset il resteratoujoursautantde place.Si les rentréespublicitairesne per-mettentdefinancerqu’unnombrelimité desitesd’in-formation,unsitewebestd’un coûtsi faiblecomparéà un journal ou à un livre que sa fin n’est paspourdemain.

Quel est alors l’intérêt du filtre éditorial pour unauteur?Entrel’alternativedu toutourien (soitonestédité,soit on remballesonœuvreaufond d’un tiroir)et unediffusion mondiale,commenthésiter? À quiprofitela pénuried’espace,sinonà ceuxqui font pro-fessionde le remplir et qui sontaujourd’huieffrayésparcelui,infini, del’Internet ?Le futur verravraisem-blablementnaîtredenouveauxgenresdefiltresédito-riaux. Ils fourniront au public le choix desconsom-mateurscar ceux-ci les aurontdéfinisen fonction deleursgoûtset de leursattentes.Un choix qui seferaparmiun nombred’œuvresencorejamaisatteintjus-qu’àprésent.Ensuivantceraisonnement,simplementobjectif,la peurdesmajorsfaceauMP3estpluscom-préhensible.Une peur irraisonnée,commetouteslespeurs,parcequ’elle est infondée,parcequ’elle né-glige lesfaits(qui sontaussitêtusqu’undinosaure,nel’oublionspas),parcequ’elleoubliequepourquelquetempsencore,la sociétén’est pasprêteà passerau«tout virtuel» et que l’objet physique a encoredebeauxjoursdevantlui.

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Mais, à terme,les majorsont raisond’avoir peurparce� qu’ellesvont changerà un point tel qu’ellesenserontméconnaissablesou vont tout simplementdis-paraître.Même si leur combatcontreNapsterest –presque– gagné,il est quasimentperducontretoussesavatarscommeGnutellaetFreenet.Cesdeuxsys-tèmesontcecidefascinantqu’ils n’impliquentaucunecentralisationà la différencede leur grandfrère (quinécessitaitquetouslesintervenantsenvoientàunsys-tèmeuniquela listedestitresqu’ils possédaient).PourdétruireGnutella,il faudrafaireunprocèsàchacundesesutilisateurs,soitàplusieursdizainesdemilliers depersonnesdansle mondeentier. Autant dire qu’à ceniveaudedécentralisation,Gnutellaestinvincible.

Lesmaisonsdedisquesdevront doncs’adapteroumourir. Et, le sachant,ellestremblentau point de nepashésiterà dire n’importequoi. Un représentantdeSony Music a ainsipu affirmer sanssourcillerà la té-lévisionqu’il fallait purementet simplementinterdirela ventedesgraveursde CD souspeinede faire dis-paraîtreles nouveauxauteurs.Autant dire que l’im-primeriea remplacél’écriture manuscrite,que le té-léphonea fait disparaîtrelescafésdu commerce,quela télévisionmenacele cinéma,quela cassetteaudiodétruit l’industrie du disqueet quel’on devrait verserdesdroitsàla SACEM chaquefois quel’on chantonnesousla douche.Ne riez pas,ça viendra! On nousadéjà imposéde racheternosalbumsvinyles pour lesécoutersur notrediscmansansquenousayonsquoiquece soit à dire ! Avec les attaquescontrele MP3,

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on tentede nousinterdirede télécharger cesmêmestitres� alorsquela loi l’autorisedansle cadredela co-pieprivée.

Le phénomèneprend mêmede l’ampleur. Deuxcentquatre-vingt-huitauteursontsigné,enavril 2000,unelettre communedemandantaux éditeursd’inter-dire le prêtdeleurslivresenbibliothèquetantqu’unerémunérationsur ces prêts ne serapas en vigueur.On peutdoncimaginerun mondedanslequelaucuneœuvrene pourraêtremiseà la dispositiondu publicsanscontrepartiefinancière.Nombreuxsontceuxquil’admettentavecimpassibilité.

En humbleinformaticienqueje suis,je posepour-tant une question sans rapport avec mes compé-tences : d’où viennentces œuvressinon du passécommunàtoutel’humanité?D’où viennentlesidées,lesinfluences,lesimaginations,lesimaginaires,sinonde tout ce qui entoureles auteurs,de notre histoireet de notreculturecommune? De quel droit un au-teur(ou sonéditeur)peut-il s’approprieruneidéequin’existeraitpassansla collectivité toutentière?Pour-quoipriverait-onlespluspauvresdudroit minimaldepartagerles fruits decepasséenentravantunediffu-sionla pluslargepossible?

Le manqueà gagnerquereprésentepourquelquesauteursàsuccèsle prêtgratuitdeleurslivresou le té-léchargementdeleurmusiqueesttrèslargementcom-pensépar la publicitéquecelaleur procure.Et quandbien mêmeil n’en seraitpasainsi, ce n’est que jus-tice querendreà la collectivité ce qu’elle vousoffre

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de reconnaissanceen permettantune diffusion gra-tuite desonœuvre.La diffusiondesdisquesenMP3n’est,finalement,rien d’autrequ’unebibliothèquedeprêt planétaire.C’est ce moyen-làqu’ont trouvédesgensqui n’auraientpasaccèsà toutel’étenduede laculturepours’y intéressersuffisamment,pourdécou-vrir denouveauxterritoiresmusicauxet pourdevenirdefuturspassionnés.Le jour où tousles livresserontnumérisésets’échangerontsurl’Internetneverrani lafin deslibrairesni celledesécrivains,tout auplusunnouvel équilibredesrapportsentrelesauteurslesplusmédiatisésetceuxdontl’œuvreaurale plusdevaleur.C’estcequi sepassepour lesjeux vidéo,c’estcequisepassepourla musiqueetc’estaussi,j’espère,cequisepasserapourtoutela culture,quelsqu’ensoientlessupportsphysiques.

C’est pour cette raison que j’ai souhaitéque celivre soit disponiblegratuitementsur l’Internet. Etcroyez-moi,je n’ai rien à y perdreet tout à y gagner.Mon éditeuradmetsanshésiterqu’un de sesauteurspuissediffuser gratuitementson œuvresur Internetparcequ’il saitqu’ainsi je diffusemieuxsoncontenuetassuresapublicité.Vousn’êtesdoncfinalementpastant volésqueça,vousqui tenezunepageen papierentrelesmains.Et consolez-vous,lire un livre surunécran,c’esttrèsdésagréableetçatuelesyeux.Quantàl’imprimer vous-même,faitesle calcul,ça vouscoû-teraplus cherquede l’acheterbroché.À l’instar duMP3 qui dégradele son pour mieux le compresser,

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l’écrit informatiquen’est paséquivalentà saversionimprimée.�

Resteunecatégoriededinosauresun peuparticu-lière : ce sontles incompétentsou, plutôt, tousceuxdont les compétences,bien qu’admirablementadap-téesà l’ancienmonde,sontdésormaiscomplètementdépassées,et, je l’admets,écriresur lesdéconvenuesqueSuez,OR Télématique,la SNCFmaisaussiPhi-lippe Val ont rencontréessur l’Internet suscitechezmoi unecertainejubilation, tant ils ont susemettreàdoslesinternautes.

SNCF, c’estpossible?...

Notrebonnevieille SNCFestl’exemplemêmedudinosaurequi a su évoluer, contraintet forcé,certes,maisqui s’ensortplutôtbienparrapportàsescousins.

Un jour lointain, à l’échelle du tempsraccourcide l’Internet s’entend,vint un chercheurdu CNRSqui s’aperçutque la Sociéténationaledes cheminsde fer françaisne proposaitpas la consultationenligne de seshoraires,alorsquesonhomologuealle-mandeoffrait déjàgratuitementce service.Ce cher-cheur, souhaitantservir l’intérêt commun,entrepritdoncd’écrire le petit bout de programmepermettantla miseen ligne deshorairesde la SNCF. Cequ’il fitd’autantplus facilementque le logiciel qui servait àétablir les horaires– l’ancêtredu célèbreSOCRATE– était parfaitementadaptéau Web et que,heureusecoïncidence,notrechercheurendisposait.

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Malheureusement,la SNCF fit pressionsur leCNRS� pour quele site– hébergésur l’un desesser-veurs– soit fermé.Le trèscher3615SNCFrapportaitentermesfinanciersbeaucoupplusquela seulesatis-factiondesvoyageurset il n’était pasquestionde luifaireconcurrenceenfournissantgratuitementdesren-seignementsquele Minitel faisaitpayer. Quela libredispositiondeshorairespuisseapporterde nouveauxclientsou, toutsimplement,satisfairelesclientshabi-tuelsétait uneautrequestion,relevait d’uneautrelo-gique...De la mêmelogiquequi conduisaitla SNCFà vendreles horairesdestrainsde banlieuedansleskiosquesàjournauxetàpréférerle profit audétrimentdesamissiondeservicepublic. Bien sûr, enutilisantdesboutsdeprogrammeset desfichiersqui apparte-naientà la SNCF, le chercheuravait enfreintlesrèglesde la propriétéintellectuelle,la sociéténationalepré-férant le ridicule devant seshomologuesétrangères(commelaSBBqui,dela Suisse,fournissaitauxinter-nautesen manqueles horairesdesprincipaleslignesde la SNCF) plutôt que d’utiliser le travail déjà faitpourcomblerseslacunes.Maispeut-onlui envouloird’avoir été contaminéepar cetteseulelogique mer-cantile alors que prévalaient le profit maximal et laréductiondescoûtsdeproduction?

Depuis cette époque,hélas loin d’être révolue,une certainelogique d’entrepriseconsisteencoreà

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considérerl’Internet commeun modede communi-cation� institutionnelle.Combiend’entre nous,espé-rant retrouver la documentationperduede l’aspira-teur achetél’an dernier, n’y ont rien trouvé d’autrequ’un prospectusélectroniquedestinéaux investis-seurspotentiels? Décidément,pour certains,l’Inter-net n’est rien d’autrequ’unegaleriemarchandetoutjustebonneàafficherdela publicité.

Aujourd’hui, la SNCFasuévoluer, unjoli sitewebproposenonseulementleshoraires,enfindisponiblesgratuitement,maispermetégalementde réserver sonbillet enligne.Pourtant,toutn’estpasgagnécarl’en-treprisepubliqueest loin d’être respectueusedesin-ternautestant elle exploite commercialementles fi-chiersnominatifscréésà l’occasiondesréservationsenlignepourenvoyerdela publicitéparcourrierélec-tronique.Je le sais, j’en reçois.Ces publicités qui,commetoute publicité par e-mail, coûtentbien plusàceluiqui lesreçoitqu’àceluiqui lesenvoie.L’émet-teursecontented’uneconnexion à l’Internetpouren-voyerquelquesdizainesdemilliers demessages,alorsquechaquedestinatairedoit seconnecterpourreleversaboîteauxlettres,payercetteconnexion et le tempsde la réceptiondu prospectus.Le courrier commer-cial nonsollicité estunevéritableplaiesur l’Internet.Qui n’a pasreçu,lors d’uneconnexion qui en estal-longéed’autant(et doncplusonéreuse),unepubà lanoix pour un site pornographiquequelconque? Qui

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n’a pasreçu des lettresdu genregagnez-beaucoup-d’ar� gent-en-travaillant-chez-vousqui sontautantd’ar-naquespyramidalesclassiques?

Cetypedepublicité représentepeut-êtrequelquescentimesà chaquefois, maiscescentimes,quandilssontmultipliéspar le nombredeceuxqui ont reçulemêmemessageimbécile,représententquelquesmil-liers d’euros.Quandcesmessagesviennentd’un sitequi venddesimagespornographiques,c’est déjà in-supportable,mais lorsqu’il s’agit d’une petiteentre-prise démarchéepar une boîte de marketing direct,elleperdtoutecrédibilitéetdenombreuxclients.Tousces «spammeurs»(les expéditeursde ces messagespublicitaires,lesspams) semettenteninfractionavecla loi InformatiqueetLibertéqui interditqu’unfichierinformatiquenominatif soit constituépour d’autresraisonsquecellesprévueslors de la récupérationdesdonnéesauprèsdupublic.Lorsquela SNCFdemandeà sesclients leur adresseélectroniquepour leur en-voyer la confirmationdeleur réservation,elle n’a pasleur accordexplicite pour utiliser cetteinformationàdesfins commercialeset,notamment,publicitaires.

Alors quandun spamestémisparunmarchanddecul, par un marchandde droguesà basede plantes,voireparunepetiteentreprisedémarchéeparunautrevoleur et qui sefait avoir, ça restedu domainede lasimple connerie.Mais quandil est envoyé par uneentreprisepublique,c’est tout simplementunehontepourchaquecitoyen.Parsoncomportement,la SNCF

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validedesméthodesdemarketingqui sesituentàl’ex-trême� limite de la légalité enutilisant destechniquesmisesaupoint pardepetitsarnaqueurs.

Nul n’estcenséignorer la loi (s’il adequoila payer...)

«Nul n’est censéignorer la loi», dit l’adage, etpourtantles textesde loi n’ont pastoujoursétélibre-mentetgratuitementdisponibles.Lorsdel’émergencedesnouveauxmoyensdecommunication,l’État avaiten effet confié à une entrepriseprivée,OR Téléma-tique, la publicationdestexteslégislatifssur touslessupportsélectroniquesdansle cadred’uneconcessiondeservicepublic.

Aussi, lorsqueChristianScherer, fonctionnaireauministèrede l’Industrie, entrepriten 1996de publiersursonsiteAdmiNet«desinformationsgénéralessurles institutions et servicespublics français»,il futcontraintdesupprimercespagesenvertudel’accordliant OR Télématiqueet l’État. Le Secrétariatgéné-ral du gouvernementet l’Assembléenationalel’accu-saient«d’avoir utilisé sonappartenanceà l’adminis-trationet quelquesmoyensinternesdontelle dispose,pouravoir misgratuitementsurl’Internetà la disposi-tion du public desinformationsqui sontelles-mêmesdansle domainepublic».Il lui étaitnotammentrepro-chéd’avoir publiédesextraitsduJournalofficiel alorsqueORTélématiques’apprêtaitjustementà lancerunserviceMinitel reprenantlestextesduJOmaisàneuffrancsla minute (plus de cinq centsfrancsl’heure).

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Aprèscettepéripétieterriblementprévisible,la seulesource� dedroit sur l’Internet pendantun anfut le sited’un étudianten maîtrisede droit, JérômeRabenou,qui avait saisi lui-même le contenudes principauxcodesdenotrebonnerépubliquepourn’enfreindreau-cundroit d’auteur.

La questionbiensûrn’estpastantd’accuserl’en-treprise,qui ne faisait que protégerson monopoleoctroyé par l’État, que de s’interrogersur l’oppor-tunité, à cette époqueoù l’Internet était déjà trèsconnudu public et desinstitutionnels,de réserver àun servicepayantla publicationd’une ressourcepu-blique. Et à ce jour, quandon comparela qualitédesoutils derechercheet d’indexationdestexteseu-ropéens– pour lesquelsil existe mêmeun serviced’aide à la rechercheassuréen direct par des hu-mains – et celle des outils disponiblessur un sitecommewww.legifrance.gouv.fr, techniquementgéréparla mêmeOR Télématique,on nepeutqueconsta-ter les entravesmisesà l’accèsaux texteslégislatifs.Au moinscetaccèsest-il enfindevenugratuit.Pourlemoment.

La Lyonnaisedeszoos

La ménageriedeSuezn’abritequ’un animal,maissesnomssont multiples : de Multicâble à Noos enpassantparCybercâble,l’accèsillimité à l’InternetdeSuezaimesecamoufler.

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J’ai entenduparlerd’un accèsillimité à l’Internetpar� le câbleà la fin de1995parun ami qui travaillaitsurceprojetalorsbaptiséMulticâble.Il fautsesouve-nir qu’à l’époquelesmodemslesplusrapidesallaientdeuxfois moinsvite queceuxqu’on regardeaujour-d’hui commeles plus lents, la promessed’un accèspermanentsemblaitalors la panacée.D’autant plusquela connexion via unmodemn’étaitconsidéréequecommeunpis-allersansaveniretsansrapportaveclatechniquedécentraliséed’égal à égal qui constituaitle réseau.L’Internetparle câblereprésentait,pourdesgenscommemoi, la promessed’uneréelleintégrationdu réseaudansla sociétéet d’une innovation socialesansprécédent.

Quellenefut pasmadéceptionlorsque,ayantpriscontactaunomdel’Associationdesutilisateursd’In-ternet avec l’un des responsablesdu projet, il meconfirma que les débits prévusétaientencorepluslents que ceux de nos vieux modems.Mais surtout,«par décision politique», le futur réseauinterdiraittouteconnexion dite entrante: il seraitformellementinterdit aux abonnésde faire de leur ordinateurunserveur. Lesclientspourraientsebaladersur le Web,maisriend’autre.La décisionvenait,seloncerespon-sable,d’un «sondageaméricainqui affirmait que laménagèredemoinsdecinquanteansvoulait un accès

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auWebetriend’autre».Pourmoi, cettedécisions’ex-plique� plus simplementpar despréoccupationscom-mercialesde la part de FranceTélécomqui n’a au-cunintérêtàoffrir augrandpublicdessolutionstech-niquesqui lui permettraientde sepasserde sesser-vices.

Unetechniquequi auraitpermisà la Franced’en-trer de plain-pied dans l’ère de l’information, enavance sur la plupart des autrespays d’Europe, aétévolontairementbridéepour desraisonspurementmercantiles.Multicâblefut finalementcommercialisédeux ansplus tard, sousle nom de Cybercâblede-venuentre-tempsfiliale deSuez-Lyonnaisedeseaux,maisl’interdiction decréerdesserveursétaittoujoursprésentedansles contrats.La qualité du serviceserévélatrèsvite exécrable,les panness’accumulèrentparceque l’accord entre l’opérateurdu câble pari-sienet FranceTélécomn’autorisaitpasle premieràvendrede l’Internet sur l’infrastructurequelui louaitle second.Il fallut un anpourquelespremiersclientsdisposentenfin d’un servicedignede ce nom qui semit à fonctionnerfort bien dèsqueFranceTélécomobtint 41 % despartsde Cybercâble...Il n’empêchequ’aprèsla phasedelancement,Suezfut contraintdesuspendrela commercialisationdeson« serviced’ac-cès illimité» (mais contractuellementbel et bien li-mité) enraisondespannesà répétitiondesonréseautoutneuf.

Lesabonnésde la premièreheurefurentbiensur-pris lorsque,justeavant saréouverture,la vitessedu

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servicefut arbitrairementdiviséeparquatrealorsquele prix restaitle même.Au mêmemoment,le nouveaupartenairedeCybercâble,FranceTélécom,annonçaitl’ouvertureprochainedel’ADSL dontla vitesseallaitêtre,maisil s’agit biensûrd’unesimplecoïncidence,exactementla mêmequela nouvelle vitessearbitrai-rementlimitéeducâble.

C’est là que se mesurel’inertie d’une entreprisehabituéeauxmarchéspublicsdegrandeenvergureetdonttoutela cultureestà l’opposédecelledel’Inter-netqu’elle setarguedevendre,carlorsquelesclientsse sont aperçusde la supercherieet qu’ils ont com-mencéà protester, Suezleur a réponduquesi le ser-vice était à ce point revu à la baisse,c’était «parcequeles clientsabusaientde l’accèsillimité à l’Inter-net».L’extraordinairenotion «d’abus de l’infini» ve-nait d’être inventéecertainementà la grandejoie desgénérationsfuturesdemathématiciens!

La réactiondecettemultinationaleàla constitutiond’uneassociationd’usagersdénonçantla dégradationde la qualitédu service(Luccas)permetde mesurerl’étonnanteinadéquationdesgéantsdu passéaunou-veaumondedanslequel ils veulentpourtantprospé-rer. Plutôt que de s’expliquer honnêtementavec lesutilisateursmécontentsetdefairedesgestescommer-ciaux, le vendeurd’eau contre-attaquasur le thème«ceux qui demandentle rétablissementdu serviceprévuetannoncédanslespublicitéssontdespirates».

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Il ne restait alors plus pour la petite associationqu’à� médiatisersonproblèmeet à porterl’affairede-vant la justice5. Une justice qui s’éternise,au grandplaisir de Suez,sansdoute,qui espèrebien quel’as-sociationLuccass’essouffle, commeelle espéraitquejamaisne soientréunisles soixante-dixmille francsnécessairesauxfraisd’expert(unexpertnommé,biensûr, àla demandedumastodonte,onsedemandepour-quoi)et qui furentpourtantréunisenquelquesjours6.

Le premier résultatde cetteescroqueriea été lechangementdenom : l’of fre Internetdela Lyonnaisedeseauxtantdécriéedansla presseet devenueNoos,victoire symboliquepour les usagers.Commequoi,mêmequandon esttrèsgros,dansle mondede l’In-ternetil vautmieuxseméfierdespetits.

PhilippeVal estunhommepolitique

Les hommespolitiquesn’aimentpasl’Internet etpourtantils affirment qu’ils l’adorent.Bien souvent,ils ne savent pasvousdire pourquoiils n’apprécientpascet objet étrangequ’ils ont tant de mal à cerner,ils affirment fréquemmentqu’ils soutiennentsondé-veloppementmaisque,quandmême,il faudrait...

5Voir le sitehttp://www.luccas.org pourplusd’informations.6Parunecoïncidenceamusante,pendantqueje finançaisà titre personnel

unepartdeceprocès,monentreprisesevoyait confierla réalisationdu nou-veau«kit deconnexion»deNoos.Pourunefois, maconsciencedevoleurm’alaisséla paix.

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Bizarrementleurs«mais»conduisenttoujoursà ladisparition� de tout ce qui fait l’originalité et la va-leur du réseau,notammentla possibilitépour tousdes’exprimerenpublic sansaucunfiltre. Autrementdit,quandunpolitiquedit qu’il aimebienl’Internet,c’estqu’il rêved’en faireautrechosequecequ’il est.

Au moinsPhilippeVal, rédacteurenchefdeChar-lie Hebdo,est plus clair, il n’aime pas l’Internet etl’écrit hautet fort. Dansun éditorial au vitriol 7, il aexpliquépourquoi,selonlui, l’«Internet,c’estlaKom-mandanturdumondeultralibéral»et«unpiègesédui-santpar safacilité de diffusion,maismortel pour cequi estdiffusé».PhilippeVal n’aimepasnonpluslesinternautesprésentssur la Toile : «Qui estprêtà dé-penserdel’argentà fondsperduspouravoir sonpetitsite personnel? Destarés,desmaniaques,desfana-tiques,desmégalomanes,desparanoïaques,desna-zis,desdélateursqui trouventlà unmoyendediffusermondialementleursdélires,ouleurhaine,ouleursob-sessions.»Userd’un droit supposéfondamentalc’estdoncêtreun naziparanoïaque,taré,maniaque,méga-lomaneet fanatique.

Il fautdire quePhilippeVal a ses(mauvaises)rai-sons.Alors queje m’étonnaisdu ton de forcenéuti-lisédanscetéditorialpourparler(entreautres)demoiet demescamarades,un ami collaborateurdu journalm’a décrit la crisedenerfsdenotrepetit (rédac)chefquandil a lu sur www.uzine.netun article consacréà l’échangede publicité entreCharlie et Libération.

7CharlieHebdodu 17 janvier 2001.

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Un échangeprésentéparPhilippeVal commeuncopi-nage debonaloi maisqui restequandmêmeunepre-mière pour un hebdomadairese voulant «sanspub»et «indépendant».Qu’on se le dise,on ne semoquepasdePhilippeVal sansrisque.La preuve : touscesnomsd’oiseauxlancésà l’Internet et sesutilisateursnes’expliquentqueparcequePhilippeVal n’a paspuadmettred’êtreainsicritiquépardesinconnussurunmédiasansmédiateurni politique éditoriale.Un mé-dia sur lequeln’importe qui peutdire ce qu’il pensedePhilippeVal estun mauvaismédia.

Nos hommespolitiques,eux non plus, n’aimentpasêtre critiquésen public, et encoremoins quandl’attaquefait mouche.Quandontouchedetropprèslepointsensible,il n’estplusquestiondetendressepource bon public de l’Internet qui permetà nos entre-prisesde trouver denouveauxterrainsdecroissance,et la critiquedecettehorreurqui permettout et n’im-portequoi l’emporte.Michel Caldaguèsestsénateurde Paris. Lorsqu’il était mairedu 1er arrondissementde la capitale,il a eu maille à partir avec uneasso-ciation de quartier, le collectif Quartier des Halles,qui avait eu la bonneidéed’ouvrir un site web pourdire tout le mal qu’elle pensaitde l’action du maire.Vraisemblablementpeuouvert audébat,Michel Cal-daguèsa trèsvite assimiléles critiquesde sesadmi-nistrésinternautesàdela diffamationenligne,contrelaquelle,selamentait-il,il nepouvait rien faire.C’estdu moinscequ’il a affirmé le 29 mai 2000lors d’une

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séancepubliqueau Sénatpour justifier un amende-ment� dontil étaitl’auteuretqui instauraitunecensurede la partdeshébergeurs.Saufque,le 10 mars1999,Michel Caldaguèsavait bel et bien déposéplaintecontrel’animateurdu collectif pour diffamation,le-quel a été condamné.En résumé,en public MichelCaldaguèstient un discoursalarmistepour faire vo-ter deslois liberticidesmais,en privé, il se satisfaittrèsbien deslois existantesparfaitementefficaces.Iln’estpasquestiondeprotégerla libertéd’expressionalorsqu’ellepermetqu’ondiffameun sénateur.

Est-il pourtantsi anormalqu’unoutil, endehorsdela presseet desmédiasaudiovisuelsclassiques,per-metteàtoutcitoyendeprendrela parole?Est-il si dé-lirant depenserqu’untel médianepeutêtrerégini parla loi surla presse(qui fut édictéeen1881,rappelons-le, et qui concerneenpremierlieu les journauxet lesjournalistes)ni par la loi sur l’audiovisuelqui définitlesdroitset lesdevoirs deceuxqui utilisentquelquesraresfréquenceshertziennes? Au regardde l’impor-tancepotentiellede l’Internet, qui offre pour la pre-mièrefois l’accèsàundroit défini commefondamen-tal danstouteslesdémocraties,est-ilacceptablequ’onignorela nouveautésocialeet qu’on limite la libertédetouslescitoyens,fût-ceauprix dequelquesdébor-dementslimités commecelui que dénoncece bravesénateur?

Mais c’est à FrançoiseGiroud querevient le prixdela clarté.Pasdelanguedeboischezellequandelleaffirme,dansle NouvelObservateur: «L’Internetest

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un dangerpublic puisqueouvert à n’importequi pourdire n’importequoi.»Le problèmeavec lescitoyens,c’estqu’ils sontn’importequi et c’estabsolumentin-supportabledesefairetraiterdeconparn’importequiquandon n’estpassoi-mêmen’importequi.

Outreles penseursqui n’aimentpasqu’on puissepensersanseux, outre les journalistesqui n’aimentpasqu’on puisses’informer sanseux, il faut comp-ter avec les résistancesde ces associationsdont leseul rôle social est un rôle de représentation.Dansle monded’avantl’Internet, la sociétéavait besoindeporte-parolepuisquela pénuriedesmoyensd’expres-sionlimitait defacto l’expressiondetout le monde.Ilfallait desreprésentants,il n’en fautplusaujourd’hui.Comments’étonneralorsquetousceuxqui font pro-fessiondereprésenterle peupleet des’appropriersesopinionspour construireleursdiscourssoientfarou-chementopposésàcequel’Internetdonnela paroleà«n’importequi» ?

Tousdesdinosaures!

Touscesgensne sontpasdesincompétentsdansleurdomaine.Cesontjustedesdinosauresqui ontap-pris ou apprendront,à leur corpsdéfendant,unenou-velle logique.

Dansunmondeancienfondésurdesstructurespy-ramidales,il était de bon ton pour uneentreprisedemodifiersanspréavis lesservicesfournisauxclients.Il étaitdebontondefairetairele petitpeupledansses

LA FIN DESDINOSAURES 75

velléitésderendreserviceàla communautésansréflé-chir� àla problématiquecommercialed’uneentreprise,qu’ellesoit publiqueouprivée.

L’Internet tendà rendrela paroleà touset quandon perdle monopolede la parole,on perdaussiunebonnepartie de son pouvoir vertical. Bien des di-nosauresont du mal à intégrerce fait nouveaudansleur vision du monde.Ceuxqui n’y parviendrontpasdevront peut-êtrelaisserleur Safraneà leurssucces-seurs!

5.

Logicielsà louer

Dansla sériedesrévolutions induitespar l’Inter-net, il y a un grandprécurseurqui éclaired’un autrejour les démêlésdu MP3 et desmaisonsde disques.ÇasedébiteaussisousformedeCD etçarelèveaussitrèssouventdudomainedel’arnaque: leslogiciels.

On n’a jamaisautantparlédeslogiciels libresquedepuisla médiatisationdu procèsorganisépar le dé-partementdela Justiceaméricaincontrel’hégémoniede Microsoft. La firme de Seattleavait tout intérêtàfairedela publicitéà tout cequi auraitpu ressemblerdeprèsou de loin à un concurrent.Mais il aurafalluquetout sonservicemarketings’y mettepourarriverà fairecroireà l’opinion mondialequeBill Gatesétaitmenacéparunebanded’inconnusqui utilisaientl’In-ternetpourmettreaupoint deslogicielsgratuits.

Il fallait bien ça, surtoutquandon voit desgensaussi célèbres(et, dans ce domaine,aussi incom-pétents)que Françoisde Closets réussir à publier

78 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

un livre, L’Imposture informatique1, sur le thèmedel’évolution informatique«détournéede sesfinalitéspar lesfabricants,Microsoft entête,qui l’ont perver-tie pourgarantirleursprofits»toutenignorantpresquetotalementleslogicielsqui, justement,negarantissentaucun profit à leurs fabricants.Linux, un systèmed’exploitation «libre», n’est cité qu’une fois commesolutionde remplacementau«toutMicrosoft».C’estdire le sérieuxdu livre etdesonauteur.

CertesMicrosoft et tous les autresloueursde lo-gicielscommerciauxpervertissentl’évolutiondel’in-formatique.Mais il existed’autrestypesdefabricantsdelogicielsqueFrançoisdeClosetsachoisid’ignorer.Heureusement.

La libertéexpliquéeauxmarchands

Les logiciels libres sont un des phénomèneslesplus simplesà comprendre.Il suffit d’oublier un peula sacro-sainteloi du marchétout-puissant.Si toutesles relationshumainessont fondéessur un mélangedecompétitionetdecoopération,onpeutdire queleslogicielspropriétairesont pourseulressortla compé-tition alorsqueleslogicielslibresreposentsurunmé-langedesdeux.

Un logiciel, c’est un programmed’ordinateur,c’est-à-direune suite d’instructionsque l’ordinateureffectuepour réaliserune tâchedonnée.Cettesuite

1François de Closets et Bruno Lussato, L’Imposture informatique,Fayard,2000.

LOGICIELS À LOUER 79

d’instructionsestrédigéeparunprogrammeur, ouparune équipede programmeurs,et appartientdonc audomainedesœuvresde l’esprit, exactementcommeune partition de musiqueécrite par un ou plusieurscompositeurs.Pourtant,si un musicienpeutaisémentdéduireune partition en écoutantune œuvre,ou sin’importe quel lecteur est capablede savoir quelsmots un auteura utilisés pour rédigerson roman,ilest impossiblepour un programmeurde déduirelesinstructionsutiliséespour écrireun logiciel. S’il fautfaireun parallèleavecuneautreœuvredel’esprit, ondoit comparerun logiciel avecunepeinture: unautrepeintrequel’auteurpourraenréaliserunecopiemaispasutiliser lesmêmescouleursni effectuerlesmêmesgestes,il nepourrarien fairedeplusquetout recom-mencer. Sauf,biensûr, si le peintred’origine fournit,en mêmetempsque son œuvre,la liste des teintesqu’il a utiliséeset la techniqueselonlaquelleil a pro-cédé.Dansce cas,on pourraitappelercettepeintureune«peinturelibre».

Un logiciel libre est un programmeinformatiquequi, plutôtqued’êtrevendusousla formed’uneicônesur laquelleil faut double-cliqueret qui fait plus oumoinsce qu’on attendd’elle, est fourni avec tout leschémademontagequi a permisde le créer. Le pro-grammeurfournit àsesclientsnonseulementunever-siondirectementcompréhensiblepar le microproces-seurmaisaussiet surtoutla suited’instructionsqu’ila inventéepourquesonprogrammefassetelleoutelletâche.

80 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

Imaginezquel’on vousvendeunevoituredont lemoteur� seraitscellé,dont le moded’emploi seraitli-mitéà l’usageduvolant,dudémarreuretdespédales,et quevousayezl’obligation,pourdisposerdesclés,de signerun papierpar lequel vous accepteriezquevotre voituresoit fourniesansla moindregarantienide durée,ni mêmede fonctionnement.Cettevoitureestun logiciel propriétaire.Un logiciel commeceuxqui sont venduspar Microsoft, par exemple.Enfin,quandje dis vendu,je penseplutôt loué, et encore,parcequece quevousacquérezen pratiquec’est undroit d’usagedu cédéromqui vousestfourni, et riend’autre.Imaginezmaintenantquel’on vousvendenonseulementla voituremaisenplus le schémademon-tage,lespiècesderechangeet jusqu’àla documenta-tion qui vouspermettrademontervotrepropreusineprivée.Voilà la descriptionla plusexacted’un logiciellibre : n’importequi peutle démonterpourvoir com-ment il marcheet se fondersur son fonctionnementpourenfabriquerunnouveau.

L’Internet brisé, l’Internet martyrisémais l’Internetlibéré !

Internetne fonctionnequeparcequ’il reposesurdesnormescommeTCP/IPquipermettentnotammentdevisualisersurun MacintoshunepagewebréaliséesurunPC.Pourtant,il n’existeaucunintérêtcommer-cial pourun vendeurde logicielspropriétairesà faire

LOGICIELS À LOUER 81

ensortequele programmequ’il vendpuissefonction-ner surn’importequelordinateurden’importequellemarque.Tout utilisateurd’un ordinateura connu,unjour ou l’autre, la douloureuse(et vaine)expérienced’essayerde lire unedisquettecrééepar un logicieldifférentdecelui installésursamachine.Il semblelé-gitime desedemandersi cegenredeproblèmen’estpas,au moinsen partie,provoquépour imposerà laterre entièrede suivre l’évolution deslogiciels pro-priétaires.

L’intérêt commerciald’un producteurde logicielsestdepoussersesclientsàacheter, encoreet toujours,la toutedernièreversionde sesproduits.Il n’a doncaucunintérêt à ce qu’ils soientexemptsde bugs oumêmeàcequ’ils remplissentparfaitementlesattentesdesconsommateurs.Son intérêt est de fabriquerunlogiciel qui nefonctionnequedansunenvironnementbienprécis(parcequeçademanderabeaucoupmoinsdeboulotà sonéquipetechniqueetpoursesdévelop-peurs)et de tendreà l’hégémonie.Il a ainsi tout in-térêtà créersonproprelangage,dont il serale seulàconnaîtrelestenantset lesaboutissants,et dedéposerunbrevetsurcelangagepouréviterl’apparitiond’uneconcurrence.

Parconséquent,untruccommeInternet,réseauhé-térogènecapabledefairedialoguern’importequelor-dinateurgéantavec son lointain cousin,l’ordinateurde bureau,ne doit pasexister. Les donnéesdiffuséespar le réseaune doivent surtoutpasêtre lisibles par

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n’importe quelle version de n’importe quel naviga-teur� . Internet,c’est totalementanticommercial,on necontrôlerien et il y a de la concurrencede tous lescôtés,quellehorreur!

À tel point queMicrosoft a tentédesedégagerdecet environnementhostileen créantun réseauqui sevoulaitparallèleàInternet.MSN (pourMicroSoftnet-work, le réseauMicrosoft)devait utiliserunprotocolepropriétairespécifique(madein Seattle)maisa dû fi-nalementse plier aux dureslois de l’Internet et re-voir sesambitionsà la baisseau point de n’être au-jourd’hui qu’une simple galerie marchandede plus.Aujourd’hui, Microsoftachangésonfusil d’épauleetessayede prendrepossessionde l’Internet de l’inté-rieur2. Une nouvelle stratégiequi consisteà imposerà chaquenouvelle versiondesonnavigateur(InternetExplorer) de nouvelles extensions– propriétairesetbrevetéesbiensûr– du langageHTML employé dansla constructiondes pagesweb. Le consommateur-otagedoit doncdeplusenplussouventmettreà jourseslogiciels et son matérielpour pouvoir accéderàdessitescréésavec les dernièresversionsdesoutilsles plus perfectionnés.Les informaticienssontpour-tant suffisammentcompétentspour inventerdesfor-matsdefichierspermettantla relecturededocumentsancienssurlesnouvellesversionsdeslogiciels.S’il nefallait compterquesurMicrosoftetconsort,l’Internetn’existeraitpas...

2Sur lesrevirementsdeMicrosoft, on lira le livre deRobertodi Cosmo,Le Hold-upplanétaire, Calmann-Lévy, 1998.

LOGICIELS À LOUER 83

On touchelà à une énormecontradictioncar lesgens qui ont construitl’Internet nesontpasdescom-merçants,cesontdesuniversitairesqui ont,dèsle dé-but, choisi de partagernon seulementleur outil maisaussileurs recherchessur cet outil. Ils ont doncuti-lisé desstandardsouverts,publiéssansbrevet, de fa-çonàcequelesordinateursdetousleurshomologuespuissentlescomprendre.Pourcela,les«recettes»deslogiciels qu’ils utilisaient, ce que l’on appelle lessourcesdans le jargon informatique,ont été misesgratuitementà la dispositiondu public. Et commelelangageinformatiquedanslequel étaientécritescessources(le langageC) pouvait êtrelu par touslesor-dinateurs,d’autresinformaticiensont pu corriger etfaire évoluer les programmesd’origine. C’est sur ceprincipequereposentleslogicielslibres.

Internetn’aurait paspu exister sansles logicielslibreset leslogiciels libresn’auraientpasconnul’es-sorqui estle leur aujourd’huisansl’Internet. À monavis, ni l’un ni lesautresn’auraientpu existersansunlangageinformatiquedéfini commeun standardou-vert et non pascommeun produit breveté.On com-prenddoncqueMicrosoft n’aime ni l’Internet ni leslogicielslibres.Saufquandla justices’enmêle.

La part delibertédel’Internet

Difficile de parler de parts de marchéquandontraited’un objetéconomiquenonidentifiécommeles

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logicielslibresqui sont,parnature,endehorsdumar-ché.Il existe toutefoisquelqueschiffres.On sait parexemplequele «marché»desserveursweb– leslogi-ciels sur lesquelsles différentsnavigateursweb vontchercherdel’information – estlargementdominéparApache,un logiciel libre3. En fait, 60 % desserveursutilisent Apache,contremoinsde 20 % qui utilisentISS le logiciel concurrentde Microsoft. Prèsde 80% desserveursqui convertissentles adressesIP (dutype193.56.58.35)ennomsfacilementmémorisables(dugenrewww.maboite.com)utilisentle logiciel libreBind.

En avril 2000, les logiciels libres représentaientplusde60 % desserveursoffrant le servicedu cour-rier électronique.En avril 1999, 74 % desserveursde l’Internet, tous servicesconfondus,utilisaient unsystèmed’exploitation concurrentde Windows et 46% entout utilisaientun systèmed’exploitation libre4.Il s’agit de chiffres certains,vérifiables,tout simple-mentparcequecesserveurssontdestinésà accepterdesconnexions venantde n’importe quel ordinateurdansle mondeetqu’àtout instant,unserveurdecour-rierélectroniquedoit êtrecapablederecevoir desmes-sagesdestinésà sesutilisateurs.Il suffit donc,pourétablir desstatistiquesprécises,de se connectersurun grandnombredecesserveurset derelever le typedelogiciel qu’ils utilisent.

3Voir http://www.netcraft.com.4Voir http://www.leb.net/hzo/ioscount/index.html.

LOGICIELS À LOUER 85

Les serveurs,contraintsde fonctionneren perma-nence et d’être résistantsaux virus, sont donc trèslargementsoumisà la loi du logiciel libre. L’écra-santemajorité des virus informatiquesutilisent desfaillesdeslogicielsclientsdeMicrosoft pourdétruirelesdonnéesdesdisquesdurs.Il estlogique,du pointde vue des fabricantsde virus, que les attaquesseconcentrentsur ces logiciels puisqu’ils équipentlagrandemajoritédesPC.Mais est-cela seuleraison?Ces logiciels ne présentent-ilspas de nombreusesfailleslesrendanttrèsvulnérables?

OnabeaucoupparlédeCodeRed,le fameuxvirusqui a attaquéle serveurdela Maison-Blanche.Cevi-rusexploitait unefaille du logiciel ISS,le concurrentd’Apachemis aupoint parMicrosoft. Seulslesordi-nateursqui utilisentce logiciel propriétaireont parti-cipé – involontairement– à cetteattaquealors qu’ilest beaucoupmoins répanduqu’Apache.Microsoftest-il incapablede fabriquerdeslogicielsà l’épreuvedespiratesoubienunsimplecalculrisque/bénéficeleconduit-il ànepasinvestirdansla sécurité?

Attrition.org, qui recenseles pagesweb détour-néespar des pirates,a calculé que les serveurs deMicrosoft, qui représententau mieux 25 % du mar-ché,équipent58 % desserveurspiratés.Si lespiratesattaquentmajoritairementles logiciels de Microsoft,ce n’est doncpasparcequ’ils sontmajoritairesmaisparcequ’ils sontparticulièrementmal conçus.

En plus d’être préservésdes piratages,les logi-ciels libresprésententdenombreuxautresavantages.

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Puisqueleur source(la «partition»d’origine) estpu-blique,� les failles peuvent être corrigéespar n’im-portequi et les rustinesdiffuséestrèsrapidement.Lesystèmededéveloppementcoopératifrépondd’abordaux besoinsdesutilisateurs(puisquece sonteux quiperfectionnentles logiciels) et pas à des exigencescommerciales(dontFrançoisdeClosetsnousapprendqu’ellesvontensensinversedecellesdesutilisateurs,et sur ce point-là au moinsnoussommesd’accord).Leurs standardsouverts permettentl’échangede fi-chiersutilisablespar touset chaquenouvelle versiond’un logiciel restecompatibleavec des documentscréésparlesversionsantérieures.

La vraienouvelleéconomiedel’Internet

Depuistoujours,on nousa habituésà payerla dis-tance.La distancec’est l’effort, c’est l’espace,c’estl’argent.Pourtant,surl’Internet,seconnecteràunsiteauxantipodesrevient aumêmeprix queseconnecteràun serveurinstallédel’autrecôtédela rue.

Si le prix de la connexion à un site en Franceouau Japonest le même,c’est tout simplementparcequeles coûtssontuniformémentrépartiset partagés.L’étudiant japonaisqui a besoinde seconnectersurunemachinefrançaisepaie lui aussi,par sesimpôtsou ceux de sesparents,une partie de la connexionde l’hommed’affairesfrançaissur le site japonaisdeSony. Il coûteraitplus cher d’essayerde mesurerla«distance»entredeuxcorrespondantséchangeantdes

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e-mailsquedesimplementpartagerla factureglobaleentre tous les opérateurset leurs clients à travers lemonde.La distancedansla planèteInternetne veutpasdire grand-chose,il estmêmecourantdevoir desdonnéesenvoyéesdeParistransiterparle Japonavantd’arriveràToulouse.

Et pourtantla gratuitésur l’Internet n’est souventqu’unmythe.S’il existedesfournisseursd’accèsgra-tuit, c’estparcequ’ils touchentunepartieduprix payépar l’utilisateur à sonopérateurtéléphoniquepourseconnecter. S’il existedesservicesdecourrierélectro-nique gratuits,c’est parceque les adressessont desproduitsvendusaux entreprisesde marketing direct.S’il esttoujourspossible,encherchantbien,de trou-verunsitequi diffusegratuitementuncontenupayantailleurs,c’est quel’auteur du site estun gentil ama-teurqui vasefaireunpeud’argentgrâceàla publicité.Si celivreestdiffuségratuitementsurl’Internet,c’estpourquevousayezenvie del’acheterenlibrairie, toutsimplement.

Celanesignifiepasqu’il n’existerien devraimentgratuitsurl’Internet,aucontrairemême,la trèsgrandemajoritédessitesreposentsur les passionsde béné-volesqui, bizarrement,n’axent pasleur communica-tion surla gratuité.À l’inverse,quandunsitenecessede s’affirmer gratuit, c’est souvent qu’il a desambi-tionscommercialesplusou moinscachées.

Quelestle modèleéconomiquedu logiciel libre ?Commentse peut-il qu’un produit aussicoûteuxentemps de conceptionqu’un systèmed’exploitation

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pour ordinateursoit diffusé gratuitement? Depuisprès� de dix ans que j’utilise des logiciels libres etquej’en écris,j’ai vu tousles modèles: du petit gé-nie qui fabriqueseuldanssachambreun bidule quilui sertà un instantdonnépourun besoindonnéjus-qu’au projet planifié dont les promoteursvont cher-cher desbénévoles compétentssur toute la planète.Paradoxalement,touscesgensvivent de leur travail,il leur permetde se faire connaîtrede clientspoten-tiels à la recherched’une réponsespécifiquecommel’ont fait biendesartistesavecdesœuvresqui leurontpermisdedécrocherdescommandes.Il existeégale-mentdesmodesdefinancementindirectscommecesentreprisesqui financentdesrecherchessur les logi-ciels libres,notammentcellesqui y ont recourspourleursserveursouqui fabriquentdesordinateurs(IBMa par exempleannoncéson intentionde financerlesdéveloppementsde Linux à hauteurd’un milliard dedollars en 2001).Desorganismesde tutelle, publicsle plus souvent, peuvent créerdesoutils nécessairesà leur fonctionnementinterneet endiffuserlibrementlessources,c’estle casd’un trèsgrandnombredelo-gicielsmisaupointdansle cadred’un troisièmecycleuniversitairepardesétudiantsou deschercheurs.

L’élaborationdes logiciels libres peut égalementêtre encouragéepar les gouvernements,en matièred’éducationparticulièrement,pour éviter queles en-seignantsnesetransformentencommerciauxchargésde former leursélèvesà l’usagede logiciels proprié-taires,maisaussien tant quegarantsde la pérennité

LOGICIELS À LOUER 89

desdonnéespubliques.Il està mon sensdu rôle dugouv� ernementd’imposeraux administrationsdeslo-gicielspermettantla lectured’un fichier informatiquedesannéesaprèssarédaction.Or, à l’évidence,un lo-giciel propriétairen’offre aucunegarantiede péren-nité dès lors que le format desfichiers qu’il stockene s’appuiepassur unenormepublique.Il estaussinécessairedegarantirà l’Éducationnationalela plusgrandeindépendancepossiblefaceaumarché,saufàvouloir transformernos enfantsen otagesdesfabri-cantsdelogiciels.C’estpourquoilespouvoirspublicsdoiventimposerl’utilisation delogicielsindépendantsdu marché,doncdelogicielslibres,danslesadminis-trationset prendreà leur chargela créationdesoutilsd’apprentissagenécessairespour ensuitediffuser li-brementle fruit d’unfinancementpublic5. Celasembleévident? Cen’estpasl’avis desgouvernementssuc-cessifsauprèsdesquelstouteslesassociationsdepro-motiondeslogicielslibresmilitent sanssuccèsdepuisdesannées.

Les logiciels libres sontl’équivalentinformatiquedela publicationdurésultatdesrecherchesdansle do-mainescientifique.Ils existentparcequecertainspro-grammeursont besoinde tempsà autred’exemplesdeprogrammesà partir desquelsils pourrontélaborerdenouvellesapplications.Les informaticiensnesontpasstupidesaupointdepasserleurvie à réinventerlaroue,et lorsqu’unproduitestterminé,qu’il soitvendu

5Voir http://www.ecole.eu.org/loilibre.html qui présenteune proposi-tion deloi surle sujet.

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ou amorti,il nesertà rien derefuseràceuxqui la de-mandent la recettequi apermisdecuisinerle plat.Et,lorsquel’on a soi-mêmeprofité du savoir desautrespour débuter, il estmoral, simplementmoral, et pas«commercial»ni «libéral» ni même«libertaire»,departagerà sontour avec sespairset sessuccesseurs.Ona toujoursbesoind’apprendredesautres,eninfor-matiquecommepartoutailleurs.

Il y a aussi la recherched’une reconnaissance,le rêve de connaîtrela gloire en fabriquant le fu-tur concurrentde Word ou de s’imposercommelemeilleur desmeilleursprogrammeurs.Tout cela estvrai, mais la motivation de fond, la seulequi tienne,c’est qu’un humainqui ne meurt pasde faim aimepartagerce qu’il a reçugratuitementavec les autreshumains.

Jesais,je suisun utopisteignorantdesrègleséco-nomiquesde base.La preuve, c’est qu’il existe desgens intelligents qui ont tout compris du marché.Commeceschercheursenlinguistiquedel’universitédeCaenqui, bienquefinancéspardel’argentpublic,interdisentun usagerégulierdu Dictionnaire dessy-nonymesen ligne qu’ils ont réalisé.Librement dif-fusé, leur travail faciliterait pourtantl’utilisation desmoteursde recherchefondéssur deslogiciels libresen permettantd’accéderaux pagesweb contenantlemot recherchémais aussisessynonymes. Mais ils

LOGICIELS À LOUER 91

ont si peurdenepastouchertouteslesroyaltiespos-sibles...� Queleur démarcheaboutisseàpriver la com-munautéscientifiquetout entièred’un outil qui per-mettraitpourtantl’accroissementdusavoir, quelbeausensde la coopérationnousavons là ! Quelle bellementalitéquecelledecesscientifiquesformésparetpourle marché!

Il enestégalementainsidequelquesjeunesentre-preneursqui profitentdesoutilsélaboréspardesabru-tis dansmon genrepour créerdesstart-up.Une foisintroduitesenBourse,grâceà la vaguedesympathiequi entourele mondedulogiciel libre depuisle procèsMicrosoft, elles font de leurs fondateursdesmilliar-dairessur le dosde passionnésqui ne voulaientquepartagerbénévolementleurscompétences.Cesprofi-teursaurontbeauprétendreœuvrerpourfaireavancerla causedu logiciel libre, ils neserontjamaisquesou-cieuxdefairefructifier leursintérêts.

Les logiciels vraiment libres sont donc certaine-mentuneutopie.Dansla vraievie, untel modèleéco-nomiquene pourrait qu’aboutir au désastreà moinsd’être récupérépar le marché.Un tel système,quicassela logique des brevets érigée en modèle parles sociétéscommercialeset de plus en plus souventpar lesstructurespubliques,mondialisationet penséeuniqueobligent,et présentéecommela seulefaçonde rentabiliserla recherche,seraitbien trop nocif etcontre-productif.

À une époqueoù mêmeles artistesréfléchissentd’abord à la rentabilité plutôt qu’à la création,une

92 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

grandepart de la tribu informatiquesemet pourtantà ren verserle modèledu«chacunpoursoi»etaffirmehautetfort qu’uneidée,fût-elletraduiteenlangagein-formatique,n’estpasproduiteparunepersonneseulemaisd’abordpar toute la société.Une idéen’appar-tiendraità personneparcequepersonnenepeutavoird’idéequi viendraitdu néant,quelledrôled’idée !

C’estcommel’Internet : tout celan’a aucunerai-sond’exister. Un machinqui sefondedavantagesurla coopérationquesur la compétition,dansle monded’aujourd’hui, ça n’existe pas,ça n’existe sûrementpas.Une sociétéqui choisirait de fonctionnerainsis’effondreraitcertainementsousle poidsdu marché.C’est écrit. Et si, finalement,lesdinosauresn’étaientpas ces informaticiensqui n’ont pas encorevoulucomprendreque la compétition économiqueest laseulevaleurquepartagentleshumains?

Si cen’estqu’il fautbienserendreà l’évidence :le logiciel libre existe et se développemêmequandle marchéessaiede le récupérerou quandtelle outelle universitéoublie samissionde diffusion du sa-voir. Et saqualitén’estplusàdémontrer. La coopéra-tion existebel et bien,sur l’Internet commedansnossociétés,et de plus en plus de citoyens,convaincusque le bonheurne s’acquiertpaspar la compétition,tententderemettreencausel’égoïsmegénéral.À vousdedéciderdansquelmondevouschoisissezdevivre.Dansle mien en tout cas,les logiciels libres existentbeletbien.Et lesprogrammeursheureuxaussi.

6.

Le nouveauvaudeville

Très régulièrement,des sociologuesse penchentsur l’Internet pour prédire tout le mal que ce nou-vel objet va causerdans notre société.Plutôt qued’essayerde discernerles implicationssocialesd’untel bouleversement,desgensaussisérieuxque Phi-lippe Breton ou aussiconnusque Dominique Wol-ton1 semblentpréférerseconcentrersurlesinfluencesà leurs yeux négatives qu’a euesl’Internet sur l’an-ciennesociété.

Un sociologueenretard

C’est un travail de paléontologue,pas de socio-logue.Certesla paléontologieestpassionnante,maisc’estun autremétier. Pourtant,enécoutantenfévrier

1DominiqueWolton, Internet,et après? Une théoriecritique desnou-veauxmédias, Flammarion,1999.

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2001uneconférencedePhilippeBretonsursonder-nier� ouvrage2, j’ai eu l’impressiond’avoir un paléon-tologuedevant moi en lieu et placedu chercheurensociologieet professeurà la Sorbonneannoncé.

SelonBreton,il existeun réelbesoindedébatso-cial autourde l’Internet et de sesusagescommeau-tour de toute nouveautétechnique.Un débatrendupourtantimpossibleparcequeles thèsesen présencesontd’un côtéla béatitude,del’autre le rejetviscéral;l’une commel’autre venantdepersonnesqui nesontpasen étatd’accepterla contradiction.Les premiersfontdel’Internetl’objet d’uneidolâtriequi lesconduittour à tour à affirmer sonirréversibilité pour desrai-sonsmystiques(réuniondu genrehumain,fusiondesesprits,village planétaire)ou financières(il y a tropd’argent en jeu pour débattrede la possibilitéqu’ildisparaisse).Les secondssontdestechnophobesquirejettenten bloc l’outil tel qu’il estprésenté,notam-mentenraisondecetteinéluctabilitécontenuedanslediscourspublicitaire.

À partir de sa spécialisationen sociologiede lacommunicationet de sesdiplômes,Philippe Bretonprétend,lui, creuserunetroisièmevoie,critiquemaisraisonnable,del’outil etdesesapplicationsendehorsde toute idolâtrie. Une voie qui permettraitenfin desortir l’Internet de l’idéologie libertaire– dont il af-firme qu’elle domine– et qui lui sembledangereuseparcequeétantutopique,elle amèneà descomporte-mentscontre-productifsdansl’usagemêmedel’outil.

2PhilippeBreton,Le cultedel’Internet, unemenacepour le lien social ?La Découverte,2000.

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Une voie qui dansle mêmetempsdémontreraitquel’Internet� peut être régulé de manièreà limiter sonaspectmondialisateur, eny rétablissantdesfrontièresfût-ce au prix de quelqueslimites à uneliberté d’ex-pressionbiengalvaudée,selonlui.

On seraittentéd’applaudirdesdeuxmainscedis-coursséduisantsi l’on n’avait pasdéjàlu unprécédentouvragedu mêmeauteur, La Parole manipulée3, danslequelil étudiejustementlestechniquesdemanipula-tion d’un auditoire.Or, cestechniquesqu’il dénoncecommedangereuseslorsqu’ellessontutiliséesdanslacommunicationpolitique,il endéploieunbonnombrelorsqu’il s’agit pour lui de convaincreson auditoired’un soir. À croirequ’il n’estpascapabledes’appli-querla rigueurminimalequ’il exige desautres.

Enfait,sondiscoursestfondésurunmensongeparomission,trèscertainementvolontairedela partd’unauteurqui a déjàbeaucoupécrit sur le sujet,et surunartificerhétoriquedebasétage.Et quoi queje puissepenserdelui parailleurs,carje respecteénormémentl’auteurdeLaTribu informatique4, cesoir-là il fut l’ar-chétypedu sociologuetrop imbu de sespropresopi-nionspourdécrirela réalité.

Pourcommencer, Bretonometde préciserquesil’Internet est inéluctable,c’est pour d’autresraisonsque cellesqu’il dénoncecommedesmensonges(etqui en sont). En fait, il choisit de ne citer que ce

3PhilippeBreton,La Parolemanipulée, La Découverte,1997.4PhilippeBreton,La Tribu informatique, Anne-MarieMétailié,1990.

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qu’il saitpouvoir dénoncer. Quandil affirme, notam-ment, quel’Internetfait l’objet d’un discoursquasire-ligieux, il oubliedepréciserquecelaneconcernequequelquesilluminés surmédiatisés.Leur échodanslasociéténes’expliquequeparcesmédiasracoleursenmaldesensationnalismedontPhilippeBretonsembletirer toutessesinformations.Et quandil prétendqu’onnepeutpasocculterun débatdesociétésousprétexteque les enjeuxfinanciersseraienténormesau pointderendrel’Internet intouchable,il a raison.Cetargu-mentestloin d’êtrele seulqui démontrel’inéluctabi-lité d’un réseaud’expressionpublicsansfrontièresquipermetsurtoutla concrétisationde l’article 19 de laDéclarationuniverselledesdroitsdel’homme : «Toutindividu a droit à la libertéd’opinion et d’expression,ce qui implique le droit de ne pasêtre inquiétépoursesopinionset celui de chercher, de recevoir et derépandre,sansconsidérationsde frontières,les infor-mationset les idéesparquelquemoyend’expressionque ce soit.» Comment,justement,le seul outil quipermetteenfinl’exercicedecedroit-làpourrait-il êtreréguléau moyen de frontièresartificielles? PhilippeBretonn’enparlepas.Étrangementd’ailleurs,il n’uti-lise jamais le mot «expression».Il ne parle que de«communication».C’estmoinsrisquésansdoute.

En mettanten exergue cesdeux seulsargumentspour étayersa thèse,Philippe Bretonse révèlepourcequ’il est,unaveugle.Quepenserait-onaujourd’hui

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d’un hommede Neandertalexpliquantà sescontem-porains� quele feuestun«simpleoutil deplusqui sim-plifie destâchespréexistanteset qu’il fautconsidérercommetel etcommeriend’autre»,commeil l’affirmesansrougirenparlantdel’Internet ?Commesi l’exis-tenced’un tel outil n’avait eu d’autresconséquencessur la société.PhilippeBretonne s’adressepasà unpublicaverti, il parleàdesgensqui n’ont ni la forma-tion ni lescompétencestechniquespourvoir lesfaillesdesondiscours.Chezquelqu’unqui aétudiélestech-niquesde communicationet qui sait trèsbience quereprésentel’Internet, il nepeuts’agirqued’uneréellevolontédemanipulation.

Ce que Philippe Breton ne dit pas, c’est que sil’Internet est incontournable,c’est aussiparcequ’ilrépondà un besoinsocial et structurel.Loin de la«communication»ramenéeà un dialogue(le cour-rier électronique)ou à la diffusiondemasse(le Web)quePhilippeBretondécrit,l’Internet proposedesou-tils (les listes de discussionspubliquesou privées,les forums publics...)permettantà des groupeshu-mainspartageantdespassionscommunesde se ren-contrer. Des outils dont aucunéquivalent n’existaitauparavant. Commentaurais-jepu faire la connais-sanced’amisd’âge,deculture,d’origine et delanguedifférentsdesmienssansl’Internet ? Certes,cesren-contressontd’abordvirtuelles,maisellesnele restentjamaisbienlongtemps.

Par ailleurs,la sommedesconnaissancesde l’hu-manitéa atteint un tel niveauqu’il est évidentpour

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toute personneun tant soit peu honnêtequ’un nou-vel outil était indispensablepour assurerleur diffu-sion.L’Internet a étécréépour ça : tout y est fondésur le partagedu savoir. La logique mêmedu Webet l’importanceinnovatricedeslienshypertextes,quicréentune«troisièmedimension»à la lectureenper-mettantd’enrichir un texte sanslimites, induisentdesnouveautéstotalesdanscedomaine.Or, l’hommeestun animaldont toutel’évolution sociales’appuiesurla diffusiondusavoir. Sansunoutil commel’Internet,cetteévolutionsocialeseraitdansuneimpasse.

QuePhilippeBretonaffirme quel’Internet estunsimpleavatardesvieilles ronéosmontreà l’évidencequ’il passeà côté d’un phénomènesansprécédentdansle domainede la communication.Non, l’e-mailn’est pasune ultime forme du courrier postal.Non,le Web n’est paséquivalent à l’édition papier. Non,les forums de discussionsne sont pasdessallesderéunion.Il n’est guèrebesoind’une grandedémons-trationpouraffirmerquecesoutils-là,entreautres,ontdéjàdeseffetssurnotrequotidien.Ils changentnotrevisiondu monde,nosusages,noshabitudes.

Même d’un point de vue technique,tout débatsur la pérennitéd’un Internetsansfrontièresestvainpuisque,quoi qu’il arrive, il seratoujourspossibledeseconnecterà toutesortedesites,neserait-cequ’enpassantparun fournisseurd’accèsétranger. À moinsde rendrenotrepayshermétiqueà toutecommunica-tionhertzienne,satellitaireoufilaire, l’Internetnepeutêtreni ferméni filtré efficacement.

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Mais,si l’Internetestinévitable,undébatconsacréà sesusageset à soninfluencesur la sociétéestpar-faitementlégitime.Là où Bretona foncièrementtort,c’estquandil affirmequ’il n’estpastroptardpourdé-cider de la placeà faire à l’Internet. PhilippeBretonest chargé de rechercheau CNRSet professeurà laSorbonne.Entantquetel, il estécoutéet il adoncuneresponsabilitémoraleet sociale.Amalgamer, commeil le fait, le discoursde quelquesfous sympathiquesà celui qui présentel’Internet commeporteurd’uneévolution socialed’envergure revient à modifier defait lesusagesfutursde l’Internet endéformantet enaffaiblissantl’importancesocialedecetoutil.

À l’instar dela publicitétéléviséedesfournisseursd’accès,qui tend trop souvent à présenterl’Internetcommeunsimplegadgetdeplus,PhilippeBretonmi-nimisel’importanced’un réseaud’information mon-dial. Et c’estgrave. En usantdu mensongeet du mé-pris, pourdémontrerquel’Internet n’est«qu’unoutildecommunicationdeplus,dangereuxparcequetropde communicationtue la communication»,PhilippeBretoncontribueàcréerunefausseimagemédiatiquedel’Internet.

C’est qu’il défendsonpré carré.En vérité, la pa-role rendueaux simplescitoyens,qui n’ont ni chaireni éditeur pour pouvoir s’exprimer, lui fait peur. Ilcraintdeperdresapartdu monopoledela parolepu-blique,un monopoledont il vit, qui lui permetd’êtreécouté,publié,entendu.Lui etpasceuxqu’il dénonce,ces«libertairesaveuglesqui font inconsciemmentle

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jeudu marché».PhilippeBretonnes’arrêtepaslà, ensurév aluantle discoursdequelquesilluminés,il feintd’ignorer queles discoursextrémistesne sont le faitqued’uneminorité.Et il n’hésitepasà tordrelespa-rolesd’autressociologuesdansle sensqui l’arrangepourvalidersesthèses.Mais l’argumentd’autoritéestvieuxcommela rhétorique,et il le saitmieuxqueper-sonne.

Lorsquel’on s’étonnedevant lui qu’un chercheuren sociologiesecontentede critiquer le discourssurl’Internet plutôt quelesusagesqui ensontfaits,il ré-pondquela difficulté à trouver desfinancementsl’in-cite à en resterlà. En somme,PhilippeBretonavoueêtreunscientifiquequi,n’ayantpaslesmoyensdeme-ner desrecherchesdignesde ce nom,secontentedepublierdestextespolémiquess’appuyantsur despa-rolesentenduesçà et là. Du coup,quandil parledel’Internet,PhilippeBretonsedécrédibilisetotalement.Mais,aprèstout, il n’estpasle seul.

Autiste, forcémentautiste

Ainsi, depuisplusieursannées,je lis desanalysesqui m’expliquentcommentl’outil quej’utilise va,jouraprèsjour, merendreun peuplusautiste.Mon avenirestquasimentcelui d’un idiot décérébréqui, utilisantunmédiadontlescontenusn’ont pasétéfiltréspardesjournalistesprofessionnels,vasemettreàcroirequelaterreestplate.Pireencore,entantquemembred’unetribu désormaisdépassée– les informaticiens–, il va

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mefalloir admettrequel’outil libertairequipréexistaità l’Internet marchandestmort, et moi avec.J’ai bienpeurquecesfins analystesnesetrompent.

LorsquePhilippe Breton s’interrogeait(dansunetribune dans Libération en décembre1997) sur laquestionrécurrentedu «repli sur soi dû à la sépara-tion physiqueentre les êtresinhérenteà l’existencedu réseau»,je mevoyais,moi, communiquervia l’In-ternetavec toutessortesde gens,de touspays,dontje n’auraisjamaispu croiserla routesansl’Internet.Commentpeut-onalors s’interroger, commeDomi-niqueWolton s’y emploiedanssonlivre, sur la ques-tion desavoir si l’Internetconstitueunprogrèssocial,aumoinsdansle domainedela communication?

Évidemment,l’Internetestunprogrèssocial.Jenevois mêmepasl’intérêt d’en débattre.On peutaussibien sedemandersi l’inventiondu feu a étéun pro-grèssocialet y trouver desmillions d’inconvénients.Mais quel intérêtcelaprésente-t-il,à part celui, bienréelmaissouventvain,deprovoquerle publicpourlefaireréfléchir?Jeveuxbiencroirequeje suisuntypeexceptionnel– en fait j’en suissûr – maisil me fautbienconstaterqueje suisalorstrèsloin d’êtrele seul.

Grâceà l’Internet, j’ai pu rencontrer(et danslavraievie) desgenspassionnantsqui sontdevenusau-tant de nouveauxamis.Et desemmerdeursqui sontdevenusautantdenouveauxennemisqueje préfèrenepasrencontrerdutout.Enutilisantcetoutil poury ex-primermespropresopinionset lesconfronteràcellesd’autrui, j’ai pris conscienceque mesopinionssont

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tout aussivalablesquecellesden’importequelautreêtrehumain,aussidignesd’êtreécoutéesetdébattues,pour peu qu’elles soientun peu originales.Rencon-trerdesgens,créerdesassociations,agirsurla société(physique)qui m’entoure...,il ne mesemblepasquecesoit le comportementd’un autistemoderne.

Et il y a nombred’internautesactifs qui utilisentl’Internet pour s’exprimer et pas seulementpour ychercherde l’information. Certesils sontencoreuneminorité parmi ceux qui disposentaujourd’hui d’unaccèsà ce réseau(et qui sonteux-mêmesunemino-rité parrapportà l’humanitéentière),et j’en tiensjus-tementpourresponsableslesdiscoursaussidébilitantsdescommerciauxet de tousceuxqui veulentconser-ver pour eux la parolepublique.Mais aprèstout, cetInternetn’a quecinq anset raressontceuxqui ont eule tempsd’en découvrirtousles arcanes,on l’oublieunpeutropsouvent.Jefaiscependantassezconfianceà mes contemporainspour croire qu’eux aussi,deplusenplusnombreux,découvrirontlesusagesqu’ilspeuventfairedela libertéd’expression,dudébatsansfrontièresnationalesousocialesetdela confrontationde leur propreopinion à celle d’autrui. Tout sauf lerepli sursoi.

À ce sujet, vous n’êtes pas obligé de me faireconfiancemais peut-êtrealors croirez-vous des an-thropologues,américains,quiontmenéuneétude5 très

5http://www.sjsu.edu/depts/anthropology/svcp/CossaP.htm.

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intéressantesurquatrecentcinquantefoyersinforma-tisés.� Ils ontconstatéque,loin dedétruirele lien fami-lial, lesnouvellestechnologiesrecréaientdenouveauxusageset de nouveauxliens fondés,entreautres,surl’usageintensifde l’e-mail (qui, du fait d’une liaisonconstanteentrelesenfants,fait disparaîtrele rôledelamèrecomme«lien central»).En résumé,le lien fami-lial sort renforcé,bienquetransformé,del’usagedesnouvelles technologies.Ce qui est surprenant,c’estqu’il ait fallu uneétudepour vérifier qu’un nouveaumoyen de communicationcréede nouveauxgenresde communication...Ce qui m’étonnele plus c’estquedessociologuespuissentpenserquel’usaged’unmoyendecommunicationpeutfairedisparaîtrele be-soindescontactshumains.

Endehorsdequelquespitoyablestentativesd’ima-giner de prétendusRobinsondu Net qui pourraient,à l’instar desparticipantsde«Loft Story»,vivre sansaucunrapportà la sociétéautrequemédiatique(et enoubliantqu’ils senourrissentd’autrechosequedeleurseulecélébrité),qui peutencorecroire quel’Internetpeutfairedisparaîtrele rapportphysiqueentreleshu-mains? Vouspensezpouvoir vivre sansavoir à sortirdechezvousparcequevousferieztoutsurl’Internet ?Certes,vouspouveztravailler, commanderunrepasetfaireconnaissanceavecdesinconnussansavoir àsor-tir de chezvous.Mais qui va vous embauchersansvous avoir physiquementrencontré? Quel est le li-vreurdepizzasqui va vouslivrer sanssonnerà votreporte? Quel inconnunevoudrapas,à un momentou

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àunautre,vousvoir envrai devantunetableavecunevraie� bièreposéedessus?Le travail àdomicilesedé-veloppevia l’Internet, et ce seraitla fin desrelationssociales?

Sérieusement,est-ceque les chercheursqui af-firment ce genred’ineptiessesont,un jour, penchéssur le type de relationssocialesexistantau bureau?Est-cequediscuterde «StarAcademy»pendantdixminutesautourdela machineà cafécréeplusdeliensocial qu’un débatpar écrit avec desinconnusfina-lement tout aussiétrangersque les collèguesqu’oncôtoietoutel’année? Est-cequ’il nevautmieuxpascroiserdansun forum virtuel desgensde conditionssocialesdifférentes,qui habitentdansdeslieux diffé-rents?

Travailler àdomicileseraitdéstructurant.J’engagedoncnosprofesseursensociologieà cesserde corri-gerlescopiesdeleursélèveschezeux.Qu’ils fassentplutôt ça sur leur lieu de travail s’ils ne veulentpasêtre déstructurés.C’est très dangereuxla correctiondescopies,si on fait ça chezsoi. Il y a bien sûr desdangersdansle travail à domicile,desdangersessen-tiellementsociaux : dessalairesen baisse,dessyn-dicatsplus difficiles à créer, un tempsde travail plusdélicatà évaluer, uneexploitationplusgrandedessa-lariésqui nepeuventpasaisémentrefuserdetravaillerà n’importequelleheure.Mais le dangerdeperdrelanotiondela relationphysiqueavecl’autre,où est-il ?Ceuxqui craignentquel’Internetnerendelesgensau-tistesont-ils encoreconsciencequ’ils parlentd’êtres

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humains? De singesun peu évolués,qui aiment lecontact� physiqueetqui n’ont tout simplementpasen-vie dedevenirautistes.

Et si lesautistesn’étaientpasceuxquel’on croit ?

Enfinun médialibre !

Quant à savoir si l’Internet est dangereuxparcequ’il estun «médiasansmédiateur»,je veux bien. Ilest évidentqu’on y trouve le pire et le meilleur. Lapreuve, c’estqu’on y trouve ce livre ! De là à écrire,commeDominiqueWolton, «qu’on n’a pasenvie desetransformertouslesmatinsenrédacteurenchef6»,il y a un pasque je ne franchirai certainementpas.Mêmesi onn’a pastoujoursenvie dejouerau«rédac-chef»,qui nesouhaitepasaumoinsessayer?Aujour-d’hui, l’Internet nousdonnece pouvoir et changelanaturedesrapportssociaux.C’est le rôle du socio-loguequed’analysercechangement,sûrementpasdele déplorer.

C’estvrai, la notiondechoix ou defiltre éditorialn’existepas(oupeu)surl’Internet.Mêmesi vousavezchoisi de ne lire que les documentsprésentéssur lapaged’accueildevotre fournisseurd’accès,les lienshypertextesqu’il présentevousconduirontà desdo-cumentsqui n’aurontétéchoisisparpersonned’autre

6Libération,15 mars1999.

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quevous.Sur l’Internet, n’importequi peutdoncpu-blier n’importe quoi et, du point de vue du consom-mateurde contenus,il devient difficile de s’y retrou-ver car il y a d’autantplus besoindemédiationqu’ilexistedecontenus.Le rôledufiltre éditorialconsistantà sélectionnerl’information en fonction d’un lecto-ratconnu(ouciblé)estdevenuvital. Seulementvoilà,celasoulève(aumoins)deuxquestions: d’abord,est-cequel’existenced’un journaliste(le médiateur)suf-fit à garantir qu’une informationdiffuséeestvraie ?Ensuite,etmêmesi vraimentl’«Internetestuneidéo-logie»,onnepeut,commele fait pourtantBreton,éla-borerunetelle théorietout en négligeantsonimpor-tancedansl’applicationconcrètede l’article 19 de laDéclarationdesdroitsdel’homme.Oui, il estdifficilede trouver «le vrai» sur l’Internet, maisil est impor-tantdepréserver la libertéfondamentalequ’il permet(enfin)d’exercer.

À lire Wolton, je croyaisretrouver Guizoten1847qui expliquait, lui, quele peuplen’avait pasenvie dese transformeren corps électoralet qui combattaitle suffrageuniverselen affirmant : «Il n’y a pasdejour oùtouteslescréatureshumaines,quellesqu’ellessoient,puissentêtreappeléesàexercerdesdroitspoli-tiques»(demémoire).La défensedenosdroitsfonda-mentauxestun perpétuelrecommencement.Commeil a fallu éduquerles citoyens à l’exercice du suf-frageuniversel,il faudradansun futur prochegéné-raliserl’apprentissagedestechniquesderechercheet

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dedocumentationdansun mondeoù lescontenusde-viennent� accessiblesinstantanémentà toutunchacun.Serait-il impossibled’imaginerun mondeadultedanslequel chacunpourrait déciderde ce qu’il veut ap-prendreetdela manièredontil veutl’apprendre?

Réfléchirà ceschangementset auxmoyensdelesaccompagnerdevrait être le rôle de nossociologuesqui aujourd’hui préfèrent,comme Philippe Bretondans L’Utopie de la communication7, s’en prendreaux informaticiensqui osentmélangertechniqueetéthique.Cesdernierssont forcémentdécritscommedes«pseudo-libertairessansculturepolitiquequi fontle jeudu libéralismele plusdébridéaunomd’utopiesnaïves».Il leur importesansdoutepeuquebeaucoupde ceuxque je connaissoienttrès politisés,aient luDebord,sedéfinissentcommedestrotskistesou dessituationnistesetsoientcapablesdeciterMarx demé-moire(cequi n’estpasmoncas).

Si cessociologuesfaisaientmieuxleur travail, unetechniquequi nous transformedansnotre vie quo-tidienne pourrait ainsi devenir autre chose que lesimple enjeu de pouvoir et d’argent qu’elle est en-core.Si les enjeuxde la transmissiondirectede do-cumentspar e-mail, court-circuitanttoute forme dehiérarchie,étaientanalysésun peu plus intelligem-mentpar lessociologuessurmédiatisés,peut-êtrequechacunpourrait en prendreconscience.Si les cher-cheurss’intéressaientdavantageau fonctionnement

7PhilippeBreton,L’Utopie dela communication, La Découverte,1995.

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coopératif des forums de discussionpublics, peut-être s’apercevraient-ils qu’ils préfigurent un modede fonctionnementde la sociétéde demain.Et s’ilss’abonnaientàquelqueslistesdediscussion,peut-êtrecomprendraient-ilscommentles partisansdes logi-ciels libres ont pu rencontrerdesmembresd’Act-Uppour combattreensembleles brevetstantdansle do-mainedeslogicielsquedela biologie,parcequeleursmotivations sont identiques.Mais qui accomplit cetravail defond,aujourd’hui?

Pourquoi tantdehaine?

Dansun articlepubliésur le siteuzine.net8, MonaCholetproposeuneexplicationauxréticencesenversl’Internet dessociologuesétablis.Selonelle, cesuni-versitairesadoptentune telle pose,d’une part, pourdesraisonsautopromotionnelles– il est si facile defaire parler de soi en rejetantpubliquementun ob-jet aussimédiatiquequel’Internet – et, d’autrepart,par méconnaissancede leur sujet.Quandils parlentdel’Internet, ils neparlentpasdela mêmechosequenous.

Ils observentl’objet quedécriventlesmédiaset leshommespolitiques,c’est-à-diredesdinosauressou-cieux de garderleur mainmisesur l’expressionet lemaximumde leur pouvoir. Ils évoquentun conceptqu’ils ne connaissentque par ouï-dire. Ces socio-loguesfont de l’Internet un outil inutile, maisinutile

8http://www.uzine.net/article319.html.

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d’abordet avant tout pourceuxqui, commeeux,ontdepuis longtempsl’oreille des médiaset disposentd’une liberté d’expressionqu’ils refusentd’accorderà d’autres.Si l’Internet estdangereux,c’estdoncsur-toutpoureux.

La libertéd’expressionpour tousseraitun dangerpublic. C’est bien là le fond du discoursde cescri-tiquespatentés.Maisqui estle plusdangereux?Ceuxqui disentn’importequoi surl’Internetparcequ’ils lepeuventou bienceuxqui disentn’importe quoi dansle NouvelObservateurparcequ’ils sontconnus? JecomprendsqueFrançoiseGiroudouDominiqueWol-ton frémissent.Quand je lis les réactionsde ceuxqu’ils voudraientbâillonner, et qui sontà chaquefoisdesbijoux de précision,d’argumentationet d’intelli-gence,je comprendsqu’ils aientpeur. Peurqu’appa-raissela vacuitéde leur réflexion augrandjour, peurd’êtreridiculisés.Peurd’êtredesdinosaures.

Enfin, mêmesi Philippe Breton me considèreàson tour commeun dinosaure,informaticienautiste,pseudo-libertairesanscultureetqui fait sansle savoirle jeud’un libéralismesansfrontières,je n’auraivrai-mentl’impressiond’êtreinutile quelorsquemondis-courssur l’Internet seradevenuaussimanichéenquele sien.Lorsquej’aurai cessédem’impliquer danslescombatsqueje mèneavec d’autresau quotidiende-puisseptanspourdéfendretoutàla fois la conscienceet la responsabilitédetousles intervenants,la libertéd’expression,la protectiondesdonnéespersonnelles,

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la diffusion du logiciel libre, la disparitionde la no-tion de brevet dansle domainedescréationsimma-térielleset la formationde tous les citoyens,y com-pris les plus défavorisés,aux usagesdesoutils infor-matiques.Et je continueraitoujours,j’espère,à êtred’une certaineutilité dansle combatcontretous lesautresdinosaures,sociologuesmédiatiquesinclus,quiveulentdétruirel’Internet ou le transformersuffisam-mentpour qu’il cessedechangerla sociétédansunedirectionqui lesrend,eux,inutiles.

Lescocusdel’Internet

Puisquelessociologuesétablisneveulentpasfaireleur boulot,c’estdoncà nous,simplescitoyens,qu’ilrevientd’imaginer, entreautreschangements9, le futurd’unesociétéoù chacunpeutà tout instantcommuni-querpardesécritsprivésavecn’importequelêtrehu-main lui aussiconnectéau réseau,sansaucunrisqued’être lu par un tiers pour peu qu’il disposed’uneadresseélectroniquestrictementpersonnelle.

À cesujetil peutêtreintéressantde réfléchirà cequeje nommela deuxièmeloi deChemla(permettez-moi degarderla premièrepourmonusagestrictementpersonnel).Si quelqu’unquevousessayezdeséduirefait deux réponsesdifférentesau mêmepassagede

9Je traite surtout ici du courrier électronique,mais l’autoédition sur leWebou l’apprentissagedu débatpar les forumsdediscussionsonteuxaussidesvecteursdechangement.

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l’un devose-mails,vouspouvezlui donnerunrendez-vous� le soir mêmedansle restaurantde votre choix.D’accord,c’est de la psychologiede bazar. Il n’em-pêche,çamarchebien,et quelquesmarisvont s’aper-cevoir un jour quel’accèsà l’Internetamoureusementoffert à leur femmelui permetparfoisd’échapperà lasphèreconjugale.Jen’inventerien,celaarrivedeplusenplussouventet j’en ai moi-mêmeétéle témoin(si-nonla victime) aumoinsàdeuxreprises...

Enamateurdesociologieàpeineéclairé,j’ai cruydécelerun systèmesocialémergentqui pourraitbienrévolutionnernotresociétéetdontma«deuxièmeloi»n’estqu’unélément.Il s’agitdela SPMP, poursphèreprivéemonopersonnellepermanente.Quevousviviezseulouencouple,enfamilleounon,vousavezdésor-mais,grâceà l’Internet, un petit espaceréservé,quivousestuniqueet auquelnul autrequevousne peutavoir accèsfacilement.Vouspouvez avoir desconfi-dentsdont personnedansvotre entouragephysiquen’entendrajamaisparler. Un journal intime n’est lupar personned’autre que son auteur, mais,sur l’In-ternet,vos fantasmesles plus fous intéresseronttou-jours quelqu’un,quelquepart, qui seraprêt à vouslire à n’importequelleheureet sansserépandreplustard sur votre vie privée.Vouspouvez avoir de nou-veauxamisqui nevousconnaîtrontqueparvosécritset qui ne porterontsur vous aucunjugement,ni survotrestatutsocialni survotrephysiqueni survotreen-tourage.Vouspouvez aussitrouver sur l’Internet desgensque vous n’auriez jamaisrencontrésautrement

112 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

et dont vouspourrezcomparerle discoursà celui devosproches,aurisqueparfoisdevousapercevoir quevousn’êtespasaussiheureuxquevousle pensiez.Etjamais,si vousn’en parlezpas,nul nele sauraautourdevous.Jusqu’aujour de la rencontre«envrai», quiarrive bien plus fréquemmentquene le pensentnossociologueset qui, souvent,permetdesmomentsex-traordinaires.D’ici là, toutesvosdiscussionssetien-dront dansvotre petiteSPMPà vousà laquellevousseulavezaccès.

Le 13 décembre2000, Le Mondes’est ainsi in-téresséà un site, livejournal.com,qui estunebonneillustration de ma SPMP. Ce site regroupeplusieurscentainesdemilliers dejournauxintimesmisenlignepar leurs rédacteurset traitant d’à peu prèstous lessujets,du Rocky Horror Picture Showà l’automne,en passantpar les chocolats.Autour de ces thèmespeuvent se créer des communautésvirtuelles assezcomplexes puisquechaquerédacteurpeut choisir leniveaud’intimité auquelpeutaccédertel ou tel lec-teur. Chacunestdonclibre dedéfinir le contenudesasphèreprivéeetceuxqui y ontaccès.Tout le contrairedu monderéeloù personnen’està l’abri d’une indis-crétion.

Unepersonnequi utilise l’Internet indifféremmentaubureauou chezelle (et bientôtdansle métro,dansle train ou n’importe où) pour correspondreen per-manenceavecdesrelationsdontl’existencemêmeesttotalementinconnuedesonentouragevit dansuneso-ciété toute nouvelle. Personnen’a jamaisconnuça.

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On pouvait toujoursécrireà sonamantou à samaî-tresse, au risque que la lettre soit réceptionnéeparsonmari ou safemme.On pouvait lui téléphoner, aurisquequele conjointnedécouvrele pot auxrosesensurveillant detrop prèsla facturedetéléphone.Il fal-lait doncsecacher, vivredansla crainted’êtredécou-vert. Avant l’Internet, commentpouvait-on avoir desrelations,mêmeépistolaires,avecn’importequi sansque l’entouragen’en ait rapidementconnaissance(àmoinsde vivre seulet sansentourageet de ne culti-verdesrelationsqu’avecdespersonnesdansla mêmesituation)?

L’Internetoffre à chacunun territoireoù serepliersursespassions,sesenvies,sesdésirsd’apprendreetde découvrirà sonproprerythme.Un territoire dontla seulelimite estle tempsquel’on peutlibérerpourl’étendre– rendantainsi les heuresencoreplus pré-cieuseset le tempspasséà rechercherune informa-tion insupportablequandil excèdequelquesminutes.Pourtant,sansl’Internet, la mêmerechercheprendraitcertainementplusieursjours. Un territoire intime aupoint quetouteintrusion(traçage,fichage,«cookies»ou piratage)noussembleune scandaleuseatteinteànotrevie privéebienplusdangereusequetouslesfli-cagesdu monderéel.

Mêmele Minitel, qui restaitlimité àunusagefami-lial n’avait rien permisdetel. Là encore,la facturedetéléphonepouvait toutdévoiler : il étaitdifficile desecacherou d’écriredu bureauet, surtout,leséchanges

114 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

étaientlimités par la techniqueà depathétiqueséqui-valents de nos SMS modernes.Sur l’Internet, il esttrèssimplededisposerd’uneadresseélectroniquepri-vée,fourniegratuitementdansla trèsgrandemajoritédescas.L’équivalentd’uneboîtepostaleprivéedontlecourriervousestautomatiquementdélivré,àvousetànul autre,où quevoussoyezdansle monde.Sur l’In-ternet,vouspouvez disposernon seulementde cetteboîtepostalemaisaussidevotrepropreespaced’ex-pressionpublique,équivalent à un journal diffusé àdesmilliers d’exemplaires,accessiblepar n’importequi n’importe où dansle monde,et dont mêmevosprochesne pourrontdeviner que vous en êtesl’au-teursi vousvoulezle leurcacher. Cequi n’empêcherapastousvos lecteursdevousfairepartde leursréac-tions par courrier électronique.C’est d’ailleurs biensouventainsiquedébutentleséchangeslespluspas-sionnants...Et, parfois,passionnels.

Unerévolutionseprépare.Pasunerévolutionéco-nomique,non,celle-làauraiteulieu avecousansl’In-ternet,la mondialisationétaitenroutebienavantl’ar-rivée de cet outil. Mais une révolution sociale,quiva noustoucherde bien plus prèsque l’on ne peutl’imaginer. Le courrierélectroniqueà lui seulestpor-teurdelourdesimplicationssocialescommetoutoutilde communication(notammentle téléphoneportabledontnul n’a évidemmentjamaisosédirequ’il n’auraitaucunimpactsurnotrevie quotidienne).

D’abord parcequ’il s’agit d’écrit et que celui-ciétantplus poséque la parole,sesimplicationssont

LE NOUVEAU VAUDEVILLE 115

plusgrandes.Onpeutmenerundébataniméenfaceàface.� Mais les mimiques,le public, la seuleprésencephysiquepeuventapaiserunediscussion.Riendetoutcelan’existe dansle dialogueécrit. Et du coup,riennepeutcalmerle débat.En outre,paradoxalement,saquasi-instantanéité– il suffit d’appuyersurunetouchepour répondrequandon prend la mouche– en faitun outil presqueaussisimpleque la parole(pasbe-soin de timbrer, pasbesoind’aller poster, pasbesoind’attendrela réponseplus de quelquesminutes).Defait, on oubliedeseprotégerlorsqu’onestdansl’ins-tant,onécritpresquecommeonparle,maiscesécrits-là restentaussi,commetousles écrits,et ils peuventêtrerelusbiendesannéesaprèsleur rédaction.Com-biendefois d’ailleursm’est-il arrivé d’écrireun texte«justepour moi», pour fixer mesidées,aiderma ré-flexion et, juste parceque la pulsion suffit, de l’en-voyeràquelqu’unpouraussitôtle regretter?

Personnen’a, à ma connaissance,jamaisimaginéunescènedeménageparfax interposé.Mêmedanscecas,il fautencoreformerunnuméro,glisserla feuilledansla machineetattendrequele faxdistantréponde.La pulsionnesuffit plus,la raisonl’emporteet le textepart à la poubellequi était sa destinationprévueàl’origine. Mais l’e-mail nenécessiterien deplusquedepianotersursonclavier et decliquersursasouris,dansla fouléedela rédaction,sansavoir àsedéplacer.Bien souvent,ducoup,j’ai reçudestextesémouvantset leur auteurm’a dit, plus tard, qu’ils n’avaientpasétéécritspourêtreenvoyés.Oui,unescènedeménage

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par e-mail, ça existe (si vous ne connaissezpas,neriezpas,çaarrivesouventet çavousarriveraaussi)etçanes’oubliepassur l’oreiller. Lesécritsrestent,les«archives»sontlà, on peutselesrelire à tout instant.La seulecomparaisonpossibleseraitd’imaginer uncouplequi enregistresurcassetteaudiochaqueparoleéchangéelors d’unedisputeet dont chacundesdeuxconserverait unecopie.C’est possible,mais,sommetoute,beaucoupplusrare...

Et puis l’écrit informatique,c’est aussibien da-vantageque la mémoire.Si l’expressionécrite esttoujours plus réfléchie que l’oral, les difficultésqu’éprouvent certainsà seservir d’un clavier ampli-fientencorepluscetétatdefait. Chaquemot estpesé,chaquephraseréfléchiepeutêtrecorrigée,chaquepa-ragraphepeutêtreeffacésansqu’il n’en resteaucunetraceni rature.Un messageélectroniquecommencéun soirpeutêtreterminéle lendemain,relu,modifié.

C’esttoutecetteforcedel’écrit, encoreaccrueparlesmoyensinformatiques,qui vient d’un coups’inté-grer dansla vie du couple,dansles échangesentreamis ou entre collègues.La simple discussionani-méeautourde la machineà cafése trouve reléguéeaurangdemanifestationfolklorique.Il peutmêmear-river qu’un employé excédéenvoie un messaged’in-sultesou de dénonciationà tousles membresde sonentreprise,patroncompris.Commentaurait-il fait, s’ill’avait osé,sansl’e-mail ? Et quellessont les consé-quencesd’un tel actecomparéesà cellesd’une crise

LE NOUVEAU VAUDEVILLE 117

de nerfsdont les seulstémoinssontde prochescol-lègues� ?

La forcedel’écrit et l’instantanéiténesontpaslesseulesraisonspourlesquellesle courrierélectroniqueestunerévolution sociale.Dansla trèsgrandemajo-rité descas,on n’utilise qu’uneseuleadresseélectro-nique.Mêmequandon lit sone-mail au bureauet àla maison,il estcourantderenvoyer l’un versl’autre(ne serait-ceque parceque ça ne coûterien et quec’estpratique).Alors qu’on avait l’habitudedesépa-rer leséchangesenfonctiondu lieu deréception,avecl’e-mail lesespacesprofessionneletprivésontmélan-gés.D’où desimplicationssocialescarsi l’on n’hésitepasà laisserun collaborateurouvrir du courrierpro-fessionnel,il est rarequ’on laissen’importe qui lirecelui quel’on reçoit chezsoi. En conséquence,il esttrèsrarequ’un autrequesondestinatairelise le cour-rier électronique.Et c’estnouveau.Quandvousécri-vezunelettreà votredéputé,voussavezqu’elle seralue par sonsecrétariat,et peut-êtrepar un conseiller.Quandvous lui écrivez par e-mail, vousavez toutesles chancesqu’il la lise lui-même.Parcequ’il reçoitparla mêmevoielesmessagesdesamaîtresse,la plu-partdu temps.Et trouver l’e-mail desondéputén’estpasla chosela plus difficile du monde,il suffit pourceladevisiter le sitedel’Assembléenationale...

Toutela structurehiérarchiquedenossociétésestsusceptiblede s’en trouver bouleversée,au moinstemporairement.Quandl’humble employé du servicede livraisonpeutenvoyer pare-mail sespropositions

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de réorganisationau plus haut dirigeant de l’entre-prise,qu’advient-il despetitschefs? Quandje peuxécriredirectementàunhautresponsabledeSuezpourlui dire qu’une de sesfiliales se comportemal avecsesclients,ensachantquec’est lui qui lira ma lettre,et pasun sous-fifrequi la classeradansle courrierdestinéaux servicescommerciaux,quedevient l’ar-rogancedu patronde la filiale ? En 1994, un jour-nal américaina, par mégarde,publié l’adresseélec-troniquedeBill Gateset,du jour aulendemain,le pa-tron deMicrosoft a reçuprèsdecinq mille messagesquotidiensalorsqu’il enrecevait «àpeine»deuxcentsavantcettemésaventure; c’estbienla preuvequel’In-ternettendàsupprimerlesintermédiaires.Maislesin-termédiairessontaussilespiliersdetoutehiérarchie:quandil devientpossibledejoindredirectementn’im-portequel point d’une organisation,c’est l’ensembledenotresociétéqui passedela verticalitéà l’horizon-talité.

Tout internautedébutantcommenceraparrecevoirplus de publicitésquede messagespersonnels,pourpeu qu’il ait donnéson adresseen public. Mais auboutdequelquesmois,s’il utilise l’Internetpourdon-nersonopinion,le nombredelettresprivéesnevapascesserdes’accroître.Personnellement,aprèsquelquesannéesd’utilisation (certesintensive) de l’Internet, jereçoispas loin de cent messagesprivés par jour, etje suis très loin d’établir un record.L’email ne rem-place pas le courrier papier. Il est très vite devenuautrechose.Il va sansdoutefairedisparaîtrele fax,à

LE NOUVEAU VAUDEVILLE 119

terme,oui, maispasparcequ’il enestl’équivalent,ilest� biendavantagequecela.Il permet,grâceaudéve-loppementrapidedessystèmesdelistesdediscussion,de regroupertousceuxqui souhaitentparticiperà unprojet commun.C’est ce systèmequi a permis,parexemple,demettreenplacel’organisation,à l’originetotalementinformelle, de l’associationATTAC pourcontrerles projetsde l’OMC, avec seulementun or-dinateuret uneliaison Internet.Les listesde discus-sionfavorisentla créationdepuissantslobbiesende-horsdetoutemédiatisation,le simpleboucheàoreille(ou plutôt le simplee-mailà e-mail)suffit pourqu’enmoins d’une journée,il soit possiblede réunir plu-sieurscentainesdepersonnes.Uneactionsusceptiblede regrouperdesreprésentantsde plusieursassocia-tionsqui sedécouvrentun combatcommunpouruneduréelimitée. Et ça aussi,c’est un phénomènenou-veaudansnossociétés.

L’e-mail estaussil’outil rêvépour fairedescom-muniquésde presseen quelquesminutes(pour trou-ver l’adressed’un journaliste,il suffit d’aller sur lesitedesonjournal).Celapermetà la pluspetiteasso-ciationderépondreàdescampagnesmédiatiquessoi-gneusementconstruitesà coupsde centainesde mil-liersd’eurospardesgouvernementsetdesentreprisesd’unetoutautreenvergure.Non,l’e-mail n’estpascetoutil anodinquedécritPhilippeBreton.Il donneauxcitoyenslesmoyensdeprendrela paroleetdesefaireentendreduplusgrandnombre.Cebouleversementnepeutques’accentuerquand,grâceaux techniquesdu

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câble,de l’ADSL et, trèsbientôt,de la boucleradio,chaque� citoyen seraen permanencerelié au réseau,avec un accèsrapideet disponibleà tout instantà sa«sphèreprivéemonopersonnellepermanente».

7.

Confessionsd’un voleur

Début 2000,avectroisproches,j’ai créécequelesmagazinesappellentunestart-up(pour en créerune,il faut avoir une idée simplisteapplicableà l’Inter-netmaisqu’on compliqueà loisir pouravoir quelquechoseà vendreà sesclients).Et depuis,je suisvrai-mentdevenuun voleur. Bien sûr la sociéténeva pasmecondamnerpourça.Non.Elle va aucontrairead-mirer la performancedela «jeunepousse»,meconsi-dérer commeun entrepreneurcourageuxde la net-économie,me tresserquelqueslauriers,voire me re-mercierdemonactionenfaveurdesplusdémunis.

Aujourd’hui, je vendsdesnomsdedomainesurIn-ternet.Un nomdedomaine,c’estcequi sertà identi-fier un ordinateursur l’Internet. Quandon vouspro-pose d’aller visiter www.machinchose.org on vousindique un nom d’ordinateur (www) qui se trouvedans le domaine machinchose.org et qui contientses informationsque vous pouvez consultersur leWeb. Sansun nom de ce genre,un ordinateurne

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peut être consulté qu’en utilisant un numéro, parexemple� 212.73.209251.C’estnettementmoinspar-lantetbeaucoupplusdifficile àmémoriser. Alors poursimplifier, on donnedes noms aux ordinateursquicontiennentde l’information publique.Cequi néces-site, bien sûr, une basede donnéesqui soit capablede retrouver un numéroà partir d’un nom et qui soituniqueet accessibleden’importeoù.

Pendantdesannées,cesystèmea fonctionnégrâceà un organismede droit public financépar le gou-vernementaméricain.L’Internic – c’était sonnom –se chargeaitde faire fonctionnerla basede donnéeset chacunpouvait y ajouter le nom de domainedesonchoix, gratuitement,selonla règledu premierar-rivé, premierservi.Puisvint le tempsde l’ouverturede l’Internet au grand public en 1994 et la fin dessubventionsgouvernementalesau profit du seulmar-ché.Et là, surprise,uneagencepublique(qui géraitgratuitementce qu’il faut bien appeleruneressourcemondialeunique)fut transforméeen entreprisecom-merciale(Network SolutionsInc., ou NSI), sansquequiconques’en émeuve particulièrement,et semit àvendrecinquantedollarsparan(puis trente-cinqdol-larsparan,dansun fantastiqueélandegénérosité)cequiétaittotalementgratuitpeudetempsavant.Etpoursonseulprofit.

Je dois livrer un chiffre qui, s’il n’est pasconfi-dentiel, mérite cependantle détour. Le coût réel del’enregistrementd’un nom dansla basede donnéesmondiale,y comprisle coûtdefonctionnementd’une

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telle base,a étéévaluéen 1999à... trentecents.Deschif� fres commeça, je pourraisen donnerbeaucoup.Par exemple,si onestimequele nombrededomainesenregistrésparNSI s’élève,enmoyennemensuelle,àquarantemille, le bénéficedecetteentreprisepourlescinqdernièresannéestourneautourde...quatre-vingtsmillions dedollars.Et encore,cechiffre est-il unees-timation basse,quandon sait queNSI a été rachetéen2000paruneautrenet-entreprisepour la modiquesommedevingt etunmilliardsdedollars.Et pourtant,NSI vendduvent,tout commemoi.

Si vous vous contentezde taper «machinchose»dans la fenêtre de saisie de votre navigateur, cedernier ira tout seul chercherl’ordinateur nomméwww.machinchose.com.C’estpourvousaiderà allerplusvite, faites-nousconfiance,disent-ils.Mais d’oùsort ce.comsinond’unedécision,priseensontempsparNetscapeetd’autres,deprivilégiercetteterminai-sonsommetouteni plusni moinsclairequen’importequelleautreterminaison?De nullepart.

Techniquement,il aurait été tout aussisimple etviable de créer autant de terminaisonsqu’il existed’activités économiques.Sansentrer dans le débatdesterminaisons(on dit TLD pour top-level domain)nationales(telles que.fr pour la Franceou.be pourla Belgique),et puisquele réseaune connaîtpasdefrontière,on aurait fort bien pu déciderde disposerdanstoutesles langueset avec une seuleet mêmebasedes terminaisonscomme.magpour les maga-zines,ou.bankpourlesbanques.Le seulinconvénient

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pour les internautesaurait été l’obligation de tapercette terminaison.Un groseffort, maisqui auraitdumêmecoupfait disparaîtrela pénurieartificielle desnomsdansle TLD.com,danslequelchaqueentreprisedu mondeespèredisposerde son proprenom et estprêteà payerdessommesfolles pour l’obtenir ou leracheteraupetit malin qui l’a déposéavantelle. Unepénurieartificielle donc,parcequ’on nepeutenregis-trer un nomdans.comqu’uneseuleet uniquefois. Etquecenomnepeutdiriger quesurun seulet uniqueordinateur.

Il y adoncunsystèmequi créeunepénurievolon-taire,enpoussantchaqueentrepriseàenregistrerdansunseuletuniqueTLD cequi fait sonidentitésurle ré-seaudesréseaux.Et dansle mêmetempson constatequequelquescommerçantsfont desbénéficesenpro-posantauxentreprisesd’enregistrerpourellescenomsi important,mêmesi ellesn’ont aucuneenvie d’al-ler sur l’Internet. Mais au moins éviteront-ellesquedeshomonymesleur fassentde la concurrencesurcemarchédel’avenir.

Comments’étonnerdès lors du succèsdu sys-tème? Tout au plus peut-ons’interrogersur le faitque cette ressourceuniqueet mondialesoit vendueparuneentreprisecommercialeaméricaineetnonpasparunorganismesousl’égidedel’ONU, parexemple.Mais le marchéesttellementplus efficace...Efficaceaupoint qu’un beaujour, le gouvernementaméricaindécidaqu’il était insupportablede voir uneseuleen-treprise,choisiepar lui-mêmequelquesannéesplus

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tôt, disposerd’un tel pouvoir sanspartage.Lesauto-rités� américainesdécidèrentd’ouvrir ce marchésuc-culent à la concurrence.Un comité (l’ICANN) futdoncnomméqui devait déciderde qui allait pouvoirconcurrencerNSI. Rendonsgrâceà ce comité,à cejour, il n’a rejetéaucunedesdemandesde cesfutursregistrars (c’est le nom donnéà ces notaireschar-gésd’enregistrerlesnomsdedomaine)qui lui ont étéfaites.

Et parmi ceuxquel’ICANN a choisispour parti-ciperà ce jeu, il y a unepetiteSARL bien française,Gandi,crééepour l’occasionpar quatrefous qui necomprenaientpasque l’on puissevendreaussicherun objet sommetoute totalementvirtuel. Et moi jesuis l’un de cesfous qui, depuisplus d’un an main-tenant,venddu vent lui aussi.Ce queNSI vendtou-jours trente-cinqdollars,Gandi le venddouzeeuros,aprèsl’avoir achetéauprix degros(six dollars)àNSI.Et ça rapporteénormément,de vendredu vent.Pourquelquesmoisdetravail dedéveloppementetdemiseenplaced’ordinateursreliésà l’Internet (un investis-sementqui sechiffre,soyonsgénéreux,àunecentainede milliers d’euros),cettepetiteentrepriseavait déjàfait un bénéficenet deprèsde trois centmille francspour sonpremiermois d’existence.Un bénéficequicouvrait déjà les dépensesprévuespour l’annéeencours,et qui ne pouvait quegrimperau fur et à me-suredu développementdumarché.

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Une entreprisede cinq personnes(disonsneuf encomptant� lesassociés)qui, à la fin desapremièrean-néed’existence,a dégagéun bénéficed’environ unmillion d’euros.Une entreprisequi, âgéede moinsd’un mois, avait déjà reçu une offre de rachatpourcentmillions defrancs.Uneentreprisequi fut crééeàpartir d’uneidéesimple : offrir un serviceéquivalantauxautrespourbeaucoupmoinscher, enéconomisantsur le matérielet samiseen œuvre,en utilisant noscompétencespourcontraindrela concurrenceà s’ali-gnersur destarifs qui lui feraientperdrede l’argent,aveccommebut avouédefairepassertoutcesystèmeiniqueetdépasséauxoubliettesdel’histoire.

Pourtant,il y a dequoi pleurer, quandquatreidéa-listes qui décidentd’entrer dansun marchépour lecasserde l’intérieur se voient contraintsd’accepterles chaudsremerciementsde leursclientsqui les as-surentde leur totale reconnaissance.Il y a de quoipleurerquandon voit queseulsquelques-unsde nosconcurrentsrécentsont choisid’aligner leursprix surles nôtres,quandles plus groscontinuentde vendrebien davantagequenousen pratiquantunepublicitééhontée,enallant jusqu’auxlimites (et parfoisen lesdépassant)ducontratqui lesrelieà l’ICANN pourre-fuserà leursanciensclientsle droit delesquitter.

Il y a dequoi rire, aussi,quandon sait queGandia, en un mois, venduplus de domainesquen’en ontétécréésencinq ansdans.eu.org, uneinitiative qu’unde mesassociésa mise en placeau momentoù les

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noms de domainesont devenuspayants,pour per-mettre� à n’importe qui de disposerd’un nom de do-mainegratuitement1. À croirequenul neveutobtenirgratuitementce qui peutêtreacheté.Car quelledif-férencepeut-il bieny avoir entreun bidule.comet untruc.eu.org sinonquelqueslettressansimportance?

Jesuisun voleur. Jevendsdesnomsdedomaine.Je gagnebeaucoupd’argent en vendantà un publicqui n’y comprendrienunesimplemanipulationinfor-matiquequi consisteàajouterunelignedansunebasede données.Et je vais gagnerbien davantageencorequand,la pénurieartificielle ayantatteintsonbut, lecommercemondial déciderad’ouvrir quelquesnou-veauxTLD qui attireronttousceuxqui ont ratéle vi-ragedu.cometqui nevoudrontpasraterle viragesui-vant.Cequi était inenvisageableil y a cinq ansva ledevenir. Il neresteplusguèredenomscourtsàvendredansce.comsurchargé,il estdonctempsd’ouvrir denouvellespossibilitésdenommagequi relancerontunmarchédonton voit àquelpoint il estrentable.

Cetteannée,l’ICANN a autoriséla créationdesnouveaux.bizet.info.Quellebonnenouvelle ! Toutesles entreprisespourrontdisposerd’un nouveaunomsur l’Internet, dansun domainetout neuf et entière-ment disponible.Toutesles entreprisesqui ont déjàun.comvontseprécipiterpouracheterle.bizet le.infocorrespondantet donc, à très court terme,cesnou-veauxTLD seronttout aussisurchargésque les an-ciens.Bien sûr, tout celane sertà rien. Saufà faire

1Vouspouvez créergratuitementun domainedans.eu.org en allant toutsimplementsurhttp://www.eu.org, un servicequi existedepuis1995.

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gagnerbeaucoupd’argentà tousceuxqui participentàce marchéjuteux.De l’argent...Et dupouvoir aussi.

Car il existe, et c’est presqueuniquesur l’Inter-net, un lieu centralde pouvoir. Un trèspetit pouvoirc’est vrai – aprèstout, il ne s’agit que de noms –maisil concentretoutesles luttes,tousles enjeuxdepouvoir. On trouve à l’ICANN desreprésentantsdesgouvernementsde tous les paysindustrialisés.C’estbienle moins.Ony trouveaussiquelquestechnicienset l’ICANN a mêmefait élire quelques-unsde sesmembres(qui n’ont depuisjamaispu participerà au-cunedécision)par une espècede suffrage universelmondial,c’estdire commetout çaestbeau,démocra-tiqueetparfait.Américain,quoi.Et commetoutçaesttrèsà la mode,l’Union européennea récemmentdé-cidé qu’elle voulait, elle aussi,un lieu où exercerunpeudepouvoir. Commel’Amérique. Alors elle a de-mandéà l’ICANN la délégation d’un nouveauTLD,le futur.eu qui existerabientôt et qui, dèsà présent,estl’objet deluttesdepouvoir danslesquellesle pré-sentlivre, je l’espère,joueun petit rôle. L’Union eu-ropéennene sait pastrèsbien de quoi il s’agit. Toutcequ’ellesait,c’estqu’il lui fautdupouvoir surInter-netavecunTLD bienàelle.Ainsi, ellepourrachoisirqui pourracréerdesdomainesdans.euet déciderlesrèglesqui régirontce quel’on nommedéjà l’espacedenommageeuropéen.

Enfin, officieusement.Officiellement,bien sûr, lamotivationdesinstitutionseuropéennesestd’aider lecommerceélectroniqueà se développeren Europe.

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Commesi le.com et le.biz n’étaientpasassezbonspour� lesentrepriseseuropéennesqui, lespauvres,se-raientcontraintesdesefondreà l’intérieur d’un TLDmondial.Le.eu,voilà cet instrumentindispensableàl’émergenced’un espriteuropéen...Sansun.eu,com-mentfairepourdévelopperle commerceélectroniqueenEurope?Detoutefaçon,çaferatoujoursplusd’ar-gentpourlesregistrarset l’ICANN.

Pourtant, l’idée de voir un organisme tel quel’Organisationinternationaledestandardisation(ISO)uniformiserle systèmeet vendre,aunom de l’ONU,cetteressourcemondialeuniquefait peur. L’exemplede gestiondesTLD nationaux(comme.fr)a en effetmontréàquelpoint lesadministrationsétaientinadap-téesà la gestiond’un outil aussirapide.Ainsi, pourcréerun nomdans.fr, il fautenvoyerunecopiepapierd’un extrait de K-bis à son fournisseurd’accèsqui,seul,peutdemanderà l’organismenational,l’AFNIC,la créationdudomainetantespéré.Sachantqueceser-vicecoûteentresoixante-quinzeet centcinquanteeu-rosl’heure,oncomprendquenombred’entreprisessecontententde l’interfaceweb qui permetde créerdi-rectementtout cequel’on veutdansle.com.Pourcesparticulierségalement,la multiplication desformali-tésadministrativeset les coûtsd’accèssontdesobs-taclesquasimentinsurmontablesà la libre dénomina-tion deleursitepersonnel.

Cesformalitéspéniblesont évidemmentune rai-son d’être. Enfin on l’espère,tout en se demandantpourquoil’autorité belgedu.be,qui avait les mêmes

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pratiquesquel’organismefrançaisdu.fr, vient de re-venir� sur desannéesde formalismeadministratifetd’adopterenfinla règleultralibéraledupremierarrivé,premierservi.Officiellement,c’estderégulationqu’ils’agit puisqu’onsouhaite,en demandantdespreuvesd’identité, éviter qu’un tiers ne «vole» le nom d’unautre.Sauf qu’en pratique,le résultatc’est d’abordd’interdire à un particulierd’userdu nom d’une en-treprise,mêmes’il s’agit desonproprepatronyme.Ils’agit d’abord de protégerle commerce,et lui seul.Alors la critiquedespratiquesultralibéralesqui, elles,laissentautantde chancesà un particulier qu’à uneentreprised’userd’un nom,danscecas,estbienmalchoisie. On comprendqu’en six mois d’existence,Gandiait enregistréplusdenomsdans.com,.netet.orgquel’AFNIC n’en a enregistrédans.frendix ans.Onapeurenfinquandonlit, sousla plumedela Commis-sioneuropéenne,quela créationdufutur.euestprévuepour favoriser l’e-commerceeuropéen.Vouspouvezdèsà présentoublier vos projetsde vousaffirmer entantquecitoyeneuropéenvia l’usaged’un TLD com-munautaire,l’Union européennequi souhaitedevenirplussocialeetmoinsbureaucratiquevabeletbiendé-cider davantagede bureaucratieau bénéficedu seulmarché.

Doit-on, au prétexte que le secteurprivé sembleplus efficaceque l’État lorsqu’il s’agit de vendreduvent, laisseragir le marché,sansla moindrecontre-partieet alorsmêmequela ressourceestuniqueet li-mitée? Ne devrait-onpasfavoriserl’émergenced’un

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nouveausystèmedecréationdenomsdedomainequisoit� totalementdécentraliséet qui, de ce fait, favori-seraitvraimentla concurrence,plutôtquetransformerl’ICANN enembryond’un gouvernementmondial.Sila Commissioneuropéennetient tantàcréerun.euin-utile, c’est d’abordpour obtenirunevoix de plus auseindu bureaude l’ICANN. Et les enjeuxpolitiquessontencoreplusgrandsquelesenjeuxfinanciers.

LesvolésduSud

Aprèsquelespagesqui précèdentont étépubliéesdansLe Monde2, j’ai reçu une propositionsinon ré-munératrice,du moins intelligente : Michel Élie (del’Observatoire des usagesde l’Internet) me propo-sait, puisqueles noms de domaineconstituentuneressourcemondiale,que soit prélevée une taxe surchaquenomvenduqui serviraitaudéveloppementdel’Internet danslespaysdu Sud.Cettepropositionmesembleplus intelligente que la vente des TLD despays les plus pauvresau plus offrant. Gandi a parexemplereçurécemmentunepropositiond’Andersenpour la gestiondu TLD.co attribuéà la Colombie.Sije peux comprendreque l’île de Tuvalu ait préférévendreson.tvnationalà uneentreprisequi lui reverseune part desbénéfices,en théoriepour améliorerleniveaude vie de sesdix mille habitants,j’ai un peuplus de mal à comprendrequ’un paystel quela Co-lombiedoivesepriver d’unepartdesonidentitépour

2LaurentChemla,«Confessiond’un voleur»,LeMonde, 28 avril 2000.

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profiter d’un marchéqui lui estaujourd’hui inacces-sible parmanqued’infrastructuresnumériques.Il mesembleraitbienpluséquitablequ’unepartdesventesdesnomsde domaineinternationauxsoit affectéeàla miseenplaced’unetelle infrastructure,permettantnonseulementàcepaysdevendrelui-mêmedesnomsdanssonpropreespaceréservé,maisaussidebénéfi-cier d’une part de la croissanceet de la liberté d’ex-pressionquepermetl’Internet.

Parler du gouffre Nord-Sudesthorsde mescom-pétences.Le risque géopolitiqueque fait pesersurnotremondela disparitéentrenospayset ceuxquel’on nommeen développementest une simple évi-dence.Tout commem’estévidentquela participationà ce fabuleux réseaud’échangede donnéesmondialqu’est l’Internet pourrait permettreà cespays,s’ilsle souhaitent,d’entrerde plain-pieddansl’économienouvelle, à défautdepouvoir le fairedanslesécono-miestraditionnelles.La participationdespaysduSudà la culture et à l’économiemondialesleur permet-trait des’ouvrir denouveauxdébouchésensautantdi-rectementà l’étapedel’économiedématérialiséesansavoir à passerpar les investissementslourdsde l’in-dustrieclassique(lesnouvellestechniquesderéseau,particulièrementcellesutilisantla radio,permettraientmêmedesepasserd’uneinfrastructurefilaire si chèreà mettreenplace).Nousavonsbeaucoupà apprendrede cespaysoù, par nécessitééconomique,la culturedu partageet de la coopérationest plus développéequ’auNord.

CONFESSIONSD’UN VOLEUR 133

Surl’Internet – et j’entendsle démontrerplusloin–, plusonpartage,plusons’enrichit.Et qui peutaffir-merquecemodèle-làn’estapplicablequ’auréseau?Mon projet, c’est justementd’appliquerà la sociététout entièredesmodesde fonctionnementredécou-vertsgrâceà l’Internet. Mon rêve, c’est d’introduirepar ce biais et par l’apprentissagedu débat,un peuplusdecoopérationdansunmondequi nesembleplusdirigéqueparla compétition.

Au risquede poursuivre l’acculturationdéjàbienlancéepar la télévisionpar satelliteet qui ne pourraques’accentueravecun réseaulargementdominéparl’anglaiset la cultureaméricaine,faut-il accepteruneévolution/révolutiondenotremondequi neconcerne-rait quelesjeunes(le fosséaveclesplusâgésd’entrenoussecreuseégalementet l’État semblepeupresséde former lesaînésà l’usagedesnouvellestechnolo-gies)despaysrichesdisposantd’un revenupermettantl’achatd’un ordinateur? Voulons-nousvivre dansunmondeoù le fosséseraitencoreplus grandentre lapartie la plus favoriséede la populationqui auraac-cèsau savoir, à l’expression,et les autres? Ou bienest-ceque,commemoi, vouspréférezvivre dansunmondeoù la croissancedu savoir et du bonheurestaussiforte, sinon supérieure,à celle généréepar lemarché?

Optimiste,je placebeaucoupd’espoirdansl’exis-tencedeslogiciels libres pour le développementdes

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paysdu Sud.De la mêmemanièreque les médica-ments génériquespeuvent leur éviter de faire mon-ter le coursdesactionsdeslaboratoiresoccidentauxauprix dela vie deleurscitoyens,les logiciels librespeuvent leur permettred’assurerleur développementinformatiquesansdépenserleurs faibles ressourcespour engraisserencoredavantagetous les Microsoftde la planète.On peutdifficilementcomptersur uneentreprisecommercialepouradapterseslogicielsà lalangued’un paysdu tiersmonde: pasassezrentable.Mais la rentabilitén’étant pasun problèmedanslemondedu libre, un colonelde l’arméevietnamiennea ainsi affirmé, lors d’une sessionde formation bé-névole de l’Agence universitairede la francophonie,quesonpays«étaittrèsfavorableaux logiciels libresparceque nous pouvons les adapterà nos besoins,en particulier pour la langue3». À condition cepen-dantquele tiersmondeacceptedecroirequel’Occi-dentpeutlui offrir quelquechosesansarrière-pensée.Un correspondantmarocainme disait il y a peuquedesparlementaireset deshautsfonctionnairesdesonpaysinvitésà unedémonstrationdeLinux avaienteubiendesdoutesà cesujet4. Non seulementil avait dûfaire sa conférenceen français(parceque la languearabemanquedestermestechniquesnécessaires),ceque certainsne lui ont paspardonné,mais en plus,la principale réactiondu public à son exposéfut :

3On peut consulter le texte de son intervention sur http://www.aupelf-uref.org/programmes/programme4.

4Lire le résumédela conférencesurhttp://www.multimania.com/limar/bilan.html.

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«Il estimpossibleque,de nosjours, il puissey avoirquelque� chosede gratuit, il y a nécessairementdesbutsnonavoués.»Certeson obtientsouventcegenrederéactionquandonparledelogiciel libre, y comprisen Occident,maischeznous,elle estplutôt motivéepar la penséeuniquecapitaliste.Or en l’occurrence,l’interlocuteur de cet informaticienmarocainn’arri-vait pasà imaginerquel’Occidentpuisseêtresource«debien».Onmesureeneffet la difficultéà fairepas-serle messagedela coopérationdansdespaysqui ontdéjàtant souffert de l’ingérenceet des«cadeaux»duNord...Pourd’autres,heureusement,la questionneseposepas.Ainsi, les chercheursde l’Institute of Phy-sicsdeBhubaneshwar, enInde,n’ont pasététouchésparl’embargodécidéparlesÉtats-Unisaprèslestestsnucléairesindiens.Ils n’avaientplusle droit d’acheterde logiciels à Microsoft mais, commeils utilisaientuniquementle systèmed’exploitationlibre Linux...

Leslogicielslibrespermettentl’indépendancefaceauxcommerçantset à l’OMC. Et mêmesi le BurkinaFasodisposeen tout et pour tout d’une seuleliaisonpar satelliteavec le restede l’Internet – c’est dire àquelpoint il estdépendantdufournisseurdecetteliai-son– il restede toutefaçondessolutionstechniqueslibrescommeUUCP(un vieux protocolequi permet,entreautres,l’usagedu courrier électroniqueet desforumsdediscussion,d’ordinateuràordinateur, grâceà desmodemsconnectésdirectementpar téléphone).Cessolutionssontfiables,bonmarchéet,bienqu’an-ciennes,ellespermettentàdespaysentiersderecevoir

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ducourrierélectroniqueetdeparticiperauxforumsdediscussion.�

Lestechniqueshertziennesàhautdébitsontégale-mentporteusesd’espoircar ce type d’infrastructuresest parfaitementadaptéà des territoires faiblementindustrialisés.Et si l’Ardèche (dont le profil mon-tagneuxne permetpas la mise en placede réseauxdecommunicationmodernesrentablesentermeséco-nomiques)envisagede sedoterd’un tel réseaupourmettreenplaceàmoindrecoûtunaccèsrapideà l’In-ternet,on voit bienquece genrede solutionpourraitdonnerun vrai coup de fouet au développementdel’Internet enAfrique, qui n’a pasou trèspeud’infra-structuresde téléphonefilaire classique.Sansparlerdesréseauxnumériquesnécessairespourdisposerdel’Internet.Haïti adéjàchoisicettesolution,surunter-ritoire qui, lui aussi,seprêtemal à la posede fibresoptiques.

Encorefaudrait-il que les paysrichescessentdeprofiter de leur avancepour setailler la part du lionet quel’on arrêtede réserver la trèsgrandemajoritédesadressesIP (cesnumérosauxquelscorrespondentles nomsde domaine)à l’Occident – alors que leurnombreest techniquementlimité et fini. Mille cinqcenttrente-sixadressessontprévuespour le Vietnamalors qu’une entreprisede la taille de Gandien dis-posededeuxcentcinquante-cinq,soit autantque...leCamerounen1998.

Encorefaudrait-il que les payspauvresaient lesmoyenshumainset matérielsde leur développement

CONFESSIONSD’UN VOLEUR 137

informatique.Si nos contréespeuvent comptersurl’informatisation� croissantedesparticulierspourfaireémergerdeleurjeunesselestechniciensdedemain,onvoit mal commentdespaysayantun tauxd’alphabé-tisationtrèsfaiblepourrontapprendreà leur jeunesseà seservir d’un clavier. Et il seraittrop long et tropcoûteuxd’attendrele développementde systèmesdereconnaissancevocaleréellementfiablespourquenosfrèresdu Sudpuissents’informatisereuxaussi.Maislà seposela questiondesressourcescaravantdesa-voir utiliser un clavier d’ordinateur, il fautpouvoir enacheterun. On pourrait naïvementcroire qu’avec lavitessed’obsolescencedu matérielinformatique5, unvasteréseauderedistributiondenosvieillesmachinesabandonnéesse soit mis en place.Bien que techni-quementdépassées,ellesrestenteneffet parfaitementutilisables,surtoutavecleslogicielslibresdontl’évo-lution n’est pasdirigée par le commerceet qui, ducoup,fonctionnentpluslongtempssurdumatérielan-cien.Maisnon,nouspréféronsgardernosvieillesma-chines.

Et mêmesi ça sefaisait,et mêmesi on voyait unvastemouvementpopulairese mettreen placepourenvoyer (enplusdesacsderiz) du matérielinforma-tiquedanslespaysdutiersmonde,çanesuffirait sansdoutepas.Cesordinateursétantfabriquésenmasseetselondesnormesdestinéesàlesfairefonctionnerdansdespaystempéréset disposantd’un réseauélectrique

5Un ordinateurpersonnela uneduréede vie variantde deuxà cinq ansparcequ’il devient ensuiteincapabled’exécuterles dernièresversionsdesprogrammeslesplusrépandus.

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relativementfiable,ils onttendanceàtomberenpannedèsqu’ils sontsoumisàunenvironnementunpeuplusrudequele nôtre.Cen’estpaspourrienquenossallesinformatiquessontclimatiséeset parlerde climatisa-tion à un habitantdu BurkinaFasoqui a déjàbiendumal à trouver dequoi senourrir seraitindécent.Sansparlerdesproblèmesd’humidité ou de poussière(auCambodge,selonle responsabled’un centrede for-mationlocal,c’estla poussièrequi estresponsabledela plupartdespannesinformatiques),voiredela main-tenanceet du dépannage.Fauted’infrastructurecom-mercialeet d’entreprisesspécialisées,l’Institut poly-techniquede Yaoundé,au Cameroun,s’est retrouvésansaccèsà l’Internet pendantplusieursmois parcequela fibreoptiquetraversantlecampusétaitcasséeetquepersonnen’avait le matérielpour la réparer. Pré-voir desordinateursrésistantaux panneset en assezgrandesériepour qu’ils soientaccessiblesaux paysendéveloppement,voilà unedespistesqu’il faudraitsuivre. Mais à quoi bonrêver quand,justement,c’estsur la fragilité du matérielquereposeunepartieim-portantedumarchéinformatique?

À quanddesplansinternationauxde formationetde transfertde compétences? À quanddesordina-teurset desréseauxprévuspour fonctionnerdansuncadreun peuplus mondialisteet un peumoinsmon-dialisateur? Sûrementpastant que seul le profit fi-nancierguideralesdécideurs.

8.

Liberté,égalité, responsabilité

L’Internetestle repairedetouslespirates,lesnéo-naziset lespédophilesquecomptela planète,tout lemondele saitpuisquetout le mondele dit.

La premièreémissionde télévisionqui ait étéen-tièrementconsacréeà l’Internet date de décembre1995. Ce soir-là, on a pu découvrir, grâce à «Lamarchedu siècle»,qu’outrequelquessitesamusantscomme celui du Louvre ou de la bibliothèqueduCongrès,on ne trouvait guèresur l’Internet quedespirates,desnéonaziset despédophiles.Après tout,puisquedesintellectuelsaussiimportantsqueDomi-niqueWoltonouFrançoiseGiroudnecessentderépé-terquel’Internetest«dangereuxparcequel’informa-tion n’y estpasvérifiéeparun tiersjournaliste»,c’estsûrementquela télévisiondoit dire la vérité,elle...

Rienn’avait changésix ansplus tard, lorsque,dé-but 2001à un colloqueà la Mutualitéauquelpartici-paientquelquesministres,ungrandpatrondelaPolicenationaleaencorepuexpliquertrèssérieusementque,

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vraiment,l’Internet est le lieu où les délinquantsdetout� poil seretrouventpourdonnerlibre coursà leursactivités illégalesentouteimpunité.Et d’ailleurs, lesrécentsévénementsl’ont bien montrépuisque,selonnosgouvernementset sansqu’aucunepreuve n’en aitétéfournie,c’estbiensurInternetqu’ont étépréparéslesattentatsdu 11 septembre2001.On imaginemal,eneffet, quedetelleshorreurspuissentsepassersansqu’il ensoit la cause! Le téléphone,le fax, le papier,lescutters,lesavionset leschaussuresn’ayanteuau-cunepartdanscesopérationssuicides,c’estévident.

Maisalors,quefait la police ?

Elle fait cequ’onlui demandedefaireetsurtoutcepour quoi elle a étéformée.En matièrede nouvellestechnologiesje peux,pour en avoir discutéavec despolicierset desgendarmes,affirmer quele niveaudeformationdeceuxqui sesontautoproclamés«spécia-listes»est pour le moins...disonsfaible. J’ai mêmerencontréun gendarme,sansdouteimpressionnéparma fiche aux Renseignementsgénéraux,qui m’a ditquelquechosecomme: «Sivousdevenezministreunjour, n’oubliez pasla formationde la gendarmerie»,alors qu’il était là pour m’interrogercommetémoindansle cadred’unecommissionrogatoire!

Pourtant,globalement,la policefait sonboulotdumieux qu’elle peut.Quandelle enquête,elle trouve,tout aussisouvent sinon plus que dansles enquêtes

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traditionnelles,l’auteurd’un délit commissurl’Inter-net. Tout simplementparcequ’il est techniquementtrèsdifficile desecachersur l’Internet, tout cequ’onfait laissedestraces.Mis à part quelquespiratesquisaurontcommentpasserparquarante-deuxmachineséparpilléesdansle mondepour pouvoir insulter leurcopaind’écolesansse faire repérer(tout en signantdeleurvrai nomparcequ’ils sontfiersd’êtrecons),lagrandemajoritédesdélinquantssurInternetn’ont pasla formationqui leur permettraitdene laisseraucunetrace.

En somme,il estbienplusaisédepasserinaperçudansle vastemondequesur l’Internet.D’ailleurs, lesmêmesqui expliquentun jour que l’Internet estunevastezonede non-droit remplie de méchantspédo-nazispiratesdémontrent,le lendemain,pourfairepas-seruneautrepilule, qu’il estdangereuxcardevilainscommerçantspeuvent tout savoir sur leurs clients.Commentexpliquerdansle mêmetempsquelescom-merçantspeuvent pister les internautesquandla po-lice serait,elle,incapablederetrouverdesdélinquantsavectouslesindicesdu monde?

Il n’y arienàexpliquer, bienentendu.Commetoutcequevouslisezausujetd’Internet,quecesoit dansce livre ou ailleurs,la premièrequestionqu’il fautseposerest celle de l’intérêt de celui qui parle. Ceuxqui parlentde l’Internet le font rarementpour autrechosequepour desraisonscommerciales,politiquesou juridiques.Et quandcen’estpaspar intérêt,c’estbien souvent par simple instinct de survie : Internet

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estdevenuun passageobligé de tout discourspublicet ne rien avoir à dire à sonsujetesttotalementsuici-daire.À cesujet,je mesouviensavecdéliced’un hautresponsabletrotskistevenu me demander, aprèsuneconférencesur les logiciels libres que j’avais faite àl’universitéd’étédela Ligue communisterévolution-naire (LCR), de l’aider à comprendrece réseau«ausujet duquella LCR doit absolumentavoir une opi-nion».Et je doiscesjours-ciparticiperà uneréunionpour aiderRobertHue à définir sespropresopinionssurcesujet.

Pour se convaincre que l’Internet est bien loind’être la bonneplanquepour pédophilesdécriteparcertains,il suffit desuivreattentivementl’actualitéquiesttrèsrégulièrementalimentéeparle démantèlementde réseauxpédophilesagissantsur l’Internet. C’estbien la preuve que le réseaune leur procureaucuneprotectionparticulièreet permetmêmedeles traquerplus facilement.En réfléchissantun peu,on se rendvite compteque la pédophilien’a rien à voir avecle développementdes réseaux.Qui voudrait croirequeles pédophilesne sontactifs quesur l’Internet ?Qu’avant de découvrirun nouvel outil de communi-cation,ils n’avaientjamaispenséauxpetitsenfants?Que s’ils n’avaient pasutilisé un réseauoù il est sidifficile desecacher, ils auraientétérepérésaussifa-cilement?Combienderéseauxpédophilesétaientdé-mantelés,chaqueannée,avant l’apparitiondel’Inter-net grandpublic ? Et combiendepuis? Est-cequ’il

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vaut mieux ne pasles voir ou les laisserse démas-quer� ? Est-cequ’encachantla saloperiesousle tapis,elle disparaît?

Pourtantla prioritédesautoritéssembleêtred’em-pêcherles pédophilesd’utiliser l’Internet plutôt quede lesarrêter. Or, s’il estcompréhensiblequel’on nesouhaitepasleur faciliter la vie (encoreheureux!) enles aidantà diffuser leurs monstruosités,il est plusdifficilementdéfendableque l’on fassetout pour lespousserà secacher. Le premiertexte deloi françaisàavoir pris encomptel’existencedel’Internet estl’ar-ticle 222-28duCodepénal.Il aggravela peineencou-ruelorsquela victime d’uneagressionsexuelle«aétémiseencontactavecl’auteurdesfaitsgrâceàl’utilisa-tion, pourla diffusiondemessagesà destinationd’unpublic non déterminé,d’un réseaude télécommuni-cations».Une agressionsexuelle est donc bien plusgrave si l’on a rencontrésonagresseursur l’Internet.C’estconnu!

Toujoursaussipopuliste,égalementvoté en 1998à un momentoù il fallait propagerl’idée que le ré-seauétaitdangereuxetqu’il fallait le réguler, l’article227-23aggrave lespeinesencouruespourla diffusiond’une imagepornographiquereprésentantun mineursi cette imageest diffuséepar l’Internet. C’est tou-jours très logique, la sociétésubit un préjudicebienplus grave quandl’image passepar le courrierélec-troniqueplutôtqueparla poste,souspli scelléetsansquequiconquenepuissel’intercepter! Cetarticlepu-nit égalementla diffusiond’une«représentation»d’un

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mineurun pédophilequi diffusesesdessinsdepetitsgarçons� surInternetencourtunepeineplusgrave ques’il viole un vrai bambinou ques’il secontented’en-voyerlesphotosdesonforfait parla poste! À cestadece n’est plus de la démagogie.C’est plutôt de délirepsychotiquequ’il fautparler.

L’Internetestunoutil commundediffusiondel’in-formationetcommesagestionestpartagéeparuntrèsgrandnombred’opérateurs,il estpresqueimpossibledesavoir quelcheminva emprunteruneinformation.En revanche,on peuttrèsfacilementenrepérerl’ori-gine et donc,quanddespédophilesseréunissentsurl’Internet,c’estcommes’ils seréunissaientenpublic.À tel point qu’enAllemagne,unecellulespécialedela policeestchargéede«patrouiller»surle réseauafinde traquerles extrémistesnazisqui s’y vautrent.Lemythedel’impunité s’effondre.

Encore faudrait-il que des plaintessoient dépo-sées.Il ne sert à rien que les élus ou les associa-tions s’émeuvent et demandentunenouvelle législa-tion si lescitoyensnégligentleursdroits.Leslois exis-tantess’appliquenttrèsbiensur l’Internet, il suffit delesconnaître.Maisquanddesparlementaires,commeMichel Caldaguès,montrentle mauvais exemple,onnepeutpasreprocherleur ignoranceauxcitoyens(cf.page72).

Le vide juridique qui prévaudrait sur l’Internetn’estdoncqu’unmythe.Lesactespédophilessontin-terditsdanstous les paysdu monde.La diffamationestcondamnéemêmeauxÉtats-Unis,pourtantsi fiers

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deleurpremieramendementqui autoriselespiresdis-cours� de hainetant qu’ils ne s’en prennentpasà unindividu en particulier. En France,plus particulière-ment,la premièrequestionqui seposeestla caracté-risationd’un délit commissur l’Internet et, donc, lechoix du texte qui servirade fondementà uneéven-tuelle plainte. Lorsqu’un particulier dénoncepubli-quementlesméthodescommercialesdouteusesd’uneentrepriseencitantunemarquedéposée,enappelantau boycott et au piratagedu site de l’entreprisemiseencause,s’agit-il d’uneentorseaudroit commercial?D’un délit civil, pénal? D’une atteinteà la loi sur lapressede1881? D’une incitationaupiratageprévueet puniepar l’article 462-8du Codepénal? Cen’estplusle vide,c’estle trop-plein.

L’Internet est à la fois un supportde correspon-danceprivéeetd’expressionpublique.Or, il n’estpastoujourssi facile de distinguerl’un de l’autre, bienqu’il existe unecirculaireministérielle1 méconnue(ycomprisdepasmaldejuristesquej’ai rencontrés)quidéfinit la correspondanceprivéeauregarddela com-municationpublique.Ce texte affirme ainsi que «lacommunicationaudiovisuellesedéfinitparoppositionà la correspondanceprivée.Il y acorrespondancepri-vée lorsquele messageest exclusivementdestinéà

1Circulairedesministresdela Cultureetdela Communication,dela Jus-tice etdel’Industrie,«priseenapplicationdel’article 43dela loi no 86-1067du30septembre1986relativeà la libertédela communication,concernantlerégimeapplicableàcertainsservicesdecommunicationaudiovisuelle»,Jour-nal officiel du 9 mars1988.

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une(ou plusieurs)personne,physiqueou morale,dé-terminée� et individualisée.À l’inverse,il y a commu-nicationaudiovisuellelorsquele messageestdestinéindifféremmentaupublic engénéralou à descatégo-ries du public, c’est-à-direun ensembled’individusindifférenciés,sansquesoncontenusoit fonction deconsidérationsfondéessurla personne».

Nousvoilà bienavancés: selonquel’auteurd’uncontenuconnaîtou nonà l’avancela liste deceuxquiliront sonœuvre,le droit qui s’appliqueraseradiffé-rent.Ce qui traceunelimite entrecorrespondanceetcommunicationquelquepartentrele sitedontl’accèsestprotégépar un mot de passeconnuseulementdeceuxauxquelsl’auteura prévudes’adresseret le sitedont l’accèsest limité de la mêmefaçonmais dontles archives sont accessiblesà tous les futurs abon-nés.Enfin, je suppose...À l’évidence,nousne man-quonspasdelois pourencadrerlesusagesdel’Inter-net.Qu’il s’agissedecommerce,d’utilisationdesdon-néespersonnelles,depiratage,d’incitation à la haineraciale,depédophilie,leslois sontlà.C’estleurappli-cationquiestsouventcomplexeetquandonsaitquelaCommissionnationalede l’informatiqueet desliber-tés(CNIL) disposait,en2000,entout et pourtout dequarantefonctionnairespour fairerespecterla loi surl’utilisation desfichiers informatiquesfaceaux mil-lions desitesqui s’enservaient,il estsansdoutelégi-timed’êtreportéàuncertaindésespoir. Maisest-ceencréantdenouvelleslois qu’on rendraplusaiséel’ap-plicationdesanciennes?

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Pourtant,l’Internet a ceci de particulierque,lors-qu’on� y constateun délit, on cherchesystématique-ment un intermédiairetechniquecapabled’y mettrefin, sansjugement,sansgarantiedes droits de ce-lui ou celle quel’on souhaitefaire taire.Ainsi, il nese passepasun jour sansque les fournisseursd’ac-cèsne reçoivent des lettresde protestationde leursclientsqui leur demandentde«transmettreauserviceconcerné»desréclamationssurlescontenus,quandcen’est pascarrémentde «faire cesser»desdélits sup-posés.Commesi le fournisseurétait capable,lui, desavoir quelleestla loi et commentl’appliquerquandmêmeles meilleursjuristesont du mal à s’y retrou-ver. Combiende lettresun directeurde grandmaga-sin reçoit-il de clientsqui se plaignentde s’être faitdéroberleur portefeuilledanssesrayons? Jene saispas.Sansdoutetrèspeucardansla vraievie, onvaseplaindreà la police et à la justice,pasaux «intermé-diaires».

Pourquoi n’a-t-on pas le même réflexe surl’Internet ? Pourquoi des intermédiairestechniquesdevraient-ilsassurerles fonctionsqu’un Étatdedroitréserveàsesforcesdel’ordre ?Quandon vouspiquevotre portefeuille,vous allez vous plaindreau com-missariatle plusprocheet vousneparlezpasdevidejuridique au seul motif que le voleur existe et quel’État nepeutpasfairedisparaîtrele vol à la tire sansdevenir un Étatpolicier qui encadreraitchacundesescitoyenspar descaméraset placeraitdesgendarmespartout.Pourtant,sur l’Internet, c’est exactementce

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qui sepasse.Reste,évidemment,quel’applicationdenos lois à desservicessituésen dehorsdu territoirenationaletcependantaisémentaccessiblesvia l’Inter-netposeun problèmed’uneautreampleur.

Plaideurs,maispasplus

Jemilite depuislongtempspourqueceuxqui s’at-tachentà combattreles délits liés à l’expressionpu-bliques’impliquentunpeuplussurl’Internet.Lesas-sociationsantiracistes,parexemple,devraientappor-ter la contradictionauxnégationnistesdanslesforumsde discussion,au lieu de laisserde simplescitoyenssansdocumentationni formationcombattreseulsdesgens organiséspour diffuser au mieux leur propa-gandepuante.

Mais touspréfèrentseplaindre,deloin, dèsqu’onleur rapporten’importe quel débordement,affirmantque l’Internet est le repairede tous les maux qu’ilscombattentailleurs.Mais quene viennent-ilspaslescombattrelà où ils sontaujourd’hui? C’est vrai, ontrouve plus souvent un négationnistesur l’Internetqu’ailleurs,les fascistesde tout poil ont beaujeu des’y vautrerdansleurfangequotidienned’insultesetdemensonges,lessectesdel’utiliser commeunnouveauterraindejeu.Cesmalades,cesfous,cesextrémistes,cesmanipulateurssontlimitésdansleurparolepartoutailleurs,à l’instar du citoyen«normal»qui n’avait luinonplus,avantl’Internet,aucunlieu d’expressionpu-blic à sadisposition.L’Internet leur offre lesmoyens

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deseregrouper, deseformerlesunslesautreset,hé-las� !, dedevenir plusefficaces.Mais qui voit-on faceàeuxsinondesfemmesetdeshommesqui n’ont pourles contrerque leur indignation? Où sont les asso-ciationsdont le rôle est de défendreles valeurssurlesquellesreposenotrecollectivité ?

Bientropsouvent,ils sontdevantlestribunaux,surles plateauxde télévisionet dansles ministèrespourdemanderquel’État restaurel’ordre public sur le ré-seauenimposantaux intermédiairestechniquesd’in-terdirel’accèsauxcontenuslitigieux, voire mêmedemettreen œuvredessystèmesde filtrage souspeined’être poursuivis en justice. Et ces bien-pensantss’étonnentque certainsosentleur opposerla libertéd’expressionalorsqu’ils ne combattentquela haine,alorsqu’ils neveulentqueprotégerlesenfants.Maisc’est parceque, dans leurs justescombats,ils ou-blient que toute techniquequi permettraitle filtragesansjugementdescontenusconcerneraitnécessaire-ment toutesles expressions,et passeulementcellesdesnéonazisou despédophiles.

Quand,pourfairetairelesennemisdela démocra-tie, on demandeà l’État de créerdesmoyenstech-niquesdefiltrage,on lui donneaussidesarmespourfairetairetouteoppositioncitoyenne.Si la loi protègebeletbienl’expressionsyndicaleetcelledela presse,aucunrecoursn’est prévupour le citoyen qu’on faittaire.Or, le citoyenqui s’exprimen’estnormalementsoumisqu’audroit commun,il n’a à répondredesesactesque devant la justice et ne devrait en aucun

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cas,sousprétexte qu’il utilise un outil plutôt qu’unautre� pour s’exprimer, êtresoumisà d’autresrègles,fussent-ellesinspiréesparlesmeilleuresintentions.

Avec une telle procédurede filtrage sansaucuncontrôle de la justice, sansaucunegarantie légale,c’est la liberté d’expressionde tous les internautesqui estremiseen questionet, au final, la victoire as-suréedesennemisde la démocratiequenosbonnesâmescherchentpourtantà combattre.En appelantaufiltrage privé, on oublie que le fondementmêmedela démocratiec’est justementla séparationdespou-voirs. On négligequel’État, bien plus queles juges,est soumisaux pressionsdesgrandsgroupesfinan-cierset quesi notreConstitutionfait du juge le seulgarantde la libertéd’expression,cen’estpasparha-sard.Quandbien mêmeun tel filtrage seraittechni-quementpossible(etj’entendsdémontrerqu’il nel’estpas),demanderà des commerçantsde déciderà laplacede la justicedece qui doit ou nonêtrediffusé,ce n’est passeulementleur demander«d’avoir uneconsciencemorale»commeMarc Knobel (cf. page191) l’affirme un peu trop naïvementau regard desonexpériencejudiciaire (outre le procèscontreYa-hoo !, il a choisi de poursuivre en justice les princi-paux fournisseursd’accèsfrançaisqui refusaientdefiltrer l’accèsàfront14.org,unsitedepropagandehai-neusesituéen dehorsdu territoire). Bien sûr, quandle MRAP et la LICRA demandentà un fournisseurd’accèsd’interdire à sesclients l’accèsà tel ou tel

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sitefascisant,sansqu’unedécisiondejusticenel’im-pose,� onatrèsenvie delessuivre.Maisqu’ensera-t-illorsquece fournisseur, au lieu d’avoir cesdeuxasso-ciationsrespectablesfaceàlui, devrarépondreauxin-jonctionsidentiquesd’unesecte,érigéeenassociationelle aussi,et qui lui demanderadefermerle sited’unancienmembrequi dénoncesespratiques? Et quesepassera-t-illorsquetel hébergeurgratuit, financéparla publicitéd’un grandgroupe,devra choisir entrelalibertéd’expressiond’un clientquinelui rapporterienet la volontéde sonfinancierde faire taire toutecri-tique ?

Ce sont les gesticulationsdes soi-disantdéfen-seursdela libertéqui font le jeu du fascisme.Il n’estpaspossibletechniquementd’interdire la hainesansécorcherla liberté. Le prix à payerpour débarrasserl’Internet despédo-nazis,c’est tout simplementnotrelibre parole.Et cequi estenjeu,c’est la pérennitédel’Internet (au fond, pourquoine pasle détruireou letransformeren un outil strictementréservéau com-merceélectronique?,aumoinsle problèmeseraitré-glé) entantquemoyend’expression.

De toute façon,et quoi qu’en dise Philippe Bre-ton2 quandil comprendde travers Vinton Cerf (quifut, en tant que «créateur»de l’Internet, un desex-pertschoisispour proposerdessolutionsde filtragelors du procèsYahoo! et qui a déjà fait savoir quesesproposavaientétélargementdéforméslors du ju-gement),tout technicienun tant soit peucompétent,

2Libération, 3 août2001.

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américainet inventeurd’Internetdesurcroît,vousdirala même� chose.Il n’estpaspossibledefiltrer l’accèsà un site situéà l’étranger, saufà vivre dansun Étatpolicier. On peut,commedanscertainspays,n’avoiraccèsau réseauquevia un opérateurnationaliséquiobéit aveuglémentà toute demandede filtrage d’unsiteétranger. La Tunisie,pourneciterqu’elle(maislaChine,entreautres,disposedesmêmes«frontières»techniques),interdit à toussescitoyensl’accèsà cer-tainssites.Et je suisbienplacéen tantqu’hébergeurdu site du Mondediplomatiquepour le savoir. Seulsquelquesprivilégiés capablesde payerdestélécom-municationsinternationalespeuvent visiter ce site àpartir du territoiretunisien.

Oui, dansun sens,il est donc possiblede filtrerl’accèsà dessitesnéo-nazissituésen dehorsdu ter-ritoire national.Il suffit d’obliger tousceuxqui pro-posentun accèsà l’Internet (fournisseursd’accès,en-treprises,associations,universitéset écoles)à passerparunordinateurcentralqui filtrerait chaquedemanded’où qu’elle vienneen vertu d’une liste noire établiepar lesautorités.Outrequ’il faudraità cetordinateurune puissancede calcul totalementdémesuréepourvérifier presquechaqueoctet,celareviendraitni plusni moinsà fairepassertousnosappelstéléphoniquespar un centraluniqueoù desopérateurshumainsdé-cideraientsi la conversationtenueest légale ou non.Et, bien sûr, il faudrait interdire à tous les citoyensfrançaisdeseconnecterà l’Internetenpassantparun

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fournisseurd’accèsétrangerauprix d’unecommuni-cation� internationale.Voilà le prix qu’entantquetech-nicien je fixe aux demandesde filtrage.Et personne,sauf à modifier tous les protocolesen vigueur, tousleslogicielsqui utilisentlesservicesdu réseauet touslesserveursdel’Internet,nevousproposerajamaisunprix plusbasquele mien.

Êtes-vous prêt à le payer, vous qui voulez qu’oninterdisel’accèsà tel ou tel site ? Êtes-vous prêt àvivre dansun Étatpolicier pour éviter quequelques-unspuissentlire la proseracisted’unedizainedefousdangereux? Êtes-vous prêt à faire à ce point le jeude ceuxquevousditescombattre,quandvousrécla-mezcefiltrage ? PhilippeBretona tort decaricaturerles argumentsde sesadversairesà ce slogan : «Laliberté de communicationdoit êtretotale,quel qu’ensoit le prix», commeil l’a innocemmentdénoncédansLibération entitrant sontexte «Internet,zonedenon-droit».Cequenousaffirmonsenrevanche,c’estqueleprix à payerpour faire de l’Internet la «zonede tousles droits»consisteà transformernotrepaysen dic-tature.Quandchaquecitoyena un policier derrièreledos,c’estvrai quelesdélitssontrares.Non,la censuren’a pasquede bonnesraisonsd’exister. Et les asso-ciationsqui croientdéfendrela démocratieendeman-dantàl’État delimiter la libertéd’expressionoublienttropsouventquelespiresennemisdecettelibertésontceux-làmêmesqu’ils croientcombattre.

Ce qui est possibleet souhaitable,c’est de com-battre la hainepied à pied, faceà face,de punir la

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hainelorsqu’ellecontrevient à la loi surnotrepropreterritoire.� Pas de l’interdire ou de la faire interdiredansdespaysoù l’histoire et la culturenesontpaslesnôtres.On peut cependantutiliser les mêmesarmesquel’adversaire,l’Internet et lesréseauxsontun for-midablemoyen d’action contre les fanatiquesparcequ’ils permettentunediffusionpluslargedel’Histoireet de seshorreurs.Commeil est dommageque lesgrandesassociationsde lutte contretoutesles formesde racismene participentpasaux forumsde discus-sion qu’ils dénoncent! Commeil estdommagequesi peude documentshistoriquessoientmis en lignepour servir ceux qui, chacundans leur coin, com-battentles ennemisde la démocratie! Commeil estdommagequenosassociationsperdentleur tempsetjouentcontreleur proprecampdansdesprocèsaussimédiatiquesqu’inutiles !

Censurerl’accèsàl’Internetneferapasdisparaîtrelesobscénitésqu’ony trouve,leurdiffusions’entrou-veraunpetitpeupluscompliquée,c’esttout.«Cachezceseinqueje nesauraisvoir...»Unetelle solutionneferait d’ailleurs que conforter l’Union desétudiantsjuifs deFrance(UEJF)– célèbredansle petit mondede l’Internet pour avoir intentédesprocèsà tout lemonde,le plus souvent à côté de la plaque– qui lapratiquedéjàsur sonpropresite. Dansle forum quipermetà sesmembresde débattrepubliquementdel’action del’association,lescontradicteursdela lignedéfenduepar la directionsontaussitôtcensurés3. Les

3Lire l’article consacréàcesujetsurhttp://www.minirezo.net/article52.html.

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contributionsqui contestaientlesméthodesdel’UEJFont mystérieusementdisparudu forum.

Mais la restrictiondesmoyensd’expressionn’a ja-maisfait disparaîtrele fanatismeni le crime.Tout cequ’ellepermet,lorsqu’elleest«efficace»,c’estdelais-ser la populationdansl’ignorance.Quellebelle idéepour une dictature! Comme c’est facile ! Commec’estirresponsableaussi!

Débatpublic et responsabilité

Quiconquea un jour participéà un forum de dis-cussionsaitqu’il n’existepasdelibertédeparolesansresponsabilité.Dire cequel’on a à dire n’estpasuni-quementundroit fondamental,c’estaussiunerespon-sabilitédont la valeuresttrop souventminimisée.Unhommequi osedéfendreson opinion dansun débatpublic ne peutêtre que transformépar l’expérience.En bien,le plussouvent.

Enfants, on nous a appris à ne parler que lors-qu’onnousy autorisait,ànoustairedevantlesgrands.Adultes,nousne savonspascommentprendrela pa-role en public et nousen avons peur. Nous devonsnouscontenterderépétercequel’on nousdit, dedis-cuterdu journaltélévisédela veille etdecolporterlesplatitudeslesplusvides.Pourtant,donnersonavis surunequestion,mêmeanodine,et sevoir contreditpardesignorantsoupardeséruditsestunacteimportant,difficile, voiredangereux.

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Ainsi, en1996,un jeuneBelgea postéuneblagueracistedansunforumpublic.Riendegrave,la conne-rie n’est pasun délit, maissur l’Internet, tout prendsouvent desdimensionsdisproportionnées.Danssonignorance,le jeunehommen’avait pasnoté l’agita-tion qui entourait les tout premiersarticles racistes(maisméchammentracistes,ceux-là)postésdanscesmêmesforums publics depuisle mêmefournisseurd’accèsbelgequ’il utilisait. Du coup, il a subi l’irede tous les lecteursdu forum, dont certainsse sontplaints auprèsde l’école de musiqueindiquéedanssasignature.Et d’où le gamins’estaussitôtfait virer,sansavoir le tempsdecomprendrecequi lui arrivait.Injuste?Oui sansdoute.Maisexemplaireàplusd’untitre.

Il ne viendrait à l’idée de personne,sauf dequelquesuicidaire,d’entrer dansun bistrot pour in-sultertousles clients.Pourtant,sur l’Internet, on dé-barquecommesi on était chez soi – et d’une cer-taine manière,on est bel et bien chezsoi quandonse connecte– et on s’exprime de la mêmemanièrequ’en privé. Mais le problème,c’est qu’on est dansun espacepublic. Notre jeuneBelge l’a apprisà sesdépenset m’a émuquand,autéléphone,il m’a expli-quéqu’il n’avait paspenséquesablagueracisteseraitlue par desmilliers de personneset quecertainessesentiraientblessées.Il avait l’impressionde discuteravecquelquespotesréunisautourdelui, rien d’autre.

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Son erreurest compréhensible.Commentne passe tromper alors que l’Internet est courammentdé-crit commeun gadgetfamilial bien utile pour fairesescoursesou pour envoyer les photosdu petit der-nier à la famille et rien d’autre? Pourtant,la démo-cratisationdel’expressionpubliqueestunenouveautésocialed’une importancecapitale : toutescestech-niquespermettantdeconvaincre,dedébattre,depré-senterdesargumentsetd’apprendreàcontrerceuxdesesopposants,deconstaterqu’on vousécoute,qu’ontient comptedevotrediscours,tout cetapprentissagequi dansle passéneconcernaitquelesmilitantsactifsdespartispolitiqueset dessyndicatsestaujourd’huiaccessibleà tous.Il n’est passeulementquestionderendrepossiblel’exerciceréel d’un droit fondamen-tal, il estaussiquestiond’uneévolution dela société.D’une évolutionprofonde.

Parceque tous ceux qui apprennentque leur pa-role compte,et qui l’apprennentendehorsdesstruc-turespréétablies(dont ne peut sortir qu’un discourslui aussipréétabli),tousceux-làpeuvent(et le font deplusenplus)prendrepartauxdébatspublics,y com-pris endehorsdu réseau.Ils peuventle faireavecunevision et desopinionsqui ne sontreprésentéesnullepartdansle paysagepolitiqueet,enétantresponsablesde leur propos,ils le font mieux que certainshabi-tués desdiscourscreux. Vous souhaitiezun mondedanslequella consciencesocialeet l’implication descitoyensdansles débatsde sociétéfussentaccrues?Méfiez-vous,vouspourriezêtreexaucé.

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CejeuneBelgea doncappris,à la dure,cequ’estuneparolepublique.D’autres,pluschanceux,le com-prennentquandun beau jour ils disent une grosseconnerieenpublic et doiventremballerleur ego gon-flé par cettetoute nouvelle liberté (ce fut mon cas).Les plus sagess’en aperçoivent sansmêmeuserdela liberté potentielleet, parfois, font mêmele choixde ne pasen userdu tout. La liberté de parolene vapassansune responsabilitésocialeplus grandequecelledusilence,àlaquellenousétionshabituésvousetmoi, simplescitoyens.Onnedoit pasdonnersonavisen public sansaccepterd’être responsablede sespa-roles,dansl’immédiat et surtoutdansl’avenir, parcequel’Internetn’oublie jamaisrien.

Les participantsaux forums de discussions’in-quiètentsouventque,desannéesplustard,n’importequi et,notamment,desemployeurspotentielspuissentretrouver la tracede leursécrits.Cetteinquiétudeestlégitime, mêmesi uneentreprisen’a légalementpasle droit defairedediscriminationà l’embaucheensefondantsurlesopinionsd’un candidat.Maisonn’em-pêchepas une infraction en refusantd’assumersesresponsabilités.Ce n’est pasparceque vous utilise-rezunpseudonymequevouscombattrezle comporte-mentdel’employeurqui fouille votrepassépolitiqueavantdesignervotrecontrat.Et je nesuispassûrquevousaimerieztravailler pour lui, mêmesi vousvousêtesprotégécontreune éventuellediscrimination.Il

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mesembleaucontrairequec’estenassumantvospro-pos� quevousgagnerezle droit devivre dansuneso-ciétéplusjuste.

Assumerla responsabilitéde sesopinionset évi-ter d’avoir à subirun préjudiceillégal parcequel’onassumesesidéessont deux problèmesdistincts.SiRenaudCamus(l’auteurdeLa CampagnedeFrancedontcertainspassagesantisémitesont déclenchéunevivepolémiqueauprintemps2000)venaitun jour medemanderde l’embaucher, je refuseraiscertainementd’accorderplusqu’unregardoutragéàsoncurriculumvitae. Il ne fait aucundoutenon plus que,assumantmesresponsabilités,je lui dirai pourquoije rejettesacandidature.Et il va de soi, qu’il auraitdèslors par-faitementle droit demepoursuivre en justice.Est-ceuneraisonpour queRenaudCamuscessede publiersesopinions?Est-ceuneraisonpourqu’il le fasseca-chéderrièreun vrai prête-nomdonton supposequ’ilne risquerajamaisd’avoir à chercherun job ? Jenevaispasmefairequedesamisaveccelivre,c’estcer-tain. Peut-êtredevrais-je le publier sousun pseudo-nymepournepasavoir àdissimulermesopinionsde-vantmesproches?Est-cedanscemonde-làquenousvoulonsvivre,dansun mondeoù il faudraitsecacherpourparlerdepeurd’avoir àassumer?Risquerqu’onvous renvoie un jour votre passépublic à la figure,c’est une responsabilitéénormedont il faut prendreconsciencequandon pianotesursonclavier.

NetsousX

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Certainspourtantrejettentcetteresponsabilitéavecdesargumentssolides,notammentla loi Informatiqueet Libertéqui prévoit quel’inscription dansunebasededonnéesdoit êtrededuréelimitéeetqui instaureundroit à l’oubli informatique.C’estvrai, maisce textetraitedefichiersprivés,defichiersréalisés,pour leurpropreusagele plus souvent,par desentreprisesquiles exploitent sansrendrepublic leur contenu.Il n’ajamaisétéprévupourgarantirun droit à l’oubli de laparolepublique.Vouspouvezarchiver surordinateurle discoursdetousleshommespolitiquessansavoir àdéclarerquoi quece soit à la CNIL chargéede fairerespecterla loi en question.Même si la parolepu-blique used’un outil informatiquepour êtrediffuséeetarchivée,elle rested’abordetavanttoutpublique.

D’autres affirment que dansbien des cas, il esttrop risquédeparlerenpublic et quel’anonymatdoitêtre garanti pour que certainesvérités soient dites.Bien sûr. Je n’imagine pasdevoir révélermon nomlorsqueje demande,dansun forum public, commentfaire pour soignerdiscrètementla blennorragiequej’ai contractéeen fâcheusecompagnie.Tout commeil est légitime qu’un opposantà unedictatureutiliseInternetpour publier sonopinion en dissimulantsonidentité.Saufqu’il auraitbientort desecroirealorsin-touchable,qu’on le déploreounon.Commele dit jus-tementunemaximecélébrissime,«surl’Internet per-sonnene sait que vous êtesun chien».Ce qui vousautorisenonseulementàdisposerd’autantd’adressesélectroniquesgratuitesquevousle voulez,maisaussi

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à lesutiliser à bonescientpour, parexemple,deman-der une aide médicalesansdévoiler votre identité.Celan’empêcherapasla justice(etseulementelle)deremonterjusqu’àvoussi, plutôt quepour demanderdesrenseignementsanodins,vousutilisez les forumspour essayerde vendrede la drogue.Mais ça empê-cheracertainementvotrepetiteamied’apprendrequevousla trompezetquevousêtescontagieux(enfinça,elle s’en apercevra peut-être).Et pour peuquevousn’utilisiez pas le matérielde votre entreprisequandvoussouhaitezen dire du mal, votre patronignoreral’origine de la fuite qui l’a conduit devant un juged’instruction.

En revanche,si la justiceestauxordresd’un pou-voir quelconque,alorsvousneserezpasàl’abri dere-présailles,mêmesi vousutilisezuneadresseélectro-niqueanonyme.Pasplus d’ailleurs quesi vousvousdéguisezpourallermanifesterdevantle palaisdudic-tateur que vous combattez.Si je suis persuadéquel’Internetpermetd’augmenterle niveaudelibertépu-bliquedanslespaysdémocratiques,je doutequesonusagepuisseaideruneoppositionà faire tomberunedictature.Celle-ciauratoujourslesmoyensderetrou-ver l’auteurd’un message.Ne soyonspasnaïfs,l’In-ternetn’estpasla solutionà touslesproblèmesdecemonde.La seulesolutionqui resteàunopposantpoli-tiquedésireuxdes’exprimerestdepasserparun tiersqui, depuisun paysun peuplus démocratique,pren-dra lui-mêmela responsabilitéde la paroleinterdite.

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Celas’appelleles journauxétrangers.Celas’appelleaussi� AmnestyInternational.

Maisenaucuncascenedoit êtrel’anonymatlourdqueproposentpourtantquelquesdéfenseursautopro-clamésd’une liberté de réflexion totale et irrespon-sable.Il existe dessitesqui servent d’intermédiairesdansla transmissiondemessagesdontils garantissentquepersonneau monde,police et justicecomprises,nepourraretrouver l’émetteur. C’estcelal’anonymatlourd que rendentpossibleces fanatiquesqui usentde méthodesdignes des meilleurs montagesfinan-ciersprotégeantlesréseauxdeblanchimentd’argent.Un anonymat bien inutile pourtant,surtout danslecasde notreopposantpolitique. Un pouvoir policiern’a pasbesoinde remonterà l’auteur de propospu-bliéssurInternetcarle plussouvent,cescitoyenstur-bulents sont étroitementsurveillés, Internet ou pas.D’ailleurs,si j’étaisunaffreuxdictateur, je m’empres-seraisdemettreenplaceun tel systèmed’anonymat,trop contentquemesopposantsutilisentdesmasquesqueje leur vendsmoi-même,c’est tellementplus fa-cile pourlesidentifier.

De toutefaçon,uneparolepolitiquen’a devaleurquesi quelqu’unenassumela responsabilité.Un ano-nymeestet resteuncorbeau,quelsquesoientlesfaitsqu’il dénonce.Touteinformationpeutêtrerévéléeparla médiationd’un journalisteoud’uneassociationquiprendrontla responsabilitédele publieret lui donne-ront ainsi toute sa valeur. Cet anonymat lourd n’està ce jour utilisé quepar despirates,desnéonaziset

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quelquespédophilesavertis. Ceux dont la liberté deparole� estmenacéesaventbien,eux,lesdangersd’unetellepratique,aucontrairedesdéfenseursd’unetotalelibertéd’expressionàl’épreuvedela moindrerespon-sabilité.

Les jeunestechniciensnaïfsqui mettenten placedetelles«armesdeguerre»font partiedespiresenne-misdela libertéd’expressionsurl’Internet.Parcequelesvraisdélinquants,qui sontlesseulsà utiliser leursservices,serventderepoussoiràuneopinionpubliqueet d’alibi aux autoritésdansleurs tentativespour ré-guler la libertéd’expressionsur Internet.Ils ont beaujeu en effet, ceuxqui veulentla fin de cettenouvelleliberté,de déplorerles poursuitesimpossiblescontrelesutilisateursdeces«anonymiseurs»et deréclamerl’adoptiondelois liberticidesalorsqu’unesociétédé-mocratiquedevrait au contraireposerle principe dela responsabilitélégale des«anonymiseurs»pour lescontenusqui transitentparleursservices.Exactementcommeunjournalistequidevientresponsabledespro-posqu’il reproduitlorsqu’il choisit de les dissimulerderrièreun anonymat total et qui peutrefuser, mêmedevantla justice,dedévoiler sessources.

Si ces«anonymiseurs»acceptaientune telle res-ponsabilité(ousi la loi la leur imposait),alorsl’Inter-netpourraitdevenirunevéritablearmedansle combatenfaveurde la libertéet desdroitsdel’homme.Toutsimplementparcequelesresponsablesdetelsservicesdevraientseplier auxmêmespratiquesquelesjourna-listespour diffuserla parolede leursclientset qu’ils

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bénéficieraientdesmêmesprotectionslégales.Il faut,hélas� !, se rendreà l’évidence, le pouvoir législatifn’a aucunintérêt à adopterdesmesuresqui lui ôte-raient de fait tout prétexte pour régulerl’expressionpublique.Et les gouvernementsqui mettenten placedes«anonymiseurs»pour faciliter la tâchede leursservicesderenseignementsn’ont euxnonplusaucunintérêtà setirer uneballedansle pied.En attendant,lespiresdérivesdel’Internetviennenttoujoursdecesservices«anonymiseurs».Et cesontleursdéfenseursqui ensontresponsables.

L’apprentissagedela liberté

La liberté d’expressionpublique ne peut existersansresponsabilitélégale, sinon morale,par consé-quentcelui qui en usedoit accepterd’être jugé. J’aimoi-mêmeapprisàm’exprimerenpublicgrâceàl’In-ternetet je pensequ’à terme,nousauronstouscettepossibilitédeprendrenous-mêmesla paroleaveceffi-cacitésanspasserpardesintermédiaires.D’où la miseàmaldumonopoledeshommespolitiquesoudesmé-diasclassiques.

Ça commencedoucement.On donneuneréponseparmail àunequestiontechniquedéposéesurunsite.On estchaudementremercié.Et puis la fois suivante,quandon retombesur unequestiondu mêmegenre,on y répondenpublic, directementdansle forum. Etun autrespécialistediscuteun peula réponse.Et onentrealorsdansle débatpublic.Quelquesinconnusse

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mettentà vousécrire,enprivé,pourvoussoutenir. Etun jour ondécidedepublierle résultatdetoutcelasursonpropresiteweb. Et d’autresinconnussemettentàvousécrire,à interagiravecvous.Et puis,petitàpetit,onserendcomptequelorsqu’ondonneuneopinionenpublic, elle estpriseen compte,débattue,contrediteou validée.Soumiseauvotemêmedanscertainscas.Onaapprisquesonopinionvautquelquechose.Et çachangetout.

Quandj’ai débarquésur l’Internet début 1992,jemeconsidéraiscommeunsimpletechnicien.Puisj’aiapprisà m’exprimerparécrit dansles forumsdedis-cussionet je me suisalorsaperçuquemesopinionspouvaient être prisesen comptepar des gensdontj’ignorais tout. Certainsse sont mêmerévélésà cepoint d’accordavec mesopinionsqu’un jour ils ontacceptéd’agir avecmoi endehorsdel’Internet,quandnousavonsconstatélamédiatisationdecetoutil. Nousavonsdonccréél’Associationdesutilisateursdel’In-ternetqui, dèssesdébuts, s’est retrouvéeconfrontéeà un texte de loi rédigéparFrançoisFillon, alorsmi-nistredela Communication,etqui prétendaitcréerun«Conseilsupérieurdel’Internet»chargé,déjà,dedic-ter aux intermédiairesles filtres à appliquer, les sitesà censurer, les contenusà effacer. Une censuredescontenusdiffuséspar lescitoyenssanscontrôlejudi-ciaireet avecpourseulfondementla volontéd’un or-ganismeadministratif.Et personnenedisaitrien.Nosreprésentantsont votéce texte et nousn’avionsdoncplus quel’espoir de trouver desparlementairesprêts

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àdéposerunrecoursdevantle Conseilconstitutionnelcontre� cetteloi liberticide.

Un intensetravail delobbyingtéléphonique,menéavec l’aide d’autresactivistesdébutants,a permisdeconvaincresoixantedéputésdu Parti socialistededé-poserunrecoursdevantle Conseilconstitutionnel,le-quel a finalementcensuréla loi notammentau motifque«s’il [l’État] peutdéléguerla miseenœuvredelasauvegardedesdroitset libertésconstitutionnellementgarantis au pouvoir réglementaire,il doit toutefoisdéterminerlui-même la naturedes garantiesnéces-saires; que,s’agissantdela libertédecommunication,il lui revient de concilier, en l’état actueldes tech-niqueset de leur maîtrise,l’exercicede cettelibertételle qu’elle résultede l’article 11 de la Déclarationdesdroitsdel’hommeetdu citoyen,avec,d’unepart,les contraintestechniquesinhérentesaux moyensdecommunicationconcernéset, d’autrepart, les objec-tifs devaleurconstitutionnellequesontla sauvegardedel’ordre public, le respectdela libertéd’autrui et lapréservationducaractèrepluralistedescourantsd’ex-pressionsocioculturels4». En langagenonadministra-tif, le Conseilreconnaissaitpar cesmotsquel’accèsà un nouveaumoyend’expressiondevait êtregarantipar l’État et quecederniernepouvait pasdélégueràun organismeadministratifle soin de faire appliquerle droit danscedomainesansaucunencadrementga-rantissantla liberté d’expressionde tous et dansleseul respectdes lois existantes.Nous étions moins

4On peut lire la décisioncomplètedu Conseilconstitutionnelsur http://www.aui.fr/old/Dossiers/Amend-fillon/decision-cc-art15.html.

LIBERTÉ, ÉGALITÉ, RESPONSABILITÉ 167

d’une dizaineet pour la plupart n’avions jamaiseula� moindreactivité politique.Et pourtant,nousavonspu empêcherle gouvernementde fairepasseruneloià nosyeux inutile et dangereuse.Nousavonspris laresponsabilitéd’influencer, à quelques-uns,l’orienta-tion dela sociététoutentière,et l’une desplushautesautoritésqui soit nousadonnéraison.

Jecomprendstrèsbienquelespolitiquesaientpeurde ce nouvel objet qui donneun tel pouvoir de nui-sanceà de simplescitoyens.Quandle CSA, en bondinosaure,sebat pour sasurvie, l’homme politique,lui, se bat pour préserver sa part de pouvoir grâceausilenceet ausecretorganisétandisquelesmédiastententdeprotégerleurmonopole.Toussontd’accordsurun point : la libertéd’expressionpubliqueestundanger. Paspourla société,quoiqu’ils endisent,maispoureux.

9.

Gouvernerc’estbâillonner

Qui gouvernel’Internet ?

Pendantdesannées,j’ai buté sur cetteinterroga-tion qui a d’abordétécelle de la Commissionnatio-naleconsultative desdroits de l’homme. Le 30 avril1996(lors de la premièreauditionde ma vie devantun tel aréopage),les membresde cettecommissionm’ont longuementinterrogépour savoir qui, techni-quement,était«responsabledel’Internet».Queje ré-pondesystématiquement«personne»nesemblaitpaslesconvaincreou, plutôt, lesconfortaitdansleur im-pressionqueje n’étaisqu’un vilain menteur. Pourtantc’estvrai, personnen’estresponsabled’Internet.

Un tel réseaud’échangesdegréàgréfondésurdesstandardspublicsconnusde touset ne faisantl’objetd’aucunbrevet n’estsoumisà aucunpouvoir central.Il n’y a pasde présidentde l’Internet, il n’y a pas

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un «eux»qui gouverneraitdansl’ombre la destinéedesoctetsdedonnéesqui sepromènentdansl’espacecybernétiqueet lescâblessous-marins.C’estdifficileà admettrequandon n’a jamaisconnuque l’organi-sationverticalede la famille, de l’école, de l’entre-prise ou de la société,avec un responsableen hautde la pyramide.C’est difficile à admettremaisc’estcommeça,mêmesi touslesgouvernementsdumondecherchentun moyen d’exercerleur pouvoir sur l’In-ternetparl’intermédiaired’un organismecommuntelquel’ICANN.

Et j’espèrequeçaresteratoujourscommeçaparcequ’un pouvoir centralisédétruiraitce réseaudegréàgré qui implique la nécessitéde standardsouvertsetcommunsainsi que le partagedesressources.Fonc-tionnantavecunprotocolequi nedistingueni clientniserveur, il permetainsi à chaqueordinateurconnectéd’êtreaussibiendiffuseurdecontenuquelecteur. Dumême coup, le réseaupermetune coopérationquidiminue énormémentle coût de la liberté d’expres-sion. Un Internet réguléne seraitplus l’Internet, etaucungouvernement(mêmes’ils semblentne l’avoirpastoujoursbiencompris)n’a intérêtà cequ’il cessed’exister. Il y a trop d’argent investi, trop de crois-sanceimpliquée,tropd’espoirsd’évolutionsocialeenjeupourrisquerdecasserle jouet.

L’Internet tel qu’il existe est une nécessitédansl’évolution de l’espècehumaineparce qu’il est le

GOUVERNERC’ESTBÂILLONNER 171

seuloutil permettantle partageà l’échelle de la pla-nète� d’un savoir devenutrop importantpourêtredif-fusépar les anciensmédias.En affirmant cela,je nem’adresseplus ni auxpolitiquesni auxéconomistes,maisà tout le monde.La transmissiondu savoir estconstitutive de notre humanité,elle est ce qui nousdonnenotrelibre arbitre.Pourmoi, c’esttoutentendu,l’Internet estirréversibleparcequ’il estle lieu d’unenouvelleliberté.Onpeutsedemanders’il s’agitd’uneliberté de commercerou d’une liberté d’expression.Et si maréponse«évolutionniste»et citoyenneàcettequestionestévidente,il semblebien que la réponsepolitiqueet légalesoit bienplusambiguë.

Tousceuxqui invoquentle vide juridique qui en-tourele réseauparaissentd’abordchercherà inventerceresponsabledel’Internetqui leurmanquetant.Il nes’agiraitenfait qued’un auxiliairedepolice,puisque,constammentmenacéd’êtrepoursuivi pourlesconte-nusdont il permetla consultation,il seraitchargédelescensurerpréalablementà tout jugementselonuneespècedeloi communeà touslespays.D’un pointdevuecitoyen,le problèmeestpourtantsimple,dèslorsqu’il existerafaceà la parolepubliqueun autreres-ponsablequecelui qui l’exprime, il y a un risquedecensure.Surtoutquandun tel chevauchementde res-ponsabilitéss’ajouteà un systèmecommercialdanslequelil estpréférabledeperdreunclientplutôtqu’unprocès.

172 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

Depuis1996et l’arrivéedel’Internet danslesmé-dias,� il nesepassepasun moissans«procèsde l’In-ternet».À chaquefois l’inanité denoslois sembledé-montréeet le législateursesentcontraintd’inventerdenouvelles«solutions»(lire «régulationdela parolepubliquedescitoyens»)aux«gravesproblèmes»queposentles réseauxinformatiques.Et à chaqueocca-sion, il faut sebattrepour essayerde rétablir la réa-lité desfaits, dénoncerle mensongemédiatique,dé-molir lesdiscoursdémagogiquesetéviterquedesloisliberticidesne soientvotées.Du coup, l’analysedesaffairesjudiciairespermetde remonterla pistede larégulationbienplusfacilementquesi l’on essayaitdetrouver savoie danslesmonceauxdedocumentsad-ministratifs.Et les procèsont commencé,eux aussi,endestempsimmémoriaux(immémoriauxpourl’his-toiredel’Internet)...

Le grandsecret

Commes’il avait fallu que la télévisionen parlepour quel’Internet existe, la premièreaffaire qui dé-fraya la chroniquedu PIF (paysageInternetfrançais)naissantsuivit depeula premièreémissionqui évoquale réseau.C’étaitaumomentdela sortieduGrandSe-cret, le fameuxlivre du docteurGubler, le médecinpersonnelde FrançoisMitterrand qui révélait com-mentil avait mentipendantdesannéessur la maladiedu Président.

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Trèsvite, la ventede l’ouvragea étéinterditeparun juge desréféréspour violation du secretprofes-sionnel.Et, aussitôt,le propriétaired’un cybercafédeBesançona diffuséle texte du GrandSecret sur l’In-ternet.Lesmédias,ensurfantsur le prétenduvide ju-ridique quecetteaffaire était censéerévéler, ont dé-cuplél’audiencede ce livre ainsi devenule nouveauGraal quechacuncherchaitsur l’Internet. Nos poli-tiquesde tousbordsont alorspu sedéchaînersur lethèmedu «repairede la contrefaçon»,de la «justiceimpuissante»et du «droit bafoué».Tempêtedansunverred’eau,quetout le mondea oubliéedepuis,maisqui annonçaitla suite.

Alors mêmequ’il aurait suffi à la famille Mitter-randdeporterplaintepourque,lesmêmesdélitspro-duisantles mêmeseffets, le cafetiersoit condamné,alorsmêmequ’il auraitsuffi à l’auteur et à l’éditeurde l’ouvragede porterplaintepour contrefaçon,per-sonnen’a saisi la justiceet cetteaffaire estdevenuel’exempleidéal (et factice)du déjàfameux«vide ju-ridique». Nous étions en janvier 1996, le mot étaitlancé.Il est encoreprésentdansla bouchede ceuxqui veulentconnaîtrela célébritéd’un jour endénon-çantpéniblementleseffetsperversdu réseau.Et avectoujoursautantdeclairvoyancequ’àcetteépoque.

L’arrivée desnéonazis

L’UEJF a alors semblétrouver sur l’Internet unbonterraindepublicitéensedonnantpourmissionde

174 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

comblerce«videjuridique».Ainsi, de1996auprocèsYahoo� ! en2000,cetteassociationaportéprèsdecinqaffairesdevantla justice.

Sapremièreplainte,enmars1996,pourincitationà la haineracialecontreunedizainede fournisseursd’accès(dont elle avait pêchéles nomsdansun Quesais-je?, stupéfiantaveud’ignorance)illustre parfai-tementsatactiquejudiciaired’alors.Attaquerdesin-termédiairestechniques,enréféré,avecl’objectif qua-siment avoué de perdre.Commentexpliquer sinonleserreursprocéduralesdesavocatsd’uneassociationpourtantvieille habituéedesprétoires?Ainsi enavril1997,quandl’UEJF choisit des’enprendreà Costes(un chanteurtrash)et à sonhébergeur(ValentinLa-cambre),le procèsdut recommencerà trois reprisestellementlesavocatsdel’associationmultipliaientleserreursou les omissionsdansla procédure.Tactiqued’échecsystématiquequi peutsemblerstupide.À pre-mièrevue.Parcequesi on y regardeà deuxfois, ons’aperçoitvite qu’enperdantà répétitiontoussespro-cèstout en faisantmine d’être persuadéde son bondroit,onfinit parvaliderla notionde«videjuridique».

Si, d’aventure,l’UEJF décidaitde s’attaquerauxvrais responsablesdes délits commis sur l’Internet,dans des procès sur le fond, avec une base juri-dique solide et en dehors du sensationnelmédia-tique, elle risqueraitnon seulementde gagnermaisausside montrer l’inutilité d’une législation spéci-fique.L’UEJFaffirmeà longueurdecommuniquésdepresseque«l’Internet ne doit pasresterunezonede

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non-droit».Pourtant,elle n’a jamaisvoulu s’assurerque� le droit communs’appliquaitbienauréseau,mal-gré lesnombreusespropositionsde l’Associationdesutilisateursde l’Internet de réfléchirensemblesur lesujet.Et mêmesi les dirigeantsde l’UEJF ont eu uninstantcettetentation,les victoiresmédiatiquesrem-portéesavecchaquedéfaitejuridiquen’ont puquelesconforterdansleurdémarchedeprocèssensationnels.Cetteassociationa donc une grossepart de respon-sabilité dansl’émergencede la notion de «territoirehors du droit» qui fit longtempsle miel desjourna-listesàsensation.Consciemmentounon,peuimporte,l’UEJF a servi tousceuxqui, pouruneraisonou uneautre,ont voulu quecemessagedevienneunevérité.Et elle a fait le jeu despartisansd’unerégulationdescontenuséditésparlescitoyens.

Parailleurs,le messagedunon-droit,quel’UEJF amédiatisédès1996,n’estcertainementpasétrangeràl’invasiondel’Internetpardesextrémistesdetoutpoilqui s’y sont installésjustementparcequ’il apparais-sait commel’endroit rêvépourprospérerà l’abri deslois, tandisquenosmédiasrépétaientàl’envi cettean-tienne.À monsens,l’UEJF adoncunepartderespon-sabilitéparadoxalemaisnonnégligeabledansl’exis-tence de sites néonazis.Parce qu’elle n’a presquejamais porté plainte contre les auteursde ces sitesqui à l’époqueauraientaisémentpu êtreretrouvésetcondamnéspour l’exemple.Parcequ’elle a toujourspréféréattaquerdesintermédiairestechniquesqui n’ypouvaientrien et quela justicea (justement)relaxés.

176 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

Parcequ’elleamédiatisé(etprofité,neserait-cequ’entermes� depublicité)dumessage«Internetestunezonedenon-droit».

À travers toutescesprocédures,le faux messagequ’elle a contribué à créeret à médiatiserc’est quel’on peut tout dire sur l’Internet, puisquemêmelesassociationsqui sesontdonnépourobjectif depour-suivre lesdélinquantséchouentà lesfairecondamner.Il n’est pasinnocent,de ce point de vue,queRobertFaurisson,chantredu révisionnismeà la française,aitaffirmé qu’il «considéraitl’Internet commeunezonedenon-droitdanslaquelle[il pouvait s’]exprimersansrien risquer».Au final, je me demandequi a le plusperdudanscesprocès,del’UEJF oudela société.

Lesfournisseurspédophiles

Usenetest un réseauinternationalde forums dediscussionpartagés.Celasignifiequelorsquevousen-voyez unecontribution dansun de cesforums,votrearticlen’estpasstockésurle disquedurd’un seulser-veur (commel’est par exempleunepageweb) maisdupliquédanschaqueserveurparticipantausystème.Pourla hiérarchiefrancophone(celledontle nomdesforums débute par les deux lettres.fr), ces serveurssontplusieursmilliers.À l’imagedel’Internettouten-tier, Usenetestun réseaude gré à gré dont personnen’est responsable,totalementdécentraliséet sanslemoindreintermédiairesur lequel faire pressionou àqui reprocherd’éventuellesinfractions.

GOUVERNERC’ESTBÂILLONNER 177

Des imagespédophilesfurent postéessur l’un deces forums que la plupart des fournisseursd’accèsfrançaispartagentavecle restedu monde.À la fin dumoisdejanvier 1996,la gendarmerieétaitinforméedela présenced’imagesd’enfantsà caractèrepornogra-phiquesurUsenettandisqu’uneplainteétaitdéposéecontredeuxfournisseursd’accès.Pourquoieux,alorsquetous leursconcurrentset les universitésqui par-tagentceréseauauraientpuêtrepoursuivis ?Commeça, pour l’exemple.Nul n’a jamaispu me dire d’oùla plainte était venueet la raison du choix de cesdeux fournisseurs.Mais c’est tombésur eux, et lesnomsdesPDGdeFrancenetetWorldnet(qui étaientàl’époquedeuxdesplus importantsfournisseursd’ac-cèsà l’Internet en France)ont doncétécitésdanslapressedansle cadred’une affairede «pédophiliesurl’Internet».Avec l’effet dévastateur, humainementetcommercialement,quel’on peutimaginer.

L’effet fut si violentqu’à la suitedecetteaffaireetdupremierprocèsintentéparl’UEJF, FrançoisFillon,encorelui, s’est saisi du dossierpour décider, mal-heureusementtrop tard pour nos deux fournisseurs,quelesintermédiairestechniquesnedevraientpasêtrepoursuivis pourdesactesqu’ils n’avaientpascommiset dont ils n’étaientpasplus responsablesquen’im-portelequeldestuyauxpar lesquelspassentles don-nées.En tant que ministre de la Communication,ilsoumitdoncun projetdeloi à l’Assembléenationale,

178 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

dontl’objectif étaitd’éviterqu’un intermédiairetech-nique� soit poursuivi pourdesactesdont il n’était pasresponsable.

En bonpolitique,il nepouvait passecontenterdedéresponsabiliserles intermédiairestechniquesmaisdevait égalementfaire en sortequede telles imagesnepuissentplusêtrediffuséessur les réseaux.La loiproposaitdoncqu’en échanged’une irresponsabilitéjuridique,lesintermédiairestechniquessuiventlesre-commandationsd’un organismechargé de surveillerles contenus.Cetteloi, nousl’avonsvu, créait doncle Conseilsupérieurde l’Internet, organismededroitpublic, chargéd’établir cequelescitoyenspouvaientdire ou fairesur l’Internet et qui disposaitdu pouvoirdecensuresurtout contenuqui lui auraitsembléillé-gal. La Francea déjàconnude tels organismes: labureaucratiedel’ORTF, qui avait la mainmisesur lesmoyensde diffusion audiovisuels,remplacéepar leCSA qui dispose,lui, d’un droit de punition sur leschaînesde télévisionou desstationsde radio. Il y aaussile Conseil supérieurde la télématique(CST),moinsconnumaisqui disposetout demêmedu pou-voir d’interdirelesservicesMinitel qui lui déplaisent.

Jesuisde ceuxqui considèrentquesi l’État peutimposerdeslimites à la liberté d’expressiondesen-treprises,au nom d’une moraleplus ou moinsimpo-sée,notreConstitutionet sesprincipesfondateursluiinterdisentd’attenterà la liberté de sescitoyens,dèslors qu’existe un moyen d’expressionouvert à tous

GOUVERNERC’ESTBÂILLONNER 179

sanschoixéditorialpréalable.Un citoyendevrait pou-voir� dire tout ce quebon lui sembleet seulela jus-tice devrait pouvoir le punir, a posteriori, si saparoleestcontraireà la loi. Et enaucuncasuneautoritéad-ministrative, fût-elle indépendante,nedevrait pouvoirimposerle respecta priori deslois.

Pour ne citer qu’un seul exemple, je veux pou-voir dire, en assumantma responsabilité,que je re-fused’appliquerla loi Debrésur l’entréeet le séjourdesétrangersen France.Jeveux pouvoir le dire surInternet,assumerqueje suisdansl’illég alité et enré-pondredevant la justicesansqu’un quelconqueorga-nismesortid’on nesaitoùmel’interdise.Chacundoitpouvoir le dire sansavoir à passerparun filtre édito-rial. Jene vois paspourquoiles propostenusen pu-blic devraient être obligatoirementassuméspar unepersonnemorale,rien nel’impose.

La seulechosequi compte,faceaux dérives po-tentielles,c’est de s’assurerpour un prix social rai-sonnablequela justiceet la policepourrontremontersanstropdedifficultésàl’auteurd’un délit.Et la seulechosequi l’interdit, très rarement,ce sont les «ano-nymiseurs».Quel’État légifèreà leur sujet,pourquoipas.Mais qu’il décidequele prix à payerpour la li-bertéd’expressionsoit le passageentreles fourchescaudinesdela censurepréalableseraituneatteintein-supportable,unedérive de la démocratieversun Étatpolicier capable,lui, d’interdiretoutpourtoujours.

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La loi présentéepar FrançoisFillon fut pourtantvotée par les deuxassembléeset seraitpeut-êtreen-tréeenvigueursi l’A UI nes’étaitpasbattuedetoutessesforcescontrecetexte. Pourjuger l’importancedecepetit combat,il fautsavoir quetoutesleslois adop-téespar le Parlementne sont passystématiquementexaminéesparle Conseilconstitutionnel.Et quecenefut notammentpasle casde la loi de 1986qui créala Commissionnationalede la communicationet deslibertés(CNCL), ancêtredenotreCSA.Onpeutdonclégitimementimaginerquecetteloi auraitétécensu-réedanslesmêmestermesquecellecréantle Conseilsupérieurdel’Internet et,si j’en croiscertainsproposqui nousfurentalorsrapportéspardesprochesdenosgrandssages,c’est exactementce qui seseraitpassési le Conseilconstitutionnelavait étésaisi...

Quantà l’affaireFrancenet/Worldnet,elle a traînéenjusticejusqu’àcequ’unnon-lieusoitrenduen1999dansun silenceassourdissantcomparéautapagemé-diatiquequ’elle avait causéà sesdébuts.FrancenetetWorldnet,qui furentparmi les tout premiersfournis-seursd’accèsà l’Internet enFrance,sontaujourd’huipresqueoubliés.

Le Minitel à la poubelle

Malgrél’échecdesontexte,FrançoisFillon aper-sistédanssonentreprisedemisesoustutellede l’In-ternet. Il a donnémission de rédiger un «codede

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bonneconduiteà l’usagedesprofessionnels»à An-toine� Beaussant,le présidentduGESTE,uneassocia-tion d’éditeursde servicestélématiquesdont la ma-jorité desadhérentséditedesservicesde messagerierose,ce qui témoigned’un senscertain de l’ironiechezFrançoisFillon. Querêverdemieuxpourassurerla protectiondesmineursetdesconsommateurs?

Pendantquelquetemps,la CommissionBeaussant,à laquellej’ai eu l’honneurde participerau nom del’A UI, s’est réunieune fois par mois dansl’objectifd’abord inavouépuis de plus en plus évidentde ré-diger ce codede bonneconduitequi devait s’impo-serà touslesprofessionnelsdel’Internet et, à traverseux,à chacundeleursclientsvia desclausesinclusesdansleurscontrats.Cequi n’était pasconstitutionnelpour un organismeadministratifdevint possibledèslorsqu’étaitmisenplaceunorganismededroit privé.Il fut doncprévu,pourfairerespectercettecharte«li-brementconsentie»,decréeruneassociationchargée«d’éclairer»lesprofessionnelssurla libertéà laisseràleursclients.La commissionBeaussanta trèsprécisé-mentmis enœuvrelesrecommandationsdu ministreententantd’imposeràtouslesclientsdesfournisseursd’accèset de servicesle respectde cettechartequidonnaittout pouvoir à uneassociationpourordonnerla censured’un sitelitigieux.

Pour faire avaler la couleuvreaux utilisateurs,laCommissions’est ingéniéeà utiliser la notion, alors

182 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

très à la mode,d’autorégulation.Pourtant,il s’agis-sait d’éloignerdestribunauxles intermédiairestech-niquesayantadhéréà la charte,qui aurait alors at-testéde leur volontéde faire respecterl’ordre publicdevant les juges,et imposeren échangeunecensurecontractualiséeet «autorégulée».Belle logique, quelesassociationsdecitoyensparticipantauxtravauxdela Commissionont pu trèsfacilementdémonter, rom-puesqu’ellesétaientaudiscourspolitique.Mais mal-gré cesempêcheursde tourneren rond, les conclu-sionsdu rapportBeaussantauraientcertainementétémisesen œuvre...si le ministren’avait pasperdusaplaceavec lesélectionsun peuprématuréesde1997.Tout adoncfini à la poubelle.

Il restaittoutefoisacquisquela non-responsabilitédesintermédiairestechniquesdevait êtredéfinied’unemanièreou d’uneautre.Touslesacteursdel’Internetseretrouvaientsur ce point : lesassociationsd’utili-sateurs(l’A UI, quej’ai quittéeàcetteépoque,Citadelou l’ISOC) qui ne souhaitaientpasque les intermé-diairessoientresponsablesdufait d’autruiàcausedesrisquesdecensureextrajudiciaire; lesprofessionnels,évidemment,qui n’appréciaientguèreque leurs en-treprisessoientcitéesdanslesmédiascommedesre-pairesdepédo-nazis; lespouvoirs publicségalementqui, au nom de l’ordre public, ne voulaientpaslais-sers’installerl’idée qu’ils étaientincapablesde fairerespecterles lois ; et les instancesinstitutionnelles,

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CSA en tête, le Bureaude vérification de la publi-cité� et le CST, voire desassociationsreconnuesd’uti-lité publique(Famillesde Franceentreautres),qui yvoyaientle moyendeglanerquelquesbribesdepou-voir.

Dernierdesdinosaures,je nesuispourtantpasper-suadédesbienfaits d’une déresponsabilisationtotaledesintermédiaires.

ValentinLacambreestunmartyr...

Le processusavait cependantpermisunemeilleuredéfinitiondurôledesintermédiairestechniques.Troistypesd’acteursà «coréguler»(aprèsl’échecde la ré-gulationpuisdel’autorégulation,il fallait bieninven-ter un nouveaumot) étaientapparusaufil desdiscus-sions : les fournisseursd’accèsdont le rôle est derelier les ordinateursà l’Internet par l’intermédiaired’un modem; les fournisseursde services,souventles mêmesque les précédents,dont le rôle est, parexemple, de fournir une boîte aux lettres ou d’hé-berger des pagespersonnelles; les fournisseursdecontenu,qui fabriquentl’information publiéesurl’In-ternet,du grosvendeurdemusiqueenligne à l’inter-nauteactif qui disposed’unepagepersonnelle.

Cette séparationdes rôles était pratique parcequ’elle permettaitde bien diviser l’ennemi. On pou-vait dèslorss’enprendreàn’importequelacteursansqueles autress’en émeuvent plus queça. Il est tou-tefois devenu très vite évident que les fournisseurs

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d’hébergementseraientaucentrede la tourmente.Siles fournisseurs

�d’accèsne sontquedestuyauxet si

les fournisseursde contenusonttrop souvent desci-toyensinsolvables,introuvablesou trop jeunespourqu’un procèsne se retournepas(médiatiquementetcommercialement)contrele plaignant,le fournisseurd’hébergementest le dernier maillon professionneldansla chaînede diffusion entrel’utilisateur et l’In-ternet.

Valentin Lacambre,fondateurdu défunt serviced’hébergementgratuitaltern.org etactivistedelonguedatedansla défensedela libertéd’expression,s’étaitnonseulementpermisde fairede la concurrenceauxplusgrosenoffrantdesservicesgratuitsmais,enplus,il refusaitdesefinancerpardela publicitédemanièreàgarantirsonindépendanceetcelledesesusagers.Unmoutonnoir par excellence,cible privilégiéede touslesmarchandsdésireuxdes’approprierl’Internet.Va-lentin et Altern ont fait l’objet detantdeprocèsqu’ilestdifficile de les comptertous,au point quele ser-vice gratuitqu’il offrait a finalementdû fermer. Maisle premieret le plus célèbred’entreeux, celui qui apermisdeposerle problèmede la régulationde l’In-ternetc’est, bien sûr, celui que lui a intentéEstelleHallyday.

La damefait professiondesoncorps,elleestman-nequin.Et son imagela fait vivre, fort logiquement.Une image médiatiquedonc, et très largementdif-fusée,au point que tous les sites d’imagesémous-tillantesproposentdesphotosdela belledansle plus

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simpleappareil,entreautressur un dessoixante-dixmille� sitesqu’hébergeaitAltern en 1999.Cesphotossetrouvaientégalementsurd’autressiteshébergéspard’autresprofessionnelsfrançais(aujourd’huiencoreiln’est guèredifficile de trouver les photosen causeàpartir de n’importe quel moteurde recherche),maisce fut celui d’Altern qui fut poursuivi. Allez savoirpourquoi...

L’affaire fit grand bruit car Valentin Lacambren’est pasquelqu’unqui se laissefaire facilement.Ila suutiliser cetteaffairepouramorcerle débatsur laresponsabilitédeshébergeurs.Il y a eudespétitions,desémissionsde télévisionet de radio, il y a eu unecampagnededonsqui permitderécoltersoixante-dixmille francspourfinancerlesfraisdejustice.Certainsallèrentmêmejusqu’àtenterd’émouvoir directementEstelleenlui expliquantqueceprocèsrisquaitdecoû-ter bien davantageà la sociétéqueles quelquessousqu’elleréclamait.Malgrétouscesefforts,Valentinfutcondamné,commele procèssetenaitau civil et queles avocatsd’Estellen’avaientpaspoursuivi l’auteurdu site,le jugen’avait personned’autrequele gérantd’Altern àcondamner. Et Valentinpayapourunautre.

Il auraitpourtantsuffi d’uneenquêtede police dedix minutespourtrouver l’identité deSilverSurfer, lepseudonymedu fand’Estelle.Mais commeles juges

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ducivil nepeuventpasordonnerd’enquêteetqueVa-lentin� Lacambrenesouhaitaitpasporterplainteaupé-nal contreSilverSurferpour ne pasdonnerl’impres-sion de chercherà se rembourserde sa condamna-tion, ce qui aurait dèslors absousla justice d’avoircondamnéun innocent, le verdict ne faisait aucundoute.

Qu’un internautene soit anonyme qu’au termed’un raisonnementjuridique particulièrementtordun’a déjàpassembléémouvoir leschantresdel’État dedroit, alorsla condamnationd’un innocent...La seuleréellequestionqueceprocèsasoulevée,sansla régler,a été la nécessitéd’identifier a priori les internautestentésd’avoir un site personnel.Pendantque la jus-ticesuivait soncoursirréversibleetqu’Estellerecevaitl’argent de l’associationde soutien,Patrick Bloche,députésocialistede Paris, s’est saisi de la questionpour faire en sortequeplus jamaisun hébergeurnesoit aussiinjustementcondamné.

... etPatrick Bloche«l’a tuer»

Patrick Bloche connaîtbien l’Internet. Il s’étaitdonnépour mission, à une époqueoù il souhaitaitfaire parlerde lui (et pour ce genrede chose,«l’In-ternet» est un mot magique),de résoudrele pro-blème de la responsabilitéjuridique des intermé-diairestechniques.Un jour, un de sescollaborateursnouscontacta,Valentinet quelquesautresactivistes,pour débattred’un projet de loi qu’il se proposait

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de défendreà l’Assembléenationale.En substance,l’idée� principaledece texte était qu’un hébergeurnedevait êtrepoursuivi devantlestribunauxques’il lais-sait en placeun contenuque la justice lui avait or-donnéd’effacer.

Ainsi l’institution judiciaire gardait le pouvoir dedéciderde la censured’un site et de la punition desdélinquants,et lesintermédiairestechniquesn’avaientplus à assumerla responsabilitédescontenus.L’en-jeu étaitd’éviter la censureparuneautoriténonlégi-time,tellequeleshébergeurs,caraucunintermédiairetechnique(sauf Valentin Lacambre)ne peut résisterà la menaced’un procès.Et touspréfèrentperdreunclient qui ne leur rapportequequelqueseurosplutôtque d’être cités à comparaîtredevant un tribunal etdevant les médias.Même si la mesureme semblaitne prendreen comptequela moitié du problème(cen’estpasparcequ’on déresponsabiliselégalementunintermédiairequecelui-ci necensurerapasindûmentundesesclients,neserait-cequeparcequ’il subitau-tant,sinondavantage,depressionscommercialesquedepressionsjudiciaires),je nepouvaisquesignerdesdeuxmainsunetelle avancée.

Pourtant,c’est un texte radicalementdifférentquisortit desdiscussionsparlementaires.Les députésetles sénateursl’avaientà ce point amendéque,désor-mais,la responsabilitélégaledeshébergeursétaiten-gagéedèslors qu’ils n’avaientpascensuréun site li-tigieux sur la simpledemanded’un tiers.En somme,

188 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

l’inverseexactdutextequi nousavait étésoumis! Pa-trick� Bloche,enbonprofessionneldela politique,estpourtantmontédéfendrecetexte totalementcontraireà sesintentionsoriginellesà la tribune de l’Assem-blée.

Le nouveautexterépondaitcependantàsamanièreau problèmesoulevé par l’affaire Hallyday/Altern,puisqu’il prévoyait que tout hébergeur devait s’en-quérir de l’identité desesclients.Le tout était d’évi-ter les procèsaux hébergeurs.Mais à quels héber-geurs,aujuste?D’aprèsla loi, pournepasêtrepour-suivi il fallait doncd’abordaccepterdecensurertoutcontenususceptiblededonnerlieu à uneréclamationd’un tiers,quelqu’il soit. Il étaitensuitenécessairedefaireremplir à chaqueclient unefiched’identitédansun but avouéde surveillanceet, implicitement,pourpermettrela constitutiondefichierscommerciauxquisonttrop souventnégligésparlesconsommateursquienfont pourtantlesfrais.

Laissersescoordonnéessurunsite,c’estpermettreà celui qui lesconservedegagnerbeaucoupd’argent.Un dirigeantdeFranceTélécomaainsiavouéquesonentrepriseavait perdudesmillions de francslorsquel’américaineGroupsareprisendirectla gestion– etlefichierclientsqui allait avec– deslistesdediscussionqu’il géraitpourvoila.fr (le portail dugéantnational).Une loi qui contraindraitchaquehébergeur à fichersesclientsreprésenteunesourceconsidérablede re-venus.Là résidentsansdoutelesraisonsdu lobbyingdesnet-entreprisesqui apermisle votedecettepartie

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de la propositionde loi dePatrick Bloche.Lespossi-bilités� demarketingdirectsonttrop importantespourquelese-commerçantssepriventdecettemanne.Necherchezpasailleursles raisonsqu’ont denombreuxsites«gratuits»pourvousdemandervoscoordonnées.Le marchédesbasesdedonnéesesttellementénorme,il nécessitebienuneloi.

Les mêmescausesproduisantles mêmeseffets,cette loi qui fut bel et bien votéepar le Parlementa elle aussiétécensuréepar le Conseilconstitution-nel. Et à nouveau,les députésse sont fait tapersurles doigts par les sagespour avoir oublié que seulela justice peut juger de la liberté d’expressiond’uncitoyen.Obligerleshébergeursà accomplirdes«dili-gencesnécessaires»pourêtredédouanédetoutepour-suitejudiciaireestdoncanticonstitutionnel.

Resteuneloi inapplicable,puisquevidéede toutesubstance,et qui imposemalgré tout le fichagepardescommerçantsde leursclients,dispositionqui n’amalheureusementpasétécensurée.Lesdécretsd’ap-plication n’ayant toujourspasétépubliés,et le gou-vernementayantfait savoir qu’il envisageaitde toutefaçonde déposeruneloi plus spécifiquementdédiéeaux nouvelles technologiesqui reprendraiten partiel’amendementdePatrick Bloche,espérons(maispastrop fort) quesonentréeenvigueurresterapour tou-joursrepousséeauxcalendesgrecques.

Yahoo!, la grandeaffaire

190 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

Yahoo! est l’un despremiersportails Internetaumonde. Il proposesur sesdifférentssitesnationaux(français,américains,italiens, japonais...),de mul-tiples servicesqui vont de la recherched’un site parmotcléàdespetitesannoncesenpassantparducom-merceenligne.Le siteaméricaindeYahoo! proposemêmeun servicedeventeauxenchères.

Jusque-là,rienquedetrèsnormal.Cequi l’est déjàmoins,c’estquecesiteproposaitil y aquelquesmoisencoredemettreenventedesinsignesnazis.Quedesindividus fassentcollectionde cesobjetsalorsqu’ilsrestentle symboled’un régimecriminel, assassindemillions d’innocents,estchoquant.C’est uneinsulteaux morts,auxsurvivantset à notremémoirecollec-tive. La ligue contrele racismeet l’antisémitisme,laLICRA, s’estdonclégitimementémuedela présence,sur le sitedeventesauxenchèresdeYahoo! US, dephotosdesinsignesmisenventepardesabrutisfana-tiquesdu TroisièmeReich.Plaintefut doncdéposéeenFrance,puisqu’il était possiblepour un internautefrançaisd’accéderà cesphotosquepersonnen’avaitpourtantle droit de publier dansnotre pays,car cequi est interdit en France,ce n’est pasde vendreoud’acheterdetelsobjetsmaisdelesprésenterà la vuedupublic.Quel’on nepuissepasreprocheràYahoo!de vendredesinsignesnazis,maisuniquementd’enmontrerdesphotographies,illustre à quel point noslois sontpleinesdenuances,maispassons...

Ce procès,qui fit coulerbeaucoupd’encreet direencoreplusdebêtises,permitpourtantdemontreraux

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médias,pourunefois attentifs,quele «videjuridique»sur� l’Internetn’étaitqu’unelégende.Mêmela préten-dueincompétencede nosjugesà poursuivre desres-ponsablesdesitesétrangers,questionarduerésultantdela transnationalitédel’Internet, fut miseenpièces,puisqu’il aétéétabliaucoursdesdébatsquele réseauétaitsoumisauxdifférentsdroitsnationaux.Cequi, jele rappelleen passant,ne rendrapasfacile le travaildu Quai d’Orsayquandil serasaisipar l’ambassadedela républiqueislamiqued’Iran pourfaireappliquerla décisiond’un tribunalcoranique...

Il y eutdoncun procèsqui fut utile caril a permisd’affirmer clairementque l’Internet ne doit pasêtreutilisé pour propagerl’intolérable. On ne peut doncqueseréjouir de la condamnationde Yahoo! à em-pêchertout citoyen françaisd’accéderà cesited’en-chères(mêmesi, on l’a vu, un tel filtrage esttechni-quementimpossiblesaufàsacrifierunebonnepartdenoslibertéspubliques).

Le vrai problèmesoulevé, à mon avis, par cetteaffaire résidedansl’application de la peine.Est-il siimportant,au regard desfaits, queYahoo! cessedevendredesobjetsque l’on peut trouver dansn’im-portequellebrocantede province, ou est-il plus im-portantderappelerquela Franceestundesrarespaysà avoir adoptédeslois considérantquecertainespa-rolesétaientdesdélits et pasdesopinions? Visible-ment, l’UEJF penseque la réponseà la premièredecesquestionsestpositive,puisqu’elleadéclenchéune

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secondeaction en justicepour quesoit appliquéelapeine décidéelorsdu premierprocès.

Je connaisMarc Knobel, représentanten Francedu CentreSimonWiesenthal,membrede la LICRA(à cetitre, à l’origine du procès)et ardentcombattantde tous les racismes.Nousnoussommesrevus à denombreusesreprisesdepuisnotrepremièrerencontreen1996devant la Commissionnationaleconsultativedesdroits de l’homme,d’abordpour queje l’éclairesur les aspectstechniquesde l’Internet, puis simple-ment pour confronternos opinions.Je le considèrecommeun ami et j’espèreun jour prochainpouvoirmeneraveclui descombatscommuns.Mais,danssoncombatcontrelespratiquesdeYahoo!, qui gagnaitdel’argentenvendantdesbidonsdeZyklon B, il n’a passuoù s’arrêter.

Une fois Yahoo! condamnéà empêcherl’accèsà sesservicesaux citoyens français,sesdirigeantsauraientde toute façon,à terme, cesséd’accueillirdesobjetsnazissur leur site de venteaux enchères,ne serait-ceque pour des questionsd’image. Alorsfallait-il obstinémentchercherà trouver desmoyensdefaireappliquerla décisioninapplicabledu tribunaldeParis,sansconsidérersesimplicationssurla libertéd’expression?

Jen’ai mêmepasétéétonnéquand,lors d’un dé-bat public qui réunissaitdansun cybercaféparisienl’avocatde l’UEJF et le PDG de Yahoo! France,lepremier a affirmé sansrougir qu’il «se fichait bienqu’une entreprisedu Texas vendedesbouteillesde

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Zyklon B au Texasdu momentqu’elle ne venaitpasen vendreenFrance»,cequi lui a valu cetterépliquedu second: «Nous,on ne s’en fiche pas,qu’on envendeauTexasou ailleurs,c’estgrave,maiscen’estpasànousd’enjuger.»JesaisbienqueStéphaneLilti,avocatdel’UEJF, n’a pasdû mesurersespropos,em-barquéqu’il étaitdansun débatdifficile. Mais il fautsavoir qui est le plus dangereuxentrecelui qui veutque l’on ferme les yeux sur ce qui se passeailleurset celui qui fait passersesbénéficesavantsesdevoirsmoraux.Jepensequel’un commel’autreont tort.

On nepeutpasvouloir appliqueraveuglémentuneloi sansprendreencomptelesmotivationsdu législa-teuret sansenmesurerlesimplicationssociales.Et ilestinsupportablequ’uneentreprisecommerciale,fût-elle américaine,maintienneun site dont l’existenceviole aussiouvertementla décence.L’UEJF auraitpuse contenterde profiter de ce procèspour rappelerl’horreur et pour lutter contresonoubli ou sabanali-sation.Yahoo! auraitpu, lorsqu’il devint évidentquesapositionétait insupportable,s’interdirede partici-peràuneapologiedecrimescontrel’humanité,quitteà enfreindrele sacro-saintpremieramendementdelaConstitutiondesÉtats-Unis.L’Amériquequi tolèreleKu Kux Klan depuissi longtemps,n’a pasde leçonsdedémocratieànousdonner.

Réussir à faire plier une entrepriseaméricainedevant la justice française,quel grand succèspourl’UEJF ! Mais aurait-ellepourautantappréciéquelajusticed’un autrepays(l’Iran, par exemple)réclame

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elle aussila créationd’un collèged’expertsinterna-tionaux pour trouver commentfaireappliquerpar lesautoritésd’un autreÉtat (pourquoipasle Royaume-Uni) l’applicationd’unedécisionlocale(auhasardlafatwa contreSalmanRushdie)? Bien sûr, selonnoscanonsoccidentaux,la justicede la Républiqueisla-miqued’Iran n’est pasbonne.Les principessur les-quelselle estfondéenesontpaslesnôtres.Il nenousviendraitpasà l’idée quesesdécisionssoientappli-quéesen dehorsde l’Iran (déjà que nousavons dumalàadmettrequ’ellespuissentl’être là-bas...).Alorspourquoi accepterchez nous ce que nous refusonsailleurs? L’UEJF n’arrive vraisemblablementpasàconcevoir quecertainspuissentnourrir lesmêmesré-servesenversnotresystèmejudiciairequenousenversla justiceiranienne.

J’ai la faiblessed’espérerqu’un jour prochain,laFrancecessed’êtreun exemplepourtouslesrégimesdictatoriauxsoucieuxde rétablir les frontièresnatio-nalessurl’Internetetqui,commeelle,réfléchissentaumoyend’installerdesfiltresauxlogicielspourcontrô-ler les contenusauxquelspeuvent accéderleurs ci-toyens,desimagesde croix gamméespour les uns,la Déclarationdesdroitsdel’hommepourlesautres.

La suiteauprochainnuméro

Depuisplusieursannées,le gouvernementaffirmeêtresurle point deprésenterauConseildesministresla fameuseloi surla sociétédel’information (ouLSI)

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quetousles acteursde l’Internet attendent.Pourex-pliquer� le retardquece texte necessedeprendre,lesministresde la Communicationsuccessifsont mis enavantlesdifficultésàorganiseruneconcertationqu’ilsont souhaitéela pluslargepossible.

Pourtant,commetoujours, les débatsse limitentaux cercles gouvernementauxet au cénacle desquelquesassociationsspécialiséeschoisieson nesaitsur quelscritères.Commetoujours,en dépit desaf-firmationsgouvernementalessur la transparenceet ledialogue,aucundébatcitoyen n’est organisé.Et silesassociationsdedéfensedeslibertéspubliquesontpu disposerdestextespréparatoiresdecetteloi, c’estseulementparcequeLesÉchoslesontpubliésgrâceàunefuite. Cedocumentprévoit quelesintermédiairestechniquessoienttransformésenauxiliairesdepolicepuisqu’un de sesarticles prévoit que «la responsa-bilité pénaleou civile desintermédiairesd’héberge-mentdoit égalementpouvoir êtreengagées’ils n’ontpasaccompliles diligencesappropriées,dansle casd’une interventionde l’autorité judiciaire maisaussidèsqu’ils aurontété dûmentinformésd’un contenuprésuméillicite ou portantatteinteaux droits d’au-trui».Ensomme,le rétablissementdela censurepréa-lableà touteexpressionpublique.

Le rapportdeforcesurl’Internetestdéjàsuffisam-mentdéfavorableaux intermédiairestechniquespourque la loi ne rajoutepasdescontraintessupplémen-tairesà leursactivités.L’appelauboycott deDanone

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en2001,aprèsl’annoncepar le grouped’un planso-cial d’envergure,a fait l’objet d’une large publicité,notammentencouragéepardesélus.Pourtantil asuffique le géantde l’agroalimentairemenaced’un pro-cèsun intermédiairepour que l’accèsau site jeboy-cottedanone.comsoit fermésanspréavis. Et Danonea ensuitefait pressionsur Gandi,en menaçantd’unprocèsnonseulementl’entreprisemaiségalementsongérant,à titre personnel,pourquel’accèsausite«desecours»(mis en place par le réseauVoltaire) soitégalementfermé.Mes associéset moi avons refuséd’obéir, mais combienauraientpu résister(psycho-logiquementet financièrement)à la menaced’un telprocès?Et combienrésisteront,quandla loi imposerala miseenœuvredes«diligencesappropriées»dictéesparunemultinationale,souspeinedesubirlesfoudresquela justiceapourtantjustementrefuséd’accorderàDanonecontrenous(danscetteaffaire,Danonea étécondamnéà verserhuit mille francs,unesommedé-risoire, à Gandi,et autantà Valentin Lacambre,songérant,pourpoursuitesinfondées)?

Quelle importanceaccorde-t-onà la liberté d’ex-pressiondanscepays?Quelleestl’autoritéd’un gou-vernementqui viole ouvertementles principesde laConstitutionen rédigeantune loi qui prévoit de do-ter les intermédiairestechniquesd’un pouvoir qu’ilsne devraientpasavoir ? Nousne pouvonsmêmepasespérertrop fort qu’une telle loi ne soit pas votée.Outre le précédentdu CSA, la preuve a été faite enoctobre2001 que mêmedansle paysdesdroits de

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l’homme,deslois inconstitutionnellespouvaientpar-faitement� êtrevotéessansaucuncontrôledu peuple.

En effet, oubliant ses promessesfumeusesde«transparenceet de débat»,le gouvernementsocia-liste, profitantdu climat depeurqui a suivi lesatten-tats du 11 septembre2001,a fait voter, en urgence,uneloi inconstitutionnellequi va lui permettredetoutsavoir de vos actes.Une loi qui, en tempsde paix,n’aurait jamaispu et n’aurait jamaisdû êtrevotéeestpasséesansqueleConseilconstitutionnelensoitsaisi.Et nosreprésentantsdegauchecommededroites’ensontfélicités quandmoi, citoyen assistantà ce spec-tacleodieux,j’ai hontepourmonpays.

Ce texte fourre-tout qu’est la loi sur la sécuritéquotidiennea en effet été amendépar le gouver-nement,de manièreparfaitementinconstitutionnelleet en toute connaissancede cause : lors d’une na-vette parlementaire,les seulesmodificationsque legouvernementpuisseapporterà un texte sont cellesqui permettentsa mise en conformitéavec les prin-cipes fondateursde la République.Et certainementpasdesajoutsimprévus,plus ou moinsconstitution-nels, commes’y est appliquéle gouvernementpen-dant la discussionparlementaire.Et si encorele pé-chén’était quevéniel...Or nonseulementcesamen-dementsn’ont pasété déposésdansles règlesmaissurtoutleur contenului-mêmeestinconstitutionnel.

S’il ne m’est paspossibleen tant que simple ci-toyen de juger du bien-fondéde dix desarticlesqui

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constituentcepatchwork qu’estla LSQ,entantqu’ex-pert� je peuxaffirmer queles trois articlesconcernantInternetsontnonseulementinutilesmaissurtoutdan-gereuxet rédigésaunomd’un argumentairemenson-ger. Du jour où les outils cryptographiques1 serontàla portéede tous (ce qui se serait déjà produit de-puis longtempssansle lobbying intensedesservicesderenseignementssoucieuxdepréserver leurspréro-gatives), les utilisateursde l’Internet prendrontl’ha-bitudede crypter leur courrierprivé. C’est d’ailleursainsiqueprocèdentdéjàbonnombred’informaticienssansquenul ne s’en inquiète.Or le danger, pour lesRenseignementsgénéraux,c’estquetouss’y mettent.Tant que ça ne concerneque quelquespassionnés,l’État n’en a cure, mais il commenceraà s’inquié-ter lorsquetousles citoyensdisposerontdesmoyensd’échapperàsasurveillance.

C’est la raison pour laquelle le gouvernementaconsidéréqu’il étaitde la premièreurgencederégle-menterl’usagedela cryptographie.Desamendementsauxarticles10 et 11 de la LSQ ont ainsiétévotésaumotif que«la transmissiondemessagescryptésparlavoie de l’Internet s’est révéléeêtreune forme privi-légiéede communicationentremembresd’un réseauterroriste»commel’affirmait unamendementdugou-vernement.Voilà dequoi fairetremblerle bonpeupleet de quoi justifier non seulement– c’est l’objet del’un de cesamendements– que l’autorité judiciairepuissefaire appel à des spécialistesmilitaires pour

1Voir chapitre3.

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déchiffrer un contenuquelconque(ce qui est totale-ment� inutile puisque,dansle cadred’une procédurejudiciaire,toutepersonnequi nedécodepasun docu-mentà la demandede la justicepeutêtrepoursuiviepourentrave)maisaussiet surtoutquelesservicesduPremierministrepuissentavoir accèsau contenuden’importe quel courrierélectroniquechiffré. Le toutsansrecoursni garantiejuridiqueetdansla plustotaleobscurité.Il vadesoiégalementquetouteslesclésdecryptageutiliséesenFrancedevraientêtretransmisesauxservicesjudiciaires.

Lorsqueles pouvoirs publicsrépondentaux asso-ciations,qui s’inquiètentdu manquede garantiesju-diciaires,que«si on n’a rien à cacher, on n’a rien àcraindre»,ils ignorentla notiondeprésomptiond’in-nocence,pourtantau fondementde notre droit. Se-lon cettelogiquece sont les citoyensqui, en offrantleur intimité augouvernement,doiventprouver qu’ilsn’ont rien à lui cacher. C’est pour moi parfaitementinconstitutionnelet j’ose espérerque ceux qui nousdirigent le savent.Mais c’est la guerreet, commelesignaleJean-PierreSchosteck,rapporteurdu texte auSénat: «Lagravité dela situationactuelleet la modi-ficationducontextedanslequelsedéroulaitla discus-sionduprojetdeloi justifientle recoursàdesprocédésexceptionnels.»

Et cen’estpastout.UnautreamendementàlaLSQcontraint les opérateursà conserver les donnéesdeconnexion de leursclientspendantun an. Les «don-néesdeconnexion» cesont,enrésumé,destracesde

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tout ce quevousfaitessur l’Internet. Avec cesdon-nées,� votre fournisseurd’accèspeut savoir qui vousêtes,à quelle heure vous vous connectez,pendantcombiende temps,cequevouspubliezet où vouslepubliez.Chacunde vos actesélectroniquesestainsifiché,stockéetsusceptibled’êtretraitéparvotrefour-nisseurdansle cadrede sesactivités commerciales.La seulechosequi neserapasconservéepar l’opéra-teur c’est ce quevous lisez et ce quevousécrivez àvosproches.

Maigreconsolation,commeenpratiquetoutcequevousditessurl’Internetsortducadredela correspon-danceprivée(puisquec’estpublic), toutesvosactivi-téspeuventêtreutiliséesparlesopérateurspour«réa-liser destraitementsinformatisésenvuedecommer-cialiser leurs servicespour peu que les clients l’ac-ceptentexpressément».Nouspouvons,biensûr, faireunetotaleconfianceà nosopérateurspourinclurecetaccorddansleurscontrats,trop heureuxde disposerde tant d’informationsqui représententdesmillionsd’eurossurle marchédela publicité.

La motivationdu gouvernementn’estpourtantpascelle-là,à encroirela ministredela Justice,MaryliseLebranchuqui a affirmé que«lesévénementsrécentsontdémontréquel’utilisation desmoyensdetélécom-munication,desréseauxnumériqueset de l’Internetétait au cœurdeséchangesd’informationsentre lesmembresdesréseauxterroristes.Les donnéestech-niquesrelativesà cescommunicationssontautantde

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«traces»laisséesparlesintéressésdansle mondevir-tuel,� commele seraientdesempreintesou desindicesdansle monderéel.»Commec’estbiendit, qui doncirait s’opposeràcequenosbonsfournisseursd’accèsconserventces«traces»qui permettrontà la justicedepunir les méchantsterroristes? Même la CNIL, quiavait pourtantrenduun avis défavorablesur ce texteavant la guerreantiterroriste(au motif que l’usageamontréqu’il étaitparfaitementinutile deconserver silongtempsde telles informationsnominatives)n’oseplusrien dire aujourd’hui.

Bien sûr, nul ne peut imagineruneseulesecondequ’un terroriste puissese connecterdirectementàl’étranger(mêmel’Afghanistandisposedutéléphone)pour échapperaux contraintesmises en place parles fournisseursd’accèsfrançais.Nul ne peutpenserqu’un terroristeira envoyer sesmessagesdu premiercybercafévenu ou, à l’instar des responsablesdesattentatsdu 11 septembre2001, d’une bibliothèquepublique.Personnene conçoit non plus qu’ils irontconnecterleursordinateursportablesàla premièreca-bine téléphoniquevenuealorsqu’il estsi facilede lefairedeleur domicileetd’êtrefichés.

En somme,l’unique résultatdel’applicationdeceprojetde loi, c’estquelesseulsqui serontsuivis à latraceetfichésparlescommerçantsserontlescitoyensmaisjamaislesterroristes.Le texte du gouvernementreposesuruntissudemensongeséhontéset,entempsdepaix,auraitsansle moindredouteétécensuréparle

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Conseilconstitutionnel.Toutescesécoutesprogram-mées, touscesfichierscroisésau détrimentde notrevie privéeneservirontà rien, commen’a servià rienle systèmeEchelonpour prévenir les États-Unisdesattentatsdu 11septembre.

Au contraire,la misesousséquestredeslibertésin-dividuellesestunevictoireduterrorisme,tropcontentde limiter la libertéd’expressionqui estunedesplusgrandesforcesde nosdémocratieset dont on sait cequ’elle est dansles paysdirigés par cesfanatiques.Il estmalheureusementévidentquele gouvernementutilise la guerrepourfairevoterdestextesinconstitu-tionnelsen profitantde la légitime peurquepeuventéprouver lescitoyensélecteursetdusuivismedesmé-dias.

Il estinterdit d’interdire

Unelogiqueperverses’estdoncinstauréeaufil desaffaireset desprocèsconcernantl’Internet. Nosdiri-geantssemblents’êtremisentêtederégulerl’expres-siondescitoyens,debridercetteliberténouvelle partousles moyens,quitte à adopterdeslois anticonsti-tutionnellesen espérantqu’elles passentinaperçues,quitte à obtenirde la part de jugesincompétentsdesjurisprudencesimbécilescommecelleissueduprocèsdel’UEJF contreCostes.

L’erreur de ce chanteura étéde négligerque,sursonsite2, un visiteur non averti ne disposaitd’aucun

2http://costes.org.

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contexte pour interpréterlesparolesdeseschansons,qui� restentaupremierdegrédesparolesdehaine,quoiqu’enpensentleur auteuret sesfans.Bien sûr, il suf-fit d’avoir assistéà l’un desconcertsde Costespourcomprendresongoût de la provocation,et tousceuxqui le connaissentsaventqu’il n’estpasraciste.ToutcommeColucheet sessketchessur les Noirs ou lesArabes,Costesne peutpasêtrejugé uniquementsursestextes, fussent-ilsvolontairementracisteset pro-vocants.

Toujoursest-il qu’aprèsun superbeacharnementjudiciaire – quatreprocèsdont deuxratageséblouis-sants–, l’UEJF a enfin obtenula condamnationdeCostespour incitationà la haineraciale.Mais le plussurprenantdanscedossierfut la décisiondu tribunaldeParisconcernantl’éventuelleprescriptiondesfaitsreprochésà Costes.Le présidentdu tribunal a en ef-fet considéréquele délaideprescriptiondetroismoisinstauréparla loi surla pressede1881et invoquéparla défensedeCostesn’était pasvalablesur l’Internetpuisqu’il étaitrelancéchaquefois qu’uninternauteac-cédaitaucontenuincriminé.Ainsi, lesdélitsdepressecommissur l’Internet devenaient,au mêmetitre quelescrimescontrel’humanité,imprescriptibles.

Cettejurisprudencefut immédiatementutiliséeparle Front national contre le réseauVoltaire qu’il fitcondamnerpourdiffamation.Lesarchivesdu site In-ternetde l’associationrenfermaienteneffet un vieuxtexte jugé diffamatoireenvers le Front nationalparle tribunal et que la prescriptionne concernaitpas

204 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

puisquele délai de trois mois était relancéchaquefois d’un nouveau visiteur le lisait. Cette jurispru-dencecrééepardesdéfenseursdesdroitsdel’hommesert justementceux qu’ils combattent.Quelle ironiedéplorable3 ! Commes’il fallait absolumentplaquer,quoi qu’il arrive, uneloi de1881surun outil inventéun siècleplus tard, quitte à trouver un moyen de nepas l’appliquer tout en l’appliquant ! La loi sur lapressene s’intéressaità l’origine qu’aux entreprisesde pressemêmesi elle a depuisservi de fourre-toutjuridique en matièrede liberté d’expression.Alors,qu’on appliquela loi sur la presseauxentreprisesdepresseet qu’on cessedevouloir l’appliqueranachro-niquementà touslescitoyensqui utilisentunoutil in-imaginablepour les rédacteursde ce texte ! Certes,cettedécisionde justiceabsurdea étéannuléepar laCourdecassationendécembre2001,qui a réaffirméque,mêmesur l’Internet, la prescriptionne pouvaitdépasserlestrois moisd’usagedansle domainedelapresse.Mais cettedécisionne règlepastouslespro-blèmescar, danscettelogique, il suffira qu’un textediffamatoiresoit mis en ligne trois moisavantquesapublicité ne soit faite pour quesonauteurne risquejamaisrien.

Sur l’Internet, tout citoyenpeutsevoir opposerlalégislationsur la presse,la législationsur l’audiovi-suel, la législationsur la poste,la législationsur lecommerce,la législationsur la téléphonie,la législa-tion sur la télévisionet sûrementd’autresqui, toutes,

3Onpourralire «Lesassociationsantiracistesprisesà leurproprepiège»,Libération, 23 janvier 2001.

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ont été prévuespour réguler une activité commer-ciale� exercéepar uneentitécommercialeet non parunsimpleindividu. À l’évidence,et il suffit deleslirepours’enconvaincre,ceslois sontinapplicablesàdescitoyens.Pourtant,dansnossociétéscorsetées,la lo-giquedela régulationestla plusforte.

Il y a plusieurs explications à une telle situa-tion : l’appétit depouvoir du gouvernement,du CSAet ses affidés; le monopolede la parole publiquequ’exercentles sociologueset autresprofesseursha-bitués à être écoutésmais pas contredits,bien évi-demment; et,surtout,lescommerçantsqui aimeraientfaireleurspetitesaffairesdansunmondeoùlesclientsn’iraientpasdénoncerleurspratiquesaveclesmêmesoutils qui leur serventàvendredela camelote.

Les politiques,qui seplaignentdu désintérêtdescitoyenspour la chosepublique,devraient se sentirrassurésdevoir deplusenplusdemondes’impliquerdansla vie dela cité.Euxqui perdentchaquejour unepartiedeleurpouvoir auprofit desmarchésfinanciersinternationauxdevraient être ravis que s’établissentdescontre-pouvoirssurl’Internet.Lessociologuesde-vraienty trouverunnouveauterraindejeu,plutôtquededéplorerl’avènementd’un outil qui, envérité,leurfait peur. Lescommerçantsdevraients’interrogersurl’intérêt desconsommateurs: s’ils surfentsurl’Inter-net,est-cepourfaireleurscoursesplusfacilementoupour communiquerchaquejour davantage? Et touscescitoyensdevraientseféliciter dela possibilitéqui

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leurestainsiofferted’exercerl’un deleursdroitsfon-damentaux� et dele défendreparcequesonlibre exer-ciceestprécaire,menacéparquelquesdinosauresquineveulentpasmourir.

Il n’existe malheureusementpasde loi qui garan-tisse l’exercicede notre liberté d’expression.Il y abienunarticleduCodepénal,l’article 431-1,qui pré-voit que«lefait d’entraver, d’unemanièreconcertéeetà l’aide demenaces,l’exercicedela libertéd’expres-sion,du travail, d’association,deréunionoudemani-festationestpuni d’un and’emprisonnementet de15245eurosd’amende.Le fait d’entraver, d’unemanièreconcertéeetàl’aide decoups,violences,voiesdefait,destructionsou dégradationsausensdu présentcode,l’exerciced’une deslibertésviséesà l’alinéa précé-dentestpuni de trois ansd’emprisonnementet de45734 eurosd’amende.»Cet article est inscrit au livreIV du Codepénal,celui qui traite descrimeset dé-lits contrela nation,de l’État et de la paix publique,alorsqu’on s’attendraitnaïvementà ce quesaplacesoitdansle livreII qui traitedescrimesetdélitscontrelespersonnes.Il nepeutdoncpasêtreévoquési unin-termédiairetechniquesoumisàunepressionjudiciaireou commercialedécidede censurerun site car il n’yaurani menacesni violencesà l’égarddu responsableéditorial du site et qu’il n’y aurapasconcertationausensdu Codepénal.Aucuneloi ne permetde sedé-fendredansce casparceque la liberté d’expressiondespersonnesn’a jamaisexistéavantl’Internet.

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Et pourtant,un tel texte clarifieraitdefacto la res-ponsabilité� desintermédiairestechniques– commenten effet être responsabled’avoir permisà autrui des’exprimerquandla loi punit la censure? – et évite-rait l’apparitiond’hébergeursouvertementspécialisésdansla haineracialepourdesauteurstoujoursintrou-vablesqu’aurait entraînéel’application de la loi dePatrickBloche.Deshébergeursnégationnisteslégale-ment irresponsablesdescontenushébergés.On ima-gine bien le parti que pourraienten tirer tous ceuxqui contestentla légitimité deslois antiracistesren-duesdèslors inapplicablessur l’Internet. Si, demain,undessitesquej’hébergedevait sefairele chantredela haineraciale,je refuseraisd’assumerla responsa-bilité de le coupersansordre d’un tribunal, quitte àêtrecondamnépour ce refus,tant queje n’aurai pasà assumerlégalementla responsabilitédesacensure.Aujourd’hui, si je censurequelqu’un,nul nepeutmepoursuivrepénalementet c’estbiençale problème.

Enoutre,uneloi protégeantla libertéd’expressionéviteraitd’avoir à légiférersuruneprofession(leshé-bergeurs)qui n’existait pasil y a quatreanset donttoute l’évolution de l’Internet laisseà penserqu’ellen’existera plus dansdeux ans.Étant donnéles dé-gâtscauséspar les lois édictéespour le Minitel, quedesjugesont voulu appliquerà l’Internet «parcequec’était adapté»,et ceuxqui résultentde l’applicationdela loi surla presseà l’ensembleducorpssocial,onsedit qu’il vaudraitmieuxquele législateursegarde

208 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

derédigerdestextesdontonnesaitàquoi ils s’appli-queront� demain.

Ce serait pourtant l’occasion de créer la notionde «servicepublic de liberté d’expression»,encadréparun strict cahierdescharges,qui inclurait lespro-chainesévolutionstechniquestouchantàl’exercicedecedroit fondamental.Il mesemblequ’unetelle libertédevrait êtrefournie,ou aumoinsgarantie,parl’État àchaquecitoyen dèslors que la techniquele permet.Mais aucunministre, aucundéputé,aucunsénateurn’aprisl’initiati ved’un tel texte.Desdinosaures,vousdis-je.

10.

www = xxx

Le Minitel l’a bien montréensontemps.Un sys-tèmeprévuà l’origine pourdiffuserdesbasesdedon-néesa dû sonsuccèset sarentabilitéà l’industrie dusexe.L’Internetnonplusn’a pasétéprévupourça.Il aétépensépourpartagerdesressourcesinformatiquesd’abordet, ensuite,pour servir de vecteurd’échangedusavoir. Évidemment,le grandpublicy vapourtrou-ver cequi l’intéresse: ducul.

L’histoire sepassedansuneentreprisequ’on clas-serait aujourd’hui dans la nouvelle économiemaisqui pourtantexistait avant l’invention de ce terme,une entreprisefaisantdesaffairesnouvelles sanslesavoir, commetant d’autresJourdaindu milieu in-formatique qui ont découvert aprèstout le mondequ’ils travaillaient depuisdesannéesdansdesstart-up. Cettepetiteentreprise,tout justerachetéepar ungrandgroupeaméricain,disposaitd’une liaison per-manenteà l’Internet.Uneliaisoncoûteuseconfigurée

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parle directeurinformatiquedemanièreàcequel’ac-cèsauxsitespornographiquessoit impossible.Cedi-recteurinformatiquefut un jour convoquéauprèsdugrandpatronaméricaindontl’ordinateur«nemarchaitplus».Eninspectantla machine,ons’aperçutavecunetrèsgrandegênequ’eneffet, le grandpatronnepou-vait plusaccéderàsessitesdecul favoris.

Les protagonistesde cette histoire – vraie – sereconnaîtronttandis que d’autrescroiront se recon-naître.Jesuisabsolumentpersuadéquedeshistoiressemblablesse sont dérouléesdansbien d’autresen-treprises.Unepersonnesansdoutebieninforméem’arécemmentrapportél’histoire decemembreéminentdu Conseilconstitutionnel,débarquantun beaujourdansle bureaude sa secrétaire: «On m’a dit qu’ily avait dessitesde cul sur l’Internet. Jeveux qu’onm’installeun ordinateurdansmonbureau!»

Placeauxchiffres

Jelesai.Enfin,je crois.Parcequevoussavez,c’esttrèsdifficile d’avoir deschiffres,mêmequandon estdansles petits papiersdesplus grandsfournisseursd’accès.Pourcommencer, il fautsavoir qu’unfournis-seurd’accèsestégalementun fournisseurd’héberge-ment.C’est logique,lesclientssouhaitentnonseule-mentpouvoir accéderà touslessitesqui leur plaisent

WWW = XXX 211

mais égalementconstruireleur petit bout de cyber-uni vers.Commecesclientssonttrèsnombreux,cha-cun ne disposeen règle généraleque de peu d’es-pace.Pasassezpour y placerbeaucoupd’imagesdeleur petiteamieà poil. Et detoutefaçon,les fournis-seursd’hébergementn’aimentpastellementles sitespornographiquesparcequ’ils attirenttrop de monde,consommenttrop d’espaceet utilisent trop de bandepassantedansdestuyauxqui coûtenttrop cher. Alorsquandun de leursclientsmeten ligne desphotosunpeutroposées,ils lui demandentpolimentdechangerle contenudesapageperso.

Saufquetout n’estpassi simple.L’Internetestunréseaud’échange.Quandnouspartageonsnotre sa-voir, les fournisseursde tuyauteriesepartagentnotreargentenserépartissantlestuyauxquenousutilisons.Il estinutile detirer trentecâblesdefibreoptiquesousla Mancheou sousl’Atlantique quandtrenteentre-prisespeuventmettreencommunl’argentnécessairepour tirer un seul câbletrentefois plus gros! C’estle principede l’économied’échelle.Le plussouvent,c’est une entreprisespécialiséequi met en placeungroscâbleet revendensuitele droit de l’utiliser auxopérateursnationaux.Là résidel’un desplus grandssecretsdel’Internetcarcertainspaientmoinscherqued’autres.

Lesfournisseursdetransitaméricainsparexemple,bienqu’ils utilisentlescâblestransatlantiqueslorsqueleurs clients se connectentà un site européen,nepaient rien, alors que leurs homologueseuropéens

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doivent payer le prix fort pour utiliser ces mêmescâbles� dansle sensinverse.Entrèsgrandemajorité,cesontlesEuropéensqui souhaitentseconnectersurlessitesweb américainset non le contraire.Les Améri-cainsn’ont doncaucuneraisondefinancerdestuyauxqui servent auxEuropéenspresqueà sensunique.Etquandbien mêmeils décideraientde venir en massevisiter lesboutiquesvirtuellesdel’Ancien Continent,les Européensauronttoujoursun besoinvital d’êtrereliésauxgrandscentresdetransitinternationauxdesdonnéesqui setrouvent,bienentendu,auxÉtats-Unis.

Ainsi, les Européenspaient plus cher que lesAméricains pour se servir du même outil. Outre-Atlantique,lesutilisateursde l’Internet nepaientpaspourle transit,c’est-à-direle droit d’usagedestuyauxqui relientlesréseauxnationauxou régionauxlesunsaveclesautres.Le prix du débitestdoncmoinsélevélà-basqu’en Europepuisquele coût du transit n’estpasrépercutésur lesclients,cequi explique l’attrac-tivité desÉtats-Unissur les entreprisesutilisant l’In-ternet.Voilà cequi drainedavantaged’utilisateurssurles siteshébergésen Californie ou à New York. LesÉtats-Unisn’aurontdoncjamaisle moindreintérêtàfinancerle transitinternationalpuisquelesautrespaysle financentpoureux.

Certains hébergeurs ont compris qu’il suffisaitd’être accueillant,généreuxavec l’espacealloué àchacunetpastropregardantsurlescontenuspouratti-rer un maximumdeclients.Ainsi, ils peuventobtenir

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un coût de transitmodérépour leur activité de four-nisseur� d’accèsparcequeles tuyauxsontsurtoututi-liséspour venir chezeux et paspour en partir. Pourça, ils sont prêts à accepterce que leurs collèguespourchassentetquelesinternautesrecherchent,le cul.Mais commeil n’est pasdu meilleur goût, commer-cialementparlant, de communiquersur tout ça, necomptezpassureuxpourcrier sur lestoits qu’ils hé-bergentdessitespornographiques.Officiellementtoutle mondefait la chasseauxsitespersonnelsqui subite-mentseremplissentd’imagessexy et debandeauxdepublicité. Mais, officieusement,certainsle font avecbeaucoupmoinsdezèlequed’autres.

Prenonsdeux extrêmes. D’un côté CybercâblealiasNoosaliasSuez-Lyonnaisedeseauxqui proposecinq méga-octetsd’espaceà ses clients pour leurspagespersonnelles.Poursoixante-seizeeurosvingt-deux par mois, ils n’ont pas le droit d’installer unserveur chezeux (ce qui estpourtanttout à fait pos-sible avec la technologiecâblée)et l’espaceproposéesttellementlimité qu’il estimpossibled’y mettrelamoindrefessesusceptibled’attirer le dernierobsédé.De l’autre côté, Proxad/Freequi offre gratuitementcentméga-octetsd’espaceà desclientsqui nepaientque leurs connexions téléphoniqueset où la chasseauxsitesrosesn’estpastrèsefficacecommele montrela pérennitéde cessites.Je ne saispasexactementcombienpaientl’un et l’autre maisje peuxfaireuneestimation.Si elle négociepied à pied sestarifs, laLyonnaisedoit payerenviron septcentsoixanteeuros

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horstaxesparmois le mégabit parsecondedebandepassante� de transit international.Si Proxadnégociaitla mêmechosesur le mêmetuyau, le coût mensuelpourraitdescendrejusqu’àsoixante-quinzeeuros.De-vinezpourquoiFreepeutoffrir uneconnexion ADSL(équivalentepar la vitesseà uneconnexion câblée)àsesclientsalorsqueSuez-Lyonnaisedeseauxavouedu boutdeslèvresperdrede l’argentenfaisantpayersoixante-quinzeeurosparmoisauxsiens?C’estqu’ily auneautrenotionquele transitàprendreencompte,le peering. Ce sont desaccordsentreles opérateursqui établissentle prix desliaisonsdirecteslorsquelesclientsd’un opérateurvont sur lessitesd’un autre.Ilestbienplusfacilepourunopérateurd’obtenirdetelsaccordslorsqu’il disposedebeaucoupdecontenusus-ceptibled’attirer lesclientsdel’autre.Et, danscecas-là, c’estl’autrequi paietout.

Le cul estrentable.C’estainsidepuisquele mondeestmondeet, pourtant,on l’oublie tout le temps.En-fin, quandje disquele cul estrentable,entendezpourceuxqui le vendent.Onverrapeut-êtreunjour deshé-bergeursmalinspoursuivis pourracolageouproxéné-tisme.En 1996,TheIndustryStandard, un magazineaméricainqui traitedela nouvelleéconomie,estimaità cinquante-deuxmillions de dollars les revenusen-gendréspar le sexe sur l’Internet. Soit environ 10 %detousles revenusgénéréspar le commerceélectro-niquecetteannée-là.Une autreétude1 estime,quantà elle, que les sitespornographiquesgénèrentà eux

1M. Kavanagh,«Pornwill continueto dominateWeb revenue»,Marke-ting Week, 27mai 1999.

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seulsprèsde70 % desrevenusdu commerceélectro-nique.� Difficile d’êtretrèsprécis.

En revanche,on sait avec certitudeque le cour-rier électroniquereprésentemoinsde 5 % desinfor-mationstransitantpar les tuyauxde l’Internet, queletransfertdefichiersparFTPenconstituelui aussien-viron 5 % et que Napster, qu’on accused’être tropgourmanden bandepassante,forme à peine3 % dutrafic. Et les deuxgrandsgagnantssont le Web,évi-demment,avec prèsde 75 % du trafic, ainsi que lesforumsdediscussionqui, à eux seuls,correspondentà plus de 12 % de ce trafic. Ce dernierchiffre peutme permettrede faire une rapideévaluationperson-nelle grâceà un petit logiciel que j’ai écrit et quichaquemoisfait desstatistiquessurl’usagedecesfo-rums2. Certes,il se limite aux forums francophonesqui ont l’inconvénientde ne pasautoriserl’échanged’images mais, justement,ces forums en françaisreprésententun trafic inférieur à celui du courrierélectronique.D’où sortent alors les 7 à 10 % quimanquent?Il estpeuprobablequelesFrançaissoientsi douésen languesétrangèresqu’ils préfèrentdiscu-ter en anglaisou en allemand.En revanche,il existeun bonnombredeforumsdont l’objet est,justement,l’échanged’images(qui n’ont pasbesoinde traduc-tion) et qui représentent80 % du trafic envolumedela bandepassantedédiéeà l’ensembledesforumsdediscussionproposésparunfournisseurcommeOléane(filiale de FranceTélécom).Au minimum, la moitié

2http://www.crampe.eu.org/statfr.

216 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

du trafic desforums de discussiond’Usenet(de 6 à12 %� du volumetotal) sertuniquementà transporterdesimagesdecul (carlesforumsd’échanged’imagessontenmajoritéconsacrésauxdiversesspécialitésdugenre).On imaginealors facilementla part du traficWeb uniquementconcernéepar cesimages.Plusdela moitié de la bandepassanteutiliséepar les clientsdeFreeestréputéetransporter, dansun sensou dansl’autre, maissurtoutde Freeversle restedu monde,cetyped’images.

Le domainedel’arnaque

Doncle cul estrentable,mais,répétons-le,unique-mentpour ceuxqui le vendent.Jeme suisbeaucoupdocumentépour écrire ce chapitre,j’ai passébeau-coupde tempsà chercherles siteset à les visiter defond encomble.C’estdire si c’estdu boulotd’écrireunlivre,quandmême! Et j’ai puconstaterquechaquefoisquejem’approchaisdusaintdessaints,delaweb-camdevant laquellela belleallait faire tout cequejelui demandais,il fallait télécharger un tout petit pro-gramme(pasplusdecinqminutesdetéléchargement,promis juré) qui allait me permettrede réalisertousmesfantasmes.Pasdecartebleueàsortir, pasd’abon-nementpayant,rien.Toutgratuit.Donc,ontéléchargele petit programme,on déconnectesonmodemet ondouble-cliquesur l’icône qui est apparuesur le bu-reau.C’est tout bien automatiquecommeil faut, lemodemvasereconnectersurunsitespécial,sûrement

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qu’àl’autreboutil y aunepetitepiècesombreavecunordinateur� etunefille toutentièredévouéeàmonseulplaisir. Mais le problèmec’estquele numérodetélé-phonede l’ordinateurde la fille estun tout petit peusurtaxé.Jusqu’àquinzeeurosla minute.À ceprix-là,j’espèrequ’elle estjolie. Jene l’ai pasvue,monédi-teurn’apasvoulupayerpourquejemedocumenteda-vantage.Mon éditeurcroyait que,sur l’Internet, toutestgratuit ! Biensûr, eny consacrantunpeudetemps,onarriveàdégoterquelquescamérasgratuitesqui dé-bitent uneimagetoutesles trentesecondes.On peutalors voir une fille un peu déshabilléequi s’ennuieà mourir et qui, par fatigueou pour ne passortir ducadre,fait le moinsde gestespossible.Si c’est ça letruc, je vousconseillela télé : au moinsc’est filmécorrectementet les filles sontde bien meilleuresac-trices.

Mon problème,c’estquej’écris celivreaubureau.Et aller visiter dessitesde cul du bureau,c’est mal(saufsi on estgrandpatron).À encroireSexTracker(qui est à Yahoo! ce que les pagesde petitesan-noncesdesmagazinesgratuitssontaux grandsjour-naux nationaux)les sitespornographiquesreçoiventvingt-septmillions devisitespar jour et 70 % decesvisitesont lieu pendantles horairesde bureau.Pourl’Amérique, celadonneun salariésurcinq qui va vi-siter ce type de sitesdepuisson postede travail. Siun salariécoûteenmoyennevingt-troiseurosl’heureet surfeen moyenneuneheurepar jour de l’endroitoù il estcensétravailler deuxcentvingt joursparan,

218 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

une entreprisede vingt-cinq salariésdépensevingt-cinq� mille cent cinquante-quatreeurospour les fan-tasmesdesessalariéschaqueannée.OncomprendraitpresquequeCompaqait licenciévingt salariésparcequ’ils avaientvisité dessitespornographiquesdepuisleur bureau.Le mêmeSexTracker évalue à 30 % letauxderentabilitédessitesdecharme.Quandon saitqu’Amazonn’a jamaisréussijusqu’audébut de2002à dégagerle moindreprofit, on sedemandecequ’at-tendentles start-updu cul pour faire leur entréeenBourse...

11.

TaboulangèresurInternet

Il fautbienpayerla note.L’Internetdu futur, plusrapide,plusmobile,plusconvivial etavecencoreplusdejeunesfilles toutesnuesaunprix. L’Internetàhautdébitc’estaussile comptebancaireàhautdébit.

WAP, UMTSethautdébit

Le WAP est le nom qu’ont donné les «marke-toïdes» à ce qu’ils osent décrire comme un «ac-cès Internet par téléphoneportable».En fait d’ac-cèsà Internet,on ne parlequede quelqueslignesdetexte affichéessur un écranLCD grandcommeuneboîted’allumettes.Le WAP ce ne sontquequelquesservicessélectionnéspar les opérateursde télépho-nie mobilepermettantd’achetertout, voire n’importequoi. D’ailleurs, une entreprisespécialiséem’a déjàcontactépour me proposerde prendreen charge unservicede vente de noms de domainesur le WAP.

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Vousimaginez? Le jeunecadredynamiquedanssoncabriolet� de fonctionqui trouve enfinLA bonneidéeen matièrede nom de domaine.Il a si peurde se lafaire piqueravant d’arriver chezlui qu’il lui faut ab-solument,maisalorsabsolument,acheterimmédiate-mentce nom de génieà partir de sontéléphonepor-table.Unesituationqui risquedeserépétersi souventqu’elle justifiebiendedépenserquelquescentainesdemilliersd’eurospourintégrerceservicedansuneoffreWAP...

Ça doit pourtantbien servir à quelquechose,cetruc. Le WAP c’est l’avenir, nousdit-on pour nousfaire patienteren attendantl’UMTS. Un avenir quiarrive à neuf mille six centsbits par seconde,soit lesixièmedela vitessedumodemle moinscherdumar-ché.Mais pour lire son courrier électroniqueen va-cances,c’est trèsutile, le WAP. Maintenant,on peutseconnecterà l’Internetvia un téléphoneportablere-lié par infrarougeà un ordinateurlui aussiportable.Saufquela dernièrefois qu’un demesamisa essayéde relever son mail depuisun hôtel, il en a eu pourenviron mille cinq centseurosde notede téléphone.C’estbeaul’avenir, maisc’estcheraussi.

Bon, peut-êtreque ma boulangère(qui, commetoutesles boulangèresdepuisque notre présidentacité en exemplecelle d’Aubervilliers, est définitive-menttournéeversla modernité)ne va pasutiliser cetruc dèscesoir. Mais demain– ou après-demain,en-fin, d’ici paslongtemps,quelquesannéestout auplus–; heureusement,l’UMTS arrive.

TA BOULANGÈRESURINTERNET 221

Tout le monde,y comprisma boulangère,a en-tendu parlerde l’UMTS, c’est le truc qui a coûtétrèstrèscherà quelquesopérateursde téléphoniemobileet qui va financerunepartiedes35 heuresou les re-traites,on ne sait plus.Voilà pour ce quej’en auraisretenusi je n’écoutaisque les médias.Mais commeje suis bien informé, je sais que l’UMTS c’est lamêmechosequele WAP, maisenbeaucoup,beaucoupplus rapidecarsi le WAP estsix fois plus lent qu’unmodem,l’UMTS, lui, est trente-sixfois plus rapide.Commele WAP, ça passerapar les téléphonespor-tablesmaispaspar lesmêmesappareils.Il faudraenchanger. C’estvrai quel’on n’envisageplusdesepas-serdesontéléphonepouraller surl’Internet,unefoisqu’on a goûtéauWAP. À deuxmégabitsparseconde(la vitesseannoncéedel’UMTS) l’achatd’un nomdedomainepar téléphonesejustifie bienplusqu’à neufmille six centsbits !

Ceserasansdoutetrèsutile à quelquesdécideurs,chefsd’entrepriseou ministres.Ils pourrontdisposerd’un vrai bureauvirtuel, accéderà tout instantà tousleursdossiersinformatiques,recevoir del’informationà trèshautdébit et, surtout,ils pourrontregarderdesimages(à 80 % pornographiques,pour respecterlamoyenne)pendantleursdéplacements.Recevoir desimagesdecul sur l’écranminiaturedesontéléphoneportable,encouleuretàgrandevitesse,c’estuneévo-lution socialeconsidérable.Mais pour quelquespri-vilégiés qui en auront l’utilité, la facturepour tousles consommateursserasaléequandon sait qu’entre

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les licenceset l’équipement,les opérateursdevrontdébourser� chacununequinzainedemilliards d’eurospourfinancerl’UMTS.

Cependant,cequel’on appellele hautdébit,etquin’est en fait qu’un poil plus rapidequ’un bon vieuxmodem,estun progrèsimportant.Pastantà causedela vitessemaisparcequ’il permetuneconnexion for-faitairepermanentequellequesoit la techniqueem-ployée(ADSL, câbleou bouclelocaleradio).

Une connexion permanente,pour un ordinateurfixe, ce n’est pas qu’un palliatif au dial-up (laconnexion à la demandeplusconnuesousle nomdePPP)qui fut inventéen 1994parcequ’on ne dispo-saitpasd’autreinfrastructurequecelledu téléphone,c’est surtout le moyen de profiter de toutesles di-mensionsde l’Internet. Une connexion permanente,c’est le courrierqui arrive chezvousdèsqu’il a étéémispar vos correspondants,sansêtrestockésur lesmachinesde votre fournisseurd’accèsqui, outre lesrisquesd’indélicatesse,peutperdreunmail important(personnen’està l’abri d’unepanne,surtoutquandongèredescentainesde milliers de boîtesaux lettres).Ce sontaussidesusagesqui changent,car l’Internetdevientalorsunoutil commun,unevraiebibliothèqueencyclopédiquesurvotrebureau.Le hautdébitpermetde trouver toutesles informationsfacilement,sanslecérémonialdela connexion irrémédiablementaccom-pagnéd’un sentimentde culpabilité à la penséedela facturede téléphonequi gonfle.La rapidité n’estqu’unplus,carsi ellepermetderegarderla télévision

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par l’Internet, le vrai changementestdansla facilitéd’utilisationetdansla possibilitéd’émettreaussibienquederecevoir. L’ordinateurpersonnelpeutainside-venir un serveur Web où sont stockéesles informa-tionsaccessiblesaupublic rendantinutiles leshéber-geursalorsquenosgouvernantss’apprêtentà régulercetteprofessionsansprendreencomptelesévolutionstechniques.

Le hautdébit,c’estl’avenir. Mais le hautdébitsurtéléphoneportablene permettrapas une connexionpermanenteetn’accéléreraquedesusagesmarginaux.Dansl’optique du nomadismeà la mode,l’UMTS vairrémédiablementsubirla concurrencedela techniquedela bouclelocaleradioqui vabientôtpermettredeseconnecterà l’Internet à hautdébitsansfil ni branche-mentquelconque.Et cettetechniquenecoûtepresquerien,encomparaison.

Le WAP était uneerreur. Une offre commercialeinutileetchère.L’UMTS c’estlamêmeerreur, enpire.Maisàhautdébit !

Payer, c’estfou !

Un soir, à la télévision,j’ai vu un monsieur, quiavait pourtantl’air saind’esprit,déchirersacarteban-caire devant les caméras.Il faut dire qu’il avait debonnesraisons.Tout comme les téléspectateurs,ilavait suivi le reportagequiprécédaitetqui faisaitpeur,maisvraimenttrèspeur. Il s’agissaitde démontreràquelpoint l’usaged’unetelle carteétaitdangereuxet

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combienles risquesétaientgrandsd’useret d’abuserdece� moyendepaiementmoderne.

En effet, unecartebancaireesttrèsfacilementco-piableparceque la majeurepartiedesterminauxdepaiementignorentla pucequi estdifficilement falsi-fiable. En quelquessecondes,on peut lire la bandemagnétique,l’enregistreret la dupliquersurunecarteviergequi débiteraun comptebancaireaunezet à labarbedesonpropriétaire.Ainsi, lesdeuxtiersdesdis-tributeursd’argentliquide enFrancesecontententdelire la bandemagnétique.Et mêmesi le nombredecesappareilsva bientôt diminuer, il y a de grandeschancespour qu’il en subsistequelques-uns,surtoutdanslespayslespluséloignés.C’estqueleur rempla-cementestfinancéparlesbanqueset lescommerçantsalorsquec’est le consommateurqui paiequandon levole.Lesbanquespréfèrentavoir desclientsrassurésplutôt que d’assumerleurs responsabilités,au pointqu’ellesont attaquéSergeHumpichen justicequandcetinformaticienleur a montréunefaiblessedesécu-rité dela pucedescartesbancaires.Unefaille qu’ellesconnaissaientparfaitementmais, le risque étant as-sumépar le client d’abordet par le commerçanten-suite, les banquesn’avaient pasà s’inquiéter! Riende trèsnouveaupourtant,tout celaest flippant maisnouspréféronsl’ignorer.

Cettefraude,qui nécessiteun certainsavoir-faireetdumatériel,esttoutefoisbeaucoupmoinsrépanduequelasimplecopiedesseizechiffresdunumérod’une

TA BOULANGÈRESURINTERNET 225

cartebancaire.D’autantque la ventepar correspon-dance� reposeessentiellementsurcesystème,lesbonsdecommande,lesréservationspartéléphonenevalentquesi ondonnesonnumérodecartebancaire.Qu’est-ce qui empêcheun standardistemalveillant de noterlesnumérosdesesclientset des’enservirà sontourpour acheterce qu’il souhaitepar correspondance?Et les facturettesquenousdonnentles commerçantslorsquel’on paieparcartebancaire,cesontautantdebombesàretardementpuisqu’ellesfont apparaîtrecesseizeprécieuxchiffresetquequasimenttout le mondelesjetteà la sortiedesmagasins! Certes,demoinsenmoins d’appareilsles impriment mais, commepourceuxqui nelisentquela bandemagnétique,seront-ilstousremplacés? De toutefaçon,desjournalistesonttrouvéunjeunehommequi fabriquaittoutseul,«pourjouer»,desnumérosfictifs maisfonctionnelsdecartesbleuesqui negênaientpersonnesaufquandil tombaitsur un vrai numéro.Alors, la peur des facturettes...Avec tout ça, on peutcomprendrepourquoicertainsdécidentdedéchirerleurcarteàla télévision.J’espèrequela justicene tiendrapasrigueurà cet hommeencolère,elle qui avait puni ensontempsSergeGains-bourg pour avoir détruit en public un défuntPascal,aveclequelil avait allumésoncigare.

Lescraintesqu’ont certainsà consommersurl’In-ternetsont d’autantplus compréhensibles.Pourtant,s’il y a un endroit au mondeoù le risquede fraudeest limité, c’est bien là, mêmesi les banquesentre-tiennentle mythedurisquemaximumparleursilence

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agressif.Ceux qui refusent«par principe»de payerquoi que ce soit sur l’Internet avec leur cartemaisqui jettent leurs facturettesà la sortie desboutiquessonttotalementincohérents.Pourrépondreà cesan-goissesirrationnelles,dese-commerçantsont mis enplacedeslignestéléphoniquesverslesquellessontdi-rigéslese-clientsaumomentdupaiement.Au lieu desaisirleur numérodecartebancairesur l’Internet, ilsle dictentà un opérateurqui a tout loisir de s’enser-vir plus tard pour sespropresdépenses.Ce système,c’est le pied : on commandeen unesecondetout cequ’on veutauboutdu mondepourensuiterédigerunchèqueet le poster, on attendquele fournisseurl’aitreçuetaprèsseulement,onpeutespéreravoir sacom-mande! La révolution de la rapiditéet de la simpli-citédel’e-commerce! Alors quele systèmeclassiquedanslequel l’e-consommateurest dirigé vers le ser-veursécurisédela banquedue-commerçant,qui estlaseuleàconnaîtrele fameuxnuméro,estle plussûrquisoit. Les systèmesde paiementsécuriséss’appellentcommecela justementparcequ’à aucunmomentlenumérodecartebancairenetransiteparle réseausansavoir étécodéavecunecléqui,mêmeaujourd’hui,né-cessiteunordinateurdeplusieurscentainesdemilliersd’eurospourêtrecassée.Si le petit cadenasenbasdela fenêtredunavigateurestfermé,personneaumondene peut intercepterle numéro.En revanche,lorsquevousjetezvosfacturettes,il n’y aqu’àsebaisser...

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Dansla sériedesangoissesirrationnelles,il estvraique� la cartebancaireseraitun succédanédeBig Bro-ther. La preuve,c’estqu’un ancienministredela Ré-publique(JackMellick) s’estfait piégerparla sienne.En payantà un péaged’autorouteavec sacarte,il atotalementdétruitl’alibi qu’il tentaitdedonneràBer-nardTapiedansl’affaire VA-OM. L’ordinateurde lasociétéd’autorouteavait en effet gardéen mémoirel’heuredesonpassage.Si vousvoulezêtretranquille,n’utilisezdoncplusvotrecartebancaire.Retournezauliquide parexemple.Au moins,l’avantagedesbilletsc’est qu’ils se palpent,c’est du concret,du solidecommela battedebase-balldu «sauvageon»qui seraravi derécupérersi rapidementvotrepaieaprèsvousavoir refait le visage.D’accord,c’est un peudange-reux.Alors, la solution,c’est le troc, commeau bonvieux temps?

Allez, ça ne sertà rien d’avoir peurde payersurl’Internet.Et puis,la vie n’estqu’uneperpétuelleprisederisque,alorsundeplusou demoins....

Il y a quandmêmeun dangerquandon paieparcartesurl’Internet.C’estl’incompétencedesbanqueslorsqu’il s’agit d’intégrerdestechniquesun tant soitpeumodernes.Elles qui furent les premièresà s’in-formatiseremploientencoredes informaticiensfortcompétentsdansle domainedela carteperforéemaisparfaitementdébutantsdanscelui desréseaux.En té-moignentlesquelquescentainesdeclientsqui ont étédébitésdix fois dumontantdeleursachatssurl’un de

228 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

messerveurscarleurbanqueutilisait unsystèmepira-tablepar n’importequel passionné.Sansparlerde lavétustédesréseauxbancaires,qui ont encorerecoursaubonvieux X25 du Minitel. Riendetel pourperdrede l’argent que de faire confianceaux banques! Sivousn’êtespastout à fait inconscient(ou multimil-lionnaire),vérifiez bien vos relevés bancaires,Inter-net ou pas.Les banquesne raisonnentpas commevouset moi. Nouscraignonstous de nousretrouveravec un interdit bancairesur le dosà caused’un pe-tit malin. Les banques,elles,calculentles risquesdecontrefaçonetdepiratage,lescomparentauprix d’unsystèmeparfaitementsécuriséet, tout comptefait, secontententtrèsbiendecequ’ellesont.

12.

Qui n’a passastartoope?

Personne,et surtoutpasmon banquier, ne me dé-mentira.Jenecomprendsrien à l’économie.Alors, lanouvelle économie...Si maboîte,Gandi,a euun peudesuccès,c’estsimplementunequestiondechance.Àl’évidence,Gandin’estpasunestart-up.Elle n’a faitquedesbénéficesdepuissanaissance,ce n’est doncpasuneentrepriseclassiquedela nouvelleéconomie!La preuve, ni Gandini aucunde sesdirigeantsn’ap-paraîtdansle palmarèsdescinq centsacteurs«quicomptent»publiéparle Journal duNet1. Il fautcroirequ’au-dessousd’un certain niveau de pertes,on necomptepas...

Voici donc quelquesconseilspour monter votrestart-up, et je décline toute responsabilitédans lafaillite de ceux qui auraientcru malin de se lancer.La leçonqu’il faut retenirde cet ouvrage,c’est qu’ilne faut croire personnesur parolelorsqu’il estques-tion de l’Internet. Mais bien sûr, si vousdécidezde

1http://www.journaldunet.com.

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vous lanceret que,par miracleou par chance,votreentreprise� deviennele nouveauMicrosoft,alorsje ré-clameraimapart...

Conseilnuméro 1 : faitessupporterlesrisquesfinan-cierspar d’autres

Il faut commencerpar faire le tour des«capitaux-risqueurs»(pas les business-angels, non, plutôt lesprocheset la famille) qui serontd’autantplus dispo-sésàfinancervosambitionsqu’ils aurontétéaveugléspar le blablamédiatiqueautourdecesjeunesadoles-centsrichesàmilliardsetqu’ils necomprendrontrienà vos projets.Dépensezcet argent (qui représentelaconfianceet l’espoir de vos proches)en publicité eten frais de représentation(la voiturede fonctiondoitêtreuneanglaisesportive et couvertede cuirs rares).Ne rechignezpasà la dépensesur cegenredeposte,il est de ceux qui comptent.Il seratoujours tempsdesous-payerquelquegaminsurdouéeninformatiquelorsqu’il faudras’y mettre.

Si par hasardle projet prenaittrop de retard(lesretardset lesdépassementsdebudgetcoutumiersdesgrandschantierssont négligeablescomparésà ceuxqu’engendrele moindre projet informatique) ou siles huissiersvenaientemportertous les bureauxenbois précieuxsur lesquelsvous envisagiezd’instal-ler un jour vos ordinateurs(les vôtres,pasceux devos employésqui, eux, bossentdansla cave sur desbureauxIkéa), n’oubliez jamaisque tout cet argent

QUI N’A PAS SA STARTOOPE? 231

n’était pas le vôtre, et que vous n’avez rien perdudu� tout dansl’aventure,sinondu (bon) temps.Vientalors le momentde trouver un repreneurparmi ceuxde vos concurrentsqui n’ont pasencoremis la clésousla porte et qui espèrent,par ce rachat,redon-nerconfianceà leurspropresinvestisseurs: «Si nousn’avons rien gagné jusqu’ici, c’est à causede laconcurrence,mais les racheterva nouspermettredegagnerdessommesfolles,alorsaidez-nousàfinancerl’acquisition.»Votreidéevautdel’or, alorsvendezlegouffre financierqu’est devenuevotre start-upà unprix qui vouspermettraenfindedevenir le rentierdevosrêves.

Exemple: enoctobre2000,DealpartnersarachetéClust(unsited’achatgroupé),qui avait étécréédébut2000avecquinzemillions defrancsd’investissementsprivésetavait triomphélorsdela cérémoniedesClicsd’or enmars2000.Clustavait alorsun passifdeplusdedix millions defrancs,montantexactdela transac-tion queDealpartnersa financéepar la reventedesesoutils de production.L’achat groupén’est pasassezmûr pour l’Internet, sansdoute.Koobuy, le troisièmeacteurde ce marché,a lui carrémentchangéde nomet décidéde faire un autremétier. Au final, les deuxfondateursde Clust ont dépensévingt-cinq millionsdefrancsendix moiset ont frôlé la faillite maisleursdix salariésont sauvéleur emploi.

Conseilnuméro 2 : apprenezla langue

232 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

Votreobjectifestdegagnerdel’argentsurunnou-veau� territoire qui a seslois spécifiques,sesusageset, surtout,sa proprelangue.Une languefaite para-doxalementpour transporterle moins de senspos-sible.Et c’estnormal,sonobjectifn’estpasd’aiderleshommesàsecomprendremaisd’impressionnerlesfi-nanciers.Onéviteradoncdedire : «Onvafournir desservicesauxentreprises»pourpréférer: «Le conceptestun BtoB vertical.»De même,«notreobjectif estd’intégrerlesperspectivesd’achatsdel’ uppermiddleclassauxmicroculturessalariées»,c’estquandmêmemoinsringardque : «Noussouhaitonsvendreauxco-mitésd’entrepriseunservicedemutualisationcar, dé-sormais,c’estcertainquel’Internetestassezmûrpourl’achatgroupé.»Quantaucélèbre«notrechiffre d’af-fairesdoubletouslesmois,on penseatteindrele mil-lion de pagesvues le mois prochainet, pour finan-cernotreévolution, nousenvisageonsun secondtourde table»souvent utilisé dansles interviews, il rem-placeavantageusement«nousperdonschaquemoisledoubledecequenousavionsperdule moisprécédent,le site n’est toujourspasterminéet nouscherchonspar tous les moyensde l’argent frais pour contenterle banquieretsous-payerlestechniciens».Dansl’uni-verscultureldufondateurdestart-up,cevocabulaireal’avantagedelui permettredebriller ensociété.C’estdoncunelanguedestinéeseulementànepasêtrecom-prise,qu’onla parleounon,certainementunedesplusgrandescontributionsà la gloiredel’Internet.

QUI N’A PAS SA STARTOOPE? 233

Vousnemecroyezpas?Lisezcesquelqueslignesque� j’ai réellementluessurle réseau: «Dansle cadredesesprojetsInternetetIntranet,oùellemetenœuvreces technologiesd’infrastructure,notre entreprisearessentile besoindedisposerdemodulesopensourceplusapplicatifslui évitantdedévelopperenspécifiquedesfonctionnalitésgénériques.Nousavonsdoncdé-cidéde lancerou denousassocierà desprojetsopensourceayantpour objet le développementd’environ-nementsapplicatifspourl’Internetetl’Intranet.»Vousn’avez rien compris? Moi non plus et pourtant jepenseêtreun bonexpertdansle domainedu logiciellibre (ou opensourcepour certainscommerçantsquitrouventcettedénominationplus libéraleet moinsli-bertaire)etdesréseauxtantouverts(Internet)quefer-més(Intranet).C’est vrai quecelane s’adresseni àvousni àmoi,maisàdesclientspotentiels(lire «pros-pects»ou«partsdemarché»)qui sonttoutsaufdesex-pertsdecesdomaines.Engros,çaveutdire : «Faites-nousconfiance.»

Conseilnuméro 3 : ayezdesidéesneuves,maispastrop

Avoir unebonneidéen’est pasle plus important.Ce qui comptec’est de bien la vendre.Le fond doitêtre intelligible, sinon le financier ne pourra mêmepasexpliquerà safemmeet à sonconseild’adminis-tration ce qu’il a décidéde financer, et ça, le finan-cier, il n’aime pas.Vousn’avez toutefoispasbesoin

234 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

deconnaîtretouslestenantsetaboutissantsdel’Inter-netni desavoir programmer, ni mêmed’êtreun tech-nicien.Cequ’il faut,c’estsoit utiliserunevieille idéeremiseaugoûtdujour etqui prendencomptelesspé-cificités de l’Internet (économiesd’échelle,clientèlemondiale),soit repérerdansle vivier desstart-upquidémarrentcellesqui ont le ventenpoupeet qui vontattirerlesinvestisseursparcequela concurrenceattirela concurrence.

C’estsurcettesecondeoptionqu’areposéle boom(qui a fait pschittt !) de la net-économieet du Nas-daq : «Il y adela concurrence,c’estpourçaquenousperdonsdel’argent,alorsil nousfautdavantaged’ar-gent pour tuer la concurrenceet devenir rentables.»Ce qui sevend le mieux dansla nouvelle économiec’est, dansl’ordre, le cul et les jeux (d’argent s’en-tend).Surtout,ne vendezrien de concret,jamais.Lematérielça veut dire desfrais de main-d’œuvre,desstocks,desfrais postaux,desclientsmécontents,dumatérieldéfectueux,et j’en passe.Quandil y a vented’objets physiques,il y a pertefinancière,c’est uneconstantequ’Amazon.comnedémentiraitpas...

Le cul et les jeux, donc. Le cul, c’est beaucoupd’informationsà émettreversles clients(uneimage,c’esttoujoursungrosfichier, qui coûtecheràenvoyer,et un film estencoreplus lourd.) c’estdoncun inves-tissementenbandepassanteimportant.Et puis,vivrede la prostitution,c’est assezpeuvalorisantdanslesdînersenville. Lesloteriessontmoinschèresà orga-niser, il suffit defairepayerle client ou definancerle

QUI N’A PAS SA STARTOOPE? 235

projetparde la publicité (puisquedèsqu’il estques-tion� dejeuxd’argent,le publicestgaranti)etdelancerunprogrammedetirageausortquen’importequeldé-butantestcapabled’écrire.L’inconvénient,c’est quecetteactivité est un peu trop encadréeen Franceetqu’il faudradélocaliserl’entreprise,si possibledansunparadisfiscal.

PrenezLuckysurf, sansdoutele plusgrosvendeurde loterie en ligne dansl’Hexagone : l’entreprisearecueilli quaranteet un millions de dollarsauprèsdedifférentsinvestisseurs,tantaméricainsqu’européens,depuissa créationet affirme être le vingt-deuxièmesite le plusvisité aumonde(gageonsquelesvingt etunpremiersrelèventd’unecatégorieplusrosequedo-rée).L’entreprise,dedroit américain,a étécréée(pardesFrançais)enseptembre1999et sembleêtrel’unedesraresstart-upà avoir engrangédesbénéficesdèssespremiersmoisd’existence.Depuissonlancement,on a vu naîtreaumoinsseptentreprisesconcurrentes(Luckyvillage,Koodpo,Lotree,MisterWin, GoodLu-ckCity, Bananaloto,Tropoloto...).

Conseilnuméro 4 : choisissezintelligemmentvosas-sociés

Aprèsle premiertourdetableviendral’heurebienennuyeusede montrer un produit fini aux investis-seurs.Commevousne connaissezrien aux réseaux,vous devrez trouver desgenscompétentspour vousaider. Justement,il y apleindetechnicienspayéstrois

236 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

cacahuètespourfaireun boulotqu’ils n’aimentguèremaisdansun secteurqui lespassionne.Le truc, c’estd’en trouver un et surtoutde ne pasle salariermaisplutôt de lui faire miroiter desperspectivesd’avenir.Parlez-luidesgaminsqui sontentrain desedorerausoleil desAntilles avec dix fois moins d’expériencequelui et promettez-luitout le matérielqu’il veut. Ilvous suivra partout.Ensuite,quandil serabien ac-croché,donnez-luiun (petit)pourcentagedespartsdel’entrepriseenéchangedesonaide.

Ce principe est tellement répanduqu’on lui atrouvéun nom,lesstock-options,qui nesignifiepas,dansle langagede la nouvelle économie,la mêmechosequedansla finance.Il n’estpasquestiond’ac-tionsà prix réduitpourmotiver lescadresde la boîteenplusdeleur salaire,maisbel et biend’un modederémunérationdirecte.Le gouvernementn’a autoriséqueles start-upà pratiquerainsi puisqueles pauvresn’ont pasde quoi s’attirer destechnicienssuffisam-ment compétentset ont besoinde ce cache-misèrepourdémarrer(démarrerla Porscheducréateur, s’en-tend).Si jamaisvotre ingénieurposedesquestions,parlez-lui de banques,d’investisseurset de tours detable,il retourneravite devantsesmachinestellementcesmotslui flanquentle bourdon.

Desexemplesprobantsexistentdanspresquen’im-portequellestart-upde la RepublicAlley (prèsde laplacedela Républiqueà Paris).Il suffit d’y traînerlanuit ou le week-endpoury trouver celui qui construitet fait fonctionnerl’usine à investissementà lui tout

QUI N’A PAS SA STARTOOPE? 237

seulaulieu dedormirpaisiblement.Mêmes’il semblebizarre� avec sa barbede trois jours et son tee-shirttachépar la saucetomatedespizzas,il a l’air heu-reux.QuantàGandi,à l’inversedeceschéma,cesontdestechniciensqui ont dû faire appelà un gestion-nairepourpérenniserla structure.Et le pire,c’estquela majoritédestechniciensactionnairesn’en foutentmaintenantpresquepasune.

Conseilnuméro 5 : introduisez-vousenBourse

C’est l’objectif de tout fondateurde start-upquise respecte.Il est inutile de seprésenterà un inves-tisseurpotentielsansun «business-plan»prévupourfaire uneentréeau secondmarchédansles deuxoutrois ansgrandmaximum.Ne me demandezpasdevousexpliquercommentsepasseuneintroductionenBourse! Jen’ensaisrienet je m’enfiche.Toutcequeje saisc’est que ça rapporteun maximumd’argentaux actionnairesantérieurset queça coûteun maxi-mum d’argentà despetits porteursquandle titre secassela gueule.Pourtant,ça fait très plaisir aux in-vestisseursetàceuxqui semblents’y connaîtreetquime demandentconstamment: «Et quandest-cequevousentrezen Bourse?» quandj’essaied’expliquerqueGandin’a pasvocationàêtrerevendue.

Pourqueles actionsatteignentun bon prix, c’estfacile, à la différencede l’économieclassique,il nefautpasvendredesproduitsmaissesclients.Un clientapuêtrevaloriséjusqu’àvingt mille francsla têtelors

238 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

d’une introductionenBoursecarc’est le seulmoyende mesurer� la valeur d’une entreprise,la rentabilité(lesstart-upqui entrentenBourseavecdesbénéficesse comptentsur les doigts d’une main) et le prévi-sionnel (parceque personnene peut prévoir ce quivaudrade l’argent sur l’Internet au-delàd’un an, etencore)faisantdéfaut. Pouratteindreun jour l’équi-libre financier, il fautoccuperun monopoleet rameu-ter le plus d’investisseurspossiblede manièreà ra-cheterlesconcurrentset leurspertes.Surl’Internet, lavaleurd’une entreprisesemesureau nombrede sesvisiteurs.Commesi onmesuraitla valeurd’uneusineaunombredegensquipassentdevantelleparhasard...

Si vousvenezdansla nouvelleéconomiepourspé-culer, tâchezd’êtrediscret.NefaitespascommeNinaBrink, fondatricedu fournisseurd’accèsWorld OnLine,contrainteàladémissionaprèsquele titredesonentrepriseeutperduplusdela moitiédesavaleur. Lesactionnairesn’ont pasappréciédeperdreenviron sixcentsmillions de francsaprèsquela présidentefon-datricede l’entrepriseeut venduelle-mêmeles deuxtiersdesesactions...justeavantsonentréeenBourse.Celaendisaitlongsurla confiancequ’elleaccordaitàsonbébé.L’histoire nedit pascombienNina Brink agagnédansla manœuvre.

Observons Multimania. C’est une entrepriseétrange.Elle donneaulieu devendre.Sonmétierc’estdefournir unpeud’espaceàceuxqui souhaitents’ex-primersurle Web. Et c’estgratuit.Vousavezdespas-sions,vousêtesun expert en cuisineet vousvoulez

QUI N’A PAS SA STARTOOPE? 239

partagervosrecettes? Grâceà Multimaniavouséco-nomisez� les quelqueseurosmensuelsquereprésentel’hébergementde votresite chezun commerçant.Enéchange,rien de bien méchant: Multimania va au-tomatiquementafficher une publicité sur l’écran detousceuxqui accéderontà vos pages.Quatre-vingtspourcentdesrentréesfinancièresdeMultimaniapro-viennentdela régiepublicitaire.L’entreprisea réaliséunchiffre d’affairesdedix millions defrancsen1999.Pasénorme,pour uneentreprisede trente-cinqsala-riésà l’époque,c’estmêmeinsignifiant.Mais danslemondedel’Internet,onnes’arrêtepaspoursi peu.

Multimania avait deux ansen l’an 2000, il étaitdonc largementtempsd’entrer en Bourse.Un tourdetablea permisdelever soixantemillions defrancsdontvingt millions pourunecampagnedepromotionet,dèsquelesnouveaux«clients»attirésparla publi-cité sont arrivés, l’entréeen Boursea été annoncée.La COBaeubeauprévenirquele titre étaitrisqué,lesanalystesonteubeauprévoir quel’action étaitsuréva-luée,lesspécialistesont eubeauannoncerqueMulti-maniaallait trèsbientôtêtrerachetéepar un concur-rent plus sérieux(dèsla fin de l’année2000,l’entre-priseaétérachetéepourlesdeuxtiersdesavaleuraumomentde sonintroduction),rien n’y a fait. Les ac-tionssesontarrachées,le titre estmontéjusqu’àhuitcent vingt francslors de la premièrejournéede co-tation avant de redescendreen dessousdessix centcinquantefrancs,la valeurd’un «client»deMultima-niaallantjusqu’àatteindreprèsdequatremille francs

240 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

alorsqu’il pouvait passerà la concurrencedu jour aulendemain.�

Au final, l’entreprisea étévaloriséeà plusdecentcinquantefois sonchiffre d’affairesannuel.Cequi si-gnifie soit qu’uneentreprisequi nefait quedespertesva subitement,et par la grâcedu marché,semettreàengrangerdesbénéficesincroyables,soit quelespor-teursachètentpour revendrevite et plus cherà plusgogosqu’eux,cequiesttoutdemêmepluscrédible.Àcetarif, Altern (l’entreprisedeValentinLacambre,quioffrait lesmêmesservicesmaissansvivredela publi-cité)valaitpotentiellementenviron cinquantemillionsdefrancs,pourununiquesalarié/gérantetun investis-sementdedépartridicule.Et Altern n’estjamaisentréenBourse.Décidément,ValentinLacambre– lui nonplus– necomprendrienà la nouvelleéconomie.

Conseilnuméro 6 : trouvezunnoom

Un nom mais forcémentavec deux «o». Pour-quoi ? Parcequec’est commeça.C’est un grigri, lapreuve qu’on travaille sur l’Internet, c’est joli, c’estmode,c’est tout ce qu’on veut. Une start-upqui n’apascesdeux«o»collésl’un à l’autre nevaut rien, etd’ailleursceuxqui ont négligécedétails’enmordentles doigts et changentde nom, commeCybercâbledevenu Noos ou Carrefour devenu Ooshop.Avantquele mondede l’Internet françaisne deviennefoo,OO voulait dire objectorienteddansle langagedesprogrammeurs.Et puis on a vu Yahoo!, Wanadoo,

QUI N’A PAS SA STARTOOPE? 241

Google,Kelkoo,Alidoo etBijoo. SansoublierAkooe,Chaloop,� Toobo,Ouiatoo,Onatoo,Voonoo,WoonozetBigloo. Et d’ootressûrement.

Surtout,quandvousaureztrouvévotre noom,nefaitespascommeThalès,vérifiezquele domaineestdisponible.Çavouséviterala mésaventuredeVivendiavec sonportail vizzavi.com dont le nom lui a coûtévingt-quatremillions defrancsparcequelesproprié-tairesduVis@vis,unpetit cybercaféparisien,avaientun droit d’antériorité sur la marque.C’est commecela qu’AbabacarDiop, l’ex-leaderdessans-papiersde l’église Saint-Bernardet copropriétairedu cyber-café,estdevenurichegrâceàl’Internet.Et si vousêtesmalin, déposezd’abordvotre nom de domaineavantdel’annoncer. NefaitespascommeÉdouardBalladuretsonliberez-paris.comqu’unpetitmalinavait achetéavantquel’ancienpremierministrenedéposele nomqu’il avait annoncépoursonsitedecampagne.

13.

Conclusion

L’économielibérale n’a pas de beauxjours devantelle

Leschiffreslesplusfroids le montrent: mêmelespratiquesactuellesqui tendentà faire disparaîtreduréseautout ce qui n’est pascommercial,mêmeavecdeslois qui neprotègentquelescommerçants,mêmeavec desnomsde domaineréservésaux seulsmar-chands,ce quele public vient cherchersur le réseauc’estuncontactavecautrui,uneexpressioncitoyennedifférentede ce qu’il peut trouver dansle mondedespectacleetdemensongequi l’entoure.

Les sites les plus visités dansle mondesont lesmoteursde recherche,viennentensuiteceuxqui hé-bergentdespagespersonnelles.Lessitesmarchands,au-delàd’unepoignéedespécialistes,sontbeaucoup

244 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

moinsvisités.Selonl’équipedeStatisticator1, lestroisplus� grossitesdecommercefrançais(jeuxvideo.com,boursorama.cometconsors.com)accueillentdetrentemille à quarantemille visiteurs différentspar jour.C’est l’audienced’un petit journal local, pas celled’uneentreprisequi vautplusieursmilliardsetqui estcotéeen Bourse.Le site du Mondediplomatique, àlui seul,représenteunemoyenned’environ cinquantemille pagesvuespar jour. Autant, sinonplus,quelesite de L’Oréal et, pourtant,il ne vend rien. Un pe-tit hébergeur de pagespersonnellescommeLe Vil-lage reçoit quarante-septmille visites quotidiennes,un groshébergeurun peumédiatiquecommeRespu-blica en reçoit plus de deux cent mille. Ce sont cessitesnon marchandsqui attirent le public et qui fontle succèsdu réseauet ce sont eux que les commer-çantsvoudraientéliminer parcequ’ils leur font tropdeconcurrence.

La situationdu commerçantsur l’Internet estau-jourd’hui celledu vendeurdesouvenirsà la sortiedumuséequi seplaint que le public vienneplutôt pourvisiter le muséeque pour lui achetersesbabioles.L’Internet montreà l’évidencequele modèleécono-miqueultralibéralestsuicidaire.Encherchantpartousles moyensà faire taire l’expressionpubliqueet ci-toyenne,les cyber-marchandsreproduisentà l’iden-tiqueleursschémasconcurrentielsdansunmondequin’existequepar la participationdechacunet qui dis-paraîtraitsansla coopérationdetous.

1http://www.statisticator.com.

CONCLUSION 245

Lecoupd’État permanent

Imaginezunesociétédanslaquellechaquecitoyenpourrait publiquementdénoncerles dérives du pou-voir. Unesociétédanslaquellelescitoyenspourraientfaire pressionsur leursdirigeantsen contactantfaci-lementet directementlesmédias,enécrivantdirecte-mentàleurdéputéetencréantdesgroupesinternatio-nauxqui pousseraientdansla mêmedirectionjusqu’àce que leursrevendicationssoientécoutées.Une so-ciétédanslaquellen’importe qui seraitentendupourpeuqu’il apprenneàutilisersanouvelleliberté,às’ex-primerenpublic,àconfrontersesidéesetsesopinionsà cellesdesautres.Où tout le mondesauraitdébattre,dialogueret discuter, sansperdresesmoyens,sanscraintedesefairetapersurlesdoigts.Sansjournalistepour recadrerle discourset sansdirecteurdespro-grammespourchoisirsonmessage.Alors qu’aupara-vantnousnepouvionsexposernospréoccupationsenpublicqu’àl’occasionderaresmanifestationsdetoutefaçonrécupéréesparlespartisou lessyndicats.

Un site Web,mêmes’il n’est visité par personne,estun premierpas.Et il en existe desmillions, déjà,depremierspas.Viennentensuitelesforumspublics,qui apprennentla confrontation,qui apprendrontàou-blier les idéesprémâchéeset à organisersesargu-mentspour les rendrede plus en plus convaincants.Puisarrive l’envie de mettreconcrètementen œuvrecesleçonsde liberté, de responsabilitéet d’implica-tion.Beaucoupvoudrontappliqueraumondecequ’ils

246 CONFESSIONSD’UN VOLEUR

aurontapprisde l’Internet, c’est-à-direle partageetla responsabilité. Il n’esttoujourspasinterdit d’inter-dire,maisil estdevenupresqueimpossibled’interdiredeparler.

C’est là qu’il faut chercheret trouver l’Internet,dans la liberté d’expressionrendueau plus grandnombrepar un simpleoutil qui organisela cacopho-nie.L’Internetn’estsûrementpasunespacedelibertésanslimites mais il est, à coup sûr, le lieu très peucommunde la liberté d’expression.Les régulateursontbiendessoucisàsefaireet,si onpeutdire encoreune fois «Messieursles censeurs,bonsoir»,ce sontlescenseurseux-mêmesqui devrontquitterle plateaucette fois. Cette liberté, sachezla conserver, quandvousl’aurez,vousaussi,retrouvée.Quandvousaussi,vousserezenfindevenusdesvoleurs.

CONCLUSION 247

Remerciements

Merci aux bruiteurs et aux freenixiens pour leuraide,etàVirginiequi a renducecipossible.

Tabledesmatières

1. Jesuisunvoleur 9

2. L’inventiondu téléporteur 21

3. L’Internet,savie, sonoeuvre 35

4. La fin desdinosaures 45

5. Logicielsà louer 77

6. Le nouveauvaudeville 93

7. Confessionsd’un voleur 121

8. Liberté,égalité, responsabilité 139

9. Gouvernerc’estbâillonner 169

10. www = xxx 209

11. TaboulangèresurInternet 219

12. Qui n’a passastartoope? 229

13. Conclusion 243

249