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Le 13 octobre 2017

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DU MÊME AUTEUR

LES SILENCIEUX. BERGER-LEVRAULT. Prix de la Société des gens de lettres.

Du Chef de l'État. Hachette.

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HUBERT BASSOT

LE 13 OCTOBRE 2017 ROMAN

EDITIONS FRANCE EMPIRE 68, rue Jean-Jacques Rousseau, 75001 PARIS

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Vous intéresse-t-il d'être au courant des livres publiés par l'éditeur de cet ouvrage?

Envoyez simplement votre carte de visite aux ÉDITIONS FRANCE-EMPIRE

Service « Vient de paraître » 68, rue J.-J. Rousseau, 75001 Paris,

et vous recevrez, régulièrement et sans engagement de votre part, nos bulletins d'information qui présentent nos différentes

collections, que vous trouverez chez votre libraire. © Éditions France-Empire, 1989

Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays.

IMPRIMÉ EN FRANCE

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A Y.M.D.

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« La mission de chaque Russe est sans doute une mission universelle ».

DOSTOĪEVSKY

« Maintenant que notre potentiel nucléaire est capable d'annihiler plusieurs fois l'hémisphère occidental, l'essentiel pour nous est de construire des fusées qui pourraient atteindre les missiles américains avant même leur lancement. »

Léonid BREJNEV

« Le XXI siècle sera religieux ou ne sera pas. »

André MALRAUX

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Chap i t r e 1

La fenêtre est grande ouverte. Dimitri Naboukov dort. Il a rejeté la moitié des couvertures. L'un de ses bras enlace le deuxième oreiller. Tania qui, sans bruit, a poussé la porte, l'observe. Elle entre doucement, pose la veste de son tailleur sur un fauteuil, retire ses chaussures et s'avance vers son amant. Elle se jette sur le lit : « Dimitri, Dimitriovitch, debout! Debout les damnés de la terre! »

Il se redresse d'un bond, hagard. Il lui faut quelques secondes pour émerger de la nuit.

- Tania! Tu m'as fait une de ces peurs... Il n'a pas le temps d'exprimer son humeur. Déjà nue, elle

lui ferme la bouche d'un baiser. Elle est sûre d'elle, sûre de la douceur de sa peau, du parfum qu'elle dégage et qui pro- duit sur Dimitri un effet auquel correspond, chez elle, un désir qui la trouble. Dimitri est le seul qui lui convienne. Elle l'a choisi. Elle l'aime parce qu'il peut s'affronter en homme, et mieux en mari, aux situations qu'elle connaît de la vie.

Il est plus étincelant que les lustres des grands salons du Kremlin. Partout où il se trouve, il est le premier. Il sera habile à se mouvoir dans la hiérarchie du pouvoir. Il a l'ambition de devenir, un jour, le successeur des successeurs de Nikita Petrovka, le Secrétaire général du parti communiste de toutes les Russies.

Mais pour elle la surprise est toujours ce qu'elle éprouve en ce moment même, au plus intime moment de l'amour, une

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rencontre de deux peaux qui se fondent jusqu'aux caresses de l'âme.

- Oh, Dimitri! Elle crie de plaisir. Plus tard, il la prend dans ses bras et

cherche, aux creux de ses oreillers, un reste de sommeil. Appuyée sur un coude, penchée sur son amant, du bout des ongles, elle dessine des arabesques sur sa poitrine.

- Il faut que tu saches, Dimitri Dimitriovitch, que tu l'as échappée belle. Si je t'avais trouvé avec une de ces femmes de chambre française dont on parle tant, je t'aurais arraché les yeux. Est-il vrai qu'elles soient si belles?

Dimitri gagne quelques instants de paix. Tania s'étire. Jamais elle n'aura sommeil après ce voyage qu'elle a tant attendu. Elle se dirige vers la fenêtre et se penche sur le parc.

- Alors, c'est ça la France? C'est joli. Tu sais, nous n'avons rien vu. Maman voulait arriver ce matin. Résultat, on a volé de nuit. Tu sais que tu m'as manqué? Énormément manqué. Ah! A propos, tu te souviens de ton ami Pietrovitch Naidof? Il a été nommé vice-gouverneur d'Amérique. C'est bien. Mais toi, c'est mieux. Major de promotion, chargé de mission au cabinet d'Alexis Romanof, je sais qu'il s'agit de ton oncle, mais c'est aussi le numéro 2 du Politburo, c'est formidable, cama- rade. Tu est génial! Comment me trouves-tu, poursuit-elle en virevoltant, Mamouchka dit que j'ai des seins superbes.

Dimitri a renoncé au sommeil et la regarde en souriant. Elle n'a pas changé, menant trois conversations en même temps, sautant d'un sujet à l'autre, avec ce corps de fille rompu à tous les sports, poitrine haute et jambes fines.

- Tout de même, Dimitri Dimitriovitch, tu aurais pu passer par Moscou avant de venir ici. Enfin! Et cette semaine de chasse! Quelle idée! D'ailleurs, la chasse, tu n'y connais rien. Réponds-moi quelque chose, Dimitri Dimitriovitch. Tu sais, nous allons à Paris après-demain.

Dimitri se raidit. Tania ne lui avait pas posé une question. Comme d'habitude, elle avait affirmé, décidant pour lui. Quand ils étaient enfants, et même étudiants, ce procédé l'amusait. Mais maintenant, non. Il venait de sortir de l'E.M.A., l'École Mondiale d'Administration, l'École la plus

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difficile de Russie. Celle qui fournissait les cadres les plus éle- vés de la Nomenklatura. Si on voulait, un jour, accéder au Comité central et au Politburo, il fallait être passé par là. Aller visiter Paris ne présentait, pour lui, aucun intérêt. C'était ici, à Valençay que, pendant une semaine, autour du bureau poli- tique, les grandes affaires du monde se joueraient.

- Tania, n'y compte pas. Il essaie de donner une nouvelle fermeté à sa voix. Je reste ici pendant la chasse. - Tu m'accompagnes à Paris, Dimitri. Tu ne peux me le

refuser et me laisser seule. Pendant tes études, je veux bien, mais elles sont terminées.

- Mais tu n'es pas seule, ta mère t'accompagne. - Mais voyons, Dimitri Dimitriovitch, reprend-elle en riant,

je ne mets pas Mamouchka dans mon lit. - Tania, non et non! Tous les membres du Politburo ou

presque seront ici. Est-ce que tu te rends compte de ce que cela représente pour moi, pour ma carrière, de les rencontrer en chair et en os, de les écouter, de me faire bien voir? Non, je n'irai pas à Paris!

- Dimitri Dimitriovitch, je t'aime, je t'aime et tu viendras avec moi.

Le téléphone intérieur sonne. Sans répondre à Tania, Dimi- tri décroche.

- Bien sûr, oncle Alexis, j'arrive. - Tu as entendu, dit Dimitri Naboukof en s'habillant rapi-

dement. Non, je n'irai pas à Paris. Tania, rieuse, enfile la veste de pyjama que son amant vient

d'abandonner et se glisse dans le lit en disant : - Oh si, petit paliouchka, oh si, tu viendras avec moi.

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Chapitre 2

- L'hélicoptère est prêt à décoller, camarade Gouverneur. L'officier mécanicien se tient au garde-à-vous. - Merci, répond Alexis Romanov qui, à grandes enjambées,

comme il aime le faire chaque matin, parcourt l'immense ter- rasse du château de Valençay.

De haute taille, puissamment charpenté, le visage rond, les traits marqués sans être creusés, le numéro 2 du Politburo, le Gouverneur d'Europe, dégage une impression de puissance. Ses yeux, sans cesse en mouvement à l'abri d'une broussaille de sourcils noirs, ont l'air de regarder plusieurs objectifs à la fois.

Alexis Romanof se tourne brusquement vers son neveu qui vient d'arriver.

- Pour comprendre l'histoire de France, Dimitri, c'est simple. Grimpe sur une colline et tu découvres un jardin à la mesure de l'homme. Tandis que chez nous...

Il fait un geste évasif puis s'immobilise pour contempler, jusqu'à l'horizon, le moutonnement de la terre les cultures devinées, les couleurs subtiles, inachevées.

L'aube tiédit. Une brume s'étire sur la cime des arbres. Au fond de la vallée, la rivière, toute en courbes, s'éveille et joue avec les rayons du soleil.

Dimitri Naboukof garde le silence. Peu de gens à Moscou peuvent se vanter d'avoir vu rêver Alexis Romanof. Ses colères foudroyantes sont célèbres. Amis ou ennemis ne savent jamais dans quelle mesure elles sont commandées. Elles se terminent

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si vite qu'ils en cherchent encore les raisons, sans pouvoir en retrouver les traces sur un visage retourné au granit.

- Dimitri Dimitriovitch, regarde bien ce que tu vois sous tes yeux.

La voix du Gouverneur s'anime soudain, comme s'il s'éveil- lait lui-même.

« Il y a un peu plus de deux cents ans, un homme marchait, comme nous, sur cette terrasse. L'horizon était le même, le jar- din aussi et, comme moi, il réfléchissait à ses propres intrigues. Un homme d'État français, étrange et génial, qui se nommait Talleyrand. Charles Maurice de Talleyrand Périgord. Un bloc d'intelligence, d'intuition, mais un bloc taillé avec les mille facettes de la finesse et de la légèreté, de l'esprit peut-être. Un homme avec une seule passion, le pouvoir. Il est venu ici à l'aube, comme nous aujourd'hui, réfléchir sur ce qu'il fallait faire. Nos cosaques trempaient les sabots de leurs chevaux dans la Seine. Napoléon avait perdu... Le tsar de toutes les Russies dictait la paix, avec quelques autres. Mais Talleyrand était toujours présent. En politique, Dimitri, le secret c'est de durer. Ce château était le sien. Il y donnait des fêtes et des chasses. Les plus somptueuses d'Europe, paraît-il. Il nous a roulés quelquefois - lui et d'autres - mais, avec le temps, nous avons fini par gagner. Aujourd'hui, c'est moi, ici, qui invite aux plus belles chasses.

Alexis Romanof éclate d'un rire tonitruant, et reprend : - Enfin, presque les plus belles. Le Maréchal Nicolaï

Troubetskoi, que tu vas rencontrer tout à l'heure, fait mieux en Hongrie. Mais que veux-tu, les Hongrois sont meilleurs que les Français!

- Est-il exact qu'à Vienne, camarade Gouverneur... - Dimitri Dimitriovitch, tais-toi. La voix d'Alexis Romanof se fait presque tendre. « N e m'appelle pas «camarade Gouverneur»! Tu sais bien

que titres et protocoles ne sont que les marques du pouvoir. Nous sommes seuls, que diable! Quand tes parents ont dis- paru, dans cet effroyable accident, tu n'avais que deux ans. Tu es mon neveu, le fils de ma sœur préférée, mais au fond de mon cœur, tu es mon fils. Le fils que je n'ai jamais pu avoir.

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D'un geste vif, Dimitri Naboukof a saisi la main d'Alexis Romanof et l'embrasse.

- Petit père, si tu savais comme je t'aime! Alexis Romanof d'un mouvement d'épaules se débarrasse de

souvenirs pesants, puis donne une claque dans le dos de Dimi- tri.

- A nous deux. Cosaque! La journée va être superbe. Il est temps d'aller faire courir nos chevaux.

Tous les deux se dirigent vers l'hélicoptère posé, loin, à l'autre bout de la terrasse. Un gros petit homme les attend au pied de la passerelle.

- Camarade Gouverneur, je demande des instructions. Mes services ont surpris, cette nuit, un groupe de paysans du côté de Mézières, dans les étangs de Brenne. Un de leurs prêtres disait la messe des catholiques.

- Combien? Alexis Romanof est soudain devenu un bloc, un marbre

glacé. Comme Talleyrand, se dit Dimitri Naboukof. - Vingt trois, camarade Gouverneur, répond le colonel du

K.G.B. - Des femmes, des enfants? - Huit femmes, quatre enfants. Ils ont été renvoyés dans les

villages. Les hommes sont arrêtés. Que fait-on pour le prêtre? Alexis Romanof, de sa cravache, frappe sa botte avec vio-

lence. Encore des catholiques dans son kolkhoze de chasse! Diabolique engeance qui se multipliait comme des lapins.

Il se tourne vers l'officier. D'un ton sec, l'ordre claque : - Sanction numéro 4. Le colonel du K.G.B. salue puis s'éloigne. Tandis que l'hélicoptère prend de l'altitude, Dimitri Nabou-

kof regarde disparaître le château de Valençay. - Sanction numéro quatre. Qu'est-ce que cela veut dire?

Oncle Alexis? - Fusiller, laisse tomber Alexis Romanof en jetant les yeux

sur les cimes des arbres.

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C h a p i t r e 3

Prévenu par radio, Pierre Laroche Aurillac, le Directeur du kolkoze de chasse, attend l'arrivée de l'hélicoptère. La cinquan- taine, grand mince, il a cette courtoisie désabusée, naturelle à ceux qui, depuis des générations et des générations, ont sur leurs propres terres, commandé à la nature et aux hommes. Aujourd'hui, le vieux manoir qu'il habite, dont la noblesse défie le temps, ne lui appartient plus, mais il l'a entretenu et même amélioré, en profitant des facilités que lui procurait son poste.

Il y a cinq ans, lorsque Alexis Romanof, qui venait d'ins- taller sa résidence d'été à Valençay, l'avait convoqué pour lui proposer la direction de la chasse, le Français n'avait pas hésité. Cette première entrevue était restée gravée dans sa mémoire et, lorsqu'il y réfléchissait, il savait que si c'était à recommencer, il le referait.

Il n'avait rien en commun avec ce Russe qui gouvernait le monde. Rien, sauf la chasse. La même passion au point d'en parler, tous deux, comme d'une personne vivante, aux exi- gences connues.

- Je veux organiser, ici, la plus belle chasse du monde, lui avait dit Alexis Romanof. Il avait précisé :

- Pour ce qui est du gibier de cette région naturellement. Les oiseaux les plus sauvages, les plus difficiles, je les veux sur le territoire et sans que jamais, en battue, mes invités ne restent sans tirer.

- Mais il faudra des territoires immenses... avait-il répondu.

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Alexis Romanof avait éclaté de rire. - Et alors, Pierre Piétrovitch? Le Russe l'avait appelé ainsi dès la première fois et n'avait

pas cessé depuis, mélangeant les prénoms russes et français. Pierre Laroche Aurillac n'en avait pas été gêné. Au contraire. L'un de ses ancêtres n'était-il pas allé chasser, tous les ans, chez un prince russe? Ses lettres étaient conservées dans la biblio- thèque du manoir. Il en avait lu quelques unes, comme une curiosité et peut-être aussi pour apaiser sa conscience. C'était un lien, une justification qu'en réalité personne ne lui deman- dait.

« - Bien sûr qu'il faut de l'espace, Pierre Piétrovitch, avait repris le Gouverneur d'Europe. C'est vrai qu'on en manque un peu par ici. On ne peut chasser dans un jardin.

Quand Pierre Laroche Aurillac lui avait proposé de réfléchir et d'établir un rapport préalable, le Russe avait refusé.

- Les rapports, c'est bon pour la politique. Pas pour la chasse. Nous commencerons avec vingt mille hectares. Plus tard, nous verrons. Tu as tous les pouvoirs et les roubles néces- saires. Je viendrai d'abord chasser seul, avec mes chiens. Mais, dans cinq ans, je donnerai la première grande semaine de chasse. Tout doit être prévu, organisé, pour cette semaine-là. Tu as cinq ans, dépêches-toi.

Vingt mille hectares... Pour une chasse de perdreaux, de fai- sans et de lièvres! En cinq ans, Pierre Laroche Aurillac avait fait le nécessaire pour construire un domaine, car jamais il n'avait accepté d'employer le mot de « kolkhoze » pour dési- gner cette terre.

Un jour de chasse, Alexis Romanof lui avait fait la remarque : « Gouverneur » non, on dit « camarade Gouver- neur » et on dit « kolkhoze » au lieu de « domaine ».

Le Français était resté silencieux. D'humeur irritable parce que, contrairement à son habitude,

il avait mal tiré, Alexis Romanov s'était emporté : - C'est un ordre! Pierre Laroche Aurillac avait alors fixé le Russe : - Je n'ai jamais travaillé sous la menace. Ni mon père, ni

mon grand-père, ni aucun des miens, et nous vivons sur cette

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terre depuis quatre cents ans. Voyez-vous, Gouverneur, je ne vais pas commencer aujourd'hui. Parce que ce qui me reste ce sont eux, qui dorment dans le cimetière du manoir dont vous avez fait arracher les croix. Vous pouvez m'envoyer dans l'un de vos goulags, mes morts m'accompagneront. Mais si je les trahis en acceptant des ordres contraires à ce que je suis, ils me quitteront. Et je n'ai aucune envie de me séparer des miens.

Le Français s'attendait à une explosion. Ce fut l'inverse. Alexis Romanof lui mit la main sur l'épaule et lui dit :

- Pierre Piétrovitch, tu parles comme un Russe. C'est bien. Fais comme tu l'entends.

Pierre Laroche Aurillac sort brusquement de sa rêverie. Un homme soudain a fait irruption dans la pièce. - Oh là Pierre, oh là! Avec de larges épaules carrées de montagnard, la tête coiffée

d'un drôle de chapeau, les bottes crottées, Léon Derouaney est arrivé en courant.

Pierre Laroche comprend vite que quelque chose de grave est arrivé. Derouaney et lui se connaissent depuis l'enfance. Bien avant la Grande Révolution. Pierre Laroche allait passer ses vacances, hiver comme été, dans les Alpes à l'Aiguillette où sa famille possédait un chalet, voisin de la ferme des Deroua- ney; Léon lui avait appris la montagne. Après les événements, la répression avait été particulièrement dure dans les Alpes. Quand Pierre Laroche avait pris la direction du kolkhoze, il avait appelé son ami pour le seconder et celui-ci avait dit oui sans hésiter.

- Qu'y a-t-il? Léon Derouaney passe la main dans ses cheveux et répond

d'une voix tendue, un peu sourde : - Tout le groupe de Badré a été arrêté cette nuit, derrière

l'étang des Châtaigniers, là-bas en Brenne, du côté de Mézières. L'abbé Louis va être fusillé.

Pierre Laroche frappe du poing sur la table. - Ah, les imbéciles! Vingt fois on leur a dit d'être plus pru-

dents. Leur cabane de l'étang, était trop visitée, trop connue. A force de s'y rendre ils avaient transformé leur sentier en boule- vard.

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Pierre Laroche Aurillac n'avait jamais été un catholique pra- tiquant. La religion faisait simplement partie de sa tradition. Si Dieu existait, comment pouvait-il permettre tant de malheurs? Pourtant, on était venu le chercher et, tout naturellement, il avait accepté de prendre la tête des réseaux de logistique, de soutien, de sécurité, pour les prêtres clandestins. Clandestins, ils l'étaient tous.

Il y a longtemps, lors de la Deuxième guerre mondiale, le manoir avait été un haut lieu de la Résistance et son propre père, un chef de réseau redoutable. A l'époque, les Anglais parachutaient des armes et les Américains s'apprêtaient à débarquer. Aujourd'hui, que pouvait-on espérer? Se battre contre les Russes, avec des fusils de chasse et les autres armes cachées lors des événements, relevait de l'enfantillage. Le monde s'était placé dans le même état de soumission. Contre l'Étoile Rouge, il ne restait que Dieu. Après tout, c'était un allié qui ne manquait pas d'allure.

De plus, en forgeant un nouveau maillon à l'histoire de sa propre famille - les Croisades, le service du roi, les prêtres réfractaires sous la Révolution française, les guerres, toutes les guerres, la Résistance - il avait la certitude de s'occuper des siens, ceux que la terre, le hasard ou l'habitude avaient enraci- nés sur son chemin. Son frère Yves, au contraire, après avoir hésité à devenir prêtre, s'était engagé dans l'action clandestine. Il vivait à La Rochelle.

Pierre Laroche Aurillac devait très vite, prendre des mesures. Alerter la communauté de soutien pour aider les femmes et les enfants. Quant aux hommes, il n'y avait rien à faire. Dans quelques jours, il partiraient au goulag, quelque part en Russie. Avec fermeté, Pierre Laroche avait maintenu un cloisonnement entre les communautés, le peu qui restait des anciennes paroisses. Les hommes arrêtés n'avaient aucun contact avec d'autre prêtres, il n'y avait pas de risques.

- Et le prêtre irlandais? demande avec angoisse Léon Derouaney. Il pourrait être découvert. Il est en danger.

- Je viens de l'envoyer en forêt, accompagné par Isabelle, dès que j'ai appris la venue d'Alexis Romanof.

- Quoi! dit Léon Derouaney, le Russe vient ici? Est-ce que

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tu crois que c'est pour ce qui s'est passé cette nuit aux étangs de Brenne?

Pierre Laroche Aurillac hausse les épaules. - Nous allons le savoir bientôt, dit-il avec le calme qui ne le

quitte jamais. Habituellement, quand le Russe venait chasser, c'est lui qui

était convoqué au château. Avec tout ce monde à Valençay, il était tellement sûr d'être tranquille, qu'il avait décidé que le prêtre irlandais, Tony O'Paddy, resterait caché, chez lui, avant son départ pour Moscou.

Pierre Laroche Aurillac avait hébergé un grand nombre de prêtres clandestins, mais jamais des recommandations aussi importantes ne lui avaient été faites. Monsieur Henri, sans lui en révéler davantage, lui avait dit :

- Pierre, le prêtre qui arrive pour quelques jours, a une importance exceptionnelle. Il arrive d'Irlande et va, envoyé par le Saint Père, à Moscou. Il prendra, à La Rochelle, le train de la marée, avec ton frère Yves. Sa sécurité passe avant la nôtre ici. Je te le confie.

Apercevant l'hélicoptère des Russes, Léon Derouaney s'éloigne tranquillement. Pierre Laroche Aurillac attend Alexis Romanof.

- Pierre Piétrovitch, bonjour, dit Alexis Romanof, en des- cendant de l'hélicoptère. Je te présente mon neveu, Dimitri Naboukof. Un brillant sujet, mais qui ne connait rien à la chasse! Il faudra me le former, ajoute-t-il en riant.

Pierre Laroche Aurillac observe Dimitri Naboukof et, mal- gré son aversion pour un Russe qui ne sait pas chasser, il est séduit par ce visage ouvert et souriant.

« Alors, Pierre Piétrovitch, poursuit le gouverneur est-ce que tout est prêt?

- Je pense que oui. Le Politburo sera content. Les couvées de perdreaux ont bien réussi. Le printemps a été sec, au moment où il fallait. Le soir, on entend les compagnies rappe- ler d'un bout à l'autre du domaine. A propos, Gouverneur, que se passe-t-il avec le climat? Jamais les hivers n'ont été aussi rudes, ni les étés aussi chauds...

Pierre Laroche Aurillac, soulagé, parle d'abondance. Son inquiétude s'éloigne. Le Russe est venu pour la chasse.

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Il se répand en description : « Les migrateurs - qui ne faisaient que passer - s'arrêtent

maintenant et font souche. Des oies, des sarcelles, des pluviers dorés, des outardes même. On a l'impression bizarre qu'ils hésitent à descendre plus au Sud. La vigne est revenue en force. Le raisin a mûri, cette année, comme jamais.

Alexis Romanof a un geste négligent de la main. Il n'a aucunement l'intention de s'étendre sur ce sujet, ni témoigner son inquiétude. Mais Dimitri Naboukof sait lui, que c'est là l'un des problèmes majeurs auquel doit faire face le Politburo. Les Académies des Sciences, du monde entier, travaillent sur ce dossier. Sans résultat, jusqu'ici. Aucune réponse n'a pu être apportée à ces perturbations du temps. Imperceptibles dans certaines régions, brutales dans d'autres. Heureusement, pour la tranquillité du monde, l'information ne circule pas.

- Et les faisans, Pierre Piétrovitch? reprend le gouverneur en regardant le ciel.

- De haut vol, comme vous les aimez. Quant aux canards, vous ne pourrez pas les tuer tous en une semaine.

- Les lièvres? - La densité est moyenne à l'ouest de l'Indre, mais ils pul-

lulent en Champagne berrichonne. Nous ferons les rapprochés et les chaudrons là-bas.

- Bien. - L'organisation des battues, nous pourrions la voir si vous

le voulez dans mon bureau. - Inutile, Pierre Piétrovitch. Fais comme tu l'entends. Nous

allons courir en forêt, mon neveu et moi. Fais-nous seller les chevaux!

C'est avec un pincement au cœur que le Français s'éloigne, pour donner les ordres. Jamais il n'aurait pu imaginer qu'à la veille de recevoir le Politburo, Alexis Romanof aurait l'idée de monter à cheval dans les bois. Le Gouverneur allait sûrement rencontrer Tony O'Paddy qu'il avait envoyé, avec Isabelle, en forêt.

Quelques minutes plus tard, Pierre Laroche regarde les deux hommes partir au pas de leurs chevaux.

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C h a p i t r e 4

Dans le sous-bois qui longe la rivière, Dimitri Naboukof hume le parfum des fraises sauvages et résiste à l'envie de des- cendre de cheval pour en cueillir une poignée.

- Oncle Alexis, tu as fait fusiller un prêtre catholique. Il y en a donc encore? Je croyais que le problème était résolu comme pour l'Islam ou pour les Juifs.

Alexis Romanof, étonné par la question, regarde Dimitri, s'apprête à lui répondre, se reprend et sourit.

- J'allais oublier qu'à la Grande Révolution Mondiale, tu n'avais que deux ans. Tu as eu le bonheur de vivre, jusqu'ici, dans un univers protégé. Les jeunes pionniers, le Lycée, l'Université, l'École Mondiale d'Administration. Tout au long de ce parcours, ton intelligence, ta mémoire, ta culture, ont été nourries, développées, enrichies, à l'abri des influences pernicieuses. C'est une chance Dimitri Dimitrio- vitch, une chance que notre génération n'a pas connue. Avant 1992, il a fallu que nous nous battions pour faire triompher nos idées et, en même temps que nous nous bat- tions, contre celles qui s'opposaient aux nôtres. Nous étions obligés d'épouser nos convictions dans les moindres détails et nous étions obligés aussi de connaître celles de nos adver- saires, pour mieux les combattre. C'était un exercice difficile qui exigeait, des nôtres, une rigueur impitoyable. Mais de cela, tu n'auras pas à connaître. Ni toi, ni personne de ta génération ni des suivantes.

- A l'E.M.A., oncle Alexis, nous avons suivi quelques cours

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sur l'Islam et sur les Juifs, mais jamais sur ces catholiques. Pourquoi?

- Parce que les réponses qu'il fallait apporter pour détruire ces trois sectes ne sont pas de même nature. La secte musul- mane, l'Islam, avait posé sa foi en Mahomet en termes de guerre sainte. Utiliser la guerre, en la mettant au service d'une religion comme cela a été fait par l'Iran à cette époque, c'était accepter, en même temps, qu'une autre guerre puisse avoir lieu contre cette même religion. C'est ce que nous avons fait, dès le début de la normalisation. Contre l'Islam, ce fut la destruction par le fer et par le feu. Nous avons fusillé les Mollahs - c'était le nom de leurs prêtres - et rasé les mosquées. Nous avons sup- primé, du jour au lendemain, toutes les émisions religieuses à la radio et à la télévision et dévoilé les femmes. Le K.G.B. a fait le reste. En échange, si j'ose dire, nous avons chassé les Juifs d'Israël et créé un État palestinien. Ça leur faisait telle- ment plaisir...

Alexis Romanof a un petit rire. ... Et il nous ont beaucoup remerciés. - Et les Juifs? - Beaucoup sont morts. Les autres se sont éparpillés. L'ins-

cription au Parti leur est interdite. - Et pour les catholiques? - Pour les catholiques, le problème est plus difficile. C'est

une religion qui, non seulement refuse la haine et la guerre, mais qui prêche l'amour. L'expérience montre, Alexis Roma- nof reprend son rire, qu'il y a beaucoup plus de gens dans le monde à aimer l 'amour que de gens à aimer la guerre. A ce titre, parce que c'est une religion d'amour, elle est universelle. C'est pourquoi nous avons rencontré, en permanence, les chré- tiens en face de nous.

Depuis toujours, les pouvoirs politiques ont eu à lutter contre les catholiques. Ils dérangent...

Au détour d'une allée, les cavaliers dépassent deux prome- neurs. Un homme d'une quarantaine d'années et une femme, plus jeune, à la longue chevelure blonde. Ils sont accompagnés d'un vieux labrador superbe, aussi blond que la femme. Le cheval de Dimitri hennit comme pour saluer une vieille

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connaissance. Le chien se met à courir derrière les chevaux, mais la jeune femme le rappelle aussitôt.

- Hiatus, ici, au pied! Dimitri Naboukof, frappé par la beauté de la jeune femme,

se retourne sur sa selle pour mieux la voir. Il croise le regard de l'homme. Il est trop loin pour en déchiffrer l'expression, mais il éprouve une impression étrange, comme si un élément inconnu avait brusquement pénétré en lui.

- C'est Isabelle, bougonne Alexis Romanof, la fille de Laroche Aurillac.

Comme d'habitude, il avait fait semblant de ne rien voir et il avait tout vu. Dimitri Naboukof répond en riant :

- Ne t'inquiète pas, oncle Alexis, personne ne vaut Tania. Quelques instant plus tard, il ajoute : - Et l'homme? Qui était-ce? - Je ne sais pas, répond le Gouverneur, en haussant les

épaules. « Avant la Grande Révolution, reprend-il, il n'existait que

des puissances partielles, dans un univers dispersé. Les gouver- nements étaient des pouvoirs de compromis. De ce fait, l'hosti- lité, elle aussi, était partielle. Depuis 1992, le pouvoir est absolu et le monde rassemblé. L'absolu de l'homme peut, maintenant, s'épanouir à partir de ce pouvoir absolu. Il peut donc relativiser, puis détruire Dieu.

Le combat est engagé. Il est loin d'être terminé. Pour les catholiques, Dieu est une idée unique. Pour nous, l'idée unique, c'est l'homme. Seule, une idée unique peut détruire une autre idée unique. Il faut du temps.

- C'est intéressant, oncle Alexis. Je ne comprends pas pour- quoi on ne nous a rien appris là-dessus.

Alexis Romanof s'interroge. Il reconnait qu'il n'y a jamais pensé, avant cette conversation avec Dimitri. Il constate, avec plaisir, que l'idée de Dieu, ou toute autre interrogation méta- physique, n'a pas pénétré à l'intérieur du système d'éducation russe, mis en place depuis 1992. Si l'idée de Dieu est aussi éloi- gnée de l'esprit de Dimitri que pouvait l'être le shintoïsme avant 1992, pour un étudiant de Harvard, c'est que les tech- niques d'enseignement avaient porté leurs fruits.

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Cette ignorance pourrait devenir une faille peut-être chez les responsables de la Nomenklatura qui auraient à combattre les catholiques de façon plus précise. La Direction de la Dog- matique, c'est-à-dire la lutte contre les religions, étant de son ressort au sein du Politburo, ce problème le concernait. Mais chaque chose en son temps.

- Voilà des conversations sérieuses, Dimitri Dimitriovitch, pour une aussi belle matinée. Les chevaux sont échauffés, il faut courir, dit le Gouverneur en enlevant son cheval au galop. Davaï!

Couché sur l'encolure, Dimitri Naboukof regarde la terre défiler à toute allure. Les yeux à demi fermés, il est saisi par la jouissance de la course. Il respire l'air qui, par bouffées, lui apporte la sueur de son cheval. Il se couche davantage encore et colle sa joue le plus près possible de l'encolure. Davaï... Davaï... Pour l'animal, il a des mots cruels et tendres, venus du fond des âges, de son enfance dans l'Oural, dans les steppes où le vent répond à sa plainte à coups de langue. Il l'excite et le berce tour à tour, goûtant l'ivresse de la force et le feu de l'espace dévoré. Il se redresse, pèse sur les reins du cheval, ralentit l'allure, au trot, puis au pas. Rênes longues, il flatte l'encolure de sa bête et respire la forêt, à pleins poumons, jusqu'au fond des entrailles.

Alexis Romanof le rejoint au petit galop et bloque son cheval à côté du sien.

- Dimitri, Dimitriovitch, souviens-toi de Nicolas Gogol! Il déclame: «Que signifie cette course effrénée qui inspire l'effroi, quelle force inconnu recèlent ces chevaux que le monde n'a jamais vus? 0 coursiers, coursiers sublimes! Quels tourbillons agitent vos crinières? Ainsi vole la Russie. L'air bouleversé s'agite et devient vent : tout ce qui se trouve sur terre est dépassé et, avec un regard d'envie, les autres nations s'écartent pour lui livrer passage ».

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C h a p i t r e 5

- Qu'y a-t-il? demande Pierre Laroche Aurillac en voyant un paysan s'approcher prudemment.

- Lahure va mourir, dit l'homme. L'abbé Louis devait y passer ce matin. Est-ce que...

- Le vieux Lahure! Il n'a pas besoin de prêtre! Il ne croit ni à Dieu, ni au diable.

Le paysan hausse les épaules et reprend avec application : « Sur cette terre, m'a dit Lahure, ma vie entière j 'ai voyagé

sans Dieu. Je l'ai même plutôt combattu, au désespoir de ma mère. J'ai, près de moi, un livre qu'elle aimait beaucoup. Il s'ouvre de lui-même, à la même page et on voit, en bas à gauche, une tache sombre. Pour l'avoir lu et relu chaque jour, indéfiniment, la marque de son pouce. Il est écrit que la jardi- nier du ciel accepte, pour travailler à sa vigne, les ouvriers de la onzième heure. C'est mon cas. Je vais partir bientôt. Quand je me regarde au-dedans, c'est tout noir. Dans quelques jours, il y aura des femmes pour laver mon cadavre. Je veux un prêtre pour donner le bain à mon âme. Fais vite, fais vite. Donne-moi un prêtre. Sinon, à qui veux-tu que je demande pardon? ».

- Voilà ce qu'il m'a dit. A toi de décider. - Non, c'est à moi, dit une voix très douce, avec un accent

chantant. Tony O'paddy, qui vient de rentrer ayant vu les Russes

s'éloigner à cheval, s'est approché sans bruit et répète : - C'est à moi de décider. Il faut y aller. - Mais Tony...