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• Professeur à l'uni- versité René-Descar- tes- Paris V. Centre de recherche sur les liens sociaux (CERUS), centre associé au CNRS. L'école maternelle en France : normes éducatives et socialisation après la Seconde Guerre mondiale Une analyse de la situation en milieu urbain Eric Plaisance * Les de l'école maternelle et, co"élativement, la socialisation scolaire du jeune enfant sont analysées dans leur évolution depuis 1945 jusque dans les années quatre-vingt-dix. Au-delà des prescriptions officielles du ministère de l'Education nationale qui proposent des objectifs et des activités, l'étude des rapports d'inspection dans les classes, entre 1945 et 1980, met en évidence une succession de « modèles éducatifs » avec leurs visées nonnative et sociologique. La maternelle semble surtout « pilotée )) par son intégration dans le système éducatif et sous 1 'influence del' école élémentaire. En revanche, la crèche, au cours de la même période, est un lieu où l'on peut surtout repérer la nouvelle représentation du jeune enfant comme « objet culturel)), que l'on retrouve toutefois aussi en maternelle. Iii oser la question des normes éducatives à l'école maternelle peut paraître incongru. N'a-t-on pas dit que c'est une école heureuse et sans contrainte, l'enfant est respecté dans son autonomie et peut s'y adonner à des activités ludiques variées, qu'il est encore bien loin des épreuves qu'il va subir ensuite dans le déroulement de sa scolarité ? Dans l'usage pédagogique français,« norme »fait penser à « normalisation » et a donc mauvaise presse. Les discours dénonciateurs des années soixante-huit avaient largement utilisé les coup lages entre « normalisa ti on » et« contrôle social »,entre« normalisation » et «moralisation», etc. (1). Pourtant, toute analyse d'une institution montre qu'elle est inévitablement habitée par des normes entendues comme des modes de fonctionne- ment relativement stables, des manières régulées d'être et de faire qui obéissent à certaines valeurs (2). En ce qui concerne les institutions pour la petite enfance, l'analyse des normes est en même temps une analyse de la socialisation du jeune enfant puisque, dans une acception courante récurrente, la socialisation est d'abord l'intériorisation des normes sociales. C'est pourquoi l'analyse desnormeséducativesdel'écolematernelle est ici conjuguée à celle de la socia!isation du jeune enfant. De la scolarisation à la socialisation précoce Après la Seconde Guerre mondiale en France, la socialisation du jeune enfant prend de nouvelles formes, principalement avec l'usage socialement généralisé des institutions collectives de garde et d'éduca- tion à l'extérieur de la famille. Les écoles 31 IOECHEifCHEa ET l'ffSvlsloNs trii116B- fllll

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• Professeur à l'uni­versité René-Descar­tes- Paris V. Centre de recherche sur les liens sociaux (CERUS), centre associé au CNRS.

L'école maternelle en France : normes éducatives et socialisation après la Seconde Guerre mondiale

Une analyse de la situation en milieu urbain

Eric Plaisance *

Les nonnes.~ducatives de l'école maternelle et, co"élativement, la socialisation scolaire du jeune enfant sont analysées dans leur évolution depuis 1945 jusque dans les années quatre-vingt-dix. Au-delà des prescriptions officielles du ministère de l'Education nationale qui proposent des objectifs et des activités, l'étude des rapports d'inspection dans les classes, entre 1945 et 1980, met en évidence une succession de « modèles éducatifs » avec leurs visées nonnative et sociologique. La maternelle semble surtout « pilotée )) par son intégration dans le système éducatif et sous 1 'influence del' école élémentaire. En revanche, la crèche, au cours de la même période, est un lieu où l'on peut surtout repérer la nouvelle représentation du jeune enfant comme « objet culturel)), que l'on retrouve toutefois aussi en maternelle.

Iii oser la question des normes éducatives à l'école maternelle peut paraître incongru. N'a-t-on pas dit

que c'est une école heureuse et sans contrainte, où l'enfant est respecté dans son autonomie et peut s'y adonner à des activités ludiques variées, qu'il est encore bien loin des épreuves qu'il va subir ensuite dans le déroulement de sa scolarité ? Dans l'usage pédagogique français,« norme »fait penser à « normalisation » et a donc mauvaise presse. Les discours dénonciateurs des années soixante-huit avaient largement utilisé les coup lages entre « normalisa ti on » et« contrôle social »,entre« normalisation » et «moralisation», etc. (1). Pourtant, toute analyse d'une institution montre qu'elle est inévitablement habitée par des normes entendues comme des modes de fonctionne­ment relativement stables, des manières régulées d'être et de faire qui obéissent à

certaines valeurs (2). En ce qui concerne les institutions pour la petite enfance, l'analyse des normes est en même temps une analyse de la socialisation du jeune enfant puisque, dans une acception courante récurrente, la socialisation est d'abord l'intériorisation des normes sociales. C'est pourquoi l'analyse desnormeséducativesdel'écolematernelle est ici conjuguée à celle de la socia!isation du jeune enfant.

De la scolarisation à la socialisation précoce

Après la Seconde Guerre mondiale en France, la socialisation du jeune enfant prend de nouvelles formes, principalement avec l'usage socialement généralisé des institutions collectives de garde et d'éduca­tion à l'extérieur de la famille. Les écoles

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maternelles connaissent une évolution spec­taculaire de leur fréquentation, puisqu'elles accueillent, en 1945-1946, environ 27 o/o des classes d'âge de deux à cinq ans compris pour atteindre, en 1997-1998, environ 85 o/o des mêmes âges. Conjointement les normes familiales et les normes de l'école maternelle sont en cause dans cette évolution : même si les unes et les autres ne sont pas toujours nécessairement en congruence, elles reposent néanmoins sur un socle commun pour que les familles délèguent une part de leurs pouvoirs éducatifs, durant la journée, à des professionnelles (rarement des hommes) de l'éducation au sein des écoles.

La socialisation du jeune enfant est ainsi devenue de. plus en plus une scolarisation précoce. En fait, ces transformations des pratiques familiales traduisent celles des classes moyennes et supérieures, bien plus que celles des classes populaires qui étaient, et ce depuis le XIXe siècle, déjà largement utilisatrices des écoles pour la petite en­fance (salles d'asile, puis écoles maternel­les, à partir de 1881-1882). On a ainsi essayé de démontrer, en prenant l'exemple des arrondissements de Paris au recrutement social contrasté, que c'est au cours des années soixante que les classes moyennes et supérieures ont adopté ces nouveaux comportements en faveur de la fréquenta­tion de l'école maternelle (Plaisance, 1986).

Une évolution des normes éducatives

La question subsiste, cependant, de découvrir plus finement les transformations des normes éducatives elles-mêmes, celles qui sous-tendent les transformations des pratiques. Sans aborder directement les normes familiales, on a voulu cerner le plus exactement possible les normes de l'école maternelle dans leur évolution, précisément durant la période qui connaît le profond basculement de fréquentation, depuis les années d'après guerre jusqu'au début des années quatre-vingt. L'hypothèse générale est que cette évolution des normes éduca­tives de l'école maternelle, en instaurant ce qu'on a appelé de nouveaux «modèles

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éducatifs», modifie. profondément les modes de socialisation du jeune enfant.

Pour apprécier ces normes éducatives, la sociologie du curriculum fournit une grille d'analyse très précieuse. Une telle socio­logie prend son point de départ dans des recherches menées en Grande-Bretagne dans les années soixante et oriente l'analyse, non plus vers le système scolaire dans son ensemble, mais vers les phénomènes de transmission culturelle dans les différents segments du système. Elle postule que les contenus scolaires, les savoirs, ne sont pas socialement neutres mais, au contraire, traduisent des phénomènes de distribution de pouvoir au sein de la société globale et assurent le contrôle social des individus (3).

Cette analyse du curriculum est parti­culièrement instructive dans la mesure où elle en distingue plusieurs types. Le curriculum« formel »,qui est le curriculum prescrit ou intentionnel, présent par exemple dans les programmes officiels ou dans les manuels scolaires. Le curriculum « caché » désigne les apprentissages qui ne sont pas énoncés comme tels, mais qui font néanmoins partie de l'expérience de l'élève et constituent son « métier». Enfin, le curriculum« réel »constituéparl'ensemble des apprentissages effectués, qu'ils soient ou non explicitement visés par l'adulte (Perrenoud, 1984). On est ainsi en mesure de saisir plusieurs niveaux de normes éducatives, depuis celles qui sont officiellement définies jusqu'à celles qui habitent le quotidien des établissements et des classes. De plus, le sociologue britannique Basil Bernstein a développé la problématique des « codes du savoir scolaire »en essayant d'y situer les activités pédagogiques des infant schools (Bernstein, 1977).

Jusqu'au milieu des années soixante-dix, les finalités et les activités de l'école maternelle restent officiellement définies par des textes anciens. Ceux-ci datent de la fin du XIXe siècle, en dépit d'un petit «toilettage »de 1921 : la maternelle est un établissement « de première éducation » où l'on vise le « développement physique, moral

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et intellectuel » des enfants. Par conséquent, de l'immédiat après-guerre jusqu'aux années soixante comprises, l'école mater­nelle se transforme sans passer par des orientations centralement impulsées par le ministère de l'Education. Il faut penser que les évolutions pédagogiques se sont pro­duites par d'autres canaux que les prescrip­tions ministérielles, par exemple par l'action des inspectrices (inspectrices générales et inspectrices de circonscription), par les revues pédagogiques, par l'influence (soutenue par les inspectrices), de l'Associa­tion générale des institutrices des écoles maternelles, fondée en 1921, et qui tient des congrès chaque année.

De moins en moins « l'école de petits pauvres »

Dès la fin des années cinquante et encore plus au cours des années soixante, des inspectrices ou des directrices témoignent, dans divers écrits pédagogiques, des trans­formations qui s'opèrent :l'école maternelle est de moins en moins « l'école de petits pauvres », disent-elles (4), car elle attire de plus en plus les familles aisées, et elle devient un milieu éducatif pour tous.

En 1977, un nouveau texte officiel sur l'école maternelle est publié à la suite des réformes impulsées dans le système scolaire par le ministre René Haby. Cette longue circulaire ministérielle, définie comme un texte «d'orientation» plus que comme un pro­gramme, est élaborée de manière originale ; elle se présente comme une synthèse natio­nale des réponses locales des inspectrices (140 réponses sur 170 inspectrices). On y trouve le reflet de la diversité des activités menées dans les circonscriptions des inspec­trices, mais aussi le témoignage de l'utilisa­tion de multiples références théoriques sur l'enfant.

L'école maternelle se voit assigner un triple rôle : « éducatif, propédeutique et de gardiennage» (circulaire du 2 août 1977). Les objectifs dits « majeurs» de l'école maternelle sont l'objet de précisions et de références savantes à la psychologie, à la

linguistique, à la neurobiologie, etc. On trouve ainsi, par ordre hiérarchique décroissant : l'affectivité, le corps, le mouvement, l'action, l'expression vocale, la musique, l'expression plastique, l'image, les représentations iconiques, le langage oral, le langage écrit, le développement cognitif. De plus, une option est clairement affirmée en faveur de l'observation de la diversité des enfants par les institutrices. Donc, pas de programmes à proprement parler mais, néanmoins, une visée normative, lorsque dans le même texte on énonce que l'enfant doit être «capable» d'un certain nombre de performances telles que se déplacer, explorer l'environnement, franchir des obstacles, ou encore, dans un autre registre d'activités, comprendre les signes écrits et leur caractère arbitraire, voire les écrire ...

L'accent est mis sur le développement de l'enfant

Quelle est donc la tonalité générale des orientations officielles de cette époque pour l'école maternelle? L'accent est mis sur le développement de l'enfant sous toutes ses formes, plus exactement sur la diversité de ses expressions possibles, sur l'éveil de sa personnalité. Par conséquent, le recours à la « pédagogie par objectifs » dans le texte officiel, qui définit des comportements directement observables, laisse une large place à la nécessité de susciter le plus complètement possible l'expression de la personnalité de l'enfant. De tels propos semblent ainsi se situer dans la continuité des représentations issues de la fin des an­nées soixante sur les pouvoirs propres de l'enfant, sur la richesse de sa personnalité qu'il convient de faire «épanouir».

Parallèlement, pour l'école élémentaire, des « activités d'éveil » sont ainsi dénommées en 1977, succédant aux« disciplines d'éveil» de 1969, et doivent officiellement regrouper l'histoire, la géographie, les sciences et les disciplines artistiques, afin de susciter l'intérêt de l'enfant, de stimuler ses motiva­tions en renforçant une pédagogie de la découverte et de la réflexion. Là encore, ces

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orientations sont inspirées par les courants des méthodes « actives >> et cherchent à mettre en valeur l'enfant en tant que tel, sa spontanéité, plutôt que les disciplines d'enseignement.

l'école maternelle recentrée sur la scolarisation

Les années 1985-1986 sont des années de revirement officiel, sous l'impulsion du ministre de l'Education Jean-Pierre Chevènement, qui souhaite restaurer forte­ment les valeurs et les activités essentielles de l'école républicaine. D'où la mise à l'écart des activités dites «d'éveil>> de l'école élémentaire qui avaient été vivement critiquées (on leur reprochait d'entraîner un manque de structuration des connaissan­ces par les élèves, voire une absence des informations de base, par exemple en histoireetengéographie). D'où l'importance accordée publiquement au « lire, écrire, compter», et l'appel à la diffusion auprès des parents de nouveaux textes officiels à leur portée, simples et clairs.

Dans ce contexte, l'école maternelle est paradoxalement recentrée sur la scola­risation. Ce qui se traduit, dans la circulaire de 1986, par la priorité accordée à l'objectif « scolariser »,avant même celui de« socia­liser». La justification apportée est la sui­vante : « donner à l'enfant le sentiment que l'école est faite pour apprendre, qu'elle a ses exigences, qu'elle réserve des satisfactions et des joies propres». Comme dans le texte de 1977, se trouvent distingués de grands domaines d'activités, mais de manière beaucoup plus succincte et sans l'accumu­lation de références savantes : les activités physiques, les activités de communication et d'expression orales et écrites, les activités artistiques et esthétiques.

De manière générale, ce retour à la notion d'école,explicitementrevendiqué,contraste avec les prises de position nombreuses qui, depuis la fin du XIXe siècle, tendaient à définir l'école maternelle dans sa distance par rapport à une école au sens ordinaire du mot. C'est aussi le souci de la réussite

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scolaire ultérieure des enfants qui devient de plus en plus insistant.

Les dispositions officie Iles, actuellement en vigueur pour l'école maternelle, s'appuient sur la loi de 1989 sur l'éducation et sur la mise en place des cycles d'apprentissage à l'école primaire. Cette dernière dénomi­nation mérite d'être précisée, car elle concerne à la fois l'école maternelle et l'école élémentaire. Définie en 1991, l'organisation de la scolarité primaire en cycles d'appren­tissage commence, en effet, dès la maternelle avec les apprentissages premiers, se poursuit à la charnière de la maternelle et de l'école élémentaire avec les appren­tissages fondamentaux, et s'achève dans les dernières classes de l'école élémentaire avec les apprentissages approfondis. Il s'agit là d'une continuité du virage précédent, avec la volonté de réinscrire nettement l'école maternelle dans le cadre scolaire et plus exactement dans celui de l'école primaire. ·

« Ç'esi .une école»

Dans cette perspective, de nouveaux textes précisent les -objectifs et les activités de l'école maternelle. Publiés en 1995, ils rappellent encoré que « l'école maternelle occupe une place particulière dans l'ensemble du dispositif d'accueil de la petite enfonce» et que« c'est une école». Ils tracent ensuite des orientations générales : « une école à l'ouverture maîtrisée » ; « une école centrée sur l'enfant ».Sont enfin précisés des« domaines d'activités », depuis les apprentissages premiers jusqu'aux apprentissages fonda­mentaux : vivre ensemble, apprer.dre à parler et à construire son langage, s'initier au monde de l'écrit, agir dans le monde, découvrir le monde, imaginer, sentir, créer.

On peut mesurer le chemin paradoxal ac­compli par l'école maternelle depuis la fin du XIXe siècle. D'un côté, une nouvelle affirmation de soi, une définition « mo­derne » de ses activités, qui s'appuie sur­tout sur la connaissance psychologique du jeune enfant. D'un autre côté, une insertion dans le cadre de l'école primaire et de ses

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cycles d'apprentissage. C'est le pari de la continuité des apprentissages, l'aspiration à une scolarité longue et, par conséquent, à une réussite scolaire ultérieure, qui ont ainsi pris le dessus au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix.

Les orientations officielles, rapideme~t analysées, ne sauraient pourtant à elles seules restituer la réalité quotidienne des écoles et des classes. Il faut se tourner vers d'autres types de matériaux, en ayant le même souci de dégager des indices d'une évolution de la socialisation du jeune enfant. On a opté pour l'analyse systématique de rapports d'inspection individuelle, rédigés entre 1945 et 1980 (encadré ci-dessous).

Les rapports d'inspection: le quotidien scolaire

Certes, on ne peut prétendre de la sorte restituer l'ensemble des pratiques dévelop­pées en classe, mais le rapport individuel témoigne tout au moins d'un regard par­ticulier sur une pratique concrète. Il révèle à la fois l'existence de telle ou telle activité

des enfants et de l'institutrice concernée, et la représentation qu'en donne une inspec­trice au cours d'un rituel institutionnel qui vise, en fin de compte, à fournir une ap­préciation sur la qualité pédagogique de la prestation observée.

Il s'agit d'un discours d'autorité, de la part d'un~ inspectrice qui dispose d'un certain pouvoir de jugement sur les activités péda­gogiques et qui est administrativement mandatée pour décerner une note à l'ins­titutrice inspectée. Des expressions dans les rapports écrits (dont l'institutrice a nécessairement connaissance) témoignent clairement de ce poids institutionnel. Ce sont des jugements critiques ou pres­criptifs. Par exemple, dans le premier cas : « les activités proposées n'accordent pas assez d'importance au jeu ». Dans le deuxième cas : « intensifier l'acquisition du langage». Mais, contrairement à l'attente, ces jugements ne sont pas majoritaires dans les rapports analysés: ils forment seule­ment environ 25 o/o des jugements sur la période 1945-1980. Les autres types de jugements, ouvertement favorables ou neutres, constituent le corps des rapports.

L'analyse des rapports d'inspection en maternelle

Un corpus de 100 rapports d'inspection indi­viduelle effectués de 1945 à 1980 dans des classes d'école maternelle a été sélectionné. Les visites d'inspection ont toutes été effectuées dans des écoles de Paris et de la région pari­sienne (à l'exception des zones rurales). Un découpage en quatre. grandes périodes a été établi pour l'analyse diachronique: 1945-1952, 1955-1960, 1965-1970, 1975-1980. Au sein de chacune de ces périodes, 25 rapports d 'inspec­tion ont été retenus. Sur l'ensemble de l'échan­tillon, 45 rapports concernent la grande sec­tion, 28la moyenne section, 27la petite section. Les rapports ont été l'objet d'une analyse de contenu visant à repérer les données pertinentes par rapport à notre question sur le mode de socialisation du jeune enfant. L'analyse principale a consisté à relever tout ce qui, dans les rapports, faisait allusion aux "qualités'' des enfants eux-mêmes, à celles de leurs activités personnelles ou à celles des résultats de ces activités. Ces qualités pouvaient être

réellement observées de manière favorable ou éventuellement critique, ou être des qualités souhaitées par les inspectrices. n a donc fallu tenir compte, parallèlement, des types de jugements portés dans les rapports :jugements neutres ou favorables, jugements critiques ou encore jugements prescriptifs. Au total, 1 120 indicateurs de ces qualités ont été repérés dans les rapports. lls ont été soumis à une première catégorisation descriptive en grandes rubriques thématiques, puis en sous­catégories, selon des procédures classiques en analyse de contenu. Dans une deuxième étape de catégorisation visant à tester des hypothèses sur l'évolution des appréciations des inspectrices, les indica­teursontétérépartisen" modèles éducatifs": un modèle appelé <<productif" et un modèle appelé "expressif"· L'évolution chronologi­que des modèles a été appréciée selon le découpage en quatre périodes de 1945 à 1980, comme annoncé ci-dessus.

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Ainsi, à titre d'exemple : « les modèles sont très bien faits. L'exécution est précédée d'une bonne démonstration collective ... », « les en­fonts se montrent capables de rechercher activement ... », etc.

Jugements sur les « qualités » des enfants

En définitive, on a voulu comprendre l'évolution des types de jugements des inspectrices sur les enfants observés en classe. Pour cela, on a repéré non pas tellement les simples descriptions d'activités (encore que cela renseigne sur ce qui était mis en pratique à telle ou telle époque), mais surtout les appréciations portées sur les « qualités » des enfants ou de leurs activités. Par exemple : «les erifants récitent volontiers», «ce matin, on chante avec plilisir », « les erifants choisissent librement leurs activités », « recherches intéressantes >> (à propos du dessin). Mais ce sont principalement les procédures utilisées par le chercheur pour le regroupement des jugements de base dans des catégories plus larges qui peuvent donner un sens à .une évolution d'ensemble. Après plusieurs types de catégorisations (encadré p. 35), on a proposé des distinctions de « modèles éducatifs». On a ensuite énoncé des hypothèses sur leur évolution entre 1945 et 1980. La notion de« modèle>> est ici utilisée comme le principe,construitpar le chercheur, qui organise les diverses qualifications énoncées par les inspectrices. Il ne se présente pas comme tel à la conscience des inspec­trices et des institutrices, mais il peut être considéré comme sous-jacent aux pratiques quotidiennes et leur donner un sens.

Un premier modèle organisateur serait caractérisé par la représentation d'un enfant qui, à travers ses diverses activités, s'exerce et produit des résultats jugés par l'inspec­trice selon des critères de perfection technique et d'adéquation à des normes de réussite préétablie (qu'il s'agisse de chant, de dessin, de graphisme ... ).

Ce modèle, on propose de le dénommer « productif >>et on fait l'hypothèse qu'il est dominant dans les appréciations des inspec-

IU:CHERCHESET~ N" lU/lB· fiSI

triees, au cours des années d'après-guerre. Un deuxième modèle aurait été centré non plus sur les travaux de l'enfant ou sur ses capacités productives mais, au contraire, sur l'expression de sa propre personnalité. Il s'agirait alors de lui fournir les occasions de manifester la diversité de ses expressions, de témoigner de son originalité individuelle. Ici, les attitudes sont plus importantes que les productions, l'expression de la personne domine les qualités techniques des réalisations. Dans ces conditions, on définit ce modèle comme « expressif >> et on fait l'hypothèse qu'il est plus fortement présent dans la période des années soixante-dix.

Du modèle « productif » au modèle « expressif »

La vérification effectuée grâce à une comptabilité précise des indicateurs re­groupés dans chacun de ces modèles montre sans ambiguïté que le modèle « productif >> est effectivement majoritaire dans les années 1945-1950 et se trouve supplanté par le modèle «expressif>> dès 1955-1960 (graphique p. 37). L'expressivité de l'enfant devient ainsi une norme éducative très nettement dominante en fin de période, soit en 1975-1980. Mais on doit aussi tenir compte des types de jugements (neutres ou favorables, critiques, prescriptifs) portés par les inspectrices au cours des différentes périodes d'évolution.

Pour résumer ce complément d'analyse, les p~riodes intermédiaires (1955-1960 et 1965-1970) sont celles où les inspectrices émettent le plus de jugements critiques ou pres­criptifs. Dans ces moments, elles souhaitent des transformations des réalités pédago­giques et des pratiques quotidiennes, et sans doute aussi des évolutions dans les représentations de l'enfant et de ses activités.

A l'inverse, dans les périodes situées aux deux extrémités (en 1945-1950 et en 1975-1980), elles trouveraient un plus grand accord avec ce qu'elles observent: inspectrices et institutrices se situeraient plus souvent sur un même terrain d'entente concernant ce qu'il convient de faire.

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Evolution des modèles éducatifs à l'école maternelle de 1945 à 1980

60 en%

-.•.•..• "59.,1 MODELE « EXPRESSIF » •• • -...

50 -···-----··················· •••• 50,8 50,8

40 41 40

MODELE<< PRODUCTIF»

30

20

10 6,8 9,2 8,2 7,6

AUTRES INDICATEURS

0+-----------------4-----------------+-~--------------, 1945-1952 1955-1960 1965-1970 1975-1980

Source : Plaisance E., L'enfant, la matemelle, la société, Paris, PUF, 1986, p. 172.

Lecture du graphique : l'axe horizontal est l'axe temporel scandé par quatre grandes périodes : 1945-1952, 1955-1960, 1965-1970, 1975-1980, au cours desquelles les données issues des rapports d'inspection ont été analysées par la technique de l'analyse de contenu. L'axe vertical est l'axe des pourcentages des indicateurs (au total: 1120) de chaque «modèle», qui regroupe les données relatives aux« qualités» des enfants observés et de leurs activités, selon les conventions précisées dans le texte (encadré p. 35). Ainsi, le modèle « productif »recueille 50 o/o de la totalité des indicateurs de qualités des enfants ou dt: leurs activités dans les rapports d'inspection de la période 1945-1952.11 n'en recueille plus que 33,3 o/o dans les rapports de la période 1975-1980. Les autres indicateurs sont des indicateurs qui n'ont pu être classés soit dans le modèle «expressif», soit dans le modèle « productif ».

L'anal y se des rapports d'inspection en école maternelle, à condition de bien situer ces écrits très particuliers comme inscrits dans un discours d'autorité, peut restituer des tendances fortes de l'évolution des repré­sentations du jeune enfant et de ses activi­tés. Les normes éducatives, dans leur trans­formation au cours de la Seconde Guerre mondiale, construisent de nouvelles moda­lités de socialisation du jeune enfant. La socialisation mise en valeur juste après la guerre mondiale est marquée par la confor­mité des activités à des critères de réussite, par l'intériorisation par l'enfant de normes qui lui sont extérieures. On est ici encore proche des définitions de la socialisation par Emile Durkheim : l'éducation est une socialisation, par les adultes, de la jeune génération et elle est fondamentalement une contrainte. Au contraire, la socialisation

prisée au cours des années soixante-dix est définie en fonction de la personne même de l'enfant dans sa singularité, dont les modalités d'exercice ne reposent plus prin­cipalement sur l'intériorisation, mais sur l'expression autonome.

De nouveaux parents, une école qui évolue

Comment interpréter de telles données d'analyse? Et surtout, quelle signification sociale donner à cette évolution? Une première interprétation consisterait à la faire dépendre de la transformation du public des écoles maternelles : les familles des classes moyennes et des classes supérieures auraient progressivement fait pénétrer leurs valeurs et, en particulier, leur vision du

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jeune. enfant comme «être de a.iltùre », ... jeuneenfant,dupublicquifréquentel'école possédant une personnalité originale qui maternelle, enfin des caractéristiques soda-doit «s'exprimer» dans les activités les les des institutrices elles-mêmes, peut en-plus diversement enrichissantes. Cette hy- core être précisée grâce aux travaux de pothèse présuppose toutefqis que toute B. Bernstein (1977) sur les infant schools l'évolution pédagogique de l'institution est britanniques. Il distingue des « codes du en quelque sorte le reflet des valeurs du savoir scolaire», parmi lesquels le code dit public. Or certaines familles, tout au moins . « intégré » serait caractéristique de ces les plus sensibles aux transformations du· écoles: les frontières entre les disciplines discours sur l'enfant, n'ont-elles pas été enseignéesseraientouvertes,l'accentserait attirées à leur tour par les qualités éduca- mis sur le contexte éducatif et les manières tives de l'institution elle-même ? Repérer de connaître plus que sur les acquisitions les transformations sociales et culturelles immédiates, sur les personnes plus que sur qui ont affecté les agents de l'institution, les hiérarchies statutaires. Une telle péda-c'est-à-dire les institutrices elles-mêmes, gogie repose, selon lui, sur des délimita-s'avère alors pertinent. tions symboliques souples et implicites, ce

Une « connivence culturelle » entre parents et institutrices

Les enquêtes d'Ida Berger (1979) fournissent des indications précieuses sur l'embour­geoisement relatif dés institutrices de la région parisienne entre 1953-1954 et 1973-197 4. A la dernière date, les pères des institutrices sont cadres supérieurs et professions libérales (et non plus cadres moyens) ; les maris cadres supérieurs sont eux-mêmes en plus grand nombre qu'autrefois. Dès lors, il faut concevoir un type d'explication qui tient compte à la fois de la présence de nouveaux parents à l'école maternelle et des transformations propres à l'institution, aussi bien sur le plan des caractéristiques sociales des agents que sur celui des pratiques et des normes éducatives.

On peut alors concevoir que s'exercent des effets de« connivence culturelle »entre des parents et des institutrices dont les posi­tions sociales, relativement proches, les amènent à considérer le jeune enfant selon des perspectives assez facilement conci­liables, par exemple en le considérant comme un être chez qui les premières an­nées d'existence sont fondamentales pour la constitution de sa personnalité et à .qui doit être offert un contexte éducatif où il puisse exercer ses multiples potentialités.

Cette liaison circulaire entre l'évolution des normes éducatives, de la socialisation du

qui lui fait adqpter l'expression de« péda­gogie invisible», au contraire d'une péda­gogie« visible» où .les modes de transmis­sion et les règles d'acquisition sont explicites.

Une nouvelle économie de l'émotion

L'auteur essaie de cerner la signification sociale de ces codes. Les écoles enfantines proposent un mode de socialisation orienté vers les personnes ( « une solidarité organi­que personnalisée»), ce qui correspond à la socialisation familiale de la« nouvelle classe moyenne», où l'on est davantage attentif aux différences personnelles qu'aux posi­tions statutaires. Tout contrôle social n'est pas pour autant éliminé, mais un tel contrôle ne s'exerce plus sur le mode de la contrainte hiérarchique et en « extériorité », mais sur le mode de l'interaction où l'appel à la

. maîtrise personnelle des émotions, y compris de la part du jeune enfant, de-· vient la règle. Plusieurs auteurs, qui se réfèrent à l'analyse de Norbert Elias sur le processus de civilisation, insistent ainsi sur la socialisation moderne du jeune enfant qui tend, par des formes de contrôle souple dans des institutions de garde et d'éduca­tion, à instaurer une nouvelle économie des émotions de la part de l'enfant lui-même.

L'analyse détaillée des rapports d'inspec­tion en maternelle ne s'est pas poursuivie au-delà du début des années quatre-vingt. Or, on peut penser que de nouvelles évolu-

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tions ont eu lieu, dont témoignent à leur · manière les instructions officielles dont on a fait état. La pression s'est faite de plus en plus forte en faveur d'une efficacité pédago­gique à long terme, voire en faveur d'une rentabilité des apprentissages. Plusieurs indices vont dans ce sen5: l'affirmation, insistante à partir de 1986, que la maternelle est bel et bien une école, la mise en place de procédures d'évaluation des « compé­tences » des enfants et la publication de «livrets de compétence» sous l'égide du ministère de l'Education Mais qu'en est-il des pratiques réellement mises en œuvre ?

Entre libéralisme et dirigisme

Sous cet angle, les recherches menées par Agnès Florin sur les activités de langage permettent une discussion des modèles éducatifs élaborés. Les pratiques langagières observées dans les classes entre 1981 et 1986, c'est-à-dire juste avant la parution du texte officiel de 1986, présentent à la fois une tendance générale à développer les connais-sances lexicales et conceptuelles, au détriment des connaissances syntaxiques, et une initiative prééminente de la part de l'institutrice qui« règle strictement le système de communication». Se manifesterait une tendance « à majorer le développement des connaissances, des capacités, des compétences et des productions des enfants, au détriment de l'expression en tant que telle» (Florin, 1989). Dans de telles conditions, il ne s'agirait plus ni du modèle « productif» ni du modèle «expressif »,maisplutôtd'unecombinaison entre libéralisme et dirigisme.

Une telle interprétation de l'évolution des normes éducatives de l'école maternelle et de la socialisation du jeune enfant au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix mènerait alors au schéma général suivant : les années d'immédiat après-guerre seraient celles du modèle« productif »et de la sociali­sation dominée par la référence à une norme externe ; les années soixante-dix connaî­traient l'apogée du modèle «expressif» et du mode de socialisation orienté vers l'auto­nomie de la personne ; enfin, les années quatre-vingt et .quatre-vingt-dix seraient

marquées·« ·rentables »dans le déroulement de la scolarité mais ne renonceraient pas pour autant à l'attention accordée à la personne de l'enfant.

. . Concilier des normes éducatives contradictoires

Une telle esquisse de l'évolution au sein de. l'école maternelle possède de très frappan­tes parentés avec la périodisation que pro­pose, de son côté, François de Singly (1996) · lorsqu'il analyse les normes éducatives fa­miliales. On en serait arrivé aujourd'hui à un essai de conciliation de noimes éduca­tives apparemment contradictoires, les unes mettant en exergue la recherche de l'épa­nouissement personnel, les autres tablant· sur la réussite scolaire. « Les parents brico- · lent pour trouver cet équilibre. ( .. .) Ils essaient. également d'obtenir un mélange des deux prin­cipes, en pondérant le libéralisme pédago­gique propreà la logique de la révélation d'une dose d'interventionnisme, de dirigisme, asso­ciée aux exigences scolaires» (De Singly, 1996, pp. 132-133).

La socialisation du jeune enfant en école maternelle peut ainsi être interprétée en liaison avec l'évolution générale des normes éducatives, y compris dans le cadre familial. Mais d'autres lieux collectifs de socialisation peuvent être utilisés par les familles. Les crèches collectives font partie intégrante du dispositif de garde et d'éducation de la petite enfance. Cependant, par rapport à la maternelle, elles accueillent un nombre beaucoup plus réduit d'enfants. Dans le recensement de 1990, les enfants de moins de trois ans sont accueillis à 6,2 % dans des crèches collectives, et à 11 %dans les écoles maternelles. La différence en faveur de la fréquentation en maternelle est bien plus importante dans la mesure où celle-ci ne peut accueillir que les enfants de deux ans révolus (5).

L'évolution des modèles éducatifs esquissée à propos de la maternelle peut-elle être comparée à l'évolution des objectifs et des pratiques de la crèche au cours de la même

. période ? ~ien que l~s comparaisons en ce·

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Les effets pédagogiques à long terme de la fréquentation scolaire à deux ans

Des enquêtes concordantes du ministère de l'Education nationale montrent, depuis le milieu des années soixante­dix que la fréquentation des structures scolaires « préélémentaires » (principalement l'école maternelle) sont en liaison avec la diminution des retards scolaires à l'école élémentaire. Les enfants qui ont fréquenté plus longuement l'enseignement préélémentaire redoublent moins la première classe de l'enseignement élémentaire (le cours préparatoire) que les autres. Ce résultat s'observe pour toutes les catégories sociales: à l'intérieur de chaque catégorie sociale, l'avantage scolaire (en termes de moindre redoublement) concerne ceux qui ont fréquenté au moins pendant trois ans l'enseignement préélémentaire. Pourtant, les écarts sociaux de réussite ne sont pas éliminés : la réduction des redoublements profite aux enfants qui ont déjà les meilleurs résultats, c'est-à-dire aux enfants des catégories supérieures. En ce sens, la fréquentation préscolaire ne « compense » pas les inégalités sociales, elle ne comble pas les différences.

D'autres enquêtes, plus récentes, utilisent des critères plus précis : les acquisitions scolaires.

• Une enquête longitudinale menée de 1986 à 1989 sur un échantillon de 1 900 enfants permet d'apprécier si la scolarisation en maternelle à deux ans permet de meilleurs résultats que la scolarisation à l'âge de trois ans seulement. Les acquisitions en français et en mathématiques au cours préparatoire, puis dans les deux classes suivantes (cours élémentaire 1 '"et zm.e années) sont priseS comme critères de<< résultats •• Garrouse J.-P., Mingat A. et Richard M., LA scolarisation maternelle à deux ans: effets pédagogiques et sociaux, Education et Formations, 1992, n° 31, pp. 3-9) :

-le niveau moyen d'acquisition des élèves entrés à deux ans en maternelle est plus élevé que celui des élèves entrés à trois ans: ils obtiennent 103,5 points en français et en mathématiques à la fin du cours préparatoire, alors que les enfants entrés à trois ans ont un indice de 99,7 en français et de 100,3 en mathématiques (les acquisitions pour l'ensemble des élèves ayant été standardisées avec une moyenne de 100 et un écart type de 15). Cet avantage est encore plus marqué lors de l'évaluation à la fin de la classe suivante (cours élémentaire 1•• année);

-en tenant compte du fait que les enfants entrés à des âges différents en maternelle peuvent aussi être différents sur d'autres plans (comme le sexe, la nationalité, le milieu social, etc.), d'autresélaborationsstatistiques permettent de calculer un effet pondéré ou « net», à variable constante. Par exemple, à milieu social égal, la scolarisation en maternelle à deux ans continue à exercer un effet positif sur les résultats scolaires ultérieurs. Mais cet effet est plus sensible au-delà du cours préparatoire (CP), par exemple en fin de cours élémentaire (CEl). Enfin, la scolarisation précoce semble bénéficier à tous les groupes sociaux, sans jouer par conséquent un rôle de<< substitut à un milieu familial défavorisé >>.

• Une autre enquête porte sur un échantillon de 10 000 élèves scolarisés au cours préparatoire en septembre 1997 (ministère de l'Education nationale, 1998). Les élèves ont effectué des épreuves de type<< papier-crayon>> permettant d'apprécier leurs connaissances générales, leurs compétences verbales et leur familiarité avec l'écrit, leurs compétences logiques et leur familiarité avec le nombre, les concepts liés à l'espace et au temps, leurs comportements sociaux et leur attention.

L'objectif principal de l'enquête visait à cerner l'effet de la scolarisation à deux ans ou, si l'on préfère, l'effet de la durée plus ou moins longue de scolarisation préélémentaire. Sur l'ensemble des épreuves précédentes, les enfants scolarisés plus longuement obtiennent des résultats significativement meilleurs. Le raisonnement <<toutes choses égales par ailleurs», qui tient compte comme précédemment des différentes variables en cause, permet de confirmer l'influence positive- en terme de résultats- de la scolarisation à deux ans, influence particulièrement sensible en zones d'éducation prioritaires.

En testant le rôle de l'origine sociale des enfants, on s'aperçoit que les enfants des catégories sociales défavorisées, d'un côté,et les enfants des catégories les plus favorisées (cadres supérieurs, enseignants),de l'autre, bénéficieraient le plus de la scolarisation précoce. Les interprétations proposées mettent l'accent, pour les premiers, sur les apports éducatifs que les enfants trouveraient à la maternelle en comparaison du milieu familial; pour les autres, il s'agirait plutôt d'une ressource supplémentaire que les familles utiliseraient en faisant profiter leur enfant de la variété de situations éducatives.

De manière plus générale, les interprétations de ces effets positifs réclament beaucoup de nuances. On ne saurait invoquer simplement une explication en terme d'effets pédagogiques directs, car se trouve en jeu la socialisation du jeune enfant qui puise à la fois aux influences familiales et aux influences du milieu de la maternelle. La transition subtile du <<métier d'enfant» au <<métier d'élève •• est sans doute la meilleure clé explicative qui mériterait d'autres investigations.

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domaine n'aient pas encore donné lieu à des analyses systématiques sur des corpus documentaires aussi précis que des rapports d'inspection en maternelle, plusieurs travaux convergent pour repérer la pério­dicité de la socialisation en crèche après la Seconde Guerre mondiale.

La période de l'immédiat après-guerre est fortement dominée par un modèle médica­lisant et hygiéniste. Puis, malgré quelques introductions expérimentales de psycho­logues dans certaines crèches au début des années cinquante, c'est seulement la fin des années soixante .qui connaît à la fois l'extensiond'unmodèle « psychopédagogi­que» et une préoccupation grandissante à l'égard de l'ouverture de l'institution aux parents. Enfin, les années quatre-vingt valorisent « l'éveil culturel » du jeune en­fant, posant explicitement la question· de l'amélioration de la qualité des lieux d'ac­cueil de la petite enfance (6).

Crèche-école maternelle : ·des points de convergence

Un strict parallélisme des évolutions des . modèles de socialisation en crèche et en maternelle n'est donc pas directement · applicable. Mais des points de convergence apparaissent: la valorisation de la dimen­sion éducative en général et, plus particulièrement, l'affirmation de la valeur propre de «l'expression» de l'enfant, essentiellement à partir des années soixante.

Incontestablement, la pénétration de la nou­velle représentation du jeune enfant comme «objet culturel», entraînant une transforma­tion du rôle des adultes, est un trait commun des institutions « crèche >> et « maternelle >> (Chamboredon et Prévot, 1973, pp. 312-313). On constate aussi une évolution du public en crèche qui est du même ordre que celle de la maternelle : d'un public essentiellement populaire à un public plus diversifié et qui comporte (de manière variable selon les lieux de résidence) des parents des classes moyen­nes ou supérieures. Pourtant, la complémen­tarité des institutions pour la petite enfance ne fait pas toujours l'objet d'une reconnais-

sance explicite. Il est frappant de noter, à nouveau, que les textes officiels en vigueur sur l'école maternelle préfèrent insister sur sa définition comme une « école >> et envi­sager la continuité des apprentissages jus­qu'à l'école élémentaire plutôt que ses liaisons avec des dispositifs pour les en­fants les plus jeunes, tels que la crèche (7).

La crèche, une « école des bébés »

On peut ainsi avancer l'hypothèse que, dans les formulations officielles récentes, la maternelle a été pilotée par l'aval, c'est-à­dire sous l'influence de l'école élémentaire. Or, l'amont et donc la crèche peuvent développer chez l'enfant des modes de compétence sociale transférables, lui permettant de s'adapter au milieu de la maternelle. La socialisation antérieure peut être considérée comme un terrain plus ou moins favorable à la socialisation scolaire. A tel point que certains auteurs ont cherché à situer la crèche et la maternelle dans une continuité de socialisation, définissant même la crèche comme une « école des bébés?> (Cohen, 1995).

Les différences dans les conditions de fonctionnement entre la crèche et la maternelle sont cependant incontestables et bien connues: taux d'encadrement des enfants bien plus favorable en crèche, ouverture du service plus étendue dans la journéeetdansl'année,etc. Maisc'estencore l'observation du curriculum réel qui permet de cerner, de manière beaucoup plus fine, ressemblances et différences entre crèche et maternelle.

La recherche par observations systémati­ques de Bianka Zazzo (1984) met en évi­dence l'importance des conditions spatiales de l'accueil, en comparant des enfants de deux ans en crèche et en «classe mater­nelle>> au sein d'une crèche (c'est-à-dire dans un aménagement spécial en crèche, ressemblant à une petite section de mater­nelle). En crèche, l'espace est vaste et peu structuré, et les enfants ont plus tendance à adopter des conduites de mobilité, à être

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relativement isolés les uns des autres. Ils ont tendance à prendre mieux conscience des possibilités d'action motrice qui leur sont offertes, sans doute en liaison avec la souplesse adaptative de la crèche. De son côté, la maternelle (ou des lieux aménagés comme en maternelle} offre un plus grand registre d'activités plus structurées, le plus souvent développées au sein d'un espace plus réduit mais comportant une variété de matériel, et où l'adulte est en général plus incitateur.

La maternelle à deux ans ?

L'auteur n'incite pas pour autant à choisir abruptement entre la crèche ou la mater­nelle ou à répondre péremptoirement à la question : la maternelle à deux ans, oui ou non ? Elle insiste plutôt sur le rôle essentiel

. des conditions d'accueil et des conditions pédagogiques dans un cas comme dans l'autre, mais surtout, en ce qui concerne la maternelle, sur la nécessité d'une véritable « mobilisation prioritaire )) des adultes pour donner toute son importance à la fréquenta­tion optimale des enfants les plus jeunes. L'analyse globale des normes éducatives qui orientent en école maternelle le type de socialisation du jeune enfant a privilégié une approche diachronique, qui permet de

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saisir les transformations des « modèles éducatifs ))' soit au niveau du curriculum formel, soit au niveau du curriculum réel. A cet égard, on a relevé la grande proximité entre l'évolution des normes éducatives de l'école maternelle et celles des familles, confirmant par là les effets de connivence culturelle liant les catégories sociales moyen­nes ou supérieures. Cette analyse n'épuise pas pour autant la connaissance des moda­lités actuelles de la socialisation du jeune enfant.

Deux orientations parmi d'autres possibles mériteraient d'être développées. La pre­mière met l'accent sur l'observation des clivages sociaux au sein des pratiques quotidiennes, c'est-à-dire des formes d' iné­galités qui s'instaurent déjà à l'école mater­nelle dans les interactions des jeunes en­fants et des adultes (Desgroppes-Barbereux, 1997}. La deuxième aborde la vie quoti­dienne du jeune enfant en s'attachant à analyser les segmentations institutionnel­les qui s'opèrent, le découpage des temps et des lieux, les différents rituels de passage (Mollo-Bouvier, 1998}. En fin de compte, l'analyse de la socialisation de la petite enfance doit aussi être une analyse critique de l'arbitraire, historiquement construit, des séparations entre les tranches d'âges con­cernées par les différentes institutions.

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Notes

(1) Il est assez réjouissant de constater que la veine dénonciatrice n'est pas morte, tout en restant si peu convaincante. A propos de l'école maternelle, c'est le cas d'un ouvrage qui prend pour objet l'usage des livrets de" compétence>> des élèves : Sauvage A. et Sauvage-Déprez 0., Maternelles sous contrôle. Les dangers d'une évaluation précoce, Paris, Syros, 1998.

(2) Pour Raymond Baudon et François Bourricaud, les normes sont« des manières de faire, d'être ou de penser,socialement définies et sanctionnées ••,les valeurs<< orientent d'une manière diffuse l'activité des individus en leur fournissant un ensemble de références idéales, et du même coup une variété de symboles d'identification, qui les aide à se situer eux-mêmes et les autres par rapport à cet idéal ••. Baudon R. et Bourricaud F., Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1982.

(3) La notion de« curriculum »peut d'abord être prise dans son sens le plus banal, issu du latin, à savoir l'indication d'un parcours de vie, manifeste dans l'expression curriculum vitae. Rapprochée des questions éducatives, elle peut désigner un parcours de formation et cet usage est fréquent en langue anglaise : ainsi, le curriculum development concerne l'élaboration ou encore l'évaluation de programmes de formation. Mais la sociologie du curriculum présente une plus forte ambition théorique, celle de construire « une approche globale des phénomènes éducatifs, une manière de penser l'éducation qui consiste à privilégier la question des contenus et la façon dont ces contenus s'organisent dans des cursus •• (Forquin J .-C., Ecole et culture. Le point de vue des sociologues britanniques, De Boeck, Bruxelles, 1989). Rattaché à ce même courant de la sociologie de l'éducation, le sociologue britannique Basil Bernstein précise: « ln façon dont une société sélectionne, distribue, transmet et évalue-les savoirs destinés à l'enseignement reflète la distribution du pouvoir en son sein et la manière dont s'y trouve assuré le contrôle social des comportements individuels •• (Langage et classes sociales. Codes sociolinguistique et contrôle social, Paris, Ed. de Minuit, 1975).

(4) Sourgen H. et Leandri F., Les écoles maternelles, classes enfantines, cours préparatoires. Méthode, règlements, organisation, fonctionnement, commentaires des textes officiels, Paris, Bourrelier (Cahiers de pédagogie moderne), 1953, p. 10.

(5) La fréquentation de la maternelle par la seule classe d'âge de deux ans est estimée à plus de 50 o/o, car les 35 o/o souvent relevés dans les statistiques officielles négligent en fait la norme de fréquentation qui implique que les enfants aient atteint deux ans «révolus •• au moment de la rentrée scolaire. Desplanques G., Garder les petits: organisation collective ou solidarité familiale, Données sociales INSEE, 1993, pp. 330-338.

(6) Baudelot O. et Bréauté M., ln crèche, ses objectifs, son évolution récente, Cahiers du CRESAS, 1979, n° 19, pp. 209-238. Baudelot O. et Rayna S. (éd.), Les bébés et la culture: éveil culturel et lutte contre les exclusions, Paris, INRP L'Harmattan, 1999. Bouve C., 1998, Les crèches collectives du Val-de-Marne de 1950 à 1996: politiques, usagers et représentations. Contribution à une sociologie de la petite enfance, thèse de doctorat en sciences de l'éducation, Université René-Descartes - Paris V, 1998.

(7) Dans la note du ministère de l'Education nationale de décembre 1982 sur les orientations en matière d'accueil des tout jeunes enfants, on pouvait lire : «Il s'agit de viser à rapprocher les professions de la petite enfance, pour une meilleure connaissance réciproque et pour une meilleure continuité dans les actions éducatives. Une complémentarité doit ainsi se dégager, par une recherche concertée d'harmonisation de comportements face aux jeunes enfants, ce qui ne signifie en aucune manière confusion ou indifférenciation, chaque profession -celle d'instituteur en particulier -gardant toute sa spécificité». La synthèse des inspecteurs d'académie sur ces orientations, pour l'année 1983-1984, mentionnait le «travail interinstitutionnel sur le terrain», et en particulier la collaboration de l'école maternelle avec d'autres institutions de la petite enfance, par exemple la crèche.

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