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Christophe Charle Le beau mariage d'Emile Durkheim In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 55, novembre 1984. Les philosophes et la politique. pp. 45-49. Citer ce document / Cite this document : Charle Christophe. Le beau mariage d'Emile Durkheim. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 55, novembre 1984. Les philosophes et la politique. pp. 45-49. doi : 10.3406/arss.1984.2238 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1984_num_55_1_2238

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Christophe Charle

Le beau mariage d'Emile DurkheimIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 55, novembre 1984. Les philosophes et la politique. pp. 45-49.

Citer ce document / Cite this document :

Charle Christophe. Le beau mariage d'Emile Durkheim. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 55, novembre1984. Les philosophes et la politique. pp. 45-49.

doi : 10.3406/arss.1984.2238

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1984_num_55_1_2238

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formation en personnages de fiction de personnes réelles, qui voient apparaître dans la description de ce qu'ils sont, comme dans un miroir hyperbolique, une figure à la fois ressemblante et lointaine, singulière et générale. L'informateur se retrouve face à son double, qui parle de manière étrangement généralisante (la situation de M. devient celle de tous les professeurs en «exil»). Il s'ensuit un effet de déréalisation, de perte de contrôle de son identité que la lettre tente de contrer («c'est moi, M., qui parle»), sans doute de manière illusoire, puisque M. restera toujours une figure anonyme pour le lecteur (13).

Faut-il, après ce parcours assez spéculatif, revenir aux remarques factuelles de M. ? Ce serait accréditer l'idée qu'il n'y aurait qu'une vérité de l'institution, à l'élaboration de laquelle informateurs et chercheur collaboreraient. En outre, il faut répéter que je ne voulais nullement construire le système des

postes de travail dans une université américaine, tel un sociologue des organisations. Je voulais seulement, à l'instar du «Journal intime belge» de Renée Fox, «évoquer une compréhension tant émotionnelle qu'intellectuelle» (14) de quelques traits d'une petite université américaine, perdue «au milieu de nulle part», comme des milliers d'autres, dont la réalité nous échappe en Europe. Sans plus. Wendy, are you still mad at me ?

13— L'utilisation de pseudonymes ou d'initiales pour masquer des personnes que l'on décrit par ailleurs avec une relative précision est un procédé assez gênant, surtout, comme ce fut le cas ici, lorsqu'une des personnes décrites se démasque pour répondre et signe non seulement de son nom mais aussi en mentionnant son affiliation institutionnelle (selon les règles d'un autre genre). J'ai cependant préféré maintenir l'anonymat pour respecter ce que j'estime toujours être un contrat tacite entre l'institution étudiée et moi. 14— R. Fox, ... Belgian Medical Research, art. cit., p. 427.

CHRISTOPHE CHARLE

LE BEAU MARIAGE D'EMILE DURKHEIM

«Père et chef de famille, ce savant était destiné à l'être autant par tendresse instinctive que par conviction sociologique. La famille a peut-être été son sujet d'étude et de cours de prédilection. Il croyait à sa nécessité et à sa bienfaisance intime. Il redoutait tout ce qui pouvait la désorganiser ou l'affaiblir. Il voyait en elle le foyer moral par excellence où s'élaborent et où se pratiquent, avec l'exemple et sous l'autorité des parents, toutes les vertus fondamentales, le respect du devoir, le goût de la justice, l'habitude de l'altruisme».

G. Davy, Emile Durkheim, Annuaire de l'Association amicale des anciens élèves de l'École normale supérieure, \ 919, p. 65.

La plupart des études d'histoire sociale consacrées aux universitaires passent sous silence ou ne mentionnent que brièvement les origines sociales de leurs épouses, sauf s'il s'agit d'un mariage conforme à l'idéal d'endogamie propre à ce groupe. Le mariage de Durkheim n'échappe pas à cette loi non écrite de la bienséance biographique en dépit de la bibliographie abondante consacrée au fondateur de VAnnée sociologique (1). La présente note ne vise pas seulement à apporter des compléments sur un point d'érudition mais espère montrer que les données nouvelles rassemblées ici peuvent constituer une médiation supplémentaire pour comprendre ses options idéologiques. En effet cette union,

1-Voir Y. Nandan, The Durkheimian School. A Systematic and Comprehensive Bibliography, Westport, Connecticut, Greenwood Press, 1977.

comme on va le voir, situe Durkheim d'une manière particulière au sein de la bourgeoisie et le différencie des autres universitaires de cette époque.

Les biographes de Durkheim signalent qu'il s'est marié en 1887 avec Julie Dreyfus, fille du directeur d'une fonderie (2). Des documents tirés de l'état civil, des archives de l'Enregistrement et des Archives nationales permettent d'aller plus loin. Henry Dreyfus, beau-père de Durkheim, était le fils d'un commerçant de Wissembourg (cf. tableau généalogique). Venu à Paris avec ses deux frères, Salomon et Moy se, travailler comme fondeur, il était probablement issu d'un milieu modeste puisque, lors de son mariage en 1861 à Paris 4ème avec Rosalie Lévy, il n'a pas été établi de contrat de mariage. Sa future épouse, fille de pâtissiers, exerçait le métier d'institutrice. Une des soeurs de celle-ci était couturière, une autre était mariée à un «facteur», c'est-à-dire un fabricant d'instruments de musique. Les documents d'état civil ne permettent pas d'établir si Henry Dreyfus a débuté comme ouvrier, en tout cas il avait fondé avec ses deux frères dès 1860 une petite entreprise de chaudronnerie en cuivre et fer, spécialisée dans la fabrication de tuyauteries pour sucreries, raffineries et distilleries agricoles , au 17 quai d'Austerlitz dans le 13e arrondissement, et primée aux expositions (3).

2 -Voici la seule phrase consacrée à cet événement dans la biographie monumentale de Steven Lukes : «In 1887, Durkheim married Louise Dreyfus whom family came from Wissembourg in Alsace and whose father ran a foundry in Paris »>Emile Durkheim, his Life and Works, Londres, Allen Lane, The Penguin Press, 1973, p. 99. Quant à la chronologie de Jean-Claude Filloux, elle comporte une erreur : Durkheim ne s'est pas marié «début 1887» mais en octobre 1887 (Durkheim et le socialisme, Genève, Droz, 1977, p. 7), détail, mais qui indique l'absence d'intérêt de ces auteurs pour le problème. . 3-Bottin de la Seine, Paris, Didot, 1866 et Archives nationales, F 12 8578, dossier Moy se Dreyfus.

Cette affaire est devenue suffisamment florissante pour que, lors du mariage de sa fille avec Durkheim, il lui donne"plus de 100 000 francs de dot, soit l'équivalent de 20 années de traitement de professeur agrégé (statut de Durkheim à l'époque) (4). L'apport de Durkheim en comparaison fait pâle figure puisqu'il s'élève à 38 000 francs. Étant donné ce qu'on sait par ailleurs sur les difficultés financières de la famille de Durkheim, on peut supposer que cet apport vient principalement des économies qu'il avait lui-même réalisées au cours de ses années de professorat et pour partie d'une aide de ses frères et soeurs plus âgés, dans la mesure où il s'agit d'argent liquide et non de valeurs mobilières, comme c'est d'ordinaire le cas pour une libéralité des parents (5). Un beau mariage donc pour un universitaire qui n'est encore que professeur au lycée de Troyes et va prendre ses fonctions de chargé de cours à la Faculté des lettres de Bordeaux à la rentrée universitaire. D'autant plus beau que Julie Dreyfus a des «espérances» selon la formule de l'époque. En 1903 elle hérite de son père et de sa mère, puis de nouveau en 1911 de son oncle, sans enfant, des sommes très importantes qui creusent l'écart entre le capital économique des deux épouxje faisant passer de 1 à 10 contre 1 à 3 lors du mariage (6). Outre l'actif de la Société Dreyfus frères, cet héritage provient de l'impor-

4-A. Prost, L'enseignement en France, Paris, A. Colin, 1968, p. 372. 5— Lors de son entrée à l'École normale, Durkheim a demandé le dégrèvement des frais de trousseau. A ce moment son père ne gagnait que 1 600 francs par an et sa mère devait faire des travaux de broderie pour compléter les ressources du ménage (Archives nationales, F 17 4265 et Louis M. Greenberg, Bergson and Durkheim as Sons and Assimilators, the Early Years, French Historical Studies, IX, 4, fall 1976, p. 630) 6 -La législation en vigueur interdit de citer des chiffres pour des documents de moins de 100 ans

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Généalogie de la famille et de la belle-famille de Durkheim

Aron DREYFUS=Sara LEVY commerçants à Wissembourg

(Bas Rhin)

Michel LEVY=Julie MAYER pâtissiers à Paris

Israël, David DURKHEIM rabbin à Haguenau (Bas Rhin)

Bélia SIMON

Joseph Rosette ISIDOR = LAZARD

chaudronnier

Moyse Salomon associés avec Henry

24/6/1837 Wissembourg administr. sociétés.

I r i Henry DREYFUS = Rosalie LEVY °

né à Wissembourg 6/2/1833

fondeur puis constructeur

■en chaudronnerie

née à Paris 28/4/1834 institutrice

couturière.

I 0 "facteur"

Moïse DURKHEIM= Melanie ISIDOR

+ 24/1/1911 Paris 16ème ' Lucie Jules Armand

Jeanne, Ceci le, Simone CERF

sans postérité.

DREYFUS DREYFUS née à Paris né à Paris 8/3/1862 19/12/1863 + jeune ingénieur

constructeur

Né en 1805 à Haguenau rabbin des Vosges

Née en 1820 à Charmes (Vosges)

couturière

Louise Julie David Emile Céline Rosine Félix DREYFUS née à Paris 13ème 2/9/1866 + à Paris 7ème 27/2/1926

DURKHEIM née en 1851 né à Epinal( Vosges )= 15/4/1858 Mirtile + à Paris 14ème CAHEN 15/11/1917

négociant

née en 1848 né en 1850 = commerçant

Gerson MAUSS né à Hatten (Baut Rhin) en 1834. négociant

Marie Bella

Eugène Jacques Julien HALPHEN ingénieur

André Armand né à Paris 12/9/1892 élève E.N.S. + pour la France à Davidovo( Bulgarie) 5/12/1915

Henri Marcel MAUSS né à Epinal 10/5/1872 professeur au Collège de France + 11/2/1950 à Paris 14ème

Sources : Archives de la Seine : acte de naissance de Louise Dreyfus, acte de mariage d'Henry Dreyfus et Rosalie Lévy, acte de naissance de Rosalie Lévy, actes de naissance de Lucie et Jules Armand Dreyfus ; Archives municipales d'Épinal : actes de naissance de Céline, Rosine, Félix et Emile Durkheim, de Marcel Mauss, actes de décès de Moïse Durkheim et Melanie Isidor ; Archives de l'enregistrement, Paris : déclarations de succession d'Emile Durkheim (1er bureau, 17 mai 1918, n. 601), d'Henry Dreyfus (9e bureau, 23 juin 1903, n. 1066), de Moyse Dreyfus (9e bureau, 20 juillet 191 l,n. 1248), de Louise Dreyfus (9e bureau, 23 août 1926, n. 1243), de Marcel Mauss (14e bureau, 16 juin 1952, n. 1062) ; Emile Durkheim, Nécrologie d'Armand Durkheim, Annuaire de l'Association amicale des anciens élèves de l École normale supérieure, 1917, pp. 201- 205).

Malgré les imperfections des sources qui ont permis d'établir cette généalogie de la famille et de la belle -famille de Durkheim, on peut tirer de son analyse quelques tendances démographiques qui confirment l'étude sociale faite par ailleurs. La restriction des naissances traditionnellement associée à un désir d'ascension sociale se manifeste au cours des trois générations dans les deux familles. Melanie Isidor, mère de Durkheim appartenait à une famille de 17 enfants (1), Henry Dreyfus et Rosalie Lévy, parents de l'épouse de Durkheim, venaient, eux de familles d'au moins trois enfants (2). A la génération suivante, on trouve respectivement : aucun enfant pour Moyse Dreyfus, 3 (dont un décédé jeune) pour Henry Dreyfus, 4 pour Moïse Durkheim. L'écart d'âge important qui sépare Emile Durkheim de ses frères et soeurs (7 ans avec son aînée immédiate) laisse d'ailleurs supposer qu'il s'agit d'une naissance non désirée (ses parents ont respectivement à sa naissance 53 et 38 ans). Enfin, à la génération postérieure, le modèle de la famille de 2 enfants s'est établi. Ce mathusianisme apparaît aussi dans l'évolution des écarts d'âge entre les époux. Alors que les parents de Louise Dreyfus n'ont qu'un an de différence,

la différence d'âge est nettement plus importante pour les parents de Durkheim (15 ans), pour Durkheim et sa femme (8 ans) et pour ses soeurs et leurs maris (Rosine et Céline ont respectivement 9 ans et 14 ans de moins que ceux-ci). La promotion sociale comme le contrôle des naissances impliquent le retard de l'âge au mariage. Ce retard donne le temps d'amorcer la réussite porfessionnelle ou scolaire, ce qui en retour donne le temps et l'ambition de choisir une épouse ou un mari d'un niveau social supérieur. Ce nouveau modèle de comportement, s'il limite Permette ment du patrimoine transmis et autorise la promotion individuelle, a sa contrepartie. La lignée risque beaucoup plus souvent de s'éteindre en cas d'accident historique ou biologique. Les sacrifices consentis pour assurer la meilleure formation aux héritiers sont alors ruinés définitivement. Durkheim, qui avait lui-même déçu les souhaits de son père en refusant de devenir rabbin selon la tradition familiale, pouvait compter transmettre son magister universitaire à son fus dont la réussite scolaire était encore plus brillante que la sienne. Ces espoirs ont été réduits à néant —au point que les biographes attribuent à ce drame la fin prématurée de Durkheim— avec la mort d'André Durkheim en 1915 sur le front d'Orient. La catastrophe n'a pourtant pas été totale du fait du maintien —caractéristique des familles juives— de la cohésion de la famille étendue. De même que la fortune accumulée par l'oncle Moyse Dreyfus n'a pas disparu faute de postérité mais s'est transmise à ses neveux, de même le capital intellectuel et symbolique accumulé par Durkheim s'est d'une certaine manière prolongé grâce à son neveu Marcel Mauss qui a pris la place —familiale et intellectuelle— du fils disparu (3). l-Cf. M. Greenberg, art. cit., p. 630. 2—11 est possible que leurs familles d'origine aient été plus nombreuses car les sources ne permettent pas en général de connaître les enfants décédés jeunes. 3— Cette stratégie était parfaitement consciente puisque Durkheim selon son propre témoignage («Nécrologie» citée d'Armand Durkheim) a assuré l'éducation de son fils et que Marcel Mauss est venu vivre à Bordeaux chez son oncle afin de suivre son cours à la faculté.

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L'ascension d'un oncle à héritage*

Moyse Dreyfus, né le 24 juin 1837 à Wissembourg (Bas-Rhin). Père : Aron Dreyfus, commerçant ; mère : Sara Lévy, sans profesión.

En 1860 «un des fondateurs de la maison de construction Dreyfus frères qui a vulgarisé en France les procédés nouveaux pour la fabrication du sucre et de l'alcool de betteraves (récompenses à toutes les expositions)».

En 1875 a été chargé de la création de la Raffinerie parisienne de Saint-Ouen qui a introduit en France la fabrication des sucres raffinés en tablettes (grand prix 1878).

En 1880 a eu l'entreprise de construction d'une raffinerie de sucre en Italie «qu'il a établi exclusivement avec du matériel tiré de France».

En 1889, lors de la chute du Comptoir d'escompte qui a entraîné la chute de la Société des ateliers et chantiers de la Loire»« a accepté le mandat de reconstituer ces chantiers avec la fonction d'administrateur délégué qu'il exerce, depuis cette époque». (Les passages entre guillemets sont rédigés par Moyse Dreyfus dans sa notice individuelle du 20 octobre 1908).

Avis du préfet de police du 28 août 1908 : «M. Dreyfus passe pour se trouver à la tête d'une fortune considérable».

Recommandation de Charles BruneUière, conseiller municipal de Nantes : «un de mes amis», «un excellent et bien ferme républicain» (lettre du 4 juillet 1908).

Autres fonctions : membre de la Commission extra-parlementaire de la marine marchande, membre de la Commission supérieure de la navigation maritime.

Cette notice correspond aux canons du patron selon le coeur des républicains au pouvoir : parti de rien, d'abord patron de petite entreprise «performante», dirait-on aujourd'hui, il innove en France et surtout étend l'influence française à l'étranger. Homme pratique, il se mue en sauveteur de grande entreprise en faillite. Bien qu'intégré aux grandes affaires, il soutient le régime dont il partage l'idéal méritocratique du fus de ses oeuvres confiant dans l'avenir et dans- la France. Il n'aura pourtant pas la Légion d'honneur, faute d'un engagement plus civique et d'appuis politiques sérieux (il n'a qu'un conseiller municipal socialiste pour le soutenir). * Extraits de son dossier de candidature à la Légion d'honneur, Archives nationales, F 12 8578.

tante fortune accumulée par Moyse Dreyfus qui, d'abord simple industriel prospère comme Henry, est passé dans les grandes affaires comme administrateur délégué des Chantiers de la Loire et administrateur des Tréfileries du Havre. Ces sommes, héritées au moment où Durkheim débute à la Sorbonne, assurent au ménage un niveau de vie confortable et triplent les ressources des époux par rapport au seul traitement de professeur de faculté. Ces données économiques et sociales modifient sensiblement l'image de rigueur ascétique du fondateur de la sociologie universitaire. Ce stéréotype est fondé sur l'image modale du «Sorbonnard» de l'époque (7) et sur la seule prise en considération de la trajectoire sociale de Durkheim (8). Selon ce schéma, Durkheim serait une parfaite illustration du modèle méritocratique de la Troisième République. Issu de la petite bourgeoisie intellectuelle, il réussit par la voie des concours et des grandes écoles à pénétrer au sein des élites intellectuelles et à se poser même en idéologue officiel possible lorsque la sociologie sert de fondement à la nouvelle morale laïque des écoles norma les d'instituteurs. Trajectoire sociale d'autant plus remarquable qu'il appartient à une minorité religieuse durement attaquée qui finit par accéder aux plus hautes responsabilités mais de manière encore incertaine. L'itinéraire de la belle- famille de Durkheim est statistiquement plus représentatif des voies de l'ascension sociale dans la petite bourgeoisie juive que les réussites intellectuelles des universitaires juifs de la Troisième République. Comme l'autre famille Dreyfus illustrée par 1'« affaire», elle fait partie de ces «nouvelles couches» chères à Gambetta, portées vers le haut de la pyramide sociale par l'expansion économique du Second Empire et du début des années 1880, qui se hissent de la petite à la «bonne», voire à la grande bourgeoisie d'affaires (9).

7 -L'apport moyen au mariage des professeurs à la Faculté des lettres en poste en 1901 s'élève à 17 400 francs, celui de leurs femmes à 37 200 francs. L'écart entre leurs héritages respectifs est de 1 à 2. Le mariage de Durkheim se situe donc nettement au dessus du mariage moyen de ses collègues (recherches en cours). 8— Jean-Claude Filloux fonde toute une partie de son argumentation sur cette image sociale en insistant sur la phrase souvent répétée par Durkheim «II ne faut pas oublier que je suis fils de rabbin» (voir notamment op. cit., pp. 34-42). Quelques détails pourraient pourtant inciter à atténuer l'image de

pauvreté ; lors de l'enquête faite à propos de la demande de dégrèvement des frais de trousseau (voir note 5), l'administration a conclu par là négative : « Le père a une certaine aisance», ce que confirme partiellement le chiffre d'héritage de Durkheim que nous ne pouvons citer. On comprend mal d'autre part comment Durkheim aurait pu faire trois tentatives avant d'entrer à l'École normale si sa famille avait été aussi gênée qu'on le répète et cela sans exercer des fonctions de répétiteur comme c'était fréquent pour certains candidats à l'École normale. 9-Cf. J.-D Bredin, L'Affaire, Paris, Julliard, 1983, p. 19.

L'originalité du mariage de Durkheim réside dans l'alliance entre des représentants de fractions que précisément leurs trajectoires opposent par la mise en oeuvre d'espèces de capital de plus en plus dissociées dans la société française du temps, le capital économique d'une part, le capital scolaire de l'autre. Nous ne savons pas comment Durkheim a rencontré sa future femme. On peut toutefois faire deux hypothèses à partir des faits connus. Durkheim n'est venu à Paris qu'à partir de 1876 pour préparer l'École normale,- or, à cette date, Julie Dreyfus n'a que 10 ans. Il est donc peu probable qu'il l'ait connue à ce moment, à moins qu'il soit entré en relation avec ses parents à l'occasion d'observances religieuses au Quartier latin ou dans le Marais, lieu de résidence de Durkheim, lycéen ou pensionnaire, et heu d'habitation de sa future belle-famille (10). La seconde hypothèse plus probable et non exclusive de la première est une rencontre par le biais d'un lien familial et/ ou professionnel. Le grand-père maternel de Durkheim était, comme son futur beau- père, chaudronnier et a résidé à Paris à la fin du Second Empire. Il a donc pu être en relation d'affaires, voire être employé par la firmé Dreyfus versée dans une spécialité plutôt rare dans la gamme des métiers juifs de cette époque (11).

Quelle que soit l'origine concrète de l'entrée en relation, ce mariage illustre une remarque de Durkheim concernant ses correligionnaires : «une petite société compacte et cohérente ayant d'elle-même et de son unité un très vif sentiment» (12). Dans une communauté très peu nombreuse (50 à 80 000 personnes) et vouée à l'endoga- mie beaucoup plus que les autres confessions, les frontières sociales sont forcément plus perméables pour des raisons purement morphologiques. Mise à part l'aristocratie financière juive aux relations mondaines et internationales, la distance entre les diverses couches de la bourgeoisie —petite, moyenne et grande— elles-mêmes hypertrophiées chez les juifs par rapport à la structure sociale française, et entre les fractions —intellectuelles et économiques— y est par force beaucoup moins accusée que chez les catholiques, voire les protestants. C'est encore plus vrai pour les intellectuels «laïcs» , rarissimes dans la communauté juive, qui forment une sorte d'avant-

10 -Durkheim fait ses études au lycée Louis- le-grand et est pensionnaire à la pension Jauffret située près de la place des Vosges. Le 17 quai d'Austerlitz est tout proche du quartier latin, l'entreçrise sera ensuite établie quai de Jemmapes près du Marais, le quartier juif de l'époque. 11-Cf. J.-C Filloux, op. cit., p. 8. Il existe sur ce point une divergence avec Lukes pour qui le grand-père maternel de Durkheim était «marchand de chevaux ou de bière». A moins qu'il ne s'agisse de deux étapes dans une carrière. 12— E. Durkheim, Le suicide, Paris, Alean, 1897, p. 159.

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garde de l'intégration à la société française et compensent largement,par leur capital symbolique de rareté et de prestige, le défaut d'héritage économique aux yeux de la bourgeoisie juive riche. L'écart de statut social traditionnel dans les mariages bourgeois entre la future et le futur peut être plus accusé que chez les catholiques ou les protestants parce qu'un universitaire juif est surévalué puisqu'il n'en existait pratiquement pas auparavant (13).

Au reste cet écart, sensible en termes financiers, l'est moins en termes de pente sociale. Celle des deux familles est exactement parallèle dans leurs registres respectifs. Ce parallélisme assure une homologie du système des valeurs et des habitus de classe : acharnement à réussir (médailles aux expositions, d'un côté, succès aux concours de l'autre), culte du travail (14), croyance familiale au mérite récompensé : le beau-frère de Durkheim, pour suivre les traces de son père, est passé par l'École centrale de même que le gendre de l'auteur du Suicide, tandis que son fils, André, passait par l'École normale et que son neveu, Marcel Mauss, était reçu à l'agrégation (15). Ces multiples proximités font comprendre la probabilité d'une union beaucoup plus rare chez les catholiques où la division des rôles entre fractions économiques et intellectuelles est plus marquée et renforcée par les stéréotypes idéologiques de l'époque (16).

Mariage et idéologie II serait trop long d'analyser complètement les effets idéologiques multiples de la situation sociale paradoxale de cet

13— D'après Richard Seabold, on comptait 2,4 % de juifs parmi les élèves de l'Ecole normale supérieure des promotions 1831 à 1869 {Normaliens alumni in the Facultés and Lycées of France, from 1871 to 1910, promotions 1831-1869, PH.-D., University of California, Los Angeles, 1970, tableau 71, p. 92). (Taux calculés sans les non-réponses qui concernent en général les confessions non minoritaires). 14 -Durkheim répondait à sa femme qui s'inquiétait parce qu'il travaillait trop (10 heures par jour) : «II faut ce qu'il faut» (témoignage d'Henri Durkheim cité par J.-C Filloux, op. cit., p. 34, note 52), réponse que ne désavouerait pas un petit patron acharné à augmenter son affaire. 15 -L'existence d'une tradition intellectuelle dans la belle-famille de Durkheim remonte à Rosalie Lévy, institutrice jusqu'à la naissance de son fils aîné, position plutôt atypique : les femmes qui travaillent dans la petite bourgeoisie sont soit couturières, soit commerçantes à cette époque. Les biographes insistent tous sur la grande culture de Louise Dreyfus, révérence obligée aux morts mais sans doute aussi fait exceptionnel, étant donné le retard de l'éducation des jeunes filles dans ce type de bourgeoisie (cf. texte de Marcel Mauss en encadré). 16 -Les autres grands intellectuels juifs de l'époque d'origine modeste font des mariages du même type : Bergson, fils d'un musicien d'origine polonaise, épouse la fille d'un cadre dirigeant de la Banque Rothschild apparenté à la mère de Proust ; Lucien Lévy-Bruhl, fils d'un représentant de commerce, celle d'un riche joaillier ; Léon Brunschvicg, fils d'un pauvre passementier, la fille d'un négociant aisé.

Une épouse modèle

«Elle avait été pendant 30 ans la compagne d'Emile Durkheim. Os ne s'étaient jamais quittés un instant. Elle lui avait fait l'existence familiale digne et paisible que celui-ci considérait comme la meilleure garantie de la

! moralité et de la vie. Elle éloigna de 1 lui tout souci matériel, toute frivolité

et se chargea pour lui de l'éducation ¡ de Marie et d'André Durkheim (...). Pour adoucir la passion tragique de

I Durkheim, elle sut maîtriser l'horrible i chagrin qu'elle éprouva quand André Durkheim fut tué par l'ennemi,

i Jusqu'au bout elle sut assurer à son mari les plus favorables conditions de

¡ travail. Fort instruite, elle put enfin | collaborer à son oeuvre. Pendant de nombreuses années, elle copia certains de ses manuscrits, corrigea toutes ses épreuves ; sans elle, l'Année sociologique eût été un fardeau écrasant pour Durkheim. Elle participa toujours, non seulement à toute la besogne ma- i térielle, de gestion, d'administration, de correspondance, de correction et de distribution d'épreuves, mais aussi à la confection du manuscrit et même, souvent, discrètement, mais sûrement, de correction. Elle a été enfin la juste exécutrice des volontés de Durkheim, la fidèle archiviste, la copiste de ses manuscrits, qu'elle était une des seules personnes à pouvoir lire (...)». M. Mauss, Oeuvres, Tome 3, éd. Victor Karady, Paris, Éd. de Minuit, 1969, pp. 523-524.

«Son propre foyer fut limage de cet idéal domestique. Pour le fonder, il eut le bonheur de s'associer une compagne admirable qui le comprit, le soutint, l'aida et consacra pleinement et joyeusement sa propre vie à l'austère vie de savant de son mari (...)». G. Davy, curt. cit. , p. 65. «Sa femme lui était extraordinaire- ment dévouée, elle respectait sa tâche dont elle souffrait, surtout parce qu'il se fatiguait beaucoup ; à toutes ses objurgations il répondait, il faut ce qu'il faut. Elle assistait d'ailleurs à ses cours publics». Témoignage d'Henri Durkheim, cité par J.-C Filloux, op. cit., p. 34, note 52 (souligné dans le texte).

intellectuel à la fois fils de rabbin et gendre d'industriel, à la fois considéré comme juif —du fait de ses liens familiaux— et détaché de ses croyances, à la fois proche (ami de Jaurès, sympathisant socialiste selon son neveu Marcel Mauss (17)) et éloigné du socialisme marxiste (contre la lutte des classes), à la fois engagé —lors de l'affaire Dreyfus— et distant par rapport à la politique («la cuisine» selon son expression). Les commentateurs ont tous mis en lumière ce double registre de la vision durkhei-

mienne de la sociologie, le rapportant tantôt (sans que l'un soit exclusif de l'autre) à sa trajectoire sociale et idéologique, tantôt à sa stratégie universitaire de fondateur d'une nouvelle discipline, ou même au contexte idéologique général d'un régime en voie de consolidation contre l'Église et faisant face à la montée du socialisme. Nous risquerons ici à titre d'hypothèse de travail que la double détermination négative de la plupart des thèses de Durkheim —qui aboutit, comme le note à plusieurs reprises Jean-Claude Filloux, à des apories ou à des ambiguïtés (18)— tient principalement à ce double système de relations au monde social qu'induisent sa trajectoire et son mariage. Si le projet initial de Durkheim, selon Mauss, est l'analyse des rapports entre individualisme et socialisme, cette thématique d'abord partiellement théorique et philosophique, quand Durkheim la formule à l'École normale, revêt une signification tout autre à partir du moment où, par ses alliances, il est impliqué dans les intérêts économiques de la société industrielle qu'il analyse par ailleurs. Une telle situation pour un intellectuel et à plus forte raison pour un intellectuel relativement proche du socialisme est atypique si on la compare à celle de Jaurès ou de Péguy, autres produits de la meritocratic et également complètement ou partiellement imprégnés de socialisme. Surtout, elle fait comprendre quelques-unes des caractéristiques de la sociologie de Durkheim conçue comme substitut à un socialisme refusé. On peut le montrer à partir d'un aspect négligé des thèses de Durkheim ou saisi seulement en termes d'histoire des idées et des influences : son imprégnation par la pensée saint-simonienne. Si, comme l'a bien montré Jean-Claude Filloux, le saint-simonisme a si fortement influencé Durkheim, ce n'est pas seulement parce que cette pensée correspondait aux options philosophiques de celui-ci (vision méritocratique, souci de fonder une nouvelle morale) mais surtout parce que la matrice sociale du saint- simonisme est homologue de la position sociale de Durkheim. Le saint-simonisme est la première et la dernière des idéologies socialistes qui peut à la fois répondre aux aspirations des fractions intellectuelles et économiques. Le fondateur de la doctrine, du fait de sa trajectoire et de l'époque où il vivait, pouvait cumuler cette double appartenance (producteur théorique et producteur pratique pour reprendre sa terminologie). Aussi ses disciples ont-ils pu emprunter des voies opposées mais aux origines communes, au service «de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre» et à la tête des grandes entreprises capitalistes en formation. Ce

17-M. Mauss, préface à E. Durkheim, Le socialisme, Paris, Alean, 1928, p. IX. 18— «La notion de mérite vient donc encore ici à point nommé pour éliminer (voire masquer) des contradictions théoriques», J.-C Filloux, op. cit., p. 198, à propos du problème du fondement de la hiérarchie sociale.

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Débat à propos de Paul Lazarsfeld 49

n'est sans doute pas un hasard si une forte minorité juive en faisait partie, car la doctrine répondait à leurs attentes : sa religiosité remplaçait les croyances traditionnelles et son apologie de l'esprit d'entreprise donnait un fondement à leur fonction sociale d'entrepreneurs dénigrée par la classe dominante traditionnelle. Conciliant ce que le socialisme d'inspiration marxiste déclarait inconciliable, l'individualisme et le socialisme, le mérite et l'héritage, réglant les rapports entre savants et industriels, le saint - simonisme préfigurait la sociologie que Durkheim voulait bâtir. Il déplaçait les clivages, légitimait les hiérarchies ou en créait de nouvelles, cherchait dans les symptômes sociaux pathologiques les indices d'une unité morale supérieure. Toutes ces oppositions étaient développées par les idéologies de l'époque. Durkheim les ressentait d'autant plus qu'il était, par ses liens familiaux, à leur point de jonction. Cependant il ne pouvait les admettre comme inconciliables, sauf à rendre sa propre position sociale impensable donc impossible. Un passage de son cours sur le socialisme où il discute certaines positions extrêmes de Bazard, disciple de Saint-Simon, illustre comment, en poussant apparemment au bout la logique d'une vision socialiste,il parvient à sauver tout ce qu'elle remet encause : «En effet on part de cette idée qu'il n'est ni bien ni juste que des individus aient des privilèges de naissance. Mais l'intelligence, le goût, la valeur scientifique, artistique, littéraire, industrielle, ne sont -elles pas,

elles aussi,des forces que chacun de nous reçoit de naissance et dont il n'est pas plus l'auteur dans une large mesure que le propriétaire n'est créateur de ce qu'il a reçu en venant au monde ? Donc la proposition d'après laquelle les privilèges héréditaires doivent être supprimés a ce corollaire, c'est que tout le monde doit être rémunéré de la même manière, c'est que le partage doit être égal indépendamment du mérite» . Mais on débouche alors sur une société strictement communiste qui, selon Durkheim et pour la plupart de ses contemporains, même socialistes, enlèvera toute initiative et tout dynamisme aux individus. Si l'on maintient le mérite comme principe de la hiérarchie des rétributions, Durkheim objecte alors : «Est-il bien sûr que la transmission héréditaire des richesses soit sans avantage économique : si elle n'en avait pas, se serait-elle d'ailleurs maintenue avec une telle généralité ? Si c'est la famille qui succède, dit-on, les instruments de travail ne vont sûrement pas aux plus capables, mais si c'est l'État que de coulage ! Au point de vue purement économique, la balance est bien difficile à établir» (19). De ce passage polémique se dégage ainsi la vision d'une équivalence entre le mérite et l'héritage puisqu'ils sont tous les deux des «forces sociales» (nous dirions des espèces de capital) qui hiérarchisent les individus. Ou bien il faut les remettre tous les deux en cause, ou bien on les maintient pour ne pas enlever toute dynamique à la société et décourager les individus de mettre en valeur leur

talent ou leur propriété, idée que Durkheim avait déjà développée dans son cours sur la famille de 1892 : «L'individu n'est pas pour lui une fin suffisante (...). Ce qui nous attache au travail, c'est qu'il est pour nous le moyen d'enrichir le patrimoine domestique, d'accroître le bien-être de nos enfants» (20)

Ainsi, grâce à Durkheim, tous seront sauvés. Les patrons comme les intellectuels sont le produit d'une sélection différente mais garantissant, grâce à la finalité supérieure du souci de l'avenir familial, la dynamique sociale et le sens de l'effort individuel. D'autres médiations seraient à prendre en compte pour retrouver toutes les conséquences théoriques des quelques données sociales évoquées dans cette note, notamment les effets de la position de Durkheim dans le champ universitaire et ceux de la situation de la sociologie qu'il pratique dans le champ de la science sociale de l'époque. Pourtant, il est des passages d'une oeuvre où les diverses censures et retraductions qu'imposent à l'auteur ces écrans sont moins fortes et où l'inconscient social se laisse mieux deviner. En tout cas, ces traces et ces hypothèses ouvriront peut-être de nouvelles pistes d'interprétation.

19-E. Durkheim, Le socialisme, op. cit., p. 341. 20-«La famille conjugale», cours professé en 1892, publié dans la Revue philosophique en 1921, réédité par Victor Karady dans E. Durkheim, Textes, Paris, Éd. de Minuit, 1975, t. 3, p. 45.

JOFFRE DUMÄZEDIER

Ä PROPOS DE L'ETUDE DE MICHAEL POLLAK SUR «PAUL LAZARSFELD, FONDATEUR D'UNE MULTINATIONALE SCIENTIFIQUE»

Dans les années 50-60, Paul Lazarsfeld a joué un rôle décisif pour la formation et le perfectionnement scientifique de jeunes sociologues français aux orientations les plus différentes. Les valeurs de ces derniers, conservatrices, réformatrices ou révolutionnaires venaient le plus souvent des grands systèmes d'idées conçus au XIXe siècle mais les sociologues constataient ou pressentaient que les réalités sociales du XXe siècle étaient loin de correspondre à ces idées : contradictions, dysfonctions, effets pervers, «bavures» de toutes sortes les laissaient désemparés. Beaucoup d'entre eux partageaient les idées de Karl Marx mais marxistes, marxiens ou marxologues ils se posaient de plus en plus de questions sur la dynamique réelle ou probable des sociétés modernes. J'étais un de ceux-là. D'un côté nous étions révoltés par l'injustice et l'oppression, séduits par les idées marxistes, et d'un autre côté nous étions témoins de toutes sortes d'illusions, de déviations, de perversions souvent

tragiques quand ces idées étaient appliquées. Nous étions mal à l'aise. Nous ne pouvions pas nous contenter d'accuser les éternelles faiblesses humaines et de nous réfugier dans un discours pur et dur ou d'inviter à lire ou relire Marx. Nous voulions une confrontation plus sérieuse des pratiques sociales et de la réflexion théorique dans une observation plus scientifique des situations concrètes. Nous souhaitions être moins dupes des mots et plus avertis des choses sociales. Les analyses critiques de Georges Gurvitch avaient déjà brisé beaucoup de dogmatismes et libéré la pensée dialectique de tout système d'idées toutes faites mais Gurvitch ne faisait pas d'observations méthodiques. Comme tous les élèves de Georges Friedmann, je suivais un séminaire où nous apprenions à réfléchir sur des résultats de recherches empiriques,

* Actes de la recherche en sciences sociales, 25, 1979, pp. 45- 59.