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Rives méditerranéennes 49 | 2014 Moralités marchandes dans l’Europe méditerranéenne au XVIII e siècle Le banquier juif du Roi Soleil Notes de recherche sur l’anecdote entre le XVII e et le XVIII e siècle Andrea Addobbati Traducteur : Traduit de l’italien par Guillaume Calafat et Giulia Puma Édition électronique URL : http://journals.openedition.org/rives/4723 DOI : 10.4000/rives.4723 ISBN : 2119-4696 ISSN : 2119-4696 Éditeur TELEMME - UMR 6570 Édition imprimée Date de publication : 15 novembre 2014 Pagination : 35-60 ISSN : 2103-4001 Référence électronique Andrea Addobbati, « Le banquier juif du Roi Soleil », Rives méditerranéennes [En ligne], 49 | 2014, mis en ligne le 15 novembre 2015, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/rives/4723 ; DOI : 10.4000/rives.4723 © Tous droits réservés

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Rives méditerranéennes

49 | 2014

Moralités marchandes dans l’Europe méditerranéenneau XVIIIe siècle

Le banquier juif du Roi SoleilNotes de recherche sur l’anecdote entre le XVIIe et le XVIIIe siècle

Andrea Addobbati

Traducteur : Traduit de l’italien par Guillaume Calafat et Giulia Puma

Édition électroniqueURL : http://journals.openedition.org/rives/4723DOI : 10.4000/rives.4723ISBN : 2119-4696ISSN : 2119-4696

ÉditeurTELEMME - UMR 6570

Édition impriméeDate de publication : 15 novembre 2014Pagination : 35-60ISSN : 2103-4001

Référence électroniqueAndrea Addobbati, « Le banquier juif du Roi Soleil », Rives méditerranéennes [En ligne], 49 | 2014, mis enligne le 15 novembre 2015, consulté le 19 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/rives/4723 ; DOI : 10.4000/rives.4723

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Le banquier juif du Roi SoleilNotes de recherche sur l’anecdote

entre le XVIIe et le XVIIIe siècle

Andrea AddobbAtIUniversità di Pisa

Résumé : L’anecdote est un genre littéraire dans lequel se cristallise le sens commun. Il est alors intéressant d’essayer de comprendre comment la relation entre l’éthique et la pratique des afaires a été représentée dans les anecdotes ayant des marchands pour protagonistes. Cette contribution s’appuie sur la igure de Samuel bernard, le grand banquier du Roi-Soleil, pour étudier l’évolution des peurs collectives suscitées par la haute inance, un pouvoir anonyme capable d’inluences inattendues. A propos de bernard, un grand nombre d’anecdotes ambiguës et fondées sur des stéréotypes hétérogènes ont circulé au cours du XVIIIe siècle. Parmi les nombreux bernard ayant été transmis par la tradition, init par émerger une représentation unique, identiiant le banquier à l’ennemi peride caché au sein de la communauté.

Abstract: Anecdotes are a literary genre in which we can ind elements of common sense. It is therefore interesting to try to understand how the relationship between business ethics and business practices are described in anecdotes in which merchants are the main protagonists. his article focuses on Samuel bernard, the Sun King’s inancier, and on the evolution of collective fears raised by high inance seen as an anonymous power capable of wielding unanticipated inluence. With regard to bernard, a large number of ambiguous anecdotes circulated during the 18th century, based principally on heterogeneous stereotypes. From among the many inanciers included in this community, there emerges a unique image of the banker as a peridious enemy hidden within the community.

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Quiconque s’intéresse à l’éthique marchande pourrait se demander avec proit s’il existe, dans la tradition européenne, des modèles du bon marchand, des igures historiques, ou présumées telles, habituellement

présentés comme des modèles à imiter aux apprentis marchands et au public en général  ; on pourrait se demander ensuite si ces mêmes modèles ont évolué au cours du temps.1 Pour mener une enquête de ce type, il faudrait commencer par les textes didactiques de technique mercantile, tel que l’Introduzione alla pratica del commercio, un manuel paru en Toscane en 1751 dont les préceptes sont précédés d’une brève Dissertazione à caractère historique et apologétique. Après avoir énoncé les fondements éthiques et sociaux du commerce, puis parcouru les diférentes phases de son histoire, l’auteur anonyme présente au lecteur une galerie de portraits de grands marchands qui ont su tisser des « correspondances amicales » dans toutes les places à l’étranger, construisant ainsi un réseau étendu de relations qui « conine à la paix » et « qui récompense le traic particulier de qui sait le cultiver ». Dans la perspective du « doux commerce », l’intérêt privé revêt une fonction politique, et c’est sans surprise « le célèbre Lorenzo de’ Medici » qui se trouve à la tête de cette troupe de marchands modèles, et qui mérite d’être mentionné le premier non seulement parce qu’il est toscan mais surtout parce que, « grâce aux correspondances qu’il entretenait dans toutes les Échelles du Levant, il augmenta de telle sorte ses capacités qu’il en vint à dominer ses concitoyens et fut fait Seigneur de Florence ». Quatre autres marchands suivent Lorenzo, qui jamais ne dérogèrent à la «  sage conduite et aux règles excellentes » qu’ils s’étaient prescrites et qui leur tenaient « lieu de lois et de gouvernement particulier », assurant ainsi la prospérité de leur négoce. Ces illustres marchands furent :

«  (…) un certain Jacques Cœur, confident du roi de France Charles  VII, et les célèbres Fuggers ou Fouckers en Allemagne du temps de l’Empereur Charles  V, auquel ils prêtèrent des sommes immenses et qu’ils logèrent à Augsbourg, ils s’entretinrent avec lui au coin du feu où brûlait du bois de cèdre, alimentant les flammes avec les cédules de paiement dudit Empereur ; tous deux étaient célèbres pour leur talent dans les affaires. Je ne parlerai ni de Samuel Bernard ni de Paris Monmartel, exemples français trop récents pour mériter d’être développés »2.

Qu’ont en commun ces marchands  ? On a d’abord afaire exclusivement à des banquiers de cour au service de grands princes, Charles  VII, Charles Quint,

1 Cette recherche a été inspirée par la récente étude de F. Trivellato, “Credit, Honor and the Early Modern French Legend of the Jewish Invention of Bills of Exchange”, Journal of Modern History», 84, 2012-2, p. 289-334.2 Dissertazione preliminare sopra il commercio, dans Introduzione alla pratica del commercio, ovvero notizie necessarie all’esercizio della mercatura, Livorno, 1751, p. X.

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Louis  XIV et Louis  XV  ; en ce qui concerne Lorenzo, le banquier et l’homme d’État inissent par ne former qu’une seule et même personne. En outre, comme le fameux apologue d’Anton Fugger le souligne, leur succès dans les afaires se teinte d’une vertu tout à fait singulière. Leur succès est exemplaire parce qu’il est mis au service de l’État de manière désintéressée, par pure grandeur d’âme. Il n’y a aucune espèce d’avarice sordide derrière les fortunes immenses du banquier de l’empereur, et l’on peut dire la même chose de Jacques Cœur, Samuel Bernard ou Jean Paris de Monmartel. À ce qu’on dit, dans des moments de grand danger pour la survie même des États, tous préfèrent privilégier le bien commun à leur intérêt personnel.

L’anecdote sur le banquier qui annule la dette du prince en brûlant dans la cheminée un fagot odorant (il s’agit plus souvent de cannelle que de cèdre), a connu un succès extraordinaire aux XVIIe et XVIIIe siècles : on l’a répété inlassablement et il en existe de multiples variantes. La version évoquant les Fugger rapportée dans la Dissertazione n’est en fait que la plus connue3. Il existe plusieurs réécritures «  nationales  » de l’anecdote, qui évoquent le patriotisme généreux de certains marchands célèbres. Cette générosité est d’autant plus louable qu’elle concerne justement une catégorie d’hommes que l’on imagine plutôt à l’œuvre dans un espace cosmopolite et uniquement mus par l’enrichissement personnel. Si la structure d’ensemble de cette histoire est toujours la même, les personnages changent cependant. Seul Charles Quint apparaît dans plusieurs versions ; il a ainsi la chance de voir ses dettes annulées plus d’une fois, et par diférents banquiers. Dans les habits du banquier évangélique qui eface les dettes de l’empereur, on trouve, outre Anton Fugger, Jan Daens ou Joannes Doens, banquier d’Anvers4, qui correspond peut-être au marchand originaire de Pistoia Juliano Dozzi, alias Gasparo Ducci5 ; on trouve également trois versions espagnoles diférentes avec Rodrigo de Dueñas de

3 Le réemploi de cette fameuse anecdote dans divers contextes culturels n’a jamais fait l’objet de recherches spéciiques. On trouve quelques observations critiques à propos de la version mettant en scène Anton Fugger dans R. Ehrenberg, Zeitalter der Fugger. Geldkapital und Creditverkehr im 16. Jahrhundert, Jena, Verlag von Gustav Fischer, 1922, p. 169-70. Pour cette version comme pour toutes les autres, je me limiterai ici à n’indiquer que quelques attestations clés, renvoyant leur analyse à une autre étude. Sur la version « Fugger », voir : G. P. Harsdörffer, Der Grosse Schau-Platz Lust- und Lehrreicher Geschichte, Franckfurt, 1664, p. 144 (Ière éd, 1648) ; A. Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes, Trevoux, 1725, p.  35-36;  P.  Bayle, Dictionnaire historique et critique, 3ème éd., Rotterdam, 1720, I, p. 850.4 J. de Grieck, Les actions héroïques et plaisantes de l’empereur Charles V, Cologne, 1683, p. 97; J. Voce Daes, dans Dictionnaire Historique, ou Histoire abrégée de tous les hommes qui se sont fait un nom par le génie, les talens, les vertus, les erreurs etc., Ausbourg, 1787, II, p. 451. (Ière éd. 1781) ; A. J. J. Le Mayeur, La gloire Belgique : poème national en dix chants, suivis de remarques historiques sur tout ce qui fait connaître cette gloire, Louvain, 1830, I, p. 371.5 Annales Antverpienses ab urbe condita ad annum M.DCC. Collecti ex ipsius civitatis monumentis publicis privatisque latinae ac patriae linguae iisque fere manu exaratis, Antwerpen 1845-1848, p. 271.

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Medina del Campo6, Diego de Bernuy de Burgos7 et le Génois Adamo Centurione8. Parfois Anton Fugger est remplacé par son père Jacob, et Charles Quint cède alors sa place à son grand-père Maximilien. En dehors des Habsbourg, on retrouve la même anecdote dans les dernières scènes du célèbre « folktale » Dick Whittington and his cat. Le marchand Whittington, qui a été trois fois Lord-Maire de Londres, n’agit pas seulement à titre individuel, mais aussi en tant que représentant de la ville et de toutes ses branches corporatives, et c’est à ce double titre qu’il annule la dette contractée par Henri  IV de Monmouth pour inancer la guerre en France9. Une anecdote très semblable, rapportée par Enea Silvio Piccolomini, met aux prises un « civis quidam Pragaensis » et l’empereur Charles IV de Luxembourg10, tandis que dans l’espace culturel français – où la version « Fugger » est très connue – on ne trouve qu’une seule et énigmatique réécriture « nationale », avec pour personnages principaux Louis XIV et Samuel Bernard, l’un des sages marchands évoqués dans la Dissertazione11.

Avant de nous pencher sur la igure de Samuel Bernard, et sur sa grandeur d’âme controversée, il faut d’abord préciser que l’anecdote de la dette annulée connut un succès si grand aux XVIIe et XVIIIe siècles qu’elle fut inlassablement racontée

6 G. González Dávila, Teatro eclesiastico de las Iglesias metropolitanas y catedrales de los Reyno de las dos Castillas, Madrid, 1645, I, p.  638  ; W. Stirling, he cloister life of the emperor Charles the ith, London, 1853, p. 27.7 I. Garcia Ramila, « Nuevas e interesantes noticias, basadas en fe documental, sobre la vida y descendencia familiar burgalesa de la famosa humanista, Luisa de Sigea, la “Minerva” de los renacentistas », Boletín de la Institución Fernán González, XXXVIII, 1958, n. 149, p. 470.8 F. M. Casoni, Annali della repubblica di Genova del secolo decimo sesto, Genova, 1799, II, p. 248-49.9 T. Heywood, he History of Sir Richard Whittington, edited with an introduction by Henry B, Wheatley, London, 1885. Pour un examen de ce folktale  : J. Robertson, “he Adventures of Dick Whittington and the Social Construction of Elizabethan London”, in I.  A.  Gadd, P.  Wallis (eds.), Guilds, Society and Economy in London 1450-1800, London, Centre for Metropolitan History et al., 2002, p. 51-66. Le texte d’Heywood date probablement de 1636, cf. E. T. Bonahue, “Heywood, the Citizen Hero, and the History of Dick Whittington”, English Language Notes, 36, 1999, p. 31-41.10 A. Beccadelli, De dictis et factis Alphonsi Regis Aragonum libri quatuor; Commentarium in eosdem Aeneae Sylvii quo capitatim cum Alphonsinis contendit. Adiecta sunt singulis libris Scholia per D. Iacobum Spiegelium, Basilae, 1538, p. 253.11 F. Gariel, Les juifs. Dialogue entre M. Jérémie Pouf et M. Jonas Gay au Cafè du Grec, à l’occasion de la publication de la comédie des Juifs originairement en Allemand par Monsieur Lessing. Traduite en Français, et dernièrement en Italien, Livorno, 1786. Pour une analyse de ce texte : A. Addobbati, « Jérémie Pouf e Jonas Gay. Ricerche in corso sulla nazione ebrea di Livorno e la prima traduzione italiana de Gli Ebrei di Lessing  », Nuovi Studi Livornesi, 2009, p. 175-215 ; pour une autre lecture : F. Bregoli, « “Two Jews walk into Cofeehouse”: the “Jewish question”, utility, and political partecipation in late eighteenth-century », Jewish History, 2010, 24, p. 309-329.

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et réécrite en fonction des convenances pour au moins deux raisons. Il s’agissait tout d’abord d’une histoire morale qui apportait une forme de réconfort face aux dimensions nouvelles prises par le marché du crédit  : en devenant toujours plus impersonnel, avec l’endossement des lettres de change et la négociation des titres, celui-ci semblait pour la première fois en mesure de se soustraire à tout contrôle externe, jusqu’à se constituer en pouvoir autonome vis-à-vis de la politique et de la morale. L’anonymat inquiétant de la inance prenait, dans l’anecdote, les traits rassurants de tel ou tel bon sujet disposé à sacriier son intérêt pour le bien de l’État. Cette humanisation apaisait momentanément un sentiment de malaise, mais pouvait le faire resurgir aussitôt après sous une forme nouvelle, lorsqu’on se rendait compte que la rémission des dettes destinée à exalter la magnanimité du sujet bénéiciait en réalité au souverain. Ce dernier en sortait alors fatalement humilié, conirmant ainsi l’impression d’un nouveau pouvoir totalement arbitraire, plus élevé encore que la souveraineté et uniquement légitimé par l’or12. L’histoire charriait une morale et c’est pourquoi elle méritait d’être rappelée dans les prémices d’un texte didactique, comme on l’a vu  ; mais ce qui la rendit célèbre, et qui lui permit de traverser les genres littéraires, des nouvelles populaires aux traités de philosophie morale, des dissertations juridiques aux sermons religieux, était cette impression d’égarement dans laquelle était plongé le lecteur, cette ambiguïté foncière qui se prêtait aux manipulations les plus diverses et qui réservait la morale de l’histoire au narrateur. Dans la version qui donne à Samuel Bernard le rôle du banquier vertueux et dont je crois qu’il n’existe qu’une seule attestation, le narrateur a délibérément ampliié la possibilité de cet égarement, en accentuant au maximum l’asymétrie qui oppose les deux personnages. Le lecteur est conduit dans les abysses des hiérarchies sociales et lorsqu’arrive le moment de la bascule, il se sent pris de vertiges mais est inalement sauvé par la tonalité ironique de l’ensemble de la narration.

Accablé par la dévaluation

Un présupposé – dénué de tout fondement comme nous le verrons – augmente la distance entre le banquier et le grand roi : Samuel Bernard serait juif. L’anecdote est insérée dans un dialogue satirique publié à Livourne en 1786, au moment même du débat sur l’émancipation civile des juifs. Il s’agit en fait d’un compte-rendu de la comédie de Lessing, Die Juden, traduite pour la première fois en italien justement durant ces années. Son auteur, le mystérieux critique de théâtre François Gariel, peut-être un Piémontais, se sert apparemment de l’histoire pour contester l’accusation

12 On peut lire à ce sujet le commentaire à l’anecdote qu’on trouve à l’entrée « Grand » écrite par Voltaire pour l’Encyclopédie, ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et métiers, Genève, 1777, XVI, p. 504.

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d’avarice qu’on porte traditionnellement à l’encontre du peuple d’Israël :

« Samuel Bernard, chef de la Maison de Boulainvilliers d’aujourd’hui, étoit banquier de Louis XIV, le monarque s’étant daigne l’honorer de sa visite ; Samuel le fit passer dans son cabinet, et avec les billets au porteur du Garde du Trésor Royal pour le montant des sommes immenses qu’il avoit fourni pour les besoins de l’Etat, il allume un gros faisceau de caneile pour échauffer, et parfumer le grand Louis13 ».

On retrouve l’anecdote habituelle apparue pour la première fois au milieu du XVIIe siècle et proposée ici de nouveau sans aucune exigence de vérité historique, tout l’inverse des récits où Anton Fugger ou encore Jan Daens endossent les habits du banquier. Qui peut croire, en efet, que le roi de la « France toute catholique » a pu recourir aux services d’un banquier juif et qu’il a même accepté une invitation à dîner chez lui  ? Et comment est-il possible qu’un juif soit à la tête de la noble maison normande des Boulainvilliers, celle qui a donné naissance à Henri de Boulainvilliers, le théoricien des fondements raciaux de la suprématie nobiliaire ? Vérité et invention sont habilement mêlées de façon à porter l’emphase sur les efets comiques de la situation : le ils de Samuel, Gabriel, avait bien reçu par alliance le marquisat des Boulainvilliers, mais la famille n’avait en aucun cas des origines juives. Il faut relever, par ailleurs, un autre élément. Dans cette version, la dette qui brûle dans la cheminée est constituée de titres au porteur, mais dans les versions les plus connues, à commencer par celle avec Fugger, il s’agit de titres nominatifs, des lettres de change souscrites de la main même de l’empereur. Ce détail n’a rien de fortuit. La igure de Samuel Bernard était inextricablement restée liée à la grave crise inancière de 1709.

Lors d’un épisode particulièrement critique de la guerre de Succession d’Espagne, le banquier avait accepté de venir au secours du roi en mettant à exécution un projet qu’il avait défendu par le passé, à une époque plus favorable. La banque Bernard & Nicolas s’était en efet retrouvée à la tête d’une coalition de inanciers chargée de soutenir la dette publique, en garantissant la convertibilité à 95% d’une nouvelle émission de papier-monnaie pour un montant de 20 millions de livres. On tentait en somme de suivre les traces de l’Angleterre, où une Banque centrale existait depuis 1694, de façon à introduire en France également une circulation iduciaire étendue apte à alimenter le commerce et permettre à l’État d’honorer ses obligations. Mais cette tentative, comme celle de John Law douze ans plus tard, produisit des résultats catastrophiques. L’hiver 1709 fut l’un des plus rigoureux de l’histoire : les paysans, qui se trouvaient déjà en diiculté à cause de la pénurie de bras envoyés sur les champs de bataille des Pays-Bas et du Milanais, mais aussi à cause d’une iscalité très

13 F. Gariel, Les juifs…, op. cit., p. 16-17.

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lourde, furent ruinés par les gelées. Le commerce et l’industrie s’interrompirent, et alors que les armées furent défaites à plusieurs reprises, la disette, la peste et la révolte se répandaient dans le royaume. Avec toutes ces convulsions, la coniance dans le papier-monnaie s’évanouit. En avril, les billets – rebaptisés par le peuple les « bernardines » – étaient échangés à la moitié de leur valeur nominale, tandis que Bernard enregistrait déjà un découvert de 30 millions. Lorsque, pour tenter d’arrêter la dévaluation, on ordonna la cessation des émissions et le gel de la convertibilité pour trois ans, la place de Lyon, principal centre inancier du royaume, s’efondra tout à coup. Divers banquiers importants, associés à cette entreprise, s’enfuirent à Genève et Bernard, resté seul à tenter d’endiguer la catastrophe, dut se résoudre à la faillite14.

Le rôle clé joué par Bernard lors de cet épisode particulièrement diicile de l’histoire de France est à l’origine des jugements contrastés que suscita sa personne : fut-il un patriote sincère, qui n’hésita pas à prendre sur soi les dettes du roi ? Ou au contraire un spéculateur sans scrupules qui tira proit de l’énorme soif d’argent de l’État, et qui mena à la ruine le public et toute une foule d’épargnants ? Dans le premier cas, Bernard méritait de igurer dans la galerie de portraits de la Dissertazione ; dans le second, il aurait dû s’exposer au moins à la censure du public, voire à celle du tribunal. Voilà donc comment naît la légende des origines juives, qui aurait naturellement rendu Bernard enclin à l’usure. Gariel, l’auteur de l’anecdote rapportée ci-dessus, ne se positionne en vérité ni du côté des apologètes, ni du côté des détracteurs. Son Samuel Bernard est bien juif, mais c’est un juif qui s’en est plutôt mal sorti en spéculant, car au terme de ce vaste traic de papiers entraînés dans la spirale de l’inlation, il s’est retrouvé avec des montagnes de « bernardines » entre les mains, tout au plus bonnes à alimenter un feu de cheminée. L’édiiant exemple de libéralité apparaît sous son vrai jour : une satire bienveillante. La rémission des dettes est un acte de générosité impossible pour Samuel Bernard, non pas parce qu’il est juif, mais plus banalement, parce qu’il s’est ruiné en se portant garant des dettes du roi. Bernard n’est qu’un pauvre banquier dupé sans possibilité de s’en sortir, saisi dans un moment de colère en train de jeter au feu, devant son escroqueur, des billets

14 Sur cet épisode, on peut se reporter aux études classiques de H.  Lüthy, La Banque Protestante en France de la Révocation de l’Édit de Nantes à la Révolution, I. Dispersion et regroupement (1685-1730), Paris, SEVPEN, 1959, p. 121-25 et 188-225  ; C-F.  Lévy, Capitalistes et pouvoir au siècle de Lumières : Les fondateurs des origines à 1715, Paris, Mouton, 1969 ; F. Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVe-XVIIIe siècle, III, Le temps du monde, Paris, A. Colin, 1979, p. 284 et sq. ; D. Dessert, Argent, pouvoir et société au Grand Siècle, Paris, Fayard, 1984 ; et désormais G. Rowlands, he Financial Decline of a Great Power : War, Inluence, and Money in Louis XIVs France, Oxford University Press, 2012. Voir également G. Chaussinand-Nogaret, Les inanciers de Languedoc au XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1970, p. 43-56. Plus spéciiquement sur Bernard : V. de Swarte, Samuel Bernard. Sa vie, sa correspondance (1651-1739), Paris-Nancy, 1893 ; J. Saint-Germain, Samuel Bernard. Le banquier des rois, Paris, Hachette, 1960.

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« pour le montant des sommes immenses » désormais réduits à des morceaux de papier sans aucune valeur.

La igure de Bernard peut susciter des sentiments très variables, et être interprétée de manière fort diverse. L’image du banquier dupé n’était pas une trouvaille de François Gariel ; elle avait été proposée, comme nous le verrons, par des écrivains bien plus célèbres et avec l’aval des milieux de cour. Il s’agissait là d’une variante beaucoup moins honorable de la igure du banquier patriote, qui reconnaissait la part de sacriice, mais excluait tout héroïsme. Or, ce sacriice – et c’était là le principal problème – ne semblait pas avoir eu de répercussions sur son train de vie. À sa mort, en 1739, le banquier dupé laissait à ses héritiers un patrimoine d’environ 33 millions de livres.

Le bourgeois ridicule

Les biographes et les historiens de l’économie qui se sont intéressés aux inances publiques de la France rejettent toutes les caricatures relayées par cette anecdote : ils s’accordent plutôt sur le professionnalisme de l’homme d’afaire, et sur sa loyauté vis-à-vis de la Couronne. Les jugements qui insistent sur sa grande moralité sont cependant excessifs, comme le sont les médisances de ses détracteurs. Bernard fut le plus grand banquier de son temps parce que, en évoluant au sein d’un milieu d’afaires caractérisé par les rentes de position, les privilèges et la corruption, il s’eforça malgré tout de concilier ses propres intérêts avec ceux de ses protecteurs politiques, à commencer par le roi. Il chercha par ailleurs toute sa vie à se rendre populaire, en desserrant les cordons de sa bourse et en remplissant les greniers dès que la famine frappait le pays15. Toutefois, nous ne nous occuperons pas ici de la réalité historique du personnage, sinon dans la mesure où l’histoire a produit des lieux communs et des simpliications anecdotiques auxquelles on attribue préalablement une fonction explicative et qui, en tant que telles, en sont venues à faire partie de l’arsenal rhétorique utilisé dans le débat public. De ce point de vue, la igure de Bernard fut extraordinairement proliique : en littérature, il existe une ininité d’anecdotes qui dépeignent le banquier tantôt comme un bon citoyen et un patriote loyal, tantôt comme un usurier juif, tantôt comme un bourgeois vaniteux et dupé, tantôt comme un riche vicieux et gourmand qui s’adonne aux plaisirs de la chair, tantôt enin comme un brigand de grand chemin16.

15 J. Saint-Germain, Samuel Bernard…, op. cit., p. 32-53 ; voir également S. L. Kaplan, « he Paris Riot of 1725 », French Historical Studies, XIV,1985-1, p. 23-56.16 L’image rocambolesque du brigand se trouve par exemple dans le roman du XIXe siècle de J.M. Cayla (voir note 45), mais elle a probablement été inspirée par une anecdote rapportée dans la Juliette de Sade, qui se réfère en réalité au ils aîné et dissolu du banquier, Samuel

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Le banquier juif du Roi Soleil. Notes de recherche sur l’anecdote entre le XVIIe et le XVIIIe siècle

La plus célèbre des anecdotes est celle de la promenade à Marly, relatée dans les Mémoires de Saint-Simon. Nous sommes en 1708, au beau milieu de la guerre de Succession d’Espagne, et les inances de la monarchie, malgré les eforts déployés par Bernard pour repérer des ressources sur le marché mondial des capitaux, sont exsangues. Le Contrôleur Général des Finances, Desmarets, ne trouve pas un seul banquier, dans toute la France, disposé à lui faire crédit, et Bernard, qui est de loin le plus puissant et qui a alimenté jusqu’ici la monarchie avec des lots d’argent, lui a cette fois claqué la porte au nez ; il est surchargé de billets dépréciés à cause de l’inlation et il ne réussit pas à se faire payer par les débiteurs. Mais il s’agit de sauver l’État de la banqueroute et le ministre organise une rencontre fortuite entre Samuel et Louis, en comptant sur le charisme et la séduction du roi. Le banquier est invité à déjeuner dans le pavillon de Desmarets, près de la résidence royale de Marly. Tout à coup, apparaît Louis le Grand : « Le Roi dit a Desmarets qu’il était bien aise de le voir avec M. Bernard, puis tout à coup se mit à dire à ce dernier: “Vous êtes bien homme à n’avoir jamais vu Marly, venez le voir à ma promenade, je vous rendrai après à Desmarets”  ». Non seulement le roi a adressé la parole à Bernard mais il l’a même invité à le suivre lors de sa promenade, au cours de laquelle on a pu voir les deux hommes converser aimablement. Les courtisans en restent pantois : « J’admirais, – écrit Saint-Simon – et je n’étais pas le seul, cette espèce de prostitution du roi, si avare de ses paroles, à un homme de l’espèce de Bernard ». En découvrant les dessous de l’afaire, le mémorialiste comprend qu’il s’agissait d’un piège : « Bernard en fut la dupe : il rentre de la promenade du roi chez Desmarets tellement enchanté, que d’abord il lui dit qu’il aimait mieux risquer sa ruine que de laisser dans l’embarras un prince qui venait de le combler et dont il se mit à faire des éloges avec enthousiasme »17.

La promenade de Marly a-t-elle vraiment eu lieu ? Il est impossible de le dire ; ce qui est certain en revanche, c’est que l’anecdote it beaucoup de bruit, mais seulement après 1788, année de parution du premier extrait des Mémoires. Par conséquent, lorsqu’il donna à Bernard le rôle jadis incarné par Fugger, Gariel ne

Jacques. Ce dernier se serait amusé, durant sa jeunesse, à détrousser les passants, de nuit, par simple goût de la transgression : « Le président Rieux, ils de Samuel Bernard, et père de Boulainvilliers, volait par inclination… il attaquait les passans sur le Pont-Neuf, et les volait le pistolet à la main ». Cf. A.D. de Sade, « Juliette ou les prospérités du vice », in La nouvelle Justine, ou Les malheurs de la vertu, suivie de L’histoire de Juliette, sa soeur, en Hollande, 1797, V, p. 220. Une autre source d’inspiration pourrait être un épisode de falsiication de monnaie qui eut pour protagoniste un escroc d’origine italienne, Etienne Vinache, et pour lequel il fut injustement impliqué en 1703. Cf. J. Saint-Germain, Samuel Bernard…, op. cit., p. 79 ; Mémoires historique et authentiques sur la Bastille, Londres, 1789, II, p. 25 et 36-72.17 L. de Rouvroy de Saint-Simon, Mémoires de Monsieur le Duc de Saint-Simon ou l’observateur véridique, sur le Règne de Louis XIV et sur les premières époques dés Règnes suivans, Londres, 1788, I, p. 232.

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pouvait connaître la promenade immortalisée par la plume du duc de Saint-Simon. Du point de vue de la déinition psychologique et morale du personnage, et si j’ai bien compris les intentions ironiques de Gariel, d’un côté, on met en évidence les conséquences regrettables d’un choix irréléchi ; de l’autre, on éclaircit les raisons de l’étourderie. Bernard est dépeint avant et après la catastrophe inancière : avant, il incarne l’homme d’afaires qui se laisse embobiner par le roi  ; ensuite, c’est le malheureux qui prend sa revanche, aussi cruelle qu’inutile, sur son escroqueur. Dans tous les cas, Bernard fait igure de banquier dupé. Il existe, en substance, une vision identique chez les deux auteurs, que l’on peut rapporter de nouveau à l’interprétation déjà donnée sur le personnage, et qui init par se transformer en lieu commun. Dès lors qu’il pénétrait les milieux exclusifs de la cour, le riche banquier se trouvait déjà confronté au cliché du bourgeois grossier, plein de présomptions ridicules. On reconnaissait volontiers en lui le Bourgeois Gentilhomme, et il est probable que la pièce ait inluencé la prose de Saint-Simon. L’épisode de la promenade semble presque un décalque de la scène IV de l’acte III de la célèbre comédie de Molière. En tout cas, une bonne partie des anecdotes suivantes, jusqu’à une certaine époque du moins, s’est eforcée d’établir ce parallèle ; parfois, elle l’a fait de manière explicite. En Samuel Bernard, on a voulu reconnaître Monsieur Jourdain, un arriviste ridicule dans sa prodigalité, son luxe excessif, comme dans son désir démesuré de se faire accepter par la plus haute aristocratie et la cour. D’autres commentateurs, comme nous le verrons, ont en revanche préféré mettre l’accent sur la prostitution du roi et, par conséquent, sur le sinistre pouvoir des ploutocrates tels que Bernard  : « j’admirais alors – comme l’écrivait en efet Saint-Simon – où les plus grands rois se trouvent quelquefois réduits »18.

La catastrophe inancière, on l’a dit, eut lieu un an après la promenade. À propos de l’efondrement de la place de Lyon, Saint-Simon exclut le dol et réairme son premier jugement : Bernard s’était laissé duper par vanité. « On a prétendu – écrit-il – qu’il avait trouvé moyen de gagner beaucoup à cette banqueroute, mais il est vrai qu’aucun particulier de cette espèce n’ait jamais eu tant dépensé, ni laissé et n’ait jamais eu à beaucoup près un si grand crédit par toute Europe… »19. La même année cependant, dans un climat d’hostilité générale à l’égard du monde de la inance, était monté sur les planches le Turcaret de Lesage, impitoyable portrait d’un « traitant » méprisable qui s’entiche d’une veuve titrée mais sans le sou. Grand corrupteur, Turcaret est vulgaire dans ses manières et incapable de tout sentiment honnête, comme du reste tous les autres personnages de la comédie qui, à l’exception de la servante Marine, s’évertuent à s’escroquer les uns les autres, en cherchant à mettre les mains sur les richesses suspectes de Turcaret : « J’admire le train de la vie humaine – dit Frontin, le serviteur d’un Chevalier qui vit d’expédients et de jeux de hasard

18 Ibid.19 L. De Rouvroy de Saint-Simon, Mémoires du Duc de Saint-Simon sur le siècle de Louis XIV et la Régence, Paris, 1856, chap. LXXX, p. 199.

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– : nous plumons une coquette ; la coquette mange un homme d’afaires ; l’homme d’afaires en pille d’autres  : cela fait un ricochet de fourberies le plus plaisant du monde »20. Il est aisé de reconnaître Bernard sous les traits du personnage de Lesage. Pour quelques moqueurs cependant, les personnages du théâtre ne rendaient pas justice à la réelle extravagance du banquier. « Bernard vaut bien qu’on s’y arrête – dit de lui le président Hénault. Ce n’est point M. Jourdain, ce n’est point Turcaret, ce n’est rien de ce que l’on a joué à la comédie, parce qu’il n’y avait jamais eu de fous de son genre. Il avait un orgueil extravagant qui, en quelque sorte, l’ennoblissait. Il était insolent de bonne foi… Les louanges les plus absurdes palissaient devant ses prétentions : il avait bien servi le Roi dans ses armées, c’était Phoebus qui se souvient d’avoir été au siège de Troie : il avait eu des combats particuliers… il avait aimé les plus belles princesses d’Allemagne (où il n’avait jamais été), il racontait les fêtes qu’il leur avait données », mais les fanfaronnades du miles gloriosus et les vantardises du grand séducteur lui étaient pardonnées, parce qu’il n’y avait aucun doute sur le fait qu’il fût un amphitryon fastueux, au point de mériter un surnom de plus, celui de « Lucullus moderne ». Sa maison « était une maison de jeu et de bonne chère, et le rendez-vous de la meilleure compagnie », et l’on y trouvait le cardinal de Rohan, le prince de Rohan, Mme de Montbazon, Mme Turgot, M. d’Aumon, le comte de Villeroy, etc.21.

Les anecdotes qui dépeignent Bernard comme un banquier dupé ou un bourgeois ridicule ont toutes la même matrice. Toute la haute aristocratie, qui ne manque pas de se rendre aux banquets oferts par Bernard, ne peut s’empêcher en même temps de railler le riche parvenu. La raillerie est bienveillante, certes ! Car il n’existe pas un grand dans le royaume qui ne pratique la dépense inconsidérée comme une forme toute naturelle d’expression de soi, au point, tôt ou tard, d’avoir besoin de l’amitié du ridicule accumulateur22. Comme l’auteur des Caractères l’explique : « Si le inancier manque son coup, les courtisans disent de lui : “C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru” ; s’il réussit, ils lui demandent sa ille ». Et Bernard ne manqua qu’un seul coup, durant l’annus horribilis de 1709, mais le restant de sa vie fut un enchaînement de succès. Le roi récompensa Samuel pour ses services « inestimables » en le payant de la monnaie dont était le plus friand, comme tous les bourgeois en pleine ascension sociale  : il le couvrit de titres honoriiques et

20 Turcaret, Acte I, Sc. X. Les années qui précèdent la crise de 1709 voient la publication de divers pamphlets de condamnation : Nouvelle école publique des inances ou l’art de voler sans ailes, Paris, 1707 ; Les partisans démasqués, nouvelle plus que galante, Cologne, 1707 ; Pluton Maltotier, nouvelle galante, Cologne, 1708.21 C.-J.-F. Hénault, Mémoires du président Hénault, Paris, 1855, p. 24-25.22 On trouve une description des banquets de Bernard dans un dialogue galant à clé où le banquier apparaît sous le pseudonyme d’Ampelide : Les soupers de Daphné et les dortoirs de Lacédémone. Anecdotes grecques, Oxford, 1746.

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nobiliaires23. La puissance de sa bourse lui permit de nouer des alliances avec les maisons nobles les plus prestigieuses de France, de robe comme d’épée, et parmi ces dernières, avec la Maison de Boulainvilliers, comme on l’a dit plus haut. Ses ils et ses illes pénétrèrent tous les plus hautes sphères de la société française ; Samuel eut d’ailleurs de très nombreux enfants, de sa première femme, Madeleine Clergeau, la ille d’un fabricant de boutons, de la seconde, Pauline de Saint-Chamans, ille du marquis de Méry, ainsi que de sa maîtresse Madame de Fontaine. Un mélange d’envie et d’indignation feinte accompagnait toutes ces mésalliances entre des jeunes nobles et les rejetons du ploutocrate anobli. Aux ragots succédait la difamation dans la presse et un chroniqueur de l’époque, Barbier, face à une telle dégradation morale, se crut en devoir de déplorer, tel Cicéron:

« O temps, ô mœurs, ô siècle déréglé !Où l’on voit déroger les plus nobles familles !Lamoignon, Mirepoix, MoléDe Bernard épousent les filles.Et sont les recéleurs du bien qu’il a volé »24.

L’aristocratie, accusée ici de recel par un pamphlétaire de la classe moyenne, ne trouvait en fait pas si inconvenantes les alliances matrimoniales avec les grands inanciers, et elle désapprouvait les excès auxquels se livraient certains médisants. On aurait grand tort – écrivait la marquise de Créquy, de se représenter Bernard «  comme un Juif ignoble ou comme un inancier ridicule  »25. Et c’était tout à l’honneur du roi de l’avoir promu dans l’ordre de Saint-Michel, ou élevé au rang de comte. En France, on avait au moins la inesse d’élever à la noblesse des gens de mérite. Cela ne se passait pas toujours ainsi ailleurs. Le banquier Chigi, fameux pour ses somptueux banquets oferts au pape où l’on servait des plats dispendieux à base de cervelles de paon et de langues de perroquet, et en Allemagne le banquier Fugger

23 Les témoignages varient également sur ce point. Malgré ses eforts pour faire reconnaître son titre lié au comté de Rieux, Bernard, qui devint comte après avoir obtenu le château de Coubert en 1719, semble avoir eu quelque embarras à exhiber ce titre. Saint Germain (in Samuel Bernard…, op. cit., p. 230) explique qu’il ne s’en servit jamais dans sa correspondance, et Voltaire écrit quant à lui que « Le célèbre Samuel Bernard était plus comte que cinq cents comtes que nous voyons qui ne possèdent pas quatre arpents de terre ; le roi avait érigé pour lui sa terre de Coubert en bon comté. S’il se fût fait annoncer dans une visite, le comte Bernard, on aurait éclaté de rire », cf. Dictionnaire philosophique, in Œuvres, avec préfaces, avertissements, notes etc. par M. Beuchot, XXVII, Paris, 1829, entrée « Cérémonie », p. 546. Une épigramme élogieuse composée pour être apposée à une gravure qui le représentait précise que « Jamais il n’aspira qu’au nom de Citoïen ». P.-F. Guyot Desfontaines, Le nouvelliste du Parnasse, ou Rélexions sur les ouvrages nouveaux, II, Paris, 1731, lettre XXV, p. 214-216.24 E.-J.-F. Barbier, Chronique de la Régence et du règne de Louis XV (1718-1763), Paris, 1866, II, p. 427.25 P.-M.-J. Cousin de Courchamps, Souvenirs de la Marquise de Créquy. 1710 a 1802, Paris, 1834, I, p. 252n. Ces mémoires furent rassemblées et continuées par son petit-ils.

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qui « brûla – écrivait la marquise – sur un fagot de cannelle qu’il avait fait allumer dans une chambre où il donnait à coucher à l’Empereur Maximilien, pour deux cent mille lorins d’obligations souscrites par Sa Majesté Césarienne », pouvaient quant à eux assurer à leur descendance le titre de prince. Certaines personnes n’auraient jamais pu occuper les avant-postes à Versailles. « La France est un pays où l’argent n’a jamais pu suppléer à la noblesse ; aussi je ne sache pas qu’il existe en France une seule famille qualiiée qui soit provenue du comptoir. La sacristie, la caserne et les audiences du royaume, voilà jusqu’à présent, et Dieu merci ! Les seules pépinières d’où soient sortis nos parvenus  »26. La marquise avait même entendu dire que l’empereur Joseph avait donné un diplôme de baron à un banquier juif  ; «  l’on n’osera pas nous dire que le sceau royal de France ait jamais été profané par son application sur une pancarte de la même nature »27.

L’icône du complot judéo-maçonnique

Samuel Bernard a beaucoup inspiré la littérature populaire, surtout au XIXe siècle. Sa dernière biographie romancée a été publiée en 2003 par Maya de Loën, une auteure d’origine bulgare qui a cru devoir expliquer les raisons de sa fascination pour un personnage « que les Français même ignorent »28. Les Français ont-ils vraiment oublié Bernard ? Il suit d’une simple recherche sur Google pour se rendre compte que ce n’est pas exactement le cas. Une certaine France ne l’a pas oublié, pour qui le personnage de Bernard a encore aujourd’hui un sens bien précis : il s’agit de la France fasciste et antisémite qui exploite le personnage de Bernard à des ins de polémique politique. Sur le site d’une association d’extrême-droite la nouvelle de l’arrestation d’un blogueur pour discrimination raciale reçoit ce commentaire de la part d’un visiteur anonyme : « De tous temps les véritables détenteurs du pouvoir n’ont, et pour cause, jamais toléré la critique ; on pouvait critiquer Louis XIV, mais pas son banquier et son maître Samuel Bernard  »29. Il ne s’agit là que d’un exemple, on pourrait en proposer d’autres. Bernard, pour une certaine branche de la presse, est devenu le symbole de la conspiration juive à la tête de la inance internationale. Un symbole inquiétant, qui refait surface à chaque période de grave crise économique et sociale. Dans la France collaborationniste de Vichy, « le Juif Bernard » symbolise le péché originel de la nation  ; il est le ploutocrate qui a marqué historiquement l’assujettissement du pays au complot judéo-maçonnique. Une lettre envoyée

26 Ibid., II, p. 212n.27 Ibid.28 M. De Loën, L’homme qui prêtait aux rois, Paris, Fallois, 2003, p. 403.29 http://www.egaliteetreconciliation.fr/Un-bloggueur-revisionniste-condamne-en-Suisse-pour-discrimination-raciale-19379.html. Site visité le 19 décembre 2013.

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par Céline en 1941 au directeur d’Au Pilori, journal qui se déinissait comme un «  hebdomadaire de combat contre la judéo-maçonnerie  », nous en apporte la preuve. L’écrivain s’y plaignait du manque de fermeté dans l’application des mesures restreignant la liberté des juifs. La renaissance nationale, aux yeux de Céline, devait avoir des bases « racistes-communautaires », mais ce renouvellement se trouvait entravé par l’opinion publique française qui avait été, et demeurait, philosémite. La faute en revenait à l’école, «  si maçonne  », qui avait distillé dans le peuple une irrépressible aversion pour le peuple allemand, « son ennemi héréditaire » ; et plus généralement, à un héritage historique qui ne manquait pas de faire efet y compris sur le gouvernement Pétain : « Les Français, idèles à la tradition, – écrivait Céline – sont demeurés tout au fond, dans l’ensemble, royalistes. Depuis Samuel Bernard, ils sont idèles à leur roi juif. Celui qui fait en ce moment à Vichy l’intérim des Rothschild se trouve beaucoup plus puissant qu’aucun de ses prédécesseurs (Louis XIV n’était qu’un petit garçon)»30.

Comme on l’a déjà suggéré, l’idée que Samuel Bernard fût juif est dénuée de tout fondement. Sa famille était calviniste, originaire des Pays-Bas31. Son grand-père, Noël Bernard, était un peintre apprécié qui s’était installé en France au début du XVIIe  siècle  ; il semble qu’il était arminien et qu’il tentait d’échapper aux persécutions gomaristes32. Son père, qui s’appelait également Samuel, fut un excellent enlumineur, graveur et professeur à l’Académie Royale fondée par Mazarin. Sa femme Madeleine Le Queux lui donna de nombreux enfants, au nombre desquels le futur banquier, né en 1651, baptisé au temple calviniste de Charenton. Le jeune Samuel, en âge de se choisir un métier, rompit avec la tradition familiale et, dès les années 1670, il est immatriculé dans la corporation parisienne des marchands drapiers. Son ascension fulgurante depuis la modeste boutique de tissus de la rue du Bourg l’Abbé jusqu’aux sommets de la inance internationale fut un exploit extraordinaire digne d’en impressionner plus d’un, et destiné à alimenter l’envie et

30 Cité par P. Carile, Céline, oggi. L’Autore del Voyage au bout de la nuit e di Rigadon nella prospettiva critica attuale. In appendice scritti celiniani apparsi sulla stampa collaborazionista 1941-1944, Rome, Bulzoni, 1974, p. 204.31 Les documents sur sa généalogie ont été publiés par une descendante du banquier. Cf. E. de Clermont Tonnerre, Histoire de Samuel Bernard et de ses enfants, Paris, 1914. Toutefois, cela ne semble pas suire : un critique, tout en reconnaissant des mérites à cette recherche, prend soin de préciser que Samuel est « issu d’une famille sans doute israélite, venue, au plus tard vers 1600, de Hollande ». Cf. L. Tailhade (Lorenzaccio), « Histoire de Samuel Bernard et de sa famille par Mme de Clermont-Tonnerre », in Les livres et les hommes (1916-1917), Paris-Zurich, 1917, p. 132.32 D’après la marquise de Créquy, qui semble bien informée, la famille était originaire d’Amsterdam, où elle « occupe encore un rang distingué dans la haute bourgeoisie municipale sous les noms de Bernard van der Grootelindt et de Bernard van Cromwyck. Il y a même eu des Ambassadeurs et des Pensionnaires de la république dans cette famille. Samuel Bernard, le millionnaire, était né dans la communion des calvinistes, et c’est parce que son père avait embrassé la secte d’Arminius qu’il avait été forcé de s’expatrier ». Cf. Souvenirs…, op. cit., I, p. 252n.

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la médisance. Herbert Lüthy, grand historien de la banque protestante, concède, après s’être penché sur la question, une part de mystère dans l’ascension foudroyante de Bernard. Sa réussite fut rapide et indiscutable, mais elle ne se it pas sans entraves. Lorsqu’en 1685 le roi révoqua l’édit de Nantes, Samuel, qui travaillait déjà dans la banque et occupait une position de second rang sur la place parisienne, ne sacriia pas ses afaires à la foi, de sorte qu’il resta à Paris, abjura et devint catholique. Dans un premier temps, sa conversion, qui pouvait diicilement passer pour sincère, ne le protégea pas des violences : il fut tout de même « dragonné » ; sur le long terme, en revanche, il avait pris la bonne décision. Bernard devint la tête de pont française de la inance protestante  ; d’après Lüthy, c’est là la seule explication possible à sa grandiose réussite. En mesure de s’appuyer sur un réseau inancier extrêmement puissant et étendu, Bernard accrut rapidement son chifre d’afaires, jusqu’à obtenir le monopole des versements à l’étranger pour les armées et de toutes les opérations de inance publique. Il était le seul capable de fournir rapidement des avances pour subvenir à tous les besoins de l’État. Calviniste modéré, catholique par intérêt, Samuel Bernard se vanta par la suite, en des temps plus apaisés, d’avoir été nommé « Frère Secourable de Franc-Maçonnerie » par le Grand Maître de la Société de la Méduse. Il n’en demeure pas moins qu’il n’existe aucune preuve convaincante et déinitive à l’appui de la thèse de son origine juive.

Ses contemporains connaissaient déjà ses origines familiales, que les documents historiques ont conirmées par la suite. Dans les traditions familiales, seule une prédilection patente pour l’onomastique vétérotestamentaire, par ailleurs courante chez les calvinistes33, pourrait suggérer une éventuelle origine juive. Mais la légende est tenace : elle est colportée y compris par des chercheurs en apparence tout à fait sérieux, tels que Werner Sombart qui, dans Die Juden und das Wirtschatsleben (1911), croit utile de rappeler, à propos du rôle des juifs dans la inance publique, que Louis XIV se promenait à Marly « avec son inancier, “dont le mérite, selon le jugement d’un chroniqueur ielleux, est d’avoir soutenu l’État comme la corde tient le pendu” »34. En réalité, Saint-Simon ne it jamais allusion aux origines de Samuel Bernard, et les deux autres auteurs de qui le sociologue allemand prétend tirer toutes ses informations, German Martin et Victor de Swarte, réfutent clairement ce commérage. Dès lors, d’où cette légende peut-elle bien venir ? Et pourquoi perdure-t-elle avec tant d’obstination ?

33 J. Houdaille, « Les prénoms des protestants au XVIIe siècle », Population, LI, 1996, p. 775-778.34 W. Sombart, Les Juifs et la vie économique, Paris, 1923, p. 75. Les sources de Sombart (De Swarte Samuel Bernard…, op. cit. et G. Martin, La Grande Industrie sous Louis XIV (Plus particulièrement de 1660 à 1715), Paris, 1898) excluent les origines juives. La métaphore du pendu est citée par Martin (p. 351), mais la source originale est une épigramme sur les hommes d’afaire en général de J.-B. Willart de Grecourt, Les œuvres diverses de M. de G***, nouvelle édition, Amsterdam, 1746, I, p. 34. Bernard est juif également dans W. Sombart, Lusso e capitalismo, Gênes, all’insegna del Veltro, 1982, p. 36.

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Les biographes ne se sont pas penchés très sérieusement sur la question. Ils s’en sont tenus, documents à l’appui, à réfuter l’airmation de l’origine juive en désignant une seule et unique source responsable du ragot. Tout serait parti d’une boutade malveillante de Voltaire, aigri à l’encontre de l’un des ils de Bernard qui avait eu l’impolitesse de ne pas lui rembourser un emprunt. En efet, les ils de Samuel n’eurent pas l’habileté inancière de leur père. L’aîné en particulier, Samuel Jacques, parvint à dilapider le considérable héritage laissé par son père en quelques années à peine. Des dépenses de luxe et des mauvaises spéculations le conduisirent à la faillite en 1751 ; une faillite qui ne serait pas passée à la postérité si Voltaire n’avait pas compté parmi les créanciers qui en subirent les conséquences. Le philosophe commença à se plaindre à tous ses correspondants au sujet de sa rente de 80 000 livres engloutie par la faillite du ils de Bernard, avec une hargne et une insistance qui ne s’apaisèrent pas même après la mort du coupable, survenue en 1753. Dans un discours publié en 1738, Voltaire avait voulu rendre hommage au grand banquier de Louis XIV, en insérant quelques vers louangeurs dans une de ses compositions :

« Le casque, le mortier, la barrette, la mitre,A la félicité n’apportent aucun titre;Et ce Bernard qu’on vante est heureux en effet,Non par le bien qu’il a, mais par le bien qu’il fait ».

Cet éloge disparaît dans l’édition remaniée de 175735. Quatre ans plus tard, dans une lettre où il exprimait sa solidarité à Helvetius face aux attaques dont De l’esprit faisait l’objet, Voltaire n’hésita pas à critiquer le Parlement pour ses interventions de censure avec un trait d’esprit  : «  J’aimerais mieux qu’il me it justice de la banqueroute du ils de Samuel Bernard, juif, ils de juif, mort surintendant de la maison de la reine, maître des requêtes, riche de neuf millions, et banqueroutier »36. C’en était fait : le prophète avait parlé ! À partir de cet instant, mise à part quelques voix isolées, le chœur était unanime : aux yeux de tous, Samuel Bernard était « le juif Bernard ». Même Rousseau semble en être convaincu, quoiqu’il fût le précepteur des ils de Madame Dupin, ille naturelle de Bernard, qui tenait un salon fréquenté par Voltaire. Pour le Genevois, le banquier était juif, sans nul doute ; un juif, riche et extravagant. À l’un de ses admirateurs qui lui avait demandé un portrait en arguant que plusieurs hommes illustres, tels que Bernard, ne refusaient jamais ce genre de faveur, le philosophe du Contrat social avait opposé un refus en écrivant

35 Cf. Voltaire, « De l’égalité des conditions », in Œuvres complètes de Voltaire. Poésies, Bruxelles, 1827, I, p. 45-56, où sont transcrits le texte de 1757 et les variantes de la version précédente. C’est à Grécourt qu’il faut attribuer l’Epître à Samuel Bernard parue dans l’édition Kehl (1784, vol. XIII, p. 19) des œuvres de Voltaire. Cf. G. L. van Roosbroeck, “Verses Attributed to Voltaire”, Modern Language Notes, 37, 1922, 7, p. 440-42.36 Cf. « Lettre XII à M. Helvetius (19 jan. 1761) », in Œuvres complètes de Voltaire. LVII Recueil des lettres de M. Voltaire. 1761-1762, Kehl, 1785, p. 26.

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que, si jamais il devait se résoudre à prendre pour modèle ce genre d’homme, ce ne serait pas « le Juif Bernard, … qu[’il] choisirai[t] pour cela »37. On rapportait que Bernard était assez vaniteux pour ofrir un portrait de lui à toutes ses connaissances, et on avait raconté à Rousseau que le grand banquier, se trouvant un jour chez des personnes qui avaient déjà eu l’honneur de ce présent, découvrit avec regret que, dans le salon, la place d’honneur n’avait pas été réservée à son image, qui avait au contraire trouvée une place peu convenable. Entré dans la penderie, Bernard avait bien dû se reconnaître dans ce visage cloué au-dessus d’une vieille chaise défoncée. « Vous me citez Samuel Bernard – lit-on dans la lettre à son admirateur – … J’aurois bien cru que vous me désiriez ses millions, mais non pas ses ridicules »38.

Il ne me paraît pas utile de porter plus avant les débats interminables au sujet de l’antisémitisme de Voltaire. Pour ma part, je suis persuadé que le philosophe de Fernay justiiait ses attaques contre la religion juive en les inscrivant dans sa bataille plus générale contre les religions positives, qu’il fallait « écraser » sans distinction. Il est regrettable, que dans la ferveur de son «  éclaircissement  », ses lumières se soient souvent troublées, et aient même ini, du fait de sa trop grande désinvolture, par le pousser à commettre de coupables concessions vis-à-vis du préjugé anti-juif traditionnel. Le philosophe, en somme, cédait trop souvent le pas au polémiste, et ne rechignait pas à s’appuyer sur le lieu commun qu’il trouvait à la fois convaincant et commode, en particulier lorsque son intérêt personnel était en jeu. Dans sa correspondance, il n’hésita pas à qualiier un autre débiteur insolvable, le marquis de Lezeau, de « petit babouin »39. Mais, si nous admettons que même Voltaire se laissa aller plusieurs fois à des chutes de style « populistes », il faut cependant reconsidérer sa part de responsabilité dans la naissance de la légende du « Juif Bernard », en se igurant que le philosophe s’est sans doute limité à relayer et à ofrir une caisse de résonance – et quelle résonance ! – à des bruits déjà existants.

Il ne fait aucun doute, en tout cas, que les rumeurs devinrent beaucoup plus insistantes après la mort du banquier, durant la seconde moitié du siècle. Moule d’Angerville, auteur assez représentatif de cette génération d’intellectuels clandestins qui, durant les dernières années de son existence, init par militer dans les rangs de la contre-révolution, réunit dans quelques unes des pages de sa Vie privée de Louis XV une série d’anecdotes difamatoires sur Bernard destinées à être maintes fois répétées. Pour Moule, Bernard n’est pas simplement un bourgeois prétentieux et ridicule ; il est surtout le juif méprisable que la cour chargea de faire banqueroute en son lieu et place et qui « montra trop à ses semblables le chemin d’aller ainsi à

37 Cf. « Lettre à M. D[aniel] R[ouguin] (mar. 1763) », in Collection complète des Œuvres de J. J. Rousseau, Genève-Paris, 1790, XV, p. 509.38 Ibid.39 Voltaire, Correspondance générale, V, in Œuvres complètes, LX, Paris, 1823, 1580. A. M. De Cideville (Aux Délices, le 4 octobre [1758]), p. 438-39.

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la fortune par celui de l’infamie »40. Cet ouvrage fut imprimé en 1781, quatre ans avant la correspondance générale de Voltaire, mais aucun des chercheurs qui ont tenté d’expliquer la source des origines juives de Bernard n’a jugé utile de lui accorder une grande attention. Nous verrons, au contraire, pourquoi il faut la considérer comme une œuvre déterminante dans la construction de la légende. Au début du XIXe  siècle, quoiqu’il en soit, les voies discordantes sont désormais minoritaires. On considère généralement Bernard comme juif, tandis que la passion naissante pour la physiognomonie ofre l’occasion de déformer ses traits et de les redessiner en les faisant correspondre au stéréotype de l’israélite. Dans les nombreux portraits de lui qui nous sont parvenus, à commencer par le plus célèbre, œuvre de Hyacinthe Rigaud, le banquier apparaît comme un homme bien proportionné, doté de traits ordinaires ; or, sous la plume du jeune Paul Lacroix, il devient « un homme aussi disgracié de visage que d’intelligence ; une sorte de nain contrefait, avec une bosse au moins sur les épaules, les jambes torses, faisant le gracieux de l’air le plus hagard, roux de poil, ouvrant une bouche démesurée, avec un sourire efrayant »41.

Pour les nombreux descendants du banquier, ce fut une véritable obsession. Le comte Louis Mathieu Molé, qui devint président du Conseil d’État sous la monarchie de Juillet, craignit sérieusement que sa carrière en pâtît. Son grand-père, Mathieu-François seigneur de Champlatreux, avait épousé Bonne Félicité, issue du second lit de Bernard, et ceux de ses adversaires qui le savaient en proitaient pour répandre avec une profonde satisfaction des bruits malveillants. Le jeune Molé répliquait rageusement à ces calomnies en soutenant que « le judaïsme de Samuel Bernard était une pure iction, fondée sur le hasard d’un nom de baptême plus usité, en efet, chez les Juifs que chez les chrétiens »42, sans jamais parvenir à convaincre. Il init ainsi par développer une impitoyable haine antisémite et Napoléon, qui la remarqua, imaginant qu’une bonne dose d’arrogance méprisante serait nécessaire pour plier les juifs à l’assimilation, décida de le promouvoir Maître des requêtes, dans le but de lui conier la présidence de l’assemblée des notables juifs en 1806, puis la surintendance sur les travaux du sanhédrin comme commissaire de gouvernement. Les juifs la lui rendirent bien, le trouvant détestable avant tout en raison de son ingratitude à l’égard de sa grand-mère. Étienne-Denis Pasquier, un conseiller d’État qui tenta de modérer les excès de Molé, gagna ce faisant l’estime du sanhédrin et écrivit qu’en efet, les juifs eux-mêmes accordaient du crédit à la légende. De leur

40 B.-F.-J. MOUFLE D’ANGERVILLE, Vie privée de Louis XV ou Principaux événemens, particularités et anecdotes de son règne, Londres, 1781, II, p. 102-05. Les mêmes anecdotes sont rapportées sans modiication aucune in Galerie de l’ancienne cour, ou mémoires anecdotes pour servir l’histoire des règnes de Louis XIV et Louis XV, Maestricht, 1787, III, p. 318 et dans Mémoires anecdotes pour servir à l’histoire des règnes de Louis XIV et de Louis XV, ou Galerie des Personnages illustres ou célèbres de la Cour de France sous ces deux Règnes, Lyon, 1806, IV, p. 93-95.41 P. LACROIX ( Jacob), Mémoires du cardinal Dubois, Paris, 1829, III, p. 72-73.42 E. D. PASQUIER, Mémoires du chancelier Pasquier : histoire de mon temps, Paris, 1893, I, p. 277.

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point de vue, Molé était un renégat, parce qu’« on tenait assez généralement pour certain que son arrière-grand-mère, ille de Samuel Bernard, était d’origine juive et que sa fortune lui venait de cette alliance »43. Il n’y a pas vraiment de quoi s’étonner si l’on pense que la Jewish Encyclopedia continue, aujourd’hui encore, à compter parmi les juifs illustres de Paris le banquier Bernard, tout en concédant que son origine juive « is not beyond doubt »44.

Il n’est pas possible de passer en revue, en quelques pages, la totalité des apparitions récurrentes du «  Juif Bernard  » dans la littérature française du XIXe  siècle. Les romans populaires jouèrent toutefois un rôle décisif  ; pour n’en citer qu’un seul, mentionnons le roman-feuilleton Le juif Samuel Bernard, le roi des traitants, paru en 1860-61 dans l’Omnibus sous la plume du journaliste Jean Mamert Cayla, célèbre pour son anticléricalisme virulent45. L’image évocatrice du banquier juif qui se promène avec le roi, lequel s’humilie en se prostituant au pouvoir de l’or, passe ensuite avec aisance du roman au débat politique, en particulier dans les années de l’afaire Dreyfus. Des représentants de la droite tels qu’Édouard Drumont46 s’en servent, tout comme des socialistes tels que Lassalle ou Lafargue, qui font volontiers allusion à la promenade de Marly comme d’un épisode qui permettrait d’antidater l’efondrement de l’Ancien Régime, survenu sur le plan économique bien avant la prise de la Bastille. Le grand Louis, « ce roi si ier », se vit obligé d’ôter son chapeau – nous dit Lassalle – « devant le juif Samuel Bernard, le Rothschild d’alors »47. Marcel Proust en personne, tout en sachant parfaitement que la légende était dénuée de tout fondement, considéra qu’il ne pouvait pas la passer sous silence, dans la mesure où il y voyait un révélateur des travers moraux les plus tenaces de la classe dirigeante. Dans À l’ombre des jeunes illes en leur, Bloch ne peut nier sa judéité, mais il fait tout ce qu’il peut pour qu’on l’oublie. Manifestant son afection pour le personnage du narrateur, il dit avec une pointe d’ironie : « Au fond, c’est un côtéassez juif chez moi » ; et le narrateur de noter qu’en disant cela sa pupille rétrécissait « comme s’il s’agissait de doser au microscope une quantité ininitésimale de “sang juif ” et comme aurait pu le dire – mais ne l’eût pas dit – un grand seigneur français qui parmi ses ancêtres tous chrétiens eût pourtant compté

43 Ibid. Voir également A. DE BOISANDRE, Napoléon antisémite, Paris, 1900, p. 17. 44 Voir également : I. Da Costa, Israel and the gentiles: Contributions to the history of the Jews rom the earliest times to the present day, London, 1850, p. 494-495.45 J. M. Cayla, « Le Juif Samuel Bernard, le roi des traitants », L’Omnibus, 1860-1861, nn. 506-532 ; A. F. M. Rey-Dussueil, Samuel Bernard et Jacques Bolgarelly. Histoire du temps de Louis XIV, Paris, 1830, 4 vols. ; C. Le Prévôt-d’Iray, Gentil Bernard. Comédie en un acte, en prose, mêlée de vaudeville, Paris, 1800 ; L. B. Picard, Le cousin de tout le monde. Comédie en un acte et en prose, Paris, 1808.46 É. Drumont, La France juive, Paris, 1888, I, p. 210-211.47 F. Lassalle, Discours et pamphlets, Paris, 1903, p. 150. Pour Paul Lafargue également, « Louis XIV, le roi soleil, dut courtiser le juif Samuel Bernard », cf. Origine et évolution de la propriété, Paris, 1895, p. 504.

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Samuel Bernard… »48.

Une poule magique

L’anecdote est un genre littéraire dont on n’attend pas qu’il relète idèlement la réalité historique, mais dont on suppose que, même lorsque son contenu est pure invention, il recèle néanmoins une perle de sagesse. Une bonne anecdote permet de saisir l’essence la plus authentique d’une époque, d’une personnalité, l’afranchissant de ses scories les plus contingentes, la ramenant à son principe de vérité métaphysique. En général il s’agit d’un épisode sélectionné pour sa puissance démonstrative. Son eicace lui vient de la simplicité incisive du récit  ; peu importe que la vérité que l’on entend proclamer ne tienne pas face à l’examen de ses présupposés. L’anecdote exige qu’on croie en elle non pas parce qu’elle explique une vérité mais parce qu’elle l’exhibe. On l’a dit, de nombreuses anecdotes circulaient sur le compte de Samuel Bernard. On disait que, de jour comme de nuit, ses chevaux étaient attelés à sa voiture et que son cocher était prêt à sauter sur son siège au moindre signe de sa part, que son portier avait toujours un œil sur la rue pour lui éviter de devoir attendre sur le seuil de chez lui, qu’il ne tolérait pas de retards à l’heure des repas, qu’il avait une passion immodérée pour le jeu de brelan, faisant preuve, selon certains, d’une grande largesse lorsqu’il perdait, ou bien au contraire d’un dépit furieux, selon d’autres ; qu’il était très généreux encore, et qu’il prêtait son argent sans intérêts, en particulier aux soldats  ; que ses banquets étaient mémorables, et qu’une fois, ayant promis à l’un de ses hôtes un délicieux vin de Malaga, et n’en trouvant pas à la cave, il avait envoyé séance tenante un courrier en acheter à Amsterdam. La majeure partie des anecdotes qui circulaient sur son compte nous renvoient l’image du grand inancier qui n’a pas une minute à perdre, qui aime toutefois les plaisirs mondains les plus luxueux, et qui sait les partager avec grande libéralité. C’était là un portrait en contradiction totale avec la légende de ses origines juives qui, selon le lieu commun, devaient nécessairement s’accompagner de l’avarice la plus sordide. Il fallait bien l’admettre : « Son faste et sa dépense démentaient le nom hébraïque qu’il a continué de porter »49.

Il n’existe, à ma connaissance, qu’une seule anecdote sur la nature juive de

48 M. PROUST, À la recherche du temps perdu : À l’ombre des jeunes illes en leur, Paris, Flammarion, 1987, II, p. 125. Cf. S. A. RHODES, « Marcel Proust and his Jewish Characters  », he Sewanee Review, 39, 1931, 2, p. 144-157. Le vicomte de Bonald, qui nie toutefois les origines juives de Bernard, identiia dans l’une de ses recherches généalogiques des centaines de familles qui pouvaient descendre du inancier. Cf. VICOMTE DE BONALD, Samuel Bernard Banquier du Trésor Royal et sa descendance, Rodez, 1912.49 « Conversation de Mme la Duchesse de Tallard », in F. BARBIERE, Tableaux de genre et d’histoire, peints par diférens maitres, Paris, 1828, p. 77.

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Bernard. C’est toutefois une pièce capitale du portrait qu’on dressait de lui en cette in de XVIIIe siècle, non seulement parce qu’elle connut un succès comparable à la promenade de Marly, mais également parce que ce fut, parmi toutes les anecdotes, celle dont se servit Moule d’Angerville pour sceller sa biographie de Bernard. Après avoir raconté quelques histoires, certaines bien connues, d’autres un peu moins, le biographe révélait au lecteur dans quelles circonstances Bernard était mort, suggérant qu’à cet instant ultime, la vérité que tout le monde attendait était enin révélée, une vérité susceptible de dissiper tout soupçon : « II seroit superstitieux – écrivit Moule – comme les gens de sa nation. II avoit une poule noire, à laquelle il croyoit qu’étoit attaché son sort : il en faisoit avoir le plus grand soin, et la perte de cette volatille fut en efet l’époque de sa in, en Janvier 1739 »50. Par la suite, le récit s’étofa de nouveaux détails. On raconta que la maison Bernard comptait une domestique entièrement au service de la poule noire qui vivait dans une volière dorée et recevait des soins et toutes sortes d’égards ; qu’elle était nourrie « de grains de millet choisis un à un »51, servis « dans des porcelaines de Saxe »52.

La vérité que Moule tenait tant à établir se résumait à un simple syllogisme : tous les juifs sont superstitieux, Samuel Bernard l’était aussi, donc Bernard était juif. L’histoire de la «  poule noire  » pouvait sans doute laisser sceptiques les esprits rationnels, ou bien leur faire hausser les épaules de consternation. Quoiqu’il en soit il s’agissait là d’une trouvaille exceptionnelle destinée à marquer les esprits bien plus que la boutade impromptue de Voltaire, quelle qu’ait été l’autorité de son auteur. Au cours du XIXe siècle parurent d’innombrables dictionnaires historiques, biographiques, encyclopédiques ; des œuvres de compilation qui avaient pour but de fournir au lecteur moyen ce bagage de notions et de rudiments du savoir dont on suppose qu’il peut se révéler utile dans la vie mondaine. La notice « Bernard » était toujours bâtie en puisant dans cette riche tradition d’anecdotes. Les compilateurs en proposaient un lorilège plus ou moins développé qui comprenait, dans tous les cas, les deux épisodes-clé de la promenade rapportée par Saint-Simon et de la « poule noire »53 . La personnalité du banquier init par se résumer à ces deux seuls pôles d’attraction, se trouvant simpliiée jusqu’à la caricature du méprisable inancier juif

50 F.-J. MOUFLE D’ANGERVILLE, Vie privée de Louis XV…, op. cit., p. 105.51 J. B. Capefigue, Les Fermiers Généraux depuis le XVIIIe  siècle jusqu’à leur mort sur l’échafaud, le 15 mai 1794, Paris, 1855, p. 99.52 Comtesse Dash (G. A. Cisterne de Courtiras, vicomtesse de Saint-Mars), Les galanteries de la cour de Louis XV : jeunesse de Louis XV, Paris, 1861, p. 119.53 Cf. L. Mayeul Chaudon, F. A. Delandine, Nouveau dictionnaire historique, Lyon, 1804, II, Ba-Bz, p. 249 ; Biographie universelle ancienne et moderne, Paris, 1811, IV, p. 292-93. Dictionnaire historique, critique et bibliographique, contenant les vies des hommes illustres, célèbres ou fameux de tous les Pays et de tous les siècles, Paris, 1821, III, p. 434 ; G. Peignot, Dictionnaire historique et bibliographique, abrégé des personnages illustres, célèbres ou fameux, Paris, 1822, I, p. 256 ; W. Duckett (dir.), Dictionnaire de conversation à l’usage des dames et des jeunes personnes, Paris, 1841, I, p. 408.

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qui oblige le roi à se prostituer. En peu de temps, les salles de classe apportant leur tribut à cette entreprise54, l’image du « Juif Bernard » allait entrer triomphalement dans le répertoire rhétorique de la politique.

Mais quelle était donc l’origine de l’anecdote ? Moule en était-il l’auteur ou bien s’était-il contenté de colporter des rumeurs qui couraient sur le compte de Bernard ? De plus, quel sens fallait-il donner à cette légende ? Valait-il la peine de se poser la question ou bien s’agissait-il là d’une des nombreuses et incompréhensibles absurdités issues de l’obscurantisme juif ?

Moule s’était montré plutôt avare en informations sur la légende concernant la «  poule noire  ». Il s’était contenté de rapporter, avec une bonne dose de mépris, que le banquier avait été si afecté par la mort de l’animal qu’il n’y avait pas survécu. D’aucuns suggérèrent qu’il pouvait s’agir de démence sénile  ; après tout Bernard avait presque quatre-vingt-dix ans. D’autres évoquèrent des histoires similaires, comme celle du tison auquel était liée la vie de Méléagre, après la fatale sentence des Moires. Le jésuite Athanasius Kircher en personne, esprit extravagant et extrêmement cultivé, allait se montrer soufrant d’un mal semblable, quoique moins néfaste  : « Il se croyait métamorphosé en poule. Il avait usé une partie de sa vie à étudier, à approfondir le système de la métempsycose »55. Dans le cas de Bernard, toutefois, la toquade de la « poule noire » ne paraissait pas dériver d’une soif de connaissance. L’idée d’un lien magique entre son destin personnel et la poule laissait plutôt entendre que le banquier avait vu dans l’animal une sorte d’esprit-guide. Des faits semblables avaient par ailleurs été observés parmi les populations d’Amérique du Nord. Un voyageur, Charles Le Beau, avait rencontré des Indiens qui faisaient « dépendre leur destinée de celle de quelqu’animal, comme seroit d’un chien, d’un renard ou d’un oiseau, lequel venant à mourir, ils courent eux mêmes risque du même sort ; car alors, ils se persuadent tellement qu’ils ont peu à vivre, que plusieurs ont en efet vériié l’oracle de leur imagination, étant morts peu de tems après par la persuasion où ils étoient qu’ils mourraient »56. On alla par la suite jusqu’à attribuer un nom à cette croyance saugrenue. Le marchand John Long avait connu, dans la région des Grands Lacs, un Indien tombé dans un état de profonde prostration après que son animal «  totam  », un ours, avait été tué par accident. Long expliqua dans un compte-rendu ethnographique que cette croyance était bien moins originale qu’on pouvait le croire, et qu’on en trouvait plusieurs exemples y compris dans l’Europe civilisée :

54 L’école normale. Journal de l’enseignement pratique, XII, 1862-1864, 2ème sem., p. 186 et 248.55 Dictionnaire de la conversation et de la lecture, Paris, 1835, V, entrée «Bernard», p. 411-413.56 Cité dans Voyages chez diférentes nations sauvages de l’Amérique Septentrionale, par J. Long, traiquant et interprète de langues Indiennes  ; traduits de l’Anglois, avec des notes et addictions intéressantes par J.-B.-L.-J. Billecocq, Paris, IIème année de l’Ère Républicaine [1793], p. 164.

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Cette idée d’une destinée ou, (si l’on me permet l’expression) de totamisme, toute bizarre qu’elle est, ne se borne pas aux seuls Sauvages. L’histoire pourroit fournir plusieurs exemples qui prouvent combien ces impressions ont été sortes, même sur des esprits au dessus du vulgaire et des ignorans. Je n’en citerai qu’un. On lit dans l’histoire de la vie privée de Louis XV, traduite par Justamond, entr’autres particularités de la vie de Samuel Bernard, juif et banquier de la cour de France, qu’il étoit superstitieux comme le sont ceux de sa nation, et qu’il avoit une poule noire à laquelle il croyoit sa destinée attachée ; qu’il en faisoit prendre le plus grand soin et que la mort de cette volatile fut, en effet, le terme de son existence au mois de Janvier 173957.

En réalité, il n’était pas même nécessaire d’aller enquêter chez les Indiens d’Amérique pour donner un sens à l’obsession présumée de Bernard. Dans le folklore français, la poule légendaire est de couleur noire ; elle n’est pas un esprit-guide mais l’animal magique par lequel la culture populaire explique tous les enrichissements mystérieux et injustiiables. Il va sans dire qu’un animal de la sorte ne pouvait que paraître sulfureux, et que sa possession était considérée comme le signe d’un commerce avec le diable. Les poules noires peuplaient les traités de démonologie, on les trouvait dans les dépositions faites au tribunal par les femmes accusées de sorcellerie58, et elles jouaient les premiers rôles dans nombre de superstitions populaires. En Bretagne, on disait que le diable achetait la « poule noire » à minuit, puis qu’il récompensait le vendeur en exauçant tous ses vœux. D’après une autre tradition, l’invocation du diable passait par le sacriice rituel d’une poule noire, qui devait absolument avoir lieu au croisement de deux routes isolées, suivant un ensemble de rites précis  ; alors «  le diable vient et donne de l’argent  ; ou bien il fait présent à celui qui a sacriié d’une autre poule noire qui est une poule aux œufs d’or »59. Cette croyance était si répandue que des escrocs tentaient encore d’en tirer

57 Ibid., p. 167-168.58 Cf. H. Institoris, J. Sprenger, J. Nider, Malleus maleicarum : De Lamiis et Strigibvs, et Sagis, aliisque magis et daemoniacis, eorumque arte, et potestate et poena, Francoforti, 1588, I, p. 362 ; L. Daneau, Deux traitez nouveaux tres utiles pour ce temps, Genève, 1579, p. 58, 114, 116, 131.59 L. P. F. A. MARQUIS DE CHESNEL DE LA CHARBOUCLAIS, Dictionnaire des superstitions, erreurs, préjugés et traditions populaires, Paris, 1856, col. 927. Voir également : [ J. CAMBRY], Voyage dans le Finistère ou Etat de ce département en 1794 et 1795, Paris, an VII de la République Française, II, p. 16 ; P. A. L. P. PLANCHER-VALCOUR, Colin maillard ou "Mes caravanes", Mémoires historiques de la in du XVIIIe siècle, Paris, 1816, I, p. 179-183 ; J. COLLIN DE PLANCY, Dictionnaire infernal, Bruxelles, 1845, p. 383-384 ; J.-P. MIGNE, Encyclopédie théologique : ou, Série de dictionnaires sur toutes les parties de la science religieuse, Paris, 1848, XLIX, col. 336  ; D. MONNIER, Traditions populaires comparées, Paris, 1854, p. 673-75. On connaît également l’existence de petits ouvrages populaires, en circulation au XIXe siècle, qui promettaient de révéler le secret de la poule noire, tel que La Poule noire, ou la poule aux œufs d’or, avec la science des talismans et anneaux magiques ; l’art de la nécromancie et de la cabale... par A. J. S. D. R. L. G. F., Paris, 1820, et Le véritable dragon rouge : suivi de La poule noire : 1521 : recopié en 1846, à propos duquel cf. C. NISARD, Histoire des livres

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proit durant la seconde moitié du XVIIIe siècle. Un cas célèbre, mais peut-être pas aussi isolé qu’on l’a prétendu, concerne, en 1773 à Pithiviers, non loin d’Orléans, une bande de charlatans qui parvint à extorquer des centaines de livres à deux naïfs patentés, Étienne Jaunicot, le garçon de ferme d’un meunier, et son cousin Sébastien, vigneron. Étienne avait été approché par un inconnu « pour l’engager de lui acheter une poule noire, qui avoit le don de pondre de l’argent  »60. La reconstitution judiciaire des entourloupes ingénieuses destinées à délester les deux nigauds de leurs deniers est un vrai régal, digne d’une nouvelle de Boccace.

En somme, la superstition attribuée à Bernard n’avait rien de spéciiquement juif, comme le prétendait Moule. Elle était au contraire très répandue dans les campagnes et dans les classes populaires. La « poule noire » fournissait aux esprits simples une explication compréhensible à l’extraordinaire richesse du banquier, et c’était, d’une certaine manière, une création imaginaire symétrique et spéculaire à celle du Bourgeois Gentilhomme. L’ascension sociale de Bernard, par ailleurs, avait frappé l’imagination des grands comme des petits et, si les premiers employaient tous leurs soins à tenir à distance le parvenu, les seconds s’interrogeaient sur l’origine de tout cet or. Les spécialistes reconnaissaient les qualités hors du commun du inancier, doté d’une expérience en afaires, d’un réseau de relations et d’une hauteur de vue tels qu’ils faisaient sans peine de lui le maître incontesté du marché des capitaux ; les gens du peuple en revanche – comme le comprit bien Capeigue – « ne pouvai[en]t s’expliquer par les seules habiletés commerciales la source d’une aussi grande fortune ». On dit alors que le banquier « avait une poule noire aux œufs d’or à laquelle il rendait un culte secret ; cette poule noire, source de sa fortune, se rattachait tout naturellement à des opérations de sorcellerie ; le peuple est ainsi fait, à l’extraordinaire il suppose une cause surnaturelle ; il explique tout, excepté la pensée du génie ». Il semble que l’historien marseillais accordait un certain crédit aux origines juives de Bernard, puisqu’il lui reconnaissait « l’activité et l’habileté de l’industrieuse famille d’Israël » ; toutefois, il estimait que l’histoire de la poule noire n’était autre qu’une fable populaire, née «  parmi les dames de la halle, si dévotes à saint Eustache »61.

L’explication de Capeigue est parfaitement convaincante. Il faut d’ailleurs ajouter que Samuel Bernard n’est pas le seul marchand et banquier auquel la vox populi ait attribué la grande fortune à l’intervention magique d’un animal. Outre-Manche on racontait l’histoire incroyable de Dick Whittington qui, non content d’avoir brûlé la dette d’Henri V dans un feu à l’odeur de cannelle, était surtout célèbre pour s’être enrichi grâce à un chat. Avant de devenir Lord-Maire, en efet, Dick avait

populaires, ou, de la littérature du colportage, Paris, 1864, I, p. 140-46.60 Causes célèbres curieuses et intéressantes, de toutes les cours souveraines du Royaume, Paris, 1777, XXV, p. 205-231.61 J. B. Capefigue, Louis XV et la société du XVIIIe siècle, Bruxelles, 1844, I, p. 87-92  et II, p. 48-49.

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Le banquier juif du Roi Soleil. Notes de recherche sur l’anecdote entre le XVIIe et le XVIIIe siècle

travaillé comme plongeur dans la cuisine d’un marchand qui l’avait autorisé un jour à participer à une entreprise commerciale, l’invitant dans ce but à envoyer outre-mer tous ses avoirs. Dick ne possédait rien d’autre qu’un chat. Le destin voulut toutefois que le bateau qui transportait le chat abordât dans un pays infesté de souris. Le chat fut donc monnayé contre des montagnes d’or. Des générations de lettrés et de spécialistes du folklore se sont interrogées sur le sens à donner au célèbre chat de Whittington. Les hypothèses formulées varient grandement. Une bonne partie des critiques s’est demandé quel pouvait bien être le fondement historique d’une telle légende, conférant au chat des signiications métaphoriques ; il s’en est même trouvé pour airmer sérieusement que, dans certaines circonstances exceptionnelles, le prix de marché d’un chat pouvait monter au point de faire s’enrichir son vendeur de façon tout à fait exceptionnelle62. Je crois néanmoins que, parmi les nombreuses interprétations, celle de homas Keightley est la plus sensée. Après avoir collecté dans diférentes traditions folkloriques, en Italie, en Allemagne, au Danemark et même en Perse, des histoires de marchands enrichis par la vente d’un chat, Keightley a montré que les lectures nationalistes étaient infondées, et il a soutenu que le chat de Dick n’était rien d’autre qu’un simple chat ; il était inutile de chercher en lui une allusion à la biographie de Richard Whittington, au personnage historique qui a inspiré la légende, ou encore à son époque. Le principal enjeu, airme Keightley, est que les classes populaires, de manière générale, ne croient pas au fait que l’épargne et l’application au travail puissent être source d’enrichissement. « Il est étrange – écrivait le savant en 1834 – de voir combien l’homme du peuple a une propension à expliquer l’acquisition d’une fortune en invoquant d’autres causes que l’industrie, la frugalité, le talent et un petit peu de chance (la voie habituelle et la plus sûre vers la richesse me semble-t-il). Dans mon propre pays, je ne connais pas un exemple d’homme parti de rien, comme on dit, dont l’opulence ne soit interprétée dans les classes populaires comme le résultat de quelque manœuvre extraordinaire. L’explication la plus simple et la plus habituelle de ce phénomène consistait bien à airmer qu’il avait, d’une manière ou d’une autre, trouvé un trésor »63. Certaines fortunes sont si démesurées que le peuple accepte plus aisément de les attribuer à un chat magique ou à une poule diabolique. Une conirmation de la justesse de cette thèse me semble résider dans l’insatisfaction de la bourgeoisie anglaise à l’égard du

62 S. Lysons, he Model Merchant of the Middle Ages, exempliied in the Story of Whittington and his Cat, London, 1860.63 T. KEIGHTLEY, Tales and Popular Fictions; their Resemblance and Transmission rom Country to Country, London, 1834, p. 248 : “It is strange – écrivait le savant en 1834 – what a propensity the vulgar have for assigning some other cause than industry, rugality and skill, seconded by good fortune (the usual and surest road, I believe, to wealth), to the acquisition of riches. I hardly ever knew, in my own country, an instance of attainment to opulence by a man who, as the phrase goes, had risen rom nothing, that there was not some extraordinary mode of accounting for it circulating among the vulgar. he simplest and most usual explanation of the phaenomenon, was to assert that he had gotten a treasure in some way or other”.

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Andrea Addobbati

rôle de premier plan particulièrement désobligeant attribué au chat dans l’histoire de Whittington, histoire qui, au fond, célébrait un héros de la City. William Hogarth n’appréciait pas du tout ce chat  ; il était en contradiction si forte avec l’éthique économique bourgeoise qu’il voulut en réévaluer l’importance dans sa réécriture personnelle de l’histoire. Industry and Idleness,64 on le sait, est un cycle de gravures inspiré par cette vieille légende, où le personnage de Dick l’apprenti se dédouble en deux caractères moraux opposés : d’un côté, l’apprenti diligent et assidu au travail qui construit sa propre fortune à force d’honnêteté et de sacriice jusqu’à devenir Lord-Maire de Londres  ; de l’autre, le tire-au-lanc soûlard, qui reçoit de loin en loin la visite du chat, animal inutile s’il en est dans la mesure où il se révèle incapable d’épargner au malheureux de passer d’une mésaventure à une autre avant d’achever son existence déplorable au sommet d’une fourche.

Traduit de l’italien par Guillaume Calafat et Giulia Puma

64 Pour les diférentes interprétations des graveurs de Hogarth, cf. S. Shesgreen, “Hogarth’s Industry and Idleness: A Reading”, Eighteenth-Century Studies, 1976-4, p. 569-598; P. Wagner, “Hogarth’s Industry and Idleness: Subversive Lessons on Conduct”, in J. Carré (ed.), he Crisis of Courtesy: Studies in the Conduct-Book in Britain, 1600-1900, Leiden, Brill, 1994, p.  51-62; B. Wind, “Hogarth’s Industry and Idleness Reconsidered”, Print Quarterly, 1997-3, p. 235-251.