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L’AVENTURE DU PÈRE PEDRO · des habits, un toit, un endroit pour dormir, tu es plus riche que soixante-quinze pour cent des habitants du monde… Si tu as de

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L’AVENTUREDUPÈREPEDRO

PIERRELUNEL

L’AVENTUREDUPÈREPEDRO

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«recruteurs».Ceuxquis’intéressentàcesimmigréspourleursbraset leur ardeurau travail.Alojz seravite embauchécommemaçon.Lapremièredemeurede lapetite famille sera legaragegentimentoffertparlepatron.Oncontinuecertesàydormirparterre. Mais Alojz et Marija sont follement heureux avec leurfillette.Bientôt,avec lepremierargentgagnésur leschantiers,Alojz trouve une bicoque au quartier de San Martin dans labanlieueouvrièredeBuenosAires.Oh,c’estloind’êtreleluxe!… Bientôt Alojz en améliorera l’ordinaire et les premièresdépensesserontpourunmatelasetunréchaudàgaz.Cependantun deuxième enfant va bientôt naître et il faut songer às’agrandir. Alojz profite alors de l’arrivée de quatre famillesslovènes pour louer, ensemble, une maison de cinq chambres.Voilà donc qu’arrivent dans ce nouveau « palais », avec unecarriolepourcarrosse,Alojzetlessiens,avecarmesetbagages.Ils sont accueillis sur le pas de la porte par la femme dupropriétaire,uneharpiequihurleàs’étrangler:«Qu’est-cequec’est que cesmisérables ?Ça, dansmamaison ? Jamais de lavie. Ouste, fichez-moi le camp ! » Tous, hélas, ne sont pasaccueillantsencebasmonde…

1.PèrePedro,Combattantdel’espérance,J.C.Lattès,2005,p.115.

L

LEREGARDQUI«SOLEILLE»DEL’INTÉRIEUR

ors d’un demes précédents voyages àMadagascar, plusdecinquante foissur la route,desgroupesdemilitaires,

depoliciersavaientarrêtéletaxi-brousselouéetcherchaientdescomplicationsauchauffeurapeuré.Ilsréclamaientlespapiersdelavoiture,dans lesquels,discrètement, lechauffeuravaitglisséun billet de 25 000 francsmalgaches, lequel disparaissait toutaussidiscrètement.Parfoisjesentaislacolèremonter…Maislechauffeur m’avait calmé : « Mes pneus sont lisses, monéchappement trop bruyant et polluant, ma vieille camionnettebâchéen’estpasdestinéeàvéhiculerdesvoyageurs…»

Maiscetteannée-là,àmongrandétonnement,pasunefois,jen’avaisétérackettépardespoliciersoudesmilitaires…Oui,quelquechosesemblaitchangéàMadagascar…Jemesouvenaisde la parole de Chateaubriand : « Essaie de persuader lemiséreuxque,lorsqu’ilseradevenucommetoi,ilsaurabienliremais ne croira plus. Il lui faudra quandmême se soumettre àtouteslesprivations,tandisquetupossèdesmillefoisplusquelui…Endernièreressource,iltefaudraletuer»Maisnon,jenevoulais changer personne, tout au plus améliorer un peucertaines conditions de vie tellement insupportables… Faireprendreconscienceàcertainsquenosnormeseuropéennessontlacondamnationàmortdemillionsdegens.Siseulementtoutesles machines-outils de nos industries, rejetées et déclassées àcause de ces « normes », pouvaient être recyclées là-bas, ceseraientdesmillionsdevieshumaines sauvées.Quede crimesd’omissionsecommettaientautourdenous…

Je me souvins alors de cette histoire qui se racontait enIsraël:Isaacarriveàlaportedesmortsetl’archangeMichaëlypèse les âmes… Terrorisé, il voit tout le mal qu’il a fait, sesmensonges,sesvols,sesgourmandises…Maistoutcelanepèsepassilourd.L’archangeajoute,surleplateaudelabalance,toutle bien qu’il n’a pas fait…Alors le plateau dumal s’écroulesous le poids, car cela pèse bien plus lourd… Et voilà qu’enfouillantaufonddel’âmed’Isaac,ildécouvreunepetitelarmeversée sur la misère des hommes. Michaël la met sur l’autreplateau… Et voilà que ce petit bout de larme de « mauvaiseconscience » emporte le plateau vers le bas, parce que cettelarmeétaitd’amouretqu’elleavaitlepoidsdel’Amour.

Alorsjesongeai:«Situn’éprouvespasaujourd’huilapeurd’unaviondeguerre,lasolitudedel’emprisonnement,l’agoniede la torture, lescrampesde la faim, tuasplusdechancequecinq cent millions d’habitants du monde… Si tu peux allerpratiquer ton culte sans peur de recevoir des menaces, d’êtrearrêté, torturé ou tué, tu as plus de chance que troismilliardsd’habitantsdumonde…Situasdelanourrituredanstonfrigo,deshabits,untoit,unendroitpourdormir,tuesplusrichequesoixante-quinzepourcentdeshabitantsdumonde…Situasdel’argentàlabanque,danstonportefeuilleoudansuneboite,tufaispartiedeshuitpourcentdesprivilégiésdumonde…Si tupeux lire le journal, tu ne fais pas partie des deux milliardsd’humainsillettrés»

SoudainjepensaiaupèrePedro.Depuisdesannées,j’auraisvoulu me battre pour l’aider, le faire connaître, lui apportersoutienetamitié…

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J’

RIENNERÉSISTEÀL’EAUQUIFINITPARUSERLEROCHER

étais ce jour-là avec Pedro dans l’un de ses villagesd’Akamasoa, la cité de la joie. Après la messe, me voyantfatigué, il m’avait dit : « Va te reposer… Moi, je vais merecueillir un peu et après, jouer au foot » Les derniers motsavaientétéprononcésassortisd’ungrandrire.Cesportquiavaittoujoursété,pour lui,decouriraprèsduventet taperdansunballon pour rien, était brusquement devenu une expression del’artlorsquel’énergiefolled’unhommelepousseàsedépasser,àdribbler,jouerdelatêteetviserlalucarnedubut.Pedroavaitdû tombersurunballonàsanaissancecommeAstérixdans lapotionmagique.C’étaitunepartiedelui-même.Iln’étaitpasnéenArgentinepour rien, luiqui, adolescent, voulait êtreprêtre-footballeur… Mais quelle Église aurait accepté pareillevocation ? Eh bien, voilà que le dépotoir et les dizaines demilliersdepauvresquiy«grenouillaient»,luiavaientoffertderéaliser son vœu le plus cher !Avec eux, il avait construit unterrainolympique.Àlamaind’abord,aidésd’enginsensuite,ilsavaient déplacé des centaines de milliers de tonnes de terre,construit des gradins.Mais oui, des gradins ; comme dans unvraistade…

Le champion était dans l’arène. Il visait le but pour sedétendre, avant d’aller poursuivre un autrematch à gagner, unautrebut àmarquer.Unautrebut, lebutde savie : combattrel’injustice et la misère. Pendant que Pedro, avec calme, aveccolère, dribblait vers son but,moi j’en étais encore, dansmesnuits d’insomnie, à découvrir, là-bas, à Madagascar la

désespérance que semaient la mondialisation, l’Europe, lamonnaie unique, ces rouleaux compresseurs, ces fourscrématoiresdespetitsetdespauvres.Jeprissoudainconscienceque dans l’œil, ce qui voit la lumière, c’est la pupille. Lachambrenoiredelaphotographiedumonde.OnditenIndequel’obscurité est mère de la lumière. Sri Aurobindo ne l’avait-ilpasditetécrit?Doncjenedevaispasavoirpeurdelamisèredelà-bas. Causée par l’injustice d’ici. De la misère de là-bas ;comme de celle de partout. Ces genres-là d’obscurité devaientavoir leur utilité, puisqu’elles pouvaient devenir mères de mamiséricordeetdemacompassion.

Soudainjecomprisqu’ilmefallaitmebattre.Mebattrepourne pas laisser lemal devenir enmon esprit une normalité.Onconnait lediscours :«Lamisèredumonde,onn’ypeut rien ;elle a toujours existé…Elle fait partie de l’évolution. »Queldrôlederaisonnement!C’estaveccesmots,lafausseévidencedecesmots,quelesenfantsbattusdeviennentunjouràleurtourbourreaux des leurs.Aussima bonne conscience corrigeat-elleaussitôt : « La misère, on y peut tout » Un point, c’est tout.J’avaisvulerésultatdutravailetdel’amourd’unseulhomme.Ilavaitéveillél’amourdesautresqui,àleurtour,enprenaientencharged’autres.LacontagiondecetAmourdevaitm’atteindre,moiaussi.Iln’yavaitaucuneraisonànepasbénéficierdecettecontagion;jen’étaispasplusmauvaisqu’unautre.Quediable!

Oh ! bien sûr, les occasions d’indignation et de révolteétaient nombreuses. Même ici, dans la cité de la fraternité.Commeparexemple lesdixmille francsmalgachesexigésà ladouane par kilo de vieux vêtements envoyés là-bas. Il mesemblaitmêmequ’augouvernement,ici,àMadagascar,personnenecherchaitsérieusementàaiderlespauvres,àlessortirdeleurmisère.Jesavaistrèsbienquedanslesdixcommandementsdela mondialisation, aider des bouches inutiles à continuer de

vivre était une aberration… « C’est desservir l’humanité quede » Mais où donc était dans ces raisonnements étranges larésonancede laphrasede l’Évangile?Celle-làmêmequiavaitunjourdéterminélavocationdePedro:«Toutcequetunefaispasaupluspetitd’entrelesmiens,c’estàMoiquetunelefaispas»

Que voulez-vous, les gouvernants avaient honte de leurspauvres.Icicommeailleurs.L’annéeprécédente,endéposantmademande de visa à l’ambassade deMadagascar à Paris, j’avaiscommis l’erreur d’inscrire comme but du voyage :«humanitaire».Unemployéavaitdevantmoi,rageusementbiffélemot.«Nousn’avonspasbesoindecela cheznous !»Et ilavait écrit à la place « Voyage touristique ».Merci, monsieurl’employé d’ambassade ! Cette année par contre, sans mêmeavoir rien demandé au consulat, on avait inscrit « buthumanitaire».Cefutpeut-êtregrâceàcelaquejefiscettefoisle plus beau voyage dema vie. Je vis là-bas, chez Pedro, despauvres rayonnants malgré leur misère, des fleurs ouvertes ausoleil, des jeunes amoureux sur un dépotoir. Cela m’avaitempêchéd’avoirhontedevantlesplusbeaux«4x4»dumonderoulantavecarrogancedanslesruesdeTanalapouilleuse…Les« 4x4 » de l’humanitaire flamboyant… La fausse bonneconscience des riches… Oui, décidément, l’exploitation despauvres était sans limites. Même parmi ceux qui faisaientprofession de les aider ! Remarquez… à voir la tête deschauffeurs qui occupaient ces véhicules rutilants, ils nedonnaientpasl’impressiond’êtreheureux.Pourtant,ceux-làneseraient jamaismisenprisonpourvoldepoulesoudettes.Cegenredecrime,onlesaitbien,estl’apanagedesexploités.

Que voulez-vous, c’est ainsi… L’amour ne s’exerçait passeulementenparolesouengestes.Ilexistaitdeslieuxoùilserespirait.Commeunparfum.Deslieuxoùl’oncroiraitquel’air

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S

DANSLESPASDESAINTVINCENTDEPAUL

ixannéesdeséminaireviennentdes’acheverpourPedro.Il a dix-sept ans et demi. S’ouvrent désormais pour lui

deuxannéessupplémentairesdenoviciatàSanMigueldans labanlieue de Buenos Aires. Il se sent apaisé. Serein. Plus quejamais, il ressent au plus profond de lui-même le lumineuxtravaildelavocation.Dieul’habitedeplusenplus.Iléprouvecommeuneforcenouvellequandils’adresseàLuiparlaprièreet qu’il se laisse envahir par son amour. Il lit et relit lesÉcritures;ils’enimprègne.Certainspassagesluivontdroitaucœur, comme celui-ci, dans l’Évangile de Marc : « “Siquelqu’un veut me suivre, qu’il renonce à lui-même. Qu’ilprennesacroixetqu’ilm’accompagne”(Marc,8,34),ouencorecelui-ci:“Silasemencenemeurtpas,ellenepeutpasproduiredefruits”(saintMathieu).EntreDieuetmoi,ilyeutalorsuneespèce d’amitié solide et confiante. Je suis ressorti de cettepériode avec la certitude que la “pédagogie” de Jésus étaitunique,carellemefaisaitvoirunmondeinvisible,unmondedegrâceextraordinaire,unmondeaccessibleseulementàceluiquialecœurdupauvre.»

Cependant il est encore un monde entre l’émotionsouterrainequicroîtdansl’âmedePedroetlesoinexclusifdespauvres…Lepauvreestencoreenesprit.Ilresteencorevirtuel.Encemoment,ilcontinuedeselaisserséduireparlesviesdessaints et en particulier par celle de saint Vincent de Paul. Lageste héroïque du saint du Grand Siècle l’émeut jusqu’autréfonds de l’âme. Bientôt il connaîtra tout de Monsieur

Vincent, de son rapport avec lesmisérables et lesgalériensdutemps de la Fronde. Époque terrible où la famine et la pestesévissent et ravagent villes et campagnes.Vincent a trente ansquandils’avisequelaplusaffreusedesmisèresinjurieDieu.Ilsemet alors à créer une foule d’institutionspour recueillir lesenfantstrouvés,secourirlesmaladesettouslesmalheureux.LecharismedusaintbouleversePedro. Ilest fascinépar le travaildelagrâcequipermetàVincentdeconvertiràsonœuvrelacouretlesgrands.CediscipleabsoludeJésusestaussileprécepteurdelareineMargot,l’amid’HenriIVetdeFrançoisdeSales,leconfesseurdesderniersinstantsdeLouisXIIImourant,l’amideMazarinetdeLouisedeMarillac.Maisplus encore, cequi lesubjugue en Vincent de Paul, c’est la discipline à laquelle ils’astreint:touslesmatins,levéàquatreheures,dansl’adorationdu Très-Haut, à genoux une heure durant sur le sol nu de sachapelle.Unrythmequ’ilconservejusqu’àsamort,contreventset marées et malgré l’épuisement des journées toutes entièresconsacrées aux plus pauvres des pauvres… oui, la vie etl’exemple deMonsieur Vincent ont fini de convaincre Pedro,s’il le fallait encore, qu’il n’est de salut que par l’amour, àl’imitation de Jésus-Christ. Pedro a dix-huit ans. Il n’y adésormaispluslemoindredoutedanssonâme…«J’aicomprisl’urgence de la mise en pratique de la philosophie de saintVincentdePaul:puisqu’onn’aqu’uneseulevie,onnedoitpasd’abord chercher la vérité, pour ensuite la mettre en pratique.C’esticietmaintenantquelesdeuxprennentcorps.»(Ibid.,p.155.)Uneautreparoletravailleenlui,celledeFrédéricOzanam,lui aussi disciple de saint Vincent de Paul : « La questionaujourd’hui, c’est de savoir qui l’emportera de l’espritd’égoïsmeetdel’espritdesacrifice,silasociéténeseraqu’unegrandeexploitationauprofitdesplusfortsouuneconsécrationde chacun pour le bien de tous, pour la protection des

faibles»…Ozanamouvrealorslesyeuxsurladétresseouvrièredelapremièrerévolutionindustrielle…

Pedro, lui, a dix-huit ans et ne connait pas encore grand-chosedelavie.

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A

L’EUROPEDUPÈLERINAGE

insipréparé,beaucoupparlapenséeetdéjàparl’action,lejeunehommePedrosesentprêtàlarguerlesamarres.

Ilveutdécouvrirlevastemonde.Ilenestcommeaffamé.Onesten 1968, année des plus grands chamboulements dans lajeunessede la terre. Il doit aussi choisir l’universitéoù il doitparfairesesétudesdephilosophieetdethéologie.Cen’estpassi simple que cela, n’est-ce pas, de devenir prêtre…L’université?PourquoipasenEurope?Celle-cin’est-ellepasla terre de ses pères ? la terre de l’espérance ? la terre de laliberté?Encetteannée1968, tous les regardsconvergentversl’Europe qui semble retrouver une nouvelle jeunesse. EnArgentine, d’ailleurs, ne se sent-on pas profondémenteuropéen?L’Argentinen’avait-ellepasétélanouvellefrontièrepour les Européens migrants ? Il s’agit donc d’un retour auxsources.EtpuiscetteEuropede l’Ouestn’estellepas leglacisqui protège le monde du mal absolu, le communisme ? Il setrouveuneautreraisonàlasoif«européenne»dePedro:c’estlanostalgiedesaSlovénienatale,laterred’Anton,celled’AlojzetdeMarija…Quelenfantimmigrén’est-ilpaspris,unjouroul’autre,parledésirdeconnaîtresesracines?Or,Pedroaencorede la famille là-bas. Ce sera donc l’occasion de la rencontrer,d’apporter desnouvelles des exilés…L’occasiond’unegrandejoie.

Pedroembarquele20août1968.Datevilaine:c’estcelledel’invasiondescharsrussesenTchécoslovaquie.Qu’importe!Onest insouciant à vingt ans et on n’a peur de rien.ParticulièrementPedro!Detoutefaçon,l’Europe,illesent,ne

sera qu’un passage. Il sait par les lazaristes d’Escobar qued’autreslazaristes,leursfrères,déploienttoutleuramouretleursavoir-faireàMadagascar.Pourlapremièrefoiscenométrangeestvenuàseslèvres…Illeprononcecommelapromessed’uneaube nouvelle. Il ne sait pas vraiment où cela se trouve,Madagascar…Mais il en ressent l’attraction irrésistible. Peut-êtredéjà laGrandeÎle fait-elle l’objetdesondialogue, intime,avecDieu?

Pedro embarque donc sur le paquebot l’Augustus, enpartancepourl’Europe.Familleetamissontlà,biensûretilvade soi que l’on pleure… On ne serait pas argentin sans leslarmescommesanslerire.Pedroaussipleure.Quitterlessiensluiestdouloureux.Notrejeunehommes’envaavecl’undesesplusfidèlesamis,Rado.UnSlovènecommelui.SiPedroréussitàs’arracheràsaterrenatale,probablementledoit-ilàl’ancrage,aucreuxdelui-même,del’espritdemission…Riennesauraitrésister à la vocation.Elle est plus forte que les liens les plusintimes.Quelesliensdusang.

Dix jours de traversée plus tard, voici Pedro et Rado àLisbonne.Lepremierà leur tendre lamainest…unmendiant.«Nousquiimaginionsunvasteespacedepartage,l’abondance,la prospérité pour tous, l’Éden…voilà que l’Europe faisait lamanche!Iln’enfallutpaspluspouraccroîtrelamotivationquim’avait fait venirde si loin. »1Lepiedposé sur la terre de lavieilleEurope,Pedron’aqu’unehâte:cellederevoirsafamilleslovène.C’estundevoirvis-à-visdessiens,mêlédelacuriositénaturelledesdéracinéspour leurmèrepatrie.Dansunpremiertemps,Pedrones’intéressepasàlavieréelledeceuxquiviventlà, derrière le Rideau de fer. Il s’abandonne au bonheur desretrouvailles. Tout ce que ses parents lui ont décrit estmaintenant là, devant ses yeux ébahis. Il vibre de bonheur. La

Slovénie est bien celle qui revivait à travers les contesémerveillés de Luis et de Maria à la veillée. Des montagnesmagnifiques, des torrents bondissants, des verts pâturages…Commeelleestloin,lapampaquiavaitétéleseuldécordesonenfance!…Cesontpartoutdepetitesfermettesfleuries,unevievillageoise dont le communisme n’est pas parvenu à tuer lestraditions… Il est merveilleux, le décor de cette « petiteSuisse»,ainsiqu’onqualifiesouventcetteterreaucarrefourdel’Italie, de l’Autriche et desBalkans, etPedro se sent le cœuremplidebéatitude.Ilatantettantentendusesparentsluiconterlacultureetl’âmeslovènequ’iln’éprouveaucunedifficultéàsesentirchez lui.Decepays, ilparle la langue.Sescoutumesetsonhistoireluisontfamilières.Bientôtildécouvresafamilleouplutôt lepeuquienreste.EnbonArgentinqu’ilestdevenu, ilembrasse tout le monde avec effusion. Sa chaleur et sonenthousiasme doivent paraître bien étranges à ces paysansréservésquesontsescousins.Quandilsetrouveenfinnezànezavec son grand-pèreAnton, il se retient de ne pas pleurer. Lehéros de son enfance se tient là, bien droit devant lui,malgrél’âge,malgrél’horreurdescamps.Quelbonheurindicible!Desjours durant, Pedro ne se lasse pas d’entendre le vieil hommeégrener ses souvenirs.Surtoutquandcelui-ci semet à évoquerl’enfance de sa fille Marija. Jamais sa mère, qui est assezsecrète, ne lui avait raconté son propre chemin avec autant dedétails.C’estalorsquePedrocomprendd’oùsamèretirecettedouceuretcetteabnégationquienfont lameilleuredesmères.Quand, enfin, avec grand-pèreAnton, il semet à prier, il saitd’où viennent le sens du sacré et la spiritualité qui font lecharmedessiens.Ilsaitmaintenantd’oùvientsafoi…*

En revanche à Ljubljana, la capitale, il déchante. Quand,avecRadoquil’accompagnetoujourscommeunvieuxfrère,ilsvontdanslaruesemêlerauxgens,ilnepeuvents’empêcherde

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Ainsi ce jour-là, le cardinal Incoli est venu demander àMonsieurVincent,aunomdupape,des«missionnaires»pourMadagascar. Monsieur Vincent est prêt. Il n’hésite pas. Et ilchoisit aussitôt, parmi les meilleurs, les pères Gondrée etNacquart. Pourquoi lesmeilleurs ? Parce que ces deux-là ont,chevillé à l’âme, « l’esprit de pauvreté, la sollicitude, ladiscrétion, la pureté et un grand désir de se dépenser pourDieu»ainsiqueleréclamelesaint.Munidecesseulesarmes,ilspartentbientôt,avec,pour toutviatique,uneboursedecentpièces d’or. Après un mois d’attente à La Rochelle qu’ilsmettentàprofitpours’occuperdesmaladesdansleshôpitaux…(MonsieurVincentn’a-t-ilpasproclamé:Leservicedespauvresn’attendpas?), ilss’embarquentenfinle21mai1648, jourdel’Ascension.Levoyageestlong(plusieursmois),lesconditionsàbordsontépouvantables.Ladysenterieetlescorbutrègnentenmaîtres.Enfin,lesvoilà,aprèssixmoisdemer,parvenusàFort-DauphinausuddelaGrandeÎle.Là,onselogedansunecasemisérable…Lesdeuxpèressongent-ilsauxparolesdeMonsieurVincent:«Ilfauts’incommoderpouraccommoderlesautres»?C’est alors que commence leur apostolat…D’abord, ce qu’ilsprennentpourunsignerassurant,lehasardlesmetenprésenced’AndréRamaka,lejeuneprincedevenuchrétien.Cedernierlesaccueille avec chaleur et dessine sur leur front le signe de lacroix. N’est-ce pas là le signe que l’île est mûre pour laconversion ? Nos deux bons pères étudient le malgache,s’occupentdesenfants,écriventpoureuxlepremiercatéchismedel’île,ilssoignentaussilesmalades,sousleregardcourroucédes«ombiasa»,lesmédecins-guérisseurs.Maisattention,ainsique l’a recommandéMonsieurVincent, il s’agitd’êtreprudentetdenepaschercheràconvertiràtoutva.Ainsisecontentet-onde baptiser les tout-petits. Le jour de l’Épiphanie 1649, lepremier baptisé malgache sera un enfant qui sera prénommé

Pierre«Lapremièrepierredel’édificespirituelàbâtir»selonMonsieurVincentquientretientunecorrespondancepassionnéeetpassionnanteavecnosdeuxmissionnaires…

Maisilnes’agitpasd’allertropviteenbesogne.Surtoutilconvient de ne pas juger. Les coutumes et les mœurs desMalgachessontdifférentes.Qu’importe!Ilfautlesrespecter,lescomprendre,lespénétrerets’enlaisserpénétrerpourensaisirlabeauté.Car toute création deDieu est belle et bonne.Le seullangage possible avec les Malgaches est celui de l’amour.Gondrée et Nacquart n’éprouvent aucun effort à trouver lesindigènesdouxetnonviolentssurtoutquandils lescomparentauxEuropéensdelacompagniequiseconduisentavecviolence,mépris et rapacité. Peu à peu, les deux pères sont devenusmalgachesparmilesMalgaches…Sansdouteont-ilsoubliélesrigueurs du climat de l’île, les maladies. Après six mois detravail acharné, Gondrée rend sa belle âme à Dieu, à l’âge devingtneuf ans tout juste ! Nacquart, un moment désemparédevantledépartdesoncompagnon,voudraitregagnerlaFrance.Iln’enaurapasletemps.Sesfrèresmalgachesl’ontsuppliéderester.Illeurobéit.Ilmeurtàsontourunanplustard.

MonsieurVincent à Paris n’a plus aucune nouvelle de sesfils. Inquiet, il leur dépêche du renfort. Il s’agit cette fois despèresBourdaiseetMounier.Las!Uneterribletempêtedispersela flotte. Bourdaise accoste tant bien que mal. Il n’a aucunenouvelledeMounierquiaprobablementpéridanslenaufrage.Les habitants se sont enfuis dans lesmontagnes et la côte estdéserte. Bourdaise relève le défi et s’enfonce dans lesmontagnes. Bientôt il apprend que Nacquart est mort depuistroisans.Delui,ilneretrouveraqueleshostiesquelebonpèren’a pas eu le temps de consommer…MaisBourdaise a l’âmebien trempée. Seul, il reprend l’évangélisation desMalgaches.Le travail qu’il abat est proprement gigantesque… Il prêche,

confesse, catéchise, visite les malades et les mourants. Uneœuvre de saint.En digne fils deMonsieurVincent,Bourdaises’ouvre à la culture indigène, apprend lui aussi la langue,prépareundictionnaire,selieavectousceuxquil’acceptent.Telce devin avec lequel il noue des relations d’amitié et qui luipréditqu’unjourtoutel’îleserachrétienne…CequeBourdaiseécritàMonsieurVincent,le8février1655.Cedernier,enhardipar les dires du missionnaire, parle alors d’envoyer àMadagascardesFillesdelaCharité.Maislestempsnesontpasencoremûrs.Ceserontdenouveauxmissionnairesquiviendrontrenforcer Bourdaise. La plupartmourront demaladie. Pendantcetempslescolonsfrançaisseconduisentbienmal.Cenesontque brutalités, rixes, viols et ripaille. Le grand œuvre deMonsieurVincentestdèslorsmenacé.Parlafautedelabêtiseetdelacupidité.Dansl’entouragedeVincentdePaul,desvoixs’élèvent pour réclamer d’abandonner l’expérience.Le saint sefâche tout rouge. Quoi ? Abandonner l’œuvre de Dieu ?«Compagnielâche,attachéeàlachairetausang!…s’indigne-t-il.Oh,non!Jenecroispasqu’ilyenaitunseulquiaitsipeudecourageetquinesoittoutdisposéàallerremplirlesplacesde ceux qui sontmorts. » « Oublierait-on, ajoute-t-il, que lestrente-cinq premiers papes de l’Église moururent martyrs ? »Alors sous l’impulsion du grand saint, de nombreuxmissionnaires s’en iront naviguer vers la Grande Île… Celadurerajusqu’en1674dateduretourdéfinitifdesFrançaisetdel’interruption de la navigation entre la France et Madagascar.SaintVincentdePaulestmortdepuisquatorzeans.

Sa mission est appelée à porter ses fruits. En 1896, leslazaristes sont de retour àMadagascar.Ce sont là les ancêtresdirectsdupèrePedro…

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devivre…»1Le 19mars 1975, Pedro est à genoux face à l’autel, dans

l’églisequiabriteladépouilledesaintVincentdePaul,ruedeSèvresàParis.C’estundesmomentslesplusintensesdesaviequeceluioù,relevantleregard,ilvoitletombeaudufondateurdes lazaristes. En ce moment, devant des centaines d’amis detoutes nationalités, au premier rang desquels des Argentins etdesSlovènesbiensûr,ilprononced’unevoixchargéed’émotionsesvœuxperpétuels:«J’acceptedevivredanslaCongrégationdelaMissiondanslachasteté,l’obéissanceetlapauvretépourlerestedemavieaveclagrâcedeDieu.»C’estditetc’estfini.Ilestdesvœuxsurlesquelsonnerevientpas.Danslesecretdesonâme,fixantdesonregardhumidele tombeaudusaint, ilademandéàMonsieurVincentde toujours l’aider et d’êtreprèsdeluidanslesbonsetlesmauvaismoments…

L’ordination approche. C’est symboliquement que Pedro avoulu recevoir le premier des ordres majeurs, le diaconat, àLjubljana parmi ses frères slovènes… Juillet 1975. Pedroregagnel’Argentine.Puisquec’est-là-bas,danscetteterrequil’avunaître,qu’ilveutêtreordonnéprêtre.Ilveuts’engagerdevantDieumais aussi devant sa famille.Cela fait sept ans qu’il n’apasmislespiedssurlaterreoùl’attendentLuisetMaria,maisaussi ses sœurs ainées, et encore les trois benjamines, Lucia,IrèneetIsabelle.Oui,Pedrovadevenirprêtre.C’estunefête.Le28septembre1975,c’estdanslechœurdelabasiliquedeLujanque Pedro s’allonge, face contre terre et bras en croix devantl’évêquedudiocèsedeMercedes,MgrTomé.Quandilserelève,le voilà prêtre. Prêt à aller vers sa mission. Dans la joie,l’espérance et la grâce. Les paroles deMgr Tomé résonnerontpourtoujoursàsonoreille:«Leprêtreestaussiunprophète.Lavocationprophétiquenaitdans l’appeldeDieu.AvecDieuqui

nousappelle,nousfaisonsuneallianceauplusprofonddenotrecœur,celieuprivilégiéoùDieunousparleetsefaitentendre.»DesaviejamaisPedron’aressentiunetelleémotion…

1.CitédansD.Gault,PèrePedroou les collinesducourage,AlbinMichel,1994,p.144.1.A. etD. Facérias,AbbéPierre – PèrePedro, Presses de laRenaissance,2004,p.20.

R

DÉSESPÉRANCES

etourdanslesvillagesdupèrePedroàl’oréedeTana.Unvieilhomme,avantdemourircomplètementdénutri,avait

simplementdit:«Merci»…nouslesgensd’Occident,aurionscertainement exprimé des reproches au personnel soignant.Peut-êtremême leur aurions-nous fait un procès ?Aumomentdelacaniculede2003,n’avions-nouspasfaitdesreprochesaugouvernement ? La canicule, ici, c’est toute l’année ; lescyclones, c’est tous les ans ; lamisère atteint tout le pays, lepalu,c’esttoutelavie.ÀMadagascar,lemot«besoin»n’existepas, il faudrait dire « désespérant besoin dans tous lesdomaines »… Lorsque Pedro m’avait demandé de parler à ungroupede jeunes techniciens, en classe, j’avais proposé à l’und’eux d’écrire au tableau : « Si je suis empêché maintenant,c’est par la désespérance, le désespoir, qui sont pourmoi unecondamnation»J’avaisexpliquéquecela s’écrivaitainsiavantl’arrivéedePedromaisque,àl’heureactuelle,pareuxetgrâceàl’aideetl’encouragementqu’illeurdonnait,ilfallaitchangerlesmots qui devenaient : « Maintenant » plus aucune« condamnation » à cause des espérances et des espoirsapportés…

Ensortantdelaclasse,unjeunes’étaitconfié.Ildemandaitune aide. Ses parents ne pouvaient plus subvenir à la taxed’« écolage » qui s’élevait à deux mille cinq cents francsmalgaches,c’est-à-direundemi-euro.Lorsquejem’étaispenchésurlecahierdel’élèveetquej’avaisvulaqualitéesthétiquedechaque dessin technique, la beauté graphique de son écriture,véritable calligraphie, je me posai encore une fois cette

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prendreenchargetouteslesdépensesdessoins…Lesdisputesdecoupleprovoquentsouventdudésordreauseindelasociété.Ainsilesépouxquisequerellentendehorsdeleurdomicileetperturbent lesvoisinsserontpassiblesd’uneamende»«Toutepersonnequipropagen’importecommentdes rumeurspouvantperturberlapaix»Oui,c’étaitbienlapaixquiétaitàl’originede l’élaboration de ce «dina » conçu en collaboration étroiteaveclesautoritéscivilesetlescollectivitéslocales.«Autrefois,quandj’étaisétudiant,confiaitPedro,j’étaismoi-mêmesouventcontre la loi, puisque j’y voyais des atteintes à ma libertéd’expression.Aujourd’hui,jesuisàlatêted’unepopulationdedix-huitmillepersonnes, et je vois la nécessitéd’une loi pourdéfendrelesplusfaibles,pourqu’ilsneselaissentpasécraser…parlesplusdébrouillards,lesplusfortsetlesplusmalins.Dansla rue, ils vivaient comme dans la jungle… Les femmes ensouffraientdavantageetétaientàlamercidesinstinctsdesplusforts.»1Ainsi,danslesvillagesdePedro,un«dina»étaitvoté,composé de vingt lois. Les pauvres l’avaient composé eux-mêmesetvotéàmainlevée.Commesouvent,l’enthousiasmedespremiersinstantslaissaitvitelaplaceaudoute.Ce«dina»,onrechignaità l’appliquer,carontremblaitdevant lesreprésaillesou le courroux de la famille du fautif.Vingt pour cent de cespauvres accueillis voulaient toujours vivre comme dans la rue.La loi du plus fort était la seule qu’ils connaissaient. Il avaitfallubeaucoupd’autoritéetdepersuasionàPedropourparvenirà ses fins. Partiellement. En outre, le « dina » ne devait pass’appliquer aveuglément : « Il faut toujours savoir tendre lamain,nousditPedro,àseptreprises,onestalléchercherdanslarueunemèrecélibatairequis’estenfuiesept fois.Le«dina»nousautorisaità l’exclure ;maisnotrebutétaitde lasortirdel’engrenagedans lequel elle était prise. » (Ibid., p. 107.) Sans

oublierque laracineauthentiquede la justicerésidait toujoursdans le pardon. Ce n’était pas facile de vivre le pardon auquotidiendanslesvillagesdePedro…«Moi,personnellement,nous confie-t-il, j’ai eu plusieurs fois l’impression de devenirfou,quandilfallaitsanscessepardonner.QuandJésusditqu’ilfautpardonner soixante-dix-sept fois sept fois… je comprendsaujourd’hui mieux le sens profond de ses paroles ! »1 Parchance, chez mes frères malgaches, le pardon faisait partieintégrante de la vie, à condition que le fautif reconnaisse sontort et demande pardon à la communauté. Oh ! Ne pavoisonspas ! Souvent on ne pardonnait que du bout des lèvres tandisquelarancunedemeuraitdanslecœur…«c’estlàquelaparoledeJésuspeutapporterunevraielibérationquepersonned’autrene peut donner : pardonner de tout son cœur et aimer sesennemis».2Decetamourvrai,saintPaulnousdonnait laplusmerveilleuse définition qui soit : « L’amour prend patience,l’amour rend service, il ne jalouse pas, il ne s’enfle pasd’orgueil,ilnefaitriendelaid,ilnecherchepassonintérêt,ilnes’irritepas,iln’entretientpasderancune,ilneseréjouitpasdel’injustice,maisiltrouvesajoiedanslavérité.»(1Cor13,4-7.)

«Aimer,écrivaitsaintThomasd’Aquin,c’estvouloirlebiendeceuxqu’onaime.»Lebienétaiteneffet,ici,lebutcommunet final de tous. Ce bien commun s’exprimait clairement etparfoisànosyeuxavecuncertainhumourhabillédebonsens.Ilfallait imposer ces exigences pour que les chenilles puissents’envolerpapillons,pourqu’unpeupledepauvressefaçonne.

«MaiscommentfaçonnerunpeupleSitunedevienspotier,Façonnantl’argileetlaboueDonttuestoi-mêmepétri?

Etsouviens-toiqu’ilserabeaucouppardonnéÀceuxquiontbeaucoupaimé,Jusqu’àmaudirelemalPourquel’amoursoitdélivréDumalentoi-mêmecaché.»Voilà bien le grandmystère que Pedro avait su proposer à

sesvillagesetànous-mêmescommepremièrelignedeconduite:«Voirenl’autrelevisagedeJésus,traiterl’autrecommeJésuslui-même.NeplusaccepterquesaPassioncontinue jusqu’à lafindumondemaisbienlafaimdeshommesjusqu’àlaFaimdeDieu…ettrouverlaclépourl’yfaireaccéder»…

1.A. etD. Facérias,AbbéPierre – PèrePedro, Presses de laRenaissance,2004,p.88.1.Ibid.,p.110.2.Ibid.,p.111.

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J

DERRIÈRELESBARREAUXD’ANTSIRABÉ

e m’étais réveillé en sursaut… Était-ce un cauchemar oubienétait-ceceque jevenaisdevivredans la journéequi

me revenait à l’esprit ? Il me semblait qu’on venait pour mevoler!

Le matin même, j’étais arrivé dans un petit orphelinat-dispensaire aux abords deTanaoù l’on accueillait des enfantsnésenprison,depère«inconnu».Onnerévèlepaslenomdesgardes-chiourme… J’apprenais que des voleurs étaient passésdurantlanuit.Aprèseffraction,ilsavaienttoutemporté…Plusde vaisselle, de marmite pour cuire le riz. La nourriture despetitsorphelinsavaitdisparu.Ilfallaitremettredesserrures,desgrillesauxfenêtres…Lapeuretmêmelaterreurrégnaitchezlesenfants.Aumoindrebruit,ilss’écriaient:«Cesontlesvoleursquireviennent!»

Ma première réaction avait été l’indignation… commentpeut-on voler des pauvres ? Ma conscience « bonne » meproposa une autre version des faits : Et si c’étaient de pluspauvresencore,despèresoudesmamansdont lesenfantssontencoreplusaffamés?Dèslors,jem’interdisdejuger.

Sijerefusaisainsidecondamnerlespauvresquivolentlespauvres,avais-jeledroitdecondamnerlesrichesquivolentlespauvres?Cematin-là,dansl’orphelinat, j’avaissaisi lesmainsdesmamansenpleurset,enpriant, j’avaisdemandéàchacunedepardonnerauxvoleurs.Cettenuit-là,unelancinantequestionm’empêcha de dormir… « A-t-on le droit de pardon-ner auxpauvresquivolentlespauvres,sanspardonneraussiauxriches

quivolentdefaçontoutàfaitlégalemaisnonmoinsinjuste?»Jemeremémoraislasuitedelajournéeoùj’avaiscôtoyéla

misèrerebutantede laprisond’Antsirabé.Plusdequatrecentshommes y vivaient dans des conditions que, chez nous, lasociétéprotectricedesanimauxaurait interditespour lesbêtes.J’avais été accueilli par euxavecdes chants, tousme serraientles mains avec effusion. Parmi les quelques chants malgachesquejeconnaissaisunpeu, j’avaisentonné«voryetoizahay»,unchantdepardon…maisqui,ici,devaitdemanderpardonetàqui?D’avoirvolédelanourriturepoursesenfants,prisdesépisdemaïs,voléuncanard?

Aussitôt, toute la fouledesprisonniersen loques,hagards,affamés,s’étaitlevéeet,àpleinevoix,àplusieurstonalités,avaitcontinué ce chant. Heureusement d’ailleurs, car je n’enconnaissaisparcœurqueledébut,maislisantsurleurslèvres,jelesavaisaccompagnésjusqu’aubout.C’estbiencequ’avaitfaitunjourPedro:ilavaitosécommenceretentonnerseullechantdelalibération.Lesautress’étaientmisdeboutetensembleilsavaient continué. S’il existait au monde des gens qui,naturellementetàbondroit, auraientpuêtre révoltésetpleinsderancœur,c’étaientbiencespauvresenguenillésdemisère.Ladistributionderizavaitcommencédanslaprison…Eux,pleinsde respect, s’inclinaient devant moi, s’abaissant pour recevoirleur part de riz, de brèdes et de viande. Certains n’avaientqu’unepetiteassiette…d’autresn’avaient rienàprésenterqueleursdeuxmainsouvertes,unautrevenaitavecsonseauàpipi:«C’estpourtrois,lesautresnepeuventselever»…«Cequetudonnesauxpluspetitsd’entre lesmiens,c’estàmoique tu ledonnes»avaitditJésus.Alors,jem’étaismisàgenouxpourlesservir.L’und’euxétaitallédéposersonassiettedansuncoin.Àquatre pattes, il ramassait les grains de riz qui tombaient del’énorme marmite pour les manger. Il était affamé mais ses

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villages, des écoles, des dispensaires, des stades, des ateliers,deslieuxdeprièreoùlesjeunes,librement,avaientdécidédeserassembler.

L’un de ces villages devrait s’appeler en malgache« Ambohimandroso », la colline qui se déplace. Cela avaitcommencépardescoupsdepelle,depioches,demarteaux.Sacaprès sac, panier sur la tête après panier sur les épaules, destonnesdeterresedéplaçaient…

Rien ne pouvait arrêter une fourmilière dans son action.Chaquefourmiyavaitsaplace,sonrôleetsaconscienced’êtrela cellule unique d’un immense corps : un tout petit rien duTout.

Dansunmur,chacunedespierresasaplace,mêmelapluspetite.Ensemble,ellesformentunemuraille.

T

LEVILLAGEDEL’ESPOIR

rèsvite,Pedroetsesamisontvoulubaptiserleurœuvre.Ils l’ont appelée « Akamasoa », les Bons Amis. Rien

d’arrogant.Riendepédant.Oui,les«bonsamis»,c’est-à-diredesgensquisesontretroussélesmanchesavec,àleurcôté,cesfrèresdansl’extrêmepauvretéquiveulents’ensortir.Quatreansplus tard, en 1993, les cent quatorze familles du début sontdevenues plus de mille, réparties en neuf villages. Sept millecinqcentsêtreshumains.Unsurdeuxestunenfant.

Lamoitiédecesfamillesviventdanslesquatrehameauxquiont remplacés lecampement-mouroirprimitifde«Macolline»appelé aussi Ambohimahitsy. C’est là qu’Akamasoa a étéfondée…C’estce lieuqu’onappelledésormais«Espoir»,enmalgache,«Manantenasoa».QuandPedroarrive ici,en1989,juste avant de se rendre sur la décharge d’ordures, c’estl’horreur… Les gens y vivent comme des bêtes. Ce sont lesparias dont la grande ville ne veut plus.Des familles de sans-abri qui survivent le long desmurs du grand hôpital sous descahutesdetôleetdecarton.Lesreprésentantsdelamairiesontarrivés un beau matin, avec leurs arrêtés d’expulsion. Ondiscute, on se dispute, le ton monte. Il reste encore assez deforce et d’orgueil à cesmisérables pour résister. Qu’à cela netienne, on met le feu à leurs gourbis… Ainsi, tout nus, ilsdevrontbiencéderetpartir.Onlesaentassésdansdescamions.Lesmêmesquiserventpourletransportdesordures…Etvoguelagalère,endirectiondelacollined’Ambohimahitsy,àlasortiede laville. Ils sont toutdemêmeprèsde troiscents familles !Que vont-ils bien pouvoir faire, ces pauvres ? D’abord il leur

fautbienseprotégerdelapluieetdufroid.Alorslesvoilàquireconstruisentuncampementdefortune…Illeurfautbienaussimanger…Alors,touslessoirs,ilsprennentlaroutedelagrandecité. Pour fouiller les ordures, chaparder, et, pour les femmes,faireletrottoir.Aupetitmatin,ilsreviennentd’eux-mêmesversleurcampement-mouroiroucesontdes fourgonsdepolicequilesramènent…Lesconditionsdevieetd’hygièneàMacolline,comme on appelle aussi Ambohimahitsy, sont atroces. On ymeurt chaque jour. On y meurt tellement que chaque fin desemaine, des employés de la ville viennent creuser une grandefosse commune. On y jette à coups de pelle les morts de lasemaine.Spectacleinsoutenable.

Pedro n’accepte pas. Il n’acceptera jamais la blessure faiteainsi à l’homme. Au frère. Il est révolté. Il refuse de regardercette affreusemisère sans agir. « QuandMère Teresa contem-plait dans les pauvres le visage duChrist, elle était tout à faitdanslalignedel’Évangile;“cequevousavezfaitàl’undecespetitsquisontmesfrères,c’estàmoiquevousl’avezfait”,ditJésus…denombreuxsaintsontvudanslespauvreslevisageduChrist, parmi eux en particulier saint Vincent de Paul. Pourchacundenous,ilesttrèsdifficilededécouvrirdanslespauvreslevisageduChrist.Celan’estpasfacileàaccepter!»1Maisill’accepte.Pedron’ignorepasque,cefaisant,ilvadevoirreleverun incroyable défi. Dame ! ces pauvres-là ne sont pas desenfants de chœur. On les considère comme irrécupérables. Nesont-ils pas tombés au plus bas de l’échelle, là d’où on neremonte jamais ? On les surnomme ici à Tana, les « QuatreMi » : c’est-à-dire ceux qui ont sombré dans les quatre plaiessociales, la violence, l’alcool, la drogue, la prostitution. Pourproposeràcesgenstombésaufonddugouffredechangerleurvie,ilfautunsacréculot.Duculot,justement,notreargentin,en

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Hélas,ilyaencoreloindelacoupeauxlèvres!Quandonvientchercherlesfamillesencamion,les«QuatreMi»regimbent.Ilsse méfient… On les a dans le passé tellement bercés depromesses…Pedrovientetpersuade les récalcitrants :Toutcequi a été promis sera tenu, foi de lazariste !Certes,mais avecretard,car lesautoritésne jouentpas le jeuet trainent lapattedès qu’il s’agit de construire les maisonnettes. Les nerfs dePedrosontsoumisàrudeépreuveetcertainsjours,legéant,toutcolère, se retient de tout casser… Enfin les quatre-vingtsmaisons nouvelles ache-vées, c’est le grand jour. Pedro refusepoursesfrèresletransportencamionsàorduresetleurenvoieundixtonnesrutilant…Rienn’esttropbeaupourlespauvres.La réputation de Pedro grandit parmi les « Quatre Mi »…décidément,legrand«vazaha»faitdesmiracles…

Pastoujours…carletempsdesprouessesestaussiceluidescatastrophes. Voilà qu’en cet automne 1990, un brave hommequiaingurgitéunpeutropde«toaka»,entitubant,arenverséune bougie. Tout est en tissu et en bois dans ces demeuresprimitives. Le feu s’embrase. L’incendie se propage et gagnetoute la colline. Bientôt tout Manantenasoa est la proie desflammes.«L’Espoir»s’envoleenfumée.Toutestdétruit…Ettoutestàrecommencer.Àzéro.Pedro,terrassécettenuit-làparunecrisedepaludisme,s’estlevé,afoncéàManantenasoa…Ilréunit lesvillageois, semontreheureuxqu’iln’yaitpaseudevictimes et, ravalant ses larmes, il s’adresse à eux : « Etmaintenant, que va-t-on faire ? Pleurer ou reconstruire ? »Décidément le missionnaire est indestructible. Alors, commesortid’uneseuleetmêmegorge,jaillitcecri:«Oui,Mompéra,onrecommence…onrecommence»«Oui, tranchePedro, toutsera plus beau qu’avant » « Quelle leçon ! nous confie-t-il…Quandjevoiscequ’estdevenuManantenasoamaintenant,avecsesmaisonsendur,lesursautquecetincendieaprovoqué,jeme

disquelesdesseinsdelaProvidencesontimpénétrables…Quoiqu’ilarrive,ilfauttoujoursfaireconfiance.»Désormais,ils’enfaitleserment,plusriennel’abattra.Jamais.

L

LAVERTUDEDÉSOBÉISSANCE

e flot mouvant de mes certitudes apeurées s’apaisait, lanuit,aucontactdessouvenirs,tellementattendrissants,de

la journée.Aucontact de cesdignitésque je côtoyais tous lesjours,malgrélamisère.Oserregarderlaréalitédelamisèretellequ’elleest,semblaitlaseulefaçondel’abordersansdésespérer.Si l’on regarde ainsi cette réalité, la compassion devient sicontagieuse qu’elle se transforme enmiséricorde.Cettemisèreet son horreur peuvent susciter de la révolte ou une calmeindignation… Elles peuvent susciter aussi une énergiemagnifique. Alors le découragement s’effondre, miné, sapé,crevasséparl’entêtementd’aimer…«Ilestinsupportable,nousdit Pedro, de regarder en face un enfant dont la dignité estbafouéeetpiétinée.Ilfautagir.Pourl’aideràsortirdel’enferoùilsetrouve,onsedoitdedonneret,peut-être,desedonner.»

Oui, là se trouvait sans doute la source de l’énergie quidécu-plaitlesforceshumainesnormales.C’étaitcettegrâcequise trouvait à la source de presque toutes les grandes actionshumanitaires. Appelez-la grâce, vocation, charisme, solidarité,devoir d’ingérence, sainteté…Appelez-la comme vous voulez.Cequiestsûr,c’estquecettegrâces’entendjusquedanslesonde la voix de ceux qui en sont habités…Lorsqu’ils parlent etdénoncent, leur voix s’harmonise à la vie intérieure qui leshabiteetrésonnepaisiblement,mêmeàleurinsu,del’infiniquiles hante… « Aujourd’hui, au-delà des dix-sept villagesconstruits, explique Pedro, quatre-vingt-deux autres villagesbénéficient de l’arrivée des sans-abri, par la construction destructures routières, d’écoles, de dispensaires » Oui, lorsque

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Q

ETUNEROSEFLEURIRASURL’ORDURE…

uinesesouvientdutempsoù,àAndranalitra,survingthectares d’ordures et de déchets, deux mille pauvres

vivent en haillons… La moitié sont des enfants. Ils disputentaux cochons noirs l’espace qu’ils estiment être le leur : leroyaume des rebuts, le ventre de Léviathan… L’odeur estépouvantable. La fumée qui sort des ordures en putréfactionbrûle le nez, la gorge, les poumons. Les mouches et lesmoustiquespullulent,dansunballetétourdissantetféroce.Lescamionspoubelles viennent à intervalles réguliers livrer leurbutin. Des enfants s’accrochent au camion. Un faux pas duchauffeur et ils risquent d’être écrasés, leurs corps décharnéslivrésà l’ordure, leurdernièredemeure.En1991,quandPedrodécouvre cette cité de l’horreur, trois cents familles ont établileurcampementde toileetdecartonàmêmelesdéchets.Pourêtresansdouteplusprèsdubutin…Unemisère,bienpire,s’ilestpossibleencore,qu’àMacolline.

Pedro est épouvanté. Les enfants meurent comme desmouchesdanscetenferputride.Deuxoutroisparsemaine.IlseprécipitealorschezMédecinssansfrontières.MichelFizbinetÉricBertinquil’ontaidéàManantenasoasontdesamis.Ilsaitqu’il peut compter sur leur dévouement. Avec eux, il ouvrebientôt un dispensaire.N’est-ce pas là le plus urgent ? Il fautarrêter l’horrible saignée. Bientôt une école suivra. Undispensaire…uneécole…voilàlesoindescorpsetdel’espritgaranti.Ilfautd’abordsauverlesenfants.Ilssontledevenirdecespauvres;leurbienleplusprécieux.

Inutiledansunpremiertempsdeprétendreéloignercesgensdutravaildesordures.Cenesontpasseulementdevieuxos,desbouteilles,desboitesdeconservequ’ilsprétendentarracheràlaterre…Cequ’ilscherchenten réalité,cesont lesvieuxbijouxen or ou en argent. Des bijoux perdus par leurs propriétaires.Pourcela,ilssontprêtsàcreuserdesgaleriesprécairessouslamontagnededéchets.Ilasuffiqu’unheureuxfasseétatunjourdesadécouvertepourquetoussemettentenquêted’untrésor,quitte à y perdre la vie. Ces galeries sont traîtresses ets’effondrent volontiers sur ces téméraires.Qu’importe !La vieest de toute façon si précaire. Et elle n’est pas suffisammentbelle pour qu’on s’y accroche ! Un dispensaire, une école…Cela ne suffit pas à Pedro l’insatiable. Il veut les sortir de cebidonville puant, leur offrir en bordure du dépôt de joliesmaisonnettes de bois comme il a déjà commencé de le faire àAntolojanaharyouàManantenasoa…Ilsel’est juré.Il lefera.Pedrones’encontentepas. Ilnourritdéjàunautrerêve.Celuide convertir au foot les jeunes de la décharge. Pour cela, ildisposedesservicesd’untypeformidable.UndénomméRomainquijouaitaufootavecluiàVangaindrano,sapremièreparoisse.Etlegantestrelevé!uneéquipedefootnaitaubeaumilieudesordures. Elle ira se mesurer bientôt aux autres équipesd’Akamasoa.Sonamourdufootquiletientauxtripesdepuissapropre enfance en Argentine ne dispense pas Pedro des’intéresseràl’art.Toutaucontraire.Touslesenfants,lesfillessurtout,nesontpasforcémentdouéspourleballonrond.C’estalors que surgissent deux volontaires, Monique etEmmanuelline… ce sont elles qui initieront les enfants aubasketetàlamusique…Bientôtnaitrauneformationdejeunesmusiciens capables de jouer de tous les instrumentstraditionnels…Akamasoatientsonorchestre.

Ettoutcela,ômiracle,aétéréaliséenquatreans!

L’école!VoilàbienlegranddéfirelevéparPedro.Cesoir-là,àAndranalitra,aupieddel’écoleflambantneuve,

Pedroaréunilesparentsd’élèves.Iltonne:«Etnevousavisezpas d’envoyer, après la classe, vos enfants à la décharge. Ilsdevront faire leurs devoirs. Ils seront nourris le midi par lessoins d’Akamasoa… Le soir, c’est à vous qu’il revient de lesnourrir !Nous sommes bien d’accord ? » Le sourire du géanttempèrelarudessedupropos.Cen’estpasparcequ’onlesaimequ’on ne doit pas les gourmander… Les mauvaises habitudesn’ont-elles pas la vie dure ?Une autre fâcheuse coutume chezles trèspauvresconsisteà faire tropd’enfants.Pedros’insurgeenplaisantant:«Sivouscontinuezàfairetellementd’enfants,ilvanousfalloirajouterdeuxoutroisétagesànotreécole!»Ilcorrigeaussitôtetredevenantsérieux,lâche:«Plusunpayssedéveloppe et moins ses habitants font d’enfants. C’est bienconnu.VoyezcequisepasseenOccident…Ici,lesgensnesontpas plus fous qu’ailleurs. Réduisons d’abord la misère, et lanatalitéseréduiraelleaussi.»1

EnfinonsequittesurcesmotsdePedro:«Vousnedevezpasavoirhontedetravailleràladécharge.Parcequec’estvotregagne-pain…Maisunjourviendraoùnoustrouveronsd’autrestravauxpourgagnervotrevie.»

1.Ibid.,p.113.

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l’espéranceetlacharitéparaissentdevoirs’abolir.Laprièreestleseulremèdealorspourjugulerlamenacedudésespoir.Cellede Pedro commence et finit avec le cœur. Telle est sa nature.Telleest laqualitédesagrâce.Cettecapacitéd’allerdialogueravecsonabandon,sonchagrin,soninquiétude,delesidentifier,de lesaimer…etd’ensortirvictorieux.Pedro,danscecombatquotidien, n’est pas seul et ne le sera jamais. Il y a Jésus. Lemaîtredebontéetd’amour.Ilyalessaintsquileréchauffentdeleur exemple, saint François d’Assise, saint Vincent, sainteThérèse de l’Enfant-Jésus… « Peu importe sur quelspersonnageslechoixseporte,l’essentielestdepouvoirsesentirtiréversleHaut.»2

Adolescent,dansl’exaltationdesesquinzeans,Pedroveutfinirenmartyr.Aujourd’hui,ilensourit:«Jesaisquecetidéalne fait pas pleinement sens, car pourquoi aller imaginer saproprefinavantmêmedevivre?Ilrestequecettefouguetraduitunefacettedemoi-mêmequimeguidetoujours…quandonestprêtàrisquersaviepourunecause,onredoubledefoidanssesactes. »3 C’est ce qu’ont fait avant luiGandhi,Martin LutherKing,HelderCamara,MèreTeresa,Mandela,AungSanSuuKyiet tantd’autres…C’estcequ’ilestprêtà faire,enécoutant ladivineProvidence.

TelestlecœurdePedro.Uncœurbondissant;cœuràcœuravecsesfrèreslespauvres.

1.Ibid.,p.53.2.PèrePedro,Combattantdel’espérance,J.C.Lattès,2005,p.89.1.A. etD. Facérias,AbbéPierre – PèrePedro, Presses de laRenaissance,2004,p.73.

2.PèrePedro,Combattantdel’espérance,J.C.Lattès,2005,p.93.1.Ibid.,p.94.1.Ibid.,p.98.1.Ibid.,p.99.

P

IMPOSTURES

armiceux,nombreux,quidésirentapporterdessolutionsauproblèmede lapauvreté, se trouvent lesexperts. Ilen

estdetoutpoil;deslocaux,desnationaux,desinternationaux.Parmiles«savants»ès-pauvreté,quipullulent,cenesontpaslesmoins arrogants.Gare à ceuxquimettraient endoute leursétudes,leursprescriptions,leursoukases!Ilsseraientvertementremis à leur place. Généralement les experts regardent aveccondescendance depuis leurs bureaux calfeutrés ceux qui,commePedro,secollettent,touslesjours,surleterrainàcetteméduse qu’est la misère. Parfois leurs propositions decollaborationrelèventdelacocasserieoudel’imposturepureetsimple.Unbeaumatin,PedroreçoitcetteinvitationduministèredelaPopulationdeMadagascarquis’estmisentête,appuyépardebrillantsexpertsinternationaux,d’expérimenteruneméthoderévolutionnairequivise,niplusnimoins,àidentifier«lesvraispauvresdeMadagascar»…Pedrohésiteentredeuxattitudes :rire ou pleurer. De qui se moque-t-on ? Identifier les VRAISpauvres!Tiensdonc…Etquisontlesfaux?«Ceuxquin’ontpas d’enfants à charge ? Ou qui ont 1,01 dollar pour vivrechaque jour ?Ou encore ceux qui possèdent une terre ?Maisune fois le toit de leur maison arraché par le passage d’uncyclone… sontils relégués au rang des vrais pauvres ? »1Stupidesspéculations !Onfaitdupauvreun robot,unchiffre,une image simpliste.On oublie que cemême pauvre a parfoisunefamille,dutravail,desangoisses,desespérances,qu’ilvoitnaître ses enfants, qu’il enterre ses morts, que sa femme letrompecomme lui-même le fait avec elle, qu’il connait chaque

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s’imposer.»1Autre problème presque aussi grave : les sectes ! Les

multinationales de la manipulation des consciences voientvolontiersdanslesplusmisérablesdesgibiersfacilesàprendredans leurs filets. Avec leur spiritualité de pacotille, ellesdébarquent,dégoulinantesdebonssentimentsprêtesàtoutpourséduire les esprits fragiles. Or les habitants d’Akamasoa sontdes convalescents de la pire des maladies, la misère. Ils sont,pour certains, prêts à suivre les prophètes d’un nirvanad’imposture. Les sectes pullulent à Madagascar. Elles sontpuissantes.Certainessepermettentmêmetouteslesoutrances,àl’instardecettetristementcélèbreÉgliseuniverselleduroyaumedeDieudontlesiègeestauBrésil,etqui,àMadagascar,prônel’autodafé de bibles et de cantiques protestants et catholiques.Depuis,lasecteaétépriéedequitterl’îleavecarmesetbagages.Maisbeaucoupdemaladéjàétéfait.Unefamilled’Akamasoaest-elleséduiteparunesecte,Pedroleressentcommeunéchecpersonnel. Il a beau prendre toutes les précautions, commentfaire pour être suffisamment près de chaque famille pour lesprémunircontrecetypedetentations?Etdiable!Commeellessont séduisantes, ces tentations ! En particulier quand ellestouchent la santédesgens.Comme lamaladieet les infirmitéssontmonnaiecouranteàMadagascaretquelessectesexcellentàpromettrel’abolitiondetoutesouffrance,ellesontdevantellesun boulevard… Contre elles, Pedro n’a qu’une envie,aujourd’huicommetoujours:sebattre!

Aumilieudetouslesdrames,detouslesdangers,detouteslesdésillusions,Pedropréfère retenirdesdiamantsqui sont lapreuvedel’amour,delavérité,delaliberté.

C’estcettedemoisellequiadonnésavieauservicedespluspauvres,etquigèrelesfinancesd’Akamasoaavecunsensdela

vérité,unehonnêtetéetunehumilitéhorsducommun.C’est cette autre demoiselle responsable des travaux de la

construction, d’une centaine de maçons, qui, à l’heure de lapaie,necèdepasauxparolesmenaçantesdequelquesouvriersquiveulentavoirplusd’argentpourun travailqu’ilsn’ontpasfait.Cettedemoisellepartageavec justiceet la justiceestplusfortequelapeur…

C’est ce père de famille de la décharge, qui, autrefois,menait une vie comme tous les autres hommes. Il a décidélibrementdereveniràlaprière.Et,depuishuitans,c’estleseulhommequiprietouslesjoursaveclesenfantsetlesjeunesdeladécharge…Iladécidé,librement,dechangersavie,malgrélesmoqueriesquil’environnent.

1.Ibid.,p.45.1.PèrePedro,Combattantdel’espérance,J.C.Lattès,2005,p.72.1.Ibid.,p.77.1.A. etD. Facérias,AbbéPierre – PèrePedro, Presses de laRenaissance,2004,p.20.

S

LESPOLITIQUESMEFICHENTENCOLÈRE!

i vousvoulezvoirPedromonter sur sesgrands chevaux,parlez-lui politique ! Il devient intarissable. Tout ou

presque,estprétexteàsuscitersonire:lesmisérablesdanslesrues, les routes crevassées, et surtout les discours et lespromesses à n’en plus finir dont sont si friands les dirigeantsd’Afriqueetd’ailleurs.

–Tu sais,me dit-il. Je n’ai pas toujours été en colère.En1970quandjesuisarrivéàMadagascar,mapremièreimpressionaétépositive.J’étaisunvazahanaïf.Jenevoyaisquelabeauté,lesouriredesMalgaches.Certesilsétaienttrèspauvresmaislesexactions,lesinjusticesdontilssouffraient,jenelesvoyaispascommeaujourd’hui.ÀVangaindrano,maparoissedansleSud-Est,jecôtoyaislepréfet,lesmaires,touteslesautoritésdel’Étatet ils me paraissaient faire correctement leur boulot. Non, medisais-je alors pour me rassurer, il n’existe pas de séparation,d’abîmeentrelesdirigeantsetlepeuple…puis,petitàpetit,aufur et àmesure que je commençais à connaître les réalités dupays,m’apparaissaituneévidence:sil’onvoulaitbienallerau-delà des sourires, de la politesse charmante de ces gens, toutn’était pas si rose que cela !On leurmentait.Oui, derrière lafaçade, on leur mentait ! On les trompait ! Ce n’étaient quediscours,desmainsquel’onserrait,del’affabilitétrompeuse…ce théâtre cachait en réalité un monde d’exactions etd’injustices. La manne distribuée généreusement par lespuissances étrangères n’arrivait pas au peuple. Elle s’égaraitdanslespochesdesgouvernants.Lacorruptionétaitgénéralisée.

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en celle de ces Indiens misérables et dépenaillés quebrusquement, j’ai songé : «Oui,moi aussi, jeveuxêtreprêtremissionnaire. » Le souvenir de cette première mission ne m’aplus jamaisquitté. J’enaiencore les larmesauxyeux.Quin’apas connu ces Indiens et vu ces montagnes ne peut pascomprendre. C’étaient des espaces immenses, d’une beautéinouïe,nimbésdecebleu-grismystérieuxpropreàlacordillèredesAndes,couvertsdeneigequibrillaitsouslesvolcans.Jemesuis vraiment cru au royaume deDieumais parmi des gens sipauvres, si abandonnés de tous. Je n’oublierai jamais cettepremière mission même si elle fut suivie d’expériencesbouleversantes dans les bidonvilles autour deBuenosAires etchezlesIndiensMatacos,nonloinducoindelaBolivieoùCheGuevaraaététué.

–L’appelpourMadagascarsurviendraplustard?– Oui. Sous la forme d’une lettre toute simple de ma

congrégation : « Nous avons besoin de volontaires pour lamissiondeMadagascar.»Quandonestjeune,onnechoisitpas.Làoùonabesoindetoi,tuvas!»C’estaussisimplequecela.

– De cette vocation profonde, tu n’as jamais vraimentdouté?

– Non. Certes, il m’arrivait de croiser des fillesextraordinairesetd’entendreunepetitevoixaucœurdemoiquime disait : «Oh ! comme ce serait bon de fonder une familleavecune telleouuneautre !C’estunechosenaturellequi estdanslecœurdechaqueêtrehumain.Maisilyavaitenmoiunechose plus forte encore : la mission d’apporter à mes frèreshumainslemessagedelavraielibertéetduvraiamour:celuideDieu.Que veux-tu ?C’était plus fort que tout !Bien entenducette conviction profonde a été traversée de questions : Est-cequejepourraivivreseul?Sansl’amourd’unefemme?sansunfoyer ? sans des enfants…Mais jamais je n’aurais pumentir,

trahir une femme ne serait-ce qu’un instant. J’ai toujourséprouvéleplusgrandrespectenverslesfemmes.Sansdouteai-je été aidé par le fait d’avoir eu six sœurs auxquelles je doistellement ! Sans doute, inconsciemment, m’ont-elles appris àrespecter les femmes. Par conséquent, je n’aurais jamais putromperunefemmeenluidisant:«Jet’aime;tueslaseuleaumonde!»alorsquej’avaisuneautrevocation.Commentpeut-onnepasêtresincère?Sansdouteest-celegarde-fouquim’aprotégé.Mentirauraitététellementmalhonnête.Unpoint,c’esttout.Queveux-tu?L’amourpourunefemme,c’estsacré.C’estdonnersaviepourl’autre.C’étaitincompatibleaveclavocationquim’animait.Unjour,durantmespérégrinationsenEurope,jemesuistrouvéavecungroupedehippies.Onsesouvientdeleurlibertésexuelle.Ilsétaientétonnésdemaretenue.«Quies-tu?–Jesuisséminariste.Jeveuxêtreprêtre.–Maisnon, tuesunami,uncopain,pour-quoinepasfairecommenous?–Non,jeveuxêtreprêtre,vousdis-je;jen’aijamaisprofitéd’unefille!»Ils étaient sidérés. Bien sûr, il m’était arrivé de tomberamoureux.Commec’estbeau,d’êtreamoureux!Àconditionderesterhonnête, respectueuxetauthentique.Maiscetamourquinepouvaitpasseconcrétiser,ilfallaitquecelaresteuneamitiéextraordinaire etmerveilleuse.Bref, j’ai toujours essayé d’êtrevrai… Merci, mon Dieu, d’avoir créé cette complémentaritéentre l’homme et la femme, mais enfin, il y avait des genscomme moi appelés à vivre seuls, dans le célibat. Est-ce unevertu?Jen’ensaisrien.Cedontjesuissûr,c’estqu’enfonctiondeladiversitédespeuplesdelaterre,deleurscultures,l’Églisereconnaitraunjourlapossibilitéàcertainsprêtresdesemarier,sans empêcher ceux qui désirent rester célibataires de le faire.Ainsivalavariétédesvocations…Onneferaitquerevenirauxpremierstempsdel’Église.

–Quel fut, des trois vœuxque tu as dûprononcer en tant

quereligieux,leplusdifficileàobserver?– Incontestablement la chasteté. On est humain. La chair

veut aussi avoir sa part de plaisir.Mais il y avait enmoi uneforce,quiprobablementm’aétédonnéeetquinecessepasdemesurprendre.Non,jenefaisaispassemblant.Direquejen’ensouffrais pas du tout serait hypocrite. Cependant ilm’apparaissaitquemesparolesetmesactesdevaientdemeurertransparents. C’était ainsi et bien plus fort que le besoin derechercherunsimpleplaisir.Majoiedevivreafaitleresteetaemporté les scories qui demeuraient… L’obéissance ? Elle nem’a jamaisvraiment faitsouffrir.Notonsseulementque jesuisentrédansl’ÉgliseaprèsVaticanII.Onétaittouspénétrésdelalecture des documents du concile Gaudium et Spes… LumenGentium.Onévoquaitsanscesselaquestiondelalibertéetdela responsabilité du chrétien. Il n’existait plus dans l’Églised’obéissanceaveugle,commejadis.Ondevaitécoutersoncœur,sonâmeetsaconscience…Quantà lapauvreté, jen’ai jamaiseu avec elle beaucoup de problèmes. Pour la bonne et simpleraisonquejen’avaisjamaisrieneuetquejen’avaisrien.J’étaisissud’unefamilled’ouvriersauseindelaquellelapauvretén’ajamais été vécue dans la souffrance. Du coup, je ne me suisjamais attaché à l’argent. Certes, il m’est arrivé de me dire :Commeceladoitêtreagréabledeposséderunejolievoiture,devoyager à sa guise, d’aller au restaurant en commandant lesmeilleursplats!Maiscespenséesétaienttrèsfugitives;jen’aijamais jalousé les riches. J’ai toujours vécu sobre parmi lesmiens,aumilieudelajoieetdubonheur.Ilsn’ontjamaiscessédem’accompagner.Jecroisquejesuisnéheureux!

– Ensuite arrivèrent pour toi les temps du diaconat et del’ordination?

– J’ai accomplima retraite pour le diaconat en compagnied’unetrentainedeprêtresslovènesàSvetaGora,unlieucélèbre

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nepourraitplusdire:Nousavonsatteintseulslesommetdelaconnaissance et nous n’avons besoin de l’apport de riend’autre;pasmêmelanôtre!Aucunenepourradiredésormais:Nous sommes les meilleurs. L’Occident, avec ses guerresmondiales, sesmassacres et ses goulags, devrait se faire petit,discretà lasurfacede la terre.Nousnepouvionsplusêtredesdonneurs de leçons. Résultat : il n’y avait plus qu’une chose,uneseulechoseàfaire,transmettredelafaçonlaplushumbleetla plus vraie possible le petit noyau de l’Évangile, la force del’amour.C’étaitpourcelaquej’étaisvenuici.Pourriend’autre.En commençant par l’amour du prochain parce que si tuproclames que tu aimes Dieu alors que tu n’aimes pas tonprochain,tun’esqu’unfarceur!

– Tum’as raconté que, lorsque tu es arrivé, tu voulais lesembrasser à tout bout de champ, à lamode argentine…Çanepassaitpas?

–Bennon;çaleseffrayait.LeMalgachen’embrassepas…Maintenantonembrasseunpeuplus.Àforcedevoirdesfilmsoùons’embrasseàtoutboutdechamp,sansdoute!Maisàlacampagne,onrestetrèspudique.IciàAkamasoa,onseserrelamain avec effusion,mais on ne s’embrasse pas, en dehors desgrandesoccasions,lesjoursdefête,laNoël,laBonneAnnée…Onresteréservés.Embrasserquelqu’unn’estpasquelquechosedebanal.

–As-tuconnud’autresmésaventures?– Au début, ce qui frappe le plus ici, c’est le culte des

ancêtres et plus encore cequ’ils appellent le retournementdesmorts. Cela consiste au cours d’une grande fête à déterrer ledéfunt pour l’honorer et le changer de linceul. Pour nous,Européens, c’est incompréhensible : Pourquoi se ruiner pourdéterrerunmort alorsqu’ily a tantdepauvresbienvivants etqui,eux,manquentdetout?Dequoimanqueuncadavre?De

rien. Iln’aplus faim, iln’aplus froid, ilnedemande rien.Ehbien,vousvoustrompez!PourlesMalgaches,lemortabesoinde grandes fêtes et de libations pour accepter de continuer àprotégerlessiens.Celaparaitaberrantetpourtantcelasevit,del’intérieur.Onpeutlesentirmaisnonpasl’expliquer.Audébut,voiciquaranteans,jen’ycomprenaisgoutte.Puis,petitàpetit,j’ai accepté. Je n’ai plus jamais rien dit. Ici à Akamasoa, j’aisimplementmilitépourqu’ilsdépensentmoins.Aprèstout,est-cesigênant?iln’yarienlà-dedansquiaillecontrelenoyaudel’Évangile.

–Ya-t-ildessaintsetdessaintesmalgaches?–Bien sûr. Il existe des saints chez tous les peuples de la

terre.MêmeenSlovénie,quiestuntoutpetitpays,nousavonsdesbienheureux.LesMalgachesontnotammentsainteVictoirequi a été béatifiée par Jean-Paul II. Mais, vois-tu, je préfère,moi,évoquertouslessaintsinvisiblesetinconnus.C’estgrâceàeuxquelavéritécontinuedevivredanslecœurdechaqueêtrehumain. Et la vérité, c’est le noyau de l’Évangile. L’Évangiled’amour. L’Évangile des pauvres. Notre Église, pourmoi, doitêtreservanteetpauvreetdansleservicedespluspauvres.Tumeposestoutescesquestionsalorsquelaréalitéestsisimple…

–Cen’estpassisimplealorsquepartoutautourdenous,onvitdansunesociétédecompétition.

–Oui,oui.C’estaussilaraisonpourlaquelle,onarrivedel’Occidentetondéverseicisasagesseetsonsavoir.Commetoi.Pourtant lavraiesagesse,c’est le respectde l’autre,monfrère.L’amourcommenceparlerespect.Ilfautparfoisdutempspouraimer.Mais vous, en Europe, vous voulez aller tellement vite,tellement haut. Être le plus fort.Vous oubliez en route que lacompétitionestau-dessousdelavéritéetdupartage.Regardelesort fait au nom de la compétition aux Indiens chez nous enAmérique!N’est-cepaslalogiquedumal,del’hypocrisieetdu

mensonge ? cette logique est à l’œuvre partout où il existe dupouvoir, qu’il soit politique, économique ou humanitaire.Oui,mêmehumanitaire!Làaussionveutmettrelamainsurl’autre,exercersapetitedomination.Lepouvoirsembletoujourslàpourasserviretnonpourservir.L’Égliseelleaussiesttombéedanslepanneau.Elle aparfois été troparrogante.C’estpourcelaqueJean-PaulIIademandépardon.

–L’Églisedoitdoncelleaussisetransformer?– Et comment ! Comment mes frères traditionnalistes

peuvent-ilspenserpouvoir faireduneuf avecduvieux?C’estavec des vieux gestes, des vieux rites qu’on espère convaincrelesjeunesd’aujourd’hui?Non,lafoidoits’habillerdel’airdutemps,desonesprit. Jésusn’a-t-ilpas fait scandalequand iladit aux scribes et aux pharisiens : « Vous êtes comme dessépulcresblanchis!»Pourquoin’apprenons-nouspasdelavieetdelaparoledeJésusàêtretoutsimplementplussimples,plusfraternels,plusauservicedenosfrèreslespauvres?Leconseilvaut aussi pour moi. J’ai connu beaucoup de doutes, dedouleurs,denuitsobscures.L’Évangilen’estpasunmédicamentfacileàavaler.C’estunepotionchocparcequec’esttoutl’êtrequi brûle.Un brasier de ce qui est enmoimauvais et égoïste.Peu à peu des cendres naissent l’esprit et la vie. Le fameuxnoyau. C’est difficile de se laisser brûler par cette forcespirituelle qui domine la matière. C’est un combat quotidien,permanent.

–Etc’estlàoùlaprièreintervient?–La prière ?Mais chaque rencontre avec un frère est une

prière. Quand tu tends lamain à un frère, tu pries. La prière,c’estuncorpsqui respire…Vousavezpeurde respirerdevantlesautres?Non.Alorspourquoiavoirpeurdeprierdetoutesonâme?C’estainsiquel’onestcorpsàcorpsavecDieu.Jen’aipas de meilleure comparaison. Quand tu pries, pose-toi cette

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LESPIEDSDANSL’HORREUR

–Jesuisunhommedenullepartetdepartout…C’estparcesmots,cematin-là,quem’appellePedro.Àsa

manière un peu heurtée de caresser sa barbe blanche, jecomprends qu’il veut me parler d’aujourd’hui et cesserd’évoquerlepassé.J’essaiedefairediversion

–Commentt’informes-tudecequisepassedanslemonde?–Tut’imaginesquej’ailetemps?Ici,j’entendsàtoutbout

dechamplamêmelitanie:«J’aifaim,jesouffre,jesuismalade,jen’aipasdemaison,pasdetravail.»C’estlàmonvocabulairede tous les jours et toi, tu me demandes si j’ai lu le dernierromandontonparledanslesdînersenville…Maispuisquetusemblesytenir…voicimanourriture:jeregardelesoirunpeula télé, notamment les journaux télévisés, les documentaires etlesdébats.J’aime lesgensquicherchent,d’oùqu’ilsviennent.C’estpassionnant,larecherche!Quandjesuissurundébatquimetransporte,jechercheaveceuxetj’aidumalàdécrocher.Jesouffre avec eux quand on ne les laisse pas développer leurpensée. J’ai moi-même connu desmoments de rogne à la téléquand onm’a coupé le sifflet toutes les trois secondes. C’estinsupportable.Jedéfendsaussiceuxqu’onattaquetrop.Tiens,BenoîtXVIparexemple.CertesilnepossèdepaslecharismedeJean-PaulIImaisilalesien…Jel’airencontrétroisfois.Ilestd’une très grande et sincère humilité. Tout le contraire del’imagedu«cardinalpanzer»dontonl’affuble!

Je sentais que Pedro piaffait d’impatience. Il voulaitm’emmener sur la décharge d’ordures qui borde, tentaculaire,

Andranalitra.C’estlàquetoutavaitcommencé.Aujourd’hui,lesconditions de travail demeurent difficiles, insoutenablesmêmepour un Occidental peu habitué à fréquenter des situationsinfrahumaines. Certes on ne voit plus ces galeries quis’enfonçaientjadisenprofondeursouslamontagned’orduresetqui s’effondraient périodiquement sur le crânedesmalheureuxaudacieux qui s’y aventuraient en quête d’un bout de ferrailleoubliéparlesfouilleursdelasurface.Pedroainterditdésormaisces galeries.Mais les conditions de travail évoquent un autremonde,unautre temps :celuide la fumée,desmouches,de lapoussière affrontées courageusement par des dizaines defouilleurs pour des butins journaliers souvent dérisoires. Etpourtant,quelaccueilchaleureux!Partoutlesmainssetendentversnous,noiresetsales,maisrempliesdefraternitéetd’amour.Onoublie la fuméequioppresse, l’odeurnauséabondepourselaisser remplir le cœur de cette fraternité. Nous cheminonsmaintenant à travers la montagne d’ordures vers le villagelimitrophe d’Ambaniala. Voici longtemps Pedro a fait raser lebidonville originel et fait bâtir des maisons en dur… Un jolivillagejouxtantunemontagned’ordures…Pedroyestaccueillicommeunhéros.Lesenfants,lesgrandsseprécipitentpourluitoucher la main. Partout c’est la même chaleur, la mêmegénérosité… lesmêmes doléances. Voici une dame persécutéeparuneconsœurquiconvoitesonmari…

–Tuvois,meditPedro,s’iln’yavaitpaseulaconstructiondecevillage,lebidonvilleseraitdevenuunrepairedebrigands.Ehbien,aujourd’hui,vingt-quatreansplustard,nousavonsdesbacheliersissusdecevillagequisontdevenusinstituteurscheznous!

– Pedro, je remarque que les responsables du village sontdesfemmes.Toujoursdesfemmes!Pourquoi?

–Queveux-tu,ellesdoiventêtreplus responsablesque les

hommes… répond-il en riant. Mais, c’est vrai, elles semblentprendreàbras-le-corpsleurdestinetceuxdeleurssemblables;peut-êtreparcequ’ellessontmères.

Surlecheminduretour,Pedrorestesilencieuxetjerespectesonsilence.Soudain,ils’arrêteetmedit:

– Tu ne peux pas te rendre compte de ce qu’était cettedécharge, voici vingt-quatre ans…L’enfer, l’enfer.Nous avonshumanisécettedécharge!Nousavonssauvélesenfants!

Pedro se remet enmarche. Je le regarde du coin de l’œil.Avec sa barbe fleurie deprophète et ses cheveux coupés assezcourts, il me fait invinciblement penser auMoïse de Michel-Angeentrainant sonpeupledansune traverséedesorduresquis’apparenterait à celle de la mer Rouge. Il parle tout enmarchant:

–Tuvois,ilyaencoreduboulot!Maisenfin,cesenfants,ilsvonttousàl’école…cesontnosalliéspourlefutur…

Soudain,ilsemetàvitupérer.Lasaintecolères’emballe:– Je ne comprends pas comment les hauts responsables

peuventêtreaussiindifférentsausortdeleursfrères!Commentpeuvent-ils fermer lesyeuxsurcela,etoserseregarderchaquematin dans une glace en se rasant ? Il y a de cela quelquesannées,situm’avaisvu,jegueulaisdevantlescaméras.Oui,ilfallaithurler !Onnepeutpasprendrecetteattitudeavecde ladouceur.

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–Heureusement,onporte toutcelaenéquipe…AvecvingtmillepersonnesàAkamasoa, toutseul, jen’yarriveraipas,meditPedro.Maisendernièredécision, ils’agitd’accepterouderefuser une aide et c’est très difficile. C’est la raison pourlaquelle tout cela me retombe dessus, conclut-il avecphilosophie.

– T’es-tu fait rouler dans la farine ? Ils doivent mentir,commepartout.

–Évidemment,moncher…L’unedeleurshistoiresfavoritesest celle-ci : Ils ont trouvé du travail en ville… mais il leurmanque l’argent pour acheter la tenue adéquate ou lematérielinformatique.Tuleleurdonnesetpuis,cetargent,ilsl’utilisentà tout autre chose. Quand tu t’es fait rouler une fois, tu esencore tendre,maisquand tu t’es fait rouler cent fois, tu as lecuirunpeuplusrésistant.Tuasapprisàlesdeviner.Maisenfin,commeils’agitd’unpauvre,j’essaietoujoursdeluidonnerunedernière chance en l’avertissant cependant : « Cesse de memener en bateau parce que je suis de ton côté. Alors je tepréviens:Utilisecetteaideloyalementoutunem’aurasplusdetoncôté !»Tusais,Pierre, il enestpourqui ladisciplineestvraiment très difficile…Tuvois ce garnement. Il y a quelquesmois,onl’apincéàvolerànouveaudestéléphonesdanslesruesdeTana…Alors je luiai fichuunebonneclaqueetdepuisonest devenus bons amis. C’est mon petit garde du corps,désormais.

Pedroéclatederire.Dieusaitsicethommesurlesépaulesduquelpèseuneaussigrosseresponsabilité,ritfacilementetdeboncœur…

–C’esttrèsdifficile,vois-tu,delesenleverdecettemauditerue. Nous accueillons plutôt des femmes avec leurs enfants.Puis, avec retard, les maris finissent toujours par rappliquer :«Est-ce que je peuxvenirmoi aussi ? »Comment dire non ?

C’estcequevousappelezenEuropeduregroupementfamilial,n’estcepas?Maisheureusementqu’ilyaplusdefemmesqued’hommes.Elles sontplus responsables.Probablementàcausedeleurnatureetdesenfants…Oui,Pierre,c’estunparadis,uneoasis,mais…àquelprix!

Pedro s’est assis sousun arbre et fait le jugedepaix.Lesgensdéfilentàlaqueueleuleu.OndiraitunsaintLouisbarbusoussonchênedeVincennes…Puisilselèvepoursedégourdirles jambes.La justicealorsdevient itinérante.Unjeunecouplel’aborde. Ils vivent dans une maison avec leurs parents etvoudraientunemaisonpoureux toutseuls.Là,c’est lamamand’une jeune fille inscrite à l’université en troisième année debotanique qui aurait besoin qu’on lui paie un ordinateurportable.J’aienvied’ensavoirdavantagesurlesressortssecretsdecethommeextraordinaire,surlesressortsdesonénergie,desonincroyablevitalité.

–Pedro,es-tusensibleàlamusique?–Évidemment.Elleexprime le fonddu fondsde l’homme.

Elle va plus loin que les paroles. Tous les hommes s’yretrouvent. J’aime toutes les musiques, la musique classiquebien sûrmais aussi la polka slovène qui est si entrainante, lefolkloreargentin,quiaété,hélas!laminélà-basparlatechno;queldommage!Neparlonspasdelamusiquemalgachequimeprendauxtripes.

– À la messe du vendredi, j’ai entendu au moment de lacommunionunmorceaudufilmMission.

– Ce film est légendaire et sa musique sublime. Oui, lamusiqueandineet les flûtesGuaranis te fontvibrer lecorpsetl’âme.Elletraduitàmerveillelessouffrancesdel’hommeetsajoie. Je suis allé voir les réductions jésuites à Misiones enArgentine. J’ai senti de toute mon âme la fraternité avecAkamasoa.

–Tuaimeslecinéma?–Oui,lesvieuxfilms,Moïse,BenHur,QuoVadis,lesfilms

d’action… Je suis curieux de tout sauf de l’horreur. J’en voisassez comme ça, j’en ai ma dose quotidienne… Comment sepeut-il qu’aujourd’hui les jeunes soient aussi attirés par lesfilmsd’horreur?

–Etlesromans?–Autrefoisj’enlisaisbeaucoup.Maintenantjen’aiplusle

temps. Les livres d’histoire me manquent un peu. Je les aiadorés.

–Tuvois, cherPierre, cematin, j’ai reçu laplusbelledesrécompenses.Septtouristesavignonnaisdepassageicim’ontditleurdésespérancedevantlamisèreterriblequ’ilsontvue,palpéedurantleuréquipéeàMada…Ilssontvenusnousvoir;ennousquittant, ils m’ont dit : « Maintenant, on part avec uneespérance. » Oui, cela fait vraiment chaud au cœur. Qu’ontilsressenti?L’amour.L’amourtoujoursprésentici.Sanscetamour-là et le souriredes enfants, rienn’aurait étépossible.L’amourestbeauparcequ’il est libre.Tunepeuxpasaimerquelqu’unqui ne se laisse pas aimer. Tu ne peux pas forcer quelqu’un àt’aimer.Tuproposes.L’autre,enface,estlibred’accepteroudenepas accepter.Un jour, un touriste italien est arrivé ici et aubout d’une journée, il s’est exclamé à voix forte : « Je vousaime ! » Tout le monde était interloqué. Il faut du temps, dutemps et encore du temps. Quelqu’un a dit, je crois, qu’iln’existe pas d’amour, mais seulement des preuves d’amour…C’estlumineux.

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TABLEDESMATIÈRES

AVANT-PROPOSUNEAUTREROUTELEHÉROSSLOVÈNEMISÈREDEL’INFRAMONDEL’AMOURDEDEUXMIRACULÉSLEREGARDQUI«SOLEILLE»DEL’INTÉRIEURL’ARTD’ÊTREMAÇONLEFOUDEDIEUÀL’ÉCOLEDESLAZARISTESRIENNERÉSISTEÀL’EAUQUIFINITPARUSERLEROCHER

VOCATIONLÈVE-TOIETMARCHE!DANSLESPASDESAINTVINCENTDEPAULLORSQUEDESFLEURSDÉCORENTUNBALCON,C’ESTQUELEBONHEUREMBAUMEÀL’INTÉRIEUR

AUCHEVETDESINDIENSL’AMOURESTLAPLUSGRANDEDESÉNERGIESL’EUROPEDUPÈLERINAGELORSQU’ONDIT«NOUS»,QUIPOURRAITSESENTIREXCLU?

MADAGASCAR…ENFIN!MADAGASCARÉTAITLATERREDESENFANTSDEMONSIEURVINCENT

DONNERAUXPAUVRESUNEHISTOIREVOICIMONSIEURVINCENTDERETOURITINÉRANCES

DÉSESPÉRANCESLAPAROISSEDUBOUTDUMONDEILFAUTUNELOIPOURDÉFENDRELESPLUSFAIBLES«LABONTÉAFAITSEREINEMAVIE»JENEM’HABITUERAIJAMAISÀLAMORTD’UNENFANT

COUPDEFOUDREDERRIÈRELESBARREAUXD’ANTSIRABÉQUEFAIRE?LEMIRACLEDELAMONTAGNELEVILLAGEDEL’ESPOIRLAFOURMILIÈREDESIMPOSSIBLESLESPIONNIERSDEL’EXODELAVERTUDEDÉSOBÉISSANCELAMÈRECOURAGED’ANTOLOJANAHARYLAFÊTEDEL’AMOURETUNEROSEFLEURIRASURL’ORDUREMENSSANACORTÈGEDELAMISÈRELALÉGENDED’AKAMASOAMISSIONIMPOSTURESCOMMENTSORTIRDUTROU?DANGERSLESPOLITIQUESMEFICHENTENCOLÈRE!«JESUISUNÊTREDEVOCATIONELLENEM’AJAMAISQUITTÉ»

BALADEDANSAKAMASOA«CELUIQUICHANTEPRIEDEUXFOIS!»LESVOYAGESFORMENTLAJEUNESSELESPIEDSDANSL’HORREURLAGROTTEDELASAINTEFAMILLE

FRATERNITÉSAUFOURETAUMOULINLAPLUSBELLEDESMESSESDESTRAVAUXETDESJOURSLE«DONDEDIEU»OULEVILLAGEDESPAYSANSSITELDOITÊTREMONDESTINCESOIR