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161 Politique africaine n° 122 - juin 2011 L’ élection présidentielle du 28 novem- bre 2010 était attendue par les Ivoiriens et la communauté internationale comme une voie de sortie pacifique de la longue crise politico-militaire déclenchée le 19 septembre 2002. Or ce scrutin a en fait donné lieu à une crise post-électorale particulièrement violente entre les forces armées soutenant les deux présidents (Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo) proclamés vainqueurs, l’un par la CEI (Commission électorale indépendante), l’autre par le Conseil constitutionnel. Après la polarisation des forces politiques entre RHDP (Rassemblement des hou- phouëtistes pour la démocratie et la paix) pro-Ouattara et LMP (La Majorité Présidentielle) pro-Gbagbo lors de la cam- pagne électorale, cette situation inédite de « deux présidents pour un pays » a précipité la confrontation armée entre les Moussa Fofana Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire Comment une rébellion devient républicaine L’organisation d’une élection présidentielle n’a pas produit de dénouement pacifique de la crise militaro-politique ivoirienne. En lieu et place, on a assisté à une violente crise post- électorale, dont l’un des protagonistes principaux est l’ancienne rébellion de 2002, transformée pour l’occasion en Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI). L’analyse du parcours menant des Forces nouvelles aux FRCI révèle à la fois les mutations de l’armée rebelle et les changements qu’elle a impulsés dans le jeu politique. Les contingences politiques de cette crise favorisent l’intégration officielle d’un groupe hétéroclite de combattants à l’appareil sécuritaire d’État. Aujourd’hui, le pouvoir d’Alassane Ouattara doit ainsi faire face au défi de la reconstruction d’une armée véritablement républicaine. deux camps. C’est dans cette nouvelle configuration de violence ouverte que sont apparues les FRCI (Forces répu- blicaines de Côte d’Ivoire), créées le 17 mars 2011 par une ordonnance du président Alassane Ouattara retranché avec son gouvernement dans un hôtel d’Abidjan. L’offensive généralisée des FRCI lancée le 28 mars sur trois grands axes de l’ancienne ligne de front à l’Est, à l’Ouest et au Centre-ouest, soutenue en dernier ressort par l’Onuci (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire) et la force Licorne française, s’est soldée le 11 avril 2011 par l’arrestation de Laurent Gbagbo, de son épouse, des membres de son gouvernement et de ses parents proches. Cependant, l’apparition des FRCI ne relève pas d’une création ex nihilo puisqu’il s’agit en réalité de l’ex-rébellion des Forces nouvelles (FN) qui fut rebaptisée

Comment une rébellion devient républicainepolitique-africaine.com/numeros/pdf/conjonctures/122161.pdfCe dernier est inculpé pour complot tendant à contourner illégalement un embargo

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Politique africaine n° 122 - juin 2011

L’élection présidentielle du 28 novem-bre 2010 était attendue par les Ivoiriens et la communauté internationale comme une voie de sortie pacifique de la longue crise politico-militaire déclenchée le 19 septembre 2002. Or ce scrutin a en fait donné lieu à une crise post-électorale particulièrement violente entre les forces armées soutenant les deux présidents (Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo) proclamés vainqueurs, l’un par la CEI (Commission électorale indépendante), l’autre par le Conseil constitutionnel. Après la polarisation des forces politiques entre RHDP (Rassemblement des hou-phouëtistes pour la démocratie et la paix) pro-Ouattara et LMP (La Majorité Présidentielle) pro-Gbagbo lors de la cam-pagne électorale, cette situation inédite de « deux présidents pour un pays » a précipité la confrontation armée entre les

Moussa Fofana

Des Forces nouvelles aux Forces républicaines de Côte d’Ivoire

Comment une rébellion devient républicaine

L’organisation d’une élection présidentielle n’a pas produit de dénouement pacifique de la crise militaro-politique ivoirienne. En lieu et place, on a assisté à une violente crise post-électorale, dont l’un des protagonistes principaux est l’ancienne rébellion de 2002, transformée pour l’occasion en Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI). L’analyse du parcours menant des Forces nouvelles aux FRCI révèle à la fois les mutations de l’armée rebelle et les changements qu’elle a impulsés dans le jeu politique. Les contingences politiques de cette crise favorisent l’intégration officielle d’un groupe hétéroclite de combattants à l’appareil sécuritaire d’État. Aujourd’hui, le pouvoir d’Alassane Ouattara doit ainsi faire face au défi de la reconstruction d’une armée véritablement républicaine.

deux camps. C’est dans cette nouvelle configuration de violence ouverte que sont apparues les FRCI (Forces répu-blicaines de Côte d’Ivoire), créées le 17 mars 2011 par une ordonnance du président Alassane Ouattara retranché avec son gouvernement dans un hôtel d’Abidjan. L’offensive généralisée des FRCI lancée le 28 mars sur trois grands axes de l’ancienne ligne de front à l’Est, à l’Ouest et au Centre-ouest, soutenue en dernier ressort par l’Onuci (Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire) et la force Licorne française, s’est soldée le 11 avril 2011 par l’arrestation de Laurent Gbagbo, de son épouse, des membres de son gouvernement et de ses parents proches. Cependant, l’apparition des FRCI ne relève pas d’une création ex nihilo puisqu’il s’agit en réalité de l’ex-rébellion des Forces nouvelles (FN) qui fut rebaptisée

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sous le sceau de la république et se vit confier pour mission de « restaurer la paix et la démocratie en Côte d’Ivoire ». Comment comprendre cette alchimie politique qui permet de transformer une rébellion en force républicaine de défense des valeurs démocratiques ? Quelles sont les contingences politiques qui ont rendu possible une telle muta-tion ? S’appuyant sur des enquêtes de longue durée auprès des forces rebelles, cet article analyse le processus – tout à la fois politique, social et militaire – qui sous-tend cette transmutation d’un corps rebelle en une armée de vainqueurs se posant désormais en armée nationale et républicaine. En filigrane, il s’inter­ roge sur les difficultés d’intégration des diverses composantes de ces forces armées qui se sont combattues et sur les défis sécuritaires auxquels doit faire face le nouveau régime de Ouattara.

La création des FRCI :

une alliance de raison,

un choix stratégique

De la réalité du pouvoir avant le 11 avril 2011

Au début de la crise post-électorale, le rapport de force semble à l’avantage du camp Gbagbo. Le président sortant possède encore le contrôle de l’économie et de l’administration publique pendant que la valse des médiations interna-tionales fait perdurer cet état de fait. La légalité constitutionnelle, la recon-nais sance apparente des présidents

d’institutions, le fonctionnement continu de l’administration étatique, dont les fonctionnaires perçoivent cahin­caha leurs salaires, et la continuité de la vie économique, même ralentie, sur le péri-mètre utile du sud, notamment à Abidjan, sont alors les indicateurs de cette maî-trise du pouvoir et de son exercice par le camp LMP. Par-dessus tout, Laurent Gbagbo a apparemment le contrôle presque entier des forces de défense et de sécurité (armée, police, gendarmerie), dont les officiers fraîchement promus avant l’élection lui prêtent allégeance au lendemain de la proclamation défi­nitive du Conseil constitutionnel qui invalide l’élection d’Alassane Ouattara et le reconduit pour un nouveau mandat 1. Laurent Gbagbo prévient alors ces nouveaux promus à travers une phrase sans ambiguïté : « Si je tombe, vous tombez aussi 2 ». Par ailleurs, connaissant la puissance de feu dont il a doté son

1. En août 2010, le président Gbagbo procède à des nominations et promotions de plusieurs officiers généraux et supérieurs de l’armée et de la gendar-merie qui lui sont très proches. Parmi ceux-ci, on note entre autres la présence de Philippe Mangou (chef d’état-major des armées) et Kassaraté Tiapé Édouard (commandant supérieur de la Gendarmerie nationale), élevés au grade de généraux du corps d’armée, ainsi que des généraux de brigade Guai Bi Poin Georges (commandant Cecos, Centre de com-mandement des opérations de sécurité), Affro Yao Raphaël (commandant en second de la Gendarmerie nationale), Aka Kadjo (commandant des forces aériennes) qui obtiennent une étoile de plus. Tous ces militaires ont participé à la réforme des Forces de défense et de sécurité (FDS) de Laurent Gbagbo.2. Discours de Laurent Gbagbo à l’occasion de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance, Abidjan, 7 août 2010.

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armée 3, Gbagbo est sûr de résister farouchement à une éventuelle offensive militaire. Ses officiers généraux lui en ont donné l’assurance. Plus encore, en dernier recours, le pouvoir Gbagbo a dans sa manche la carte des nombreux miliciens plus visibles que jamais dans les quartiers d’Abidjan et vivant pour certains dans les cités universi- taires. Il faut noter que ces milices pro-gouvernementales créées en réaction à l’insurrection de septembre 2002 et toujours restées actives sont en état d’alerte depuis le début de la crise post-électorale. L’une d’entre elles, le GPP (Groupement des patriotes pour la paix), s’est déjà réactivée sur les bases d’Adjamé et Yopougon tandis que Maho Glofiéhi, présenté comme le chef des milices de l’Ouest, a lancé la remobilisation de ses combattants au sein des FRGO (Forces de résistance du Grand Ouest) 4.

3. Sur le plan militaire, malgré l’embargo de 2005, l’armée a été continuellement dotée en armements divers. Ce réarmement, qui concerne également les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN), a été dénoncé par un rapport de l’ONU datant du 27 octo-bre 2009. À l’approche de l’élection, en octobre 2010, ce sont l’arrestation et le procès du colonel N’Guessan Yao aux États-Unis qui défraient la chronique. Ce dernier est inculpé pour complot tendant à contourner illégalement un embargo mondial sur les armes imposé à la Côte d’Ivoire. Plus tard, le gouvernement ivoirien reconnaîtra que le colonel agissait pour le compte de l’État.4. Les Forces de résistance du Grand Ouest (FRGO) sont composées du FLGO (Front de libération du Grand Ouest), de l’APWE (Alliance des patriotes Wê), de l’Upergo (Union des patriotes résistants du Grand Ouest), du Miloci (Mouvement ivoirien pour la libération de l’Ouest de la Côte d’Ivoire) et des Forces spéciales Lima.

Faire douter l’adversaire

Le sentiment d’une maîtrise de la situation n’est cependant pas complet malgré les couvre-feux successifs et la diffusion d’émissions à caractère pro-pagandiste par la RTI (Radio Télévision ivoirienne), unique télévision de l’espace audiovisuel national. Des poches de résistance au pouvoir difficilement légi­timé de Laurent Gbagbo sont appa rues notamment dans certains sous-quartiers des communes d’Abobo et d’Anyama (dans le nord d’Abidjan) considérés comme des fiefs d’Alassane Ouattara. Dans le courant du mois de février, un groupe armé apparemment rompu à la guérilla urbaine et, surtout, soutenu par les popu-lations donne la réplique aux FDS (Forces de défense et de sécurité) encore fidèles à Laurent Gbagbo. En tenant tête aux « combattants pro-Gbagbo » pendant plus de deux mois, ce groupe désormais connu sous l’appellation de « Commando invi-sible d’Abobo » montre que le dis po sitif sécuritaire étatique n’est pas infail lible. En effet, l’incapacité des FDS à pacifier le quartier PK 18 d’Abobo se comprend difficilement au vu du qua drillage sécu­ritaire de cette commune 5. Il est curieux que les éléments du camp de gendarmes

5. Le district de police d’Abobo compte six commis-sariats. Pendant la crise post-électorale plusieurs forces y ont concentré leurs actions : la brigade anti-émeute, le 1er bataillon d’infanterie d’Akouédo, les éléments du Cecos, la CRS 1 et 2, le bataillon d’ar-tillerie sol-air, le bataillon de blindés, le groupe d’escadron blindé de la gendarmerie, la brigade de gendarmerie d’Abobo, le camp commando d’Abobo et le district de police d’Abobo.

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commandos d’Abobo ou ceux du batail-lon du génie militaire situé à moins de 3 km du fief du Commando invisible n’interviennent pas dans les opérations de pacification du quartier. Cet échec laisse alors penser que la chaîne de commandement des FDS ne fonctionne plus.

Après l’échec de la marche sur la RTI, le 16 décembre, les dirigeants du RHDP font savoir qu’ils sont en rapport avec de nombreux officiers de l’armée nationale qui seraient prêts à les rallier. Ces indi-cations données par Guillaume Soro, à la fois Premier ministre et ministre de la Défense d’Alassane Ouattara, ont alors pour effet d’exacerber le climat de méfiance et de suspicion généralisée dans les rangs des FDS 6. En outre, la pré-sence dans les camps militaires de jeunes miliciens et, surtout, de mercenaires libériens bien mieux payés suscite la grogne parmi les FDS. Dans ce climat de malaise des hommes de troupe, certains officiers désertent. Pendant ce temps, la presse pro-Gbagbo communique très difficilement sur le bilan des pertes subies par les FDS face au Commando invisible d’Abobo, ainsi que sur les dis-paritions et désertions dans les camps militaires. Pour détourner l’attention de ces échecs militaires qui se produisent en plein cœur d’Abidjan, le dispositif

6. Le général Philippe Mangou, chef d’état-major de l’armée, a affirmé lors d’un meeting organisé par les « Jeunes patriotes » qu’il avait été effectivement joint par Guillaume Soro qui lui avait proposé un ralliement et qu’il avait décliné catégoriquement cette offre.

médiatique pro-LMP préfère com-muniquer sur la vie économique et administrative « normale » à Abidjan. En procédant ainsi, il rend plus visible l’échec des actions contestataires « ville morte » et « pays mort » lancées par le RHDP et mal coordonnées sur le terrain. Malgré tout, la situation sécuritaire dans la zone « sous contrôle » des FDS n’est plus sereine car il est de plus en plus question d’infiltration des fiefs pro-Gbagbo par des ex-rebelles des FN. Le système sécuritaire classique n’est plus adapté à la situation, au point que Charles Blé Goudé, le leader charis-matique des Jeunes patriotes, devenu ministre de la Jeunesse et de l’Emploi en décembre 2010, est obligé de reprendre son service de « général de la rue ». Il lance un appel à la mobilisation des jeunes volontaires souhaitant entrer dans l’armée afin que ceux­ci se tiennent prêts à défendre le pouvoir de Gbagbo et soient plus vigilants dans leurs dif-férents quartiers. Dans la rue, cet appel de Blé Goudé est suivi par la réapparition, comme en 2002, de barrages d’auto-défense tenus par des jeunes partisans de Gbagbo en remplacement des postes de contrôle policiers 7. Les exactions com mises à ces check points redoutés se multiplient et démontrent que la situation sécuritaire à Abidjan et dans plusieurs autres villes du sud n’est plus contrôlée que par la terreur. Une police dessaisie de ses missions, une armée minée par la suspicion et contrainte de composer avec

7. Voir, à ce sujet, l’article de Gnangadjomon Koné dans ce numéro.

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des miliciens et mercenaires, ainsi que les échos retentissants des échecs diploma-tiques du gouvernement non reconnu de Gbagbo affaiblissent le camp LMP.

Se trouver une armée

Le tableau de la crise post-électorale ivoirienne présente au départ une asy-métrie entre un président élu ne dis-posant pas de la force légitime et un président illégitime se maintenant au pouvoir grâce aux forces militaires sous ses ordres. Alassane Ouattara, bien que bénéficiant de la légitimité populaire exprimée dans les urnes 8 et reconnue par les organisations internationales 9, n’a pas les instruments de la force légale de son côté. Son adversaire est même arrivé à faire renoncer les organisations régionales au recours à la force légale. L’hypothèse d’une intervention militaire régionale, envisagée par certains États d’Afrique de l’Ouest dans le cadre de l’Eco mog (Groupe de supervision du cessez-le feu de la Communauté éco-nomique des États d’Afrique de l’Ouest), est vite réduite à néant par les chantages du régime, menaçant les ressortissants ouest-africains présents sur le sol ivoirien.

8. La Commission électorale indépendante a déclaré Ouattara vainqueur de l’élection avec 54,1 % des voix, contre 45,9 % pour Gbagbo. Ces chiffres n’ont pas été remis en cause par le Conseil constitutionnel mais le président de cette institution a procédé sur la base de faibles arguments juridiques à l’annulation des votes dans sept départements du nord et du centre pour obtenir la victoire de Gbagbo avec 51 % des votes.9. Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), Union africaine, Union euro-péenne, ONU

Par ailleurs, les États partisans d’une telle option ont attendu un mandat incertain du Conseil de sécurité des Nations unies. Conscient que son salut ne viendrait pas de la sous-région, Ouattara, déjà accusé par le camp LMP d’être à l’origine des coups d’État et violences politiques passés, est alors obligé de se trouver une armée qui délogerait Laurent Gbagbo du Palais en prenant le risque de ternir sa victoire démocratique par des manières de putschiste.

Au lendemain de la proclamation des résultats du second tour de l’élection pré sidentielle et après avoir été la cheville ouvrière de tout le processus électoral, Guillaume Soro, le patron de l’ancienne rébellion des Forces nouvelles, abandonne sa position de neutralité arbi-trale pour se ranger derrière la décision de la CEI qui donne Alassane Ouattara vainqueur. Cet allié inespéré a un poids certain dans l’épreuve de force qui se joue car, en plus de toujours être le chef de l’ex-rébellion qui n’a pas encore désarmé, il demeure le « régent » de la partie nord du territoire national depuis plus de huit ans. Bien qu’ils ne soient portés par aucun parti politique, Guil-laume Soro et les Forces nouvelles sont ceux qui durant ces années ont le plus bénéficié du partage de fait du pouvoir. Une sortie pacifique de crise par des élec tions les aurait officiellement expulsés du partage tacite du « gâteau national ». L’alliance opportune avec Ouattara fait perdurer leur présence sur l’échiquier politique et, par la même occasion, remet au travail une armée qui, apparemment,

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rechigne à se voir démantelée 10. Le rap-prochement entre, d’une part, Alassane Ouattara et le RHDP et, d’autre part, Guillaume Soro et les Forces armées des Forces nouvelles (FAFN) relève, en partie, du réalisme politique. En dépit des termes de l’alliance au sein du RHDP, qui promettent le poste de Premier ministre au Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), Alassane Ouattara s’est allié à l’ancienne armée rebelle en nommant leur patron aux postes de Premier ministre et de ministre de la Défense. Cette nomination scelle une alliance de raison et se présente éga-lement comme un choix stratégique. C’est une alliance de raison car elle règle la question de l’hypothétique inter-vention régionale, ramène la résolution de la crise à une échelle ivoiro-ivoirienne et permet au gagnant de l’élection de disposer de forces militaires pour équilibrer le rapport des forces.

L’un des ingrédients du ciment de l’alliance est la réelle conjonction d’in-térêts entre Ouattara et Soro, antérieure à la crise post-électorale. En effet, on sait que l’espace géographique de l’électorat de Ouattara, soutenu par le RHDP, coïncide avec les zones centre et nord encore sous contrôle de l’ex-rébellion FN. On peut aussi noter que les populations nordistes ont pleinement adhéré aux revendications identitaires et politiques des FN : obtenir des cartes d’identité et exercer les mêmes droits liés à leur

10. La suite de l’analyse montre comment, au fil des accords, la question du désarmement des FAFN fut réguliè rement reportée.

citoyenneté que les autres Ivoiriens. L’an-nulation du vote dans les départe ments du Nord par le Conseil constitutionnel est vécue comme une réaffirmation par le camp Gbagbo du déni d’identité dénoncé par la rébellion depuis 2002.

Enfin, le choix de s’allier à une vieille rébellion est, davantage qu’un risque, le meilleur choix s’offrant alors à Ouattara face à Gbagbo. C’est une alliance qui est d’abord dictée par la logique du gain de temps car une opération des forces étran-gères prendrait plus de temps ; celle-ci aurait également le désavantage d’être perçue comme une opération de para­chutage politique qui confirmerait l’iden­tité de « candidat de l’étranger » dont Ouattara a été affublé lors des campagnes par le camp LMP. C’est aussi une alliance pragmatique dans la mesure où, jus qu’à l’organisation de l’élection, les FAFN ont gardé le contrôle de plus de 60 % du territoire. Seuls 40 % du territoire restent à conquérir, avec une armée qui a vrai-semblablement reçu récemment des armes et des conseils tactiques de la part de dirigeants de la région11. Ce choix possède un atout stratégique supplé-mentaire : la rébellion dispose de réser-voirs de combattants qui attendent dans les zones du sud, désormais faiblement

11. Dès janvier 2011, à Bouaké, fief des Forces nou-velles, de nombreuses et interminables rencontres entre l’état-major et les commandants de zone se tiennent pendant que les troupes sont mises en alerte dans la perspective d’organiser militairement le départ de Gbagbo. Suite à la rencontre de Bamako du 18 au 20 janvier 2011 entre les états-majors des armées de la Cedeao, un accord aurait été passé entre Ouattara et certains pays de la région (Nigeria, Sénégal et Burkina Faso) pour fournir la rébellion du Nord en armes.

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ou pas du tout contrôlées par le système sécuritaire de Laurent Gbagbo.

Sur le front diplomatique, l’échec du camp LMP est couronné par la décision de l’Union africaine dite « contraignante pour les deux parties » qui reconnaît qu’Alassane Ouattara est le président élu de Côte d’Ivoire depuis le 3 décem-bre 2010. Jouissant d’une légitimité réaffirmée par cette instance, et malgré les soutiens africains de Laurent Gbagbo, Ouattara donne son onction à la der - nière mue des Forces nouvelles à travers l’ordonnance du 17 mars 2011 : elles deviennent alors les Forces républi- caines de Côte d’Ivoire. Avant cette date, les Forces nouvelles ont eu un parcours politique et militaire qu’il convient de retracer pour comprendre comment et pourquoi les derniers événements politiques semblent se dérouler en leur faveur.

Les mutations successives

d’une rébellion

En janvier 2003, l’accord inter-ivoirien de Linas-Marcoussis prescrit la démo-bilisation immédiate de toutes les recrues enrôlées depuis le 19 septembre 2002 et recommande au gouvernement de récon-ciliation nationale de « s’attacher dès sa prise de fonctions à refonder une armée attachée aux valeurs d’intégrité et mora-lité républicaine ». L’Accord poli tique de Ouagadougou, signé en mars 2007, relance le processus de démobilisation et d’intégration des deux armées en créant de nouveaux organes conjoints dont le CCI (Centre de commandement

intégré) 12, le PNRRC (Programme national de réinsertion et de réhabilitation commu-nautaire) et le PSCN (Programme de ser-vice civique national), tous en charge de contribuer au processus pacifique de sortie de crise – sans que celui-ci n’avance véritablement. Non seulement les com-battants des FAFN n’ont pu être totale-ment démobilisés à ce jour, mais la tâche de reconstruire une armée républicaine a été remise à l’après-élection prési-dentielle de 2010 13. Parce que la délicate question de la démobilisation des com-bat tants des deux camps n’avait pas trouvé de réponse adéquate, la rébellion de 2002 a subi plusieurs transformations pour continuer à se maintenir dans l’es-pace politique et militaire.

12. Le Centre de commandement intégré, dirigé par le colonel Nicolas Kouakou issu des FDS, est une composition mixte d’éléments FAFN et FDS devant constituer l’embryon expérimental de la nouvelle armée ivoirienne. À sa création, il a surveillé l’an-cienne zone de confiance sur la ligne de front en constituant des patrouilles mixtes. Plus tard le CCI a sécurisé les opérations d’identification des popu-lations, des audiences foraines, puis l’élection présidentielle.13. Parmi les événements politiques qui entravèrent le processus, on peut citer le blocage des pourpar-lers de l’Accord de Pretoria sur la question de l’éli-gibilité à la présidence, les violents événements survenus à Duékoué (dans l’ouest) en juin 2005 (massacre d’une quarantaine de villageois dans les villages de Guitrozon et Petit-Duékoué), les reports successifs de la tenue de l’élection présidentielle d’octobre 2005 et la prolongation du mandat prési-dentiel. Après l’Accord de Ouagadougou, des mani-festations violentes des éléments des FAFN dans plusieurs villes occupées entre juin et décem-bre 2008 ont révélé les blocages financiers et tech-niques du processus de désarmement.

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Du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire aux Forces nouvelles

Cette rébellion, connue sous le nom de « Forces nouvelles de Côte d’Ivoire », s’est fait connaître à la suite de la tentative de coup d’État perpétrée contre le régime du président Laurent Gbagbo dans la nuit du 18 au 19 septembre 2002. En réalité, il s’agit de trois mouvements insurrectionnels qui éclatent dans des circonstances aussi différentes que les justifications qui les sous­tendent. Ce qui semble au départ être une muti- nerie menée par des militaires menacés de radiation s’est transformé en un mouvement insurrectionnel armé et bien organisé. Le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) est le premier mou-vement rebelle qui s’est fait connaître, avec à sa tête un secrétaire général : Guillaume Kigbafori Soro, un ancien leader de la Fesci (Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire). Rapidement, le MPCI réussit, par « effet de surprise », à occuper une partie du territoire national mais échoue dans sa tentative d’occu-pation de la ville d’Abidjan. Ce premier mouvement rebelle se replie à hauteur de Bouaké, au centre du pays. Les deux autres mouvements rebelles sont apparus dans l’ouest, à la suite et surtout avec l’aide du MPCI, en novembre 2002. Ce sont le MJP (Mouvement pour la justice et la paix) et le MPIGO (Mouvement patriotique ivoirien du Grand Ouest). Ces mouvements se joignent au MPCI le 22 décembre 2002 pour former les Forces nouvelles de Côte d’Ivoire. C’est cette alliance de mouvements rebelles

qui forme la base des FN avec ses arti-culations à la fois militaires (les FAFN), civiles, politiques et économiques.

La mise en place d’une administration par les composantes politiques et mili-taires de ces mouvements, ainsi que l’organisation et le contrôle des circuits économiques dans les zones sous son occupation ont par moments renforcé l’hypothèse de la création d’un État séces sionniste par la rébellion. Mais ce ne fut jamais le cas. Au bout de plusieurs années d’occupation des zones du centre, du nord et de l’ouest de la Côte d’Ivoire, cette « mystérieuse » rébellion a démontré qu’elle possède bien une dynamique propre qui lui a permis de subsister. En marge de l’installation d’autorités de fait pour suppléer l’absence d’État, il s’est surtout agi de mettre en place un système de prédation des ressources et d’établir une relation avec les populations visant à légitimer la « lutte ».

La légitimation sociale d’une rébellion

L’insurrection armée du 19 septembre 2002, qui a progressivement conduit à l’occupation d’une partie du territoire de la Côte d’Ivoire, a eu besoin d’un environ-nement social et culturel favorable pour donner naissance à une rébellion orga-nisée et soutenue. En effet, la participation des populations civiles des « zones assié-gées » s’est présentée comme un atout dans les stratégies de la rébellion après l’échec de l’action militaire. L’ap parente collaboration des populations avec le mouvement insurrectionnel s’est traduite

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par des enrôlements massifs et, surtout, l’adhésion de nombreux jeunes civils. L’afflux de combattants a constitué la force principale de la rébellion naissante.

Bien que cet ancrage local du mou-vement soit avéré, la rébellion a été soupçonnée de bénéficier du soutien du Burkina Faso, qui lui aurait fourni armes, soldats, instructeurs et autres appuis logistiques 14. Avec moins de 800 soldats au début de l’insurrection, l’effectif mobilisé par les FN est estimé en 2006 à 42 564 combattants 15.

Naturellement, la rébellion n’a pas commencé par fonctionner comme une armée classique. L’autorité et la hiérarchie internes aux forces militaires rebelles, qui ont ensuite accueilli de nombreux civils, s’ordonnent en fonction du cha-risme des chefs 16 et de certaines recrues. Cependant, lorsque les combat tants ont été regroupés dans les différents camps et casernes, ils ont été sommairement formés à la vie militaire. C’est alors que l’organisation d’une armée classique s’est progressivement mise en place. La rébellion a enclenché un processus d’ins-ti tutionnalisation de son autorité sans pour autant glisser vers le discours de la sécession. À la fin de l’année 2006, elle

14. Les informations de nature militaire sont encore difficiles d’accès mais, au cours de nos enquêtes de terrain, nous avons noté la présence de combattants non-ivoiriens dans les effectifs des FAFN.15. Chiffre établi par la division de l’Onuci chargée du désarmement des combattants.16. Ceux-ci ont regroupé autour d’eux de véritables factions aux noms évocateurs tels que Guépard, Cobra, Force pure, Bataillon mystique, Cosa Nostra, Ninja noir, Delta force, Anaconda, Armée rouge, etc.

achève de mettre en place une armée structurée 17 avec pour mission, selon le secrétaire général Guillaume Soro, d’« assurer en tout temps et en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire sous contrôle des Forces nou-velles ainsi que la vie des populations 18 ». À cet effet, s’étant dotées d’un état-major, les FN mettent en place quatre autres structures en charge des questions sécu-ritaires. Ce sont la Direction générale de la police et de la gendarmerie 19, sous l’autorité du commandant 20 Tuo Fozié ; la Direction générale des forces para-militaires 21, sous l’autorité du comman-dant Koné Messamba ; la Direction centrale du commissariat des armées, sous l’autorité du commissaire Ouattara

17. La nouvelle structuration des FAFN fait dispa-raître les entités telles que le « bataillon Anaconda », la « compagnie Guépard » ou le « bataillon mys-tique » qui, à la longue, se présentaient surtout comme des clans proches de certains chefs militai-res et développaient des logiques factionnelles. À la prise d’Abidjan, en avril 2011, les factions inter-nes de l’ex-rébellion sont réapparues, en particulier dans le quadrillage sécuritaire de la ville.18. Discours de clôture de Guillaume Soro, sémi-naire de réflexion des FN sur leur réorganisation interne, Bouaké, 26 octobre 2006.19. Deux promotions d’officiers et de sous-officiers de la police et de la gendarmerie ont été formées entre 2006 et 2007. Ces combattants reconvertis de la rébellion sont désormais chargés de la sécurité des populations dans les zones des FN. Il était prévu qu’ils seraient associés à la sécurisation du pro-cessus électoral.20. Le titre de « commandant » est donné à des meneurs de la rébellion qui, en réalité, sont pour certains des sergents ou de simples soldats du rang.21. Il s’agit du corps des agents de la douane et des eaux et forêts dont le projet de création était en cours en 2006.

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Adama ; et l’Inspection générale des armées, sous l’autorité du commissaire Ouattara Seydou.

Le charisme de certains « chefs de guerre » a délimité des territoires d’in-fluence qui, par la suite, se sont trans­formés pour certains en véritables fiefs. La prolifération de ces « chefs » diffi­cilement contrôlables, ainsi que les dif-ficultés à faire appliquer les décisions de la tête politique représentée par le secré tariat général, conduisent, en octobre 2006, à une réorganisation des zones de commandement. Pour ce faire, le terri toire sous contrôle des FN est subdivisé en dix zones de commandement militaire, chacune placée sous l’autorité des fameux commandants de zone, les « com-zones » 22.

L’organisation politique interne des FN a quant à elle été appuyée par les forces sociales et politiques de leur milieu d’implantation. Le secrétariat général des FN, en tant qu’entité admi-nistrative, est animé par des jeunes colla-borateurs issus en partie de la dissidence de la Fesci et des bases du Rassemblement des républicains (RDR) 23. Le secrétariat

22. Les grades militaires ont été attribués par le secrétaire général des FN aux anciens militaires sur la base d’une échelle de promotion dont il est difficile d’identifier les critères. La question de la reconnaissance de ces grades par les officiers des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire (FANCI) fut pendant longtemps un frein au processus de réconciliation et de réunification de l’armée.23. Parti politique créé en 1994 par un groupe de dissidents du PDCI et soutenu en majorité par les ressortissants du nord s’estimant victimes de l’« ivoirité » les reléguant au rang de citoyens de seconde zone. Alassane Ouattara en devient président le 1er août 1999.

général s’appuie également sur le « cabinet civil » en charge des relations avec les orga nisations de la société civile et politique.

Le cabinet civil des FN régente prati-quement l’espace civil dans les zones occupées, avec l’appui d’une constellation d’organisations qui, se revendiquant de la société civile, ont pour la plupart pris ouvertement parti pour la rébellion. Ce cabinet intervient dans la coordination de l’action humanitaire, en particulier dans le domaine de la santé. Pendant que les « Com-zones » donnent les « laissez-passer » autorisant la libre circulation des missions des ONG internationales, c’est le cabinet civil qui organise sur le terrain l’accès aux bénéficiaires des pro grammes d’urgence. Avec le retour progressif de l’administration d’État, impulsé conformément à l’Accord de Ouagadougou, l’organisation politique des FN procède à la nomination de délé-gués départementaux officiel lement « chargés de relayer les décisions du secré tariat général » et « d’aider à la facilitation du retour, de l’installation et de l’acceptation des fonctionnaires de l’administration » 24. Dans le sillage de l’application de cet accord, on assiste à la cohabitation des autorités FN avec l’ad-ministration déconcentrée représentée par les préfets et sous-préfets. Cette démarche a été interprétée comme une tentative pour « l’ex-rébellion » de main-tenir sa présence et, à l’occasion, de forger les bases embryonnaires d’un parti

24. Entretien avec Soro Kanigui, responsable du cabinet civil des FN, Korhogo, 24 décembre 2007.

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politique 25. L’organisation politique mise en place par les FN, en limitant quelque peu le chaos administratif, a favorisé l’émergence d’une économie de guerre qui s’est développée parallèlement au maintien relatif des structures éta-tiques 26. Cette économie de prédation, partie intégrante de la gouvernance rebelle, s’est progressivement institu-tionnalisée.

La gouvernance économique en zone rebelle

Au début du conflit armé, le blocage systématique de l’approvisionnement en vivres et médicaments en provenance du Sud s’ajoute à la désorganisation des circuits économiques. La rébellion se trouve alors confrontée aux charges d’entretien de son dispositif matériel et humain. Les autorités des FN décident, en novembre 2003, de mettre en place un nouveau schéma de contrôle et de gestion des activités économiques, en pleine recomposition dans leurs zones 27.

25. Rappelons que le rapprochement entre Laurent Gbagbo et le secrétaire général des FN favorisé par l’Accord de Ouagadougou fut perçu d’un mauvais œil dans certains milieux RDR. En effet, les délé-gués départementaux FN pourraient devenir de véritables adversaires politiques des représentants locaux du RDR puisqu’ils se déploient dans des bastions traditionnels du parti d’Alassane Ouattara. De fait, une tendance RDR pro-FN aurait pris nais-sance au sein de ce parti. Le 4 juin 2011, les jeunes du RDR de San Pedro ont ouvertement demandé à Guillaume Soro de prendre la tête de ce parti.26. Voir F. Gaulme, « L’“ivoirité”, recette de guerre civile », Études, vol. 3, n° 394, 2001, p. 292-304.27. Il est ici question des changements apportés, d’une part, par la disparition des taxes et barrières douanières et, d’autre part, par l’apparition de nou-

Le système économique des FN est pensé et mis en place par un secrétariat national chargé de l’Économie et des finances qui, par l’intermédiaire de quatre départements ou sous-directions techniques (ressources agropastorales, grandes entreprises, hydrocarbures et ressources frontalières), soumet différents secteurs de l’économie à un système de taxation permettant de constituer une ressource financière pour le fonction­nement de chaque zone de comman-dement. Par ailleurs, les autorités locales – notamment les différentes intendances militaires – prélèvent des taxes quotidiennes sur les marchés et les transports en commun. D’autres moyens de mobilisation des ressources financiè­res, moins officiels, profitent au système FN comme la Caisse d’épargne populaire et de crédit de Côte d’Ivoire (qui devient plus tard le Crédit du Nord) ou encore l’organisation exclusive des jeux par la Loterie nouvelle de Côte d’Ivoire. En définitive, l’organisation mise en place permet de générer des ressources suffisantes pour l’auto­entretien de l’en­semble du dispositif des FN.

Du statut d’arbitre et du pouvoir de sanctionner

Au cours de l’application de l’Accord politique de Ouagadougou, la posture de l’ex-rébellion évolue fortement, au point de faire oublier qu’elle a choisi

veaux acteurs ou opérateurs économiques, de nou-veaux marchés et circuits d’approvisionnement alimentés par la contrebande et les trafics divers (une véritable économie de guerre avait cours).

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l’option de la violence pour accéder au pouvoir. Quelques semaines avant d’accéder au poste de Premier ministre de Laurent Gbagbo le 29 mars 2007, Guillaume Soro appelle même les partis politiques de l’opposition à « se départir du complexe de la rébellion 28 ». Cette promotion de leur patron élève les FN au rang « d’ex-rébellion politiquement fréquentable » pour toute la classe poli-tique ivoirienne. Mais, au-delà de l’image d’une rébellion policée, il faut surtout souligner le rôle d’arbitre alors confié aux FN. Durant le processus électoral, les FN conservent leur neutralité dans le débat politique autour des listes élec-torales et de la crise de la CEI 29, et par-ticipent même à la sécurisation du scrutin. À travers la participation des éléments FAFN à la sécurisation des audiences foraines, l’ex-rébellion réussit à se poser en arbitre du jeu politique ivoirien. Notons au passage qu’elle le fait sans pour autant renoncer à ses « privilèges », notamment le maintien du statu quo en matière de contrôle des flux économiques dans ses zones.

28. Guillaume Soro, adresse à la Nation à l’occasion de la nouvelle année, Bouaké, 1er janvier 2007.29. Survenue en janvier 2010, la crise au sein de cette institution était relative à l’inscription présumée frauduleuse, par certains membres de la CEI, de 429 000 personnes sur les listes électorales. À la suite d’une plainte formulée par le camp prési-dentiel et d’une enquête judiciaire, le président Gbagbo a dissous la CEI et le gouvernement. La CEI a été par la suite reconstituée mais son président, Beugré Mambé, et quelques-uns de ses collabo-rateurs ont été limogés sans que l’opposition perde le contrôle de la structure. Son nouveau président, Issouf Bakayogo, est issu du PDCI.

Invité à se prononcer publiquement sur la position des FN pendant le pro-cessus électoral, Sidiki Konaté, ministre du Tourisme et de l’Artisanat issu de l’ex-rébellion, tient les propos suivants :

« Officiellement comme officieusement, nous n’avons pas de candidat. Les Forces nouvelles sont des arbitres. Lorsque la campagne sera ouverte, le pays sera tenu par le Premier ministre. […] Nous irons en campagne mais pour le fair-play, pour une élection sans violence. […] Celui qui perd accepte et celui qui gagne respecte les autres 30 ».

La position d’arbitre adoptée par les FN a été précisée quelques jours aupa-ravant par le Premier ministre Guillaume Soro affirmant qu’il a catégoriquement interdit aux personnes membres de son cabinet et à ses proches collaborateurs de prendre part d’une manière ou d’une autre à la campagne électorale. L’ex-rébellion ne fait cependant pas oublier qu’elle dispose potentiellement d’une puissance de feu qui pourrait être uti-lisée si elle estime que les règles du jeu politique ne sont plus respectées. C’est d’ailleurs fort de cette conviction d’être devenu un puissant arbitre que Sidiki Konaté prévient la classe politique ivoi-rienne en ces termes : « Celui qui n’a pas gagné et dit le contraire nous trouvera sur son chemin 31 ».

À l’approche de l’élection prési den-tielle, l’ex-rébellion engage une autre

30. Le Patriote, n° 3290, 7 octobre 2010.31. Ibid.

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mutation. Dès juin 2010, les comman-dements de zone procèdent à l’en-casernement de leurs soldats. Ils se réorganisent officiellement en quatre groupements d’instruction dans les villes de Man, Séguéla, Bouaké et Korhogo. Mais cet encasernement, ralenti par des obstacles techniques et financiers, s’arrête définitivement avec la crise post­électorale. L’état d’alerte dans lequel les met le ralliement de Guillaume Soro à Alassane Ouattara réactualise plutôt les anciens commandements de zones, qui deviennent des groupements tac-tiques dans le courant du mois de jan-vier 2011 lors de la préparation de l’offensive sur Abidjan. Les éphémères groupements d’instruction font alors place à neuf groupements tactiques qui, sous la conduite des ex-com-zones, rouvrent les fronts dès le début du mois de mars par les offensives de l’Ouest et amorcent la descente sur Abidjan sous la bannière FRCI.

Des FN aux FRCI en passant par les grou pements d’instruction et grou-pements tactiques, l’ex-rébellion fait évoluer ses dénominations et s’adapte aux contingences politiques du moment. Malgré ces mutations, il semble que les motivations et les objectifs du mouve-ment ne changent pas vraiment. En janvier 2003 à Marcoussis, Guillaume Soro et ses hommes obtiennent le minis-tère de la Défense qu’ils n’ont pu occuper car Laurent Gbagbo a su mobiliser à travers la rue « l’opinion nationale » contre cette décision. Aujourd’hui, le contexte politique fait qu’ils exercent pleinement cette fonction.

La guerre (en partie)

sous-traitée d’Abidjan

Du 28 mars au 3 avril, toutes les villes de l’intérieur du pays tombent facilement sous le contrôle des FRCI. Seule la prise de Duékoué, à l’Ouest, se heurte à une réelle résistance des miliciens et mer-cenaires. L’avancée rapide des FRCI vers Abidjan ne rencontre qu’une faible résis tance des FDS, en particulier en raison des nombreuses défections dans les rangs de ces dernières. À l’Ouest comme à l’Est, ce sont des centaines d’élé ments des FDS qui trouvent refuge de l’autre côté des frontières, c’est- à-dire respec tivement au Liberia et au Ghana. Pour ceux qui rejoignent la capitale, le repli sur Abidjan n’est guère un repli tactique mais plutôt une série de capitulations concédées par une armée divisée et sans véritable chaîne de com mandement. Dès lors, Abidjan concentre toutes les forces qu’il reste au camp Gbagbo. La résistance s’y prépare dans les camps (Anyama, Akouédo, Agban), au palais présidentiel situé au Plateau, le quartier des affaires, à la résidence du président à Cocody et dans les quartiers de Yopougon, Adjamé et Port-Bouët où se concentrent les miliciens.

Après plusieurs annonces, entre le 1er et le 3 avril, les FRCI procèdent à l’en-cerclement de la ville puis à des attaques sporadiques pour, disent-elles, « harceler l’ennemi ». Cette tactique permet au Commando invisible d’Abobo d’inten-sifier son action et de gagner du terrain. Le sergent Ibrahim Coulibaly, dit IB,

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rival de Guillaume Soro 32, confirme sa présence à Abidjan et revendique désor-mais la paternité du commando d’Abobo. Il reconnaît se battre contre le régime Gbagbo pour protéger les populations mais rejette tout lien avec Ouattara ou les FRCI. Le jeu trouble du sergent se faisant désormais appeler « Général IB » crée la confusion au sein des combattants pro-Ouattara, notamment lors de la tentative d’occupation de la RTI. Certains membres du commando d’Abobo, qui ont effectivement pris la télévision d’État le 6 avril, se seraient mutinés pour protester contre la diffusion d’un film d’IB appelant à une transition politique sous sa direction. Dans la confusion, le commando est repoussé hors des locaux de la RTI par un renfort des FDS. Visiblement, les actions du commando, miné par des dissensions internes, ne sont pas coordonnées avec les troupes des FRCI.

Ces dernières lancent l’assaut final le 4 avril. Notons qu’elles avancent dans un cadre balisé en leur faveur par la communauté internationale à travers

32. La principale tension interne aux FN vient de la rivalité entre Guillaume Soro et IB, qui se disputent le leadership du groupe depuis la création du MPCI. Les partisans de IB voient en Soro un usurpateur qui, par des manœuvres politiciennes, a évincé le chef originel du mouvement. L’affrontement entre factions rivales a gagné en intensité à partir de décembre 2003 à travers des combats sporadiques et des massacres réciproques entre pro-Soro et pro-IB. Cette guerre des factions s’est poursuivie durant toute la première moitié de l’année 2004. Puis l’attentat de juin 2007 contre l’avion de Soro (devenu Premier ministre) a été revendiqué par IB. Le rival de Soro a été finalement tué le 27 avril 2011 à Abidjan à la suite des combats.

la résolution onusienne 1975 du 30 mars. Celle-ci engage les « forces impartiales » de l’Onuci et de la force Licorne dans la bataille et leur donne le mandat de détruire les armes lourdes des forces pro-Gbagbo stationnées au palais pré-sidentiel, à la résidence présidentielle, et aux camps militaires d’Akouédo, d’Agban et de la Garde présidentielle. Il s’agit d’une situation inédite : des forces sous mandat onusien évoluent aux côtés d’une ancienne rébellion pour faire respecter la volonté démocratiquement exprimée du peuple. Malgré les bombardements par les forces onusiennes, les FRCI ren-contrent une farouche résistance du fait de la puissance de feu des com battants pro-Gbagbo et de leur meilleure connais-sance du terrain. Ces derniers réussissent même une percée victorieuse et repoussent les FRCI jusqu’au retranchement de Ouattara et son gouvernement le 10 avril. Les FRCI continuent leurs offensives malgré des pertes sévères qui nécessitent l’envoi de renforts. Elles sont assurées de l’appui des « forces impartiales », puisque la neutralisation des armes lourdes est sous-traitée par ces dernières. D’ailleurs, c’est à la suite de plusieurs heures de bombardements aériens des positions des forces pro-Gbagbo par la Licorne et l’Onuci que les FRCI accèdent au bunker de la résidence présidentielle et procèdent à l’arrestation de l’ex-président le 11 avril.

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Les FRCI, une composition hétéroclite

En définitive, la mission confiée au FRCI de « rétablir la paix et la démocratie » est en partie atteinte. Cependant, au cours de l’offensive, les forces pro-Ouattara ont eu recours à plusieurs types de combat-tants, avec pour conséquence de changer sa structuration de départ. On peut s’interroger sur l’identité des combattants et la composition des troupes qui, en moins d’une semaine, se sont retrouvées aux portes d’Abidjan pour ensuite mettre fin au règne de Laurent Gbagbo.

Les FRCI sont composées en grande partie des soldats des FAFN. Ceux-ci proviennent en majorité du groupe des 5 000 Volontaires pour l’armée nouvelle (VAN) déjà identifiés et partiellement encasernés avant l’élection. Notons que l’intégration de ces hommes aux forces nationales était, avant l’élection, un processus déjà avancé. Pour rappel, l’accord de Pretoria a autorisé la for-mation de 600 combattants issus des FAFN sur un total de 4 000 qui doivent intégrer la police et la gendarmerie nationales. Ces 4 000 candidats devant intégrer la nouvelle armée ont été mobilisés pour la bataille d’Abidjan. À ce noyau de combattants qui appar-tiennent au CCI, s’ajoutent les renforts d’ex-combattants FN remobilisés pour la circonstance. Les FRCI comptent aussi dans leurs rangs des ex-FDS qui se sont ralliés avant, pendant, et après l’offensive. On ne peut pas estimer le nombre de membres des FDS ralliés aux premières heures mais on imagine qu’une majorité

a rejoint les FRCI durant la crise, notam-ment en mars et surtout après l’arrestation de Gbagbo qui a suscité une succession de serments d’allégeance des officiers des FDS à Alassane Ouattara.

La composante la plus remarquable des FRCI est celle des « recrues fraîches » constituées de jeunes enrôlés dans les villes tombées sous leur contrôle et peu de temps avant et après la bataille d’Abidjan. Ces recrues sont en nombre très important. Leur implication dans la bataille est déterminante car elle a pour effet de déborder les combattants pro-Gbagbo. Elles ont pallié la mauvaise connaissance du terrain abidjanais des soldats des FRCI venus de l’intérieur. Dans ce groupe de nouvelles recrues, on compte les jeunes combattants du Com-mando invisible d’Abobo33 et certains des jeunes partisans de Ouattara, les « adoboys »34. Ces derniers se sont armés dans la commune de Koumassi, au sud d’Abidjan, quelques jours avant l’entrée des FRCI dans la capitale économique. L’identification, débutée le 8 mai 2011 par le PNRRC (Programme national de

33. Avant le décès d’IB le 27 avril 2011, plus d’un millier des combattants du Commando invisible a déjà rejoint les effectifs des FRCI. La dernière vague des combattants de ce commando, au nombre de 300, a désarmé et s’est ralliée aux FRCI le 7 juin 2011.34. Il s’agit au départ de groupes de jeunes qui n’ap-partiennent pas nécessairement aux sections de jeunesse du RDR mais qui ont été associés à l’orga-nisation de la campagne électorale depuis octo-bre 2005. Au cours de la crise post-électorale, dans certains quartiers comme Koumassi et Treichville, les « adoboys » sont entrés en contact avec le Commando invisible d’Abobo.

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réinsertion et de réhabilitation commu-nautaire)35, de ces jeunes volontaires parmi lesquels se trouvent des non-ivoiriens, révèle qu’ils sont alors 7 786 engagés aux côtés des FRCI pour la seule ville d’Abidjan. La composition du groupe hétéroclite des FRCI est complétée par les repris de justice venus gonfler les rangs des combattants, notamment ceux du Commando d’Abobo. En effet, lorsque l’offensive est lancée, les prisons des villes traversées voient leurs pen-sionnaires libérés après la fuite des gardes pénitentiaires. Les portes de la Maison d’arrêt et de correction d’Abidjan, dans la commune de Yopougon, sont ouvertes par le Commando invisible d’Abobo le 4 avril. Ce sont plus de 6 000 prisonniers qui sont alors lâchés dans la nature et dont une partie s’est armée. Les pillages, vols et braquages suivant l’entrée en scène de ces repris de justice enrôlés par les FRCI sont dans la suite logique des événements. Pour compléter ce tableau de la composition des forces, il faut enfin relever le cas paradoxal des jeunes initialement recrutés au sein des milices pro-Gbagbo. Au cours des combats, ayant compris que le rapport de force n’était plus à leur avantage, ils ont changé de camp. C’est le cas de plusieurs chefs de milices, comme « Magui le Tocard », qui ont par

35. Le PNRRC, créé par arrêté du Premier ministre suite à l’Accord de Ouagadougou, est venu rempla-cer en septembre 2007 l’ancien PNDDR-RC. Le désarmement et la démobilisation anciennement confiés au PNDDR-RC ont été transférés au CCI. Le PNRRC s’occupe exclusivement de la réinsertion des ex-combattants.

la suite aidé les FRCI à démanteler les dernières bases de résistance du quartier de Yopougon, fief des partisans de Gbagbo. Certains de ces miliciens reformés identifiés par le PNRRC continuent encore d’appartenir à des unités des FRCI.

Pour quelle armée ?

Les FRCI ne constituent pas la mou-ture finale de ce que seront les forces armées nationales ivoiriennes mais, au vu des profils hétéroclites des candidats, on s’inquiète déjà des tensions évi- dentes entre leurs composantes. Des affrontements ont d’ores et déjà eu lieu au sein des FRCI. Un élément des ex-FDS a été abattu par un membre des ex-FAFN lors de leur premier regroupement dans le camp d’Akouédo le 18 avril. Plusieurs cas d’exactions impliquant des nouvelles recrues des FRCI sont régulièrement signalés, alors que l’encasernement total de celles-ci est retardé car il faut combler le vide que pourraient laisser le déman-tèlement et la réorganisation du dispositif sécuritaire de l’ancien régime 36. En marge de ces préoccupations, le racket sur les routes, autrefois reproché aux FDS, est repris par les FRCI et s’intensifie. Malgré l’appel du président Ouattara à bannir cette pratique, il faut se rendre

36. Une réorganisation ou dissolution de certaines unités de l’appareil de sécurité intérieure du régime Gbagbo est en cours. Sont visés la Compagnie républicaine de sécurité, la Brigade anti-émeutes, le Cecos et le Détachement mobile d’intervention rapide.

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à l’évidence du fait qu’elle fait partie des vieux réflexes de la rébellion. Dans l’an­cienne zone CNO (Centre, Nord et Ouest) qu’occupaient les FAFN, le rançonnement et le racket ont constitué un mode de rémunération « normal » des combattants rebelles quand ceux-ci ne percevaient pas de solde. Le pillage ou le racket de trans porteurs et de voyageurs sont d’ailleurs des pratiques perçues par ces nouveaux soldats comme un moindre mal car le mode de leur rémunération n’est pas encore défini. Le paiement annoncé des pécules ne concerne en effet que le noyau des unités ayant appartenu au CCI, ce qui occasionne la grogne des nouvelles recrues dont la situation reste à clarifier. Pendant ce temps, la maîtrise de la situation sécuritaire est difficile car policiers et gendarmes, méfiants, hésitent à rejoindre les commissariats et bri gades 37. La crainte de représailles et l’existence de réelles vendettas remet-tent sérieusement en cause leur inté-gration au sein des FRCI, et ce malgré la coopération réussie, par endroits, entre composantes hétéroclites.

La question de la hiérarchie au sein de cette nouvelle armée, notamment concernant les relations entre officiers des ex-FDS et « com-zones » des ex-FAFN, chefs des FRCI, va se poser avec acuité. La nécessité de fusionner une armée de métier et une armée de révolte appelle à

37. Cette situation s’améliore toutefois nettement : le 8 juin 2011, le gouvernement, réuni en Conseil des ministres, a constaté qu’à l’intérieur du pays, 85 % des policiers ont repris du service. Dans le district d’Abidjan, ce taux s’élevait à 96 %.

la cohabitation et à la collaboration entre, d’une part, les hommes liges d’un régime déchu et, d’autre part, des vainqueurs venus du Nord qui se considèrent comme des libérateurs ayant fait respecter l’alternance démocratique. En effet, les « libérateurs d’Abidjan » ne cachent pas leur fierté et on ne peut préjuger combien l’ego de leurs adversaires d’hier peut s’en trouver froissé, notamment lorsque les grades antérieurs n’ont plus lieu d’être38. Comment, par exemple, caser dans la hiérarchie d’une armée régu- lière le commandant Chérif Ousmane, du grou pement tactique 3, sergent-chef avant la rébellion, devenu le chef incon-testé de la redoutable « compagnie Guépard » et qui, pour signifier son pou­voir, a pris ses quartiers dans les locaux de l’ancien état-major ? En somme, il est aujourd’hui question pour le nouveau président de réconcilier les Ivoiriens et, par-dessus tout, de forger une armée réunifiée et républicaine avec des hommes qui, assurément, ne partagent pas encore les mêmes valeurs39. Cette tâche n’est pas aisée et la nomination encore ajournée, à l’heure où sont écrites ces lignes, d’un chef d’état-major devant

38. Le président Ouattara a signé le 14 juin 2011, le décret n° 2011-116 portant « institution d’une com-mission de redressement des grades dans les forces armées ». Placée sous l’autorité du Premier ministre et ministre de la Défense, cette commission est com-posée d’officiers généraux et officiers supérieurs de la haute hiérarchie militaire.39. Par exemple, les patrouilles mixtes annoncées n’ont pas lieu car les gendarmes et une bonne partie des FDS restent dans les casernes. Ceci laisse à pen-ser que le volet militaire de la crise n’est pas totale-ment réglé.

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conduire la formation de la nouvelle armée indique combien cette manœuvre politique et stratégique reste délicate.

En septembre 2002, Guillaume Soro et ses hommes annoncent leur volonté d’instaurer un nouvel ordre politique en Côte d’Ivoire car, selon eux, le jeu poli-tique a besoin d’être assaini. La rébellion d’alors tient tête à un régime dit de « refondation » qui souffre d’un déficit de légitimité car son chef, Laurent Gbagbo, bien que se présentant comme « l’enfant des élections », a accédé au pouvoir dans des « conditions calamiteuses40 », selon ses propres mots. Depuis 1999, les dif-ficiles alternances au pouvoir se sont chaque fois opérées sur fond de violences. Aussi l’apparition de la rébellion en 2002 se présente-t-elle comme la suite logique de cet engrenage de violences qui, allant crescendo, caractérise le jeu politique ivoirien depuis le début des années 1990. Après plusieurs mutations, cette rébel-lion devient une pièce maîtresse de l’échi quier politique ivoirien. Cependant, elle n’a pas exorcisé la violence des stratégies de conquête et/ou de conser-vation du pouvoir d’État. Longtemps contenue pendant la crise, celle-ci se manifeste à l’occasion de la crise post-électorale dans les mêmes registres, c’est-à-dire sur des bases partisanes et identitaires. Dans ce contexte, les FN, tantôt rebelles, tantôt arbitres mais toujours accrochées à leurs privilèges, se

40. Propos tenus lors d’un discours télévisé en octo bre 2000 au lendemain de son accession au pouvoir.

métamorphosent en « Forces républi-caines » pour, cette fois, faire respecter le verdict des urnes. Pouvait-on faire l’économie de cette guerre ? Toujours est-il que l’intervention de Guillaume Soro et des « com-zones » s’est faite au prix d’une mise à mal de la cohésion nationale et perpétue le recours à la violence en tant qu’élément central du jeu politique ivoirien. Avec une telle règle du jeu, comment construire une armée républicaine ? C’est le défi qui attend le président Ouattara.

Moussa Fofana

Université de Bouaké

AbstractFrom New Forces to the Republican Forces of Côte d’Ivoire. How a rebellion becomes republicanThe organization of a presidential election

has not produced a peaceful conclusion to the Ivoirian crisis. Instead, a violent post-election crisis occurred, during which one of its main actors, the former rebellion of 2002, has been transformed into the Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI). The course from the Forces Nouvelles to the FRCI reveals both the transformations within the rebel army and the changes it introduced into the political game. The political contingencies of this crisis have also encouraged the official integration of a heterogeneous group of combatants in the state security system. Today, Ouattara’s regime has to face the challenge of the reconstruction of a true republican army.

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