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LEMNOS CHEZ APOLLONIOS DE RHODES : EKPHRASIS, PAYSAGE INSULAIRE
ET SPATIALISATION.
Laury-Nuria ANDRE
Quoi de plus attendu, dans l'pope des Argonautes et leur priple
en terres inconnues, qu'une belle description de la nature, du
cadre et du dcor qu'offre l'environnement pour singulariser ou tout
simplement localiser, donner voir au lecteur le lieu o se droule
l'action des hros partis la conqute de la Toison d'or ? Il est tout
naturel alors d'imaginer que le paysage fasse l'objet d'une
attention particulire. Or, l'lment qui frappe d'emble le lecteur du
priple, c'est l'absence totale de description du caractre physique
de cette le. Ds lors, le paysage, lment ncessaire pour que le
lecteur se reprsente ces espaces, joue-t-il son rle d'ancrage
digtique ? La dcouverte de l'le de Lemnos ne laisse pas de
surprendre : l'absence de description premire et attendue
correspond un travail de rcriture pique endogne. L'ekphrasis du
manteau de Jason, hritire de celle du bouclier d'Achille chez
Homre, est en ralit ce qui permet de donner voir du pays au
lecteur. Tout un jeu de savante composition reposant sur des
substitutions descriptives vient entourer cette le de mystre. Mais
peut-on parler pour autant d'ekphrasis du paysage dans ce cas prcis
? Deux lments sont ici prendre en compte : il faut, d'une part, que
la notion mme de paysage existe1 et qu'elle soit considre comme
objet digne de figurer dans l'espace pique2, genre noble par
excellence, et d'autre part, il est ncessaire de savoir ce que l'on
entend par ekphrasis. Le caractre hellnistique de ce texte, compos
au moment o se dveloppe considrablement une pratique de l'ekphrasis
au sens moderne du terme, c'est--dire en tant que description
prcise d'une oeuvre d'art, ainsi que la dimension fortement
intertextuelle faisant des Argonautiques une rcriture du modle
homrique de ce type d'ekphrasis, semble interdire au paysage un tel
traitement. Comment comprendre ds lors, que le paysage, notion
exogne l'espace pique, puisse faire l'objet d'une substitution
descriptive, dportant et reportant, sur l'objet pique lgitime, sa
forme, ses couleurs, mieux, son sens ? Il faut alors reprendre le
passage en entier et observer comment s'y insre l'ekphrasis pour
comprendre les liens qu'elle entretient avec le paysage insulaire,
notamment au travers de la perception spatiale. Nous souhaiterions
montrer ici comment, peu peu, le pote met sous les yeux du lecteur
l'espace lemnien de manire vivante et dynamique3 de sorte que le
paysage devient une ekphrasis au sens des thoriciens antiques,
gagnant ainsi ses lettres de noblesse et son droit de cit dans le
genre noble qu'est l'pope4.
LEMNOS : LE A-TOPIQUE ET ABSENCE DE DESCRIPTION ?
Les abords de l'le : aveuglement et cadence narrative
Les tapes de la navigation qui prcdent l'arrive sur l'le de
Lemnos offrent des indications qui peuvent satisfaire aux exigences
d'une curiosit gographique : une succession de lieux prcis donne
dans les vers 594 600, '
/ : ' / . / ' /
' : / , ,/ 5 qui se prsentent comme une chane de noms
gographiques, une juxtaposition de
1 Si les spcialistes d'Esthtique s'accordent dire que la notion
de paysage ne s'applique gure au regard des anciens Grecs, et
encore moins leur univers conceptuel, comment peut-on donner voir
du pays au lecteur ? Afin prcisment d'offrir au regard une topicit
singulire, lors de la toute premire escale des hros, sur l'le de
Lemnos, le pote va convoquer deux modles de reprsentation du monde,
le modle pictural et le modle thtral, ayant tous deux recours la
spatialisation. De ce fait, nous lirons en parallle du texte
apollonien, des reprsentations picturales antiques. La majorit des
peintures mentionnes, bien que sans doute inconnues d'Apollonios,
n'en manifestent pas moins la prgnance des topiques potiques
hellnistiques. Ainsi, nous esprons mieux identifier cette
circulation des modles destins montrer le paysage dans les diverses
formes d'art. Pour la question du paysage dans la peinture romaine,
voir les travaux d'A.Rouveret et le dernier ouvrage de J.-M.
Croisille, Paysages dans la peinture romaine, Picard, 2010.
2 Voir ce propos notre rflexion L.-N.ANDR, Le paysage dans
l'Antiquit : objets antiques, thorie moderne? , communication lors
de la journe d'tude L'Objet dans les Sciences de l'Antiquit, MOM,
Lyon, 4 dcembre 2010.
3 Dfinition donne par R.WEBB a speech that brings the subject
matter vividly before the eyes partir des dfinitions de Thon et
d'Hermogne voir R.WEBB, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in
Ancient Rhetorical Theory and Practice, Ashgate, Burlington, 2010,
p.1
4 Par ailleurs, cette analyse nous permet aussi de mesurer que
le caractre a-topique de l'espace insulaire propose une rflexion
sur le sens de ce priple et sur les modalits de reprsentation du
monde qui en dcoulent, parce qu'il fait de cette le et de la
figuration, pour le moins paradoxale, de son paysage, un paradigme
du problme paysager la priode alexandrine.
5 En I, 594-600 ds l'aube ils voyaient aussitt et longeaient
Homol situe sur la mer; peu aprs, ils allaient dpasser le cours du
fleuve Amyros. Ils aperurent ensuite Eurymnai et les falaises
battues des flots de l'Ossa et de l'Olympe; puis ils passrent de
nuit devant les collines de Palln, au-del du cap Canastron, pousss
par le souffle du vent. F.VIAN, Les Argonautiques, Les Belles
Lettres, 2002, p.78.
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toponymes : , , crant dans l'espace syntaxique une proximit
spatiale qui se veut le reflet de la proximit spatiale du rfrent
gographique dsign. La combinaison des adverbes de temps aux
adverbes de lieu: , ... ... ... mais aussi aux adjectifs comme
presse la cadence, crant ainsi une acclration du rythme de la
narration qui cherche traduire la hte des Argonautes vers le but.
Le tout est port par un rythme prosodique en leve, marqu par les
hexamtres dactyliques rguliers. L'criture potique d'Apollonios de
Rhodes dans ce passage, se veut objective et relve du got savant
pour le vrifiable 6. Dans le cas de l'criture descriptive de
l'arrive Lemnos, conclure sur le fait qu'une absence de description
paysagre engagerait obligatoirement une absence d'ekphrasis destine
camper avec vivacit les lieux et l'atmosphre de l'pisode serait
quelque peu htif. Ce passage est en effet construit pour jouer des
oppositions : rejettant dans les marges gographiques de l'avant et
de l'aprs escale des indications qui s'avrent en ralit prcieuses,
le pote cre le contraste avec le dbarquement des hros sur l'le. Les
prcisions gographiques se font alors rares et cdent la place des
indications d'ambiance gnrale autour de l'le : un ralentissement du
rythme narratif, focalisant l'attention sur un seul lment paysager,
dessinent un premier contraste de rythme digtique en I,602-604
:
/ 7. Le pote consent ici livrer quelques indications
spatio-temporelles en crant une rupture du rythme digtique destine
attirer l'attention du lecteur. Ce dernier se figure alors la scne
avec plus de prcision, et celle-ci lui apparat plus vridique . Ses
indications portant sur les environs de l'le et non sur la nature
mme de cette dernire semblent tre une concession faite au lecteur.
Mais il s'agit plutt d'un leurre dsignant une stratgie de
composition narrative qui dnonce le caractre problmatique du
paysage et le traitement singulier dont il fait l'objet.
Une le aux colorations chthoniennes
L'arrive aux abords de l'le de Lemnos conforte cette ide : / , /
, / , / 8. Les indications de
distance sont utiles au lecteur afin qu'il se reprsente l'avance
de l'Arg ; mais pourquoi l'auteur a-t-il choisi prcisment de
s'arrter sur ce point de gographie ? Certes, l'effet de proximit et
le travail sur le rythme narratif destins rendre cette arrive plus
vivante aux yeux du lecteur sont ncessaire la dynamique du rcit ;
mais il y a plus : la description du mont Athos se singularise tout
particulirement ici. Ce que l'auteur donne voir ce n'est pas tant
la montagne en elle-mme, son aspect ou sa forme9, que son ombre
porte. Apollonios souligne son importance et sa taille
10 en les dcuplant par les indications de distance entre Lemnos
et le mont Athos 11. Ces caractristiques semblent alors associer ce
mont Athos au type paysager du locus
horridus12. Montagne et mer peuvent apparatre dans certains cas
comme des espaces phobiques aux yeux des Anciens13. L'arrive en vue
des ctes de Lemnos combine deux espaces analysables en termes de
thalassophobie14 et orophobie15. De ce point de vue, l'ombre porte
de la montagne, gigantesque, contribue grandir dmesurment
l'importance de la taille du mont et crer une ambiance chthonienne.
Synonyme de mort depuis l'Antiquit, l'ombre contribue dessiner
une
6 Elle exemplifie galement la tentation du mode savant
caractristique de l'esprit alexandrin comme l'a dmontr
A.HURST,Apollonios de Rhodes. Manire et cohrence. Contribution
l'tude de l'esthtique alexandrine, Bibliotheca Helvetica Romana,
Berne-Genve,1967. Voir galement C.CUSSET (dir.) Musa docta,
Recherches sur la posie scientifique dans l'antiquit, Publications
de l'Universit de Saint-Etienne, 2006. Cette esthtique du vrifiable
et du savant, est prsente dans l'art contemporain Apollonios, dont
l'exemple le plus clbre est sans doute celui de mosaque de
Palestrina (FIG.1) dont l'influence s'tend bien au-del de la priode
hellnistique (voir ce propos A.HURST, op.cit.p.12, mais aussi
l'immense bibliographie critique des historiens de l'art sur la
mosaque du palais Barberini, dont nous ne donnons ici que quelques
indications : J.TRINQUIER, Hic sunt leones : recherches sur la
partie thiopienne de la mosaque Barberini de Palestrina, Mmoire de
l'Ecole franaise de Rome prsent devant l'Acadmie des inscriptions
et belles lettres, 2004. P.G.P.MEYBOOM, The Nile mosaic of
Palestrina : early evidence of Egyptian religion in Italy, Brill,
Leiden, 1995; G.GIORGIO, I mosaici di Palestrina, Archeologia
classica, Roma, 1956) et se retrouve quelques sicles plus tard dans
le corpus des mosaques d'Afrique du Nord.
7 Au matin, tandis qu'ils poursuivaient leur route, se levait
l'horizon la montagne thrace de l'Athos F.VIAN, op.cit.supra, p.788
bien que Lemnos se trouve une distance gale celle qu'un vaisseau
bien quip peut parcourir du matin jusqu'au midi, l'Athos tend
l'ombre de son plus haut
sommet sur elle jusqu' Myrina. (I,601-604), ibidem.9 Qui
auraient pu intresser une description prcise10 l'ombre de son plus
haut sommet , F.VIAN, op.cit.supra, p.78.11 [Lemnos se trouve] une
distance gale celle qu'un vaisseau bien quip peut parcourir du
matin jusqu'au midi. F.Vian, op.cit.p.78. Il faut noter aussi
qu'avec
cette mention spcifique du mont Athos qui prcise bien, par
l'expression une gale distance que... , qu'il s'agit d'une mesure
de type gomtrique: Apollonios se livrerait alors un exercice de
gomtrie applique. L'Athos et son ombre seraient comme un compas qui
dfinirait un angle prcis sur la carte imaginaire du voyage. L'intrt
de l'Athos rside dans le fait qu'il s'agit d'une montagne qui se
dtache par sa hauteur (les dernires mesures donnent 2033 m)
permettant ainsi le jeu gomtrique et la singularisation de cette
criture savante.
12 Pour la naissance d'un locus horridus en symtrique inverse du
locus amoenus, se reporter notre tude sur l'escale Cyzique: L-N.
ANDR, L'escale Cyzique (Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques, I,
922-1152): Espaces phobiques, strotypes paysagers et
transfiguration. in RURSUS n5, 2010. Pour la question du locus
horridus dans la littrature latine et les arts figurs, voir J.
TRINQUIER, Loca Horrida. L'espace des animaux sauvages dans le
monde romain entre la fin de la Rpublique et le Haut Empire, Thse
de doctorat, sous la direction d'A.ROUVERET, Paris X Nanterre,
2004.
13 Voir en outre, ce propos l'ouvrage de R.BUXTON: La Grce de
l'imaginaire, La Dcouverte, 199614 Pour les concepts de
thalassophobie et d'orophobie se reporter A.ROGER, Court trait du
paysage, Gallimard, 1997 et 2008 pour la prsente dition, p.83 105.
15 Dans la mesure o nous avons dmontr la pertinence de l'expression
de locus horridus vs locus amoenus, (cf.LN ANDR L'escale Cyzique...
op.cit.) nous nous
octroyons la libert de parler de ces phobies bien que les
raisons du rejet de ces espaces dans la pense paysagre moderne soit
une relecture force du rejet suppos des anciens, voir J.TRINQUIER,
op.cit.supra.
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sorte de paysage primitif16, une ambiance, permettant de donner
une identit cet espace17. On le voit, tous les lments contribuent
composer de manire vivante et impressionante, l'image de l'le de
Lemnos. Ainsi, l' ambiance 18 est-elle campe par Apollonios de
Rhodes et le travail de stratgie narrative se poursuit dans cet
extrait avec la convocation de la thmatique de la kata&basiv
ei0v Ai1dou19. L'arrive des Argonautes, qui s'effectue de nuit (I,
605-608) ' / ' , / . '
/ confirme cette lecture chthonienne de l'espace tranger20. Si
l'arrive de nuit interdit logiquement toute description du lieu
relguant l'le dans le domaine de l'invisibilit21, ce choix narratif
plonge ainsi l'le dans un mystre, cache dans l'opacit des tnbres
nocturnes : le pote travaille en peintre et joue du contraste
lumineux. Pour tayer le tout, Apollonios soigne cette composition
en voquant l'missaire choisi pour se prsenter aux Lemniennes:
Aithalids22. Son nom est rapprocher d' ai)qa&lhv la cendre et
d' ai'qale&ov fumeux23, noirci par le feu, noir. Le hros
ambassadeur porte donc inscrit dans son nom la trace d'une
prdestination, celle de s'avancer vers l'espace chthonien24. Au
terme de ce premier temps de notre analyse, nous pouvons affirmer
que si l'auteur semble refuser toute identit paysagre et topique ce
lieu25, il met cependant en place des contrastes tout la fois
narratifs et esthtiques jouant de la spatialisation. Ainsi, s'il
n'y a pas de cadre dmarcatif singularisant et isolant une
description ( JM.Adam) analysable en terme d'ekphrasis, l'ensemble
des indices topiques et paysagers relvent d'un jeu de composition
narrative vivante, jouant sur les impressions du lecteur afin de
lui mettre sous les yeux la scne dcrite . La description du paysage
insulaire, via la dissmination des indices dans l'ensemble de la
narration fait signe vers un modle linaire de la description bien
plus que vers un modle tabulaire clairement isol. Peut-on maintenir
une telle analyse aprs la lecture de l'ekphrasis du manteau ? La
dissipation des tnbres lemniennes, laissant place lumire colore du
hros hellnistique va permettre de lever le voile sur le paysage
lemnien.
LE HROS LUMINEUX : EKPHRASIS, COULEURS ET PAYSAGE
Couleurs et lumire : quel sens pour cette ekphrasis ?
Par ces procds l'auteur relgue l'identit du paysage dans une
opacit que seul le hros hellnistique sous les traits lumineux de
Jason peut venir dissiper. Son arrive est l'occasion d'une
ekphrasis centre sur le manteau du hros, tout la fois exercice
codifi du genre pique et sujet mme de la substitution descriptive.
Cette dernire se situe au coeur de l'escale en I,721-767 et ramne
couleurs, lumires et paysage au fur et mesure de la progression
spatiale du hros. une forme trs conventionnelle de l'ekphrasis26
fait suite une singularisation de cette dernire par le traitement
chromatique et lumineux qu'elle met en place. Ne pourrait-on alors
parler d'criture picturale ? D'emble il est question d'un double
manteau de couleur pourpre et c'est le rouge qui va dominer la
premire partie de la description couple avec la prsence solaire
dont l'clat sert de comparant non seulement la densit lumineuse et
colore du vtement mais encore au hros lui-mme en I, 726-72827.
Toutes les teintes de l'ekphrasis dclinent les couleurs de la
lumire solaire : du
16 Voir ce propos C.ROSSET, Impressions fugitives, l'ombre, le
reflet, l'cho, les Editions de Minuit, 200417 L'Au-del est qualifi
de royaume des ombres si l'on veut bien se souvenir des propos
d'Achille lors de la nekui&a d 'Ulysse (Odysse,XI, 488-491).18
Que l'on peut aussi comprendre dans le sens o l'emploie
A.CAUQUELIN, c'est--dire dfaut de paysage, cf. A.CAUQUELIN,
L'Invention du paysage, PUF,
coll.Quadrige essais/dbats, 2004. 19 On retrouve un type de
travail plastique destin camper l' ambiance chtonienne dans la
peinture de paysage romaine du IIme style, hritire des topiques
artistiques d'poque hellnistique, celle de la maison au
cryptoportique : Pinax avec la barque de Charon, oecus 22, Maison
du cryptoportique, Pompi (deuxime style, fin de la Rpublique),
consulter A.ROUVERET et alii, La peinture romaine, op.cit.supra.
(FIG.3)
20 Tout le jour et jusqu'au crpuscule le bon vent souffla trs
fort dans les voiles dployes de la nef. Mais, avec les derniers
rayons du soleil, le vent tomba et c'est la rame qu'ils arrivrent
dans la rocailleuse Lemnos des Sintiens . F.Vian, op.cit.supra,p.
78
21 et rappelant en cela l'escale suivante sur la presqu'le de
Cyzique, cf. L.N.ANDR, L'escale Cyzique... op.cit.supra.22 Voir
aussi les scholies aux Argonautiques.G.LACHENAUD, Les scholies
anciennes Apollonios de Rhodes, Les Belles Lettres, coll.Fragments,
2010.23 Dfinitions donnes par le BAILLY et le DELG.24 Cf.
Apollonios de Rhodes, Les Argonautiques, I,641-648. Ainsi, ce hros,
possde-t-il la facult de passer du monde des vivants vers celui des
morts et inversement
incarnant en cela une ide de seuil et de passage, notions sur
lesquelles nous revenons dans la dernire partie de cet article.25
Il s'agit moins ici de se refuser dcrire l'le de Lemnos pour ce
qu'elle est (une le sans visage), que de lui prter les
caractristiques topiques, gographiques, des
paysages qui entourent cette le (les montagnes avec la mention
de l'Athos et la mer). Il y a en effet, ds les premiers vers
consacrs Lemnos, une singularisation de celle-ci : l'absence de
lumire lui confre un caractre mystrieux et une ambiance
chthonienne, tandis qu' l'absence d'identit gographique et paysagre
de l'le se substitue le caractre menaant et angoissant des paysages
qui l'entourent: la mer, et la montagne, loci horridi projettant
leurs singularits phobiques, sur un espace insulaire sans visage.
Ce phnomne de substitution de la description paysagre est frquent
chez Apollonios, cf. C.CUSSET, Les Argonautiques dApollonios de
Rhodes comme itinraire travers la sauvagerie. DHomre Alexandrie, en
passant par Hrodote et Xnophon ou comment ladresse au lecteur
supple linsouciance de Jason. in Les Espaces du sauvage dans le
monde antique. , MC. CHARPENTIER diteur, Besanon, 2004,
p.31-52.
26 Celle-ci commence en effet par une formule homrique avec le
tour ' ' (I, 721) qui n'est pas sans rappeler la scne typique de
l'armement du guerrier en Iliade, X, 15-46 (voir ce propos W.AREND,
Die typischen Scenen bei Homer, Berlin, Weidmann, 1933) et les
rminiscences homriques aux vers 730, 735, 739, 764 et 767.
27 Il et t plus facile de jeter les yeux sur le soleil levant
que de contempler le rouge clat ( ) de ce manteau; car rouge en
tait le fond et tous ses bords,
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ros au rouge flamboyant. Se sont ensuite les Cyclopes au travail
et l'clat du foudre de Zeus ( ) qui brille dans l'vocation du vers
730-731 ' ,/ : ainsi que le feu des forges qui rsonnent des coups
de marteaux de fer en 733-4 , / , . Amphion, dplaant les rochers
thbains, offre aussi un reflet dor l'clat du soleil avec sa
phorminx d'or en I, 740 ' / . Cet clat solaire finit sa rflexion
sur le bouclier d'airain
... que tient Aphrodithe en I, 746 ' . Un premier seuil color,
dcoupant en unit chromatique un ensemble narratif mythologique est
ainsi marqu. Un autre seuil se dessine avec le vert de l'herbe drue
suggr par les pturages des boeufs convoits par les Tlboens (I, 747)
:
: . Couleurs et lumire sont de retour grce au manteau de Jason,
ce qui contraste singulirement avec l'ambiance chthonienne d'avant
le dbarquement des Argonautes. Le travail tout en constraste se
poursuit, au travers d'une autre lecture chromatique, symbolique
cette fois-ci, qui vient donner une valeur proleptique cette
ekphrasis. Le terme en effet dsignant la couleur rouge28 revient
frquemment au chant IIIcelui de la rencontre entre Mde et Jasonpour
souligner l'rotisme naissant29. Le retour de la lumire et des
couleurs, est aussi celui de l'amour dans l'espace lemnien,
marquant ainsi la fin de la maldiction et soulignant cette valeur
programmatique, par la place toute singulire, puisque mdiane, de
l'vocation de Cypris30. Aphrodite tient le bouclier d'Ars dans
lequel elle observe sa propre image en I, 742-746 ' / : / : '
/ ' 31: Ainsi se dessine la valeur catoptrique de cette scne: la
desse de l'amour se regarde dans le reflet d'un bouclier rond ' au
centre de la scne, tout comme cette image est place au centre de
l'ekphrasis lumineuse, elle-mme situe au centre de l'pisode
lemnien: ainsi l'ekphrasis condense le sens en son centre et le
fait rayonner dans tout l'espace insulaire dans une criture qui
sollicite la dimension picturale. Il faut ici noter que se dessine
une tension entre deux ordres : une dimension circulaire
(tabulaire) et circonscrite de ce centre de l'ekphrasis contenant
le sens du passage avec la dimension linaire des lments descriptifs
de l'ambiance paysagre du dbarquement.
Du manteau au paysage ou l'ekphrasis cratrice
Les lments paysagers sont aussi de retour32. La topique paysagre
grecque est bien reprsente : le pote dpeint tout d'abord l'antre
des Cyclopes, habitat troglodyte, figure topique de la grotte33.
Ensuite la rfrence la ville de Thbes, dont la construction ' (I,
736) appelle les rochers dplacs par Amphion et la montagne porte
par Zthos34. Enfin, aprs les prairies des valles et la mer, un
dernier paysage vient clore l'ekphrasis en I 752-758 : celui de la
plaine pique, espace guerrier par excellence35. Les topo paysagers
mobiliss ici, attestant d'une certaine circulation des pratiques,
viennent confirmer la dimension picturale de cette description36,
qui mobilise palette
de couleur pourpre , F.VIAN, op.cit.supra,p. 83-8428 Le problme
de la couleur dans l'Antiquit est aujourd'hui rvalu par la critique
et les dcouvertes archologiques, nous n'abordons pas ici la
question mais nous
l'avons fait ailleurs. La bibliographie actuelle est importante,
nous ne donnons ici que quelques indications des derniers ouvrages
en date : L.VILLARD (d.), Couleurs et vision dans l'Antiquit
classique, Publications des Universits de Rouen et le Havre, 2002;
A.ROUVERET, S.DUBEL et V.NAAS (dir.), Couleurs et matires dans
l'Antiquit. Textes, techniques et pratiques, tude de littrature
ancienne vol.17, ditions Rue d'Ulm, 2006; M.Carastro (dir.),
L'Antiquit en couleurs. Catgories, pratiques, reprsentations. Jrme
Millon diteur, Grenoble, 2009 et A. GRAND-CLMENT, La fabrique des
couleurs. Histoire du paysage sensible des Grecs anciens, Les
Belles Lettres, 2011.
29 B.H.FOWLER: The word red is thematic in the Argonautica; it
will take on several qualities and be part not only of the magic
but of the eroticism that pervades the poem. p. 17
30 Celle-ci n'est pas sans rappeler la fresque de Thtis dans
l'atelier d'Hphastos, conserve au muse national de Naples, voir la
reproduction en annexe la fin du prsent article. (FIG.2)
31 A la suite tait reprsente la desse de Cythre aux nattes
paisses, tenant l'agile bouclier d'Ars; de l'paule, l'attache de sa
tunique avait gliss sur le coude gauche et passait sous le sein; en
face d'elle, exactement reproduite, son image apparaissait visible
sur le bouclier de bronze. F.Vian, op.cit.supra,p. 84
32 Avant de les analyser, une prcision s'impose : la critique
thorique moderne estime qu'il nexiste pas, proprement parler, de
vocabulaire grec antique dsignant le paysage au sens o nous
l'entendons aujourd'hui, tout au plus parle-t-on de proto-paysage ,
ou de sensibilit paysagre naissante. Mais cette affirmation
thorique de la critique paysagre moderne a t fortement nuance par
A.ROUVERET, Pictos ediscere mundos. Perception et imaginaire du
paysage dans la peinture hellnistique et romaine , Ktema, 29, 2004,
pp.325-344 et par notre rflexion qui s'interroge sur la pertinence
de surinvestir thoriquement l'absence d'un hyperonyme dans la
dsignation d'une ralit concrte ou abstraite. Sur ce point, la
rflexion portant sur la dsignation du paysage rejoint le problme de
la dnomination des couleurs dans l'antiquit : la diversit du
vocable pour tenter de saisir l'objet peru et le restituer au plus
prs ne nous parat pas tre un argument suffisant pour conclure
l'inexistence de la chose, c'est mme le contraire : ici la diversit
des formes revtues par le paysage, l les nuances colores du rouge
ou l'intensit lumineuse, ou encore la profondeur de la mer.
33 Voir l'article de B.SIEBERT Imaginaire et images de la grotte
dans la Grce archaque et classique in Nature et paysage dans la
pense et l'environnement des civilisations antiques, actes du
colloque de Strasbourg 11-12 juin 1992 dit par G.SIEBERT, diffusion
de Boccard, 1996, p.47 57
34 Ce topos paysager, dans sa dimension mythologique s'inscrit
dans la veine picturale du sacro-idylliqueTerme forg par
M.ROSTOVTZEFF en 1911 pour dsigner un paysage idalis, de got
hellnistique, faisant intervenir des topia. Cf dfinitoon propose
par H. ERISTOV, Lexique des termes techniques , in Jeunesse de la
beaut (catalogue d'exposition), De antiqua pictura romana, Ars
Latina 1995, p.244.
35 Dont on peut voir une mise en image dans la clbre fresque de
la Bataille d'Alexandre contre Darius (FIG.3)36 Ainsi cette
ekphrasis, bien que forge selon la tradition homrique n'en est pas
moins construite sur la logique du modle artistique, plus prcisment
pictural cf.
G.ZANKER dans Modes of viewing in Hellenistic poetry and art,
The University of Wisconsin Press, Madison, 2004 et B.H.FOWLER, The
Hellenistic Aesthetic, Bristol
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chromatique et spatialisation. Si le paysage ne semblait pas
faire l'objet ni d'une description ni d'une ekphrasis en lieu et
place attendus, il a pourtant fait l'objet d'une substitution :
l'ekphrasis au sens de description des armes artistement ouvrages,
rfrence gnrique incontournable de l'pope, lui a donn corps et
lgitimit. Pourtant, ce dplacement et cette reconfiguration des
lments paysagers sur le manteau, rpondant la vacuit d'un paysage
insulaire chthonien, met galement en tension deux dynamiques
spatiales qui viennent complter le problme de la reprsentation du
paysage lemnien et rorienter le sens de l'ekphrasis, non plus
seulement description prcise d'un bel objet, mais scne vivante pose
sous le regard du lecteur, au travers de la rflexion spatiale et de
la forme du monde qu'elle se propose de reprsenter.
III-SPATIALISATION ET DYNAMIQUES CONCURRENTES : L' EKPHRASIS,
UNE IMAGE DU MONDE ?
La spatialisation du sol lemnien
L'criture de l'pisode de Lemnos soulve un dernier problme voqu
en filigrane dans cette tude : celui de la spatialisation. L'arrive
de Jason sur l'le cre une dynamique qui entre en conflit avec celle
de l'espace lemnien. L'le est en effet replie sur elle-mme, figure
de l'enfermement37: les mentions spatiales construisent un espace
clos sur lui-mme dont les limites sont matrialises par des zones de
passage, des seuils prsents dans toute l'escale. C'est ainsi que la
nature insulaire de Lemnos, ayant pour modle la reprsentation
archaque de l'image du bouclier rond, inscrit l'le dans un espace
circulaire et clos sur lui-mme38. Outre ce modle archaque encore
prgnant l'poque d'Apollonios39, d'autres indications spatiales font
de cette le un lieu concentrationnaire. Ces expressions spatiales
et le vocabulaire urbain voqus, mettent l'accent sur les seuils
c'est--dire les zones de passage qui dlimitent l'espace urbain et
renforcent le caractre secret et clos de la situation de ces
femmes. La spatialisation s'organise autour de deux mouvements
structurants : les verbes et adverbes de mouvement marquent tous
pour les Lemniennes un mouvement centrifuge40 tandis que pour Jason
et les Argonautes, les expressions spatiales soulignent un
mouvement centripte41.. Ainsi la ville et le palais tendent se
confondre42 comme centre dont la fixit sert de repre et reprsente
le lieu de l'enfermement. Il s'agit d'une composition tout en
contraste qui tend opposer deux lieux et deux dynamiques, celle des
Lemniennes recluses dans la fixit de la circularit insulaire et
celle des Argonautes en la personne de Jason dont la trajectoire
est linaire et dynamique. Il faut alors repartir du modle de
l'ekphrasis : il ne s'agit plus, comme dans l'pope homrique, de
dcrire un bouclier, mtaphore de la reprsentation archaque de
l'insularit dont la figure dominante est le cercle, mais de se
livrer la description d'un manteau qui, dans son tissage, porte
l'histoire qui se laisse apprhender comme un texte, de manire
linaire. Ainsi le travail sur la spatialisation du sol lemnien
apporte en plus de l'ekphrasis du manteau, un modle de lecture, un
sens donner au monde en l'abordant de la mme manire qu'un texte :
tout se passe donc comme si au sein mme d'un poncif pique se jouait
deux reprsentations du monde : l'une ronde porte par l'espace
insulaire et hrite du modle de reprsentation archaque et l'autre
plane, correspondant la nouvelle image du monde porte par la
dynamique linaire du hros et l'ekphrasis du manteauvtement qui se
tisse plat comme s'tale le priple sur la carte des Argonautes
devenue planisphre43. La confrontation de la spatialisation aux
donnes paysagres prsente donc l'intrt de permettre une relecture de
la forme mme de l'ekphrasis et de son systme de dmarcation
boulevers priode
Press, 1989. 37 Cette peur de l'enfermenent qui accompagne la
figuration insulaire est prsente galement lors de l'escale Cyzique:
L'espace de Mont des Ours est menaant pour
plusieurs raisons, mais plus particulirement cause du vritable
danger pour un Argonaute ''arpenteur'' des mers: l'enfermement.
L'pisode montagnard a lieu dans un espace ferm comme le prouve le
nom de Port-Clos [ils] poussrent dans le Port-Clos le navire depuis
son premier mouillage (I, 987). Il parat difficile de sortir de ce
''double havre'', de cette presqu'le dont les deux populations qui
se font face semblent vivre dans l'ignorance l'une de l'autre, et
ce, jusqu' la route mme qu'il faut emprunter pour sortir de leur
espace. in L-N ANDR, L'escale Cyzique... op.cit.
38 S.VILATTE, L'insularit dans la pense grecque, Centre de
Recherche d'Histoire Ancienne Annales littraires de Besanon 446,
diffus par les Belles Lettres, vol.106, Paris, 1991
39 Voir ce propos l'tude de S.Dubel qui analyse les matriaux et
les couleurs dans les ekphraseis hellnistiques : S.DUBEL, Aphrodite
se mirant au bouclier d'Ars : transpositions homriques et jeux de
matire dans l'pos hellnistique in A.ROUVERET et E.PRIOUX (dir.)
Mtamorphoses du regard ancien, Presses Universitaires de Paris
Ouest, 2010, p.13-28
40 Ces expressions sont concentres en I, 657sqq, 660, 670, 701
et 704); en effet la vue des Argonautes, les Lemniennes se ruent
vers le rivage, aprs tre sorties toutes ensemble , des portes de
Myrina comme il est dit : ' , /
/ Aussi lorsqu'elles virent Arg s'approcher de l'le force de
rames, sur le champ, toutes ensemble, elles sortirent des portes de
Myrina
41 aprs qu'il a pass les portes de la ville en compagnie de la
messagre Iphino en (I, 782) ' ... ainsi qu'en I,679 et 774 lorsque
Jason pntre dans le palais de la reine Hypsipyl en I, 786-7.
42 Dans les Argonautiques, la ville s'efface au profit de la
demeure royale , S.ROUGIER-BLANC Utilisation dramatique des espaces
chez Apollonios de Rhodes. Portes et zones de transition REG, 116,
2003, p.107
43 A ce propos on se reportera aux remarques de C.JACOB La
Prigse du monde habit de Denys le Prigte, Albin Michel, 1990 et
l'on trouvera une dernire mise au point sur la question de la
cartographie antique propose par C.JACOB lors de la sance du
sminaire du laboratoire junior de recherche CITRA de l'ENS de Lyon
que nous avons organise (rsum disponible en ligne :
http://citra.ens-lyon.fr/.) On se reportera galement l'article de
C.CUSSET Denys lecteur d'Apollonios de Rhodes: l'exemple des
fleuves REA, 106, 2004, p.203-215
http://citra.ens-lyon.fr/
-
hellnistique : la dimension tabulaire et la dimension linaire
n'tant pas vraiment des critres discriminants pour les anciens mais
plutt des indices de construction permettant de crer une dynamique
visuelle afin de mettre sous les yeux du lecteur de manire vivante
le passage trait. Nous nous trouvons ainsi la jonction entre
l'ekphrasis au sens moderne du terme et l'ekphrasis au sens des
thoriciens antiques44.
Spatialisation, thtralit et picturalit Lemnos
La spatialisation est donc ce qui permet d'informer le sensau
double sens de direction et de signification donner l'ekphrasis
picturale. Un dernier niveau d'analyse peut alors tre propos. Le
jeu de mouvements des personnages travers les zones de passage
semble curieusement rfrer une mcanique et une convention proche de
la logique thtrale45. Les propos des Lemniennes46 systmatisent les
mouvements d'entre et de sortie qui animent l'espace lemnien: il
s'agit d'envoyer, de faire sortir des portes de la ville, en un
mouvement centrifuge, les vivres pour les arrivants (I, 657-658)47
afin qu'ils les emportent sur leur navire (I, 658) et loin des murs
(I, 660). Puis, une fois accomplie cette rgle de l'hospitalit,
signe de civilisation pour les grecs, (I,675-676) il faudra
sdentariser, en un mouvement centripte, les trangers. Quel est donc
l'intert ici de donner lire par trois fois le mme mouvement
centrifuge puis centripte articul autour des seuils de l'espace
insulaire et urbain ? Ce qui est frappant dans ces rptitions, c'est
l'effet de systmatisation qu'elles crent ainsi que l'ide d'une
mcanique : ces mouvements, tout sauf naturels, semblent relever
d'une convention thtrale. Ainsi Jason et les Lemniennes se
dplaceraient la manire de personnages de thtre, entrant et sortant
par les zones de passages codifis, les diffrentes portes de la
ville, reprsentes par les deux parodo.48. Il y a donc une
instrumentalisation de la dynamique et des seuils des fins
narratives et esthtiques49. Ainsi, aprs avoir dmontr l'importance
de la dynamique et de la spatialisation dans la lecture picturale
de cet extrait, pouvons nous poser comme dernire hypothse de
lecture, le modle pictural paysager propre au genre thtral, savoir
celui des katablemata et des pinakes. Ces lments, dans l'histoire
de l'volution de l'espace thtral50, parachvent le travail de
l'illusion. L'utilisation de ces toiles peintes ou vritables
tableaux51 que l'on disposait en avant des coulisses fut
institutionnalise la priode hellnistique, au moment o Apollonios
compose ses Argonautiques. Bien qu'en ce domaine nous ne disposions
d'aucun document archologique l'heure actuelle, les textes qui nous
sont parvenus52attestent bien de l'exitence de ces dcors ainsi que
de celle d'un trait technique53 qui leur tait consacr54. Ces toiles
relvent du genre de la sciagraphie55, premire forme de peinture de
paysage, comme A.Rouveret l'affirme : le dveloppement de la
scnographie apparat ainsi comme une matrise progressive des lois de
l'apparence56 qui passe essentiellement par la technique du dgrad
des couleurs57. Or, l'ekphrasis, en tant que peinture du manteau de
Jason, dcline prcisment des dgrads de couleurs solaires. Il
semblerait donc que cette dernire, substitut du paysage lemnien,
mobilise un procd analogue celui de la peinture en trompe-l'oeil
dont l'origine remonte l'organisation spatiale du thtre, genre
convoqu en filigrane dans l'criture de cet
44 Pour une relecture de la question de la description des lieux
selon la dfinition de l'ekphrasis antique, voir J.H.KOELB, The
Poetics of Description, Imagined Places un European Literature,
Palgrave Macmillan, 2006.
45 Ou bien de celle de personnages enferms dans un espace dont
ils ne savent pas (encore) sortir, comme le labyrinthe.46 Que se
soit la reine, la doyenne ou la messagre, toutes dans leur expos
proposent la mme dynamique47 " , ' / , ' , 48 Notons cet gard
qu'aprs les conventions spatiales fixes aux environs du Ve sicle
dans le thtre d'Athnes, l'entre par la droite oriente vers le Pire
et l'Agora
reprsente alors le port et la place publique dans l'espace
fictif de la scne de thtre, ce qui correspond tout fait notre cas.
49 Comme le suggre S.ROUGIER-BLANC op.cit.p.101 et 104 lorsqu'elle
tudie l'utilisation dramatique des seuils et zones de passages chez
Apollonios de Rhodes :
Cet espace [...] est bien utilis des fins dramatiques pour
enrichir la porte du rcit [] et non comme simple cadre de l'action.
[]. Il [Apollonios] donne cet espace un relief qu'il n'avait pas
chez Homre, reprenant sur un autre registre l'utilisation
dramatique, c'est--dire pour souligner les tapes marquantes du
drame, des espaces domestiques.
50 La skn participe de l'volution de l'espace thtral au point de
modifier l'espace de la fiction et les conditions de la
reprsentation; voir ce propos A.LEBEAU De part et d'autre de la skn
REG 116, Les Belles Lettres, 2003 p.303-318
51 ces derniers venaient encore s'ajouter des periaktoi, des
praticables en forme de pyramide qui pouvaient pivoter afin
d'indiquer un changement de dcor.52 Aristote parle en effet d'une
peinture de thtre, une sknographia en 1449a18 de sa Potique53 Voir
le livre V De architectura de Vitruve qui nous renseigne sur les
types de dcors adapts au genre thtral: tragique, comique ou
satyrique tandis que son livre
VII nous confirme l'existence non seulement de la pratique des
pinakes et des katablemata, mais encore celle d'un trait thorique
leur sujet: Car le premier Agatharchos, Athnes, l'poque o Eschyle
faisait connatre la tragdie, fit un dcor et laissa un trait ce
sujet.
54 Il faut galement se reporter au texte de Pline l'Ancien sur
la question, livre XXXV de ses Histoires Naturelles.55 La
sciagraphie, driv du nom skia (et non skios comme l'indique tort
M.BARIDON dans Naissance et renaissance du paysage, Actes Sud,
Arles, 2006, p.77, trs
bon ouvrage par ailleurs) impliquait une reprsentation du rel
l'identique, avec une recherche de la profondeur de l'espace dans
une tentative de perspective, en mobilisant ombres et couleurs.
C'est donc une peinture en trompe-l'oeil comme A.ROUVERET (Histoire
et imaginaire de la peinture romaine, EFR, Rome, 1989, p. 57)
propose de le traduire : skiagraphie se trouve ainsi mise en
rapport explicite avec deux types de reprsentations : les fausses
architectures et les paysages. [] L'orientation vers les dcors de
thtre est compatible avec tous les caractres constitufis de la
skiagraphia prcdemment numrs. Le thtre est un endroit o il est
ncessaire d'voquer la nature entire, o le spectateur est forcment
loign de la peinture et o il existe un point de vue privilgi. Je
proposerai donc de traduire skiagrafia par dcor en trope l'oeil ,
trompe l'oeil sans aller cependant jusqu' la traduction par dcor en
perspective , perspective .
56 A.ROUVERET (et alii), La Peinture romaine, Actes Sud, 2003,
2006, p.25 : au dpart le scnographe joue sur la combinaison d'un
support rel en relief avec une peinture qui habille l'armature
construite et renforce l'effet illusionniste; l'tape finale, on
arrive la reprsentation sur une surface plane en trompe-l'oeil dont
les fresques romaines du deuxime style nous suggrent l'aspect.
57 La scnographie de la villa de Poppe, oecus 15 Oplontis, II e
style (perspective), en est un bel exemple.
-
pisode. Ainsi, spatialisation, picturalit et thtralit viennent
complter et modliser la dimension descriptive engage par
l'ekphrasis : si cette dernire recentrait, condensait et faisait
rayonner le sens de ce passage, en retour, les lments de
spatialisation et de topicit convoquant les logiques picturales et
thtrales viennent prolonger la dimension visuelle et dynamique de
l'ekphrasis faisant de cette dernire tout la fois une description
d'objet artiste et une scne dynamique aux yeux du lecteur.
Une conclusion s'impose : il faut remarquer tout d'abord que la
diversit des rfrences gnriques, littraires et artistiques sont
convoques par Apollonios dans l'criture de son pope alexandrine
propose une reconfiguration de l'ekphrasis telle qu'elle
apparaissait dans les textes piques archaques. Le dialogue gnrique
instaur avec Homre, bien que trs prsent et singulier n'est pas pour
autant le seul nourrir la rflexion esthtique du pote : les aspects
thtraux 58, montrent que la figuration par l'criture pique du
paysage antique convoquait des ralits transgnriques et
transcatgoriques. Partis d'une le inodore, incolore et a-topique,
nous avons pu apprcier toute la subtilit l'oeuvre dans le jeu de
mise en espace du sol lemnien dans une utilisation dramatique et
thtrale sous le pas civilisateur59 de Jason. La stratgie
substitutive autour de la prsence-absence du paysage insulaire
investit l'ekphrasis, outre sa fonction descriptive d'oeuvre
artistement ouvrag, d'une fonction cratrice : faisant renatre
couleurs, lumire et paysage derrire une rhtorique homrique60 mais
selon une facture artistique alexandrine, elle met sous les yeux du
lecteur le paysage lemnien qui tait jusqu'alors entnbr. Confrontant
deux modles de spatialisation, linaire et circulaire, l'escale en
pays lemnien propose une rflexion sur les modalits de reprsentation
de l'oikoumne, entre hritage archaque et nouveaut hellnistique. Le
paysage, objet a priori illgitime dans l'espace de l'pope mythique
et fondatrice, convoque cependant des formes lgitimantes qu'il
dtourne et reconfigure sa guise. C'est pour nous la preuve que la
gense des formes ( artialiss61 ) du paysage trouve sa source dans
une polyphonie des rfrences littraires et une polymorphie plastique
qui lui confre bien plus qu'un statut de proto-paysage (A.BERQUE62)
.
Figure 1, La mosaque de Palestrina, image partielle
58 De rcents travaux ont mis en relief le rle du thtre dans les
Argonautiques , nous renvoyons le lecteur l'article de C.CUSSET
Apollonios de Rhodes, lecteur de la tragdie classique in Lectures
antiques de la tragdie grecque, ed. A.BILLAULT et C.MAUDUIT,
Paris-Lyon, 2001, pp.61-76 pour ce qui est de la littrature et
l'article d'A.ROUVERET, Vitruve et les faux-semblants dans A.
Pontrandolfo (d.), La pittura parietale in Macedonia e Magna
Grecia, Actes du colloque en lhonneur de Mario Napoli,
Salerne-Paestum, 21-23 novembre 1996, p. 105-106, Salerne, 2002,
pour ce qui est de l'histoire de l'art.
59 Et topote pourrions-nous ajouter ici. Il s'agit d'un adjectif
driv du nologisme topotique que l'on doit M.FERNIOT, MCF en
esthtique l'Universit Toulouse II-Le Mirail et spcialiste de la
question du paysage.
60 Voir ce propos le colloque Homre rhtorique. Etudes de
rception antique (1): Lectures et commentaires rhtoriques d'Homre
par les Anciens Du 27 mai 2010 au 28 mai 2010, Universit Blaise
Pascal, Clermont-Ferrand, actes paratre.
61 Cet adjectif est tir du nologismedsormais accept par les
spcialistes du paysaged'A.ROGER dont la thse Nus et Paysages,
Aubier, a pos les fondements thoriques.
62 A.BERQUE, Les raisons du paysage, d. Hazan, 1995, p.39
-
Figure 2, Thtis dans l'atelier d'Hphastos
Figure 3, Alexandre contre Darius, image partielle
