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Le bonheur d'un Fortune - Mariage à Montedorodata.over-blog-kiwi.com/1/05/53/28/20140521/ob_863e15_2-le-bonheur... · ce que la mort les sépare ! Pris de panique, il réfléchit

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Prologue

— Désolée, Asher. J’ai essayé,vraiment essayé, mais je n’en peux plus.

N’en croyant pas ses oreilles, AsherFortune dévisagea la jeune femme. Ellese tenait droite comme un « i » dans lehall d’entrée, une main sur la poignée deporte, une valise dans l’autre.

Dire que quatre ans plus tôt, cettemême femme lui promettait de l’aimerpour le meilleur et pour le pire, jusqu’à

ce que la mort les sépare !Pris de panique, il réfléchit à un

moyen, n’importe lequel, pour tenter deretenir Lynn.

— Tu as besoin d’aide, à la maison ?Je peux très bien embaucher unegouvernante, si tu veux. Tu n’y arrivesplus, avec Jace ? Prenons une nounou àdemeure. Lynn, je t’en prie, je suis sûrqu’il y a une solution, insista-t-il.

Mais lorsqu’il s’approcha pourempoigner sa valise, Lynn résista, s’yaccrochant de toutes ses forces.Manifestement bien plus déterminée àpartir qu’elle ne l’était à sauver leurmariage.

— Non, il n’y en a pas, répliqua-t-elle, sa voix grimpant d’une octave.

Ses cris réveillèrent leur fils, qui avaittoujours eu le sommeil incroyablementléger, même tout bébé. Jace se mit àpleurer, appelant sa mère et rajoutant àla cacophonie ambiante, entre éclats devoix, colère et désespoir.

— Tu ne comprends donc pas ? hurlaLynn, à bout de nerfs. C’est trop tard !Trop tard pour une gouvernante ou unenounou !

Elle marqua une pause et inspiraprofondément, sans doute pour retrouverun peu de son sang-froid.

— Asher, je ne te veux pas de mal. Tues quelqu’un de bien, et je ne veux pasnon plus faire de mal à Jace, mais…Mais tout ça, c’est une erreur ! Unelamentable erreur.

Elle en était si convaincue maintenant,et sans doute l’était-elle à peine moinsdès le début, mais lui n’avait cesséd’insister. Il croyait tellement en leurmariage et en leur petite famille, qu’elleavait fini par céder.

— Tout est ma faute. Je n’auraisjamais dû te dire que j’étais enceinte.J’aurais simplement dû…

— Ne dis pas une chose pareille,l’interrompit-il.

Comment Lynn pouvait-elle regretterd’avoir donné la vie à leur fils, à sonfils !

— Le fait que je ne le dise pas nechange rien, objecta-t-elle aveclassitude. Je n’aurais jamais dû accepterde t’épouser, ni avoir cet enfant. Je ne

suis pas faite pour ce genre de choses.— Tu n’as pas donné une seule chance

à notre mariage, rétorqua-t-il.— Bien au contraire, gémit-elle, la

voix brisée. Mais tout ça, ce n’est pasmoi, Asher. J’étouffe. Je dois partir, il lefaut…

Leur fils n’en finissait pas de pleurer.De l’appeler, elle, sa maman, bon sang !

— Et Jace ? demanda-t-il entre sesdents.

Elle laissa échapper un long soupir etsecoua la tête.

— Il s’en remettra… Et puis, il t’a,toi, ajouta-t-elle après une courte pause,alors qu’un sourire triste se dessinait surses lèvres.

— Ecoute-le, insista Asher en

désignant l’escalier d’où leurparvenaient les pleurs de leur fils. Ilt’appelle. Il a besoin de sa mère.

Lynn de nouveau secoua la tête, puiselle tira sur sa valise, tentant de lui fairelâcher prise, mais il résista.

— Je ne peux pas être mère. Ce n’estpas moi, dit-elle sur un ton sans appel.Trouve quelqu’un d’autre, Asher. Tumérites mieux, et Jace aussi… S’il teplaît, laisse-moi partir, chuchota-t-elleen baissant les yeux sur la main quiretenait son poignet.

Physiquement, il n’aurait aucun mal àla retenir, mais à quoi bon ? De toutefaçon, elle était déjà partie.

Et pour être tout à fait honnête, ellel’était depuis longtemps, il en avait bien

conscience. La personne qui se tenaitdevant lui n’avait au fond jamais été uneépouse, pire encore, jamais été unemère.

Peut-être méritait-il mieux en effet, oupeut-être pas, mais une chose était sûre,leur fils de trois ans et demi, qui avaitété à l’origine de leur mariage, oui, leurenfant, lui, méritait mieux.

A commencer par ne plus être l’objetde la rancœur de sa mère, qui chaquejour se manifestait par une foule depetits détails. Jace, exceptionnellementéveillé pour son âge, regardait parfoissa maman d’une étrange manière, commes’il sentait qu’elle ne supportait pas des’occuper de lui.

Contraindre Lynn à rester ne ferait

qu’empirer les choses. Et son enfantpourrait bien à la longue y perdre touteestime de soi.

Non, il fallait penser à Jace. Le petitgarçon devait passer avant touteschoses, avant même sa propresouffrance, car en dépit de tout, en dépitde ses cris et de sa froideur, il aimaitencore Lynn.

N’avait-on pas coutume de dire quel’amour finissait toujours parl’emporter ? Ce n’était rien d’autrequ’une vieille rengaine de poètes et dechanteurs de charme. Balivernes !L’amour parfois était impuissant.

Triste constat, mais la vie était ainsifaite.

Sans rien rajouter, il se résigna donc à

lâcher le poignet de sa femme.— Merci, murmura Lynn à mi-voix. Tu

verras, tu seras plus heureux, sans moi.Et elle disparut, sans lui laisser le

temps de répondre « Non, impossible ».Après un soupir, il tourna le dos à la

porte et se dirigea vers l’escalier,refusant de regarder derrière lui, par labaie vitrée, pour voir Lynn s’éloigner dela maison. De lui.

Pas question. Son fils avait besoin deson père.

- 1 -

— Allez, Asher, ça sera sympa,supplia Wyatt Fortune, cherchant unefois de plus à faire sortir son frère decette coquille dans laquelle il s’étaitenfermé, après l’implosion de sonmariage.

Six mois s’étaient écoulés, depuis ledivorce, et malgré le déménagement,Asher ne parvenait toujours pas àtourner la page. Comme si les ténèbres

s’étaient emparées de son âme. D’oùl’inquiétude de ses frères.

— Il faut bien que tu fassesconnaissance avec tes voisins. Autantque ce soit à ton initiative, non ? insistaWyatt. Et toute la famille ou presquesera là. Tu ne peux pas rester cloîtrécomme ça. Ils ont tous envie de te voir.

Asher s’efforça de garder son calme,mais bon sang, allait-on lui ficher lapaix ! Il détestait être harcelé comme ça.Même par ses frères. Il les aimait,pourtant, ses frères, il les avait mêmesuivis, lorsqu’ils étaient partis d’Atlantapour s’installer à Red Rock, au cœur duTexas.

La raison de ce départ ? Un regrettabledifférend avec leur père, le tout-puissant

James Marshall Fortune qui avait ensecret cédé la moitié de ses actions dansJMF à une femme dont personne n’avaitjamais entendu parler. Ayant comprisque leur père n’était pas disposé às’expliquer, Wyatt, Sawyer, Shane et luiavaient décidé comme un seul hommed’aller rejoindre une partie de la familleétablie à Red Rock, Texas, où ilsvenaient juste de poser leurs valises.

Démissionner de son poste de vice-président de la Banque JMF pourembrasser la carrière d’éleveur dechevaux était censé l’aider à tirer untrait sur le passé.

Mais il se trompait.Comme ils étaient censés travailler

tous les quatre dans l’élevage, ils

avaient acquis un immense domaine oùchacun pourrait vivre sa vie en touteindépendance, sans empiéter sur celledes autres. Ils avaient donc faitconstruire quatre maisons sur ce qu’ilsconsidéraient désormais comme lanouvelle propriété familiale. Ilsl’avaient même baptisée le ranch desNew Fortunes.

Aujourd’hui, après des mois detravaux, les maisons étaient enfinterminées. Or, Asher ne ressentait riende ce vent de renouveau tant escompté.Il ne parvenait pas à se défaire d’unsentiment de néant et d’un désespoirprofond.

La réception à laquelle son frèrevoulait à tout prix l’emmener se tenait

chez Wyatt. Ce serait une sorte dependaison de crémaillère globale,l’occasion de fêter leurs maisonsrespectives, achevées simultanément.Réunir tout le monde sous un seul etmême toit avait semblé plus pratique.

— A « mon » initiative ? remarquaAsher, narquois.

— Oh ! ne chipote pas, s’il te plaît,soupira Wyatt, avant d’afficher unsourire radieux. Sur un plan technique,d’accord, cette fête est mon idée et setient chez moi. Mais c’est uniquementparce que tu as toujours refusé del’organiser chez toi. Et puis, tout lemonde le sait, je suis le plus sociable denous quatre…

— Celui qui a la plus grande gueule,

oui, rectifia Shane, l’aîné, impassible.Wyatt échangea un regard faussement

courroucé avec son frère.— Si j’étais toi, je la fermerais.— Et si toi, tu la fermais plus souvent,

je pourrais en placer une, rétorquaShane.

Asher leva les yeux au ciel. Il voyaitclair dans le jeu de ses frères quifeignaient un début de querelle, afinqu’il se jette à son tour dedans, commeil en avait l’habitude, auparavant.

Sauf que rien n’était plus comme avantdepuis que Lynn les avait quittés, Jace etlui, mettant un terme à leur mariage etcoupant tout lien avec son fils.

Chaque fois que le garçonnet laréclamait, Asher en avait le cœur en

morceaux. Depuis leur arrivée à RedRock pourtant, Jace parlait moins d’elle,demandait moins où elle était. Un peucomme si le changement d’air avaiteffacé un pan de sa mémoire. Asher nepouvait en dire autant.

Une chose était sûre, ses frèresn’avaient pas ménagé leurs efforts pourle soutenir, alors que tout s’écroulaitautour de lui, sur le plan privé commeprofessionnel. Que leur père d’ordinairesi sensible et si réservé agisse comme ill’avait fait avait en quelque sorte portéle coup fatal à Asher, achevant de fairebasculer les fondations mêmes de tout cequi constituait jusqu’alors son existence.

Mais qu’était-il donc passé par la têtede leur père ? Se lever ainsi, un beau

matin, et décider, juste avant le petitdéjeuner, de donner la moitié desactions de son empire financier ! Surtoutsans jamais en avoir discuté aupréalable, ne serait-ce qu’incidemment,avec les siens ! Certes, leur père étaitaux commandes du groupe, mais songeste n’était pas sans conséquences pourle reste de la famille, notamment pourleur pauvre mère.

Au milieu de ce chaos, ses frèresfaisaient preuve d’une belle énergie etd’un optimisme à toute épreuve. Il nepouvait certainement pas le leurreprocher, et il avait encore moins ledroit de jouer les rabat-joie.

— Entendu, maugréa-t-il avec unhaussement d’épaules. Je viendrai faire

un tour à cette maudite fête.— Est-ce que tu penses à ce que je

pense ? demanda alors Wyatt en setournant vers Shane.

Mais ce fut Sawyer, le charmeur de lafratrie, qui lui répondit :

— Que convaincre notre frère a été unpeu trop facile ?

— Exactement, renchérit Wyatt endévisageant Asher avec suspicion. Tun’as pas l’intention de nous faire fauxbond à la dernière minute, j’espère ?

La pensée lui avait effectivementtraversé l’esprit, mais il n’allait pas s’envanter.

— Tu me prends pour qui ? répliqua-t-il.

— C’est plus raisonnable, décréta

Wyatt avec un hochement de tête. Parceque ce serait dommage que le délicieuxenfant qui est le tien soit traumatisé à vieen voyant son père traîné de force ànotre petite fête, n’est-ce pas ?

— Un sale type, voilà ce que tu es,Wyatt Fortune, bougonna Asher.

— Je promets d’oublier très vite lecompliment, répondit l’intéressé sur unton solennel, mais avec un sourire encoin. La réception débute dans moinsd’une heure. Tu peux soit rester icijusqu’au coup d’envoi, soit rentrer cheztoi et revenir dans une soixantaine deminutes, à toi de voir.

— Quoi… ? C’est aujourd’hui ?s’exclama-t-il, désemparé.

Wyatt était cependant coutumier de ce

genre de surprises.— C’est aujourd’hui en effet, soupira

son frère, l’air excédé. Je te l’ai déjàdit, il y a deux jours. Mais ne t’inquiètepas, tu n’as rien d’autre de prévu sur tonagenda. J’ai vérifié. Autrement dit, pasd’excuse bidon, pas d’alibi du genreurgence familiale. Toute la famille serachez moi ce soir, de toute façon. Ycompris ton fils et toi… Compris ?conclut Wyatt avec son regard desmauvais jours.

— Compris, répondit Asher aveclassitude et sans grand enthousiasme.

Il opta en fin de compte pour ladeuxième suggestion et rentra se changerchez lui. Mais en l’espace de quarante-sept minutes, il reçut deux appels de

Wyatt lui rappelant qu’il était attendu.A la seconde où il franchit le seuil de

la maison grouillant à présent de monde,son fils s’élança pour aller embrasserdeux de ses oncles, Shane et Sawyer,comme s’il ne les avait pas vus depuisau moins un an, quand leur dernièrerencontre remontait au début de lajournée.

De son côté, Asher se dirigea versWyatt.

— Comme promis, me voici, dit-il.Pour combien de temps, ça, je

l’ignore.— Super, répondit Wyatt en le

gratifiant d’une claque magistrale entreles omoplates. Et si tu allais donner uncoup de main à Wendy ? rajouta-t-il en

désignant Wendy Fortune Mendoza, leurcousine, qui venait juste d’entrerderrière Asher et son fils, un immenseplateau dans les mains.

Wendy était suivie de près par sonmari, Marcos, gérant du restaurant local,Le Red, pour son oncle et sa tante, etresponsable en grande partie de sonsuccès. Les gens de Red Rock sebousculaient en effet pour réserver uneplace au Red, la nourriture y étantsublime et les desserts de Wendy à sedamner. Apparemment, Wyatt avaitchargé le couple d’assurer leravitaillement de la fête de ce soir.

Et entre les deux, trottinant sur sesjambes potelées de bébé, MaryAnnesouriait, portant de grands yeux étonnés

tout autour d’elle.Asher se rappelait Jace, au même âge.

Son fils avait été un bambin plutôtplacide, comparé à maintenant. A toutjuste quatre ans, Jace s’était déjàdébrouillé pour user cinq nounous enseulement six mois.

Depuis que sa mère les avaitabandonnés, en fait.

Saluant quelques personnes de saconnaissance d’un signe de tête, Asherrejoignit sa cousine, son mari et leurpetite fille qui s’agrippa soudaindangereusement à un coin de nappe.

Horrifiée, Wendy détacha avec soinses petites mains du tissu avant qu’unincident ne survienne et ne soit fatal à lanappe, comme aux plats qui auraient eu

la malchance de se trouver dessus.— Votre serveuse a rajeuni, plaisanta

Asher en déposant un baiser sur la jouede Wendy. Vous les embauchez auberceau, maintenant ?

— Pas vraiment, répondit Wendy enriant. MaryAnne n’est pour l’instantqu’en stage. Plus sérieusement, sanounou est en retard… Regarde qui estlà, MaryAnne. Dis bonjour à ton cousinAsher, ajouta-t-elle sans lâcher la maindu bébé, afin de l’empêcher des’accrocher à autre chose.

La petite fille lui offrit un large sourireet le salua d’un joyeux « Hello ! ».

— Hello, répondit Asher. Besoind’aide ? demanda-t-il ensuite à Wendy,après avoir serré la main de Marcos.

— Non, tout est sous contrôle, merci,répondit-elle en déposant avecdélicatesse le plateau sur la table.

Asher hocha doucement la tête. Wendydonnait toujours l’impression de toutmaîtriser.

Mon Dieu, ce constat l’amenait à sesentir doublement minable ! Sa cousineWendy avait été autrefois considéréecomme la rebelle de la famille. Maisaujourd’hui, la rebelle s’était sacrémentassagie. Wendy excellait dans sontravail, s’était mariée et avait une enfantadorable.

Une enfant qui avait la chance d’avoirses deux parents à la maison.

Le tableau était si parfait qu’il sentitde façon plus aiguë encore combien sa

propre vie était un désastre.Et il était le seul à blâmer, il en avait

conscience. Quand il avait appris queLynn était enceinte, il l’avaitlittéralement harcelée pour qu’ellel’épouse, lui promettant monts etmerveilles, un avenir radieux…

En y réfléchissant aujourd’hui, ilvoyait bien qu’ils étaient trop différentspour que leur union fonctionne et queLynn soit heureuse. Mais il croyait alorsdur comme fer pouvoir suffire à sonbonheur.

Et la conduire à accepter d’être mère.Il était trop naïf, à cette époque. On

avait beau vouloir très fort le bonheur dequelqu’un, cela ne suffisait pasforcément à le rendre heureux.

On n’avait aucun contrôle sur ce genrede choses.

Bon sang, il ne savait même pas lui-même comment s’y prendre pour êtreheureux. Il avait un fils merveilleux etune famille qui le soutenait dans sagrande majorité. Il ne devait donc paslaisser son esprit ressasser le coupd’éclat de son père. C’était à JamesMarshall de faire le premier pas, pas àlui ni à ses frères.

Le problème, quand il ne pensait pas àson père, c’était que Lynn revenait lehanter. Il avait fait tout son possible audépart pour la convaincre que tout iraitbien et que leur vie serait parfaite.

Mais elle ne voulait rien de tout ça.Elle aspirait à rire et à danser, rêvait

d’avoir le monde à ses pieds, et pas lespieds entravés par les pleurs, les rots etle pot de Jace. Elle voyait son filscomme un vampire, avec son amourimmense et inconditionnel de bébé.

Asher soupira. Il devait regarder lavérité en face. Elle s’était sentie prise aupiège de la maternité.

Et c’était lui qui l’avait conduite à sesentir piégée.

Il lui fallait de l’air ! Il en avait besoinsans quoi sa tête allait exploser.

Il regarda autour de lui, cherchant uneissue pour s’esquiver en douce. Mais iln’alla pas bien loin. Wyatt se dressaaussitôt en travers de son chemin, lamine renfrognée parce qu’il lecontraignait à dire des mots qu’il ne

voulait pas.— Je ne voulais pas en arriver là,

Asher, mais tu ne me laisses pas lechoix. Tu dois reprendre ta vie en main,mon frère. Parce que de son côté, Lynnl’a fait.

— Que veux-tu dire par là ? répliqua-t-il en défiant Wyatt du regard.

Il était un garçon plutôt pacifique, etmême cool, avant. Mais c’était avantjustement, et ce soir, il voulait savoir ceque sous-entendait son frère.

— Rien de plus que ce que je dis. Elleest passée à autre chose et s’est fiancéede nouveau, finit par lâcher Wyatt,visiblement gêné d’être le porteur d’unenouvelle pareille.

Asher sentit sa gorge se serrer.

— Fiancée ? répéta-t-il avecdifficulté.

— Oui, répondit calmement Wyatt.La vue d’Asher se brouilla. Ce fut

comme si quelqu’un lui découpait lecœur en tranches fines.

— Apparemment, ce n’était pas lemariage que Lynn avait en horreur.C’était d’être mariée avec moi.

— Eh bien tant pis pour elle !s’exclama Shane en les rejoignant. Etsouviens-toi, la meilleure revanche,c’est la vie, lui rappela son frère englissant un bras autour de ses épaules.Allez, on va pouvoir écumer les bars, toiet moi…

— Et moi, je n’y ai pas droit ?s’exclama Sawyer, qui surgit derrière

eux.— Avec ta tête, tu ferais fuir les

dames, ironisa Shane.— Achète-toi une paire de lunettes,

dans ce cas, rétorqua Sawyer.— Je me demande qui de nous deux a

la vue trouble, protesta Shane. Je merappelle la dernière femme que j’ai vueà ton bras. Et franchement, questionhamburgers, on fait plus sexy que ça.

— Arrête, geignit Sawyer, tu medonnes faim.

Asher s’éloigna, laissant ses frères sechamailler.

Lynn est fiancée !A présent, sortir prendre l’air

s’imposait comme une urgence vitale. Ilfaisait frais, un froid sec, tonique en ce

mois de mars. Avec une petite briseagréable qui lui remettrait vite fait lesidées en place.

Il chercha son fils des yeux. Sarah-Jane, la fiancée de Wyatt, tenait Jace parla main et le garçonnet semblait auxanges.

Aucune inquiétude à avoir. Jace étaiten sécurité avec sa future belle-sœur.Elle veillerait sur le petit garçon jusqu’àce qu’il revienne, et si nécessaire, sesfrères prendraient le relais.

Il se dirigea d’un pas nonchalant versla porte de derrière. Il avait besoin de seretrouver seul. Afin de mettre les chosesà plat. Et pour cela, rien de mieuxqu’une balade à cheval.

Il en était bien conscient, ce n’était pas

très correct, de partir ainsi au beaumilieu de la fête à laquelle il était censéparticiper avec ses frères. Mais il nes’absenterait pas longtemps. Juste cequ’il fallait pour se sentir moinsdéprimé.

« Une demi-heure maximum », sepromit-il en sortant comme un voleur dela belle maison toute neuve de Wyatt.

Dix minutes plus tard, sous un cielparsemé de milliers d’étoiles, ils’emplissait les poumons d’air frais. LeTexas comptait de nombreux détracteurs,mais il n’en faisait assurément paspartie. Deux mois après son arrivée, ils’y sentait déjà plus chez lui qu’àAtlanta. Ici, il avait l’impression depouvoir être lui-même.

Monter l’apaisait déjà quand il étaitenfant, lui permettait de se retrouver.Plus récemment, faire du cheval étaitdevenu sa forme d’évasion deprédilection. Lancé à plein galop, il luisemblait avoir le pouvoir de laisserderrière lui ses pensées les plussombres.

Pourtant, la magie refusait d’opérer,ce soir. Une question l’obsédait.Comment son monde au départ si parfaitavait-il pu dévier ainsi de son axe ?

Il n’en avait pas la moindre idée, et seretrouvait forcé à s’interroger sansrelâche.

Tout à ses réflexions, s’efforçant derecoller les morceaux du puzzle quil’avait mené à rater sa vie, il ne se

rendit pas compte qu’une voitureavançait en sens inverse sur le cheminde terre, à une vitesse importante.

En réalité, il ne vit le véhicule qu’unefois celui-ci sous son nez. Le crissementdes pneus sur le gravier quand leconducteur freina avant de sortir de laroute dissipa le semblant de bien-êtrequ’il commençait tout juste à ressentirsur sa monture. Horrifié, il comprit qu’ilavait failli être la cause d’un terribleaccident.

Obligeant son cheval à faire demi-tour, il se hâta en direction du véhiculedont il ne vit d’abord que les empreintesdes pneus dans la poussière du bas-côté.Inquiet, son cœur s’accéléra.

Enfin, il aperçut le pare-chocs un peu

plus bas. Un coupé sport bleu nuit qui,visiblement, avait fait le tourniquet et seretrouvait maintenant dans le mauvaissens, à moitié sur la route, à moitié dansle fossé. Bondissant de son cheval,Asher se précipita.

La gorge serrée, il se pencha à laportière et regarda à l’intérieur.Apparemment, l’habitacle ne contenaitqu’une seule personne.

— Tout va bien, là-dedans ? cria-t-ilen scrutant l’habitacle plongé dans lapénombre.

Puis il la vit. Le conducteur duvéhicule était une conductrice : unefemme d’une beauté sublime, avec delongs cheveux châtains et de grands yeuxmarron. Des yeux furibonds. Et à vrai

dire, la colère rajoutait à son charme.— Vous êtes malade ? Comment se

fait-il que vous ne m’ayez pas vue ?l’apostropha Marnie McCafferty. Sivous êtes aveugle, évitez de grimper surun cheval et faites plutôt de la marche,avec un chien pour vous guider ! Vousavez de la chance que j’aie un faiblepour les bestioles stupides.

— Mon cheval n’est pas stupide,protesta l’homme, visiblement vexé poursa monture.

— Je ne parlais pas du cheval,rétorqua-t-elle, cinglante, tout en sedébarrassant de sa ceinture de sécurité.

Ouvrant la portière, elle le repoussa etrefusa le bras qu’il lui offrait pourl’aider à descendre de voiture.

C’était son jour de chance. Lecavalier, un type au physique athlétique,cheveux châtain foncé, était sans aucundoute l’homme le plus séduisant qu’ellerencontrait depuis un bon siècle, barsinclus, même si à l’évidence il n’avaitpas inventé l’eau tiède. Car enfin,n’importe qui d’autre l’aurait vuearriver !

— Où avez-vous appris à monter ?Dans un jeu vidéo ? demanda-t-elle,avant de se rendre compte qu’elle setenait un peu trop près de lui.

En fait, ils étaient presque collés l’unà l’autre maintenant. Pas questioncependant qu’elle batte en retraite. Unerafale de vent vint chahuter ses cheveux,mais elle ne cilla même pas.

— Si je n’avais pas donné un coup devolant, ajouta-t-elle, l’un de nous seraitsur une civière à l’heure qu’il est !

— Je suis sincèrement désolé, dit-il.J’étais préoccupé, l’esprit ailleurs, et jene vous ai pas vue.

— Non, vraiment ? Pas possible !répliqua-t-elle, narquoise.

— Ecoutez, dit-il, je peux vous menerà destination, si vous voulez. Et faire ensorte que votre voiture soit en état dereprendre la route sans danger.

Elle le fixa, pas vraiment subjuguéepar son offre.

— Cela ne risque-t-il pas de vousretarder dans votre galop effréné pouraller je ne sais où juste avant d’avoirl’amabilité de m’envoyer dans le fossé ?

rétorqua-t-elle, sarcastique.Il ne releva pas.— Cela peut attendre, répondit-il. Et

puis, je paye toujours mes dettes, ajouta-t-il. J’aimerais savoir s’il y a desdégâts…

Il présumait sans doute que s’il y avaitun problème sur sa voiture, elle voudraitla faire réparer par le garagiste le plusproche. Elle haussa négligemment lesépaules, pas particulièrement pressée devoir cet inconnu, soi-disant préoccupé,l’emmener sur le dos de son cheval. Ellene connaissait cet homme ni d’Eve nid’Adam, mieux valait en rester là, mêmesi, à y regarder de plus près, ce typeétait effectivement très séduisant. Unidiot hyper séduisant !

— Oh ! vous recevrez la facture, necraignez rien, promit-elle. Donnez-moidonc votre numéro de portable et je vousen communiquerai le montant à laseconde où je l’aurai.

— Pas de problème, répondit-il. Maisd’ici là, comment comptez-vouspoursuivre votre route ? Votre voitureest dans le fossé et j’ai l’impression quevotre levier de vitesses a souffert dansla mésaventure.

Il ne lui apprenait rien. Et c’était bienlà le problème. En plus, elle savait queson portable ne captait aucun réseau,dans ce trou perdu. Impossible doncd’appeler qui que ce soit à son secours.Bien fait ! Elle n’aurait jamais dûaccepter de se rendre là-bas pour

s’occuper du bébé. Cet incident auraitpu être évité si Wendy avait déposéMaryAnne chez elle, avant de se rendreavec Marcos à cette petite fête.

Elle décocha un regard qu’elleespérait assassin au cow-boy. Bon sang,c’était soit passer la nuit ici, dans savoiture, soit le suivre !

— Je suppose que je n’ai pas le choix,soupira-t-elle, résignée.

— Vous pouvez toujours marcher,répliqua-t-il en remontant en selle.

— Très drôle, marmonna-t-elle ens’approchant du cheval. Je suisimpressionnée par vos talents decomédien. Eh bien alors, s’impatienta-t-elle comme il restait immobile, ne restezpas assis sans rien faire. Aidez-moi à

monter !— Bien, madame, répondit-il en

surjouant la contrition.Ce dont elle se fichait éperdument,

dans l’immédiat. Une fois en selle, elles’installa le plus confortablementpossible, ce qui était une façon deparler.

— Vous risqueriez moins de tomber sivous passiez vos bras autour de mataille, suggéra-t-il, manifestementconscient de son malaise.

Elle n’en avait aucune envie, mais ilavait raison. A contrecœur, elle croisales mains sur son torse. On aurait ditqu’elle s’accrochait à un roc.

— Vous voyez ? Ce n’était pas sidifficile…

— Taisez-vous et en avant, ordonna-t-elle.

Il éperonna les flancs de son cheval,sans formuler le moindre commentaire.

- 2 -

— Hé, attendez, ce n’est pas ladirection de Red Rock ! protesta Marniequelques minutes plus tard.

Jusqu’ici, elle s’était efforcée de nesurtout rien remarquer du tout. Acommencer par l’exceptionnellemusculature de cet homme, notammentses abdominaux, et encore se tenait-elleà lui du bout des doigts, en faisant ensorte de ne pas trop le toucher. Et puis

elle se refusait à remarquer les frissonsde plaisir qui la parcouraient àchevaucher ainsi cet alezan avec lui.

Mais désormais, elle ne pouvaitdécemment pas s’empêcher deremarquer qu’au lieu de se diriger versla ville, qu’elle pensait être sadestination, le cow-boy lançait samonture dans la direction opposée, quiavait aussi été sa direction à elle, avantd’avoir été éjectée de la route par cemonsieur.

— Non, en effet, acquiesça-t-il avecune incroyable désinvolture.

Instantanément, quelque chose en ellese contracta et elle sentit la panique lagagner. Serait-il en train de l’enlever ?

Quelle autre explication, sinon ? Il ne

l’avait pas interrogée sur sa destinationinitiale et semblait avoir le sens del’orientation. Il s’agissait donc bien d’unenlèvement.

— Ils vont se lancer à ma recherche,le mit-elle aussitôt en garde. S’ils ne mevoient pas arriver, ils vont forcément selancer à ma recherche, répéta-t-elle,faisant de son mieux pour ne pas avoirl’air paniqué.

— Qui ça ? s’enquit l’homme d’unevoix profonde.

Cette voix lui donna le frisson, bienmalgré elle. Cet homme lui faisait tropd’effet, et la sagesse aurait voulu qu’ellele lâche, mais comment l’aurait-elle pu ?Elle n’allait quand même pas risquer detomber du cheval de ce psychopathe.

— Les gens chez lesquels je merendais avant que vous ne surgissiez entravers de ma route, rétorqua-t-elle, surun ton qu’elle voulait dégagé, alorsqu’elle tremblait de tout son corps, etcette fois, pas de colère.

— Et chez qui vous rendiez-vous ?demanda-t-il en tournant la tête verselle, pour mieux se faire entendre, àcause du vent.

— J’allais retrouver Wendy et MarcosMendoza. Ils participent à une réceptionen l’honneur de leurs cousins et ils ontbesoin de mon aide pour leur petite fille.Je leur ai proposé de veiller sur ellependant qu’ils se chargeraient du buffet.Ils connaissent beaucoup de monde, ettout ce monde va ratisser la région pour

me retrouver, alors franchement, à votreplace, je n’irais pas plus loin…

Le visage de l’homme ne laissa rientransparaître.

— Vous sentez bon, se contenta-t-il deremarquer.

— Pardon ? hurla-t-elle.De plus en plus paniquée, elle songea

un moment à sauter de ce satané chevalet courir, courir…

« Pour aller où ? » l’interrogea soncerveau. Il n’y avait nulle part où seréfugier, aucune maison avant plusieurskilomètres.

Et c’était bien le souci, avec cetterégion. La nature ici était toute-puissante, les grands espaces tropgrands.

Calme-toi, ça va aller. Tu vas trouverun moyen. Tu n’es pas sans défense…

— Votre parfum, répéta l’homme, sansélever la voix. Il sent bon…

— Oh ! chuchota-t-elle, se sentant unpeu bête soudain.

Après tout, peut-être n’y avait-il riende tordu dans les paroles de ce type.Peut-être appréciait-il tout simplementson parfum. Elle-même y était sihabituée, à force de s’en mettremachinalement quelques gouttes chaquematin. Elle ne le sentait même plus.

Bien. Peut-être que si elle la mettait enveilleuse et arborait un air aussi calmeque celui de l’inconnu, oui, peut-êtrepourrait-elle le convaincre de laramener en ville, ou chez quelqu’un à

proximité.— Quel est son nom ?Perdue dans ses réflexions, elle ne

comprit pas sa question.— Quel est le nom de qui ?— Votre parfum, comment s’appelle-t-

il ? demanda l’homme en se renfrognant.Vous vous êtes cogné la tête, tout àl’heure ? Pensez-vous avoir reçu unchoc ?

Elle prit aussitôt la mouche.Visiblement, loin de manifester de lasollicitude, ce type se permettait en plusde la critiquer !

— Non, je ne me suis pas cogné latête, rétorqua-t-elle vivement. C’estjuste que je ne m’attendais pas à discuterparfum dans cet endroit perdu, avec un

inconnu qui m’a envoyée dans le fossé…C’est « Rêves de Lavande », ajouta-t-elle après une pause pour retrouver soncalme et s’efforcer d’effacer toute traced’agressivité dans sa voix.

L’inconnu ne répondit rien,visiblement plongé dans d’intensesréflexions.

— Puis-je savoir où vousm’emmenez ? demanda-t-elle sur un tonnettement moins belliqueux.

— A la maison, répondit-il d’un airmorose.

— Je vous en prie, dit-elle. Laissez-moi ici, ça ira.

— Ici ? En pleine campagne ? répéta-t-il, perplexe.

— Je marcherai, répondit-elle avec

fermeté.Il avait l’air de douter de son sérieux.— Vous n’avez quand même pas peur

de moi ?Visiblement l’idée l’amusait.« Oui, j’ai peur de vous ! » voulut-elle

hurler, mais son instinct de survie luisuggéra cependant de se renseigner plusprécisément.

— Je devrais ?— Non, répondit-il simplement.— Mais pourquoi vouloir m’emmener

chez vous, alors ? répliqua-t-elle avec lepeu d’assurance qui lui restait.

Si elle devait se baser sur la puissancedu torse de cet homme, il lui suffiraitd’une chiquenaude pour la mettre àgenoux. Et à supposer qu’elle veuille

prendre la fuite, son cheval aurait vitefait de la rattraper.

Comment le convaincre de la laisserpartir ?

— Eh bien, il y a un téléphone quifonctionne, là-bas, dit-il. Et puis, vousm’avez dit que vous deviez retrouver macousine Wendy et elle est à la maison.

— Votre cousine ? s’exclama-t-elle,stupéfaite. Wendy Mendoza est votrecousine ?

— Wendy Fortune Mendoza, rectifia-t-il. Oui, parfaitement.

— Vous êtes… Wyatt Fortune ?demanda-t-elle après avoir cherché danssa mémoire le nom de l’homme chez quiWendy et Marcos l’attendaient.

— Asher, répondit l’homme. Je suis

l’un des quatre frères. Il y a Wyatt,Sawyer, Shane et moi.

Au cours de l’année précédente,nombreux avaient été les Fortune àquitter Atlanta pour s’implanter à RedRock. Les premiers arrivés ne tarissantpas d’éloges sur la région, plusieursmembres de la famille Fortune avaientsuivi, achetant des terres et se faisantconstruire une maison, sans visiblementjamais regretter leur départ.

— Vous êtes un Fortune ? demanda-t-elle, incrédule.

Il fit comme s’il ne remarquait pas lescepticisme dans sa voix.

— Tout à fait.Oh ! ne crois pas t’en tirer si

facilement, cow-boy.

— Comment puis-je être sûre quevous ne me mentez pas pour endormirma méfiance ? le défia-t-elle.

Il haussa les épaules. Prouver sonidentité ? Rien de plus facileapparemment.

— Mon portefeuille se trouve dans lapoche arrière de mon jean. Prenez-le etregardez mon permis de conduire, vousvous sentirez mieux.

Elle écarquilla les yeux. Pas questiond’avoir un contact physique plus pousséavec cet individu. Cela ne ferait quecompliquer les choses.

— Je ne vais certainement pas fouillervos poches, rétorqua-t-elle sur un tonsans appel.

— Dans ce cas, il ne vous reste plus

qu’à me croire sur parole, jusqu’à ceque nous arrivions à la maison.

Et si elle commettait une erreur, unede plus ? se demanda-t-elle avecnervosité.

Elle devait en avoir le cœur net etvérifier ce maudit permis de conduire.Serrant les dents, elle glissa deux doigtsdans la fameuse poche pour en sortir leportefeuille. Sa première tentativeéchoua lamentablement, faute d’uneprise suffisante.

Réprimant un soupir, elle repartit à lapêche et tenta de pincer l’étui en cuirentre ses doigts.

Asher tourna la tête vers elle.— Voulez-vous que je m’arrête une

minute ? proposa-t-il.

— Non ! hurla-t-elle. Continuezd’avancer !

Si ce soi-disant Asher Fortuneprévoyait de la conduire dans sonrepaire, elle aurait tout le temps de s’eninquiéter. Dans l’immédiat, elle ne tenaitpas du tout à ce qu’il s’arrête. Il pourraiten profiter pour lui faire subir Dieu saitquoi !

Imperturbable, Asher lui fit une autresuggestion :

— Vous ne risquez pas d’y arriveravec simplement deux doigts…

Elle se renfrogna. Visiblement, cemonsieur se moquait d’elle et s’amusaitbeaucoup. Mais plutôt que de commenterson conseil, elle respira un bon coup etle suivit.

A force de torsions de doigts, elle finitpar extraire l’objet de sa poche arrière,limitant autant que possible son contactavec cette partie de son anatomie. Maisà peine avait-elle le portefeuille bien enmain, qu’il lui échappa pour alleratterrir sur le chemin.

— Et zut ! cria-t-elle, au comble de lafrustration.

Le portefeuille gisait déjà plusieursmètres derrière eux quand Asher, sansdire un mot, obligea sa monture à fairedemi-tour pour le récupérer.

Sans même descendre de selle, il sepencha pour essayer de ramasser leportefeuille, mais en vain, son agilitéétait entravée.

— Auriez-vous l’amabilité de me

lâcher, s’il vous plaît, lui lança-t-il.Pourquoi cette requête la fit-elle

instantanément rougir ? Elle aurait étébien en peine de le dire. Toujours est-ilqu’elle sentit véritablement ses jouess’empourprer et qu’elle remercia le cielque ce ne soit pas la pleine lune.

Ravalant une remarque qui forcémentaurait été désobligeante, elle relâcha sontorse, comme si cette partie de son corpsdégageait soudain une chaleurinsupportable.

— C’est mieux, approuva-t-il toutsourire. Comme ça, je vais peut-êtrepouvoir rattraper mon portefeuille.

Son sourire lui alla droit au cœur.Comme une flèche qui se plantaitdirectement au cœur de sa cible.

Sensation étrange, troublante, qu’ellen’avait jamais éprouvée. Pire, ce futcomme s’il devinait son trouble et s’enréjouissait.

— Quoique, en y réfléchissant, jepréférais avant, ajouta-t-il.

Elle ne trouva pas une seule repartiepour le remettre à sa place tandis qu’ilse déhanchait sur sa selle et se penchait.Ses doigts effleurèrent à peine leportefeuille, mais cela suffit. Puis il seredressa, retrouvant sa position initiale,bien droit. Elle en resta pétrifiée,impressionnée, bien malgré elle. Peud’hommes pouvaient se targuer d’unetelle souplesse !

— Ouah !Le mot lui échappa des lèvres avant

qu’elle songe à le retenir.Portefeuille en main, Asher se tourna

vers elle et le lui tendit. Puisqu’elletenait absolument à vérifier son identité.

— Dois-je prendre cela comme uncompliment ? demanda-t-il.

— J’ai cru que vous alliez tomber devotre selle…, déclara-t-elle, plutôt quede confirmer ou d’infirmer.

— C’était donc de la déception quej’ai entendue, dans votre voix, constata-t-il.

Que voulait-il donc dire par là ?Qu’elle aimait voir les gens se fairemal ?

— Je ne suis pas une sadique,protesta-t-elle, agacée par la façonqu’avait cet homme de déformer ses

propos.— C’est bon à savoir, répondit Asher,

avant de désigner d’un coup de mentonle portefeuille qu’il tenait toujours. Et sivous vérifiez mon identité, que nouspuissions repartir, suggéra-t-il.

Elle n’aimait pas que quiconque luidise ce qu’elle avait à faire, même sison interlocuteur y mettait les formes.Cependant elle s’exécuta et ouvrit leportefeuille pour examiner le permis deconduire dont il lui avait parlé.

— La photo n’est pas très flatteuse,admit-il, mais on me reconnaît bien.Asher Fortune, vous voyez ? dit-il endésignant son nom. Alors, rassurée ?

En fait, elle l’était, mais elle se sentaitégalement un rien ridicule et cela

froissait sa dignité.— Selon moi, c’est un faux. Vous

pouvez très bien avoir fait réaliser cedocument par un faussaire.

— J’aurais pu, en effet, répondit-il,visiblement amusé. Mais ce n’est pas lecas.

Il y avait une sincérité si évidente dansses paroles qu’elle fut tentée de lecroire.

Mais elle se reprit. Il y avait sansdoute des femmes qui gisaient mutiléespour avoir cru les paroles d’un type aucerveau malade. Non, elle ne pouvait sepermettre de se montrer trop confiante.

Asher, qui l’entendit soupirer, parut endeviner aussitôt la raison.

— Mais que puis-je faire pour vous

prouver que je suis bien celui que jeprétends être ?

— Il faudrait que Wendy me confirmevotre identité, répondit-elle.

— Rien de plus simple, puisque jevous conduis à elle.

Elle se renfrogna, hésitant encore à lecroire, mais il semblait si sincère. Ah,pourquoi ne pas se laisser aller unpeu… ?

— Et puis, si j’avais voulu tenterquelque chose, dit-il, je l’aurais faitdepuis un moment. L’endroit esttranquille, ajouta-t-il. Quelqu’un peuterrer par ici des jours et des jours sansrencontrer âme qui vive.

Même si elle rechignait à l’admettre,cet homme qui prétendait s’appeler

Asher Fortune n’avait pas tort.Elle laissa échapper un nouveau

soupir et s’encouragea mentalement, enespérant ne pas regretter sa décision. Acondition de vivre suffisammentlongtemps pour pouvoir avoir desregrets.

— Entendu, emmenez-moi chez vous.Pour la seconde fois en moins d’une

demi-heure, Asher éperonna les flancsde sa monture et lança son cheval augalop.

— Je commençais à désespérer,lança-t-il en lui souriant.

Elle pria en silence pour que l’étrangesensation d’angoisse qui lui nouait lesentrailles soit le fait de cette chevauchéechaotique, et pas d’autre chose.

- 3 -

Un quart d’heure plus tard, Asherarrêtait son cheval, à quelques mètres dela maison de son frère.

Depuis son départ, un grand nombred’invités était arrivé. Il y avait plus devoitures devant chez Wyatt que sur leparking d’un concessionnaireautomobile un jour de soldes.

— Je vais finir à pied, déclara Marniesans attendre.

Il n’eut pas le temps de réagir. Sarécalcitrante compagne de chevauchéese laissa glisser au sol et à peine lespieds sur la terre ferme, elle s’empressade gagner la maison, slalomant entre lesvéhicules à l’arrêt, tel un lapin tentantd’échapper à un coyote affamé.

Il resta un moment à la regarder,fasciné. L’expression « poésie enmouvement » lui traversa l’esprit.

Comment lui en vouloir d’essayer deprendre ainsi ses distances ? Après tout,il l’avait envoyée dans le fossé. Sans lefaire exprès, certes, mais le mal étaitfait.

S’arrachant à ses pensées, il tira surles rênes de Golden Boy et prit ladirection de l’écurie. Une fois là-bas, il

dessella son alezan en quelques gestesexperts et donna à boire à l’étalon, avantde se diriger à son tour vers la maisonde Wyatt.

Son frère ne manquerait sans doute pasde lui demander des explications sur sonabsence. Mais avec de la chance, grâceà tous leurs invités, ses frères n’avaientpeut-être même pas remarqué sondépart.

Il y avait foule. Ce qui prouvait que lasoirée était un succès. Ses frèresdevaient être satisfaits.

— Mais bon sang, où étais-tu doncpassé ? l’aborda Shane, presque hilare.

Surgissant de nulle part, il glissa unbras autour de ses épaules.

Comme à son habitude, Shane donnait

l’image du gars bien dans sa peau etparfaitement à l’aise dans ses baskets.Après un signe de tête à une invitée quimanifestement était tombée sous soncharme, il ajouta :

— Le gamin s’inquiétait.— Jace ? demanda Asher. Pourquoi ?Cela semblait peu probable. Quand il

était parti dans l’espoir de pouvoirmettre de l’ordre dans ses idées, son filsparaissait apprécier la compagnie de sesoncles, bien plus que celle de son père.Shane cherchait-il à le faireculpabiliser ?

Lui faisant face, de manière à leregarder dans les yeux, Shane ravala sonsourire.

— Lorsqu’il a compris que tu étais

parti, répondit-il avec gravité, il a cruque tu ne reviendrais pas… comme samère.

Asher grimaça.— Je n’avais pas pensé à ça, avoua-t-

il tout en se sermonnant pour sa légèreté.En réalité, il croyait Jace trop petit

pour établir ce genre de comparaisonentre le comportement de Lynn et le sien.

Preuve était faite qu’il se trompait.Jace était un enfant précoce, il avait troptendance à l’oublier.

— Evidemment, murmura Shane,s’abstenant, une fois n’était pas coutume,de lui faire la leçon.

Son frère savait qu’il traversait unepériode difficile depuis son divorce.Tous en étaient conscients. En dépit de

leurs différences, malgré les querelles,tous les quatre restaient frères etprofondément unis dans les moments decrise. Une crise que leur père n’avaitfait qu’aggraver en leur infligeant cettetrahison, sans même un motd’explication.

— N’est-il pas un peu jeune pour tirerce genre de conclusion ? s’enquit Asher.

— Pas du tout, répondit Shane. Etpuis, c’est un Fortune, pas vrai ? dit-il,retrouvant son sourire. On naît déjàvieux, dans la famille.

C’était vrai pour ce qui le concernaitlui, songea Asher. Mais pas pour sesfrères. Et encore moins pour Shane.

— Tu ne semblais pas trop vieuxquand tu poursuivais l’assistante du

procureur de tes assiduités, là-bas, àAtlanta, rafraîchit-il la mémoire à sonfrère.

Shane retira le bras qu’il avait passéautour de ses épaules pour attraper unverre de vin rouge sur le plateau d’unserveur passant à proximité.

— J’étais très jeune, en ce temps-là.Asher se renfrogna et hocha la tête.— C’était il y a six mois, fit-il

remarquer.— C’est bien ce que je disais,

répliqua Shane, une étincelle dans lesyeux, avant de vider son verre. Six mois,c’est une éternité.

Asher leva les yeux au ciel. A mesureque la soirée avançait, et que les verresde vin se succédaient, Shane se montrait

de plus en plus philosophe.— Je ne comprends rien à ce que tu

dis, répondit Asher en parcourant lasalle du regard sans voir trace de Jace.Où est mon fils ?

S’emparant d’un autre verre de vin,Shane désigna d’un signe de têtel’escalier et les chambres à l’étage.

— La nounou de Wendy vientd’arriver et elle a pris MaryAnne et Jacesous son aile. Et d’après ce que j’ai puvoir, ajouta-t-il avec un large sourire,les enfants semblent l’adorer. Jace n’estpas ton fils pour rien. Déjà à tenter deséduire une femme plus âgée…

Shane hocha la tête et le regarda aveccet air entendu qui avait toujours eu ledon de l’irriter.

Il fit mine de ne rien entendre etchercha des yeux soit son fils soit lafemme à laquelle Shane se référait, justeau cas où son frère ferait erreur et qu’ilsse trouvent encore parmi les invités.

La situation à laquelle Shane venait defaire allusion remontait à l’époque oùAsher venait juste de décrocher son bac.Ils avaient une bonne, alors, une jeunefemme terriblement séduisanteprénommée Elena, qui avait deux ans deplus que lui. Asher s’était senti flatté delui plaire. C’était Elena qui l’avait initiéà l’amour.

— Merci d’avoir veillé sur lui,marmonna-t-il en se dirigeant versl’escalier.

— Pas de problème, répondit Shane.

Il y avait quatre chambres, au premier.Quatre suites plus précisément, chacuneavec salle de bains privée et dressing.Jace et Marnie, ainsi que la fille deWendy, se trouvaient dans la quatrième.

C’était la seule pièce qui n’avait pasété convertie en vestiaire. Pas demanteaux ni de vestes sur le lit,uniquement les deux enfants.

— Papa, tu es revenu ! s’exclama Jaceà la seconde où il pénétra dans lachambre.

Le petit garçon descendit du lit d’unbond et courut vers lui, jetant ses brasautour des jambes de son père.

— Bien sûr que je suis revenu,répondit-il, alors que son filss’accrochait à lui de toutes ses forces.

Il sentit le regard de Marnie, un regardcritique, comme s’il était l’un des pèresles plus méprisables de cette planète.Elle avait probablement dû tenterd’apaiser le garçonnet et de le rassurer.Jace pouvait être difficile à gérer, unefois qu’il s’était mis une idée en tête.

— Qu’est-ce qui a bien pu te fairepenser le contraire ?

Jace plongea ses yeux bleu ciel dansceux de Marnie et répondit sur un tonsolennel :

— Maman, elle, n’est pas revenue.— Eh bien, moi si, je reviendrai

toujours, dit-il à son fils avec fermeté.Je te le promets, où que j’aille, jereviendrai toujours auprès de toi. On estcopains, toi et moi, pas vrai ? dit-il en

pressant son front contre celui de Jace,une sorte de rituel, entre eux, depuistoujours.

— Oui, papa, répondit le petit garçonen hochant la tête avec enthousiasme.

L’inquiétude persistait toutefois dansson regard.

— Tu sais ce que cela signifie ? Quenous serons toujours présents l’un pourl’autre, poursuivit Asher.

— Toujours, répéta Jace.— Ce qu’il lui faut, selon moi, c’est

un père, plus qu’un copain, intervintsoudain Marnie.

Son fils dans les bras, il lui fit face. Ilne se rappelait pas lui avoir demandéson avis.

— Oh ! vraiment ? Et qu’est-ce qui

fait de vous une telle autorité en lamatière ?

— J’ai affaire aux enfants de façonrégulière et je constate bien trop souventla démission de certains parents, quisont trop occupés par leur propreexistence.

Il était prêt à reconnaître avoir raté unbon nombre de choses dans sa vie, maisélever Jace ne faisait pas partie de seséchecs. Et au moins, il était présentauprès de son fils, à la différence deLynn.

— Eh bien, je ne pense pas être tropoccupé pour veiller sur mon fils et jecrois savoir ce qui est le mieux pour lui.

— Puisque vous le dites, répondit-elled’une voix dénuée de toute émotion.

Mais justement, cette absenced’émotion disait toute l’étendue de sonscepticisme et son refus de perdre sontemps à tenter d’argumenter.

Il avait conscience d’avoir unesensibilité à fleur de peau depuisquelque temps. Et sans doute necherchait-elle pas à le prendre en défaut,mais plus à lui offrir une opinion baséesur son expérience.

Quoi qu’il en soit, il était tropsusceptible en ce qui concernait Jace.Son fils était son talon d’Achille.

— Désolé, dit-il. J’ai l’impression departir du mauvais pied, avec vous…

A en juger son expression, il réussit àla surprendre, ce dont il tira une certainesatisfaction.

Elle leva les yeux et esquissa unsourire amusé.

— Des deux pieds, rectifia-t-elle.— Je suis sacrément maladroit,

parfois, admit-il en déposant son fils surle parquet.

Le garçonnet remonta aussitôt sur le litpour reprendre le cours du jeu vidéo queWyatt lui avait offert. Intriguée,MaryAnne le rejoignit et s’assit à côtéde lui.

Sans quitter son fils des yeux, il setourna vers Marnie.

— Ecoutez, j’aimerais me fairepardonner.

— Ce n’est pas la peine, protesta-t-elle.

* * *

Si Asher Fortune était l’homme le plusséduisant qu’elle ait jamais approché,elle avait le sentiment qu’il pourraitrévéler une personnalité bien pluscomplexe qu’elle ne l’imaginait. Enrègle générale, elle fréquentait deshommes qui avaient les pieds sur terre,issus de la classe ouvrière. Mais Asherétait à l’évidence différent, un être àpart.

Et il n’allait probablement pasrenoncer aussi facilement. Il neplaisantait pas, tout à l’heure, quand illui avait dit avoir pour habitude detoujours payer ses dettes.

— Comme vous voulez, mais

permettez-moi au moins de payer lesréparations de votre voiture. C’est lemoins que je puisse faire.

Depuis ses retrouvailles avec lacivilisation, elle avait eu le temps de secalmer et de réfléchir. Sur le point dedécliner son offre, elle pensa à soncompte en banque. Plus souvent dans lerouge que dans le vert. C’était d’ailleursen partie pour cette raison qu’elletravaillait régulièrement comme baby-sitter, pour arrondir ses fins de mois. Enjournée, elle travaillait commeprofesseur d’équitation au centreéquestre de la ville. La plupart de sesélèves étaient des enfants, ce qui luiconvenait parfaitement, car en dépit dece qu’on aurait pu penser, les enfants

étaient souvent plus faciles à gérer queles adultes.

— Très bien, dit-elle en seradoucissant. Puisque cela semblemanifestement vous tenir à cœur, vouspourrez régler la note du garagiste.

— Super, déclara-t-il. Dès demain, jeferai remorquer votre véhicule en ville.L’un de mes frères a le génie de lamécanique et il accomplit de vraismiracles sur tout ce qui a quatre roues etune boîte de vitesses.

— Je ne crois pas qu’un miracle soitnécessaire, répondit-elle. Il s’agit justede faire un contrôle technique…

Plus que sa voiture, c’était son humeurqui avait subi les plus graves dommages.Elle hésita quelques secondes à lui faire

à son tour une proposition, avant de sedécider. Après tout, elle n’avait rien àperdre. Et puis, elle éprouvait uneaffection particulière pour le filsprécoce d’Asher.

— Ecoutez, puisque je suis ici de toutefaçon, pourquoi ne prendrais-je pas soinde votre petit garçon pour les heures àvenir ? suggéra-t-elle en indiquant d’unsigne de tête le couloir et l’agitation aurez-de-chaussée. De cette manière, vouspourrez profiter pleinement de la soirée.

* * *

Ayant toujours eu une certaineaversion pour la foule, Asher s’avisasubitement qu’il préférerait amplement

rester ici, dans cette chambre, avec sonfils et Marnie. Mais il savait que s’ildisait quelque chose dans cet esprit, ellerisquait de le prendre comme unetentative de séduction. Or, il lui avaitdéjà fait suffisamment mauvaiseimpression comme ça.

— Je n’aime pas trop les soirées,avoua-t-il. Pour être honnête, je ne mesens pas vraiment à mon aise enprésence d’inconnus. Mes frères ontinvité beaucoup de gens que je neconnais pas, expliqua-t-il.

Il se serait senti mieux si Wyatt avaitorganisé, en guise de première soirée, undîner en petit comité. Mais ce soir, ilsemblait que toute la ville s’était donnérendez-vous chez son frère.

Marnie hocha la tête, apparemmenttouchée par cet aveu.

— Eh bien, la meilleure façon de lesconnaître, c’est peut-être d’aller lesretrouver, dit-elle avec douceur. Cen’est pas en restant ici, en compagniedes manteaux, que vous vous ferez desamis.

— Il n’y a pas que des manteaux, à cetétage, lui fit-il remarquer en la regardantavec insistance.

— Moi aussi, je suis ici, pas vrai,papa ? lança Jace en arrêtant de jouerpour regarder son père.

Asher rit de bon cœur et ébouriffa lescheveux blonds de son fils.

— Eh bien là, c’est certain, Jace,répondit-il, avant de sourire à la petite

fille de sa cousine. Et il y a MaryAnneen plus, ainsi que Mlle McCafferty.

A ce nom, Jace fronça les sourcils,visiblement perturbé.

— Qui ça ?Marnie effleura l’épaule du garçonnet

pour attirer son attention.— Ton papa parlait de moi, Jace, dit-

elle.Jace alors éclata de rire, comme si son

père venait de commettre une erreurgrossière.

— Mais voyons, ce n’est pasMlle McCafy, dit-il à son père,écourtant notablement le nom de sanouvelle amie. C’est Marnie.

Asher regarda la jeune femme à ladérobée. Il avait été élevé dans une

atmosphère qui respectait religieusementl’étiquette, en matière de relationssociales. Difficile de se défaire desmauvaises habitudes, principalement decelles qui signifiaient quelque chosepour lui. Ainsi, les enfants étaient censéss’adresser aux adultes par leur nom defamille.

— Vous n’êtes pas fâchée qu’il vousappelle Marnie ? demanda-t-il.

Elle parut surprise par sa question.— Pourquoi le serais-je ? C’est mon

nom.Le trouverait-elle ridicule, avec ses

bonnes manières ? L’était-il ?— Enfant, on m’a appris que

s’adresser aux adultes comme à voségaux était leur manquer de respect.

— Le respect ne tient pas au fait devous adresser à une personne par sonnom. C’est plutôt dans votre façon devous adresser à elle, de vous comporteravec elle, répondit-elle avant de setourner vers son fils. N’oublie jamaisça, Jace.

— Oui, madame, dit le petit garçonavec gravité avant de sourire de toutesses dents à son père, la seconde d’après.Hé, papa, regarde ! Je gagne ! cria-t-ilen brandissant sa console de jeu vidéodont l’écran à cet instant préciss’éteignit. Mais qu’est-ce que c’est ?Pourquoi le jeu s’est effacé ? gémit Jaceen écarquillant les yeux.

La cause de ce black-out ne tarda pasà s’éclaircir. MaryAnne avait pris son

pied dans le câble d’alimentation,interrompant net le jeu en cours.

— Elle a cassé mon jeu ! protestaJace, indigné, en proie à une réellefrustration.

— Ton jeu n’est pas cassé, Jace,intervint Marnie avec gentillesse envenant s’asseoir entre le garçonnet et laresponsable du désastre. Il se repose,tout simplement.

Au bord des larmes, Jace renifla enregardant Marnie comme s’il avaitaffaire à une fée.

— Vous voulez dire, comme s’ilfaisait la sieste ?

— Exactement, comme s’il faisait unesieste, acquiesça-t-elle. Tu sais, lesmachines se fatiguent, elles aussi. Pareil

que les gens. C’est pour ça qu’il ne fautpas en abuser.

Jace semblait littéralement suspenduaux lèvres de Marnie et buvait chacunede ses paroles comme s’il s’agissait dela vérité absolue.

Asher demeura à l’écart, fasciné par lescénario qui se jouait devant lui. Il neprit conscience de sourire qu’au momentoù ses muscles zygomatiques lerappelèrent à l’ordre. Oui, il étaitdécidément mieux ici, dans cettechambre, qu’au rez-de-chaussée, à errercomme une âme en peine au milieud’inconnus, un verre à la main, pouressayer de faire connaissance avec desgens dont il se fichait.

— Vous êtes très douée avec les

enfants, dit-il sans faire le moindreeffort pour cacher son admiration.

— Merci, répondit Marnie. Mais cen’est pas si compliqué. En fait, iln’existe aucune formule magique. Ilconvient juste de ne pas oublier que l’ona affaire à des individus à part entière,simplement plus petits que nous. Et avectoute la complexité d’une personnalitéencore en devenir.

Entièrement d’accord avec ça. Il auraitété certainement plus heureux si Lynnavait pris conscience de toute cettecomplexité. Qui sait ? Peut-êtreformeraient-ils encore une famille,aujourd’hui.

Tu veux rire ! Vous n’avez jamais étéune famille. Lynn n’a jamais voulu

faire partie d’une famille. Tu l’y asobligée et tu le sais.

Oui, il le savait. Il l’y avait obligée,sur toute la ligne. De même qu’il l’avaitcontrainte à garder le bébé, à rester et àêtre mère. Il avait tellement envied’avoir une femme et des enfants,tellement envie d’être père qu’il avaitignoré tous les signaux d’alerte quipourtant clignotaient en rouge écarlatedevant ses yeux. Des signaux lui disantqu’il était sur la mauvaise pente et quetout ça finirait mal, très mal.

Il surprit à ce moment sur lui le regardinterrogateur de Marnie.

— Allez. Ne vous tracassez pas pource petit bonhomme, dit-elle en passantune main dans les cheveux de Jace.

Descendez donc retrouver les autres,maintenant.

— Ce n’est pas pour mon fils que jem’inquiète, confessa-t-il en regardantMarnie et la petite fille qui se trouvait àses côtés.

Elle rit, comprenant l’allusion.— Tout se passera bien pour nous

également, le rassura-t-elle. A présent,rejoignez les invités. Wendy m’a confiéque Wyatt avait rencontré beaucoup dedifficultés pour organiser cette soirée.Le moins que vous puissiez faire, c’estde vous y montrer une heure ou deux.

Sachant qu’elle avait raison, il hochala tête et ravala un soupir de résignation.

— Vous avez gagné, dit-il en tournantles talons.

— Je gagne toujours, répondit-elle,alors qu’il s’éloignait déjà dans lecouloir.

Pourquoi cette réflexion le fit-ellesourire ? Il n’en avait aucune idée.Toujours est-il qu’il sourit.

- 4 -

Il fut un temps où Asher se seraitdirectement rendu au bar, impatient des’octroyer quelques heures de répit àgrand renfort de verres de bourbon,jusqu’à atteindre la sensation de douceamnésie. La méthode ne résolvait pastous les problèmes, mais au moinspendant un certain temps ces dernierssemblaient-ils moins lourds à porter.

Mais tout ça, c’était avant. Quand il ne

pensait qu’à lui-même et à son petitbien-être. Avant d’être père.

Avec la paternité était venu un certainnombre de responsabilités. Et il avaitpris son rôle très au sérieux.

Si Lynn ne les avait pas quittés, peut-être se serait-il accordé quelquesmoments de détente, de temps en temps,en s’autorisant certaines libertés, au lieude s’interdire ainsi de façon aussidrastique le moindre écart. Ce soir, parexemple, comme tous les autres soirs, ilne boirait pas plus de trois petits verres,et encore.

Une chose était sûre, malgré laprésence de ses frères, il ne pouvait selaisser aller et redevenir l’hommeinsouciant qu’il était autrefois. Il était

adulte désormais, et devait se comportercomme tel. Cela impliquait une certainediscipline.

C’était mieux ainsi, se dit-il en sedirigeant vers le buffet. Terminés lesnuits d’ivresse et les matins quidéchantaient. Fini de se réveiller à midisans pouvoir se rappeler les événementsde la veille. Aujourd’hui, il était sobreet capable de se souvenir le lendemaindes mots qu’il échangerait ce soir avecles uns et les autres.

En réalité, il avait un besoin presquedésespéré de paroles de réconfort etd’encouragement, qui sauraient le guiderdans l’épais brouillard où il avaitl’impression de naviguer.

Il se fraya un chemin parmi la foule et

se présenta au bar, derrière lequels’affairait Marcos Mendoza. Parfait !Marcos était juste le genre d’hommeavec lequel il souhaitait discuter.

Cet homme travaillait comme un fouavec sa femme et son équipe, depuis sonarrivée à Red Rock. Il était partout à lafois, à superviser le service et às’assurer de la fraîcheur et de la saveurde ses produits. Et ce soir comme lesautres jours, il voulait que tout soitparfait, que personne ne trouve à seplaindre de ses prestations.

« Pas de repos pour les braves »,songea-t-il lorsqu’il vit son cousin paralliance se présenter devant lui. En unefraction de seconde, Marcos retrouvases réflexes de traiteur professionnel.

— Asher, qu’est-ce que je te sers ?— Je prendrais bien une bière, merci,

répondit-il.Se glissant derrière le bar, Marcos

s’arrêta avant d’attraper une bouteille debière brune parmi ses semblables.

— Tu ne veux rien de plus fort ?Asher haussa les épaules avec un petit

sourire.— Ce ne serait pas de refus, mais Jace

est en haut, tu comprends…Il était inutile d’en dire plus, Marcos

comprenait parfaitement. Lui aussi avaitchangé depuis la naissance deMaryAnne. La décision n’avait pas étédifficile à prendre, cela dit. Il aimaitêtre papa et voulait pouvoir vivrepleinement chaque instant de cette

fantastique expérience.— Oui, bien sûr, répondit-il.Il déboucha la bouteille, en versa

lentement le contenu dans un verre afind’obtenir un minimum de mousse, puis ildéposa et le verre et la bouteille devantlui, sur le comptoir.

— Alors, tu tiens le coup ? demandaMarcos après un moment.

Asher avala une longue gorgée debière et prit le temps de la réflexion,avant de répondre :

— Aussi bien que possible,marmonna-t-il enfin sur un ton blasé.

Il n’en fallut pas plus à Marcos.Estimant que son personnel pouvait sepasser de lui quelques minutes, ilcontourna le bar et le rejoignit.

— Je ne veux pas te saper le moral,mais sache que tu as du pain sur laplanche. Le rôle de père célibataire estaussi difficile que celui de mèrecélibataire, dit-il. Je compatis, monvieux.

Asher lui adressa un sourire détaché,puis il le regarda dans les yeux.

— Puis-je te poser une question ?A vrai dire, c’était dans cette optique

qu’il s’était approché de Marcos.— Je t’écoute, l’encouragea celui-ci.Il le dévisagea quelques longues

secondes.— Comment fais-tu ? Père, mari,

homme d’affaires, ça a l’air si facile,pour toi…

Marcos éclata de rire.

— Il faut croire que tu ne regardes pasd’assez près, répondit-il. C’est loind’être facile.

— Sérieusement, insista Asher.Comment t’y prends-tu pour que çafonctionne ?

Marcos réfléchit avant de répondre :— Première chose, il convient de

prendre chaque jour comme il seprésente. Ce n’est pas si évident. Lavérité, c’est que j’ignore où j’en seraissi je n’avais pas Wendy, avoua-t-il. Elleest mon roc. C’est elle qui porte toutl’édifice à bout de bras. Mais si tucherches une formule magique, tu n’espas au bout de tes peines. Car il n’y en apas, à mon avis.

Asher haussa les épaules, comme s’il

en était conscient.— Tu donnes pourtant l’impression

qu’il en existe une. Et d’être le seul à laconnaître.

Marcos lui sourit et choisitvisiblement ses mots, avant depoursuivre :

— J’ai simplement eu de la chance, jele reconnais. Si tu veux savoir la vérité,je n’aurais jamais imaginé me marier unjour, et encore moins aimé être marié,dit-il avec un sourire en observant safemme dans la salle, en pleinediscussion avec de la famille. Je n’osaismême pas espérer rencontrer quelqu’uncomme Wendy.

Asher hocha la tête d’un air entendu.Le destin prenait parfois un tour

inattendu.— Personne, dans la famille, ne

s’attendait à ce que Wendy se range unjour. Ni qu’elle reste mariée plus d’unesemaine après avoir dit « oui » pourautre chose que de la curiosité, poursavoir quelle impression cela faisait.

— En fait, répliqua Marcos enabaissant la voix, ma famille avaitrenoncé elle aussi à me voir marié unjour. Il faut croire que la surprise a ététotale pour tout le monde. En tout cas,entre Wendy et moi, tout va pour lemieux. Et la venue de MaryAnne nous aencore rapprochés. Nous sommes unevraie famille, maintenant.

En réponse à ces propos, Asher seforça à sourire, mais sans joie. Quand

lui-même pensait à la naissance de Jace,c’était pour se rendre compte qu’elleavait précipité l’explosion de soncouple, scellant dès le début sa ruptureavec Lynn.

Au lieu de l’aider à glaner quelquessecrets et astuces pour un mariagedurable et heureux, discuter avecMarcos n’avait fait que soulignerl’échec de son propre mariage.

Laissant échapper un soupir, ilplongea les yeux dans son verre.

— Peut-être ne suis-je pas fait pour lemariage, conclut-il, rendu amer par cettepensée.

— Tout le monde ne l’est pas…Plutôt que d’argumenter sur ce point,

Marcos l’avait surpris par sa réponse, et

il s’apprêtait à protester quand son amireprit :

— Mon frère Miguel ne se marieraprobablement jamais. Il est trop attachéà sa vie de célibataire.

— Peut-être qu’il méprise le mariage,mais ce n’est pas mon cas. Moi, je veuxme marier, gémit-il avant de rajouter,sur une note de désespoir : J’ai toujoursrêvé d’être mari et père.

— Alors ton heure sonnera, affirmaMarcos en lui tapotant l’épaule. Tu sais,ton petit garçon a une sacrée chance det’avoir. Si tu veux un conseil, soisindulgent avec toi-même et donne letemps au temps. Ce genre de chose ne sefait pas en une nuit. Mais comme je l’aidit, tout le monde n’est pas fait pour ce

genre de vie. Moi, oui, le mariage mesatisfait pleinement, continua Marcos.J’admets pourtant en avoir été lepremier surpris. Mes frères Rafe etJavier sont également heureux enménage. Mais avise-toi de prononcer lemot « mariage » devant Miguel et ilprendra aussitôt ses jambes à son cou…E n réalité, Miguel n’a pas du tout lesentiment de passer à côté de quelquechose. Peut-être est-ce avec lui que tudevrais discuter ? suggéra-t-ilfinalement, après une brève pause.Miguel est parfaitement heureux de sonsort.

Marcos s’écarta du comptoir. Lemoment était venu pour lui de retournertravailler.

— Etre un papa célibataire dans uneville comme Red Rock, où la famille estune valeur sacrée, cela risque d’êtreplus difficile que si tu vivais en zoneurbaine. Peut-être pourrais-tu envisagerde déménager dans une ville commeNew York ?

Il avait choisi précisément des’installer ici, non pas pour fuir dessouvenirs et le lieu de ce que ses frèreset lui considéraient comme le lieu d’unetrahison de la part de leur père, maispour Jace. A la suggestion de Marcos, ilsecoua la tête.

— New York n’est pas le genred’endroit qui me convient.

Sur le point de prendre congé, Marcossourit.

— Dans ce cas, prends le temps det’acclimater. Et le reste viendra, aumoment où tu t’y attendras le moins.

Etant donné sa situation, Marcospouvait se permettre de philosopher. Ilparlait comme un homme qui avait réussison mariage. Mais la vie n’était pas rosepour tout le monde.

— Oui, peut-être, marmonna Asher,sans conviction, en regardant s’éloignerMarcos.

* * *

Montant à l’étage pour récupérer sonfils, un peu plus tard dans la soirée,Asher voulut payer Marnie pour avoirveillé sur le garçonnet, mais elle refusa.

— J’étais là, de toute façon, protesta-t-elle à voix basse pour ne pas réveillerMaryAnne, endormie sur le lit. Et pourtout vous dire, Jace m’a aidée à prendresoin de sa cousine, ajouta-t-elle ensouriant au petit garçon.

Jace, les yeux pleins de sommeil, segonfla d’orgueil au compliment.

— Ils se sont bien amusés, continuaitMarnie. Tout ce que j’ai eu à faire, c’estde les regarder et de faire attentionqu’ils ne se blessent pas avec un objetpointu, conclut-elle en adressant un clind’œil à son fils.

Jace répondit à son clin d’œilcomplice. Tout comme lui d’ailleurs,s’aperçut Asher. Cette femme avaitquelque chose… Elle lui plaisait. Enfin,

elle ne lui était pas indifférente. Bah,sans doute l’effet de la solitude. Cetteconversation avec Marcos sur lemariage et la vie en couple l’avait fait sesentir plus seul que jamais. Il n’en étaitpas moins heureux pour Wendy. Sacousine méritait d’être heureuse.

« Et pas toi ? » demanda une petitevoix dans sa tête.

Après avoir remercié Marnie pour sonaide, il prit son fils dans ses bras. Jacedonnait l’impression de ne plus pouvoirgarder les yeux ouverts.

Enfin ! Les seuls moments où Jacerestait tranquille, c’était dans sonsommeil. Chaque soir, il avait lesentiment d’avoir été confronté à unetornade.

Il descendit au rez-de-chaussée, sonfils dans les bras. A voir le nombre devéhicules encore garés devant chezWyatt, il devait être un peu tôt pourrepartir. Mais si l’un de ses frères venaità surgir, il saurait quoi répondre.

En plus de vouloir mettre son fils aulit, lui-même souhaitait se coucher debonne heure. Il avait une longue journéedevant lui. Il devait surtout ranger etdéfaire les paquets et les cartons quiencombraient le plancher de sa maisontoute neuve.

Il détestait ce genre de corvée, mais àmoins d’avoir un escadron de bonnesfées décidées à lui prêter main-forte, ilsavait qu’il allait devoir s’y coller. S’ilvoulait savoir où se trouvaient les

choses dans sa nouvelle maison, autantque ce soit lui qui procède au rangement.

* * *

Vider les cartons à l’aube étaitl’excuse rêvée, hier soir, pour s’éclipserde la fête. Mais ce matin, face auxdizaines de paquets, sans parler duressort de quatre ans qui avait retrouvétoute son énergie après quelques heuresde sommeil, Asher traversa un momentde profond désarroi, dépassé parl’ampleur de la tâche, avant mêmed’avoir déchiré le ruban adhésif du toutpremier carton.

En l’absence de fées, pourquoin’embaucherait-il pas quelqu’un pour

l’aider à déballer ses affaires et cellesde son fils ? Un coup d’œil circulaire luiconfirma que son salon ressemblait belet bien à l’entrepôt d’un garde-meubles.

Jace quant à lui semblait trouver toutce bazar à son goût. Le garçonnetgalopait entre les piles de cartons,comme entre les tours d’un château fort.

Il était extrêmement difficile pourAsher de se concentrer, avec son fils quis’agitait ainsi.

— Jace ! appela-t-il, agacé. Calme-toi. Tu vas finir par renverser quelquechose et tu pourrais bien te faire mal !

— Mais non, papa ! hurla Jace encontinuant à slalomer entre les cartons.Je suis Super Jace. J’ai des super-pouvoirs. Je peux me rétrécir et me

faufiler dans des endroits minuscules.A bout de nerfs, Asher inspira

profondément pour tenter de garder soncalme. Crier contre Jace ne serait pasjuste. Il n’était pas en colère contre sonfils. C’était à Lynn qu’il en voulait. Il nelui pardonnait pas d’avoir baissé lesbras aussi facilement, de ne pas s’êtrebattue pour sauver leur mariage. Et ils’en voulait aussi à lui d’être tombéamoureux d’elle, alors qu’elle n’avaitjamais eu l’intention de rester, au fond.

Rien de tout cela n’était la faute deJace.

Et en ce moment, son fils ne pensaitqu’à jouer, comme n’importe quel enfantde quatre ans. Quant au fait que Jaceconcentre l’énergie de trois gamins de

quatre ans, eh bien, il devrait s’yhabituer. Cette énergie leur avait valud’user une bonne demi-douzaine denounous, là-bas à Atlanta.

Il soupira. Ne restait plus qu’à espérerque les nounous de Red Rock semontreraient plus résistantes.

Il venait juste d’ouvrir un carton deverres en cristal soigneusementenveloppés — un cadeau de mariage deses amis —, quand on sonna.

Il se figea. Il n’attendait personne et ilétait un peu tôt pour que l’un de sesfrères lui rende visite. Tous avaientl’habitude de faire la grasse matinée, leweek-end.

Lui aussi, autrefois.Il hésita, rechignant à aller ouvrir, et

entreprit de déballer le premier verre,mais le visiteur ou la visiteuse appuyade nouveau sur la sonnette, et avec plusd’insistance, cette fois.

Les verres devraient donc attendre. Ilsoupira.

— Une minute, j’arrive ! cria-t-il touten cherchant son fils des yeux. Tiens-toiun peu tranquille, Jace, tu veux bien ?répéta-t-il à Jace qui jouait à cache-cache entre les cartons avec un amiimaginaire.

— D’accord, papa, acquiesçal’intéressé avec son plus beau sourire,exactement comme toutes les autres foisoù il avait reçu ce conseil.

Faisant de son mieux pour mettre samauvaise humeur en sourdine, Asher

ouvrit la porte d’un coup sec enmarmonnant en guise de bonjour un« Quoi ? » plein d’agressivité à lapersonne qui avait eu la mauvaise idéede venir le déranger.

Cela ne lui prit pas plus d’une demi-seconde pour comprendre contre qui ilvenait d’aboyer.

— Bonjour également à vous, réponditMarnie d’un ton enjoué qui contrastaitterriblement avec le sien.

Embarrassé d’avoir été pris enflagrant délit d’inhospitalité, il fitmarche arrière. Ses premières parolesmanquèrent pourtant de chaleur.

— Que faites-vous ici ?Marnie entra, sans paraître le moins

du monde refroidie par son accueil.

— Je me fais engueuler, apparemment,répondit-elle.

— Désolé, s’excusa-t-il. C’est unematinée un peu chargée, et je n’ai encorerien fait de ce que je projetais. Mais…Que faites-vous ici ?

A la seconde où il répéta sa question,la réponse lui apparut, évidente.

— Oh ! mon Dieu ! J’avais oublié. Legaragiste !… Je m’en occupe tout desuite, ajouta-t-il en se précipitant enquête d’un téléphone.

Elle l’attrapa par le bras pour leretenir dans son élan, avant de retirerprestement sa main.

— Laissez, j’ai déjà fait le nécessaire,dit-elle. La voiture n’a rien. Mais cen’est pas la raison de ma visite,

s’empressa-t-elle d’ajouter. Marcos etWendy prétendent que vous avez besoind’une baby-sitter.

Il la regarda, perplexe. Il n’avaitjamais parlé de cela avec sa cousine, niavec son mari.

— J’ai bien peur qu’il y ait une erreur.Marcos m’a confié qu’il n’aurait jamaispu y arriver seul, sans Wendy, et j’ai dûdire quelque chose comme quoi jel’enviais. Mais je n’ai jamais exprimé lebesoin d’une baby-sitter pour…

Il ne put terminer sa phrase. Un grandbruit, comme du verre cassé, suivi d’unhurlement terrifiant monta soudain dusalon.

L’image de Jace en train de se viderde son sang au milieu de bris de verre

aux bords tranchants, lui traversaaussitôt l’esprit.

— Oh ! mon Dieu, Jace ! bredouilla-t-il avant de se ruer en direction du salon.

Il aurait dû prendre Jace avec lui, nepas le laisser seul, livré à lui-même, sesermonna-t-il. A son âge, Jace ne devaitpas être laissé sans surveillance !

Il se rendit compte que Marnie l’avaitsuivi lorsqu’elle le devança pourpénétrer dans le salon, atteignant Jace lapremière.

Le carton rempli de verres que legarçonnet venait juste d’ouvrir étaitrenversé, vidé de son contenu quijonchait désormais le sol. Etmanifestement, aucun verre n’avaitéchappé à la casse.

Quant à Jace, déjà en train de serelever, il paraissait abasourdi, maisfort heureusement indemne.

— Je te demande pardon, papa, dit legarçonnet, tout penaud. Super Jace a euun accident.

Asher se sentit soudain vacillerlégèrement en pensant à ce qui aurait puarriver. Au lieu de gronder Jace, ou dele réprimander pour ne pas lui avoirobéi, il s’agenouilla devant son fils et leserra dans ses bras.

— Tu vas bien, dis, tu vas bien ?— Euh moui, répondit Jace avec

vigueur. Mais les verres, eux, ils se sontfait mal.

— Des verres, je peux en trouverd’autres, soupira-t-il, soulagé. Mais

j’aurais du mal à trouver d’autres Jace.

* * *

Un peu en retrait, Marnie observait lepère et le fils quand son cœur se serraaux paroles d’Asher. Elle n’en prit pasconscience sur-le-champ, mais plus tard,lorsqu’elle se remémora cette scène,elle comprit. Ce fut à cet instant précisqu’elle tomba amoureuse d’AsherFortune.

- 5 -

— Voulez-vous que je balaye ou queje l’occupe ? demanda Marnie quand illâcha son fils.

Se relevant, Asher la dévisagea sanscomprendre.

— Pardon ?— Souhaitez-vous que je donne un

coup de balai ? répondit-elle endésignant les bris de verre éparpillés surle parquet. Ou préférez-vous que

j’occupe votre fils pendant que vousbalayez ? répéta-t-elle en souriant augarçonnet, à côté d’Asher. Je supposeque l’un de nous peut se charger d’unepartie du travail, pendant que l’autre secharge de… l’autre, conclut-elle.

Il était hors de question de demander àMarnie de prendre un balai, en revancheelle pouvait veiller sur Jace. Chaquefois que son fils voulait l’aider àquelque chose, Asher mettait au moins ledouble de temps à réparer les dégâts.

— Si cela ne vous ennuie pas,j’apprécierais que vous vous chargiezde Jace. Je crains sinon qu’il ne veuillem’aider à ramasser tous ces éclats deverre et j’ai le sentiment que nous neterminerons pas cette journée sans une

visite aux urgences.Marnie hocha la tête et jeta un regard

désolé sur le salon avant d’emmener lepetit garçon dans la pièce voisine. Ilrégnait dans cette pièce un véritablechaos. Des piles de cartons se dressaientun peu partout et les morceaux de verrerendaient l’endroit plus périlleuxencore. En réalité, l’ampleur de la tâcheétait trop importante pour un seulhomme.

— Vous ne voulez pas que je mecharge du ménage et du rangement, vousêtes sûr ? insista-t-elle.

Défaire ces maudits cartons était loinde l’enchanter, mais il allait devoir faireface. Pas question de capituler.

Il secoua la tête et, non sans regret,

répondit :— Sachez que j’apprécie votre

proposition, mais si vous pouvez tenirJace éloigné de la scène de crime, celame sera d’un plus grand secours encore.Merci.

— Comme vous voulez, répondit-elle.Je suis ici pour vous aider.

— A ce propos…, commença-t-il ense baissant pour ramasser les éclats deverre les plus gros, afin de les déposerdans leur carton d’origine.

— Oui ?Il tenait à ce qu’elle sache que l’idée

ne venait pas de lui. Il ne voulait surtoutpas passer pour un égoïste, un incapable,un père ingrat cherchant à se débarrasserde son fils.

— Je vous assure, je n’ai jamais dit àMarcos que j’avais besoin d’une baby-sitter.

— Je vous crois, répondit-elle avecsimplicité. Je le connais peu, mais j’aile sentiment que Marcos est un hommeintuitif. Sans doute a-t-il le sentimentqu’en tant que père célibataire, vousavez besoin de quelqu’un pour prendresoin de votre fils pendant que voustravaillez… Oh ! mais peut-être avez-vous déjà quelqu’un en vue ? s’exclama-t-elle, l’idée lui traversant visiblementl’esprit.

— Non, mais j’y réfléchis, répondit-il.En réalité, ce n’était pas tout à fait

vrai, mais il ne s’agissait pas non plusd’un mensonge. Il y pensait parfois, mais

pour repousser aussitôt cette idée.Refroidi par ses expériences

désastreuses, il avait renoncé àconvoquer des baby-sitters pour unentretien d’embauche. Entre son divorceet les bonnes qui avaient rendu leurtablier du jour au lendemain, il ne sesentait plus apte à porter sur le sexeféminin un jugement impartial.

Marnie interpréta visiblement sansmal sa réponse. Même s’il avait besoinde quelqu’un pour veiller sur son fils, iln’était pas prêt à s’engager. Pas tout desuite.

— Très bien. Chaque chose en sontemps, pas vrai ? dit-elle avec tact.

— Tout à fait, acquiesça-t-il, hésitantavant de demander : C’est votre

profession ? Je veux dire, vous vivez deça, du baby-sitting ? Ou faut-il direbonne d’enfant ?

Car il y avait une différence de taille.Une bonne d’enfant touchait un véritablesalaire et, surtout, vivait sous le mêmetoit que l’enfant dont elle avait lacharge.

Si elle était bonne d’enfant et qu’ildécidait de la prendre à son service,cela signifiait qu’elle viendraits’installer…

Il se renfrogna, en constatant que sespensées s’aventuraient en eaux troubles.

— Oui, je suis plutôt une bonned’enfant, répondit-elle. Mais pas àplein-temps.

— Pas suffisamment de clients ?

— Oh non, j’ai même dû décliner unbon nombre d’offres. Je fais ça encomplément, en fait. J’ai commencé pourrendre service à des amis et… Et jesuppose que c’est ce que je continue defaire aujourd’hui, conclut-elle ensouriant.

— Si vous faites ça en complément, àquoi occupez-vous le reste de votretemps ? s’enquit-il avec curiosité,s’apercevant la seconde d’aprèscombien il pourrait lui semblerindiscret. Désolé, cela ne me regardepas, s’empressa-t-il de s’excuser.

Elle éclata de rire. Sa question ne ladérangeait apparemment pas.

— Pas de problème. Ne vous en faitespas, je ne suis pas agent secret ni rien de

tout ça…Jace écarquillait les yeux. Doté,

comme tous les enfants, d’une ouïesélective, il n’entendait que ce qu’ilvoulait entendre.

— Un agent secret ? répéta-t-il enchuchotant. Vous êtes une vraieespionne ?

— Non, mon trésor, je suis une vraieprofesseur d’équitation. J’enseigne auxenfants à monter à cheval. J’aimepassionnément les chevaux… et lesenfants, expliqua-t-elle en lui ébouriffantles cheveux. C’est pour cette raisonqu’apprendre l’équitation aux enfantsm’a paru la chose la plus naturelle àfaire.

— Moi aussi ! décréta Jace.

— Toi aussi, quoi ? fit mine des’interroger Marnie, en regardant legarçonnet. Tu apprends aux enfants àmonter ?

— Mais non, voyons, gloussa Jaceavec un haussement d’épaules. Moiaussi, j’aime les chevaux.

— Super ! répondit-elle avec un francsourire. Peut-être que ton papa pourraitt’accompagner un jour, je te donneraisun cours, rien que pour toi… à titregracieux, rajouta-t-elle, sans doute pourqu’il ne la suspecte pas de chercher partous les moyens à gagner de l’argent.

— Je veux pas monter sur un titregracieux, protesta Jace. Je veux montersur un cheval.

— Bien évidemment, répondit-elle,

avec le plus grand sérieux.Il les observa tous les deux. Puis

reporta exclusivement son attention surelle. Il y avait quelque chose deréellement captivant dans son sourire.Le genre de sourire qu’on ne fait pas queremarquer en passant, mais que l’onconserve comme un trésor précieux dansson âme. En fait, elle avait un sourirecontagieux. Quiconque la voyait sourireétait porté à son tour à sourire.

— Jace, demanda-t-elle à son fils, etsi tu me faisais faire le tour de tanouvelle maison… ? J’aimeraisbeaucoup la visiter…

Aussitôt, le visage de son filss’illumina. Un véritable sapin de Noël !

— Bien sûr ! acquiesça-t-il avec

l’enthousiasme d’un enfant que rienn’intimidait. Tu veux voir d’abord machambre ? demanda-t-il en prenant lamain de Marnie dans la sienne, commes’il craignait qu’elle ne change d’avis.

— J’adorerais voir ta chambre enpremier, répondit-elle avec le mêmeenthousiasme.

Les yeux pleins d’étincelles, Jace tirasur la main qu’il tenait, impatientmaintenant.

— Alors, allons-y !Juste avant de disparaître dans le

couloir, Marnie tourna la tête versAsher.

— Nous en avons certainement pourun bon moment, lui dit-elle d’un airentendu.

— Prenez votre temps, surtout,l’exhorta-t-il.

Il ferait bon usage de chaque minute.Ramasser les éclats de verre luiprendrait déjà une demi-heure au moins,estima-t-il en observant l’étendue desdégâts…

* * *

Il nettoya le bazar provoqué par sonfils et réussit même à déballer et rangerle contenu de quatre cartons quand Jaceréapparut dans le salon avec leur hôte,dont apparemment il n’avait pas lâché lamain.

Parfaitement conscient du tempsécoulé, quatre-vingt-dix minutes au bas

mot, il les regarda tous deux approcher,son fils, dans le rôle du guide, etMarnie, apparemment indemne, en dépitde la durée de cet intermède.

— Il était temps que tu reviennes, dit-il à Jace en s’efforçant de resterimpassible. Je m’apprêtais à envoyerune équipe de recherche…

Jace fronça ses sourcils tout blonds.— Pour chercher quoi, papa ?Il éclata de rire.— Toi, bien sûr !— Mais je savais où j’étais, protesta

son fils, s’interrogeant visiblement sur laraison pour laquelle son père aurait eubesoin d’aide pour le retrouver. J’étaisici. Avec Marnie. Je veux dire Mlle…

Jace bafouilla en faisant de vains

efforts pour se rappeler le nom que sonpère souhaitait l’entendre utiliser.

— Laisse, Jace, intervint Marnie,volant à son secours. Tu peux m’appelerMarnie, tu te souviens ? Je t’ai dit quecela ne me gênait pas… Ni ton pèred’ailleurs, rajouta-t-elle puisque c’étaitmanifestement ce qui posait problème augarçonnet.

— D’accord, alors ! s’exclama Jacequi se tourna néanmoins vers lui, pourconfirmation. C’est toujours d’accord,papa ? demanda-t-il avec gravité.

Trop fatigué pour opposer lesarguments qui feraient valoir son aviscontraire, il répondit :

— C’est d’accord pour moi, si ça l’estpour Mlle McCafferty.

Telles deux balles de ping-ponglancées simultanément, les yeux de Jacese levèrent en direction Marnie. Son filsne voulait visiblement surtout rien direqui puisse faire fuir Marnie.

— Absolument, répondit-elle. Sanscompter que McCafferty, c’estterriblement compliqué à prononcer, pasvrai ?

Jace hocha la tête de façon frénétique.— C’est bon, j’ai compris, arrête. Je

ne voudrais pas que tu t’étouffes,conclut-elle sur un ton solennel.

Jace donnait l’impression de boire sesparoles. En fait tout ce qui sortait de labouche de Marnie semblait être pour luiparole d’Evangile. La seconde d’après,il se rendit compte que lui-même

regardait avec un peu trop d’intérêt lafemme qui inspirait à son fils une telledévotion.

Jace avait très bon goût, soit dit enpassant.

Mais ce n’était pas une réflexion surlaquelle il devait s’appesantir.

Marnie regarda sa montre.— J’ai encore un peu de temps avant

d’aller donner mes cours au CentreEquestre Coventry, déclara-t-elle. Cesmessieurs auraient-ils faim ?

— Oui ! s’écria Jace avec entrain.— Il a toujours faim, constata-il en

regardant son fils avec un sourireaffectueux.

— C’est tout à fait compréhensible,répondit Marnie. Il grandit. Il a besoin

d’énergie.Jace la dévisagea, perplexe.— Je ne mange pas d’énergie,

protesta-t-il. Je mange de la nourriture.— Je sais, mais la nourriture apporte

de l’énergie à ton corps, expliqua-t-elle.Le garçonnet se renfrogna pendant

qu’il analysait l’information.— Comme dans une voiture ?

demanda-t-il, l’air étonné.Marnie lui sourit.— D’une certaine façon, oui, convint-

elle. Mais bon, nous nous éloignons dusujet. C’est bientôt l’heure du déjeuner.Vous voulez que je vous préparequelque chose avant de partir ?

Jace fronça les sourcils.Manifestement, il n’avait pas imaginé

qu’elle puisse devoir s’en aller.— Tu t’en vas ?— Oui, il le faut. Mais pas avant de

t’avoir préparé quelque chose à manger,répéta-t-elle. J’ai des élèves quicomptent sur moi, tu sais. Je ne peux pasles laisser m’attendre sur leur chevalsans rien faire, tu n’es pas de mon avis ?

— Bien sûr, répondit Jace pourcomplaire à Marnie.

— Tu veux bien m’aider à préparer lerepas ?

Afin de ramener un sourire sur levisage d’un enfant, rien de tel parfoisque de le faire se sentir utile.

Marnie avait vu juste, une fois de plus.Jace arbora un large sourire et réponditpar un « Oui » joyeux, avant de glisser

sa main dans la sienne.— Le réfrigérateur est presque vide !

cria Asher en les regardant s’éloigner.Sarah-Jane, la fiancée de Wyatt, avait

eu la gentillesse de déposer quelquesbricoles pour les dépanner. Mais il yavait de cela plusieurs jours et il n’enrestait pas grand-chose. Lui-mêmen’avait pas encore trouvé le temps de serendre au supermarché.

— Aucun problème, je m’en sortirai !répondit Marnie par-dessus l’épaule.

* * *

Et c’est ce qu’elle fit, en effet.De retour vingt minutes plus tard, soit

suffisamment longtemps pour qu’Asher

puisse vider un autre carton etcommencer à en déballer un sixième,Marnie réapparut, une assiette danschaque main.

Elle avait garni deux tortillas de maïs,une par assiette, de tout un mélanged’ingrédients qu’elle avait dénichésdans le réfrigérateur et le cellier.

Il regarda de plus près et avec envie lagarniture faite de feuilles de saladeeffilochées, dés de tomates, fromagerâpé, du cheddar apparemment, haricotsnoirs, oignons nouveaux et aussi… Oui,elle avait utilisé les restes de poulet rôti,et assaisonné le tout de sauce salsa.

Il ne se savait même pas en possessionde la moitié des aliments qu’elle avaitemployés. Marnie était décidément

pleine de ressources.A la seconde où il la vit arriver avec

les assiettes, il se rendit comptecombien il était affamé.

En fait, son estomac hurlait famine. Iln’avait pas pris le temps d’avaler depetit déjeuner, ce matin, remettant à plustard la pause casse-croûte, jusqu’àoublier complètement de se nourrir.

Mais ce que Marnie leur avait préparélui rendit soudain l’appétit. Jamais iln’aurait été capable de préparer de telsrepas. La cuisine n’était pas son fort.

— J’avais tout ça dans monréfrigérateur ? demanda-t-il, incrédule.

— Il suffisait de regarder d’un peuplus près, répondit-elle. Mais oui, toutça attendait dans votre frigo. Mais j’ai

dû jeter quasiment tout le reste, admit-elle. Vous allez devoir faire un tour ausupermarché. Et rapidement, insista-t-elle comme il ne disait rien.

Il se renfrogna sans même en avoirconscience. Pousser un Caddie n’entraitpas dans ses loisirs de prédilection.Marnie nota tout de suite son expressioncontrariée.

— Je peux m’en occuper, si vousvoulez, proposa-t-elle en disposant lesassiettes sur la table. Des courses,précisa-t-elle au cas où il ne suivraitpas. Donnez-moi simplement la liste desproduits dont vous avez besoin.

Il cessa de manger et la dévisagea,interloqué.

— Vous feriez ça ?

Les courses étaient pour lui quelquechose de presque surhumain, alors qu’ils’agissait visiblement de trois fois rienpour elle. Elle haussa les épaules etsourit.

— Bien sûr. Je peux faire vos coursesen même temps que les miennes. Cen’est pas grand-chose.

Il sentit une question lui brûler lalangue. Ayant été trahi par une personneen laquelle il avait toute confiance, ilétait désormais suspicieux face à touteproposition d’aide a priori gratuite. Il seméfiait comme de la peste des bonsSamaritains.

— Pourquoi m’aideriez-vous commeça ?

* * *

Cette question mit Marnie mal à l’aise.Non pas venant de lui, puisque,visiblement, il ne lui faisait pasconfiance, mais parce que cette questionlui rappelait les critiques de sa mère sursa soi-disant manie de vouloir toujoursrendre service. Sa mère avait tendance àpenser qu’elle en faisait trop.

— Pourquoi pas ? riposta-t-elle ensouriant, mais le menton fièrementrelevé. On appelle ça des rapports debon voisinage.

Elle se garda de préciser un détail, quiavait le don d’agacer sa mère. Quelquechose qui était pourtant une vérité, ellene pouvait le nier. Elle avait une

faiblesse pour les âmes égarées, chiensperdus et humains à la dérive. C’étaitplus fort qu’elle. Elle ne pouvait croiserun être en proie au désespoir, sans luitendre la main.

Et c’était le même genre de regardéperdu qu’elle croyait percevoir dansles yeux d’Asher.

— Je peux venir faire les courses avectoi ? demanda Jace, fébrile, en setortillant sur le canapé, tout en laregardant avec adoration.

Elle était consciente qu’elle en auraitterminé plus rapidement sans Jace. Maiselle ne se sentait pas le courage dedécevoir le petit garçon. Pas questiond’inventer une excuse pour sedébarrasser de lui.

— J’y compte bien, répondit-elledonc.

Aussitôt, Jace lui sourit, un sourire quiillumina jusqu’à ses yeux. Un souriretout droit venu du cœur.

- 6 -

Tout en observant son fils avec celleque Marcos avait cru bon de luienvoyer, Asher ne put que s’émerveillerdevant la joie absolue qui irradiait deJace. Il n’avait pas vu son petit garçonaussi heureux depuis…

Soudain, il se renfrogna. En réalité,Jace n’avait pas semblé aussi heureuxdepuis que Lynn avait pris la décisionde disparaître de leur vie.

Une chose était sûre, le garçonnetn’avait pas manifesté un telenthousiasme pour aucune des nounousqu’Asher avait pu lui présenter, là-bas, àAtlanta, suite au départ précipité de samère.

En dépit du fait que chacune de cesfemmes étaient très différentes les unesdes autres, en âge comme en expérienceet en personnalité, certaines étantextrêmement strictes et austères, tandisque d’autres se montraient décontractéesau point d’en paraître indifférentes,toutes avaient cependant un pointcommun : après quelques semaines detravail, elles lui avaient donné leurdémission.

Selon leurs propres dires, Jace était un

enfant trop difficile.Asher était bien conscient de ne

pouvoir se forger une opinion durable,alors que Marnie et son fils n’avaientpassé que deux heures ensemble.Pourtant, la réaction positive de Jacefaisait nettement pencher la balance enfaveur de Marnie.

A tel point que, lorsqu’elle se levapour prendre congé, il se surprit àressentir une déception presque aussigrande que celle de son fils. C’était trèsétrange, mais il comprit bien vite qu’enréalité, il avait de la peine pour Jace,rien de plus.

— Tu dois vraiment t’en aller ? insistale petit garçon en suivant sa nouvelleamie jusqu’à la porte d’entrée.

— J’en ai bien peur, répondit-elle enlui faisant face. Mes élèves m’attendent,tu te rappelles ?

Jace laissa échapper un soupir avecune moue boudeuse.

— Et ils peuvent pas t’attendre un peuplus longtemps ?

Marnie lui sourit, visiblement touchéepar l’affection manifeste de l’enfant.Mais elle devait également avoir lesentiment de marcher sur des œufs, car ilne fallait pas encourager Jace às’attacher plus encore à elle.

Glissant une main sous le menton decelui-ci, elle sourit à son minoisrenfrogné.

— Il faut toujours honorer tesengagements, Jace, ne l’oublie jamais,

dit-elle. Cela signifie que tu doistoujours tenir ta parole, quand tu ladonnes.

— Pfff, soupira Jace avant de hocherla tête, l’air résigné. D’accord. Tu doist’en aller, j’ai compris, murmura-t-il.

Elle était sur le point d’ouvrir laporte, quand une idée traversa la têted’Asher. Il prit son portefeuille dans lapoche arrière de son jean et en sortitquelques billets.

— Combien vous dois-je pouraujourd’hui ? demanda-t-il en les luitendant.

Marnie leva une main et sourit.— Rien, rien, répondit-elle.Il fronça les sourcils, contrarié, en se

souvenant de la nuit dernière. Hier non

plus, elle n’avait pas voulu de sonargent.

— Vous ne pourrez jamais mettre del’argent de côté pour vos vieux jours, sivous faites systématiquement cadeau devos services, protesta-t-il. Allons,combien je vous dois ?

— Rien, répondit-elle avec le mêmeaplomb et le même sourire. Je vousassure. Marcos a déjà tout réglé pourvous. C’est un petit cadeau, a-t-il dit.

Il détestait être redevable envers quique ce soit, même quelqu’un pour qui ilavait de l’affection, comme Marcos. Ilse promit d’avoir, dès que l’occasion seprésenterait, une petite discussion avecle mari de sa cousine. Certes, Marcosétait un homme d’affaires prospère, mais

il n’avait pas besoin qu’on lui fasse lacharité.

— Tu reviendras, dis ? s’exclamaJace, à la seconde où Marnie ouvrit laporte.

Au lieu de faire une promesse en l’airpour apaiser le petit garçon, Marnieregarda Asher.

— Cela dépend de ton père, dit-elle.— Papa veut que tu reviennes,

répondit Jace en se tournant vers lui,attendant son accord avec fébrilité. Pasvrai que tu le veux, papa ?

Rechignant à employer le verbe« vouloir » pour s’adresser à cettefemme, bien trop personnel à son goût,et trop intime, il répondit :

— J’ai l’impression que Jace a eu un

vrai coup de foudre pour vous.— Le sentiment est réciproque,

répondit-elle en souriant à Jace. Bien,nous aurons l’occasion de nous revoir,alors, monsieur Fortune, conclut-elleaprès une pause, avant de refermer laporte derrière elle.

— On va la revoir, papa ? demandaalors Jace cherchant son réconfort. Dis,papa, on va la revoir ? répéta-t-il,visiblement désemparé.

— Bien sûr, finit par répondre Asher,conscient que s’il ne le faisait pas, Jacene le lâcherait pas.

Le garçonnet se précipita vers lecanapé, calé contre l’une des fenêtres dusalon : une fenêtre avec vuepanoramique sur l’allée. Il grimpa sur

les coussins et agita frénétiquement sespetites mains en suivant des yeux ladame qui se dirigeait vers sa voiture.

— Elle nous regarde, papa, elle nousregarde ! s’écria-t-il soudain, au comblede l’excitation. Dis au revoir, vite !supplia-t-il. Allez, papa ! Si tu ne vienspas lui faire un signe de la main, elle nereviendra pas…

Parfois, se dit Asher en rejoignant sonfils, devant la fenêtre, Jace semblait dotéd’une espèce de pressentiment deschoses avec une intensité rare pour sonâge.

* * *

Asher ne fut pas à vrai dire étonné

quand, le lendemain, Jace demanda desnouvelles de Marnie. En réalité, il auraitété bien plus surpris si le petit garçon nes’était pas inquiété de savoir si elleviendrait ce jour-là. Mais la requête deson fils, répétée peut-être cent fois aucours de la matinée, resta sans effet. Etlui n’allait pas tout laisser tomber poursauter sur son téléphone et la supplier devenir.

— Essayons d’abord de voir commentnous nous en sortons tout seuls, suggéra-t-il.

Ce n’était pas qu’il avait quelquechose à reprocher à Marnie. A vrai dire,c’était même tout le contraire. Elle étaitparfaite. Zéro défaut.

Au point que c’en était presque

énervant.Et ce n’était pas non plus qu’il ne

l’aimait pas. Il l’aimait bien. Un peutrop même, à son goût. Mais ce n’étaitpas non plus la raison pour laquelle ilrechignait à faire appel à ses services. Ilavait simplement le sentiment que s’ilreconnaissait avoir besoin d’aide, celatrahirait chez lui une certaine faiblessede caractère.

Pourtant au troisième jour, tandis qu’ilcontinuait à extraire des bribes de sa viedes différents cartons, Jace parutdéterminé à se lancer dans une carrièrede derviche tourneur, et il en vint àdouter de ses capacités à gérer le toutsans y perdre ses cheveux.

Avec un sentiment d’appréhension

mêlé d’impatience, il s’empara de lacarte de visite de Marnie, carte quicomportait un numéro de portable, et pasde ligne fixe, puis il entreprit decomposer son numéro.

Il entendit la sonnerie à l’autre bout dufil. Quatre fois. A la cinquième, il y eutun déclic et il comprit qu’il venait d’êtretransféré sur sa messagerie.

Satané appareil ! Il détestait avoir àparler à cette machine. Et zut, ilrappellerait !

Il s’apprêtait à couper lacommunication quand il entendit un bruitsur la ligne. Vite, il colla le portable àson oreille.

— Allô ? Allô ?— Allô ? lui répondit une voix.

La voix de Marnie. Les frissons qui leparcoururent au son de cette voixl’agacèrent un peu.

Au lieu de donner son nom, ilmarmonna :

— Au secours…— Monsieur Fortune…Ce n’était pas une question, mais un

constat, assaisonné d’une touched’amusement.

Que l’on s’adresse à lui par son nomde famille l’avait toujours horripilé.Pour une raison bien précise.

— M. Fortune est mon père, dit-ild’une voix sèche, dénuée d’émotion.Moi, c’est Asher.

Tout juste s’il n’entendit pas Marniesourire quand elle répondit :

— Oui, je sais. Je commençais àcroire que vous aviez sollicité lesservices de quelqu’un d’autre.

— J’aurais pu simplement égarervotre numéro, objecta-t-il.

— Vous ne me semblez pas du genre àperdre quoi que ce soit, dit-ellesimplement.

Sans compter que s’il avait perdu sonnuméro de portable, il aurait toujours pule demander à Wendy ou Marcos.

Il éclata de rire en regardant ledésordre qui régnait autour de lui. Ettoutes les pièces de la maison étaientdans la même situation chaotique.

Mais comment avait-il pu accumulertout ce bazar ? se demanda-t-il aveceffarement.

A Atlanta, complètement déprimé,incapable de surmonter son désarroi, ilavait laissé les déménageurs emballerses affaires. A voir le résultat,aujourd’hui, il comprenait son erreur.

L’entreprise de déménagement luiavait pourtant été recommandée. Mais enréalité les types avaient fait les cartonssans aucune logique. Et dans certains,pourtant dûment étiquetés « Chambre »ou « Bureau », il avait eu la désagréablesurprise de découvrir des objets sansaucun rapport avec les pièces désignées.

Entre le casse-tête de ces satanéscartons et l’hyperactivité de son fils, ilse sentait quelque peu dépassé. Et aubord de l’épuisement.

— Vous ne m’avez jamais vu en train

de ranger, répondit-il à Marnie.— Mais si, lui rafraîchit-elle la

mémoire. L’autre jour, quand Marcosm’a envoyée chez vous. Vous étiez alorsdans les cartons jusqu’au cou.

— Eh bien, c’est encore pireaujourd’hui, répondit-il d’une voixlasse. Pourriez-vous venir ?

Il ne spécifia ni le jour ni l’heure.— Quand ? demanda Marnie.— Hier, répondit-il avec franchise.

Mais je suis preneur si vous ne pouvezpasser qu’aujourd’hui…

— Pour vous aider avec vos cartons ?demanda-t-elle, puisqu’il n’avait pasmentionné Jace, comme si ses mauditscartons importaient plus que sonadorable fils.

— Pour fatiguer Jace, si vous lepouvez, dit-il alors dans un moment defaiblesse. Non, en fait, si vous pouviezjuste l’occuper dans une pièce où je nesuis pas, cela m’aiderait énormément.

— Jace veut trop se rendre utile, c’estça ? s’enquit Marnie.

Il soupira longuement, un soupir venudu plus profond de son être et qui, d’unecertaine façon, constituait à lui seul uneréponse.

— Vous n’imaginez pas à quel point,dit-il cependant.

Plutôt que de demander pourquoi iln’avait pas appelé plus tôt, Marniecompatit visiblement à son désarroi.

— Bien, déclara-t-elle. Ma dernièreélève vient de me téléphoner pour

annuler à cause de ses examens, jepourrais donc être chez vous d’ici uneheure.

Il se sentit aussitôt plus léger, maiss’abstint toutefois de faire uncommentaire qui trahisse sonimpatience.

— Super ! se contenta-t-il derépondre. Jace sera ravi de vous voir !

Et moi également !Exprimer sa satisfaction à voix haute

serait excessif et peut-êtrel’interpréterait-elle mal. Or, il n’étaitpas question de l’effrayer puisque à cejour, c’était la seule baby-sitter qu’ilavait réussi à trouver.

A la seconde où il raccrocha, il se miten revanche à siffloter. Hourra, la

cavalerie arrivait !

* * *

Sa sonnette retentit trente-trois minutesplus tard très précisément.

A genoux devant le carton qu’il venaitjuste de déballer, Asher leva la tête, àl’affût.

Marnie !Après une rapide prière pour

remercier le ciel de sa bonté, il s’essuyaavec empressement les mains et sereleva d’un bond, avant d’écarter d’uncoup de pied un carton vide et de sefrayer un passage jusque dans le halld’entrée.

Quand il atteignit la porte, elle était

déjà ouverte.L’immense soulagement qu’il ressentit

à voir Marnie dans l’entrée fut quelquepeu entaché par le fait que Jace l’avaitprécédé. La porte restant verrouillée enpermanence, cela signifiait donc que sonfils l’avait ouverte. Et ce malgré laleçon qu’il lui avait peut-être faite centfois : Ne jamais ouvrir la porte à qui quece soit !

— Que t’ai-je dit, à propos de laporte, Jace ? gronda-t-il.

Tout à sa joie de découvrir Marnie surle seuil, Jace fit face à son père,manifestement désemparé. Il ne semblaitpas comprendre quelle erreur il avait pucommettre.

— Tu m’as dit de pas ouvrir, sauf en

ta présence.Bien. Dans ce cas, pourquoi avait-il

ouvert ?— Et alors ? insista Asher, bras

croisés.— Mais tu étais là, papa, fit remarquer

Jace. Tu étais dans la maison. Je t’aientendu crier après les cartons, quand ona sonné.

Mal à l’aise et ne voulant pas passerpour un malade mental parlant auxobjets, il entreprit de se justifier :

— Je ne criais pas, je… je…— … réfléchissais à voix haute,

suggéra Marnie.Il n’y avait pas l’ombre d’un sourire,

sur son visage, mais elle avait dit celasur un ton tellement amusé qu’il eut bien

du mal lui-même à garder son sérieux.— Et puis, poursuivit Jace, il fallait

que je la fasse entrer très vite. Je nevoulais pas qu’elle reparte.

Et sur ces paroles, le garçonnet prit lamain de Marnie avec détermination ettira dessus, voulant à tout prixl’entraîner à l’intérieur de la maison,craignant visiblement qu’elle ne changed’avis.

— J’aurais attendu, tu sais, rassura-t-elle au petit garçon. J’aurais sonné unedeuxième fois, une troisième sinécessaire. Ton papa a raison. Tu nedois pas ouvrir la porte comme ça, s’iln’est pas à ton côté. Promets-moi de neplus ouvrir la porte de ta maison qu’enprésence d’un adulte, Jace…

Elle ne jugeait visiblement pas utiled’effrayer un enfant de quatre ans, maisvoulait qu’il se montre plus prudent, àl’avenir.

La frontière était ténue, entre les deux,et pas évidente à respecter. Jace avait ledroit d’être un enfant heureux aussilongtemps que possible.

— D’accord, répondit-il d’ailleurs ensouriant. Promis. Dis, ajouta-t-il sanslâcher sa main, tu veux bien rester ?

— Oui, répondit-elle en croisant leregard d’Asher. Je vais rester… Unmoment.

C’était tout ce qu’il souhaitaitentendre. A son âge, Jace ne se projetaitpas dans le temps et ne vivait que dansl’instant présent.

— Cool ! s’exclama-t-il, avec unenthousiasme plus marqué encore qued’habitude. J’ai un nouveau jeu vidéo.Mais je ne sais pas y jouer, avoua-t-il.

Il s’agissait d’un jeu que la fiancée deWyatt lui avait offert.

— Je n’ai pas trouvé le temps de luilire le mode d’emploi, confessa Asher.

— Entendu, je vais le faire, seproposa-t-elle. On dirait que c’est tonjour de chance, mon bonhomme, ajouta-t-elle en se tournant vers Jace. Il setrouve que je suis experte en jeu vidéo.

— C’est vrai ?Jace leva vers elle des yeux brillant

d’admiration.— Vrai de vrai. Bien, et si tu me

montrais où il est, ce jeu ? suggéra-t-

elle.— Oui, oui, on y va !Asher poussa un soupir d’intense

soulagement.Marnie ne put visiblement retenir un

sourire.

- 7 -

Au fil des semaines, Marnie ne tardapas à se rendre compte qu’elle passaitde plus en plus de temps dans la maisond’Asher.

Quand elle ne travaillait pas au centreéquestre, à donner des cours à de jeunesadolescents, elle était chez lui. Au début,ses interventions étaient justeponctuelles, quand il avait besoin d’ellepour veiller sur Jace, puis

insidieusement tout s’était enchaîné.Et cela commençait à se savoir, en

ville. Elle se rendait régulièrement ausupermarché avec Jace pour remplir leréfrigérateur d’Asher. Par ailleurs, afinde passer le temps et parce qu’il le luiavait demandé, elle avait commencé àdonner des cours d’équitation augarçonnet. Certes, il s’agissait d’unponey mécanique, mais c’était un début.

Tandis qu’elle faisait le point sur sesdifférentes activités au service d’Asher,elle prit conscience que ce qui avaitcommencé comme du baby-sitting àtemps partiel évoluait lentement maissûrement comme un travail de bonned’enfant à plein temps.

* * *

Elle l’ignorait, mais cette réflexion,Asher lui aussi se la faisait.

Chaque fois que Marnie quittait lamaison, il pensait ne plus avoirl’occasion de la revoir tant Jace secomportait comme un ange en présencede la jeune femme. On aurait dit que toutrentrait peu à peu dans l’ordre et que lesjournées se déroulaient sans tropd’accrocs. Un peu comme leur vie, avantque son mariage ne vole en éclats.

Malheureusement, les choses ne sepassaient pas aussi bien lorsque Marnieétait absente.

Lorsque Jace et lui étaient en tête àtête, sans lui manquer de respect de

façon éhontée, le petit garçon devenaitbien plus difficile à gérer. Asherdétestait cette idée, mais le constats’imposait. Il semblait incapable degérer son propre fils.

Résultat, complètement dépassé, ilfinissait chaque fois par capituler,attrapant son téléphone pour appelerMarnie à la rescousse.

Grâce à Dieu, elle avait toujoursrépondu à ses S.O.S. Et chaque fois, à laseconde où elle franchissait la porte dela maison, Jace se métamorphosaitcomme par enchantement. Disparu lederviche tourneur et bonjour l’enfantmodèle !

Certes, il ne perdait rien de sonénergie, mais Marnie avait le chic pour

l’apaiser et lui faire dépenser cetteénergie dans différentes activités. Enfait, en sa présence, son fils devenaittout simplement un petit garçonexemplaire.

Si cette espèce de dédoublement de lapersonnalité ne s’était produite qu’uneou deux fois, il ne l’aurait sans doutemême pas remarqué. Mais comme celaavait tendance à se produire presquesystématiquement, il commençait à s’eninquiéter.

A l’évidence, il ne savait pas y faireavec son fils. Ce n’était pas faute del’aimer, pourtant. Mais alors, qu’est-cequi clochait dans sa relation avec Jace ?

Il aurait volontiers posé la question àMarnie, si Jace ne l’épuisait pas autant

quand il se décidait à l’appeler à l’aide.— Hello ! hurla le garçonnet fou de

joie, en se précipitant dans le halld’entrée, à la seconde où Marnie sonnaità la porte, juste après ses cours aucentre équestre.

Fidèle à sa parole, le petit garçonn’avait pas ouvert la porte, malgré touteson impatience de voir Marnie. Mais ilse tenait là, tout près, le suivant commeson ombre quand il tira le verrou.

— J’ai rangé tous mes jouets commetu me l’as demandé, annonça Jace enguise de bonjour.

C’était la dernière recommandationqu’elle lui avait faite, la veille, avant deprendre congé : il devait bien ranger sesjouets chaque soir.

— Parfait, déclara-t-elle avec unsourire d’approbation. J’adore que leshommes tiennent parole.

Asher ne put s’empêcher de manifestersa stupéfaction.

— Qu’y a-t-il ? Un problème ?s’enquit-elle.

Il dévisagea son fils, incrédule, avantde répondre :

— Sa chambre était un vrai champ debataille, il y a une demi-heure à peine.On aurait dit qu’un magasin de jouetsavait explosé… Je lui ai demandé deranger et vous savez ce qu’il m’arépondu ? « Plus tard »…

— A vrai dire, répondit Marnie enfeignant de réfléchir à ce qu’il venait dedire, c’est en effet « plus tard ». Quoi

qu’il en soit, du moment qu’il a rangé sachambre, c’est tout ce qui importe.Montons maintenant dans ta chambrevoir si tu as bien travaillé, suggéra-t-elleà Jace en retirant sa main de la sienne.

— D’accord ! acquiesça son fils avecempressement.

— Si vous le permettez, je ne rateraisça pour rien au monde, renchérit-il.

Quand il pénétra dans la chambre deson fils, il en resta sans voix. Lachambre était parfaitement en ordre, siimpeccable qu’on l’aurait dite mise enscène pour des photos destinées à unmagazine de décoration sur papier glacé.

Stupéfait, il prit le temps de seressaisir, avec la vague impressiond’avoir basculé dans un univers

parallèle.— Une chose est sûre, ça n’a rien à

voir avec ce que j’ai vu il y a une demi-heure, murmura-t-il, plus pour lui-mêmequ’à l’attention de Marnie.

— Tu vois, quand tu veux…, déclara-t-elle de son côté à Jace.

A ce compliment, le garçonnetrépondit par un sourire et des étoilespleins les yeux, tout en regardant lafemme qui avait conquis son jeune cœur.

Marnie se tourna vers Asher.— Et vous m’avez appelée il y a une

petite demi-heure à peine, insista-t-elle.Il en était conscient. C’était d’ailleurs

l’état pitoyable dans lequel se trouvait lachambre de son fils qui l’avait décidé àl’appeler en fin de compte. Il la regarda,

ne sachant où elle voulait en venir.— En effet. Et alors ?Baissant la voix, elle lui fit une

suggestion :— Peut-être convient-il d’en tirer la

conclusion qui s’impose.Elle préférait visiblement ne pas

aborder le sujet comme ça, et surtout pasdevant le garçonnet, mais à l’évidence,Jace avait une raison pour se comporterde la sorte. Elle se pencha vers son fils.

— J’aimerais bien que tu me montresle nouveau livre dont tu m’as parlé, luisuggéra-t-elle.

Ravi qu’elle se rappelle ce qu’il luiavait dit au téléphone un peu plus tôt,juste avant que son père ne raccroche,Jace rayonna d’un bonheur presque

surhumain.— Oui ? Tu veux vraiment que je te le

montre ?— Bien sûr. Je ne pense qu’à ça,

depuis tout à l’heure, répondit-elle surun ton solennel.

* * *

D’accord, ce n’était pas la strictevérité, mais d’un autre côté, Marnie nepouvait expliquer au garçonnet qu’ellen’avait pas pensé un seul instant à celivre, mais à tout autre chose : une idéequi ne cessait de la tourmenter.

Par ailleurs, il était exclu qu’ellerévèle au petit garçon combien son pèreétait devenu une obsession pour elle.

Une obsession qu’elle avait toutes lesdifficultés à gérer dans la journée.

En revanche, la nuit, lorsqu’elledormait, et qu’elle baissait sa garde,c’était un vrai déchaînement.

Asher Fortune hantait dangereusementchacun de ses rêves.

Endormie, sans défenses contre laréalité, elle subissait son attirance pourlui qui prenait alors une tout autredimension. D’autant que cette attirancese renforçait jour après jour, chaque foisqu’elle se retrouvait en présence de cethomme.

Mais au moins était-elle parfaitementréveillée, alors.

Face à lui, elle avait recours à sonhumour, à son intelligence, brandissant

l’un et l’autre comme des boucliers. Elleen était absolument certaine, Asher ne sedoutait pas le moins du monde de sessentiments pour lui. Ni du fait que,chaque fois qu’elle entendait sa voix àl’autre bout de son téléphone, et mêmebien avant qu’il ne lui demande de venirpour veiller sur Jace, son cœur semettait à bondir dans sa poitrine, unesérie de battements frénétiques et detremblements, bref, l’enfer…

— Bien, je descends, murmurasoudain Asher, la tirant de ses pensées.Je dois m’occuper du bureau.

— Nous ne bougeons pas d’ici, luilança-t-elle, avant de se tourner versJace. Alors, ce livre ?

— Il est là ! s’exclama le garçonnet en

désignant l’étagère, sur le mur en face.Tout en traversant la pièce, elle se

demanda si elle devait ou non dire àJace qu’elle voyait clair dans son jeu.Car elle avait saisi son plan. Legarçonnet faisait en sorte de secomporter comme un vrai démon defaçon à exaspérer son père, si bien quecelui-ci n’avait plus d’autre recours quede l’appeler à l’aide. Et dès qu’elle étaitarrivée, Jace se métamorphosait en petitange. En fait, le petit garçon agissaitainsi par crainte qu’elle ne veuille plusrevenir.

Une telle maturité d’esprit était choseétonnante, chez un enfant de quatre ans.A dix, Jace ferait sans doute tourner sonpère en bourrique.

Dans l’immédiat, le garçonnet,consciemment ou pas, était bel et bienson complice dans l’histoire, lui donnantune raison de venir ici, chez son père,sans que cela paraisse relever de saseule initiative. Oui, Jace lui procuraitl’excuse dont elle avait besoin pour voirAsher.

Aussi, pour l’instant, à moins que lecomportement de Jace ne devienne tropstressant pour son père, elle décida detenir sa langue et d’apprécier lacompagnie à la fois du fils et de sonpère.

* * *

Marnie auprès de son fils, Asher se

retroussa les manches, au sens figurédans un premier temps. Il avait l’espritlibre pour s’attaquer à l’immense tâcheque représentait l’aménagement de labâtisse. Le but étant d’en faire une vraiemaison.

Sa maison.Mais il y avait un problème. En fait, il

lui devenait de plus en plus difficile dese concentrer lorsque Marnie se trouvaità proximité. Il ne pouvait s’empêcherpar exemple de repenser à ce qu’il avaitvu, dix minutes auparavant, en lasuivant, elle et son fils, à l’étage.Quelques marches en dessous d’eux, ilavait eu un aperçu absolumentincroyable.

A ce souvenir, il sourit. Ah, le rythme

envoûtant de ses hanches, dans ce jeanqui lui collait à la peau. Une symphonie,une ode à la volupté !

Il lui avait fallu un certain temps avantde s’aviser qu’il retenait son souffle,subjugué. Et quand finalement il s’étaitremis à respirer, son cœur s’était lancédans une course effrénée.

Et à y repenser maintenant, il prenaitaussi conscience de deux choses. Ilappelait Marnie de plus en plus souvent,et lui demandait aussi de rester de plusen plus longtemps.

Au début, il avait vraiment essayé dese raisonner, pensant que Jace finiraitbien par se calmer, mais maintenant, àpeine son fils commençait-il à fairel’imbécile qu’il bondissait sur son

téléphone et appelait Marnie à l’aide. Ets’avérait terriblement déçu s’il tombaitsur sa messagerie.

Ce n’était pas tant qu’il perdaitpatience, ou que ses capacités à faireface s’érodaient, mais dans cesmoments-là, il lui devenait soudainurgent, vital de jouir de sa compagnie,de sa présence.

Ce qui lui faisait un point communavec son fils.

Car Jace avait par ailleurs le chicpour la convaincre de rester dîner.

La première fois où son fils avaithasardé une démarche en ce sens, Asherse trouvait à proximité. Il avait entenduMarnie chercher ses mots pour déclinerl’invitation. Feignant alors de ne pas

vouloir que Jace soit déçu, Asher s’étaitjoint à son fils pour insister. Elle avait riet reconnut peu après sa défaite, vaincuepar le nombre. Suite à ce premierépisode, dîner avec elle était presquedevenu une habitude.

Malgré tout, il avait le sentiment quecela ne durerait pas. Il en était conscient,Marnie avait forcément mieux à faireque dîner chaque soir avec l’enfant dontelle s’occupait et son père. Une femmeaussi belle, aussi séduisante sans uneseule trace de maquillage, avaitévidemment une vie sociale très active.

Néanmoins, soir après soir, ellechoisissait de rester pour l’aider.

Il ne savait trop comment la remercier.L’argent ne semblait pas une

compensation suffisante. Et à vrai dire,il donnerait tout pour que cette situationse prolonge.

Car chaque jour désormais, il comptaitpresque les minutes qui le séparaient deson arrivée.

Inutile de se voiler la face ! Il avaithâte non seulement de voir Jaceredevenir le petit garçon qu’il était avantque Lynn ne les abandonne, mais aussid’accueillir Marnie dans leur petitcercle.

Prudence, Asher, tu files un mauvaiscoton. Tu sais ce qui arrive quand tu neréfléchis pas…

Oui, il savait, mais quelque part, celan’avait pas l’air de changer grand-choseà la situation.

* * *

Quelques heures plus tard, Jace surgitbras levés en signe de triomphe.

— Papa, j’ai réussi à convaincreMarnie de rester dîner ce soir encore !

L’intéressée se trouvait juste derrièrelui. Elle appréciait ce rituel, maispréférait ne pas le considérer commeacquis. Juste au cas où.

— Je reste à condition que ton papasoit d’accord, protesta-t-elle.

Au lieu d’attendre la réponse de sonpère, comme il avait l’habitude de lefaire, Jace s’exclama cette fois :

— Bien sûr qu’il est d’accord. Il esttoujours d’accord, pas vrai, papa ?demanda-t-il en le fixant.

Marnie croisa son regard.— Mais il n’a encore rien dit,

constata-t-elle.Autrement dit, il n’était pas obligé de

l’inviter. Elle lui laissait le choix.

* * *

Elle aimait passer ses soirées aveceux, mais elle trouverait normalqu’Asher ait besoin de se retrouver seul,ou de passer un moment en tête à têteavec son fils.

Ou qui sait, peut-être de sortir enville.

Elle se rendit soudain compte que pasune fois, au cours des dernièressemaines, Asher n’était sorti le soir. Pas

une fois il ne lui avait demandé deveiller sur Jace pour aller de son côtéretrouver, pourquoi pas, une femme quilui aurait tapé dans l’œil.

Elle se surprit à se réjouir un peu tropà ce constat.

— Pourtant il veut que tu restes,insista Jace, qui avait décidément de lasuite dans les idées. Hein, papa ?

Asher sourit à son fils et lui dit cequ’il voulait entendre.

— Oui, bien sûr que je veux qu’ellereste…

Simple formule ou expression d’uneenvie réelle ? Elle aurait été bien enpeine de le dire. Ce qui ne l’empêchaitpas d’espérer.

— Vous êtes sûr ? Un mot de votre

part et je rentre chez moi, dit-elle avecun sourire. Je connais le chemin.

— Eh bien, dit-il, rien ne presse. Etpuis, désormais, vous êtes en quelquesorte aussi un peu chez vous, ici.

Elle tressaillit à ses paroles, mais segarda bien de leur donner un sensqu’Asher n’avait certainement pas vouluy mettre.

* * *

Ce soir-là, après le dîner, Marnieresta un peu plus longtemps qu’àl’accoutumée.

Et cette fois, au lieu de débarrasser latable avec Jace et d’autoriser legarçonnet à ranger les assiettes et les

couverts dans le lave-vaisselle, Marniesurprit à la fois le père et le fils eninstallant un tabouret devant l’évier.Avant de leur proposer de faire lavaisselle à « l’ancienne mode ».

Soucieux de combler le moindre deses souhaits, Jace demanda :

— Qu’est-ce que ça veut dire ?— Ça consiste à placer les plats et

assiettes dans l’évier, à remplir celui-cid’eau chaude avec un peu de liquidevaisselle, de façon à ce que ça mousse,puis on lave le tout à la main, expliqua-t-elle avec enthousiasme, faisant passerla corvée pour un jeu.

Jace la regarda bouche bée, totalementstupéfié par cette méthode« révolutionnaire ».

— On peut faire comme ça ?demanda-t-il, les yeux écarquillés.

Réprimant une envie de rire devant ledésarroi du petit garçon, elle répondit :

— Bien sûr que nous pouvons. Lesgens faisaient comme ça, avantl’invention du lave-vaisselle.

Il fronça les sourcils, imaginant lescénario qu’elle venait de lui dépeindre.

— Ils devaient être très pauvres,alors, supposa-t-il alors.

Elle passa un tablier au cou du petitgarçon et le noua du mieux qu’elle putautour de sa taille d’enfant.

— Non, pas exactement, répondit-elle.Et puis, cette façon de faire étaitl’occasion pour les membres de lafamille de se retrouver, de bavarder.

— Comme toi et moi ? s’exclamaaussitôt Jace.

Ce garçonnet ne laissait décidémentrien passer.

— Exactement comme toi et moi,répondit-elle, touchée.

Après avoir assisté sans rien dire à cetéchange, Asher s’avança vers l’évier.

— Besoin d’aide pour essuyer ?Elle le regarda avec malice. Si ce

qu’elle avait entendu était vrai, Asher etses frères étaient nés avec deux cuillèresen argent dans la bouche, et passeulement une. Aussi fut-elle surprisequ’il sache à quoi servait un évier.

— Ne me dites pas que vous savezvous servir d’un torchon ? le taquina-t-elle.

Asher en attrapa aussitôt un dans leplacard et le brandit avec fierté.

— Cela ne doit pas être si compliqué,répondit-il.

Elle le dévisagea, perplexe.— Si je comprends bien, vous n’avez

jamais essuyé de vaisselle de votre vie,conclut-elle, mains sur les hanches.

— Allez-y, vous verrez bien ! Lavezdonc quelque chose, dit Asher, lamettant au défi.

Debout sur le tabouret, Jace regardatour à tour son père et Marnie, puisrecommença avec un sourire de plus enplus large, manifestement amusé par lasituation.

— On va jouer au lave-vaisselle tousensemble ? s’enquit-il avec impatience.

— J’en ai bien l’impression, répondit-elle en s’efforçant de ne rien trahir dubonheur que lui causait ce petit scénario.Enfin, si ton père arrive à suivre…

— Si j’arrive à suivre ? répéta Asheren gonflant le torse, comme s’il sepréparait à une épreuve des jeuxOlympiques. Commençons, je suis prêt,conclut-il, le torchon dans une main,l’autre main tendue vers elle, attendantle coup d’envoi.

— Attrape le premier plat, Jace ! dit-elle au petit garçon.

De la mousse jusqu’aux épaules, Jacechercha à l’aveugle dans l’évier et finitpar localiser le saladier.

— J’en tiens un ! hurla le bambin ensortant le plat de l’eau.

Radieux, il le lui tendit.Impassible, elle rinça soigneusement

le saladier, puis elle le confia à Asherqui l’essuya avec une impressionnantedextérité, avant de le déposer sur lecomptoir, près de lui.

— Terminé ! lança-t-il avec la mêmefierté que s’il venait de chevaucher unétalon sauvage. Suivant !

Jace qui avait d’abord encouragéMarnie, puis son père, comme s’ilss’affrontaient dans une sorte demarathon, applaudit à tout rompre.

— C’est super rigolo, Marnie ! dit-il,tout excité. Tu devrais venir vivre avecnous à la maison… Parce qu’un papa abesoin d’une maman, ajouta-t-il aprèsune courte pause. Et moi aussi.

- 8 -

Une seconde plus tard, en réponse à laconfidence et à la suggestion enflamméede Jace, Marnie sentit ses jouess’embraser. Tétanisée, elle prit soind’éviter de croiser le regard d’Asher, letemps de se remettre de ses émotions.

— C’est bien vrai, Jace, dit-elle surun ton enjoué à l’enfant de quatre ans. Tuas absolument raison. Un papa a besoind’une maman, comme une maman d’un

papa…Puis elle s’essuya les mains et glissa

son index sous le menton du petit garçon,de façon à le regarder dans les yeux.

— Mais vois-tu, mon trésor, je ne suispas ta maman, expliqua-t-elle pour finir.

Apparemment, Jace ne jugea pas sonobjection recevable.

— Et tu aimerais le devenir ?demanda-t-il avec empressement, avantde rajouter, avec une voix nettement plustriste : Ma maman à moi, elle est partieet aujourd’hui, elle m’a oublié.

Touchée par le désarroi du garçonnet,elle crut que son cœur allait se déchirer.Posant les mains sur ses épaules, ellechuchota :

— Elle ne t’a pas oublié, Jace.

Personne ne peut oublier un enfantcomme toi…

Elle savait par Wendy que l’exd’Asher avait déserté le domicileconjugal, abandonnant son mari et sonfils. Un acte impardonnable, et elledétestait cette femme, cette mèreindigne. Cependant, pour le bien deJace, elle s’appliqua à lui en faire unportrait positif.

— Ta maman a simplement desdifficultés à résoudre certainsproblèmes, tu sais. Lorsqu’elle y verraplus clair, elle voudra te revoir, j’ensuis convaincue. Et un jour, si j’ai lachance d’être maman, j’espère bien quemon petit garçon te ressemblera, ajouta-t-elle en lui caressant les cheveux.

Jace retrouva aussitôt son sourire, pluséclatant que jamais.

— C’est vrai ?— La vérité vraie, répondit-elle avec

un hochement de tête.Puis elle prit le garçonnet dans ses

bras et le serra avec tendresse contreson cœur.

— Tu es un petit garçon exceptionnel,Jace Fortune, reprit-elle. Et ton papa abien de la chance de t’avoir.

Jace se tourna vers son père, commepour chercher son approbation.

— N’empêche, je suis sûr que papaaimerait bien t’avoir à la maison, dit-il.Papa, il s’ennuie des fois, je le sais, et ilaimerait bien jouer avec toi.

* * *

« Stop », songea Asher, mortifié. Lemoment était venu de mettre un terme àcette discussion. De toute urgence.

— Il est temps d’aller au litmaintenant, décréta-t-il en prenant sonfils dans ses bras, priant pour que Jacene le mette pas dans une situation plusinconfortable encore.

— Mais on n’a pas fini de laver lavaisselle, protesta le bambin engesticulant en direction de l’évier.

— Il ne reste pas grand-chose, lerassura Marnie. Ne t’inquiète pas, jem’en occupe.

Ses paroles n’étaient manifestementpas celles que le garçonnet souhaitait

entendre.— Mais alors, qui va m’accompagner

dans ma chambre et me lire unehistoire ? demanda-t-il en la suppliantdu regard.

Marnie se tourna vers l’évier, puis denouveau vers Jace, et elle haussa enfinles épaules. Le petit garçon avait gagné.

— Je viens, dit-elle. La vaisselle peutattendre, ajouta-t-elle à l’intentiond’Asher, juste au cas où il viendrait àpenser qu’elle renonçait, après avoirinsisté pour laver plats et assiettes à lamain. Je la finirai avant de partir.

Il prit la main de son fils.— Allez, direction ta chambre à

présent, Jace.Mais le petit garçon se tourna vers

Marnie.— Marnie aussi !Jace était décidément un entremetteur-

né ! Asher, était néanmoins beaucoupmoins choqué qu’il ne l’aurait imaginépar les efforts de son fils pour le marierà la femme de son choix, en l’occurrenceMarnie.

A vrai dire, si lui-même avait eu unchoix à faire, il aurait jeté son dévolusur une femme qui ressemblerait à celledont son fils tenait à présent la main,l’entraînant vers l’escalier.

Une direction qu’il se surprit àprendre à son tour.

Et comme précédemment, montanttrois marches derrière Marnie, il seretrouva à jouir du même spectacle

envoûtant. A tel point que, l’espace d’uninstant, il demeura en équilibre sur unemarche, littéralement captivé.Complètement troublé.

Un instant plus tard, il ne manqua pasde se reprocher son attitude. Il n’étaitplus un ado en pleine crise de puberté !Ni un quinqua en proie au démon demidi !

Dans ce cas, qu’est-ce qui clochaitchez lui ?

Le fait que Lynn l’ait quitté de cettefaçon, pour se jeter dans les bras d’unautre homme, peu de temps après larupture, lui aurait-il fait perdre tellementconfiance en lui qu’il doive toutréapprendre des relations homme-femme ?

Ou était-ce bien plus simple que cela ?Plus naturel que cela ? Il était attiré à unpoint tel par cette femme qu’il en perdaittous ses moyens, ne sachant comment s’yprendre, comment l’approcher,autrement que comme la baby-sitter deson fils.

Arrivé sur le palier, il regarda samontre. Il commençait à se faire tard.Non pas sur un plan général, mais entenant compte du nombre d’heuresqu’elle avait passées ici. En tempsnormal, Marnie venait chez eux de15 heures à 18 heures.

Or, il n’était pas loin de 20 heures.Il ne s’inquiétait pas de ce que lui

coûteraient ces heures supplémentaires.Il avait les moyens de la payer bien au-

delà du tarif sur lequel ils s’étaiententendus. Elle avait même préciséqu’elle ne se sentait pas le droit d’exigerplus.

Non, ce qu’il redoutait, c’étaitd’épuiser Marnie, à la longue. Qu’ellepuisse un jour en venir à se plaindre delui. Qu’elle soit fatiguée de passer tantd’heures à la maison, à surveiller Jace.Fort heureusement, le petit garçon étaitd’une sagesse exemplaire avec elle,mais n’empêche ! Son fils était unevéritable centrale électrique à lui toutseul.

— Vous n’êtes pas obligée de fairecela, dit-il à Marnie, comme ellepréparait Jace pour le coucher. Je peuxm’en charger, si vous voulez rentrer

chez vous.Imperturbable, elle se tourna vers

Asher tout en continuant de boutonner laveste de pyjama du garçonnet, et luisourit, sereine.

— Je sais, répondit-elle avant dereporter son attention sur son fils.

Le dernier bouton en place, elle s’assitsur le bord du lit.

— Eh bien, jeune homme, dit-elle aupetit garçon. Si tu allais chercher lelivre que tu aimerais que je te lise, cesoir ?

— D’accord !Jace rampa sur sa couette et attrapa

sur l’étagère au-dessus de son lit unouvrage intitulé Freddie se prépare.

— C’est un choix intéressant, observa-

t-elle.Elle fit s’allonger le garçonnet, puis le

borda et commença la lecture.

* * *

Comme Marnie le découvrit au fil despages, en lisant avec le ton et lesmimiques adaptés à l’intensitédramatique du récit, Freddie, le héros del’histoire était un bébé dragon qui sepréparait à son premier jour dematernelle.

Elle ne put s’empêcher de sedemander si Jace n’avait pas choisi celivre pour se donner du courage, car ildevait faire sa rentrée dans quelquesmois.

Elle l’aurait volontiers questionné à cesujet si, le livre à peine refermé, Jace nes’était déjà endormi.

Elle sourit, attendrie, borda un peuplus le petit garçon et se pencha pour luidéposer un baiser sur le front. Dans sonsommeil, Jace bougea au contact de seslèvres, murmurant quelque chose etesquissant un sourire.

Elle se détourna alors et, sur la pointedes pieds, se dirigea vers la porte de lachambre avant de se figer, prenantconscience qu’elle n’était pas seule.Asher était resté sur le seuil etl’observait.

Se reprenant, elle sortit de la pièce etattendit qu’il referme la porte de lachambre du garçonnet.

— Vous avez écouté l’histoire enentier ? demanda-t-elle à voix basse,tandis qu’il la suivait dans le couloir.

— Eh oui, comme ça, j’ai su queFreddie était satisfait de sa premièrejournée en maternelle, répondit-il avecun large sourire.

* * *

Regarder Marnie faire la lecture àJace avait profondément bouleverséAsher. Durant tout le temps où Lynns’était fait violence pour rester aux côtésde son fils, pas une fois elle ne lui avaitlu une histoire, pas même quand Jace lelui avait demandé.

En réalité, il avait vu Marnie déployer

cent fois plus de tendresse à l’égard deson petit garçon en une seule journée,que Lynn n’avait réussi à en montrer àleur enfant pendant toutes leurs annéesde vie commune.

Il soupira. Donner la vie et unepoignée de gènes ne faisaient pasforcément d’une femme une mère.

— C’était beau…Elle le dévisagea, manifestement

sceptique, se demandant sans doute s’ilparlait de l’histoire de Freddie ledragon ou d’autre chose.

— Le livre, vous voulez dire ?— Oh ! non ! La façon dont vous avez

lu ces quelques pages à mon fils,répondit-il. Jace vous est vraiment trèsattaché, ajouta-t-il.

Il se contentait pour le moment de seréjouir de cette situation. En revanche ilse refusait à en tirer aucune conclusion.

— C’est un petit garçon, dit-elle,pensant sans doute qu’il étaitsecrètement jaloux de l’apparentepréférence de son fils pour elle. Ils’attache à quiconque lui manifeste unpeu d’attention. Mais une chose est sûre.Je l’ai bien observé et il est évidentqu’il vous adore.

— Oui, je sais, dit-il. Je sais aussicombien il a souffert, lorsque Lynn estpartie. Grâce à vous, il est en train detourner la page. Je tenais à vousremercier pour avoir permis à mon filsd’oublier son chagrin.

Elle semblait hésiter.

— Oh ! je ne pense pas qu’il oublie unjour, murmura-t-elle enfin.

Il la regarda, surpris par sa remarque.mais elle avait sans doute raison.Combien de fois s’était-il fait lereproche ? En fait, il aurait dû laisserLynn partir tout de suite après lanaissance de leur fils. Si Jace n’avaitjamais connu sa mère, elle ne lui auraitjamais manqué.

— Oui, je sais, acquiesça-t-il. Maisavec vous à ses côtés, il souffre moins.

Elle lui fit face et sourit.— Dois-je comprendre par là que

vous êtes satisfait de mes prestations ?Est-ce une façon de me faire comprendreque vous me gardez à votre service ?

— Vous gardez à mon service ?

répéta-t-il avec un rire incrédule. Je suisprêt à vous adopter si cela signifie quevous continuerez à venir chez moi…Pour Jace, s’empressa-t-il de rajouter.

Il se tut, inquiet d’en avoir peut-êtretrop dit, de lui avoir fait fausseimpression ou, peut-être, vraieimpression. En tout cas, une impressiondont elle ne voulait probablement riensavoir.

— En fin de compte, l’idée qu’a eueJace n’est pas si absurde, reprit-il,avançant à tâtons dans une conversationdont il se sentait perdre la maîtrise.

Il n’avait jamais été adroit, avec lesmots. En revanche, il avait toujours ététrès adroit de ses mains.

— A quelle idée faites-vous allusion ?

demanda-t-elle, comme pour gagner dutemps.

— D’emménager sous ce toit…Il la vit écarquiller les yeux et comprit

son erreur.Dépêche-toi, tu l’effraies. Réagis !

Dis quelque chose, fais quelque chose !Quelque chose d’intelligent, pourchanger.

— Comme sa nounou, je veux dire, sedépêcha-t-il de préciser, pris depanique.

— Comme sa nounou, répéta-t-elleavec calme.

Elle semblait peser le pour et lecontre, se demander s’il avait une idéederrière la tête.

Pourquoi ne répondait-elle pas ? Sans

soute parce qu’elle savait que saquestion impliquait un certain nombred’autres considérations qu’elle nepouvait prendre à la légère.

— Nous en reparlerons, vous voulezbien ? dit-elle finalement.

Il ne décela rien dans sa voix quipuisse d’une façon ou d’une autreindiquer qu’elle était choquée par sarequête, ni que cette suggestion était àson goût.

Et s’il l’avait vexée, maladroit commeil était ?

Lorsque Marnie se détourna pours’éloigner, il frémit. Voilà qu’elle lefuyait, maintenant.

Il bondit et la rattrapa, ne pensant qu’àla retenir. Il la saisit par la main,

l’obligeant à s’arrêter. Et dans laprécipitation, elle fit tomber le livrequ’elle tenait sous son bras.

Il se baissa aussitôt pour le ramasser,mais elle eut la même idée au mêmemoment. La collision était inévitable. Ilsse cognèrent le front, manquant des’assommer mutuellement.

Il tendit alors la main pour l’empêcherde basculer en arrière, puis il se relevaet l’aida à en faire autant.

Quand ils se retrouvèrent face à face,presque corps contre corps, il sentit unevague de chaleur le submerger.

Elle retenait son souffle, visiblementincapable du moindre geste.

Mû par des forces contre lesquelles ilétait impuissant à lutter, il céda au désir

qui en réalité ne l’avait pas lâché uneseule seconde depuis le moment où ilavait posé les yeux sur elle.

Mais il n’avait pas la moindre idée dela manière dont il allait s’y prendre pourdétacher son regard du sien et poser sabouche sur la sienne.

Aussi improvisa-t-il de la manière laplus naturelle qui soit.

Et ce faisant, il eut le sentiment quequelque chose en lui se déliait. Qu’unelumière scintillait au bout d’un tunnelqu’il croyait sans fin.

A l’instant où il pressa ses lèvrescontre les siennes, il sentit une énergierevigorante, enivrante l’envahir etsoudain, comme par magie, la solitudequi le hantait depuis ces six derniers

mois se dissipa.Il l’embrassa avec plus de fougue,

enfouit les mains dans ses cheveux et butà sa bouche dix mille sensations qu’ilcroyait ne plus jamais être capable deressentir. Et un bien-être absolus’empara de lui.

- 9 -

Non, ne fais pas ça. Ne fais pas ça. Ilne voudra pas te garder s’il pense quetu as des sentiments pour lui.

Stop !Mais aucun de ces mots ne trouva

d’écho dans le cerveau de Marnie. Sesinjonctions restaient sans effet.

Elle continua donc de l’embrasser. Etde lui rendre son baiser.

Son cœur se mit à chanter, ivre de

bonheur.Une éternité s’écoula, de sensations et

d’espoir, quand soudain le silences’abattit et la réalité reprit ses droits.

Asher s’arracha brutalement à elle,interrompant leur baiser et brisant lamagie du moment. Il recula d’un pas,puis d’un deuxième.

* * *

Mais que diable était-il en train defaire ? Asher avait les poings serrés, lesouffle court.

Sa vie commençait à peine à reprendreforme, les choses peu à peu retrouvaientun certain ordre, et il allait sacrifier toutça, sous prétexte qu’il pensait éprouver

quelque chose pour cette femme ? Qu’ilpensait être attiré par elle ?

Il avait déjà emprunté cette route, unefois. Et il savait comment elles’achevait. Par une impasse.

D’accord, Marnie était extrêmementbelle, extrêmement désirable, et alors ?Si elle le troublait autant, c’était sansdoute parce qu’il vivait seul depuis troplongtemps et qu’il n’avait pas touché unefemme depuis…

A moins que sa réaction ne soit due àla gratitude et à son soulagement de voirson fils redevenir lui-même, grâce àelle, à sa présence et à son influence ?Grâce à elle, il se sentait lui aussirenaître d’une certaine façon, disposantdésormais de moments à lui, pour penser

à lui, ou pour s’occuper de ce qu’il avaità faire, au lieu de consacrer tout sontemps au petit garçon.

Il était conscient de ne pas avoir dansl’immédiat toute sa tête pour déterminerce qui l’avait réellement poussé àembrasser Marnie. Mais il savaitpourtant une chose. Pour la premièrefois depuis longtemps, à sentir ainsi soncorps contre le sien, sa bouche contre lasienne, il avait été envahi par unesérénité et une chaleur intenses.

Et alors ? Cela n’excusait rien. Elleétait sa baby-sitter, bon sang, pas sapetite amie !

Et maintenant, elle le regardait,manifestement désemparée, cherchantdans ses yeux une réponse, une

explication à tout ça.— Je suis désolé, marmonna-t-il. Je ne

voulais pas faire ça…— Oh.Elle continuait de le regarder puis

recula finalement à son tour.— Je ferais mieux de prendre la fuite,

bredouilla-t-elle.Il la dévisagea sans comprendre.— Que voulez-vous dire ?Elle répondit alors, de son air le plus

innocent :— Votre nez s’allonge de seconde en

seconde et je ne voudrais pas meblesser. Ça pourrait être douloureux…

— Mon… Quoi ? s’exclama-t-il,interloqué.

— Votre nez, répéta-t-elle avec une

expression espiègle. Vous savez, commedans l’histoire de Pinocchio. Chaquefois qu’il profère un mensonge, son nezs’allonge… J’ai bien l’impression quec’est ce qui arrive au vôtre.

Peut-être aurait-il dû s’offusquer ?Mais involontairement, il se prit au jeu.

— Seriez-vous en train de prétendreque je mens ?

Marnie hocha la tête d’un air solennel.— Je suis effectivement en train de

prétendre que vous mentez.Il sentit un sourire naître sur ses lèvres

à mesure que la tension qu’il avaitressentie un peu plus tôt s’estompait.

— Et pour quelle raison, je vousprie ?

— J’étais de l’autre côté de ce baiser

« involontaire », ne l’oubliez pas. Et delà où j’étais, je n’ai pas eu le sentimentque vous aviez trébuché et que voustentiez de vous retenir en posant votrebouche sur la mienne.

Puisqu’elle semblait prendre aveclégèreté ce qui venait de se produire, ilestima qu’il lui devait d’être franc.

— Je ne veux pas faire quoi que cesoit qui vous empêcherait de revenirdemain. Jace ne me le pardonneraitjamais.

Elle hocha doucement la tête, commesi elle prêtait à sa réponse toutel’attention qu’elle méritait, au lieu de luifaire remarquer ce qu’elle contenait deridicule.

— Toutes sortes de choses seraient

susceptibles de m’empêcher de revenir,répliqua-t-elle. Mais ce qui vientd’arriver ici, ce soir, n’en fait paspartie.

L’expérience et la vie avec Lynn luiavaient appris à procéder avec prudenceet à faire en sorte de toujours mettre lespoints sur les « i ».

Il plongea ses yeux dans les siens.— Alors, vous n’êtes pas fâchée ?

demanda-t-il.— Vous m’avez embrassée, Asher.

Vous ne vous êtes pas dressé sur laplace publique pour salir ma réputationet me traiter de tous les noms devant leshabitants de cette ville… Mon Dieu,Asher, ajouta-t-elle après avoir quelquepeu hésité, si je suis indiscrète, dites-le-

moi, mais j’ai l’impression que vousavez dû vivre un enfer avec la mère deJace, pour être si peu sûr de vous-même.

Visiblement, Marnie était bien plusintuitive qu’il ne l’imaginait. Et aussid’une franchise étonnante. Lorsque Lynnl’avait quitté, son ego n’était plus qu’unvaste champ de ruines.

— Vous n’êtes pas indiscrète, dit-il.Mais je préférerais ne pas parler decela.

— Entendu, répondit-elle. Je n’insistepas. Mais je crois que vous devriez vousappliquer à rassurer votre fils. Il abesoin de savoir qu’il est un petit garçonadorable et que si sa maman vous aabandonnés tous les deux, ce n’estcertainement pas sa faute.

Il la prit par le bras et l’entraîna versl’escalier, afin que le petit garçon nerisque pas de surprendre cetteconversation.

Ce ne fut qu’une fois en bas, dans lehall d’entrée, qu’il se décida à parler.

— Vous savez, toute cette histoire esten grande partie ma faute. Maisfondamentalement, si Lynn est partie,c’est pour une seule et unique raison :parce qu’elle ne voulait pas être mère.

Une raison terrible, que Jace nemanquerait pas de se reprocher, s’ill’apprenait. Si sa mère les avaitabandonnés, il devinerait que c’était luile responsable. Le coupable.

Marnie secoua la tête.— Toutes les femmes ne sont pas

faites pour être mères, remarqua-t-ellesimplement.

— C’est ma faute, répéta-t-il. Je l’y aiobligée.

— Vous lui avez collé un revolver surla tempe en la menaçant du pire si ellen’avait pas ce bébé ? demanda-t-elleironiquement.

Sa remarque le fit rire, presque malgrélui.

— Non, bien sûr, mais quand elle esttombée enceinte et a voulu « régler leproblème », dit-il, usant des proprestermes de Lynn, je l’ai suppliée de n’enrien faire. Je lui ai demandé dem’épouser et d’avoir cet enfant.

Elle hésita, puis l’interrogea :— L’avez-vous demandée en mariage

pour elle ou pour le bébé ?— Les deux, répondit-il.Et c’était la vérité, il voulait Lynn

autant que l’enfant.— Bien, quoi qu’il en soit, répliqua

Marnie en souriant, vous n’avez aucuneraison de vous sentir fautif. Vous avezfait ce qu’il fallait, ce que vous deviezfaire. Et d’après les éléments que j’ai purecueillir ici et là, depuis mon arrivée,je sais aussi que vous n’avez pasménagé votre peine pour sauver votremariage durant trois ans.

— Lynn a essayé, vous savez,vraiment essayé, dit-il, se sentant obligéde défendre la femme qui n’avaitpourtant pas hésité à les abandonner,leur fils et lui. Elle a essayé trois années

entières, jusqu’à ce qu’elle n’en puisseplus… Toujours est-il que je n’auraisjamais dû la forcer, conclut-il aveccalme.

Il soupira. Peut-être en fin de compteétait-il le seul responsable de tout cegâchis. Il ne savait plus que penser.Lesilence entre eux s’éternisa, au moinstrente secondes.

— Peut-être…, commença-t-elle,hésitante. Mais si vous n’aviez pasinsisté pour qu’elle garde le bébé, lepetit garçon qui dort là-haut ne serait paslà, à l’heure qu’il est, etpersonnellement, je pense que celaaurait été une perte immense pour vous.

Elle avait raison, il le savait. Il nepouvait imaginer la vie sans Jace.

Pourtant…— Jace parfois m’épuise, dit-il avec

une profonde lassitude.— C’est compréhensible, répliqua-t-

elle. Mais il vous fait également sourire.Je l’ai vu. Et si votre ex-femme n’étaitpas faite pour être mère, je suisconvaincue du contraire en ce quiconcerne votre aptitude au rôle de père.Il existe un lien très fort, entre Jace etvous, c’est évident. Tout le monde en estconscient. Et que vous le vouliez ou pas,votre vie serait bien vide sans lui.

Il devait le reconnaître, elle était finepsychologue.

Il ne put retenir un sourire, en dépit dela solennité du moment.

— Et qu’est-ce qui fait de vous une

telle autorité en la matière ?Elle rit, et ses yeux brillaient d’un

éclat tout particulier.— Vous l’ignoriez ? Je suis une

femme d’une grande sagesse.Asher la dévisagea un long moment.— Oui. J’en suis persuadé, répondit-il

sans la moindre trace d’ironie.Il comprit à cet instant que s’il ne la

laissait pas partir maintenant, jamais ilne le ferait.

— Mais il est tard, reprit-il ens’obligeant à ouvrir la porte. Nous vousavons retenue trop longtemps,aujourd’hui. Sachez que j’apprécieénormément votre aide… ainsi que votreconversation, ajouta-t-il.

Marnie franchit la porte et lui fit face

pour le regarder une dernière fois.— Vous a-t-elle fait un peu de bien ?

Ma conversation ? demanda-t-elle.— Oui, beaucoup, répondit-il avec

sincérité en s’obligeant à rester dans lehall pour les empêcher de s’attardersous le porche. Vous revenez demain ?

Elle acquiesça d’un signe de tête, maisprécisa en guise de boutade :

— A moins que l’un de mes chevauxne m’enlève.

Il lui sourit.— Pour éviter ça, gardez bien les

pieds sur terre.Marnie hocha de nouveau la tête et se

décida enfin à prendre congé.— J’essaierai de m’en souvenir.Mais il était trop tard pour cela, se

dit-elle. Ce baiser avait changé à jamaisle cours de son destin.

* * *

Marnie se réveilla en sursaut etregarda autour d’elle. Sans rien voir.

L’esprit encore confus, hésitant entreréalité et rêve.

Elle finit par apprivoiser l’obscuritéet réussit peu à peu à reprendre sesesprits.

Elle se trouvait dans sa chambre.Il devait être aux alentours de minuit.

L’aube était encore loin.Elle venait de rêver, mais à présent

elle était réveillée. Réveillée et trempéede sueur.

Exactement comme la nuit dernière etencore celle d’avant.

Et la nuit précédente.Ces rêves… Ils étaient tous différents,

mais en réalité, il s’agissait toujours dumême. Le décor variait, comme le début,mais par la suite, ils empruntaient tous lemême chemin, la même voie sinueuse.

Celui-là pourtant avait été le plusréaliste.

Il y avait un peu plus d’une semaine,lorsque les rêves avaient commencé,elle avait conscience de rêver. Et elleétait également parfaitement conscientede la raison pour laquelle elle faisait cegenre de rêves particuliers.

Parce qu’elle était attirée par Asher etpouvait faire en songe ce qu’elle ne

pouvait faire dans la vraie vie.Mais à mesure que ces rêves gagnaient

en profondeur, en richesse, en détail,elle commençait à éprouver quelquesdifficultés à les séparer de la réalité. Ilssemblaient si vrais, qu’une fois plongéededans, c’était comme si elle vivaitréellement ces moments.

Dans chacun de ses rêves, elle etAsher bavardaient, se caressaient ets’embrassaient. Le rêve prenaitbrutalement fin quand ils commençaientà se toucher vraiment, quand leur face-à-face devenait moins tendre, et plusérotique. Elle s’éveillait alors ensursaut, enfiévrée et en proie à desdésirs inassouvis.

Et chaque nuit, ils s’aventuraient un

peu plus loin dans le scénario imaginépar son subconscient. Chaque nuit, ilsallaient plus loin dans leurs étreintes,leurs caresses se faisant de plus en plusprécises.

Cette nuit, Asher était sur le point dela prendre quand son cerveau avait misun terme à leurs ébats, coupant le contactpour ainsi dire et la forçant à seréveiller.

Elle se rendit compte que son cœurbattait encore à toute vitesse et qu’elleétait à bout de souffle.

Qu’est-ce qui clochait, chez elle ?Perdait-elle la tête ?Il n’y avait pourtant pas de quoi

s’émouvoir. Ce dernier rêve étaitinévitable. Elle savait ce qui l’avait

provoqué. Le baiser d’Asher, la nuitdernière, lui avait fourni quelque chosede réel, un élément concret pour étofferses rêves.

Elle se recroquevilla entre ses drapset ferma très fort les yeux. Moins pouressayer de se rendormir, que pour tenterde chasser les images troublantes quipersistaient dans sa tête.

Cela ne pouvait plus durer.Elle ne pouvait continuer de rêver

d’Asher nuit après nuit. A défaut d’autrechose, elle finirait par manquer desommeil. Et elle ne pouvait se permettred’arriver chez lui avec l’énergielymphatique d’un zombie. C’était mêmetout le contraire, elle devait être au topde sa forme, pour assurer ses cours au

centre équestre de Coventry.Non par crainte qu’il puisse arriver

quelque chose de grave à l’un de sesélèves, mais n’empêche, elle vivait enpermanence avec cette angoisse del’accident. Et elle n’irait certainementpas courir le risque de voir quelqu’un seblesser sous prétexte qu’elle avait faitun rêve érotique, voire sexuel, quil’avait laissée dès le petit matin en étatsecond, en proie au désir.

Mais alors, quelles options avait-elle ?

Elle pourrait cesser de travailler auservice d’Asher. Sauf que celan’impliquait pas un arrêt automatique deces rêves. Avec son sourire irrésistible,cet homme semblait bien installé dans sa

tête et sans doute y resterait-illongtemps.

Elle ne se souvenait pas d’avoir réagide façon si intense à un homme. Quant àce genre de rêves, c’était plus simpleencore, cela ne lui était encore jamaisarrivé.

Si elle refusait de s’occuper pluslongtemps de Jace, Asher se retrouveraitdans l’embarras. Et puis, le garçonnetlui manquerait. Sans parler du faitqu’après avoir été quitté par sa mère,son départ à elle serait forcémentdévastateur.

Non, elle ne pouvait infliger cela aupetit garçon, pas plus qu’à son pèred’ailleurs, elle n’en avait pas le droit.

La deuxième option, supposa-t-elle,

consistait à éteindre le désir qui lahantait, car en fin de compte, leproblème était là ! Dans ce cas, ellepouvait envisager d’aller voir Asherpour mettre les choses au clair. A savoirque tous deux étaient adultes etresponsables, et manifestement attirésl’un par l’autre. Dans ces conditions, lemieux était d’aller de l’avant et de fairel’amour une bonne fois pour toutes, demanière à évacuer toute cette tensionsexuelle.

— Bravo pour ton romantisme,Marnie ! se sermonna-t-elle. Et en plus,c’est complètement stupide. Je me fichede ce que les autres femmes font, de nosjours… Tu ne vas quand même pasdemander ça à Asher Fortune,

uniquement pour pouvoir retrouver lesommeil !

Bien sûr que non, sauf que… Ellesecoua la tête. Sauf que tout ça prenaitune tournure des plus sérieuses et que cen’était pas aussi simple. Elle soupira, aubord du désespoir, avant de se ressaisir.

Elle passa une main dans ses cheveuxet réfléchit à une troisième alternative.

Aucune cependant ne se présenta à sonesprit.

Bien. Autant laisser les choses enl’état et attendre. Notamment que cesrêves d’une force sensuelleépoustouflante s’épuisent d’eux-mêmes.Son cerveau finirait bien par trouver unautre carburant, non ?

Avant de faire ces rêves classés X,

elle ne rêvait plus du tout depuis uncertain nombre d’années déjà. Enfin,plus exactement, elle n’avait pasconscience d’avoir rêvé. Elle fermait lesyeux, s’endormait d’un sommeil deplomb et hop, déjà c’était le matin etl’heure de se lever.

Toutes les heures intermédiairesdemeuraient dans le néant, un néantplaisant et reposant.

Et pas question qu’il en soitautrement ! Elle voulait que cetteimpression revienne, décida-t-elle,agacée, en attrapant son oreiller.

Là où elle avait dormi, le drap étaitencore imprégné de sueur. Excédée, elleroula de l’autre côté.

Si cette situation se prolongeait et

qu’elle continuait de faire ces rêves depresque-mais-pas-complètement, elle severrait dans l’obligation de changertoute sa literie.

— Eh bien, voilà une bonne occasionde faire du shopping, dit-elle à hautevoix dans l’obscurité. Il faut que je metrouve une belle parure de lit !

Cherchant la meilleure place, elleboxa avec énergie son oreiller et serallongea enfin.

Malheureusement, après quelquesminutes, le sommeil se dérobant, ellecommença à s’agiter, roulant d’un côtéet de l’autre.

Epuisée, mais angoissée à l’idée qu’àpeine les yeux fermés, ses rêves nel’entraînent une fois de plus entre les

bras d’Asher, elle resta allongée sur ledos, parfaitement éveillée, à contemplerle plafond.

Un moment, elle pensas’autohypnotiser, mais dut y renoncer, nesachant comment s’y prendre ni ou celala mènerait.

Elle était encore en train d’y réfléchir,délirant presque, quand pointèrent lespremières lueurs de l’aube.

Ce fut alors qu’elle s’endormit.

- 10 -

Le lendemain matin, GloriaMcCafferty observait avec perplexité safille unique en train de s’affairer dans lacuisine, les yeux cernés, le teint blafard.

— Mon Dieu, ma chérie, tu asvraiment une sale mine, tu sais, constata-t-elle, n’y tenant plus.

Face à la machine à café, Marnie seremplit une tasse du breuvage noir etfumant.

— Merci beaucoup, maman, répondit-elle après avoir pris le temps d’avalerune longue gorgée d’espresso. Etbonjour à toi aussi.

Gloria laissa échapper un soupir touten déposant devant sa fille une assietted’œufs brouillés accompagnés dequelques toasts. Son petit déjeunerpréféré.

Quiconque regardait la mère était enmesure d’anticiper à quoi ressembleraitla fille, d’ici quelques décennies.Mêmes cheveux châtain clair, queGloria portait plus courts, et mêmesyeux expressifs, couleur chocolat noir.

Le propriétaire de la résidence oùMarnie avait emménagé deux moisauparavant avait subitement décidé de

vendre l’immeuble et le nouvelacquéreur avait annoncé vouloirtransformer les logements en bureaux.Dans l’impossibilité de trouver unnouvel appartement du jour aulendemain, ou de rassembler la sommenécessaire au versement d’une caution,Marnie avait finalement décidé, àcontrecœur, de revenir vivre avec samère.

Un arrangement que Gloria lui avaitquasiment arraché, la harcelant jour etnuit, si bien qu’elle avait fini par céder.Une solution temporaire, du moinsl’espérait-elle.

Elle adorait sa mère, le problèmen’était pas là. Mais en revenant vivreentre ces murs, elle avait l’impression

d’être retombée en enfance. Elle dormaitdans sa chambre d’adolescente, avecson ours en peluche qui semblait lanarguer depuis son étagère. Non, ellen’en pouvait plus. Elle avait besoin desa liberté, de son intimité. Elle voulaitvivre sa vie de femme.

— Il me semble t’avoir entendue tedisputer avec quelqu’un, la nuitdernière, déclara soudain Gloria,jugeant visiblement préférabled’aborder le sujet de front, plutôt que deperdre du temps en allusions plus oumoins fines.

Elle s’assit face à sa fille, une tasseentre les mains.

— Avec qui parlais-tu ? demanda-t-elle, curieuse.

— Avec personne, répondit Marnie.Sa mère continuait de l’observer,

sceptique selon toute apparence. Gloriaavait décidément raté sa vocation. Elleaurait dû vivre au temps de l’Inquisition.

— Je suppose que j’ai dû parler dansmon sommeil, tout simplement, ajouta-t-elle, priant pour que la discussions’arrête là.

Elle se trompait, évidemment.— Eh bien, ça avait l’air bigrement

cohérent pour une discussion dans tonsommeil, releva Gloria. Tu es sûre quetu n’étais pas au téléphone avec cethomme ?

Elle se renfrogna et regarda sa mère.— De quel homme parles-tu ?— Cet homme, tu sais bien, répéta

Gloria, le regard perçant, prête àsoutirer des aveux à sa fille, fût-ce sousla torture. Le père de ce petit garçon,bien sûr ! Celui dont tu me parlestoujours. Pour lequel tu travaillesjusqu’à pas d’heure, le soir…

— Je ne suis rentrée en retard à lamaison qu’une seule fois, maman,objecta-t-elle. Hier… Tu sais combienje déteste, quand tu m’espionnes, reprit-elle en regardant sa mère droit dans lesyeux. Si j’ai accepté de vivre ici, avectoi, jusqu’à ce que je trouve un nouvelappartement, c’est uniquement parce quetu as promis de ne pas me traiter commesi j’étais encore au lycée… Alors, jet’en prie, cesse de t’inquiéter pour moi,maman, conclut-elle en soupirant.

— Je suis ta mère, protesta Gloria.Que je m’inquiète pour toi n’a riend’anormal. C’est inscrit dans mon ADN.Au même titre que mon ossature ou mapassion pour la crème glacée, il est doncparfaitement naturel que je me fasse dusouci pour ma fille tant qu’elle resteracélibataire. C’est la règle…

Elle fixa sa mère avec un long regardexaspéré.

— Quelle règle ?— La règle mère-fille, répondit Gloria

sans se départir de son aplomb.Maintenant, mange avant que ça nerefroidisse.

Elle ne se fit pas prier et s’exécutaaussitôt. Elle adorait la cuisine de samère qui avait la capacité de

transformer un simple petit déjeuner unvéritable festin.

Gloria sourit en regardant sa fille fairehonneur aux œufs brouillés.

— Il existe une clause, dans cetterègle, qui stipule que si ma fille tombefolle amoureuse d’un des nombreuxparasites que compte ce malheureuxmonde, je suis en droit de m’inquiéterpour elle… Et reconnais que c’est cheztoi une manie de t’enticher d’hommesqui ont « besoin » de toi. Comme celuidont il est question ce matin…

Marnie comprit au ton employé par samère que celle-ci était en colère. Aussifut-elle prompte à lever la main afin decouper court au déluge de paroles qui,évidemment, seraient désobligeantes

pour sa personne.Car elle n’avait vraiment pas envie ni

besoin d’entendre ce genre de choses debon matin.

— Remettons cette discussion à plustard, maman, dit-elle d’une voix ferme.Pour tout te dire, je pense que Luke a étéle seul dans ce cas.

Gloria avait perdu pas moins de septkilos, tant l’inquiétude la tourmentait dutemps où Marnie sortait avec Luke.

— Et Luke te prenait pour undistributeur automatique de billets.

Marnie haussa les épaules. Si elleavait quoi que ce soit à se reprocher àpropos de Luke, c’était son extrêmesensibilité.

— J’ai retenu la leçon, maman,

répondit-elle en serrant les dents pourindiquer à sa mère que sa patience étaità bout. Et puis, Asher n’est pas du toutcomme ça.

— Mais bien sûr que non. Il a unenfant, celui-là. Et tout le monde le sait,les enfants sont ton péché mignon. Iln’aurait plus manqué que ce bambin nedébarque avec un poney pour que lacatastrophe soit complète, conclutGloria en soupirant de façon théâtrale.

Elle ne s’y attendait sans doute pas,mais Marnie éclata de rire.

— Asher Fortune n’est pas unparasite, maman, dit-elle en retrouvantson sérieux. En outre, il me paye pourm’occuper de son fils, afin de pouvoiraménager tranquillement sa maison.

Nous entretenons une relationstrictement professionnelle, rien de plus.

— Vraiment ? dit-elle en dévisageantMarnie d’un air sceptique.

— Absolument ! rétorqua-t-elle avecun peu trop d’assurance.

— Si tu crois ça, tu te racontes deshistoires, ma chérie, protesta sa mère.Mais moi, tu ne peux pas me leurrer. Jete connais trop bien, Marnie. Tu as uncœur gros comme ça. Ce M. Asher estun homme brisé et tu t’es mis en tête derecoller les morceaux, voilà la vérité.Tu n’y peux rien, c’est dans ta nature,mon trésor… C’est juste que je refuse dete voir souffrir une nouvelle fois. Tu esgénéreuse, et c’est tout à ton honneur.Mais cette qualité ne t’a souvent attiré

que des ennuis et du chagrin, alors je…— Je me suis endurcie, maman,

l’interrompit Marnie sans ménagementavant de se lever de table, en emportantson dernier toast. J’adorerais resterassise là à discuter avec toi de mondernier amour perdu, mais celarisquerait de me mettre en retard pour letravail. D’ailleurs, je dois me dépêchermaintenant…

Contournant la table, elle s’arrêta enchemin pour déposer un baiser sur lajoue de sa mère.

— Merci de te faire du souci pourmoi, maman, dit-elle avec tendresse.

— Promets-moi simplement d’êtreprudente, d’accord ? répondit Gloria entapotant sa main.

— Entendu, promit-elle, ne sachanttrop ce que sa mère entendait par là nien quoi exactement elle était censée semontrer prudente.

N’empêche que c’était bon d’avoirquelqu’un qui se préoccupait de votrebien-être comme ça.

Sauf que sa mère justement s’ensouciait un peu trop. Marnie gravit deuxà deux les marches qui conduisaient à sachambre, afin de s’habiller etd’appliquer rapidement quelquestouches de maquillage.

Gloria n’avait pas entièrement tort. Samère avait même raison sur un point,mais un point somme toute mineur. Elleavait en effet un faible pour les êtresperdus et malmenés par la vie. Deux

adjectifs qui pouvaient parfaitements’appliquer à Asher.

L’aperçu de son passé qu’elle avait eula nuit dernière plaçait définitivementAsher dans la catégorie des hommesblessés. Et elle ne supportait pas de voirles gens souffrir.

L’histoire était-elle plus complexequ’il ne semblait le croire ? Ou sonmariage avait-il réellement pris fin àcause de sa femme, incapable de secomporter comme une mère envers sonenfant ?

Il ne faisait absolument aucun douteque Jace pouvait être parfois difficile àgérer. Echouant à se faire obéir du petitgarçon, à établir un véritable contactavec lui, l’ex-femme d’Asher avait dû

en ressentir une profonde frustration. Ceque Marnie pouvait comprendre.

Mais de là à abandonner enfant etmari…

Elle secoua la tête. Elle ne l’admettaitpas. Si elle-même avait des enfants etqu’ils la poussent à bout, jamais il ne luiviendrait à l’esprit de les abandonner.

Encore faudrait-il qu’elle ait lebonheur d’en avoir, cela dit.

Toute la journée, elle ne cessa derepenser aux propos d’Asher, la veilleau soir.

Lui avait-il tout dit, concernant larupture, ou existait-il certains élémentsqu’il avait omis de mentionner ? Et sioui, dans quel but ? Et, beaucoup plusimportant encore, quels étaient-ils ?

Il serait parfaitement inutile de sevoiler la face, elle était attirée par cethomme. Et après ce qui s’était passéhier, elle en était certaine, cette attiranceétait réciproque, mais… Se pouvait-ilque sa mère ait raison ? Et si Asher étaitjuste un autre de ces parasites cachéssous des vêtements de marque, qui auraitsimplement besoin d’elle, comme on abesoin d’un pansement ou d’une trousseà outils, pour réparer ce qui ne tournaitpas rond en lui ?

Mille questions se bousculaient danssa tête, et elle ne disposait d’aucuneréponse digne de ce nom.

Ça suffit. Arrête de ressasser, tu vasdevenir folle et dans ce cas, que feras-tu ? Si tu perds la tête, tu ne pourras

plus veiller sur Jace ni être là pour sonpère.

Elle avait besoin de faire un break,décida-t-elle subitement. De rompreavec la routine.

Et pourquoi ne pas sortir, un de cessoirs, avec une vieille copine qu’ellen’aurait pas vue depuis un longmoment ?

Une heure et demie plus tard, ledernier de ses élèves à peine parti, ellesortit son téléphone portable de la pochede sa veste.

En sachant exactement qui appeler.Elle avait un plan. Et avec un peu de

chance, son amie serait libre, ce soir.

* * *

— C’est vraiment extra de seretrouver comme ça, pour une soiréeresto et ciné, s’extasia Nicole Castleton,devant son assiette de grillades. Mêmesi je reconnais avoir été surprise par tonappel. Je ne m’y attendais pas. Cela faitsi longtemps…

Marnie réfléchit un moment.— Deux mois, environ, répondit-elle,

incapable de se rappeler avec précisionla dernière fois où elles s’étaient vues,toutes les deux.

Nicole Castleton était sa meilleureamie, au lycée. Elles étaient alorsinséparables, en dépit d’originessociales aux antipodes. Si Marnie venaitde la classe ouvrière, Nicole, elle, avaitdes parents fortunés, sans pour autant se

comporter comme une enfant gâtée.Du moins n’avait-elle jamais fait

étalage des privilèges dont ellejouissait.

Leur amitié était née de leur intérêtcommun pour les chevaux et les garçons,pas nécessairement dans cet ordre.

A l’époque, quand elles se voyaient,leurs discussions tournaient toujoursautour du fait que ni l’une ni l’autre necroyait pouvoir trouver un jour l’hommede ses rêves.

Marnie se croyait condamnée à devoirembrasser un bon nombre de crapaudsavant de pouvoir espérer mettre un jourla main sur son prince. Nicole, de soncôté, avait déjà eu le bonheurd’embrasser son prince. Elle l’avait

embrassé et perdu juste après.Même si son amie s’en défendait,

Marnie suspectait Nicole de comparerchaque homme rencontré à son amour delycée, ne leur trouvant de ce fait que desdéfauts. Ce qui expliquait qu’une jeunefemme aussi séduisante soit encorecélibataire.

De son côté, Marnie avait au contraireune fâcheuse tendance à trouver toutesles qualités, le plus souvent imaginaires,au dernier homme qui l’abordait.

Mais au moins avait-elle essayé.Peut-être même trop essayé. La voix

de sa mère résonnait dans sa tête, lamettant une nouvelle fois en garde contreles « parasites ».

— Bien, et si tu me parlais du père de

Jace, suggéra soudain Nicole et, devantsa surprise, elle ajouta : La ville estpetite, tu sais. Les nouvelles vont vite.Très vite.

— Quelles nouvelles ? demanda-t-elle, suspicieuse, sachant bien de quoi larumeur était capable.

Elle retint son souffle en attendant laréponse de son amie.

— Tu sais bien : qu’il est beau, gentil.Que c’est un Fortune, ce qui signifiebien élevé et très riche… Si tu veux monavis, l’homme parfait, conclut-elle avecun sourire.

Il l’était effectivement. Mais ce neserait pas très délicat d’encenser Asher.

Aussi Marnie répondit-elle :— Peut-être pas si parfait que ça.

Après tout, son ex-femme l’a quitté…Mais le détail était apparemment

futile, pour Nicole.— Et alors ? Le pauvre homme a sans

doute besoin de réconfort, répondit-elleavant d’avaler une gorgée de vin. Allez,Marnie, qu’est-ce que tu as à perdre ? Ilpourrait bien être le bon.

C’était bien son avis, mais elle ne puts’empêcher de parler comme sa mère :

— Peut-être, mais c’est à lui de fairele premier pas.

Cette fois, ce fut Nicole qui parutsurprise.

— Tu veux dire… Il n’a encore riententé ?

— Euh, eh bien si, il m’a embrassée,admit-elle, prête à décliner toute

implication dans un événement qui luiavait pourtant donné le vertige.

Mais Nicole ne lui fit pas courir lerisque d’en dire plus. A peine Marnieavait-elle confessé qu’Asher l’avaitembrassée que son amie s’exclama,triomphante :

— Aha !Puis elle la dévisagea avec insistance,

alors qu’elle faisait de son mieux pourcacher sa nervosité.

— Ecoute, mon chou, reprit Nicole, situ n’en veux pas, je m’en occupe. Jesaurai comment m’y prendre pour luirendre le sourire, fais-moi confiance.

— Pas si vite, protesta-t-elle, avec unempressement un peu excessif.

Nicole sourit en observant sa réaction.

— On ne sait jamais, tu pourraischanger d’avis. Mais dis-moi, ce baiser,quand est-ce arrivé ?

— Hier soir.Nicole écarquilla les yeux,

manifestement surprise, et la regardaavec incrédulité.

— Hier soir ? Mais tu devrais êtrechez lui, à l’heure qu’il est ! Que fais-tuici avec moi, à jouer la fille détachée,quand tu ne rêves que de passer à l’acteII ?

Ce fut au tour de Marnie d’écarquillerles yeux.

— L’acte II ?— Franchement, comme oie blanche,

on ne fait pas mieux ! la taquina Nicole.Alors laisse-moi t’expliquer. Dans

l’acte I, le héros brise la glace. Et dansl’acte II, il entre en action. Mais uneminute… Tu ne l’as pas repoussé enprenant des airs de vierge outragée,j’espère ?

Repousser Asher était bien la dernièrechose au monde à laquelle elle ait pensé.

— Non. C’était très agréable,vraiment.

— Et c’est tout ? demanda Nicole,désappointée.

Marnie savait parfaitement ce que sonamie attendait : des détails, croustillantssi possible.

— Hmm. C’était également trèsintense et aussi… à fondre de plaisir.

Nicole sourit de nouveau,apparemment perdue dans ses pensées

qui, par télépathie, firent rougir Marnie.— Voilà qui est mieux, dit son amie,

après un court silence. Bien, on annuletout, le resto et le ciné, décréta-t-elle enposant sa fourchette, avant de lever lamain pour appeler le serveur. Nouspartons et tu retournes t’occuper de cecheval illico presto, si tu vois ce que jeveux dire.

Nicole avait-elle toujours parlé ainsi,par énigme, ou était-ce une maniecontractée récemment ?

— Ce cheval ? Quel cheval ?— Mais enfin, c’est une image ! Asher

Fortune, bien sûr ! Faut-il te faire undessin ? J’ai bien l’impression quel’embrasser t’a bouleversée, non ?

— C’est lui qui m’a embrassée,

rectifia-t-elle.Mais Nicole n’allait pas se laisser

détourner de son but aussi aisément.— Et tu lui as rendu son baiser,

exact ?— Oui, admit-elle, presque avec

réticence, sachant que Nicole allaits’enflammer en extrapolant sur lesconséquences de l’événement.

Elle-même échouait encore à y voirclair, ne sachant comment réagir à lasatisfaction que lui avait procurée cebaiser. Mais pas question de supporterles regards pleins de sous-entendus deson amie !

Mais pour une fois, celle-ci la surpriten déclarant :

— Alors, retourne là-bas et

recommence. Pour moi, si tu ne le faispas pour toi.

— Pour… toi ? répéta-t-elle, à la foisamusée et déconcertée.

— Eh bien oui, parce que je vis cettehistoire par procuration, moi. Et puis, sien fin de compte tu décidais qu’AsherFortune n’était pas fait pour toi, lepauvre garçon se trouverait deux foisplus vulnérable qu’aujourd’hui, expliquason amie. Ne me demande pas commentje sais qu’il est vulnérable. Je te connaispar cœur. Tu as toujours été attirée parce genre de types. Alors, si nécessaire,ne t’inquiète pas, je volerais moi-mêmeà son secours.

Nicole sourit d’un air béat quand leserveur approcha.

— L’addition, s’il vous plaît, dit-elleavant de se tourner vers elle : Ne discutepas, c’est moi qui invite. Et faites vite !ordonna-t-elle au jeune homme. Monamie ici présente a un homme àattraper !

Nicole parut complètementinconsciente du regard aussi mortifiéque scandalisé qu’elle lui jeta à cemoment précis.

- 11 -

— Quand est-ce que Marnie vaarriver, papa ? demanda Jace, ensautillant devant Asher.Le garçonnetpassait d’une humeur à l’autre, traînantson ennui et, la seconde d’après,bondissant en tous sens, comme pourlibérer un trop plein d’énergie.

Jusqu’à présent, les pertes, un verre encristal et un vase en porcelaine dontAsher se fichait, avaient été mineures.

Mais il le savait, il n’était pas au boutde ses peines et d’autres accidentspouvaient survenir à tout moment. Cen’était guère qu’une fois Jace couché etendormi qu’il pourrait respirer.

Un rêve qui pour l’instant semblaitinaccessible.

— Elle est occupée, ce soir, Jace,répondit-il avec calme à son fils, commes’il s’agissait d’une nouvelle fraîche,alors qu’il la lui avait peut-être répétéecent fois au cours de cette journée,utilisant seulement « aujourd’hui » à laplace de « ce soir ».

— Occupée ? répéta Jace avec unemimique d’incrédulité. Elle est encoreoccupée ? Et occupée à faire quoi ?insista-t-il, de plus en plus impatient.

Le dîner avait viré à la catastrophe, àla fois dans sa préparation comme danssa consommation.

Et pire que tout maintenant, il sentaitsa propre patience s’épuiser.

Se tournant vers son fils, il posa lesmains sur ses épaules, de façon à cequ’il se tienne tranquille.

— Marnie a une vie, en dehors denous, mon chéri, lui expliqua-t-il. Cematin, elle donnait des cours au centreéquestre. Quant à ce soir, elle atéléphoné pour dire qu’elle allait aurestaurant puis au cinéma avecquelqu’un de sa connaissance.

Pour être tout à fait franc, il devait lereconnaître, il n’avait pas vraiment étéenchanté, lui non plus, par cette excuse.

Pire encore, il ne cessait depuis le coupde fil de Marnie de s’interroger sur lenom et le sexe de ce « quelqu’un de saconnaissance ». Peut-être s’agissait-ild’un homme qui l’avait invitée avec uneidée derrière la tête. Cela n’aurait rieneu d’étonnant, après tout.

En fait, il avait passé la journéeballotté entre des émotionscontradictoires. Par moments, il était laproie de bouffées de jalousie, tout enayant conscience que ce sentiment étaitdéplacé. Car en réalité il ne se sentaitpas prêt à se lancer dans une relation,après la façon désastreuse dont sonmariage s’était achevé.

Mais cela ne l’empêchait en riend’être jaloux, et l’agitation de Jace

n’était pas faite pour l’apaiser.— Et quand est-ce qu’elle aura fini

d’être occupée ? soupira son fils.Il comprit où Jace voulait en venir et

il s’empressa aussitôt d’effacer toutespoir dans l’esprit du garçonnet.

— Trop tard en tout cas pour pouvoirvenir ce soir.

Visiblement, sa réponse étaitinacceptable.

— Mais il faut qu’elle vienne ! Jepeux pas aller dormir, si elle me racontepas une histoire.

Jace s’exprimait comme s’il s’agissaitlà d’un rituel immuable auquel Marniese dérobait. Il avait décidément un donpour le tragique.

— Une fois, fit-il remarquer à son fils.

Elle n’a fait cela qu’une seule fois. Etcombien d’autres soirs t’es-tu endormisans elle ? C’était moi qui te lisais unehistoire. Le ferait-elle mieux que moi ?demanda-t-il, essayant de ramener Jaceà la raison.

Il aurait dû se méfier.— Oui, répondit son fils sans la

moindre hésitation.Une chose était sûre, Jace ne ferait pas

carrière dans la diplomatie.— Heureusement que je ne me vexe

pas facilement, remarqua Asher avecmalice.

Jace ne releva même pas. En fait, uneseule chose le préoccupait.

— Papa, s’il te plaît, je veux Marnie,gémit le garçonnet, la lèvre tremblante.

Appelle-la, papa. Téléphone-lui pourmoi, le supplia-t-il. Dis-lui que je veuxqu’elle vienne.

Plutôt que de taper du poing sur latable et répondre par un « non » ferme etdéfinitif qui, de toute façon, ne seraitd’aucun effet, il pensa à une autresolution : passer une sorte de marchéavec son fils.

— D’accord, je vais l’appeler, dit-il.Mais alors, et même si elle expliquequ’elle ne peut pas venir, tu devras allerau lit. Marché conclu ? demanda-t-il enregardant son fils droit dans les yeux.

Le petit garçon réfléchit quelquesinstants, mais pour lui suggérer unecontre-proposition. Il n’en attendait pasmoins de lui.

— Est-ce que je peux, moi, luiparler ?

— Entendu, mais juste pour luisouhaiter bonne nuit.

Sans doute les autres parentsestimeraient-ils qu’il se montrait troplaxiste avec son fils, mais il étaitconfiant. Ce coup de fil ne donneraitrien. Ils tomberaient sur la messageriede Marnie. Peu importait, selon lestermes de leur marché, Jace devraitquand même se résoudre à aller secoucher. Autre avantage, son fils luiserait reconnaissant de ses efforts.

— Marché conclu, répondit le petitgarçon. Et tu vas l’appeler maintenant ?

Plus vite il passerait ce coup de fil,plus vite Jace monterait se coucher. Il

n’y avait donc pas une minute à perdre.La journée avait été suffisamment longuecomme cela.

— Bien sûr, pourquoi pas ? Dumoment que tu promets de respecternotre marché.

— Je promets, affirma Jace sur un tonsolennel.

— Entendu, j’ai donc ta parole,répondit Asher.

Attrapant son téléphone portable, ilentreprit de composer le numéro deMarnie. Un numéro qu’il connaissait parcœur, désormais.

Sans doute parce qu’il lui téléphonaitsouvent. Mais certainement pas parcequ’elle le hantait, comme une mélodieque l’on a en tête et qui refuse de vous

laisser en paix.Comme il l’avait prédit, il tomba

directement sur sa boîte vocale. Alorsque sa voix suggérait à l’interlocuteur delaisser un message, Asher tenditl’appareil à son fils de façon à ce qu’ilpuisse l’entendre, car il étaitterriblement méfiant, pour son âge.

Tenant le téléphone des deux mains,Jace lança son S.O.S. :

— Marnie, il faut que tu viennes à lamaison. Je ne peux pas aller dormir si tune me lis pas une histoire…

A peine terminait-il sa phrase qu’ilbondit en entendant la sonnette retentir.

— C’est elle ! cria-t-il au comble del’excitation, en sautant comme un cabri.C’est elle !

Asher ignorait qui pouvait bien sonnerà sa porte à cette heure. Mais une choseétait sûre, il ne pouvait s’agir deMarnie. Dans l’immédiat, une seulechose lui importait, c’était d’anticiper ladéception de son fils.

— Jace, je te l’ai déjà dit. Elle allaitau cinéma, ce soir. Son téléphone estcoupé. Lorsqu’elle aura ton message, tuseras endormi depuis longtemps.

— Non, c’est pas vrai ! protesta sonfils avec détermination. Et tu mens !C’est elle, à la porte !

Il hésita entre lui faire la leçon et semettre en colère, tout en sachantqu’aucune de ces options ne résoudraitla crise.

Bon sang, mais qui donc sonnait à sa

porte si tard ? La sonnerie retentit unenouvelle fois dans la maison.

Probablement l’un de ses frères,décida Asher en se dirigeant vers le halld’entrée, contrarié. Il ne se sentait pasvraiment d’humeur fraternelle, ce soir.

— Oui ? aboya-t-il en ouvrant saporte, irrité.

Ce n’était pas l’un de ses frères, maisbel et bien Marnie qui parut quelque peudéconcertée par l’agressivité de sonaccueil.

— J’ai finalement décidé de passerpour… pour coucher Jace, bredouilla-t-elle avec nervosité.

* * *

C’était Nicole qui lui avait conseillécette entrée en matière pour justifier savenue. En réalité, le but était de savoirsi Asher pouvait avoir envie de conclurece qu’il avait commencé, la nuitprécédente.

Mais à se retrouver ainsi face à faceavec lui, Marnie sentit soudain lecourage lui manquer. La situation étaittotalement inédite. En temps normal, elleétait en effet plutôt confiante et sûred’elle.

Cet homme lui faisait décidémentperdre tous ses moyens.

— Tu es ma bonne fée ! s’exclamajoyeusement Jace en jetant ses brasautour de sa taille. Papa disait que tuétais au cinéma, mais il a suffi que je te

demande de venir et maintenant, tu eslà !

Elle nota l’émerveillement dans lavoix du petit garçon. Difficile de resterinsensible dans ces conditions.

— Tu vois, papa ? poursuivit Jace ense tournant vers son père, sans pourautant la lâcher. Je t’avais dit qu’elleviendrait, fit-il, avant de reporter sonattention sur elle. J’ai déjà choisi unlivre, ce matin, comme ça, il est prêtpour la lecture.

Asher sourit en regardant son fils,visiblement plein de fierté.

— J’ai l’impression que vous avez iciun sacré fan-club, en la personne de monfils, lui lança-t-il.

— Vous m’en voyez extrêmement

flattée, répondit-elle en glissant son brasautour des épaules du garçonnet. Bien, àprésent, monte dans ta chambre etprépare-toi pour aller au lit. Je viendraite border dans quelques minutes.

Mais au lieu de lui obéir lorsqu’elleretira son bras, Jace glissa promptementsa main dans la sienne.

— Marnie, viens avec moi, insista-t-ilde sa voix la plus câline. S’il te plaît.

— Comment résister à un aussicharmant jeune homme ? dit-elle.D’accord. Allez, monte !

Et comme la nuit dernière, Asheremboîta le pas à son fils.

A peine arrivé, Jace se déshabilla enun temps record pour enfiler son pyjama.

En tout et pour tout, cela ne lui prit pas

plus de cinq minutes pour se changer, sebrosser les dents, lui présenter son livre,à la page de l’histoire du jour, etgrimper dans son lit en ramenant sacouette jusque sous son menton.

Puis il la regarda avec ses grands yeuxbleus.

Il était prêt.Elle n’avait plus qu’à s’exécuter. Elle

prit donc le livre et commençal’histoire.

* * *

A l’extrême stupéfaction d’Asher, ilne fallut pas plus de quatre pages avantque les yeux de son fils se ferment. Etseulement deux pages supplémentaires

pour entendre le souffle régulier, apaisé,de sa respiration.

Marnie lut encore deux pages, avec undébit très lent, juste pour s’assurer quel’enfant dormait vraiment. Puis, aprèsavoir refermé le livre, elle contempla levisage du garçonnet, à l’affût du moindremouvement qui montrerait que Jacefaisait semblant de dormir.

Mais après quelques minutes, il n’yeut plus le moindre doute. Jace dormaitvéritablement. On aurait dit un ange.

* * *

Marnie sourit, sous le charme,envoûtée par l’innocence du visageenfantin.

Se levant sans faire de bruit durocking-chair placé près du lit de Jace,elle déposa le livre sur le coussin etsortit de la pièce sur la pointe des pieds.

Asher l’observait comme la veille.Mais son regard était différent de celuiqu’il avait hier.

Que se cachait-il derrière ces yeux ?Aurait-il des doutes ?En repensant à ce qui s’était passé, ne

préférait-il pas la voir prendre congé,plutôt que de rester là ?

Désolée. C’est impossible.Elle n’avait jamais été du genre

effronté, elle était même plutôt encline àla réserve. Mais ce soir, c’étaitdifférent. Elle voulait savoir. Elle devaitsavoir.

Et tous les moyens seraient bons.Arrivé au bas de l’escalier, Asher lui

fit face.— Comment avez-vous fait ?

demanda-t-il.Elle se figea, ne sachant à quoi il

faisait référence.— Comment j’ai fait quoi ?— Comment vous êtes-vous

matérialisée à notre porte juste quandJace venait de vous supplier de venir, autéléphone ? Vous m’aviez dit que vousdeviez sortir au restaurant puis aller aucinéma. « Avec quelqu’un de votreconnaissance », ajouta-t-il avec unsourire crispé.

— En effet, répondit-elle. Mais unchangement de plan est survenu.

Elle n’allait certainement pas luiexpliquer que Nicole l’avait encouragéeà découvrir si ce baiser était juste unaccident, ou si tous les deux avaient unesorte d’avenir ensemble, mêmeéphémère.

— J’espère que je ne vous dérangepas, reprit-elle, se rendant subitementcompte de son aplomb à se présenterainsi chez lui, sans prévenir.

— Non, non, pas du tout, répondit-il.Vous m’avez juste rendu la soirée plusfacile en venant faire la lecture à Jace.D’après lui, vous seule savez raconterles histoires. Je le sais, je lui ai posé laquestion. Il est formel, vous lisez mieuxque moi.

Elle sentit son cœur se serrer, sachant

pertinemment ce qu’elle ressentirait sison fils lui avait avoué préférer quequelqu’un d’autre lui fasse la lecture.

— Les enfants à cet âge sont parfoisd’une franchise déroutante, dit-elle.Comme si les autres, et principalementleurs parents, n’avaient pas, eux aussi,des sentiments. Sans parler du fait qu’ilsne prennent pas toujours la mesure deleurs propos.

Asher hocha la tête. La réflexion deJace ne l’avait visiblement pasbeaucoup contrarié, car il devait savoirce qu’elle révélait : le manque d’uneprésence féminine dans sa maison.

Eh bien, ils étaient sans soute deuxdans ce cas.

La seule différence, c’était que Jace ne

semblait avoir aucune difficulté à donnerune nouvelle fois son cœur. Ce quin’était sans soute pas aussi simple pourAsher. Il portait encore les cicatrices dece qui était arrivé avec son ex-femme.

— Jace est un enfant sensible, c’estcertain, déclara-t-il. Il a passé la journéeà se morfondre, en demandant toutes lescinq minutes quand vous deviez arriver.Et chaque fois, je lui répondais que vousaviez à faire ce soir. Il n’était pas trèscontent, croyez-moi. Vous êtes son rayonde soleil.

— C’est gentil, répondit-elle ensouriant. Mais il se fatiguera bientôt dem’avoir dans les pattes…

Elle était bien consciente du fragileéquilibre qui existait entre le père et le

fils, et elle ne voulait surtout pasqu’Asher ait l’impression de perdre legarçonnet à cause d’elle.

— Et pour être honnête, poursuivait-ilcomme si elle n’avait rien dit, vous êtesaussi mon rayon de soleil.

Surprise, elle ne sut que répondre.— De plus, enchaîna-t-il alors, j’ai

l’impression que ni Jace ni moi, nous nenous fatiguerons de vous avoir dans lespattes avant très longtemps…

Elle retint son souffle.Elle ne s’attendait pas à cela. En fait,

elle s’attendait même à tout le contraire.Comme à l’entendre nier ce qui s’étaitpassé entre eux, la veille. A rire peut-être même de l’électricité que ce baiseravait provoquée, quand son intensité les

avait pris tous les deux par surprise.Elle pressa ses lèvres l’une contre

l’autre.— Je ne sais que dire, chuchota-t-elle

enfin.— Dans ce cas, ne dites rien,

répondit-il. Mais s’il vous plaît, restezencore un peu.

A présent dans le salon, ils se tenaientl’un en face de l’autre, presque à setoucher. Suffisamment près en tout caspour qu’elle sente la chaleur de soncorps et lui sans doute la sienne.

Cette seule pensée la troubla, au pointqu’elle dut se faire violence pour ne passe jeter à son cou et l’embrasser. Car ungeste pareil serait susceptible de le fairereculer et ce n’était certainement pas ce

qu’elle voulait.Elle n’arrivait pas à se décider. Asher

était-il plutôt chasseur ou plutôt gibier ?Préférait-il prendre les devants outrouvait-il plus agréable qu’une femmele poursuive dans l’espoir de le prendredans ses filets ? En ce qui la concernait,elle était ouverte à tout, mais elle devaitl’admettre, l’idée d’être sa proie laséduisait plus que tout.

— Je n’avais pas l’intention d’aller oùque ce soit, répondit-elle dans unmurmure.

* * *

Asher s’ordonna de procéder endouceur, en prenant son temps. Et tout en

respectant un certain rituel. Après tout,lorsque l’on a été privé de piscinependant toute une année, si l’on a lemalheur de plonger directement dans lebassin à peine les beaux jours revenus,cette précipitation peut avoir de gravesconséquences.

Mieux vaut d’abord se réapproprierl’élément liquide avec certainesprécautions, tester la température del’eau, bref il convient d’y allerdoucement…

— Oh et puis zut ! marmonna-t-ilfinalement, avant de faire le grandplongeon.

— Je vous demande pardon ? ditMarnie, l’air confus. Je ne…

Elle ne put en dire plus. La deuxième

partie de sa phrase s’évanouit quand labouche d’Asher prit la sienne.

* * *

Marnie en eut le souffle coupé.Ce dont elle se fichait royalement. Car

ce baiser était un avant-goût de l’extasequ’elle savait maintenant être sur lepoint de ressentir. Car elle avait bienl’intention de profiter de chaque secondeavant que cela s’arrête.

Le choc du premier contact passé, elles’autorisa donc à jouir pleinement de cequi arrivait et, dans la foulée, d’ignorertous les stops qui éventuellementpourraient l’en empêcher.

Elle avait l’intention d’aller aussi loin

que possible. Jusqu’au bout, si c’était cequi l’attendait. Car alors, cette nuit, ellele savait, resterait un merveilleuxsouvenir, peut-être le plus beau.

Leur baiser se faisait plus intense, plusavide, et ce fut très vite comme si soncorps tout entier était la proie desflammes.

Son pouls s’accélérant, elle savouradélibérément chaque pression des lèvresd’Asher contre les siennes, chaquenuance de leurs caresses. Et au fil dessecondes, son trouble s’intensifia, ainsique le désir.

Peu à peu, les sensations furent tellesqu’un gouffre sans fond s’ouvrit sous sespieds.

Et soudain, alors même qu’elle pensait

ne plus pouvoir attendre pour arracherles vêtements d’Asher, il écarta sabouche de la sienne.

Tout allait-il s’arrêter avant d’avoircommencé ? Un frisson glacial luiparcourut l’échine, la tétanisant.

— Est-ce que je vais trop vite ?demanda-t-il. Tu veux que j’arrête ?

Elle le dévisagea. Asher Fortune étaitsans conteste le plus chevaleresque deshommes. Bien. Sauf que dansl’immédiat, elle n’avait que faire de sacourtoisie, elle voulait du torride.

— Me suis-je plainte de quelquechose ? demanda-t-elle d’une voix àpeine audible.

— Non.— Alors ? dit-elle, en approchant de

nouveau sa bouche de la sienne.Il n’en demandait visiblement pas plus

comme invitation.

- 12 -

Cette fois, ce fut Marnie qui mitsoudain un terme à leur baiser.

Un certain temps fut nécessaire àAsher pour comprendre qu’elle nes’appuyait plus au canapé, mais aucontraire s’en éloignait.

Il lui fallut également quelquessecondes de lutte interne acharnée pourrecouvrer un peu de son sang-froid. A cestade, tout ce qu’il voulait, c’était être

avec elle, sentir son corps sous le sien,faire l’amour avec elle, se perdre enelle…

Se refréner lui coûta, mais en dépit dela force irrésistible de son désir, ilsavait une chose. Il ne pouvait la forcer.

Non, ce serait une catastrophe, pourelle comme pour lui.

— Je suis désolé, s’excusa-t-il, mal àl’aise, tout en reboutonnant sa chemisedont il avait été sur le point de sedébarrasser, quelques instants plus tôt.Je n’avais pas l’intention de… J’ai cruque…

Il ne put aller plus loin.Marnie venait de poser un doigt sur

ses lèvres, faisant barrage au flot deparoles qu’il s’apprêtait à déverser pour

lui présenter ses excuses.— Et tu avais parfaitement raison, dit-

elle d’une voix chaude et profonde.Mais nous ne pouvons faire ça ici,poursuivit-elle. Jace pourrait seréveiller et descendre à ta recherche.Quatre ans, c’est un peu jeune pour cegenre d’éducation.

Marnie avait raison. Comment avait-ilpu se montrer aussi irresponsable ?

— Je suis un imbécile, dit-il, la gorgeserrée.

Marnie ne put retenir un sourire.— Tu es beaucoup de choses, Asher

Fortune. Mais un imbécile, certainementpas…

Elle reboutonna son chemisier puis luiprit la main. Et comme il la regardait,

interloqué, elle chuchota :— Viens. Nous serons mieux dans ta

chambre.Sur quoi, elle se dirigea vers

l’escalier et monta les marches une àune, sans lâcher sa main. Il demeurasilencieux, prêt à la suivre au bout dumonde. Mais vu que sa chambre setrouvait sur leur chemin, c’était encoremieux.

* * *

L’excitation en Marnie grandissait àchaque pas qui la rapprochait de lachambre d’Asher. Jamais elle n’avaitpris ce genre d’initiative. Jamais pris lesdevants, avec un désir aussi fort, aussi

impatient au creux du ventre.En réalité, elle n’avait jamais désiré

un homme comme elle désirait Asher.Tout se passait comme s’il était la piècemanquante du puzzle qui constituait savie jusqu’ici. Elle avait eu cettesensation à la seconde où leurs mainss’étaient touchées, à la seconde où ilavait posé sa bouche sur la sienne.

A la différence des autres hommesqu’elle avait pu rencontrer avant lui,Asher la complétait.

Et surtout, il n’y avait rien d’unilatéraldans leur relation. Il n’était pas une âmeégarée de plus, qu’elle aiderait àretrouver son chemin de vie. Non, enfait, elle sentait qu’elle avait besoin delui, autant que lui d’elle.

A peine entrés dans sa chambre, unefois qu’Asher eut refermé la portederrière eux, comme par enchantementtoutes leurs hésitations, toutes leursangoisses s’évanouirent. Ils ne formaientdésormais plus qu’un, unis par un mêmedésir : celui de faire l’amour tout letemps que la chance d’un tel momentleur serait donnée, avant que le mondene fasse intrusion dans leur corps àcorps et que la réalité ne les rattrape.

* * *

Asher attira Marnie dans ses bras,pressa sa bouche contre la sienne. Lestrépidations de son cœur contre le sienlui dirent tout ce qu’il avait besoin de

savoir.Elle le désirait autant qu’il la désirait.Tout en lui criait de se dépêcher avant

que quelque chose ne vienne arrêter leurétreinte. Mais il resta sourd à cesinjonctions. Il voulait prendre son tempset savourer chaque instant.

La savourer elle.Détachant ses lèvres de celles de

Marnie, il couvrit sa gorge de baisers.Simultanément, il entreprit de ladéshabiller, sans hâte, de lui ôter sesvêtements un peu comme il retirerait lepapier autour d’un cadeau précieux,depuis longtemps désiré.

Il soupira de plaisir à cette idée etcommença à déboutonner son chemisier.Il la voulait nue. A lui.

A chacun de ses gestes, il sentait en luile volcan rugir.

* * *

Sous les mains d’Asher, Marnie étaitbrûlante, tressaillant aussi, tenaillée parl’impatience. Il ferma les yeux,visiblement en proie à un vertige.

Incapable de résister plus longtemps,elle commença à le déshabiller à sontour, déboutonnant sa chemise puis lafaisant glisser sur ses épaules.

Il faisait bon dans la chambre, pourtantelle ne put réprimer un frisson.

Quand il ouvrit sa ceinture et fitdescendre son jean sur ses hanches avecune lenteur presque exaspérante, elle se

jura de lui faire subir la même torture.Lorsque le jean enfin s’échoua sur le

sol, elle avança d’un pas et le repoussadu bout du pied.

— Tu es plus habillée que moi d’unsous-vêtement, lui fit-il remarquer,maintenant qu’ils se faisaient face, vêtusde leurs seuls dessous. Ce n’est pasjuste.

Sans rien dire, elle glissa alors lesmains derrière son dos et dégrafa sonsoutien-gorge.

Le bout de dentelle blanc orné d’unliseré bleu céda, avant de tomber à sespieds, libérant sa poitrine.

* * *

Fasciné, Asher demeura immobile,puis il s’approcha et referma les mainssur ses seins, les massant, les caressant.Au point d’en perdre la tête.

Marnie gémit, ne faisant qu’accroîtreson désir.

Il l’embrassa de nouveau, mêlant salangue à la sienne, affamé, assoifféd’elle.

Soudain, il retint son souffle en sentantles mains de Marnie se déployer sur sapeau nue. Une ou deux secondes luifurent nécessaires pour comprendrequ’elle était en train de le dépouiller deson dernier vêtement.

Lui-même s’attaqua alors au trianglede tissu bleu et blanc et le fit glisser surses hanches, ses cuisses, avant de l’en

débarrasser en le jetant derrière lui. Ilvoulait avoir les mains libres pour latoucher, la caresser.

Lèvres scellées, ils se laissèrenttomber sur son lit, laissant libre cours àleur désir qui explosa dans un feud’artifice de soupirs et dechuchotements.

* * *

Asher mit son corps au supplice,Marnie découvrant l’extase à chacune deses caresses.

Et quelles caresses ! Il était unmagicien, et ses doigts tels des archetssavaient la faire vibrer de millesensations. Sans parler de ses lèvres et

de sa langue.Elle se cambra, tendit son corps

comme on bande un arc, assaillie pardes vagues de pur plaisir, déterminéecependant à retenir le plus longtempspossible le moment ultime. A plusieursreprises, elle manqua de basculer, lecorps crucifié par les assauts voluptueuxd’Asher.

Le saisissant par les épaules après uneépopée particulièrement sauvage desensualité, elle le supplia, haletante.

— Arrête, je t’en supplie, chuchota-t-elle à bout de souffle. Si tu continuesainsi, je serai dans l’incapacité de terendre la pareille.

Après une ultime invasion de salangue qui, une fois de plus, faillit avoir

raison d’elle, il s’allongea sur elle,frottant langoureusement son corps ausien. Et manifestement, aussi enivréqu’elle.

Aussi prêt qu’elle.— Tant pis pour la pareille, murmura-

t-il contre son oreille. Me voici.— Je te veux, gémit-elle, le corps

agité de soubresauts, à la limite desconvulsions. Je t’en prie, viens.Maintenant…

Ecartant les jambes, elle ferma lesyeux quand il la pénétra.

Un cri de plaisir s’échappa de seslèvres quand elle sentit Asher laprendre.

Puis ce fut une sensation d’urgenceabsolue qui s’empara de tout son être. Si

elle ne se dépêchait pas, si elle ne lepressait pas d’en faire autant, elle allaitperdre la tête.

Elle avait conscience de délirer. Sespressentiments étaient mal venus, maisson désir fut trop fort. Elle accompagnale va-et-vient d’Asher avec l’énergie dudésespoir, comme si le diable était à sestrousses.

* * *

Marnie s’étant mise à onduler de plusen plus vite sous lui, Asher dut lui-mêmeaccélérer ses mouvements. Il plongeaalors en elle avec une avidité et unefougue qu’il ne se connaissait pas.

Il voulut crier son nom, le hurler à la

face du monde, mais il s’en abstint,sachant que cela lui était interdit. Ilsdevaient rester aussi silencieux quepossible.

Sauf qu’un gémissement retentitbientôt dans le presque silence de lachambre. Venu d’elle ou de lui, iln’aurait su le dire. Une chose était sûre,la vague de plaisir qui le submergea neressemblait à aucune de celles qu’ilavait pu ressentir jusqu’à présent.

Cela lui prit quelques secondes avantde s’aviser qu’il la tenait tellement fortdans ses bras qu’il risquait de la briser.

Et il n’avait pas du tout envie de clorecet épisode en lui faisant mal.

Il lâcha donc Marnie, presque àcontrecœur. Car à la tenir ainsi, il avait

l’impression de toucher physiquementson cœur.

Il rechigna cependant à essayer desavoir ce que cela signifiait et pourquoicette idée lui était venue. Il savait en toutcas que ce qui venait de se passer avecMarnie était quelque chose de différent,de délicieusement différent. De nouveau,aussi. Et il se sentit à la fois humble etbouleversé face à cette réalité.

Cependant, mieux valait ne pasaccorder trop d’importance à sessentiments, surtout en un moment pareil.Après tout, c’était bien ses sentimentsqui l’avaient poussé à épouser Lynn.

Mauvaise pioche, voilà tout, ne put-ils’empêcher de penser.

En moins de temps qu’il ne fallait pour

le dire, tout s’était écroulé. Très vite,Lynn avait creusé un fosséinfranchissable entre eux, au fond duquelétaient allés se perdre les quelques raresmoments de bonheur qu’ils avaient puconnaître ensemble.

Il inspira profondément, une fois, puisune deuxième, tentant de réguler à la foisson souffle et son cœur. Ni l’un nil’autre cependant ne semblaient disposésà coopérer.

Il se tourna alors vers Marnie, nesachant que dire, comment évoquer cequi venait de se passer. Quelles parolesadresser à la femme qui venait debouleverser votre vie ?

Aucun des mots, aucune des formulesqui vinrent à son esprit ne lui parurent

adéquats.— Je ne t’ai pas fait mal, j’espère ?

dit-il enfin, faute de mieux.— Hmm ? chuchota Marnie encore

hébétée.Il se redressa sur un coude de façon à

mieux contempler son visage.— Je ne t’ai pas fait mal, j’espère ?

répéta-t-il, cette fois avec une noted’inquiétude dans la voix.

Au lieu de lui répondre, elle se tournavers lui et lui sourit.

Un vrai sourire, venu des yeux.Elle rechignait visiblement à

s’arracher à l’espèce d’état second danslequel elle se trouvait.

— Non, parvint-elle finalement àrépondre. Qu’est-ce qui te fait penser

que tu aurais pu me faire mal ?— Je craignais de m’être laissé

emporter. De… D’avoir été tropphysique, confessa-t-il.

— Pourquoi ? C’est une mauvaisechose ? demanda-t-elle en s’étirant.

— Pas pour moi, répondit-il. Mais jepensais que toi, peut-être…

— Eh bien pour moi non plus,répondit-elle en lui souriant de plusbelle.

Lorsqu’elle le regardait comme ça, iln’avait qu’une envie, recommencer, ettant pis s’il était à bout de forces, iltrouverait rapidement l’énergienécessaire.

— Tu es sûre ? insista-t-il.— Tout à fait sûre.

Et soudain, Marnie se redressa pour,d’une pirouette, se retrouver sur lui.

— Et si tu le veux bien, murmura-t-elle, je vais t’en faire la démonstration.

Et avant qu’il puisse prononcer un seulmot, soit pour protester soit pourl’encourager, elle s’allongea sur lui etpressa ses lèvres contre les siennes.

Cette fois, le gémissement de plaisirqui s’échappa de leur corps à corps luiétait imputable.

Il sentit son sourire, contre sa bouche.Ce fut, comme la fois précédente, toute

l’invitation dont il avait besoin. Il sentitle désir resurgir en lui, aussi impérieux,aussi urgent, et il eut envie de la prendreavec la même passion que quelquesminutes auparavant.

Rien à ce moment n’importait plus quecette femme et le feu qui brûlait entreeux.

Il la posséda donc une nouvelle fois.Et la savoura comme si c’était leur

première étreinte. La première femme desa vie.

- 13 -

— Papa !Le cri de détresse déchira le voile de

somnolence dans lequel Marnie flottaitaprès un nouvel orgasme d’une intensitételle qu’elle en avait presque perduconnaissance. Et par la même occasionperdu tout sens commun, ce quiexpliquait sa présence à cette heure dansle lit d’Asher.

Juste à côté d’Asher.

Ils avaient fait l’amour avec unepassion dont elle peinait à se remettre, etapparemment, il se trouvait dans lemême état d’épuisement. Une fatiguedouce, agréable, du genre qui vousinvite au sommeil, avec un sourire decontentement.

Mais le cri de désespoir qui provenaitde la chambre au bout du couloir mit unterme à cette béatitude des corps et del’esprit. La réalité se rappelabrutalement à son souvenir.

Elle n’était pas censée passer la nuitchez Asher. Après l’amour, elle voulaitjuste s’accorder un moment de repos, unpeu de tendresse dans la chaleur de sesbras. Mais elle s’était assoupie, à boutde forces.

Tous deux s’étaient endormis, en fait.Et à présent, l’un comme l’autre

étaient parfaitement réveillés.Remontant les draps, elle s’assit, prise

de panique.— Jace ! appela-t-elle, inquiète.La seconde d’après, Asher était assis

à son tour.Elle se leva aussitôt, ou plus

exactement bondit du lit, cherchantmaintenant fébrilement ses vêtementséparpillés dans la chambre. Enfin, ellese dépêcha d’enfiler ses sous-vêtements,puis son jean et enfin son chemisier, enfaisant le plus vite possible.

Elle avait presque terminé quandAsher se leva à son tour.

— Il a sans doute fait un cauchemar,

dit-il. Cela lui arrive, de temps entemps. Mais beaucoup moins souventdepuis qu’il s’est attaché à toi, ajouta-t-il en se glissant en toute hâte dans sonjean, omettant dans la précipitation derevêtir son boxer.

Elle fit de son mieux pour ne pas selaisser distraire par l’idée que seul unmorceau de denim la séparait del’extase. Elle frémit, puis se sermonnaaussitôt. Le moment était mal choisi pours’extasier devant le corps d’Asher.N’empêche, qui aurait pu imaginer qu’unexpert de la finance reconverti enrancher cachait un corps digne d’unAdonis ?

— Cours à son chevet, le pressa-t-elle.

— Tu t’en vas ? demanda-t-il en laregardant finir de s’habiller.

— Paa-paa !Elle acquiesça d’un signe de tête. Il

n’y avait pas d’autre choix possible pourelle, et tous deux en étaient bienconscients.

— Il ne faut pas que Jace me trouvedans le lit de son père. Et maintenant, vale retrouver, vite ! répéta-t-elle tout enenfilant ses chaussures.

Asher s’attarda le temps d’uneseconde à la porte.

— Je n’ai pas envie que tu partes, dit-il.

Elle fut extrêmement touchée par sesparoles, plus qu’elle ne l’aurait crupossible. Emue, elle ne sut que

répondre.— Je sais, murmura-t-elle, faute de

mieux avant de le pousser dans lecouloir. Dépêche-toi. Jace passe avanttout le reste.

Il hésita une dernière fois, visiblementen proie à des émotions contradictoires.

— Tu es certaine de ne pas vouloirrester ?

Elle soupira. Elle en mourait d’envie,mais elle savait qu’elle n’en avait pas ledroit.

— Jace est un petit garçon trèsintelligent, répondit-elle. A me voir ici,en pleine nuit, avec toi, il s’interrogeraitforcément. Et je ne crois pas que tuaimerais avoir à répondre à sesquestions.

D’après elle, Jace en viendraitfacilement à la conclusion que son pèreet elle étaient en couple. Et le petitgarçon poserait franchement la questionà son père, sans penser à mal. Or elle nese sentait pas prête à entendre Asherrépondre par la négative et protesterqu’il n’en était rien. Même si ellecomprenait parfaitement ses raisons.

Dans ce couloir, elle vit Asher hésiterencore, même lorsque son fils l’appelaune troisième fois de sa petite voixangoissée qui enflait et résonnait dans lamaison silencieuse.

— A demain ? demanda Asher.— Oui, à demain, répondit-elle,

sachant que rien ni personne nepourraient l’empêcher de venir. Et

maintenant, va retrouver Jace, sinon ilfinira par penser que son père a étéenlevé par des extraterrestres.

Après un hochement de tête, Ashers’éloigna en direction de la chambre deson fils, avant de s’arrêter pour laregarder une dernière fois. Puis, mû parune impulsion soudaine, il revint sur sespas et déposa un baiser sur ses lèvresavant de battre en retraite.

Elle demeura immobile un longmoment, en le suivant des yeux jusqu’àce qu’il disparaisse dans la chambre deson fils. Puis elle effleura ses lèvres dubout des doigts.

Elle pouvait encore sentir l’empreintede son dernier baiser sur sa bouche.

Et les battements frénétiques de son

cœur.Elle devait absolument partir. Avant

qu’il ne prenne à Jace l’envie de sortirde sa chambre et qu’il ne la surprennelà, dans ce couloir. Mais l’amour et lacuriosité finirent par avoir raison d’elle.

Sans faire de bruit, elle s’avança versla chambre du garçonnet, s’arrêta àquelques mètres de la porte et tenditl’oreille, tandis qu’Asher s’efforçaitd’apaiser les pleurs de l’enfant.

* * *

Lorsqu’il entra dans la chambre deJace, Asher alluma la petite lampe dechevet. Une douce lumière envahit lapièce, juste assez pour chasser les

monstres dont Jace avait sans doute eupeur dans son sommeil.

Il comprenait ce genre de terreursnocturnes. Lui-même avait dû lesaffronter dans son enfance.

La veilleuse qu’il avait achetée à sonfils restait bien allumée dès l’instant oùle garçonnet se mettait au lit, mais cegenre de cauchemar requérait quelquechose de plus fort qu’une vague lueur.

La lumière devait être suffisammentpuissante pour mettre en déroute tous lesmonstres et les fantômes susceptiblesd’effrayer Jace, et pas seulement lesombres de la nuit.

— Alors, mon grand, que se passe-t-il ? demanda-t-il sur un ton léger,comme s’il venait là pour bavarder, en

s’asseyant sur le lit.Instantanément, le petit garçon se

rapprocha de lui et se blottit dans sesbras. Enfin rassuré, il confia à son pèrela raison de ses pleurs.

— Un méchant monsieur est venu, ditJace.

Son petit corps était toujours agité desanglots.

Tout en berçant son fils avectendresse, il caressa ses cheveux blonds,doux comme la soie, en espérant queJace finirait par se calmer.

— C’est juste un cauchemar, monchéri. Il n’y a aucun méchant monsieur,par ici, expliqua-t-il d’une voixtranquille. Il n’y a que toi et moi,personne d’autre, ajouta-t-il, sentant son

cœur se serrer et son corps tressaillir àla pensée de Marnie.

Jace leva vers lui son visage toutbaigné de larmes et secoua la tête.

— Non, il l’a prise, papa, insista-t-il,voulant lui faire comprendre. Leméchant monsieur a pris maman aveclui.

Les enfants seraient-ils doués d’unsixième sens ? Il repensa à ce que l’unde ses frères lui avait dit. Que Lynn seserait fiancée. Tout ça après avoirprétendu qu’elle ne se sentait pas prêtepour le mariage, et encore moins pour lamaternité.

Manifestement, ce qu’elle voulait luifaire comprendre à ce moment-là étaitlégèrement plus subtil. Elle n’était pas

prête à être mariée avec lui, et encoremoins à être la mère de son enfant.C’était d’ailleurs ainsi que Lynn voyaitles choses. « Ton enfant », avait-ellel’habitude de dire, et pas « le nôtre ».

Il n’avait pas encore digéré lanouvelle de ses fiançailles. Son ego enavait pris un sacré coup. Mais peu à peuil se faisait à cette idée. Peu à peu, celane semblait plus avoir grandeimportance.

Cependant, entendre son fils parler deLynn, même si un cauchemar en était lacause, lui rappela une fois encorecombien il avait été dupe de ses rêves etde ses sentiments. Non pas tant à causede son ex, mais plutôt parce que luivoulait à toutes forces croire en leur

couple.Soudain, il retint son souffle. Et s’il se

trompait, à propos de Marnie, en selaissant aveugler une fois de plus par sessentiments ?

Luttant pour étouffer le malaise quivenait de s’insinuer en lui, il chuchota àson fils :

— Aucun méchant monsieur n’a prismaman, Jace. Elle n’avait plus envied’être avec moi. Pas avec toi,s’empressa-t-il de rajouter, anxieux àl’idée que son fils puisse se croireresponsable du départ de sa mère. Sielle avait pu t’emmener, ajouta-t-il,crois-moi, elle l’aurait fait. Mais c’estmoi qui ai refusé.

Mensonge ! Elle n’avait jamais voulu

emmener Jace avec elle. Il détestaitmentir à son fils, mais dans ce casprécis, il n’avait pas le choix.

— Tu comprends, reprit-il, si ellet’avait emmené, j’aurais eu tellement dechagrin que mon cœur se serait brisé.

Jace buvait ses paroles et soncauchemar pour l’instant semblaitoublié.

— Jamais je laisserai quelqu’un tebriser le cœur, papa, promit-il.

— Tu es gentil, mon grand, réponditAsher en tapotant le dos de son fils.Maintenant recouche-toi, bonne nuit,mon chéri, conclut-il en se levant,croyant la crise passée.

— Papa ? appela Jace avec une petitevoix désemparée.

Il se figea, avant de faire demi-tourpour retourner auprès de son fils.

En fin de compte, c’était une bonnechose que Marnie soit partie. Il n’auraitpas aimé qu’elle attende indéfinimentson retour, car apparemment il n’enavait pas encore fini, avec Jace.

— Oui ?Il vit les yeux de son fils briller dans

la pénombre.— Le méchant monsieur va revenir…— Le méchant monsieur ne reviendra

pas, je te le garantis, répondit-il.Mais ses paroles durent manquer de

force de conviction.— Mais il le pourrait, insista Jace,

avant de suggérer une solution. Est-ceque je peux rester avec toi, cette nuit ?

Dans une telle situation, Lynn luiaurait reproché de manquer d’autorité.Mais elle n’était pas à proprementparler une maman exemplaire, non ?Aussi, au lieu de rester là et desermonner son fils de quatre ans en luidemandant de se comporter « enhomme », comme Lynn l’aurait fait, iltendit la main à son fils.

— Viens, allons dans ma chambreavant que le jour se lève.

Jace ne se fit pas prier. Il bondit deson lit et se précipita dans ses jambes enun temps record.

Elever seul son fils représentait uneénorme responsabilité. Il espéraitseulement être à la hauteur de la tâche.

Une poignée de secondes plus tard,

lorsqu’il poussa la porte de sa chambre,il ressentit un serrement de cœur.

La pièce était vide.Même s’il était en effet préférable

qu’elle soit partie, il espérait au fond delui y retrouver Marnie.

Mais qu’elle puisse lui manquer déjàlui fit froid dans le dos.

Jace bondit sur le lit immense,s’installant d’office du côté droit,sachant que son père avait pour habitudede dormir à gauche.

Il s’apprêtait à rejoindre le garçonnetquand son fils s’exclama :

— Marnie !Retenant son souffle, il hésita à se

retourner. Impossible, elle ne pouvaitpas être encore là !

— Marnie est rentrée chez elle depuislongtemps, Jace, dit-il, le cœur battant àcent à l’heure.

Encore un mensonge. Marnie n’avaitquitté cette maison que depuis unedizaine de minutes. Mais bon, le tempsétait une notion approximative, quand onétait un enfant de quatre ans.

Il vit Jace froncer les sourcils et segratter le bout du nez, avec l’expressionde quelqu’un qui contemplerait unimmense puzzle.

— Le lit sent comme Marnie, décrétaalors son fils et, comme pour prouverses dires et vérifier sa découverte, ilenfouit son petit visage dans l’oreiller etinspira profondément.

Quand il releva la tête, avec

apparemment les preuves nécessairespour étayer ses affirmations, il le fixa deses grands yeux bleus.

— Comment c’est possible que ton litsente comme Marnie ? demanda-t-il ense renfrognant, bras croisés.

Il réfléchit à toute vitesse, en quêted’une explication plausible. Et ilrépondit à son fils la seule chose qui luivint à l’esprit.

— Je suppose qu’elle a dû monterdans ma chambre pour changer la literie.Elle prétend que tout le monde devraitdormir dans du linge de lit propre unefois par semaine au moins, ajouta-t-il, serappelant des paroles prononcées unjour par Marnie. Les draps, précisa-t-il,quand le visage du garçonnet se

renfrogna au mot « literie ».— Oh ! dit Jace en hochant la tête,

semblant accepter l’explication de sonpère.

Ils se couchèrent, et Asher remercia aupassage Marnie d’avoir tapoté à la hâteles oreillers, avant de partir. Quoi qu’ilen soit, Jace n’insista pas et se blottitcontre lui.

Quelques secondes de silence plustard, son fils releva la tête. Ashercomprit tout de suite qu’il s’était réjouitrop vite. Contrairement à ce qu’ilespérait, il n’était pas au bout de sespeines.

— Et pourquoi elle n’a pas changémes draps à moi ? demandaeffectivement Jace.

— Bonne question, acquiesça Asher.Et dès que je la verrai, je pense que jelui demanderai comment il se faitqu’elle ait pu oublier, ajouta-t-il faute demieux.

Ce fut son fils qui lui suggéra uneexcuse pour Marnie.

— Peut-être qu’elle n’a pas eu letemps, dit-il.

Asher se réjouit de pouvoir seraccrocher à quelque chose, le but étantque le garçonnet en finisse enfin avecses questions.

— Sans doute, répondit-il avecenthousiasme. Et maintenant, si tu…

— Papa ? l’interrompit son fils.Quoi encore ? Avec un esprit aussi

vif, le petit bonhomme avait un avenir

prometteur devant lui. Qui sait, peut-êtredeviendrait-il un as du barreau ouquelque chose comme ça ?

— Oui, Jace ?— Ne demande pas à Marnie pourquoi

elle n’a pas changé mes draps, le pria-t-il.

Comme il commençait à croire que sesparoles annonçaient peut-être la fin decette conversation, Asher ne put résisterà la tentation d’assouvir sa curiosité.

— Et pourquoi pas ?Jace avait sans doute une excellente

raison de faire cette requête : il voulaittout mettre en œuvre pour garderMarnie.

— Parce qu’elle risquerait de penserqu’elle a fait quelque chose de mal et je

ne veux pas qu’elle se fâche et neveuille plus venir à la maison, expliquale petit garçon. Tu sais, je me moque demes draps. Ce que je veux, c’est queMarnie continue à venir chez nous.

Si elle s’occupait chaque jour de Jace,ils pourraient continuer à se voir… etplus si affinités, ce qui apparemmentétait le cas.

— Cela me paraît une bonne idée,acquiesça-t-il.

— J’aime beaucoup Marnie, ajouta lepetit garçon en fermant les yeux. Et toi,papa ? Tu l’aimes ?

Il le savait, Jace ne le lâcherait pasavant d’avoir la réponse qu’il souhaitaitentendre.

— Oui, je l’aime bien, répondit-il

donc.A l’évidence, sa réponse laissa

pourtant son fils sur sa faim.— Bien, c’est-à-dire beaucoup ?

insista-t-il.Asher comprit qu’il ne servirait à rien

de tergiverser.— Oui, beaucoup.— Tant mieux, répondit Jace avec un

long soupir de soulagement.Sur ces mots, il finit par s’endormir.Mais cette même réponse qui,

visiblement, avait apaisé son fils,maintint au contraire Asher éveillé desheures durant avant qu’il puisse enfintrouver le sommeil.

- 14 -

Tout allait beaucoup trop vite.Asher en était conscient. Il devait

prendre les choses avec calme. Et tenterde découvrir si ce qu’il ressentait pourMarnie était une émotion durable.Profonde.

Dans les affaires de cœur, en brûlantles étapes, en ne donnant pas le temps autemps, on courait à la catastrophe.

Telle fut la conclusion qui s’imposa à

son esprit le lendemain matin. Il étaitbien placé pour savoir que dans unerelation amoureuse, la précipitation étaitfatale.

Elle menait invariablement à l’échec.La preuve en était donnée par sonmariage. Il avait voulu aller trop vite,tout feu tout flamme, il avait quasimentpiégé Lynn. Pour quel résultat ?

Le couperet était tombé. Car un jourou l’autre, il tombait, il ne fallait pas sefaire d’illusion.

Or, il en avait assez d’échouer.En réalité, avec Marnie, il tentait de

combler le vide, le froid qu’il ressentaiten lui. Il aspirait à aimer de nouveau, àêtre amoureux, et ce besoin-là suffisait àcolorer la façon dont il la regardait.

Et porté par le désir de tourner la pagesur ce qui lui était arrivé récemment, necourait-il pas droit à la catastrophe enrisquant de commettre une nouvelleerreur ? Non, un homme dans son étatd’esprit ne pouvait certainement pasprendre des décisions raisonnables.

La preuve. La seule vue de Marniesuffisait à le bouleverser. Il bafouillait,il transpirait, bref, il n’avait plus toutesa tête. Comment, dans ces conditions,pourrait-il se montrer rationnel ?

Qu’adviendrait-il si effectivement ilépousait Marnie et qu’avec le temps,tous deux s’aperçoivent qu’ils n’étaientpas faits l’un pour l’autre ? Iln’imaginait même pas faire subir à Jacel’épreuve d’un nouveau divorce. Lui-

même ne le supporterait pas.Conclusion, mieux valait faire marche

arrière et y aller doucement, comme unhomme responsable.

Mieux encore, ils devaient cesser dese voir pendant quelque temps. Ainsi, ilverrait bien, jour après jour, si Marnielui manquait.

Ou si au contraire, avec le temps, sessentiments pour elle diminuaientprogressivement. Ce serait un bonmoyen de savoir si cette jeune femmeétait plus, pour lui, qu’un simpleréconfort après ce qu’il avait traversé.

Dans ce cas, il saurait que cessentiments n’étaient qu’un leurre, laréaction somme toute légitime d’unhomme blessé par une déception

amoureuse et cherchant à rebondir.En revanche, s’il se rendait compte

qu’il tenait à elle, eh bien, pour une foisdans son existence, il pourraitconsidérer qu’il était un sacré chanceux.

Tout cela était bien joli, un planparfait certes, excepté qu’il y avait unhic dans la petite expérience qu’ilentendait mener. Il avait besoin deMarnie pour veiller sur son fils. Et ilsavait que Jace serait complètementdévasté, et de ce fait ingérable, si ellevenait soudain à disparaître de sa vie.Pour le meilleur ou pour le pire, le petitgarçon était très attaché à elle.

Presque autant attaché que lui-même.Il avait besoin de savoir si ses

sentiments pour Marnie étaient réels, ou

uniquement dus à son désir de trouverl’âme sœur, la vraie cette fois. Etait-ilattiré par Marnie pour Marnie elle-même, ou uniquement parce que lasolitude était un fardeau trop lourd ?

Et pourtant, quand il était avec elle, ilse sentait vraiment bien. Ses doutesn’étaient peut-être qu’une conséquencede son mariage raté.

Bien. Etant donné qu’il étaitimpossible de faire une pause dans leurrelation sans répercussions majeures surJace, il opterait donc pour le plan B. Ilgarderait ses distances jusqu’à ce qu’ilsoit sûr de ses sentiments. Il lui devaitbien ça.

Il le devait à tous les trois.

* * *

A la seconde où Marnie arriva, un peuplus tard, cet après-midi-là, elle notaune différence dans le comportementd’Asher à son égard.

Impatiente de le revoir après leursfabuleuses étreintes de la nuit dernière,elle fut choquée en pénétrant dans lamaison, car ce fut à peine s’il tourna latête pour lui retourner son bonjour. Lesien avait été enthousiaste et lumineux.Mais celui d’Asher, quand il daignaenfin répondre, fut morne et tout justeaudible.

— Un problème ? demanda-t-elle.Après lui avoir marmonné son

bonjour, Asher lui avait tourné le dos et

il s’éloignait déjà quand Jace surgit dansle hall d’entrée, attrapa sa main etl’entraîna vers le salon.

Asher ne semblait pas décidé àrépondre à sa question, mais comme ellene savait par ailleurs même pas s’ill’avait entendue, elle éleva la voix etrecourut cette fois à son prénom pourattirer son attention :

— Un problème, Asher ?— Non, tout va bien. Pourquoi cette

question ?Il s’était exprimé avec une telle

indifférence qu’elle ne put que ledévisager, stupéfaite.

Aurait-elle mal compris ? Malinterprété certains signaux ? La nuitdernière aurait-elle été une erreur ? Une

sorte d’issue logique, car après tout, lavérité était d’une banalité affligeante.Elle mourait d’envie de faire l’amouravec lui. Et lui ? Ne serait-elle donc riend’autre pour lui qu’une conquête de plusà son actif ?

Non ! Elle se refusait à y croire. Ashern’était pas ce genre d’homme, égoïste etséducteur. Il avait fait preuve detendresse, de sensibilité, la nuitdernière. Quelqu’un de bien, voilà cequ’il était, le père comme l’homme.

Quelque chose avait dû se passer. Etelle allait découvrir de quoi ils’agissait. Tant pis si elle risquait de semordre les doigts ensuite, d’avoir voulupercer l’abcès.

Mais comme Jace était là, dans

l’immédiat, elle ne pouvait interrogerAsher sans détour.

— Pour rien, finit-elle par répondreavec calme.

Peut-être n’était-ce qu’un mouvementd’humeur et qu’il allait retrouver sonsourire. Si tel était le cas, mieux valaitpour l’instant le laisser tranquille.

Se tournant vers Jace, elle sourit augarçonnet.

— Alors, mon grand, quel est donc leprogramme, pour aujourd’hui ?

Aussitôt, Jace, radieux, lui rendit sonsourire.

— Suis-moi, je vais te montrer…Au moins l’un des Fortune paraissait

heureux de la voir, se consola-t-elle.Dans l’incapacité pour le moment

d’éclaircir la situation avec Asher, ellefit en sorte d’oublier temporairement sesproblèmes, pour ne se consacrer qu’àl’enfant.

Après tout, elle était payée pour cela.

* * *

Si elle n’avait pas su que les chosesétaient toujours plus complexes qu’ellesn’y paraissaient, Marnie aurait sansdoute pensé, deux jours plus tard,qu’Asher l’évitait volontairement.

Chaque soir, quand elle couchait Jaceet faisait la lecture au petit garçon,Asher disparaissait dans son bureau,pour travailler sur son ordinateur àquelque chose de visiblement capital.

Si elle s’avisait de l’interroger à cesujet, il répondait de façon évasive,comme quoi il n’avait pas le droitd’évoquer le sujet avec elle. Tout çapour lui laisser penser qu’il s’agissaitd’un projet ultra-confidentiel lié auxaffaires de sa famille et de JMFFinancial.

Et cette façon qu’il avait de larabrouer lui déchirait le cœur. Elle sesentait exclue.

Sa froideur quotidienne, et sisoudaine, était une vraie torture, pourelle. Pourquoi un tel comportement ?Pour quelle raison agissait-il ainsi ?

Aurait-il peur qu’elle ne cherche à letraîner devant monsieur le maire ? Ouqu’elle ne le fasse chanter pour une

raison ou une autre ? Pire, en veuille àson argent ?

Non, elle refusait de croire qu’ilpuisse s’imaginer cela venant d’elle.

Une chose était sûre, elle était à boutd’arguments et ne savait plus que penser.Chaque fois qu’elle tentait de parleravec lui de sa brusque volte-face depuiscette nuit magique entre ses bras, il luijetait une excuse en pâture. Il prétendaitainsi être dans l’impossibilité dediscuter avec elle à cause d’un projetsur lequel il travaillait. Ou bien il devaitpasser un coup de fil urgent. Bref, pourla fuir, il avait toujours en réserve uneexplication. En réalité, des mensonges,rien de plus.

Quel besoin avait-il de lui mentir ?

Elle se fichait de sa fortune, comprenaitparfaitement que la notion même demariage le révulse, après ce qu’il avaitvécu. Elle n’attendait rien de lui que ledroit de l’aimer.

Et surtout, elle ne comprenait pas cequ’il lui reprochait.

Aussi, après d’innombrablesrebuffades, prit-elle à son tour sesdistances dans le but de protéger sessentiments d’un nouvel assaut,intentionnel ou accidentel.

Après avoir tenté en vain d’amenerAsher à s’expliquer pour découvrir cequi avait pu provoquer un telchangement d’attitude à son égard, elleestima que le petit jeu avait assez duré.Elle ne lui donnerait pas la satisfaction

de lui montrer son chagrin, ni ladéception qui était la sienne.

Sa fierté en avait assez supportécomme ça.

Aussi ce jour-là, devant la porte deson bureau, elle secoua la tête et tournales talons. Trop en colère pour discuter,elle jugea plus raisonnable de rentrerchez elle.

* * *

Asher entendit la porte d’entréeclaquer. L’écho se répercuta au plusprofond de lui.

Elle était partie, comprit-il. Rentréechez elle, manifestement furieuse. Bonsang, fallait-il qu’il soit stupide pour

gâcher ainsi un temps précieux, dans leseul but de savoir si ses sentiments pourelle étaient vrais, ou simplement l’effetd’une trop longue solitude.

Que ne donnerait-il pour revenir enarrière. Pour que les choses se passentcomme avant qu’il ne décide de prendredu recul, parce que tout allait trop viteentre Marnie et lui.

Comprenant soudain son erreur, iln’aspirait plus maintenant qu’à unechose, lui expliquer pourquoi il avait agicomme un idiot. Puis il la supplierait delui accorder une deuxième chance. Et audiable les conséquences !

Il bondit de son fauteuil, pleind’espoir. Il n’avait pas entendu savoiture, elle devait donc être encore là,

garée devant la maison. Il s’apprêtait àquitter son bureau quand son téléphonesonna.

Il sortit l’appareil de sa poche,regarda sur l’écran le nom de soncorrespondant, pensant un instant qu’ils’agissait peut-être de Marnie. Ill’écouterait jusqu’au bout, puis il luidemanderait de lui pardonner.

Mais l’écran affichait le nom deShane, pas de la femme qui venait departir de chez lui en claquant la porte.Shane s’était rendu à Atlanta pour menerl’enquête. Asher comprit qu’il n’avaitpas le choix, aussi décrocha-t-il, la mortdans l’âme.

— Allô ? marmonna-t-il, en proie àune douloureuse frustration.

A l’extérieur, il entendit la voiture deMarnie démarrer. Alors, poussé par ledésespoir, il se rua dans l’entrée etouvrit la porte.

Mais il n’eut que le temps de la voirs’éloigner dans un nuage de poussière.

Ce fut comme si son cœur sedésintégrait.

— J’ai connu mieux, comme accueil,grommela son frère, à l’autre bout du fil.

Asher ne fit même pas l’effort deréprimer un soupir quand il referma saporte et regagna son bureau, le paslourd.

Peut-être était-ce mieux ainsi, en finde compte, tenta-t-il de se réconforter. Ilignorait encore à quoi s’en tenir, au sujetde ses sentiments pour Marnie, et une

seule chose importait, ne pas commettrela même erreur une deuxième fois. Il nepouvait pas se permettre de se tromperencore. Ce serait catastrophique, pourJace. Pour lui.

— Désolé, dit-il à Shane. La semainea été épique.

— Oui, ne m’en parle pas, ricana sonfrère, avec une certaine amertume.

Prenant sur lui, Asher effaça de sonesprit toute pensée relative à Marnieafin de se concentrer sur les propos deson frère. Shane était parti à Atlantapour tenter de récolter des informationssur la mystérieuse femme apparuesubitement dans la vie de leurrespectable père, une certaine JeanneMarie. C’était à elle que James avait fait

don de ses actions.— J’imagine que ce séjour n’est pas

de tout repos, remarqua Asher.— C’est le moins que l’on puisse dire,

répondit Shane. Comme je t’envie d’êtreau Texas, pendant que moi je suis là àtourner en rond sans arriver à rien…

Apparemment, les nouvelles n’étaientpas ce qu’ils espéraient.

— Si je comprends bien, ironisaAsher, tu m’appelles pour me dire que tun’as rien à me dire.

Une fois de plus, Shane partit d’un riresans joie, désabusé.

— Oui, c’est un peu ça. La fameuseJeanne Marie vivait ici, à Atlanta, maiselle n’est plus là. En tout cas, je n’arrivepas à la retrouver. Je me suis rendu à

l’adresse que j’avais découverte dans lePC de papa, mais apparemment, elle aquitté les lieux depuis longtemps.

Pourquoi cette femme serait-ellerestée à Atlanta, alors qu’elle avaitmaintenant la possibilité de parcourir lemonde à leurs frais ?

— Elle a probablement décidé demener la grande vie, avec tout cet argent.

— Oui, et tout ça grâce à un vieuxplein aux as, lâcha Shane. Lerespectable James Marshall Fortune.

Tout juste si Asher n’entendit pas sonfrère frémir. Il fallait reconnaître quepersonne n’aurait imaginé une chosepareille de la part de leur père, qui avaitjusqu’alors été un homme austère, ladroiture personnifiée, un mari fidèle et

aimant… Manifestement, il avait bernéson monde.

— Je préférerais ne pas garder cetteimage de papa, soupira Asher.

— Je suis d’accord, répondit Shane.Mais cela ne change rien à la tristevérité, ni aux relations de papa aveccette dame. Oh ! j’ai malgré tout réussi àdénicher une photo de cette JeanneMarie ! Pas mauvais genre, en fait. L’airmadame tout le monde, si tu vois ce queje veux dire.

— Pourquoi papa serait-il alléprendre pour maîtresse une femmeordinaire ? répliqua Asher.

A sa grande surprise, au lieud’abonder dans son sens, Shane mit toutde suite le holà.

— Tu tires des conclusions trophâtives, Asher. Après tout, on ne sait passi cette femme est sa maîtresse.

Que pouvait-elle être d’autre pourmériter un tel « cadeau » de leur père ?Car ils connaissaient suffisamment lepatriarche pour savoir qu’il ne céderaitpas à un chantage.

— Une chose est sûre, en tout cas, ellen’est pas sa mère adoptive, à son âge,persifla Asher.

— C’est certain, acquiesça Shane.Asher avait raison. Cependant,

quelque part, l’idée que cette femme soitla maîtresse de leur père ne collait pas.Généralement, une maîtresse impliquaitune relation à long terme, et Shane avaitdu mal à croire que James Fortune ait pu

tromper les siens tout ce temps et menerdurablement une double vie.

— Bien, soupira Asher. Et que vas-tufaire, maintenant ?

— Je pensais rester ici encore deuxjours, fouiller un peu par-ci par-là,essayer de trouver quelqu’un quipourrait me renseigner sur l’endroit oùelle aurait pu aller. Peut-être une amie…Il doit bien y avoir une piste, s’emporta-t-il. Cette femme ne s’est quand mêmepas volatilisée avec ces actions, bonsang !

En dépit de toutes les méthodessophistiquées auxquelles on avait accèsde nos jours, quelqu’un pouvaitparfaitement échapper à toute poursuite,à condition de connaître les bonnes

personnes. Peut-être ses frères et luidevraient-ils tenter de se rapprocher dece type de réseaux parallèles ?

— On pourrait essayer de faire appelà un professionnel, suggéra Asher. Tusais, du genre détective privé.

— Oui, j’y ai pensé, moi aussi, avouaShane. Nous verrons à mon retour…Alors, raconte, comment ça se passe ?ajouta-t-il sur un ton radicalementdifférent.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?Shane hésita, surpris. Manifestement,

cela lui paraissait évident.— Eh bien, ton installation à Red

Rock ? Ta nouvelle vie, tout ça ?demanda-t-il avec enthousiasme, lui quin’avait jamais vraiment porté son ex-

belle-sœur dans son cœur.— Ça va.Le ton qu’il avait employé manquait

singulièrement de conviction.— Ce n’est pas l’impression que j’ai.En effet, mais comment résumer une

situation aussi complexe en quelquesmots, à quelqu’un qui se trouvait à desmilliers de kilomètres. Sentant sapatience s’émousser, mais rechignant àenvoyer son frère promener, il répondit :

— Ecoute, Shane, j’ai déjà une mère.Je n’en ai pas besoin d’une deuxième.

— Quelle agressivité, nota son frèresur un ton sec. Est-ce que ça signifie quetu as finalement décidé de tourner lapage sur cette femme. Ou y a-t-il autrechose ? demanda-t-il, suspicieux.

L’espace d’une seconde, il faillit toutraconter. Il fut à deux doigts d’expliquerà Shane les sentiments conflictuels quil’agitaient.

Mais à la dernière seconde, il seravisa. Après tout, il était un grandgarçon, et à ce titre supposé régler sesproblèmes tout seul, sans se réfugierauprès de ses frères pour qu’ils luiprêtent une oreille attentive etcompatissante chaque fois que sonexistence basculait dans le chaos.

— Rien d’autre, répondit-il. Dès qu’ilse passera quelque chose, je te le feraisavoir, ajouta-t-il avec fermeté pourprévenir tout éventuel interrogatoire.

Shane ne dit rien mais ne fut pas dupepour autant.

— Entendu, dit-il. Tu sais où metrouver.

Asher savait que son frère n’était pasconvaincu et il s’empressa donc decouper court à cette conversation.

— Je dois y aller, à présent, lui dit-il,recourant à la première excuse qui seprésenta à son esprit. Jace m’appelle.

— Tu lui permets de veiller si tard ?demanda Shane, surpris.

— Je ne lui permets rien du tout,répliqua-t-il avant de raccrocher.

Pas question de laisser son frères’immiscer dans sa vie privée. Cela seterminerait forcément par une dispute.Même si Shane au fond ne faisait ques’inquiéter pour lui.

- 15 -

Elle ne pouvait supporter cela pluslongtemps.

Marnie avait l’impression quequelqu’un lui avait déchiré le cœur enmille morceaux. Elle retournait chezAsher tous les après-midi depuis unebonne semaine maintenant, se dépêchantaprès ses cours d’équitation et… Mais àquoi bon ? Chaque jour, c’était la mêmehistoire.

La situation lui était devenueinsupportable.

Feindre l’indifférence vis-à-visd’Asher, faire comme si elle n’éprouvaitrien pour lui et se fichait de sonchangement brutal de comportement, toutça la tuait à petit feu. Cent fois, elle luiavait donné l’opportunité de luiprésenter des excuses, d’en finir aveccette situation, ou du moins de bienvouloir prendre la peine de lui expliquerles raisons de son attitude.

Or au lieu de s’expliquer, Asherdevenait de jour en jour plus distant vis-à-vis d’elle.

Mais après tout, peut-être avait-elleaffaire là au véritable Asher, tandis quel’autre, celui en qui elle avait cru, n’était

en réalité qu’un leurre.Si tel était le cas, alors elle pouvait se

féliciter de l’avoir démasqué à ce stadede leur relation, avant qu’elle nes’attache trop à lui.

Tssst… Comme si tu n’étais pas déjàattachée à lui.

Oui, bon. Mais il n’était pas trop tardpour se reprendre en main. Elle pouvaitencore faire machine arrière et sauver sapeau. Peut-être.

A la seconde où elle prit sa décision,au contraire de ce qu’elle espérait, ellene se sentit aucunement libérée, etencore moins triomphante. En fait, ellene ressentit rien d’autre que de laculpabilité. Car elle était parfaitementconsciente que si elle cessait de venir

chez Asher, Jace s’imaginerait une foisde plus avoir été abandonné.

Mais que pouvait-elle faire contre ça ?Pour une fois, elle devait penser à elle etmettre un terme à cette situation. Or, ellen’avait pas le choix. Si elle voulait s’ensortir, elle devait en finir avec Asher etavec tout ce qui se rattachait à lui.

Ce qui signifiait couper les liens avecJace.

Il en allait de sa survie.Elle redoutait cependant de téléphoner

pour annoncer qu’elle ne viendrait plus,même si elle avait préparé son laïus,avec une excuse à l’appui. Mais elleavait le devoir d’appeler. Elle nepouvait pas se contenter de laisserAsher sans nouvelles et cesser du jour

au lendemain ses visites sans préavis. Ilse retrouverait dans l’embarras, à sedemander pourquoi elle avait rompu leuraccord.

Mais sans doute cela l’arrangerait-il,étant donné combien il semblait excédépar sa présence. Elle secoua la tête, lagorge serrée. Et alors ? Ce n’était paspour lui qu’elle s’inquiétait. Elle nepouvait imaginer de laisser Jace dansl’incertitude, sans nouvelles d’elle, nesachant à quoi s’en tenir.

Et puis, si Asher se comportait commeun malotru, ce n’était pas une raisonpour l’imiter. Elle valait bien mieux quecela.

Relevant le menton avec fierté etdétermination, elle s’empara du

téléphone et composa le numérod’Asher.

A l’autre bout de la ligne, la sonnerieretentit une fois, puis deux, et unetroisième encore. Elle se surprit àcroiser les doigts en attendant unequatrième sonnerie, car cela signifieraitque la messagerie prendrait le relais.Elle préférait mille fois laisser unmessage plutôt que de devoir parler àAsher en personne.

Comme en réponse à ses prières, elleentendit la boîte vocale se déclencher.Puis la voix d’Asher.

— Vous êtes bien chez Asher et JaceFortune. Nous sommes dansl’impossibilité de vous répondre pourl’instant, mais si vous nous laissez votre

nom et votre numéro de téléphone,sachez que nous vous rappellerons dèsque possible.

— Mmoui, dès que possible…C’était Jace en arrière-plan qui venait

mettre son grain de sel, pensa-t-elleavec tendresse.

Après une profonde inspiration, ellese lança :

— C’est Marnie. Quelque chose estarrivé et j’ai bien peur de ne pluspouvoir m’occuper de Jace. Désolée,chuchota-t-elle, affligée par la pauvretéde ce mot, qui échouait à exprimer cequ’elle ressentait vraiment. Dis aurevoir à Jace pour moi. Il va memanquer, ajouta-t-elleintentionnellement.

Mais Asher ne saisirait pas l’allusion,il était bien trop bête pour cela.

Puis elle se dépêcha de raccrocheravant de se trahir en éclatant en sanglots.

— Que s’est-il passé ?Marnie sursauta en retenant un cri.

Tournant la tête, elle vit sa mère, deboutderrière le canapé où elle s’était assisepour téléphoner. Bras croisés, GloriaMcCafferty la dévisageait, l’airperplexe.

— Lorsque tu étais adolescente, nousa v i o ns l’habitude de discuter, tun’hésitais pas à te confier à moi,commença sa mère en venant s’asseoir àcôté de Marnie. Aujourd’hui, tu es uneadulte, et je comprends bien que tun’aies pas envie de me parler de

certaines choses. Mais j’avais espéréque tu viendrais parfois me faire desconfidences, oh, dans la limite de labienséance, évidemment.

Lorsque sa mère lui prit la main,Marnie nota dans son regard à la fois dela tendresse et de l’espoir. Gloria étaitcomme toutes les mamans, son cœursouffrait chaque fois que souffrait celuide son enfant.

— Que s’est-il passé ? répéta-t-elle.— Rien, maman, répondit Marnie en

secouant la tête. Je t’assure.Mais au lieu de mettre un terme à cette

conversation, sa réponse ne fitqu’amener d’autres questions.

— Alors pourquoi as-tu… ?Non, c’était au-delà de ses forces.

Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pasen parler. C’était trop douloureux.

— Franchement, maman, je pensaisque tu serais la première à te réjouir sije décidais d’arrêter de travailler pourAsher Fortune. Après tout, c’est bien toiqui disais en avoir assez de ma fâcheusetendance à recueillir les âmes égarées,non ? s’emporta-t-elle.

— Et c’est toujours le cas, réponditGloria en écartant avec douceur unemèche sur le front de sa fille. J’ai sipeur que tu souffres.

— Oh ! Eh bien, je ne risque plus desouffrir, puisque je ne remettrai plus lespieds là-bas, répliqua-t-elle sèchement.

Gloria sourit, prit le visage de sa filleentre ses mains et plongea les yeux dans

les siens. Et dans ce regard, elle vit toutce qu’une mère avait besoin de savoir.

— Mais tu souffres déjà, n’est-ce pas,ma chérie ?

Le fait que sa mère puisse lire en ellecomme dans un livre ouvert l’avaittoujours profondément agacée. Ellepensa donc protester de façonvéhémente, contredire Gloria avecvigueur, mais quelque chose, au fond deson cœur, lui dit que ce serait peineperdue.

— Aucune importance, chuchota-t-elleavec un haussement d’épaules.

— Pour moi, c’est important, insistaGloria. Ne te méprends pas, ma fille. Jene cherche pas à te dissuader de tomberamoureuse, c’est même tout le contraire.

En fait, je voudrais tellement que tu aiesquelqu’un dans ta vie, un homme bienqui t’aimerait comme tu le mérites,saurait voir combien tu es précieuse etavec lequel tu fonderais une famille…Je cherchais juste à te mettre en garde,parce que je sais quel grand cœur tu as.Certains hommes n’hésiteraient pas uneseconde à en profiter. Et je ne veux pasque tu deviennes une victime.

— Tu peux être tranquille, maman. Jevais m’en tenir à mes cours d’équitation,durant quelque temps. Fini le baby-sitting.

Car elle le savait, elle n’en aurait pasla force. Cela ne ferait que lui rappelerAsher et Jace.

— Qu’est-il arrivé, Marnie ? demanda

sa mère à voix basse.Parce qu’elle avait besoin de se

décharger un peu de son chagrin, troplourd pour son cœur, elle fit à sa mèreun résumé sommaire de ses problèmes.Ne voulant pas entrer dans les détails,elle conclut donc simplement :

— Il n’était pas intéressé.Sa réponse laissa Gloria sans voix

quelques minutes.— Bien, commença-t-elle, une fois

remise. Dans ce cas, il n’y a rien àregretter, n’est-ce pas ? Tu ne voudraistout de même pas tomber amoureused’un idiot, non ?

Sans réfléchir, Marnie prit la défensede l’homme qui faisait battre son cœur :

— Il n’a rien d’un idiot !

— Oh ! mais permets-moi de ne pasêtre d’accord. Quiconque ne serait pasintéressé par une jeune femme aussibelle, aussi intelligente et sérieuse quetoi est forcément stupide. Il mérite peut-être ta compassion, mais rien d’autre,crois-moi. Tu l’as échappé belle, machérie.

Et sa mère lui offrit un sourire plein deréconfort.

Je n’ai pas l’impression de l’avoiréchappé belle, maman. J’ail’impression d’avoir le cœur enlambeaux.

— Maman, tu n’es pas objective,soupira-t-elle.

— Peut-être, répondit Gloria toutsourire. Mais j’ai de bons yeux. Ce qui

me permet de voir tes défauts, ton cœurtrop grand par exemple, comme tesqualités, bien trop nombreuses pourtoutes les citer, conclut-elle, non sanshumour.

— Vraiment ! s’exclama-t-elle d’unair innocent. Et pourquoi pas ?

— Parce que si je commence, je temettrai en retard pour ton coursd’équitation. Tes étudiants enprofiteraient pour prendre la poudred’escampette et chevaucher à travers lacampagne. Tu passerais l’après-midi àles chercher.

Le scénario dressé par sa mère,intentionnellement mélodramatique, luiarracha un sourire.

— Par pitié, maman, il ne manquerait

plus que cela, soupira-t-elle. Mais mercide tout cœur pour ton réconfort…

— Je ne fais que mon travail, machérie, répondit Gloria en déposant unbaiser sur son front. Je suis ta mère. Jedois faire en sorte de te réconforter. Aprésent, file au centre équestre, tu as uncours à donner. Va retrouver lespersonnes qui savent apprécier tacompagnie.

Marnie traversa le salon et attrapa sonsac et ses clés sur la console.

— Je t’aime, maman.— Moi aussi, je t’aime, ma chérie,

répondit Gloria.

* * *

— Mais enfin, pourquoi Marnie peutplus venir ? pleurnicha Jace, répétantpour la centième fois au moins saquestion depuis qu’Asher l’avaitinformé du message laissé par Marniesur leur boîte vocale, quelques joursplus tôt.

Très exactement, cinq jours. Cinqjours au cours desquels pas une fois iln’avait réussi à l’avoir au téléphone.Pour essayer d’y voir plus clair.

Cinq jours très précisément qu’il nesavait plus que penser, se traitant de tousles noms pour s’être comporté de façonaussi stupide ou tentant de se réconforteren se disant qu’après tout, il avait fait lebon choix. Tout ça en vain. A bout denerfs, il nageait dans la confusion la plus

totale.— Parce qu’elle doit s’occuper

d’autres enfants. Des enfants qui ontbesoin d’elle.

— Mais nous aussi, on a besoind’elle, insista Jace, visiblement agité.

— Non, c’est faux. Nous nous ensortons très bien sans elle…

« Mensonge », ne put-il s’empêcher depenser. Ils avaient le plus grand mal à sedébrouiller seuls. Mais au moins sesfrères étaient-ils là pour veiller chacunleur tour sur Jace de temps à autre. Cequi était censé l’aider.

Or il n’en était rien.— Papa, tu m’as toujours dit qu’il ne

fallait pas mentir ! s’exclama son fils,rouge de colère. C’est pas vrai, on s’en

sort pas du tout, sans elle ! En fait, ellenous manque, c’est tout !

Plus encore que tu ne l’imagines,mon fils..

Et au fil des jours, cette pensée s’étaitimposée à lui. A l’écoute du message deMarnie, il avait eu l’impression de sevider de son sang. Au lieu de se sentirsoulagé par sa décision qui lui facilitaitla tâche après tout, c’était comme si lemonde s’était dérobé sous ses pieds.

Depuis, il était malheureux comme lespierres. Comme perdu dans un désertsans fin. Et il se méprisait de devoirmentir à son fils, de tenter de trouver desavantages à une situation qui lui étaitintolérable et le devenait chaque jour unpeu plus.

A supposer qu’il n’ait pas étéconscient de son changement d’humeurdepuis que Marnie ne venait plus, ilpouvait toujours compter sur ses frèresqui ne manquaient jamais une occasionde se plaindre de son sale caractère.

Et ils avaient raison.En réalité, c’était même pire que

lorsque Lynn l’avait quitté. Il n’auraitpas imaginé que quelqu’un puisse luimanquer comme lui manquait Marnie.

Il avait l’impression d’être un pauvrefou éperdu d’amour. Et pour ne rienarranger, Jace et lui se chamaillaientconstamment. Le petit garçon boudaitdes journées entières et les crises qu’ilfaisait quelques semaines plus tôt, quandMarnie avait le malheur de ne pas venir,

n’étaient rien, comparées à cellesd’aujourd’hui, maintenant qu’elle nevenait plus du tout.

— Elle ne ferait pas ça, marmonna legarçonnet en se référant aux propos deson père. Marnie ne nous aurait jamaislaissés tomber pour s’occuper d’autresenfants… Tu as dû être méchant avecelle, l’accusa-t-il soudain en ledévisageant d’un air renfrogné. Oui, tuas été méchant et c’est pour ça qu’elleest partie. Pareil que maman qui estpartie parce que j’étais trop méchant.

Asher blêmit à cette accusation ainsiqu’à la confession qui l’accompagnait.Non seulement parce que Jace, avec uneclairvoyance étonnante, lui reprochaitd’être la raison du départ de Marnie,

mais aussi parce que son fils seconsidérait comme le responsable dudépart de sa mère.

C’était si douloureusement proche dela vérité qu’Asher en frémit.

— Est-ce vraiment ce que tu crois,Jace ? Que c’est ta faute, si ta mère estpartie ? demanda-t-il à son fils.

Quand ce dernier hocha la tête, iloublia sa propre douleur pour seconcentrer sur celle de son enfant.

— Nous en avons déjà parlé, Jace. Jete l’ai dit et répété, si ta mère est partie,tu n’y es pour rien. Elle ne voulait pasrester mariée avec moi, c’est tout.

Il ne voulait surtout pas que son filsculpabilise et porte cet abandon commeune croix sur ses frêles épaules.

Mais s’agissait-il vraiment de Lynn,aujourd’hui ? Plus que de sa mère, Jacene parlait-il pas plutôt de Marnie ? Enlui demandant de mettre tout en œuvrepour la ramener à la maison…

— Peut-être que si tu t’excuses, ellereviendra, suggéra le garçonnet, pleind’espoir. Je t’en prie, papa. Elle memanque tellement… Pas toi ?

Il soupira. Il aurait voulu répondre« non », pourtant il n’en fit rien. A vraidire, il en avait assez de mentir, à Jacecomme à lui-même. Oui, Marnie luimanquait. Elle lui manquait cruellementet il était fatigué de cette situation.

— Si tu l’appelles pour lui dire que turegrettes, elle te pardonnera. Elle estgentille, tu sais, plaida Jace. Elle restera

pas fâchée tout le temps, comme maman.— Rien ne prouve qu’elle reviendra,

même si je l’appelle, objecta-t-il.— Elle le fera encore moins si tu

l’appelles pas, répondit simplement lepetit garçon.

Asher rit et secoua la tête. Son filsavait toujours réponse à tout.

— Rappelle-moi donc ton âge… ?— Quatre ans, répondit Jace,

manifestement surpris par la question deson père. Tu le sais bien, papa !

— Oui, bien sûr que je le sais.Il savait aussi que Jace avait raison.

S’il ne tentait pas de persuader Marniede revenir, elle ne reviendrait jamais.C’était à lui à de faire le premier pas.De s’excuser.

Combien de fois avait-il présenté sesexcuses à Lynn ? Cela ne l’avait pasempêchée de partir. Certes, mais Marnien’était pas Lynn. Et, à sa manière, Jacelui aussi faisait bien la différence entreles deux femmes.

— Tu vas lui téléphoner, dis, papa ?insista son petit garçon, les yeuxbrillants. Tu vas dire à Marnie que noussommes désolés, que si elle veut bienrevenir, nous ferons jamais plus rien quipourrait la fâcher. Promis juré.

— Je suppose que je n’ai pas le choix.Car tant que je ne l’aurai pas appelée, tune me laisseras pas en paix, n’est-cepas, mon bonhomme ?

Jace haussa tristement les épaules.— Je veux tellement qu’elle revienne

avec nous. Et toi aussi, j’en suis sûr,papa.

Asher hocha doucement la tête.— Entendu, Jace, tu as gagné. Mais

dans l’immédiat, prépare-toi, je vais tedéposer chez oncle Wyatt.

Le visage de Jace se décomposa.Depuis la défection de Marnie, sesoncles s’occupaient de lui, chacun à leurtour. Il aimait beaucoup ses oncles, maisaucun ne pouvait remplacer Marnie.

— Pourquoi ? demanda-t-il, grognon.— Pour que je puisse aller trouver

Marnie pour lui dire que je… Que noussommes désolés.

Jace applaudit à tout rompre puis il seprécipita pour l’étreindre. Pour le petitgarçon, cela ne faisait aucun doute,

Marnie serait rapidement de retour.— Super ! s’exclama-t-il. Je savais

que tu le ferais.Jace avait un peu trop foi en les

capacités de son père à persuaderMarnie de revenir. Or, rien n’était moinssûr.

- 16 -

Marnie commençait à se demander sielle ne perdait pas la tête.

Il n’y avait pas d’autre explication àcet accès de paranoïa qui l’avaitassaillie, au cours des deux dernièresheures qui venaient de s’écouler.Entourée des chevaux et de ses élèves,elle avait l’impression que quelqu’unl’observait.

Quelqu’un apparemment de très doué

pour se cacher, car chaque fois qu’elleregardait autour d’elle, derrière l’encloset du côté des écuries, rien. Elle nevoyait personne.

Sans doute un tour de son imagination,finit-elle par se dire. Peut-être uneréaction au fait de ne plus voir Asher.

N’y pense plus, n’y pense plus.Son plan consistait à rester occupée le

plus possible, à prendre des élèvessupplémentaires, ceux des autresprofesseurs absents pour une raison ouune autre. Elle réussissait si bien qu’ellen’avait plus une seule minute à elle. Etc’était tant mieux ! Car quand elle seretrouvait oisive, elle laissait son espritvagabonder sur des chemins interdits,emprunter des voies sans issue. Pire,

elle revivait certains souvenirs.Bref, ce n’était pas ainsi qu’elle

tournerait la page sur Asher Fortune. Pasquestion de se laisser bercer par dessouvenirs. Pas de regrets. Pas de « Etsi… ? ». Terminé ! Fini ! Elle devaitrester ferme et cesser de se lamenter surla perte de cet homme.

Comment pourrais-tu perdre ce quetu n’as jamais eu, de toute façon ?

— Vous allez bien, mademoiselleMarnie ? s’enquit une fillette, BettinaGregory, en la regardant d’un air inquiet.

Le reste de la classe était parti quinzeminutes plus tôt, mais la mère de Bettinapayait aussi pour des cours individuels,imaginant déjà sa fille sur les podiumsde prestigieuses compétitions.

Elle sourit à la petite et fit de sonmieux pour la rassurer :

— Je vais parfaitement bien, Bettina.Juste un peu préoccupée, avoua-t-elle.Je suis désolée.

La fillette ne sembla pas entendre sesexcuses, trop occupée qu’elle était àessayer de comprendre le sens desparoles de son professeur.

— C’est à cause de l’homme qui n’apas arrêté de vous regarder aujourd’hui,que vous êtes préoccupée ? demandaBettina de façon innocente.

Marnie leva la tête et balaya unenouvelle fois les alentours du regard.

Quelqu’un avait donc bien épié sesmoindres faits et gestes.

— Quel homme ? Où ça ? demanda-t-

elle en continuant de regarder autourd’elle, fébrile.

Mais elle ne vit personne. Qu’est-ceque cela signifiait ? Serait-ce l’hommeinvisible que seules les fillettes dedouze ans pourraient voir sematérialiser ?

— Là-bas, près de la grange, réponditBettina en tendant le doigt.

Une main sur le front pour se protégerdu soleil, elle plissa les yeux. « Non,rien… mais si ! » comprit-elle soudain.A l’extrémité de la grange, on distinguaitla silhouette d’un homme, tout près del’enclos où elle donnait ses cours.

Asher.— Ne t’inquiète pas, Bettina, dit-elle

alors à la fillette. Je le connais.

La petite fille lui sourit, manifestementrassurée.

— Ah ! Alors, tout va bien ?Cela restait à voir, mais elle se garda

bien de tout commentaire en présence deson élève.

— Oui, ne t’inquiète pas, la rassura-t-elle.

L’instant d’après, Bettina bondit dejoie.

— Voilà maman ! s’exclama-t-elle,radieuse.

Marnie n’allait donc pas tarder à seretrouver seule. La petite fille était sadernière élève de la journée et il n’yavait plus aucun enfant au centreéquestre vers lequel se tourner pouréviter d’avoir à parler à Asher.

— N’oublie pas de ramener ton chevalà l’écurie, dit-elle à Bettina.

— Oui, mademoiselle Marnie,répondit la fillette en tirant sur les rênes.Ohé, maman ! Regarde comme Snowballm’obéit ! cria-t-elle à sa mère.

La mère de Bettina regarda sa montreet eut un sourire forcé, avant des’éloigner avec sa fille, laissant Marnietotalement désemparée.

Un moment, elle pensa prendre lafuite, mais si elle fuyait, Ashercomprendrait aussitôt combien soncomportement l’avait blessée. Et pasquestion de lui donner cette satisfaction.

* * *

A chaque pas qui le rapprochaitd’elle, Asher sentait son couragediminuer. Il n’avait pas la moindre idéed e ce qu’il allait lui dire ou mêmecomment il s’y prendrait pour luiprésenter ses excuses.

Les mots n’avaient jamais été son fortet dans un moment pareil, il pourrait fortbien perdre sa langue. Ses frères étaienttous beaux parleurs, mais pas lui.

— Hello, Marnie, parvint-il àarticuler, la bouche sèche.

A peine esquissa-t-elle un signe detête.

— Asher.Il laissa échapper un soupir de

soulagement.— Bien, tu te souviens de mon nom,

voulut-il plaisanter. Pas de gros mots nid’insultes, c’est encourageant…

* * *

Dans son lit, les yeux rivés au plafondlors d’une énième nuit blanche, Marnieavait vécu cent fois cette scène en esprit.Des mots, dans ces moments-là, il lui enétait venu de toutes sortes. Des motsdoux, des mots d’esprit, des mots plusdurs que l’acier pour protéger son cœur.Des mots aussi pour balancer ses quatrevérités à Asher.

Mais à cet instant, confrontée à lui enchair et en os, elle se trouva dansl’incapacité de prononcer une seuleparole. Rien. Le néant. Elle inspira

profondément.— Ma mère m’a toujours interdit ce

genre de vocabulaire, lâcha-t-ellefroidement.

— Ta mère est quelqu’un de bien,répliqua-t-il avec malice, un sourire sedessinant sur ses lèvres si sensuelles,si…

Et alors ? Pourquoi était-il venu ?Pour lui faire du charme ?

Le seul fait de regarder Asher luifaisait mal.

— Ecoute, je suis occupée, lâcha-t-elle, impatiente d’en finir au plus viteavec cette comédie, craignant à toutmoment d’éclater en sanglots.

— Je crois que tes élèves sont partis,non ? objecta-t-il en regardant autour de

lui.Elle fronça les sourcils. A quel jeu

jouait-il ?— J’ai une vie, en dehors des cours

d’équitation, figure-toi, répliqua-t-elle.— Je sais.A la façon dont il prononça ces deux

petits mots, une vague de chaleur lasubmergea. Elle sentit sa colère monter.

— Bien, ceci ne nous mènera à rien etje dois…

— Je t’aime, dit-il simplement, sansautre préambule.

* * *

C’était tout ce qu’il avait à offrir : lavérité. Une vérité qu’elle avait le

pouvoir d’accepter ou de fouler auxpieds.

Il attendit sa réponse, voulant croireen sa chance.

Marnie le dévisagea, aussi abasourdieque si un cheval l’avait jetée à terre.Elle secoua la tête, comme un nageur quicherche à évacuer l’eau de ses oreillesafin de mieux entendre.

— Qu’est-ce que tu as dit ?— Je t’aime, répéta-t-il avec calme.De tout mon cœur, de tout mon corps.Il ne fit aucun geste dans sa direction,

trop anxieux à l’idée qu’elle puisse lerepousser, s’il tentait de la toucher.Alors, autant dire ce qu’il avait sur lecœur maintenant. Il avait dépassé lestade de la peur de la perdre. Sans

Marnie dans sa vie, c’était lui qui étaitperdu.

— Et je suis désolé, je me suiscomporté comme un idiot, reprit-il. Jen’ai aucune excuse. C’est simplementque j’avais… J’avais peur, voilà tout,marmonna-t-il, mettant finalement un motsur cette émotion qui au début lui avaitfait prendre ses distances.

— Tu avais… peur ? répéta-t-elle,incrédule.

— Oui, répondit-il avec franchise.Peur de commettre une erreur comme jel’ai fait avec la mère de Jace, peur devoir mes sentiments me revenir en pleinefigure.

— Mais alors, que fais-tu ici ?demanda-t-elle, se refusant à espérer

trop vite.Il n’eut pas à chercher sa réponse bien

loin. Il lui suffit de regarder dans soncœur.

— Parce que, aussi effrayé que je soisà l’idée que tu puisses me piétiner lecœur, j’ai mille fois plus peur encore depasser le restant de mes jours sans toi.

Marnie ne dit rien, ce qui ne luifacilitait pas la tâche. A présent qu’ilavait vidé son sac, il ne pouvait plusreculer. Elle tenait sa vie entre sesmains, elle avait en cet instant lepouvoir de faire son bonheur ou sonmalheur.

— Je me plierai à ta décision,poursuivit-il. Je pensais que nouspourrions prendre le temps, ça serait

plus facile, pour toi.Elle le fixa, comme si elle pesait ses

mots.— Qu’est-ce qui te fait croire que je

pourrais préférer prendre le temps ?Elle avait raison, il allait trop vite en

besogne. Ils devaient mettre les chosesau clair, dès le début, cette fois.

— Entendu. Alors, je pourraiscommencer par t’inviter à sortir. Et puis,d’ici quelques mois, peut-être que…

Il n’alla pas plus loin. Marnie avaitposé son index sur ses lèvres,reproduisant le geste qu’elle avait euquand ils avaient fait l’amour. Maisalors, c’était pour stopper une excuse.Cette fois, il s’agissait de corriger uneidée fausse.

— Non, tu ne comprends pas. Je n’aipas envie de prendre le temps. En fait, jeveux tout le contraire, dit-elle, avec unelueur espiègle dans les yeux.

Stupéfait, il mit quelques secondes àtraduire ses paroles.

— Tu veux dire… ?— Exactement, répondit-elle avec un

large sourire. Et alors ? Tu as les piedspris dans le béton ? le taquina-t-ellecomme il ne bougeait pas.

Elle n’eut pas à lui répéter sa questionune deuxième fois.

Il franchit allègrement le mètre qui lesséparait, puis il l’enlaça et l’attiracontre lui.

— Non, murmura-t-il ensuite enréponse à sa question, juste avant de

l’embrasser.Il était temps. Manie n’aurait

visiblement pas pu retenir ses larmesplus longtemps.

* * *

— Alors, tu reviens, c’est bien vrai ?demanda Jace, radieux.

— Oui, je reviens, répondit-elle, lecœur plein d’amour et de confiance.

Après le centre équestre, ils avaientfait une petite halte chez Asher, avantd’aller récupérer Jace. Mais la petitehalte s’était éternisée et ils avaient prisplus d’une heure pour fêter leursretrouvailles.

Ils avaient tant de temps à rattraper.

Mais la raison avait fini par reprendre ledessus et ils s’étaient mis en route pouraller chercher Jace chez Wyatt, où Asherl’avait déposé quelques heures plus tôt.

— Pour toujours ? demanda Jace enbondissant.

— Aussi longtemps que tu aurasbesoin de moi, répondit-elle.

— Alors c’est pour toujours !s’exclama le garçonnet.

Elle rit et serra l’enfant contre soncœur.

— Comme tu m’as manqué, Jace, dit-elle en déposant un baiser sur son front.

— Toi aussi, tu m’as manqué : dixmille fois, renchérit le petit garçon.Mais… est-ce que tu vas vivre avecnous, maintenant ?

La question la prit de court. Nesachant que dire, elle hésita, tout enévitant de regarder Asher.

— Je ne sais pas si c’est une bonne…Asher glissa alors un bras autour de

ses épaules.— Ne la bouscule donc pas comme ça,

Jace. Elle aura tout le tempsd’emménager, d’ici le mariage.

Jace et Marnie le dévisagèrent,stupéfaits, s’exclamant en chœur :

— Quel mariage ?— Le nôtre, répondit Asher en la

regardant. Enfin, si tu veux de moi. Denous…, rectifia-t-il quand Jace tira sursa manche. Si tu veux bien de nous.

— Oh ! Si je comprends bien, il s’agitd’une formule tout compris ? constata-t-

elle en faisant de son mieux pour garderson sérieux, avant d’éclater de rire.

* * *

Asher retint son souffle. N’avait-il pastiré des conclusions trop hâtives ?N’allait-il pas trop vite en besogne ?Leur discussion sur l’oreiller, aprèsavoir fait l’amour, juste avant de serendre chez Wyatt, n’avait faitqu’évoquer la question du mariage. Ilavait cru comprendre que Marnie enavait envie autant que lui. Mais peut-êtres’était-il trompé ?

— Oh ! mais tu n’es pas…— J’ai toujours aimé les formules tout

compris, lui dit-elle, comme si elle était

consciente de son embarras.Jace fut le premier à recouvrer ses

esprits.— Alors, ça veut dire « oui » ?

demanda-t-il, surexcité. Tu veuxvraiment te marier avec nous ?

Elle caressa leur visage avec uneaffection sans limites.

— Comment pourrais-je dire « non » àdeux gentlemen aussi séduisants ?

Jace bondit, levant le poing en signede triomphe.

— Youpi ! On va se marier ! cria-t-il,fou de joie.

Tout ce vacarme finit par attirerWyatt.

— Mais que se passe-t-il, ici ? Oh !désolé, s’excusa-t-il quand il surprit son

frère en train d’échanger un baiser avecMarnie.

Se tournant vers son neveu, Wyattposa une main sur l’épaule de Jace etvoulut l’entraîner hors de la pièce.

— Viens, mon garçon, dit-il. Ton papaa besoin d’être un peu seul avec tanounou.

— Elle va épouser mon papa et êtrema nouvelle maman, lui expliqua alorsJace avec fierté.

— Je me doutais bien de quelquechose, répondit Wyatt en les regardant,un sourire entendu sur les lèvres. Allez,sortons d’ici, Jace.

— Ils veulent un peu d’intimité, c’estça ? s’enquit l’intéressé.

Wyatt éclata de rire et lui ébouriffa les

cheveux.— Tu es bien trop intelligent pour

nous, bonhomme, dit-il à voix basse.Asher et Marnie ne l’entendirent même

pas.

Epilogue

Marnie comprenait aujourd’huipourquoi certaines personnes, lorsqu’unbonheur merveilleux leur arrivait,éprouvent le besoin de se pincer pours’assurer de ne pas rêver.

C’était exactement ce qu’elleressentait.

L’impression de vivre un rêve.Elle était pourtant bien réveillée et ce

qu’elle vivait était la réalité. Asher

n’avait pas fait que lui déclarer sonamour. Dès le lendemain, il lademandait officiellement en mariage. Etlorsque, au bord des larmes, elle avaitrépondu « oui », il avait appelé leurentremetteur personnel, Jace, quiattendait impatiemment dans la piècevoisine.

Avec un sourire radieux, le petitgarçon s’était avancé vers elle avecl’écrin que son père lui avait confié cinqminutes plus tôt.

Puis Asher avait glissé à son doigt laplus somptueuse des bagues defiançailles, un diamant poire serti ensolitaire.

— Elle te plaît ? avait demandé Jaceavec impatience.

— Si elle me plaît ? Je l’adore, avait-elle répondu, émue, en se tournant versAsher. Mais j’aurais dit « oui », mêmesi tu m’avais offert une alliance faite debouts de laine et de toc.

— Bien, dans ce cas, je suppose queje peux la reprendre, avait plaisantéAsher en faisant mine de récupérer lebijou.

— Je te l’interdis ! s’était-elleexclamée en riant.

Il l’avait alors prise entre ses braspour lui donner un baiserrapide, — parce que Jace se trouvaitavec eux —, mais un baiser plein depromesses.

Cette scène avait eu lieu une petitesemaine plus tôt et depuis, elle avait été

littéralement emportée dans untourbillon, chaque jour apportant son lotde surprises.

Des cadeaux arrivaient soit chezAsher, soit chez elle. Des gens qu’ellene connaissait pas appelaient pour luisouhaiter tous leurs vœux de bonheur.Bref, devenir membre de la famille desFortune était loin d’être une sinécure.

Aujourd’hui enfin, elle pensait toutecette effervescence enfin retombée.Aussi la surprise fut-elle totale quand ense rendant au country club de Red Rock,à l’invitation de Felicity, la nouvelleépouse du cousin d’Asher, elle seretrouva au centre d’une fête qui lui étaitdédiée, en tant que future jeune mariée.

Elle reconnut certains visages, parmi

les invités, et en vit plus encore qu’ellene connaissait pas. A son grandsoulagement, sa mère était là, elle aussi.Gloria était en effet venue prêter main-forte et d’après ce qu’elle apprit aucours de la soirée, sa mère avait joué unrôle très actif dans l’organisation de lafête. Quelle cachottière !

— Mais nous n’avons même pas arrêtéune date pour les noces, protestaMarnie.

Asher, que Dieu le bénisse, lui avaitsuggéré de prendre son temps. Il trouvaitessentiel qu’elle apprivoise à sonrythme l’idée de devenir épouse et mèredu jour au lendemain, avant de déciderd’une date pour le mariage.

— C’est juste pour officialiser

l’événement, ma chérie, répondit samère en prenant son bras pour la guiderau centre de la salle. Toutes cespersonnes veulent absolument tesouhaiter la bienvenue chez les Fortune,ajouta-t-elle en souriant. Car ton « âmeégarée » appartient à une grande et bellefamille. Finalement, on dirait bien que tuas bel et bien trouvé quelqu’un qui sacheapprécier ton grand cœur…

Elle s’apprêtait à répondre quandNicole Castleton surgit à côté d’elle,avec un sourire légèrement crispé.

— Vous ne m’en voudrez pas si jevous emprunte votre fille une minute,madame McCafferty ?

— Je vous en prie, répondit Gloria ensouriant. Mon travail est terminé, ajouta-

t-elle avec fierté.Oubliant un moment Nicole, Marnie

serra sa mère dans ses bras et déposa unbaiser sur sa joue.

— Tu ne te débarrasseras pas de moiaussi facilement, maman, chuchota-t-elleà l’oreille de Gloria. Nous formons unesacrée équipe, toi et moi.

Puis, après un clin d’œil à sa mère,elle suivit Nicole qui l’attira dans uncoin de la salle. Son amie étaitaffreusement pâle, presque livide.

— Nicole, ça ne va pas ? demanda-t-elle, inquiète. On dirait que tu couvesquelque chose.

Nicole répondit à sa réflexion par unfou rire nerveux, mais ses yeux étaienttout sauf joyeux.

— J’ai un gros gros problème,Marnie, chuchota-t-elle. Et je ne sais pasquoi faire…

Elle oublia aussitôt cette soirée et sonpropre bonheur. Nicole était son amie etelle avait besoin d’aide.

— Quelle sorte de problème ?En dépit du désarroi qui se lisait sur le

visage de Nicole, elle ne se seraitjamais attendue à ce qu’allait luirépondre son amie.

— Il faut absolument que je me marie,Marnie… Et sans perdre de temps !soupira Nicole après une courtehésitation.

* * *

Retrouvez la famille Fortune, dès lemois prochain dans votre

collection Passions !

TITRE ORIGINAL : A SMALL FORTUNETraduction française : FRANCINE SIRVEN

HARLEQUIN®

est une marque déposée par le Groupe Harlequin

PASSIONS®

est une marque déposée par Harlequin S.A.© 2013, Harlequin Books S.A.

© 2014, Harlequin S.A.Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :

Enfant & père : © GETTY IMAGES/SCIENCE PHOTO LIBRARF

Réalisation graphique couverture : E. COURTECUISSE(Harlequin SA)

Tous droits réservés.ISBN 978-2-2803-2344-4

Tous droits réservés, y compris le droit dereproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sousquelque forme que ce soit. Ce livre est publié avecl’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cetteœuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres,les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit lefruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le

cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblanceavec des personnes réelles, vivantes ou décédées, desentreprises, des événements ou des lieux, serait unepure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et lelogo en forme de losange, appartiennent à HarlequinEnterprises Limited ou à ses filiales, et sont utiliséspar d’autres sous licence.

ÉDITIONS HARLEQUIN83-85, boulevard Vincent Auriol, 75646 PARIS CEDEX 13.

Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47www.harlequin.fr

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Comment cela avait-il pu seproduire ?

Rhiannon Bravo-Calabretti, princessede Montedoro, ne parvenait toujours pasà le croire. Quelles étaient lesprobabilités pour qu’une telle chose seproduise ? Une chance sur dix ? Une survingt ? C’était peut-être tout simplementun hasard. Après tout, leur pays étaitpetit, et il ne comptait qu’un nombre

limité de gardes du corps suffisammentcompétents pour être assignés à laprotection rapprochée des membres dela famille princière.

Toutefois, si l’on ajoutait à l’équationle fait que Marcus Desmarais lui avaitdéclaré souhaiter ne plus jamais avoiraffaire à elle, ces probabilités, il fallaitle reconnaître, tombaient quasiment àzéro. Car il aurait refusé.

Alors, pourquoi ne l’avait-il pas fait ?La réponse à cette question lui apparut

un instant plus tard : parce que s’il avaitrefusé cette mission, ses supérieurs luiauraient posé des questions auxquelles ilpréférait ne pas avoir à répondre.

Stop.Rhia était assise, parfaitement

immobile, sur le banc de chêne del’église poli, les mains étroitementserrées sur les genoux.

Peu importait au fond de savoirpourquoi ou comment cela avait puarriver. Cela s’était produit, le fait étaitindéniable.

Assez. Terminé. Elle n’allait toutsimplement plus y penser — autrementdit penser à lui.

La messe de mariage était dite enanglais, et le prêtre concluait sonhomélie tirée des Ecritures sur le sujetdu mariage chrétien. Rhia tournarésolument le regard vers l’autel, faisantun effort pour se concentrer sur lediscours. Et sur la sobre beauté de cettepetite église catholique dans la petite

ville d’Elk Creek, Montana, où sa sœurse mariait. L’église de l’ImmaculéeConception était une construction debois toute simple, peinte en blanc àl’extérieur aussi bien qu’à l’intérieur.On y respirait une odeur de cierges,d’encaustique au citron et de vieilencens. Les bancs étaient tous occupés,et les invités qui n’avaient pas trouvé deplaces assises se tenaient debout au fondde la nef et dans les allées latérales.

Il devait être debout, lui aussi, quelquepart derrière elle, près des portes.Silencieux et discret. Exactement commetous les autres membres du service desécurité. Elle était dans un tel état detension que ses épaules lui faisaient mal.Car elle avait la certitude que ces yeux

presque verts, ces yeux au regardinsondable — et tellement, tellementsérieux — étaient rivés sur sa nuque àchaque instant.

Cela n’a aucune importance. Oubliece regard. Ne pense plus à lui.

Ce qui comptait, c’était Belle.Sa sœur si douce et si digne, Belle au

grand cœur, toute de blanc vêtue etrayonnante de bonheur, debout devantl’autel au côté d’un homme de hautetaille aux larges épaules, un grandpropriétaire terrien et éleveur de bétailaméricain du nom de Preston McCade.C’était une double cérémonie. La fidèledame de compagnie de Belle, LadyCharlotte, descendante de l’éminentebranche Mornay de la famille, se mariait

également ce jour-là — avec le père dePreston McCade, un séduisant vieuxmonsieur du nom de Silas.

— Que tous se lèvent, ordonna leprêtre.

Rhia se redressa en même temps quetous les autres, et le prêtre se lança dansun bref discours au sujet du rite dumariage, de la fidélité entre époux, dumerveilleux cadeau de Dieu qu’étaientles enfants.

Pourtant, malgré tous ces efforts, lespensées de Rhia revenaient sans cesse àMarcus.

Cela n’avait aucun sens, ne cessait-elle de se répéter. Il ne voulait rienavoir à faire avec elle. Il n’aurait pasvolontairement choisi d’être ici.

Dans ce cas, qui avait pris cettedécision ? Quelqu’un d’autre était-il aucourant de ce qui s’était passé entre euxautrefois ? Des semaines magiques,inoubliables, avaient eu lieu dans unpassé si lointain, mais elle n’avaitrévélé leur secret qu’à une seulepersonne, en qui elle avait une totaleconfiance. Et Marcus ne l’aurait jamaisconfié à âme qui vive, lui non plus.Autrement dit, personne d’autre qu’euxne pouvait savoir.

Mais était-ce si certain ? A cette idée,elle sentit son sang se glacer. Etait-ce lacause de la présence de Marcus ici ? Sepouvait-il que quelqu’un d’autre sache etait décidé de les réunir ainsi ensemblepour des raisons incompréhensibles

pour le moment ?Non. Cela n’avait aucun sens. L’idée

était ridicule. Quel profit pourrait-ontirer de ce rapprochement forcé ?

Et d’ailleurs, qui d’autre à part euxpouvait savoir ? Cela s’était passé il yavait très longtemps — huit ans. C’est-à-dire trois ans avant que son frère ne soitpris en otage en Afghanistan, à l’époqueoù sa famille n’était pas encore obsédéepar les questions de sécurité.

Cette année-là, Rhia venait d’êtreadmise à l’université d’UCLA, à LosAngeles. Elle avait sa chambre dans undortoir sur le campus et suivait ses courssans qu’on ait jugé nécessaire de luiassigner une protection rapprochée. Rhiaappréciait énormément d’être une

étudiante comme les autres. En cetemps-là, sa vie privée était toutsimplement… privée. Après tout, ellen’était que sixième dans l’ordre desuccession au trône, derrière ses quatrefrères et derrière Belle. De plus elleavait toujours été une personne discrèteet bien élevée. Sa réputation de jeunefille sage, et la très lointaine éventualitéqu’elle monte un jour sur le trône duMontedoro l’avaient toujours protégéede la curiosité des journaux à scandales.

Aussi continuait-elle à penser quepersonne d’autre ne pouvait être aucourant de leur idylle.

Devant l’autel, la cérémonie continuaità se dérouler, et l’on en était maintenantà l’échange des vœux. Elle redressa la

taille et tenta de se concentrer sur cesparoles, tellement familières.

— Moi, Preston, je te prends,Arabella, pour épouse légitime à partirde ce jour, pour t’aimer et te chérir…

Rhia savait qu’elle accordait tropd’importance à cette histoire. Le mieuxserait de l’oublier, de s’en détacher.Marcus ne lui poserait aucun problème.Ce qui comptait, à ses yeux, c’était defaire son devoir, et de « rester à saplace », comme il l’avait toujours fait.Depuis la veille, lorsqu’ils étaientmontés à bord du jet privé de la famille,à Nice, et qu’elle avait appris qu’il avaitété chargé de sa sécurité durant cevoyage, c’était à peine s’il lui avaitadressé trois mots.

Savoir pourquoi on l’avait assigné àcette mission n’avait au fond que peud’importance. Il était ici pour laprotéger, point final. Et il s’agissaitseulement de survivre à cette journée età la soirée à venir. Dès le lendemain,elle reprendrait l’avion pour rentrerchez elle.

Et elle serait libérée de lui.Pour toujours.Elle exhala un soupir, et une amorce

de sourire étira ses lèvres. Oui, tout iraitbien. A cet instant, Belle prononçait sesvœux, et elle n’avait d’yeux que pourcelui qui allait devenir son mari. Sasœur n’avait jamais été aussi ravissante.Son visage aux traits délicats paraissaitilluminé de l’intérieur.

— Moi, Arabella, je te prends,Preston…

Au premier rang, Benjamin, le bébé dePreston, se mit à rire aux éclats et à crierà tue-tête :

— Belle ! Papa !Un rire parcourut l’assistance, tandis

que les deux couples devant l’autel seretournaient pour faire de grands signesà l’enfant perché sur les genoux d’unesolide matrone.

Après quoi Belle répéta ses vœuxdepuis le début.

Oui, songea Rhia, rassurée par le riredu petit garçon, il s’agissait seulementde survivre à cette unique journée.

Elle pouvait supporter n’importequelle épreuve durant une

journée — qui, d’ailleurs, en était déjà àsa moitié. Elle avait reçu un choc, enfait. Mais, maintenant, elle s’en étaitremise.

Elle se contenterait d’ignorer Marcus,voilà tout. Ce ne serait probablementpas très difficile.

* * *

La suite ne tarda pas à la détromper.C’était impossible. Et cela le devenait

davantage avec chaque minute quipassait, avec chaque seconde même.

Après la cérémonie, les mariés et lesparents de Belle et de Rhia, leursAltesses Sérénissimes Adrienne et Evande Montedoro, s’alignèrent dans le

vestibule pour recevoir les félicitationsdes invités. Rhia eut enfin l’occasion deserrer Belle et Charlotte dans ses bras,de leur souhaiter tout le bonheur dumonde, et de féliciter les deux mariés.

Une séance de photos s’ensuivit, àlaquelle elle ne pouvait se dispenserd’assister. Belle et Charlotte ayantchoisi de se passer des demoisellesd’honneur, il n’y avait pas de garçonsd’honneur non plus, mais Belle tenaitbeaucoup à ce que sa famille — sesparents, ses sœurs et ses frères — figuresur les photos du mariage. L’opérationprit donc plus d’une heure. Dehors, lesoleil s’apprêtait à disparaître derrièreles crêtes enneigées des montagnes, et latempérature baissait rapidement.

Durant tout le temps qu’ils avaientpassé à l’intérieur de l’église, Marcuss’était arrangé pour se tenir en dehors deson champ visuel. Il avait unremarquable talent pour rester invisibletout en se tenant à proximité, sans jamaisla quitter une seconde du regard. Mais,lorsqu’elle commettait l’erreur de jeterun coup d’œil nerveux dans sa direction,elle constatait invariablement que sonregard était aussi insondable que lessombres abysses de l’océan.

Elle fit de son mieux pour l’ignorer,déployant de valeureux efforts pour nepas tourner la tête vers lui, pour ne pasle regarder.

Mais c’était peine perdue. Elle avaitl’impression qu’il était partout — et

nulle part. Et elle brûlait du désir de lerepérer dans la foule, de le situer dansson espace, de connaître avec certitudesa position exacte.

Le photographe faisait poser Belle etCharlotte tenant Benjamin tout sourireentre elles, lorsque Rhia vit Silas etPreston McCade qui venaient dans sadirection. Elle crut d’abord que les deuxhommes désiraient lui parler, mais ils secontentèrent de la saluer et de lui sourireen passant leur chemin.

Lorsqu’elle se retourna, elle vit qu’ilsse dirigeaient en fait tout droit versMarcus.

Celui-ci salua le père et le fils d’unhochement de tête.

— Messieurs, permettez-moi de vous

offrir toutes mes félicitations, dit-il desa voix grave, à la fois solennelle etcontrôlée.

— Content de vous voir, Marcus,répondit Silas en riant. La maison n’estplus la même, sans vous.

Marcus serra la main que lui tendait levieil homme, et prononça encorequelques mots en baissant la voix, desorte qu’elle ne put entendre ce qu’ildisait. Silas et Preston éclatèrent de rire.

Et elle demeura stupéfaite, figée,ébahie de constater que Marcus pouvaitse montrer presque amical avec leshommes de la famille McCade alorsqu’il se comportait en sa présencecomme un étranger au visageimpénétrable et au regard vigilant. Bien

sûr, elle savait déjà qu’il avait eu pourmission d’accompagner Bellelorsqu’elle s’était rendue en Amériquepour prendre soin de son amie Anne, lamaman de Benjamin, alors à l’article dela mort. Mais elle comprenait seulementmaintenant, en voyant l’accueil que luiréservaient les McCade, pourquoi il yétait resté lorsque Belle avait emmenéBenjamin au Montana.

Rhia haïssait les secrets et lesmensonges. Elle n’avait pas du touthonte d’avoir aimé Marcus. Elledétestait devoir garder le silence surleur relation et mentir à ce sujet. Maisc’était le souhait de Marcus. Et desa n n é e s plus tôt, elle lui avaitimprudemment promis qu’ils feraient les

choses à sa façon.Elle ne l’avait revu qu’à l’enterrement

d’Anne, en Caroline du Nord, en gardedu corps attentif aux côtés de Belle, etelle avait éprouvé le même sentiment devide et de désolation qu’elle ressentaiten cet instant.

Sauf qu’aujourd’hui, c’était bien pire,car c’était elle qu’il protégeait, et ellen’avait aucun moyen de lui échapper.

Poussée par un irrésistible besoin des’éloigner de lui, elle se dirigeadiscrètement vers les portes de chênegrandes ouvertes et ressortit dans levestibule de l’église. Mais elle savaitdéjà que c’était inutile. Il la suivrait detoute façon.

Dans le vestibule, sa sœur Alice

apparut à son côté, toute en fossettes eten sourires, ses épaisses boucles bruneslui tombant en un joyeux désordrejusqu’aux épaules. Elle glissa un brasautour des épaules de Rhia et luichuchota à l’oreille :

— Comment te sens-tu ?— Il vaut mieux que tu ne me poses

pas la question.— Désolée, répondit Alice en riant. Je

regrette déjà de l’avoir fait.Rhia aimait et admirait chacune de ses

quatre sœurs, et elle avait une confianceaveugle en elles. Mais avec Alice, lelien était plus profond encore. Ellesn’étaient pas seulement des sœurs, maisaussi les meilleures amies du monde.Elles se racontaient tout. Et elles

s’étaient juré depuis leur plus tendreenfance de respecter et de garderjalousement tous les secrets de l’autre.Rhia avait besoin d’une personne à quielle puisse tout confier, et Alice étaitcette personne-là. Elle était la seule àsavoir ce qui s’était passé avec Marcus.

L’intéressé apparut sur ces entrefaitesd a n s l’encadrement des portes duvestibule et, la repérant aussitôt, reculade nouveau dans la pénombre, tout enrestant suffisamment près pour continuerà la surveiller.

— C’est une situation ridicule,murmura-t-elle tout bas. Je ne peux pasm’éloigner de lui, et cela me rend folle.Je suis pathétique ! Pourquoi ne puis-jecesser de penser à lui ?

Alice vint se placer face à elle, luidissimulant Marcus. A présent, ellespouvaient parler sans craindre qu’ilentende leur conversation ou qu’il liseleurs paroles sur leurs lèvres.

— Si c’est à ce point insupportable,chuchota Alice tout bas, parles-en àAlex. Dis-lui que tu souhaites voirMarcus remplacé.

Leur frère Alexander avait créé uneforce combattante d’élite au sein de laGarde de la principauté où servaitMarcus. A cet instant précis, Alex setrouvait dans la chapelle avec sonépouse, Son Altesse Royale Lilianad’Alagonia et leurs jumeaux de troismois, Melodie et Philippe.

— Si je me plains à Alex, ce sera un

mauvais point dans la carrière deMarcus. Et ce serait le meilleur moyenqu’Alex commence à se demander s’iln’y aurait pas quelque chose entre nous.

— Et alors ? objecta Alice d’une voixdouce. Il te suffira de le nier.

— Marcus serait tout de même tenupour responsable de l’incident, et tu lesais.

— Eh bien, tant pis pour lui.Réprimant un soupir, elle répondit

presque à voix basse, en s’efforçant debouger le moins possible ses lèvres :

— N’avons-nous pas déjà eu cetteconversation ?

Un rapide regard aux alentours luipermit de vérifier que personne nesemblait s’intéresser le moins du monde

à leur conversation.— Marcus se considère socialement

comme mon inférieur. Il ne supporteraitpas qu’Alex, ou qui que ce soit d’autre,soupçonne qu’il s’est passé quelquechose entre nous autrefois, que nousavons été…

La suite de sa phrase mourut sur seslèvres. Elle n’avait pas besoin d’entrerdans les détails. Alice savait.

— Tu dois vraiment dépasser cettehistoire, murmura Alice en tendant lamain pour lui caresser affectueusementla joue. Tu le sais, n’est-ce pas ?

— Je m’y efforce.Et elle n’avait jamais cessé de s’y

efforcer durant ces huit interminablesannées. Entre-temps, elle avait eu deux

fiancés, tous deux des hommeshonorables, chacun d’eux représentantun excellent parti : un peintre derenommée internationale issu d’uneexcellente famille, et un duc, infatigabledéfenseur des bonnes causes. Sans tropsavoir pourquoi, elle n’avait jamais puse résoudre à les épouser. Et chacund’eux avait fini par comprendre qu’iln’avait pas réussi à conquérir son cœur.Leurs relations s’étaient étiolées. Et lefait qu’elle soit restée en excellentstermes avec ses deux ex-fiancés nefaisait qu’augmenter son sentimentd’échec. Comme si ces deux hommesavaient compris que ce qu’ils avaientpartagé avec elle n’était pas assezimportant pour que sa perte provoque

colère ou amertume en eux.— Applique-toi davantage, suggéra

Alice en soupirant.— Je sais que tu as raison. Il est grand

temps que je referme ce chapitre de mavie. J’en ai assez, d’être incapable desurmonter un chagrin vieux de plusieursannées. Je ne me supporte plus moi-même. Quelquefois, j’ai envie de hurler.

— Essaie de garder ton calme encoreun petit moment. La séance de photossera terminée dans quelques minutes, etnous pourrons rentrer au ranch.

La réception devait avoir lieu dans lagrande maison du ranch de la familleMcCade, situé à une demi-heure detrajet de la chapelle. Alice tendit denouveau la main pour lui caresser la

joue d’un geste apaisant.— Respire bien à fond, d’accord ?

Reste calme.Elle lui montra la clé électronique du

rutilant pick-up rouge vif qu’elle avaitloué le matin même, avant d’ajouter :

— Tu vas rentrer au ranch avec moi.Les gardes du corps n’auront qu’à noussuivre. Et lorsque nous aurons fait notredevoir là-bas, nous irons faire la tournéedes saloons. Tu vas t’amuser, et tuoublieras tous tes problèmes, je te lepromets.

— La tournée des saloons ?— Nous sommes au pays des cow-

boys, lui rappela Alice en riant. Nousallons faire une fête d’enfer.

— Non, sérieusement, Alice…

— Fais-moi confiance, coupa sa sœuren lui tapotant l’épaule. C’est la bonnesolution. Je n’ai pas encore un planprécis en tête, mais je te promets quenous allons nous amuser.

Elle aurait dû décliner cetteproposition. C’était une très mauvaiseidée. Mais elle était bouleversée, et elleavait suffisamment l’impression d’êtreprise au piège pour accepter l’idéequ’une soirée risquée et un peu folle neserait peut-être pas si mal venue. Elleétait prête à tout pour chasser de sonesprit le garde du corps qu’elle semblaitne jamais pouvoir oublier.

Elle rentra donc au ranch dans le pick-up d’Alice. Marcus et le garde du corpsde sa sœur, un géant nommé Altus, les

suivaient dans le luxueux 4x4 noir que lafamille avait loué pour le temps quedurerait leur visite.

Alice bavarda joyeusement, et sansinterruption, durant tout le trajet. Rhia fitde son mieux pour apprécier les effortsque faisait sa sœur dans le but dedétendre l’atmosphère, mais elle avaitl’impression que ce voyage n’en finiraitjamais, et elle garda les yeux fixés droitdevant elle, sur le ciel infini quis’assombrissait avec la tombée de lanuit, sur les ombres menaçantes des picsà l’horizon et sur l’immense plainevallonnée parsemée çà et là de plaquesde neige qui n’avaient pas encore fondu.De grands troupeaux de bœufs, patientset massifs, paissaient de part et d’autre

de la route. Alice ne cessait des’extasier sur la beauté de tout cela.

Rhia devait en convenir. Le Montanaétait un pays d’une rude beauté, maistout de même un peu intimidant pour unejeune femme élevée dans un palais aubord de la Méditerranée.

La grande maison du ranch McCadeétait une solide construction sur deuxniveaux, bâtie de pierre et de bois. Aliceconfia la clé du pick-up à un cow-boycoiffé d’un Stetson blanc qui faisaitoffice de voiturier, et elles gravirentensemble le large escalier du porche.Les deux mariées et leurs épouxaccueillaient les invités à la porte avecdes embrassades, des poignées de mainet des sourires heureux. La grande table

de la salle à manger croulait sous lesmets savoureux. Les invités se servaienteux-mêmes et allaient s’asseoir où bonleur semblait, dans le grand salon, dansla petite salle de vidéo ou dans lacuisine. Nombre d’entre eux restaientsimplement debout dans le grand halld’entrée, à bavarder une assiette à lamain, sur des sujets aussi divers que labeauté et la simplicité de ce mariage, lesaléas de la météo ou les chevaux quarterhorse qui avaient fait la réputation duranch McCade.

Alice, qui ne vivait que pour lesfabuleux chevaux Akhal-Téké qu’elleélevait et dressait dans leur pays,s’éclipsa pour visiter les écuries sitôtqu’elle se fut acquittée des mondanités.

Avant de sortir, elle se pencha àl’oreille de Rhia :

— As-tu emporté ton permis deconduire international ? chuchota-t-elle.

— Il est dans mon sac. La femme dechambre l’a rangé à l’étage avec monmanteau.

— Monte le chercher. Ton permisseulement. Si tu emportais également tonmanteau et ton sac, cela ne manqueraitpas d’attirer l’attention de qui tu sais, etil devinerait que nous mijotons quelquechose.

— Et quel est ton plan, exactement ?— Je te l’ai déjà dit : nous allons nous

échapper.Alice ne voulut pas en dire davantage.

Elle fit volte-face et sortit, Altus sur les

talons.Elle l’aurait volontiers imitée, mais il

faisait froid dehors, et elle sepréoccupait davantage qu’Alice dudevenir de ses chaussures — enl’occurrence de ravissants escarpinsManolo Blahnik de satin azur dotés detalons de dix centimètres. De toutefaçon, Marcus lui emboîterait aussitôt lepas, ce qui signifiait qu’elle n’auraitplus la possibilité de continuer à seplaindre à sa sœur de l’horreur de sasituation.

Elle décida alors de monter aupremier étage et entra dans la chambreoù l’on avait empilé tous les manteaux.Elle retrouva aussitôt son sac d’où elletira son permis de conduire, qu’elle

glissa dans la poche intérieure de laveste de son tailleur de soie. Elle pritensuite le temps de remettre de l’ordredans sa coiffure et de se passer unetouche de brillant à lèvres. Ainsi,lorsqu’elle quitterait la chambre,Marcus supposerait qu’elle y était entréepour se rafraîchir un brin.

Elle le trouva planté dans le couloirprès de la porte. Sans le vouloir, ellesentit son cœur s’emballer. Evitantsoigneusement le regard de son garde ducorps, elle se dirigea tout droit versl’escalier.

De retour au rez-de-chaussée, elle allase servir une assiette, se versa une flûtede champagne et se mit à bavarder avecdes membres de sa famille, ainsi

qu’avec les voisins et amis des McCade.Elle fit de son mieux pour empêcher sonhumeur de sombrer dans la mélancolie.Sans doute parlait-elle pourtant un peutrop fort, riait-elle trop, s’efforçant deprouver, à son inséparable et silencieuxange gardien comme à elle-même,qu’elle s’amusait énormément et qu’ellene remarquait même pas sa présence.

C’était une tâche épuisante. Elle avaitdes crampes à force de garder le dosbien droit et le menton haut. Cettetension permanente avait déclenché unemigraine qui battait à ses tempes. Ellen’avait plus qu’une seule envie :retourner à Elk Creek, où sa familleavait réservé la totalité des chambresd’un hôtel, prendre un long bain, avaler

un cachet d’aspirine et se glisser sous lacouette.

Le problème, si elle partaitmaintenant, avant qu’Alice ne revienne àsa rescousse avec le gros pick-up rougevif qu’elle avait loué, c’était que Marcusaurait pour charge de la raccompagner.Or elle ne désirait surtout pas seretrouver toute seule dans un véhiculeavec Marcus.

Alors elle resta où elle était.— Tu fais une drôle de tête, lui

chuchota Alice en réapparaissant à soncôté, apportant une bouffée d’air frais etune odeur de foin.

— J’ai un début de migraine. Tu vienstout juste de rentrer ?

— Oui. Preston et Silas ont droit à

mon respect et à mon admiration la plustotale. Les écuries sont propres, bienaérées et elles sont entouréesd’excellents pâturages. Les chevaux sontmagnifiques et en bonne santé. C’est untrès bel élevage, vraiment. J’auraisadoré avoir l’occasion de monter l’un deces étalons avant notre départ. Hélas,nous reprenons l’avion demain matin, etj’ai laissé ma tenue d’équitation aumotel.

— Mais enfin, Alice, tes escarpinsJimmy Choo sont tout crottés de boue !

— Cela en valait la peine, répliqua sasœur avec un haussement d’épaules. Tuas retrouvé ton permis ?

— Oui.— Excellent. J’ai élaboré un plan pour

nous esquiver.— Tiens donc !— Attends plutôt de l’entendre. C’est

un excellent plan.— Je me méfie de tes plans géniaux.— Tu as envie de lui échapper, oui ou

non ?Elle ne put s’empêcher de jeter un

coup d’œil dans la direction de son angegardien. Ces yeux glacés et brûlants toutà la fois vinrent se fixer dans les siens,pénétrants et perpétuellement vigilants.Elle soupira.

— Tu sais bien que oui.— Dans ce cas, filons. Partons à la

recherche d’un excitant saloon américainoù l’on chante des ballades d’amoursperdues à jamais. Nous danserons avec

les cow-boys et nous boirons de latequila. Et tu oublieras tous tes soucis.

— Il nous suivra, et tu le sais. C’estson travail. Et de plus, que fais-tu de tonpropre garde du corps ? Lui aussi estplanté là à nous surveiller.

— Nous attendrons qu’ils noustournent le dos, et nous filerons envitesse.

— Le problème, c’est que Marcus nese retourne jamais.

Alice la prit par la main et l’entraînadans la salle à manger. Avant que leursgardes du corps ne puissent les suivre,elle lui avait fourré une clé électroniquedans la main.

— Le pick-up est devant la porte, prêtà partir, chuchota-t-elle, les yeux

brillants d’excitation. J’ai demandé auvoiturier de l’avancer avant de rentrerdans la maison. Rapproche-toidiscrètement de la sortie. Je vais créerune diversion.

— Alors, il te suivra, toi. Et tu lemèneras jusqu’à moi.

— Pas du tout. Si je t’ai donné ma clé,c’est parce que moi, à la réflexion, jevais rester ici. Tu es seule en piste. Si tuveux vraiment t’échapper, fonce.

C’était une idée complètement folle, etelle aurait dû tout simplement dire« non ». Contrairement à Alice, elle netransgressait jamais les règles. Elle seconduisait toujours d’une manière digne,comme il sied à la fille d’une maisonaussi ancienne que noble. Sauf une seule

fois, avec Marcus, huit ans auparavant.Et, bien sûr, lors de cet événementhumiliant, deux années plus tard. Elleoccupait le poste prestigieux deconservatrice en charge des acquisitionset des restaurations, au Musée nationalde Montedoro, qui, en réalité, était unesinécure conçue sur mesure pour uneprincesse du pays. Elle vivait une vietranquille et respectable dans une joliepetite villa avec vue sur la mer.

Et où l’avait menée cette attitudeexemplaire ? Deux fois fiancée à deshommes de qualité, elle s’était trouvéeincapable de les aimer et faisait encoresemblant de ne pas se languir pour unhomme qui lui avait clairement déclaréque tout était fini entre eux. Pour

toujours.L’homme en question était planté près

de la porte du hall d’entrée. Vigilant.Très grand, avec des épaules larges etun regard distant dans lequel elle auraitvoulu se noyer, une bouche sensuellequ’elle brûlait d’embrasser denouveau…

Très bien. Alice avait peut-être raison.Il était peut-être temps de bousculer unpeu la routine habituelle.

— Je vais aller chercher mon manteau.Elle se retournait déjà vers l’escalier

lorsque sa sœur l’arrêta d’une mainferme.

— Tu as encore beaucoup àapprendre, lui chuchota-t-elle. Si tuprends ton manteau, il saura que tu

t’apprêtes à partir.— Mais il fait froid, dehors.— Je te rappelle que le pick-up est

doté d’un excellent chauffage. Et c’estaussi le cas des saloons fréquentés parles cow-boys.

— Et comment suis-je censée trouverces établissements ?

— Roule tout droit, et tu en trouverascertainement un.

— Si… si je disparais sans prévenir,Marcus recevra probablement un blâmepour m’avoir laissée filer.

— C’est son problème.— Mais, je…— Rhia, cesse de perdre du temps et

décide-toi une bonne fois pour toutes.As-tu envie de le faire, oui ou non ?

Elle prit une profonde inspiration, puisacquiesça.

— Oui. Mille fois oui !— Dans ce cas, dirige-toi

discrètement vers la porte et attends quej’attire son attention.

— Comment comptes-tu t’y prendre ?— Tu verras bien.— Attends, je viens de comprendre !

Tu n’en as pas la moindre idée, n’est-cepas ?

— Je trouverai bien un moyen.— Alice, je ne crois vraiment pas…Mais sa sœur s’éloignait déjà sans se

retourner.Rhia la suivit des yeux, rassemblant

son courage. Elle allait sortir et faire lafête. Même si c’était une erreur, cela

valait toujours mieux que de traîner à laréception de sa sœur Belle comme uneâme en peine, en souhaitant être ailleurs.

Elle glissa la clé du pick-up dans sapoche et se dirigea d’un pas nonchalantvers le salon, bavarda un instant avecson frère Rule et Sydney, son épouse,s’extasia devant leur nouveau bébé, quiavait le même âge que les jumeauxd’Alex et Lili, puis elle se rapprochasans en avoir l’air du hall d’entrée enéchangeant quelques mots avec tous ceuxqu’elle croisait. Au pied de l’escalier,elle bavarda avec un vieux couple sanscesser de surveiller la porte du coin del’œil.

Elle commençait à trouver amusantel’idée de cette escapade interdite, et se

demandait ce qu’Alice allait inventerpour lui fournir l’occasion des’échapper.

Mais, justement, où était-elle passée ?Rhia n’eut pas besoin de se poser la

question bien longtemps. Un cri perçantfit tourner toutes les têtes dans ladirection de la porte du salon où Alicevenait d’apparaître, chargée d’unplateau sur lequel étaient posés uneassiette pleine et un grand verre de théglacé. Sa sœur venait de trébucher, etMarcus, qui était justement posté près dela porte, pivota vivement vers elle et larattrapa avant qu’elle ne se soit étaléede tout son long sur le parquet de chêne.

En revanche, il ne rattrapa pasl’assiette de ragoût de bœuf en sauce ni

le verre de thé qui atterrirent sur son beluniforme.

Elle n’attendit pas la suite. Alors quetous les regards étaient braqués surl’incident, elle ouvrit la porte et seglissa discrètement dehors.

- 2 -

Comme Alice le lui avait promis, legros pick-up rouge l’attendait devant lamaison, luisant de tous ses chromes sousla lumière de la lune. Tout excitée parson nouveau sentiment de liberté, Rhiadévala les marches du porche et courutouvrir la portière du conducteur.

Une seconde plus tard, elle était assisederrière le volant. Elle démarra un peubrusquement, faisant crisser les pneus

sur la longue allée qui débouchait sur laroute. Elle était à mi-chemin de la petiteville d’Elk Creek, roulant trop vite,lorsqu’elle osa jeter enfin un coup d’œildans le rétroviseur. Personne ne lasuivait. Elle rit à gorge déployée, sesentant merveilleusement rebelle. Lepick-up disposait d’un système dechauffage très efficace, et elle était enroute pour une soirée de western, avecdes cow-boys et de la musique country.Allumant la radio, elle la trouvajustement réglée sur une station dédiée àce genre musical.

C’était un duo. Un homme et unefemme chantaient la passion brûlante etdangereuse qu’ils avaient partagéeautrefois et qu’ils rêvaient de retrouver.

Elle monta le son.En arrivant à Elk Creek, elle ralentit

pour dénicher l’un de ces saloonsfréquentés par des cow-boys que sasœur lui avait tant vantés.

Elle dépassa un restaurant et un petitbar de quartier, mais tous deux luiparurent bien trop calmes pour la soiréeexcitante à laquelle elle aspirait, avecpetits verres de tequila et danse country.

Elk Creek était dans son rétroviseuravant même qu’elle ne se soit renducompte qu’elle était sortie de la ville.Elle continua à rouler droit devant elle,guidée par la lune presque pleine, sonescarpin de luxe appuyant toujours plusfort sur l’accélérateur. Dès qu’il auraitcompris son stratagème, Marcus ne

manquerait pas de se lancer à sapoursuite. Elle avait besoin de mettresuffisamment de distance entre eux pourqu’il ne puisse pas la retrouver de lanuit.

Elle aurait probablement dû quitter lagrand-route pour lui compliquer latâche, mais elle craignait de se perdredans la campagne. Puis elle eut soudainl’idée de consulter le GPS de bord.S’arrêtant sur le bas-côté, elle parvint,au prix de quelques efforts, à luidemander de localiser les bars countryde la région.

Et elle trouva exactement ce qu’ellecherchait.

Trente-cinq kilomètres six cent, toutdroit devant elle. Rowdy’s Roadhouse .

Musique, alcool, tables de billard etdanse tous les soirs. Exactement ce dontAlice lui avait parlé.

Chantonnant un refrain qu’elle venaitd’entendre à la radio, où il était questiond’un homme difficile à aimer, elleredémarra sur la route déserte et mit lecap sur le fameux Rowdy’s.

* * *

Le capitaine Marcus Desmarais nevivait que pour servir son pays. Et,depuis quelque temps, il le servait bienmal.

Il conduisait le 4x4 noir beaucoup tropvite, il le savait, mais ralentit à peine entraversant Elk Creek, en quête d’un pick-

up rouge vif et d’une ravissante jeunefemme brune en tailleur de soie bleu quimettait merveilleusement en valeur seslongues jambes.

Il ne vit ni le pick-up ni la femme.Pourvu qu’elle ait juste un peu

d’avance sur lui, mais qu’elle n’ait pasquitté la route principale. Autrement, ilne la reverrait probablement quelorsqu’il lui prendrait fantaisie derentrer.

Mais il allait la retrouver. Il nepouvait pas se permettre d’en douter uneseconde. A moins, bien sûr, qu’elle nerentre de sa propre initiative dans lesprochaines heures. Toute autrealternative était impensable. Serrant lesmâchoires, il appuya plus fort sur

l’accélérateur.Une heure. C’était le délai que lui

avait accordé Son Altesse le princeAlexandre pour la retrouver, en toutediscrétion et sans aide aucune. Il n’étaitpas question de sonner l’alarme et defaire venir des renforts, car il fallait àtout prix éviter un scandale qui auraitfait les délices des tabloïds. Sanscompter que cette intrusion des servicesde sécurité aurait terrifié la famille etgâché ce qui devait être une journée debonheur et de réjouissances.

Une heure, dont vingt et une minutess’étaient déjà écoulées.

Pourquoi avait-elle agi ainsi ? Quecroyait-elle prouver en se mettant sisottement en danger ?

En réalité, il connaissait très bien laréponse : elle avait pris le large pours’éloigner de lui.

Il n’aurait jamais dû accepter cettemission. Il avait toujours su qu’elledétesterait l’avoir pour garde du corps.Garder soigneusement ses distancesavec elle avait été un principe essentielde son existence durant huit ans, depuisles inoubliables semaines qu’ils avaientvécues ensemble. Il aurait dû exprimertout haut ses réticences, solliciter uneautre mission. Et si sa hiérarchie avaitrefusé, il aurait eu au moins le mérited’avoir essayé.

Mais il était trop orgueilleux pourcela, et trop ambitieux. De plus, il nesouhaitait pas la blesser, elle. Enfin, pas

plus qu’il ne l’avait déjà fait. On luiaurait demandé pourquoi il refusait unetelle mission, et l’on aurait fouillé dansson passé. Certes le risque était minimeque quelqu’un découvre ce qui s’étaitpassé entre eux autrefois, mais il nevoulait pas le courir.

Alors, il s’était tu. Il n’avait passollicité d’autre mission. Et il n’avaitrien fait lorsqu’elle s’était tournée versson impétueuse jeune sœur pour trouverle moyen de lui échapper.

La ville s’évanouit derrière lui. Laroute sombre s’étirait à l’infini,devenant plus sombre encore à mesureque les nuages envahissaient le ciel,effaçant progressivement la lune et lesmyriades d’étoiles. Il accéléra encore,

régla l’oreillette Bluetooth de sontéléphone et fonça dans la nuit.

* * *

A la radio, un cow-boy solitairesuppliait son aimée de venir lerejoindre. Rhia l’écoutait à pleinvolume.

Quelques minutes plus tard, leRowdy’s Roadhouse apparut droitdevant elle dans une débauche de néonsaux couleurs criardes sur l’horizonsombre.

— Vous êtes arrivée dans trois centsmètres, annonça la voix du GPS.

Elle l’éteignit et ralentit en arrivant àl’entrée d’un immense parking

brillamment éclairé, plein à craquer depick-up éclaboussés de boue etd’énormes 4x4. L’établissement lui-même était une bâtisse carrée au toit enardoises, plantée en plein milieu de cetespace. Son nom s’étalait juste au-dessus de la porte, sous la forme d’unnéon géant : Rowdy’s Roadhouse.Restaurant et Motel.

Le signe comportait deux flèches. Lapremière pointait vers la porte juste endessous, et l’autre, levée vers le ciel,semblait indiquer une construction d’unseul étage tout au fond du parking, dotéede son propre néon qui annonçait deschambres à louer.

Elle alla se garer à la place libéréepar un vieux pick-up vert et tapota la

poche où elle avait rangé son permis deconduire. Aux Etats-Unis, les barmenvérifient souvent l’âge des jeunesconsommateurs. Ce fut alors seulementqu’elle se souvint ne pas avoir emportéd’argent. Sans argent ni carte bancaire,elle allait devoir se passer de la bière etdu verre de tequila qu’elle avait projetéde commander.

Tant pis. Même ainsi, rien nel’empêchait de danser avec un cow-boysi l’un d’eux se montrait assez obligeantpour l’inviter.

Ou peut-être devrait-elle se montrervraiment hardie, et aller l’inviter elle-même.

C’était un parking en terre battue, unemenace pour ses jolies chaussures de

satin. Tant pis pour elles aussi. Elle étaitallée trop loin, à ce stade, pour ne plussonger à faire demi-tour, même au risquede ruiner ses Manolo Blahnik préférées.Elle verrouilla le pick-up et se tournadans la direction de la musique et desnéons.

Au-dessus de sa tête, le ciel était àprésent d’un noir d’encre. La lune et lesétoiles avaient disparu derrière lesnuages, et il faisait froid. Serrantfrileusement ses bras contre son corps,elle se dirigea vers l’entrée. Quelquescow-boys nonchalamment appuyés à labalustrade du long porche la suivirentdes yeux avec intérêt.

L’un d’eux, un jeune homme grand etmince, émit un sifflement d’admiration.

— Voilà ce que j’aime, déclara-t-il.La beauté et la classe.

Une jeune femme rousse en jean etchemise western près de lui fit voler sonStetson d’une pichenette.

— Surveille tes manières, BobbyDale.

— Ne sois pas si dure avec moi,Mona, se plaignit le Bobby Dale enquestion en se penchant pour ramasserson chapeau. Je plaisantais, c’est tout.

La jeune femme lui lança un regarddésapprobateur, puis elle se tourna versRhia et lui sourit.

— Entrez donc. La musique estformidable et la compagnie pas tropmauvaise.

Mona était la chef barmaid de

l’établissement. Elle accompagna Rhia àl’intérieur et lui offrit une bière et unpetit verre de tequila sur le compte de lamaison. En examinant son permis deconduire, qui mentionnait son nom maisaucun de ses titres, elle remarqua :

— Ainsi, vous venez du Montedoro ?Etes-vous chez nous pour le mariage dePreston McCade et de notre princesse ?

« Notre princesse », songea Rhia. Elletrouvait charmant le fait que la nouvellecommunauté de Belle l’ait déjà adoptéeau point de la considérer comme sienne.

— Oui, répondit-elle. C’était unmariage magnifique.

— Je savais qu’il le serait. Ici, nousapprécions tous beaucoup Preston etSilas. Nous nous réjouissons qu’ils aient

tous deux trouvé une femme qui lesrendra heureux.

L’orchestre recommença à jouer, et uncow-boy s’approcha pour inviter Rhia àdanser. Elle lança un sourire deconspiratrice à Mona et se dirigea versla piste pour apprendre une danseappelée « two-step ».

Vingt minutes plus tard, elle avaitdansé avec trois autres cow-boys,chacun d’eux aussi poli et respectueuxque le précédent. Elle passait unemerveilleuse soirée, et elle se ditqu’elle devrait peut-être emprunter untéléphone pour rassurer Alice et luiexpliquer qu’elle ne rentrerait pas avantminuit. Et peut-être même plus tard. Ceserait aussi l’occasion de s’assurer que

son entourage ne s’inquiétait pas trop desa disparition. Elle n’avait bu qu’unebière et une tequila, leur dirait-elle, elleétait bien au chaud, en parfaite sécurité,et elle rentrerait au ranch dès lafermeture du bar.

Mona remplissait les verres à l’autrebout du comptoir. Le bar était bondé, etla clientèle avait soif. Rhia retourna sepercher sur son tabouret et, avalant lereste de sa bière, elle attendit que Monase tourne dans sa direction.

Mais elle sentit soudain une présencemasculine derrière elle. Supposant qu’unnouveau cow-boy s’apprêtait à l’inviterà danser, elle se retourna en souriant.

Mais son sourire se figea et son cœurcessa de battre. L’homme qui lui faisait

face n’était pas un cow-boy.C’était Marcus.

- 3 -

Quelqu’un avait dû lui procurer desvêtements propres après sa rencontreavec le plateau du dîner d’Alice. Ilportait à présent un vieux jean et desbottes de cuir brut, un sweat-shirtsombre et une veste de gros drap. Ilapportait une bouffée de l’air froid de lamontagne, et il avait l’air plus dangereuxet plus excitant que n’importe lequel desséduisants cow-boys avec qui elle avait

dansé jusque-là. Mais l’expression surson visage était encore plus sombre qu’àl’accoutumée.

— Il est temps de rentrer, madame.Comme toujours, le son de sa voix la

fit frissonner de la tête aux pieds. Irritéepar sa propre réaction, elle resta assisesur son tabouret.

— Non, merci, répliqua-t-elle d’un tonfroid. Je passe une excellente soirée ici,et je ne suis pas encore prête à rentrer.

Il fronça les sourcils, portant sa main àl’oreillette dont il était équipé, écouta uninstant et répondit :

— Oui, monsieur. Tout va bien,monsieur. Toutefois, Son Altesse semblepeu disposée à rentrer tout de suite.

Elle réprima un gémissement.

— Est-ce mon frère ?— Oui, monsieur, dit-il, ignorant sa

question. Je m’en occupe. Merci,monsieur.

L’appel était visiblement terminé, etelle en profita pour lui poser de nouveaula question.

— Etait-ce mon frère ?— C’était Son Altesse le prince

Alexandre, en effet, répondit-il d’un tonexaspéré. Etes-vous prête à rentrer,Altesse ?

Altesse. Toujours ce souci duprotocole. A croire qu’il ne l’avaitjamais vue nue. Elle avait envie de luijeter le contenu de son verre au visage,mais malheureusement, celui-ci étaitvide.

— Non, je ne suis pas prête à rentrer.Et si vous tenez à attendre jusqu’à ceque je le sois, je vous prierai de vousretirer dans un coin sombre. Personne nem’invitera à danser si vous restez prèsde moi à me surveiller.

— Altesse, il est temps de rentrer,répéta-t-il comme s’il ne l’avait pasentendue.

— Pour vous peut-être, répliqua-t-elle. Mais moi, je reste ici.

— Altesse, insista-t-il, se redressantde toute sa taille qu’il avaitimpressionnante, nous devons partir.Une tempête se prépare.

— Si vous m’appelez encore une fois« Altesse », je vais me mettre à hurler,déclara-t-elle d’une voix très douce.

Il fit une nouvelle tentative, cette fois-ci sans donner à sa voix d’inflexionmenaçante ni faire référence à son titre.

— Cette tempête pourrait êtreviolente. Nous devons impérativementrentrer au motel pour nous mettre àl’abri.

— Une tempête, vraiment ? Commentse fait-il que je n’en aie pas entenduparler à la radio ?

— Elle vient d’être annoncée sur lachaîne météo, expliqua-t-il du ton qu’ilaurait employé pour parler à une enfantun peu lente. Il va neiger, croyez-moi surparole.

— Mais nous sommes en avril ! Jesuis sûre que vous exagérez. Regardeztous ces gens. Ne se dépêcheraient-ils

pas de rentrer chez eux si une tempêtesérieuse se préparait ?

— Au Montana, il neige souvent enavril.

— Parce que vous voilà expert sur laquestion, maintenant ?

— Ces gens vivent ici. Ils sonthabitués aux tempêtes de neige. Ils ontdes vêtements appropriés, ainsi que desvéhicules capables de circuler par tousles temps et qu’ils savent conduire.

— J’ai un véhicule adéquat, et je saisparfaitement le conduire. Par ailleurs,même si je ne porte pas de vêtementsd’hiver, je vous signale que le chauffagede mon pick-up fonctionne très bien.

— Rhiannon, il est temps de rentrer.— Vous devez être réellement inquiet,

observa-t-elle. Vous venez de m’appelerpar mon prénom.

Il la dévisagea durant plusieurssecondes, puis il insista d’une voix tropdouce :

— S’il vous plaît.Elle faillit céder, soudain effleurée

par l’idée qu’elle se conduisait commeune petite fille gâtée.

Mais ce moment d’hésitation ne durapas. Il n’était pas question de partir d’icipour l’unique raison que MarcusDesmarais le lui ordonnait. Elle necroyait pas un mot de son histoire detempête. C’était seulement un stratagèmequ’il avait inventé pour la convaincre derentrer.

La vérité était simple. Elle ne faisait

rien de mal. La pendule au-dessus du barannonçait qu’il n’était que 22 h 30. Elleavait parfaitement le droit de resterencore un peu si elle le souhaitait.

D’autant plus qu’il l’avait retrouvée,non ? Maintenant, il était là pour faireson précieux devoir, pour la protéger sile besoin s’en faisait sentir — ce quin’avait certainement pas été le casjusque-là.

Son frère Alex savait où elle était, songarde du corps se trouvait auprès d’elle,cela signifiait donc que personne auranch ne s’inquiétait plus pour sasécurité. Il n’y avait aucune raisonqu’elle ne reste pas encore un moment.

— Marcus, allez vous poster là-basprès du mur du fond. J’ai envie de

danser encore un peu. Lorsque je seraiprête à rentrer, je vous le ferai savoir.

Son visage demeura impassiblecomme un masque de pierre, mais unerage meurtrière brûlait au fond de sesyeux. Il la dévisagea si longuementqu’elle commença à craindre qu’il nel’empoigne et ne la traîne menottée versla sortie. A cette seule idée elle sentit sapeau picoter.

Mais il possédait un self-control àtoute épreuve. Au bout du compte, il secontenta de tourner les talons et d’allerse poster là où elle lui avait indiqué.

* * *

Marcus ne la quittait pas du regard.

C’était tout ce qu’elle lui avait permis.Alors, il la surveillait attentivement

tandis qu’elle dansait avec un cow-boy,puis un autre.

Il se sentait de plus en plus frustré. Cequ’il avait envie de faire, c’était de lajeter sur son épaule et de l’emporter loind’ici, en dépit de ses protestations. Maisil ne pouvait pas procéder ainsi. Elleétait sa princesse, et il vivait pour laservir. Cela signifiait que dans le casd’une divergence d’opinions sur unsujet, c’était sa volonté à elle quiprévalait.

Il importait donc peu qu’une tempêtese prépare, ou que tous ces cow-boysavec qui elle dansait soient desinconnus. Elle était belle et détendue, et

elle distribuait libéralement ses souriresà tous ses cavaliers.

L’alcool aidant, l’un de ces inconnusfinirait inévitablement par se montrertrop entreprenant avec elle, et il luiincomberait alors de le remettre à saplace. Ce n’était pas non plus uneperspective très réjouissante.

Quoique à la réflexion, à mesure quela soirée avançait, et qu’il était forcé derester là, à les regarder poser leursmains grossières sur elle, l’idée dedistribuer quelques coups de poingdevenait de plus en plus attrayante.

* * *

Rhia dansa avec un énième cow-boy.

Ce n’était plus tout à fait aussi amusantqu’avant l’apparition de Marcus.

Sans qu’elle comprenne trop pourquoi,depuis qu’il était là à suivre chacun deses gestes de son regard froid etdésapprobateur, tout ceci lui semblaitsoudain un peu sordide. Le plaisir de sapetite aventure s’était évaporé.

Lorsque le cow-boy suivants’approcha pour l’inviter, elle leremercia et s’excusa, prétextant qu’elleétait fatiguée. Elle retourna doncs’asseoir au bar et constata quequelqu’un lui avait offert une nouvellebière accompagnée de tequila.

— Avec les compliments de BobbyDale, expliqua Mona en s’approchant.

Assis quelques tabourets plus loin,

Bobby Dale leva son verre de bièrepour la saluer, le visage fendu d’un largesourire.

Pourquoi pas ? Elle avala la tequilad’un trait, et s’attaqua à sa bière avec unbrio extrêmement peu aristocratique.Quelque part, dans la pénombre, Marcusl’observait, probablement d’un air dedégoût.

Elle se dit qu’elle s’en fichaitéperdument.

Bobby Dale fit signe à Mona de luiresservir une nouvelle tournée. Labarmaid s’exécuta avant qu’elle n’ait eule temps de refuser.

— Oubliez la bière, protesta Rhia.Puis, sans prendre le temps de se

demander si c’était bien raisonnable,

elle avala cette nouvelle tequila d’untrait.

C’était stupide, elle le savait. L’alcoolavait laissé une traînée de feu dans sagorge, et sa chaleur se répandait àprésent dans son estomac. Elle regrettaitdéjà d’avoir bu ce verre. Et le précédentaussi.

Que prouverait-elle en s’enivrant ?Rien de bon, en tout cas. De plus,maintenant, elle avait besoin d’aller auxtoilettes.

Elle dut d’abord attendre son tour,puis, alors qu’elle se lavait les mains,elle remarqua que son chignoncommençait à se défaire, et que sonbrillant à lèvres avait disparu depuislongtemps. Ce qu’elle voyait dans la

glace correspondait un peu tropparfaitement à l’état dans lequel elle sesentait : elle avait l’air désemparée, àbout de forces. La tête lui tournait un peuà cause de l’alcool qu’elle avait bu, etelle avait les yeux cernés.

Ayant remis de l’ordre dans sa tenue,elle se recoiffa rapidement, puisredressa les épaules et poussa la porte.

Bien sûr, il était là dans le couloir, àl’attendre, sévère, inébranlable, patientcomme la mort. Au premier coup d’œil,elle comprit qu’il ne servait à rien delutter. Sa soirée d’aventures étaitterminée. Il était temps de retourner àl’hôtel et d’essayer de dormir quelquesheures avant de remonter dans le jetprivé de la famille, qui la ramènerait à

Montedoro le lendemain.Naturellement, elle ne pouvait pas

conduire dans son état. Elle allait devoirrentrer avec l’homme auquel elle s’étaitefforcée d’échapper. Alice devraitappeler la société de location pour fairerécupérer le pick-up rouge sur le parkingde Rowdy’s Roadhouse.

— D’accord, dit-elle, faisant face àMarcus. Vous avez gagné. Allons-y.

Sans un mot, il lui emboîta le pastandis qu’elle se dirigeait vers la sortie.

— Eh, mignonne ! l’interpella BobbyDale en se plantant devant elle. Où vas-tu si vite ? N’ai-je pas droit à unedernière danse d’abord ?

Elle sentit que Marcus se rapprochaitderrière elle, mais c’était inutile. Elle

était de taille à gérer Bobby Dale.Levant une main, elle ordonna à Marcusde rester tranquille.

— Très bien, Bobby Dale. Une danse,mais, ensuite, je devrai vraiment partir.

Son cavalier n’avait pas l’airexactement ivre, mais il n’était pas tout àfait sobre non plus. Ses yeux pâlesallèrent se fixer sur l’homme silencieuxqui se tenait derrière elle.

— Qui est-ce ? Ton petit ami ?— Non, ce n’est pas mon petit ami.

Voulez-vous danser, oui ou non ?— Bien sûr, chérie. Viens.Vaguement inquiète, elle lui permit de

la prendre dans ses bras, et elle compritimmédiatement que cela avait été uneerreur. Il la serrait de trop près, et tout

en dansant, il l’entraînait à l’écart de lapiste de danse, vers l’ombre au fond dela grande salle. Lorsqu’elle se raidit ettenta de rétablir une distance convenableentre eux, il posa fermement la main surune partie de son anatomie qu’elleentendait garder privée, et l’attira deforce contre lui.

— A la seconde où je t’ai vue, j’aicompris que tu étais spéciale, luichuchota-t-il à l’oreille, avec unehaleine qui empestait la bière. Grandedame à l’extérieur et bombe sexuelle àl’intérieur, attendant seulement quel’homme de la situation allume la mèche.

C’en était trop.— Ça suffit ! répliqua-t-elle d’un ton

coupant. Lâchez-moi immédiatement.

Elle vit Marcus apparaître derrièrel’épaule de Bobby Dale. Son visagen’exprimait qu’une sereinedétermination. Il se tenait une trentainede centimètres derrière son cavalier.

— Allons, chérie, il ne faut pas t’enaller fâchée contre moi, chuchota Bobbyen enfouissant son visage dans sescheveux, inconscient de la présence deMarcus. Je sens bien qu’il y a de lamagie entre toi et moi…

Comme au ralenti, elle vit la main deMarcus se tendre vers lui, puis se posersur son épaule. Bobby ne dit plus rien.Ses lèvres formèrent un « o » parfait, etson regard perdit toute expression. Il larelâcha, laissant ses bras retombermollement, puis ses jambes se

dérobèrent sous lui et il s’effondra sur lesol.

Elle fixa le cow-boy inconscient d’unregard stupéfait, cherchantdésespérément à comprendre ce quis’était passé.

— Est-il… ?— Dans dix minutes, il sera en pleine

forme.Personne d’autre dans le bar ne

semblait avoir été témoin de la scène,car ils se trouvaient derrière un pilier, àl’écart de la piste de danse, dans unezone d’ombre.

Et alors, pour la première fois depuishuit ans, Marcus la toucha. Le soufflecoupé, elle sentit qu’il la prenait dansses bras. Puis, tout en dansant, il

l’entraîna en douceur mais avecdétermination vers la sortie.

Elle ne se défendit pas. Outre le faitque son contact l’avait plongée dans unesorte de transe silencieuse, elle étaitplus que prête à laisser Rowdy’sRoadhouse très loin derrière elle.Plongeant simplement le regard dans cesfascinants yeux presque verts, elle futsubmergée par une immense vague detristesse et de désir nostalgique. Pourlui, pour un homme qui daignait à peinelui adresser la parole.

Et ce désir la rendait plus malheureuseque jamais. Dans ce regard distant, ellese vit telle qu’elle était : une faillitetotale, en tant que princesse et en tantque femme.

* * *

Marcus s’attendait à ce qu’elle luirésiste, à ce qu’elle se libère de sonétreinte, à ce qu’elle lui ordonne de neplus jamais oser poser la main sur elle,mais Rhiannon ne fit rien de tout cela.Elle se laissa emmener en dansantjusqu’à la sortie et ne protesta paslorsqu’il ne la relâcha que pour laprendre par la main. Elle le suivitdocilement dehors, et tout cela sansprononcer un seul mot.

Il neigeait déjà à gros flocons, et levent s’était levé. Le ciel au-dessus deleurs têtes était d’un gris de plomb,comme un énorme poids maléfique prêtà s’abattre sur le monde. Il venait de

passer un hiver à Elk Creek, pourassurer la sécurité de la princesseArabella. Il savait ce qui se préparait.

Davantage de neige. Sûrementbeaucoup. Il faisait déjà très froid, maisla température allait descendre encore.

Trottinant maladroitement derrière lui,Rhia leva des yeux un peu égarés vers leciel.

— Vous aviez raison. Il neige pour debon. Et ce ciel a l’air plutôt menaçant.

— Continuez à marcher. Le 4x4 est unpeu plus loin, là-bas.

Elle baissa la tête et avança sansprotester. Sa main semblait minusculedans la sienne, et il dut refouler un flotde souvenirs qui resurgirentspontanément dans sa mémoire. Des

images trop douces de leur relationinterdite à l’université. En ce temps-là,ils se tenaient toujours par la main.

Il l’entraîna vers une file de véhicules.Il y avait de nombreux espaces libresdans le parking, à présent. A l’évidence,une bonne partie des clients de Rowdy’savaient battu en retraite avant que laneige ne commence vraiment à tomber.Ils dépassèrent le pick-up rouge, déjàrecouvert d’une fine pellicule blanche,puis ils atteignirent enfin le 4x4.Lorsqu’il lui ouvrit la portière arrière,elle se rebella enfin et libéra sa maind’un geste brusque.

— Non.Il dut résister à sa première réaction,

qui était de la soulever dans ses bras et

de l’installer d’autorité sur le siège.— Non à quoi, Rhiannon ? Ne voulez-

vous plus partir ?— Non, je ne monterai pas à l’arrière,

précisa-t-elle en frissonnant de froid. Jeveux monter à l’avant, près de vous.

C’était une entorse au protocole, etelle le savait parfaitement. Uneprincesse ne s’asseyait pas à côté de sonchauffeur. Mais, à ce stade, le principalétait de la faire monter dans le véhicule,et tant pis pour le reste.

— Très bien, dit-il d’un ton impatient.Dépêchons-nous. Nous devons nousmettre en route sur-le-champ.

Il lui ouvrit la portière du passager etattendit qu’elle soit bien installée avantde refermer la portière en lui conseillant

d’attacher sa ceinture. Lorsqu’il seglissa derrière le volant elle avaittellement froid qu’elle claquaitlittéralement des dents. Il fit démarrer lemoteur, régla le chauffage au maximumet sortit lentement du parking pourgagner la route.

Il sentit immédiatement que quelquechose n’était pas normal. Puis, ilcomprit. Il n’y avait aucun autre véhiculesur la route. Personne n’avait quitté cebar en même temps qu’eux. Les habitantsdu pays avaient très bien compris lasituation. Tous ceux qui n’étaient pasrentrés chez eux plus tôt resteraienttranquillement là où ils étaient, àattendre que le plus gros de la tempêtesoit passé.

Il posa son pied sur le frein juste avantde sortir du parking et de s’aventurer surune route déjà enneigée et balayée par levent.

— Il serait peut-être plus raisonnabled’attendre ici la fin de la tempête,remarqua-t-il. C’est ce que tout lemonde a l’air d’avoir fait.

Elle ne tourna pas les yeux vers lui.Elle était recroquevillée sur son siège,les bras étroitement serrés contre sesflancs, la tête dans ses épaules telle unetortue dans sa carapace. Mais, parbonheur, ses frissons semblaient un peumoins violents.

— Non.Elle avait parlé d’une voix douce.

Sans animosité aucune, mais avec une

tristesse infinie dans la voix.— S’il vous plaît, ajouta-t-elle. Ne

pourrions-nous pas regagner Elk Creek ?Je ne pourrais pas supporter deretourner dans cet endroit.

Il voulut suggérer qu’ils louent deschambres dans le motel situé derrière lesaloon pour y attendre la fin de latempête. Mais Rhia n’était pas en état depasser la nuit dans un motel miteux.Celui d’Elk Creek n’était pas un palace,mais au moins, elle y retrouverait safamille, y compris Alice, sa sœurpréférée, en qui elle avait totalementconfiance. Or cette nuit, Rhiannon avaitbesoin de réconfort.

— Etes-vous certaine de vouloirprendre la route par un temps pareil ?

répéta-t-il.Elle acquiesça en silence, évitant

toujours son regard.— S’il vous plaît, pourrions-nous

reprendre la route ?Ainsi firent-ils.

* * *

Il neigeait plus fort, à présent. Et levent projetait l’épais rideau de floconscontre le pare-brise. Marcus conduisaitlentement, avec une attention extrême.

Mais les conditions étaientépouvantables, et elles s’aggravaient deminute en minute. Leur visibilité futpresque aussitôt réduite à zéro. Il faillitsuggérer de nouveau de faire demi-tour,

mais, à ce stade, il n’était même pluscertain que ce soit possible. Il nedistinguait plus les bas-côtés de la route.Et, si un autre véhicule surgissaitpendant qu’il faisait sa manœuvre…

Il choisit de continuer à rouler. Lesessuie-glaces peinaient à repousser laneige qui obscurcissait le pare-brise.Rhiannon était assise près de lui, muetteet totalement immobile.

Tout se passerait bien. Ellesurmonterait cette épreuve, bien sûr.Elle était une femme admirable dotéed’une volonté d’acier. Il devaitsimplement la ramener en sécuritéauprès de sa famille, et tout irait bien. Illui suffirait…

Un autre véhicule apparut devant eux,

roulant dans la direction opposée. Pourl’instant, il n’en voyait que les phares,mais il comprit tout de suite que lavoiture arrivait trop vite.

Rhiannon étouffa un cri.— Marcus ! Oh ! mon Dieu !— Ne vous inquiétez pas. Il n’y a pas

de danger.Il klaxonna à plusieurs reprises, mais

il était trop tard. Les phares éblouissantscommencèrent à pivoter, éclairant lebas-côté de la route, et il distingua enfinl’autre véhicule, un pick-up brun quivenait de faire un tête-à-queue et arrivaitsur eux à toute allure.

Il n’avait qu’une seule solution.Tournant vivement le volant, il montasur l’accotement. Le pick-up brun passa

près d’eux comme une ombre, heurtantviolemment l’arrière de leur 4x4 avantde disparaître dans le blizzard.

Cramponné à son volant, Marcus tentadésespérément de remonter sur lachaussée, mais sans succès. Le 4x4continua à déraper sur la neige glacée etplongea dans le talus au bord de laroute.

- 4 -

Comme dans un rêve, Rhia vit lecamion brun qui dérapait, hors decontrôle, puis distingua le visage terrifiédu conducteur, un vieil homme coifféd’un grand chapeau. Et soudain, ilsquittèrent la route, l’avant du 4x4plongeant presque à la verticale. Elleferma les yeux, se préparant à la mort,persuadée qu’ils tombaient dans unravin.

Mais ses craintes furent vaines. Ilsatteignirent le fond presqueinstantanément, avec une secoussesuffisamment violente pour provoquer unéclair de douleur dans tous ses os.Presque aussitôt, un mur élastique géantapparut devant elle, la giflant au visageet à la poitrine. Celui-ci se dégonflaitdéjà lorsqu’elle comprit qu’il s’agissaitde l’airbag.

A ce stade, le 4x4 s’était immobilisé.Dans le soudain silence, on n’entendaitplus que les craquements et les étrangessoupirs d’un véhicule qui ne rouleraitprobablement jamais plus.

— Rhia ! Mon Dieu ! Etes-vous…A moitié hors de son siège, Marcus se

penchait vers elle, et elle osa tendre la

main pour caresser ce cher visage qui neserait jamais à elle. Réel. Tiède. Un peurâpeux à cause de la barbe d’une journéequi s’y hérissait, exactement commedans les rêves qui la torturaient.

— Vous venez de m’appeler Rhia…— Etes-vous blessée ? s’enquit-il

d’un ton anxieux.Elle ferma les yeux et se livra à un

rapide inventaire physique. Lorsqu’elleles rouvrit, elle trouva la force de luioffrir un sourire un peu tremblant.

— Non. Je vais bien. Assez secouée,mais rien de cassé.

— Dieu merci.— Et vous ?— Je vais très bien, répondit-il

aussitôt, repoussant comme toujours son

propre bien-être au second plan.Elle se figea tout à coup, se souvenant

du vieil homme dans l’autre véhicule.— Ce pauvre vieux monsieur dans le

pick-up ! s’exclama-t-elle en débouclantsa ceinture. Il a sûrement quitté la route,lui aussi. Il a peut-être besoin d’aide.

— Attendez.— Mais, Marcus…— Je vais appeler une ambulance.Il porta la main à son oreillette et tenta

d’établir une communication. Elleattendit anxieusement, mais au bout dequelques secondes, Marcus secoua latête.

— Pas de réseau. Probablement àcause de la tempête.

— Oh ! non ! Qu’allez-vous faire ?

— Je vais essayer de nous sortir d’ici.Rebouclez votre ceinture.

C’était sûrement possible. Les pharesfonctionnaient toujours, à demi enfouisdans la neige qu’ils éclairaient d’uneétrange lueur. Le pare-brise étaitégalement intact, mais l’avant du 4x4avait souffert et les tôles étaientfroissées.

Marcus écarta son airbag dégonflépour faire démarrer le moteur. Ou, toutdu moins, c’était son intention. Iln’obtint qu’un cliquètement, puis lesphares s’éteignirent. Il fit une nouvelletentative, avec le même résultat. Lemoteur refusait de démarrer.

— Nous devrions aller nous assurerque ce vieil homme n’est pas blessé.

— Vous tremblez de froid, constata-t-il en la fixant dans la pénombre. Vousportez des escarpins de satin à hautstalons et vous n’avez pas de manteau.

A cet instant, elle s’en voulutaffreusement d’avoir agi d’une façonaussi stupide. Parce qu’elle avait étédésireuse d’échapper à l’homme assisprès d’elle, un vieillard allait peut-êtremourir.

— Je suis désolée ! gémit-elle. Toutest ma faute, je le sais. Mais nousdevons faire quelque chose. Ou au moinsessayer.

Il tendit le bras par-dessus son siège etattrapa un plaid de laine qu’il lui offrit.

— Enveloppez-vous dans cettecouverture. Je n’ai pas entendu de bruit

d’accident. Ce vieux cow-boy a peut-être repris le contrôle de son véhicule.

— Comment auriez-vous pul’entendre ? Nous tombions dans unravin nous-mêmes, et…

— Ne discutez pas, coupa-t-il.Enveloppez-vous dans cette couvertureet serrez-la bien contre vous.

Cette fois-ci, il n’attendit pas qu’ellele fasse elle-même. Il glissa le plaid delaine derrière son dos et le refermaautour de ses épaules. Elle plongea sonregard tout au fond de ces yeux quihanteraient à tout jamais ses rêves,respira cette fragrance unique qui étaitrestée gravée dans sa mémoire : savon etpure masculinité.

— Mais, Marcus…

— J’irai moi-même voir si nouspouvons faire quelque chose pour lui,d’accord ? Restez bien enveloppée danscette couverture.

Elle acquiesça en silence, et il larelâcha pour se glisser d’un geste souplesur le siège arrière. Dès qu’il se futéloigné, elle se sentit perdue etabandonnée. Etaient-ce les deux verresde tequila qu’elle avait sottement avalésc h e z Rowdy’s ? L’accident ? Laprésence de Marcus à son côté toutecette journée, qui lui rappelait sicruellement tout ce qu’ils n’auraientjamais ?

Probablement un peu de tout cela. Entout cas, son cerveau semblaitfonctionner au ralenti, comme dans une

sorte de brume. Elle l’avait poussé àsortir pour s’assurer que le vieil hommen’avait pas besoin d’aide, mais elle serendait compte à présent que c’était uneidée stupide.

— Attendez. Non… ce n’est pas labonne solution. Vous ne pouvez pas allerseul dans ce blizzard. Ce serait…

A cet instant, il était penché sur leplancher entre les sièges, mais il seredressa pour plonger son regardsombre au fond du sien.

— Nous devons vérifier que ce cow-boy qui nous a fait sortir de la routen’est pas blessé, et vous ne pouvez pas yaller. C’est donc à moi de le faire.D’accord ?

Sur ces mots, il disparut de nouveau

derrière le siège et elle l’entenditdéplacer des objets. Lorsqu’il seredressa, un flot de lumière illuminal’intérieur du 4x4.

— Une lampe torche ? Où l’avez-voustrouvée ?

— Il y a un kit d’urgence, sous leplancher arrière. Une secondecouverture, une seconde lampeélectrique, des câbles de batterie, destorches de détresse, une tente de survie,des choses de ce genre.

— Tout cela fait-il partie del’équipement de ce véhicule ?

— Ce sont des options. Vousconnaissez votre frère.

Alexander. Bien sûr, elle aurait dû ledeviner. Son frère était très attaché aux

questions de sécurité. « Obsédé » seraitle mot juste. Dans le rayon de la lampetorche, elle vit un demi-sourire dansersur les lèvres de Marcus. Si la situationn’avait pas été aussi alarmante, cesourire lui aurait réchauffé le cœur.

— Marcus ?— Oui ? Qu’y a-t-il ?— J’ai changé d’avis. Je ne veux pas

que vous y alliez.— Est-ce un ordre ?— Oh ! ne soyez pas ridicule !

marmonna-t-elle en resserrant les pansde la couverture autour d’elle.

— Dans ce cas, il vaut mieux que jeremonte au moins jusqu’à la route.J’allumerai quelques torches dedétresse, et je jetterai un coup d’œil

pour voir si ce pick-up brun est quelquepart dans les parages. Si c’est le cas,j’irai proposer mon aide au conducteur.

— Vous ne vous éloignerez pas trop,n’est-ce pas ?

— Non, rassurez-vous. Mon premierdevoir est de veiller sur votre sécurité,et c’est exactement ce que je ferai. Je neperdrai pas de vue les torches que jecompte allumer.

Elle lui était immensémentreconnaissante de sa sollicitude, et, enmême temps, elle avait honte de lesavoir placés dans cette horriblesituation. Sans qu’elle sache tropcomment, sa soirée d’aventures s’étaittransformée en cauchemar. Elle priasilencieusement pour que son protecteur

revienne sain et sauf.— Très bien, dit-elle en prenant une

profonde inspiration. Mais soyez trèsprudent, d’accord ?

Il essaya encore de téléphoner et neput que constater une nouvelle foisl’absence de réseau. La portière avant,côté conducteur, était bloquée par lamasse de neige qu’ils avaient labourée,mais celle de l’arrière semblait apte às’ouvrir si l’on poussait un peu. Ilactionna la poignée et, appuyant sonépaule contre la portière, exerça unevigoureuse poussée. La portière craqua,gémit et s’entrouvrit lentement.L’interstice obtenu n’était pas bienlarge, mais il lui suffirait. Un tourbillond’air glacé pénétra dans l’habitacle.

— Restez bien couverte, dit-il en seglissant à l’extérieur. Je ne serai paslong.

— Que le ciel te protège, murmura-t-elle alors qu’il refermait doucement laportière derrière lui.

Elle suivit des yeux le déplacement durayon lumineux de sa lampe torche alorsqu’il remontait le talus, luttant contre leblizzard. Puis, bien trop vite, elle leperdit de vue. Depuis sa place sur lesiège avant, elle n’avait qu’un angle devue étroit sur le talus enneigé, et cela luifut bientôt insupportable. Elle se glissasur le siège arrière et constata que decette position, elle distinguait une faiblelueur sur la route au-dessus d’elle.

Soudain, à travers les tourbillons de

neige fouettés par le vent, elle vit unéclair éblouissant, suivi par la lueurrougeoyante d’une torche de détresse.Un instant plus tard, il alluma uneseconde torche au bord du talus au-dessus d’elle.

Puis, sa lampe disparut dans leblizzard, et elle n’eut plus que la lueurrouge des torches pour unique réconfort.

Ce fut une attente interminable. Aucunautre véhicule ne passait sur la route.Elle ne voyait que la lueur des torchesde détresse et se demanda quelle heureil pouvait être. Elle n’avait ni montre nitéléphone, et elle n’était pas très sûreque la pendule de bord fonctionneencore. Elle continua donc à guetter sonretour par la vitre arrière, en souhaitant

de toutes ses forces que ce soit trèsbientôt.

Elle faillit pousser un cri de joielorsqu’elle vit réapparaître le faisceaude sa lampe électrique au milieu destourbillons de neige. Dieu merci, ilapprochait dans sa direction. Dix ouquinze minutes à peine s’étaientécoulées depuis qu’il avait été avalé parle blizzard, mais chacune d’elles luiavait semblé durer une éternité.

Le rayon lumineux s’immobilisa uninstant au sommet du talus, puis elle vitl’éclair d’une troisième torche dedétresse qu’il allumait entre les deuxpremières.

Puis il commença enfin à redescendrele talus.

Elle poussa de toutes ses forces contrela portière pour l’aider à ouvrir. Le ventglacial et les tourbillons de neiges’engouffrèrent en même temps quel’homme aux larges épaules.

— Vous êtes sain et sauf, murmura-t-elle, luttant contre un besoin presqueirrésistible de se précipiter dans sesbras. Vous devez être transi de froid…

Il éteignit sa lampe torche, secoua laneige de ses épaules et tapa des piedssur le plancher pour débarrasser sesbottes de celle qui y adhérait.

— Ne vous avais-je pas recommandéde rester bien couverte sur le siègeavant ? fit-il remarquer.

— Avez-vous trouvé le vieil homme ?s’enquit-elle, ignorant sa question.

— Non. Aucun signe de lui ou de sonpick-up. J’ai vu le sillon qu’il a laissédans la neige lorsqu’il a traversé laroute en dérapant, mais ses traces depneus semblent se redresser un peu plusloin.

— Se redresser ? répéta-t-elle. Est-cevraiment possible ?

— Visiblement, oui. Je vous l’ai dit,les gens du pays ont l’habitude deconduire dans le mauvais temps.

— Cela n’avait pas l’air d’être le caslorsqu’il a perdu le contrôle et qu’il aglissé tout droit vers nous.

Marcus haussa les épaules.— Apparemment, il s’en est tout de

même sorti.— Vous devez être gelé, observa-t-

elle d’une voix douce.— Je ne tarderai pas à me réchauffer,

ne vous inquiétez pas.— Et comment ? Il fait presque aussi

froid dedans que dehors. Avez-vous uneidée de l’heure qu’il peut être ?

— Minuit quarante, répondit-il,relevant sa manche pour consulter unemontre multifonctions comme on en avaitdans l’armée.

— Nous sommes déjà demain,observa-t-elle en soupirant.

Frissonnant dans l’air glacé del’habitacle, elle le vit se pencher pourextraire deux autres couvertures du kitd’urgence sous le plancher.

— N’aviez-vous pas mentionné unetente de survie dans votre kit ? s’enquit-

elle.— Oui, en effet.Il se pencha de nouveau pour extraire

ce qui ressemblait à une grande feuillede papier d’aluminium pliée denombreuses fois. Dans la faible lueur del’habitacle, elle luisait doucementcomme de l’argent.

— Tenez. Couvrez-vous-en. Vousdevez rester bien au chaud jusqu’àl’arrivée des secours.

— Vous en avez plus besoin que moi.— Prenez-la, Rhiannon.— Combien de temps ces torches de

détresse vont-elles brûler ?— Je l’ignore, reconnut-il. Une heure,

environ.— Et si les secours ne sont pas

arrivés, d’ici là ?— Ils finiront par arriver. La tempête

va se calmer. Au lever du jour, des genspartiront à notre recherche. Noussommes au bord d’une route trèsfréquentée, et des véhicules passerontcertainement. Il nous suffira de leur fairesigne. Entre-temps, nous devons resterbien au chaud jusqu’à ce que quelqu’unnous retrouve.

Elle le dévisagea longtemps, puis elleosa enfin exprimer le fond de sa pensée :

— Nous allons devoir partager notrechaleur corporelle, comme nous allonspartager les couvertures et la tente desurvie.

Il demeura un instant silencieux. Ellesentait son regard intense fixé sur elle

dans la pénombre.— Vous avez raison, murmura-t-il

enfin en hochant la tête.Ils joignirent leurs efforts pour déplier

la tente, qui était bien plus grande queles couvertures. Lorsque ce fut fait, ellerecouvrait entièrement les deux sièges.

— Je vais m’installer contre laportière, déclara-t-il. Vous vousassiérez entre mes jambes et nous nousenvelopperons dans les deuxcouvertures, puis nous nous recouvrironsde la tente de survie. Vous utiliserez latroisième couverture pour vous enenvelopper les jambes et garder vospieds bien au chaud.

— Et vos pieds à vous ? remarqua-t-elle. Vos bottes doivent être trempées.

Vous risquez d’avoir les orteils gelés.— Tout va bien, ne vous inquiétez pas.— Arrêtez cela, voulez-vous ? Dès la

fin de la tempête, vous allez insisterpour remonter sur la route afin designaler notre présence à un éventuelvéhicule. Comment ferez-vous cela avecdes pieds gelés ? Mais si vous ôtez vosbottes et glissez vos pieds sous lacouverture et la bâche de survie, ilsresteront bien au chaud grâce à lachaleur de nos corps.

— Vous ne cessez de parler de notrechaleur corporelle, marmonna-t-il.

Elle ne savait plus si elle devait enrire ou en pleurer. Marcus paraissaittotalement découragé, écrasé par uneimmense lassitude. Et elle se sentit de

nouveau affreusement coupable à sonégard.

— Ecoutez, Marcus. Je suissincèrement désolée de ce qui s’estproduit, et je sais que c’est entièrementma faute. Je sais que partager ma chaleurcorporelle est la dernière chose aumonde dont vous ayez envie, mais…

— Vous voyez ? coupa-t-il. Vousvenez encore de le dire.

— Je vous répète que je suis désolée.Mais il n’y a pas d’autre solution.

— Et vous n’avez aucune idée de cedont j’ai envie, dit-il d’une voix un peurauque.

Elle éprouva le même délicieuxfrisson qu’autrefois en entendant le sonde sa voix. Aussitôt, son cœur la trahit et

se mit à battre la chamade. Elle luiordonna en vain de se calmer.

— Il n’y a pas d’autre moyen.— Oui, convint-il d’un air sombre. Je

le sais.— Qu’attendez-vous, alors, pour

retirer vos bottes ?— Vous avez raison.— Attendez. Je vais vous aider.Il la dévisagea un instant, et, malgré la

pénombre, elle sut exactement ce qu’ilpensait : « Il n’est pas convenable queSon Altesse aide un simple garde ducorps à ôter ses bottes ».

Pourtant, il la surprit en levant l’unede ses bottes trempées vers elle. Lâchantses couvertures, elle empoigna lachaussure à deux mains et la lui ôta,

avant de procéder de la même façonavec la seconde.

C’était à n’en pas douter un geste trèsintime qu’elle accomplissait pour lui. Etelle se sentit de nouveau submergée parune vague de tristesse au souvenir desquelques merveilleuses semaines qu’ilsavaient passées ensemble. C’était lorsde sa première année à l’université,quand elle étudiait l’histoire de l’art.Marcus avait vingt-deux ans, et il setrouvait en Californie pour suivre uncours intensif de sciences ducomportement et de psychologiemilitaire, financé par une boursespéciale du Montedoro.

Ils avaient fait connaissance lorsqu’ill’avait croisée par hasard à la librairie

de l’université et qu’il l’avait reconnue.Elle l’avait surpris en train de ladévisager et lui avait demandé sansdétour pourquoi il la fixait ainsi.

Son jeune cœur avait manqué unbattement lorsqu’il s’était mis au garde-à-vous devant elle.

— Votre Altesse, je suis le sous-lieutenant Marcus Desmarais, de laGarde du Montedoro. Je suis à vosordres.

Elle avait ri alors, ravie de rencontrerun compatriote à Los Angeles, et ellel’avait invité à prendre un café en sacompagnie. Il avait visiblement été aussisurpris qu’elle de s’entendre accepterson invitation.

Ils étaient rapidement devenus bons

amis. Cela leur avait semblé tout naturelpuisqu’ils étaient l’un et l’autre très loinde chez eux. Leurs affinités communesavaient semblé plus importantes que leurdifférence de statut social. Le gouffrequi, à Montedoro, séparait une princessed’un homme du peuple n’avait jamaisconstitué un obstacle à leur relation.

Pas pour elle en tout cas.Pour elle, ce détail n’avait jamais eu

la moindre importance. Après tout, samère régnait sur le pays — et elle avaitépousé un roturier, un Texan, acteur decinéma. Et c’était le plus heureux desmariages. Dernière dans la ligne desuccession au trône, Adrienne Bravo-Calabretti avait hérité d’un pays cribléde dettes, et donné à son mari et à la

nation quatre princes et quatreprincesses. Sous son règne, le pays avaitprospéré, et aujourd’hui, le niveau devie y était l’un des plus élevés dumonde. Le trône avait un héritier, et unnombre confortable de successeurséventuels.

Et la responsable de ce succès étaitune princesse qui avait épousé unroturier.

Rhia laissa tomber la seconde bottesur le plancher du 4x4, souhaitant de toutcœur que l’homme assis près d’elle dansla pénombre puisse se montrer aussiouvert, aussi clairvoyant que son proprepère l’avait toujours été.

— Rapprochez-vous, dit Marcus d’unevoix douce. Vous frissonnez de nouveau.

Poussant un profond soupir, elle secontorsionna pour s’installer entre sesjambes aux muscles durs. Puis ilss’enveloppèrent dans les couverturescomme dans une sorte de cocon et ils’adossa à la portière avant de déployerla tente de survie au-dessus de leurstêtes.

Celle-ci était assez grande pour lesrecouvrir tous deux entièrement sansgêner leurs mouvements. Il l’entouraalors de ses bras vigoureux et la serracontre son large torse.

Instantanément, elle cessa de trembler.Elle se sentait bien, en parfaite sécurité.Mais lui ? Comment se sentait-il ?

— N’avez-vous pas froid, adosséainsi contre la portière ?

— Rhiannon, je suis très bien.Il la serra plus fort contre lui. C’était

très agréable. Elle fit toutefois de sonmieux pour ne pas y prendre trop deplaisir. Son souffle tiède caressait sanuque lorsqu’il ajouta :

— En fait je ne me suis jamais sentimieux.

— Jamais ? répéta-t-elle, osantesquisser un sourire.

— Essayez de vous reposer.— Neige-t-il encore ?Elle se releva contre lui pour jeter un

coup d’œil à la vitre, et dans lemouvement elle effleura une partie trèsintime de son corps.

Elle crut l’entendre gémir, tandis queses bras musculeux se resserraient

autour d’elle.— Ne bougez pas. Restez bien au

chaud.Sa merveilleuse voix grave résonna

comme un lointain grondement detonnerre dans son dos. Elle sentitdistinctement sa réaction physique aucontact de leurs deux corps, et un flot desang afflua à ses joues.

Retenant sa respiration, elle s’efforçade ne plus bouger d’un millimètre ettenta de se rassurer en songeant qu’il nepouvait pas la voir rougir, puisqu’ilfaisait trop sombre et qu’elle lui tournaitle dos.

— Je voulais seulement voir s’ilneigeait toujours, dit-elle, faisant de sonmieux pour dissimuler son embarras.

— Eh bien, oui. Il neige toujoursautant. Reposez-vous.

Elle doutait sérieusement de pouvoirdormir. Cet instant était trop étrange ettrop merveilleux. C’était comme si tousses fantasmes interdits s’étaient soudainréalisés. Elle et lui, serrés l’un contrel’autre dans l’obscurité. Certes, elleéprouvait un certain embarras à sentir lapreuve de son désir presser contre lapartie inférieure de son dos. Mais ellese sentait aussi excitée. Et heureuse àl’idée que son désir d’elle ne s’était paséteint malgré les années. Elle ne lui étaitpas indifférente, quoi qu’il en dise. Maisc’était une victoire un peu mesquine, etelle le savait.

Il n’y avait vraiment pas de quoi

pavoiser. Cet homme ne pouvaitempêcher ce qui n’était qu’une réponsebiologique au contact intime de leurscorps. Sa réaction physique ne prouvaitrien — sauf qu’il était un homme etqu’elle était une femme. Ce soir, il avaitfait son devoir, au-delà même de cequ’elle pouvait espérer de lui. Elle luien serait reconnaissante, et, à l’avenir,veillerait à se comporter comme unepersonne de son rang.

Peu à peu, elle se détendit donc. Aprésent qu’elle ne claquait plus desdents, elle se sentait redevenir presqueoptimiste.

Tout compte fait, s’ils vivaient uneexpérience éprouvante, la situation avaitaussi ses bons côtés. Ni l’un ni l’autre

n’avait été blessé. Et, selon touteévidence, le vieux cow-boy s’en étaitégalement sorti sans une égratignure.Dès le lever du jour, lorsque la tempêtese serait calmée, on viendrait lessecourir.

Son aventure aurait pu se terminer defaçon beaucoup plus dramatique.

En outre, elle se sentait réellementépuisée. Elle appuya sa tête tout contreles battements puissants et réguliers ducœur de Marcus et ferma les yeux.

Alors elle se souvint…

- 5 -

Deux semaines.C’était le temps qu’il leur avait fallu

dans l’atmosphère détendue de laCalifornie du Sud. Deux semaines loinde tout ce qui les séparait comme s’ilsavaient vécu à mille lieues l’un del’autre, et ce qui avait commencé commeune simple amitié était devenu unehistoire d’amour.

Une histoire d’amour secrète. Après

tout, Rhia avait à peine dix-huit ans. Elles’était efforcée de croire qu’ils vivaientseulement une amourette, et qu’elle étaittrop jeune pour songer à une relationsérieuse. Marcus lui-même étant unmilitaire dans l’âme, son devoir passaitavant tout. Il se considérait d’un rangtrès inférieur au sien, et il se sentaitaffreusement coupable d’avoir été sonpremier amant — d’avoir été son amanttout court, en fait.

Il ne cessait de lui répéter qu’elleméritait un prince. Néanmoins, au coursde ces quelques jours magiques d’unbonheur parfait, il s’était détendu aupoint de se confier à elle. Il lui avaitparlé de son enfance. Il avait été élevépar les religieuses de St Stephen, qui

l’avaient trouvé lorsqu’il n’était qu’unbébé, abandonné dans un couffin sur lesmarches de la cathédrale du Montedoro.Il ignorait qui étaient ses vrais parents.Il avait commencé sa vie seul au monde,puis il avait été adopté.

— Mais le couple a divorcé peu detemps après. J’étais censé cimenter leurunion, mais comme cela n’a pasfonctionné, ni l’un ni l’autre ne voulaitplus de moi. A l’âge de trois ans, j’étaisde retour à St Stephen. Après cela, sij’étais un petit garçon très, très sageavec les religieuses, je m’arrangeaistoujours pour ne pas être choisi lorsquequelqu’un se présentait en vue d’adopterun enfant. J’ai oublié comment je m’yprenais exactement. J’étais trop petit.

Mais je me souviens très bien que je nevoulais plus avoir le cœur brisé de cettefaçon.

Elle lui avait répondu qu’elle admiraitla façon dont il avait surmonté cessouffrances pour devenir l’homme fort ethonorable qu’il était désormais.

— Pas tellement honorable, et pas fortdu tout. Autrement, je ne serais pas iciavec vous.

Ils se tenaient face à face sur lapelouse devant le bâtiment de style néo-roman de l’une des bibliothèques ducampus. Elle se souvenait des grandsarbres, de l’ombre mouchetée de leurfeuillage, de la sensation qu’à cet instantils étaient seuls au monde. Elle s’étaithaussée sur la pointe des pieds pour

déposer un baiser sur ses lèvres.— Je ne regrette rien, avait-elle

murmuré. Je suis très, très heureuse quevous soyez ici.

Et il lui avait alors fait promettrequ’un jour ils se sépareraient et que leuridylle prendrait fin pour toujourslorsqu’il aurait terminé sa formation etrentrerait au Montedoro. Les semainesqu’ils avaient vécues ensemble devaientrester leur secret pour toujours.

— Promettez-le-moi, Rhia. Lorsque jepartirai, nous nous séparerons une foispour toutes, et personne ne saura jamaisrien.

— Oui, bien sûr. Je vous le promets.Elle avait prononcé ces mots en levant

des yeux pleins d’adoration vers lui,

portée par l’illusion qu’ils vivaient uninstant où l’amitié la plus sincère semêlait à leur merveilleux désir. Enacceptant que leur relation se termine etqu’elle reste un secret, elle était certaineque cette séparation était ce qu’ellesouhaitait aussi. Pas parce qu’il n’étaitqu’un roturier, un soldat, mais parcequ’elle n’avait que dix-huit ans, toute savie devant elle et n’avait jamais imaginérencontrer l’homme de sa vie à dix-huitans.

Sur le campus, ils dormaient dans desbâtiments séparés. Marcus avait troiscolocataires, et elle partageait elle aussisa chambre avec une autre étudiante. Illeur était donc impossible de serencontrer dans leurs chambres

respectives.Lorsqu’ils considérèrent que le

moment d’être réellement ensemble étaitvenu, ils trouvèrent un petit hôtel toutsimple à deux pas du campus. Pour elle,il était magnifique, avec ses épais mursde stuc blanchis à la chaux et sa toiturede tuiles rouges. C’était une bâtisse d’unseul étage, dont chacune des chambresressemblait davantage à un minusculeappartement ouvert sur une cour centralequ’à une chambre d’hôtel.

On l’appelait La Casa de la Luna.La maison de la lune.Elle adorait leur retraite lunaire. Et

tout spécialement la chambre où ilss’étaient aimés pour la toute premièrefois, et qui était devenue « leur »

chambre. Un bougainvillier aux fleursd’un rouge éclatant grimpait sur le murextérieur. Leur chambre comportait unminuscule coin salon où ils étudiaientquelquefois ensemble. Il y avait uneantique baignoire en fonte dans la sallede bains et un miroir hors d’âge un peupiqué.

C’était un lieu magique que cettechambre. Chaque fois qu’ils y venaient,elle souhaitait ne plus jamais avoir à laquitter. Et, lorsqu’ils en repartaient, ellene vivait plus que pour le moment où ilsy reviendraient. Hélas, Marcus n’était enAmérique que pour deux mois, et le jourde son départ approcha à grands pas.

Ils se quittèrent comme ils se l’étaientpromis. Elle l’accompagna en voiture à

l’aéroport de Los Angeles, et, enl’embrassant une dernière fois, elleréussit à ne pas pleurer. Elle le suivitdes yeux alors qu’il s’éloignait versl’aire d’embarquement, sans se retournerune seule fois pour vérifier si elle étaitencore là. C’était ce qu’elle avaitsouhaité. Ces quelques semainesensemble avaient été merveilleuses,mais à présent, chacun d’eux devaitsuivre son propre chemin.

Dommage toutefois qu’il lui ait étéimpossible d’oublier Marcus. Etqu’aucun autre homme n’ait jamais pu secomparer à lui…

* * *

— Marcus ?Sa voix était douce. Hésitante.Il sortit d’un rêve confus dans lequel il

était dévoré d’un désir douloureux. Elleétait serrée tout contre lui. Il ne pouvaitpas la repousser. Pour une raisonobscure mais impérieuse, il devait lagarder contre lui, la serrer dans ses bras.Il n’avait pas le droit de la repousser.Mais il n’avait pas non plus le droit del’embrasser, de lui ôter tous sesvêtements et de se perdre dans sachaleur veloutée.

Cela lui était interdit.Cela ne pouvait plus jamais se

produire.C’était une torture de l’espèce la plus

cruelle. Or tout soldat sait que sous la

torture, on peut trahir sa famille, sonpays, tout ce qui compte en fait.

Pourvu que cesse cette agonie.— Marcus ?Il ouvrit brusquement les yeux dans

l’obscurité.Et il se souvint. Le mariage de Son

Altesse la Princesse Arabella. Rowdy’sRoadhouse. L’accident.

Rhia était bel et bien serrée tout contrelui. Autrement dit, le désir brûlant qu’ilcombattait dans son rêve était uneréalité.

— Etes-vous réveillé ?— Maintenant, oui, marmonna-t-il,

ordonnant à son corps de bloquer cetteréaction physique douloureuse.

Enveloppés dans le cocon des

couvertures et de la tente de survie, ilsétaient bien au chaud désormais, etc’était tout ce qui comptait. Il n’avaitplus à s’inquiéter de la possibilitéqu’elle souffre des engelures ou qu’ellecontracte une pneumonie — ou, pire,qu’elle meure de froid avant l’arrivéedes secours.

— Et la neige ?— Elle tombe toujours, répondit-il en

jetant un coup d’œil par-dessus le siège.— Quelle heure est-il ?Il libéra son bras juste le temps de

consulter sa montre.— Presque 2 heures.— Votre téléphone ?— Toujours pas de réseau.

Rendormez-vous. Dans quelques heures,

tout sera terminé.— J’ai une confession à vous faire,

dit-elle dans un souffle.— Gardez-la pour un prêtre.— Alice est au courant, pour nous

deux. Je lui ai tout dit il y a huit ans, unesemaine après vous avoir conduit àl’aéroport.

Cette nouvelle ne le surprit pas outremesure. Et sa voix si douce, siincroyablement sexy, réduisait à néantles efforts qu’il pouvait entreprendrepour réprimer les élans de son corps.

— Ce n’était pas très prudent,observa-t-il.

— Elle ne l’aurait jamais répété. Etelle ne l’a jamais fait, d’ailleurs.

Il livrait un combat titanesque contre

lui-même. Elle était si douce dans sesbras ! Et elle sentait si bon, unefragrance de vanille et de fleurs, et ainsiqu’un autre parfum qui n’appartenaitqu’à elle-même. Il l’aurait reconnue aucœur de la nuit la plus noire, dans lafoule la plus dense, même les yeuxbandés.

— Reposez-vous, se contenta-t-il derépondre.

— Vous vous répétez.Il faillit déposer un baiser dans sa

sombre chevelure parfumée, mais seretint juste à temps.

— Nous devons rester dans cetteposition pour conserver notre chaleur.Autant en profiter pour dormir un peu.

— Ou alors, nous pourrions parler.

— Nous n’avons rien à nous dire.— Menteur, dit-elle tout bas.Il ne la contredit pas. Elle avait

raison. Il mentait lorsque c’étaitnécessaire. Et il n’avait aucune intentionde déterrer la vérité cette nuit.

Ni jamais.— Nous aurions beaucoup à nous dire,

poursuivit-elle en soupirant. Siseulement vous y consentiez.

— Je ne suis pas de votre avis.Dès lors, elle ne dit plus un mot. Tant

mieux. Ils avaient seulement besoin detraverser cette nuit sans commettre uneerreur irréparable, sans prononcer deparoles trop dangereuses pour êtreentendues. Ensuite, chacun d’euxretournerait à sa vie, séparée de celle de

l’autre par des années-lumière. Et c’étaitbien ainsi.

Il appuya sa tête contre la portièreglacée et s’ordonna de dormir.D’oublier les formes douces, sensuelleset inoubliables de la femme qu’il serraitdans ses bras — et, surtout, de ne sepermettre à aucun prix de songer aupassé.

* * *

Marcus réussit à dormir.Et il fit les mêmes rêves qu’il s’était

juré de ne pas revisiter.Il rêva de ce jour, six ans plus tôt, où,

en vacances au Montedoro entre deuxsemestres à l’université, elle avait

cherché à renouer le contact avec lui.Sans qu’il sache trop comment elle s’y

était prise, elle avait déniché sonadresse e-mail. Il avait ignoré ses deuxpremiers messages, qu’il avaitimmédiatement effacés, jugeant que lameilleure réponse était de ne pasrépondre du tout.

Il n’aurait même pas dû se permettrede lui adresser la parole, en Californie.Avoir été son ami durant ce bref laps detemps était un manquement sérieux.Mais, son amant ?

C’était le pire du pire. Une négationde tout ce qu’il considérait commesacré. Il devait tout à sa famille. SonAltesse Sérénissime la princesseAdrienne était une souveraine juste et

généreuse, qui se préoccupaitsincèrement du sort de ses sujets les plusmodestes. Elle versait de grossessommes au budget de St. Stephen, etchaque année, à Noël, elle visitaitpersonnellement l’institution, apportantpour l’occasion un cadeau à chacun desorphelins, échangeant quelques motsavec tous ceux qui étaient assez grandspour savoir construire une phrase.Chaque année depuis qu’il avait troisans, lorsque ses parents adoptifsl’avaient ramené à l’orphelinat commeun jouet défectueux, la souveraine avaitparlé avec lui. Et, chaque année, ellesemblait invariablement se souvenir dece qu’il lui avait dit l’année précédente.

A six ans, il lui avait déclaré qu’il

voulait être un soldat pour servir sonpays et faire partie de la Garde pour êtreau service de sa famille. Son AltesseSérénissime l’avait pris au mot. Il avaitreçu l’éducation nécessaire et avaitcommencé son entraînement à la casernede la Garde à l’âge de dix-huit ans.Mais, même avant cela, il avait étéremarqué par sir Hector Anteros, lecommandant de la Garde de Montedoro,qui l’avait pris sous sa protection. Dansla vie de Marcus, sir Hector avait été cequi se rapprochait le plus d’un vrai père.Il avait veillé à ce que son protégéobtienne une commission d’officier dèssa sortie de l’université, à l’âge de vingtet un ans. Marcus n’était personne. Unenfant trouvé. Et cependant, grâce à la

princesse Adrienne, il s’était construitun avenir dont il n’aurait jamais osérêver.

Pour dire les choses clairement, ildevait tout à la famille de la princesse :sa vie, son éducation, sa relation avecl’homme qui lui avait ouvert les portesde sa carrière. Or lui, qu’avait-il faitpour les remercier de leur générosité ? Ilavait séduit l’une de leurs filles.

Il se trouvait dans cet état d’espritlorsque Rhiannon lui avait envoyé cesdeux premiers e-mails Aussi avait-il faitsemblant de ne pas les avoir reçus. Maisarriva le troisième, dans lequel ellemenaçait de se présenter en personne àla caserne pour exiger de le voir. Deguerre lasse, il avait accepté de la

rencontrer en secret.C’était elle qui avait choisi le lieu de

leur rendez-vous, à quelques kilomètresde la frontière du Montedoro, dans uneferme un peu en ruine de la campagnefrançaise, qui était une propriété de safamille. Il arriva le premier.

Il était planté sur l’escalier del’entrée, à se demander si elle avaitenfin retrouvé la raison et décidé de nepas venir, lorsqu’une petite voiture desport jaune vif apparut à toute allure surle chemin, soulevant un nuage depoussière dans son sillage. Elle s’arrêtadans la cour, à quelques mètres de lui etmit pied à terre.

Sa chevelure d’un brun de café brillaitsous le soleil de l’été. Vêtue d’une robe

de coton rouge sans manches, elle segara près de sa voiture et leva les yeuxdans sa direction. Il vivait soudain unenfer et dut lutter de toutes ses forcespour ne pas se précipiter et la serrerdans ses bras. Il avait besoin de sentir sachair ferme sous ses doigts, presqueautant que de respirer.

Mais il savait aussi qu’il ne devait àaucun prix céder à ce besoin. La toucherserait dangereux. S’il posait les mainssur elle, il ne serait peut-être jamais pluscapable de la laisser repartir.

Il lut dans ses immenses yeux sombresqu’elle s’apprêtait à prononcer desparoles qui ne pourraient jamais êtrereprises. Alors il était resté là, plantédans l’ombre d’un olivier, près de la

porte cadenassée de cette vieille ferme,et il l’avait écoutée prononcer ces motsqu’il redoutait tant :

— Je crois… je crois que je t’aime,Marcus. Je pense que nous avonscommis une énorme erreur en mettant finà notre relation comme nous l’avons fait.Je pense à toi souvent. Et même,continuellement. Comme si tu étais entrédans mon cœur. Dans mon sang. Et…toi ? Ne penses-tu jamais à moi ? N’as-tu jamais eu envie de retrouver ce quenous avons eu ?

Le cœur déchiré, il fit son devoir : ilmentit.

— Non, je suis désolé, prétendit-il. Jene souhaite pas recommencer. Je suissatisfait de l’arrangement que nous

avons conclu il y a deux ans. Je voussouhaite beaucoup de bonheur. Et, àprésent, s’il vous plaît, remontez dansvotre petite voiture jaune, et ne cherchezjamais plus à me revoir.

— Mais, Marcus, murmura-t-elle,ouvrant des yeux immenses qui étaientcomme autant d’abysses où il craignaitde se noyer. Ne t’es-tu jamais demandési nous avions commis une erreur ? Net’arrive-t-il jamais de souhaiter que leschoses aient pu tourner différemment,pour toi et moi ?

— Non, répondit-il d’une voixsoigneusement contrôlée. L’erreur, c’estmoi qui l’ai commise, en osant poser lamain sur vous. Ou même en vousadressant la parole.

— Mais Marcus, ce n’est pas ce queje voulais dire…

— Je vous en prie, écoutez-moi.L’erreur, ce n’était pas que nous ayonscessé de nous voir, mais que nous ayonseu cette relation. Tout ce que je vousdemande, Altesse, c’est de respecter lapromesse que vous m’avez faite il y adeux ans.

— Altesse ? répéta-t-elle dans ungémissement. Tu n’es pas sérieux !Altesse ?

— A présent, je souhaiterais que vouspartiez.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle enlui tendant les bras, alors que ses jouesruisselaient de larmes. Marcus, je t’enprie ! Ne veux-tu vraiment pas nous

laisser une chance ? Tu me manquestant ! Ne pourrions-nous pas au moins enparler ? Ne me repousse pas, je t’ensupplie ! Ne me renvoie pas !

Mais il le fallait. Avec le temps, ellele remercierait d’avoir pris cettedécision. Il s’obligea à rester planté faceà elle, rigide et froid comme une statuede pierre.

— Vous devez partir, Altesse. Je n’aiplus rien à vous dire.

Elle le dévisagea un long moment, lesyeux noyés de larmes, les paupièresrougies, puis, étouffant un sanglot, elleenfouit son visage dans ses mains. Ildemeura figé, sachant que s’il bougeaitd’un millimètre, il perdrait le contrôlede ses émotions et se précipiterait pour

la serrer dans ses bras à l’étouffer.Alors il ne bougea pas. Il resta à laregarder alors qu’elle s’efforçait de sereprendre, ses frêles épaules secouéesde tremblements.

Au bout d’un laps de tempsinterminable, elle sécha enfin ses larmesd’un revers de bras impatient, et,redressant les épaules, elle l’affronta.

— Je pense que tu es un lâche,Marcus.

A présent, sa voix était glaciale, sonton dédaigneux, même si ses yeuxbrillaient encore de larmes retenues.

Il ne dit pas un mot. N’esquissa pas lemoindre geste. Il attendit, priant detoutes ses forces pour qu’elle s’en aille.

— Très bien, dit-elle enfin. Adieu.

Il l’avait vue se détourner de lui, sehaïssant pour la souffrance qu’il luiavait infligée, luttant contre uneimpression de vide affreux au creux dela poitrine. Mais, même alors, il restaitpersuadé d’avoir agi comme il le devait.

Elle était remontée dans sa voiture, etelle était partie.

Et c’était tout. Fin de l’histoire.En tout cas, dans la vie réelle.Mais dans ce rêve qu’il était en train

de faire, la scène de l’escalier de lavieille ferme avait une fin différente.

Totalement différente.Dans ce rêve, il brûlait d’un désir

presque douloureux pour elle. Dans cerêve, elle ouvrait la portière de sa petitevoiture jaune, puis elle la refermait.

Et alors, tout se précipitait. Elle seretournait vers lui, grimpait en courantles marches de pierre, les yeux encorerouges et gonflés d’avoir pleuré, sachevelure d’ébène se libérant de leursépingles pour tomber en cascade sur sesépaules et encadrer son visageinoubliable.

— Répète-le, ordonnait-elle. Dis-moique tu désires que je m’en aille.

Et c’en était trop.Soudain incapable de lutter plus

longtemps contre son désir, il la prenaitdans ses bras, et elle se blottissait contrelui en soupirant. Une seconde plus tôt,elle lui tournait le dos, mais à présent,elle se tenait face à lui. Il sentait laferme douceur de ses seins contre son

torse, et son haleine tiède lui caressait lecou.

Et, soudain, ils étaient allongés sur unesurface étroite mais confortable, quelquepart à l’intérieur de la vieille ferme. Ilfaisait sombre et froid, mais chacunavait la chaleur du corps de l’autre pourlui tenir chaud, et une sorte de tente faitede couvertures pour les abriter.

Elle l’embrassa. Ses lèvress’entrouvrirent sous les siennes commeune fleur éclose dans l’obscurité. Leurssouffles se confondirent, leurs bouchesse retrouvèrent après une éternité desolitude et de déni.

Elle remplissait parfaitement ses bras,tiède, douce et si belle. Et infinimentardente. Sa longue chevelure retombait

comme un rideau de soie sombre autourd’eux.

Et, le goût de sa bouche, si… réel…Aucun soldat comme lui ne devraitjamais être autorisé à goûter ce nectarréservé aux dieux. Un simple mortelcomme lui n’avait pas le droit deconnaître ce goût. C’était le goût duparadis.

Elle était réelle.Tellement réelle…Bien plus que dans ses rêves

solitaires, ses rêves érotiques où elleavait tenu la première place duranttoutes ces années, depuis…

Elle tressaillit.Et elle se tordit contre lui, faisant

flamber son désir encore plus fort. Puis,

elle saisit doucement son visage entreses mains fines.

— Marcus ? Marcus, dormez-vous ?Dormir, lui ? Il tenta de s’emparer de

nouveau de sa bouche, mais elle recula,même si ses mains douces encadraientencore son visage.

— Marcus !Sa voix, à présent, avait un ton

désapprobateur. Une lueur deconscience traversa son esprit : lachaleur entre eux, la portière dure contreson dos. Le froid glacial qui entouraitleur abri de couvertures.

Tout cela lui avait semblé réel parceque cela l’était.

Il ouvrit brusquement les yeux. Elleétait là, tout contre lui. Fixés sur lui, les

yeux de Rhia brillaient dans lapénombre, attendant sa réponse.

Son cœur cessa de battre.Elle changea de position entre ses

jambes, provoquant un nouvelélancement de désir dans son corps, et ilréprima un gémissement.

— Et moi qui croyais que tu avaisenfin fini par admettre que tu devaisabsolument faire l’amour avec moi,murmura-t-elle, repassant au tutoiement.

C’était vrai. C’était exactement laconclusion à laquelle il était arrivé.Dans ses rêves.

— Rhiannon, je…Il ne put en dire davantage, car elle se

rapprocha de nouveau, ondulant toutcontre lui, son corps sublime effleurant

le sien en une lente caresse. Il serra lesdents, luttant de toutes ses forces pours’accrocher à ce qui lui restait decontrôle. Ses lèvres douces effleurèrentà peine les siennes, et elle murmura :

— J’ai une question à te poser.Marcus étouffa un gémissement. Il

sentait la caresse de ces lèvresmerveilleuses, sentait le soupir de sonhaleine tiède sur sa bouche, sur sa joue.

— Cette nuit a été horrible, Marcus.La pire nuit de ma vie.

— Est-ce une question ? s’enquit-ild’une voix étranglée.

— Je vais y venir.Elle déposa une nouvelle pluie de

baisers légers sur ses lèvres, prenanttout son temps, avant de déclarer :

— Ma question est celle-ci : pourquoipas ?

Il n’eut pas besoin de lui demander deprécisions. Il savait très bien ce à quoielle faisait allusion.

Elle caressa sa joue râpeuse, avant demurmurer d’une voix caressante, de puretentatrice :

— Puisque ni toi et moi, nous n’avonspu cesser d’y penser durant tout cetemps, pourquoi ne pas le faire ? Justeune dernière fois ?

Il savait très exactement la réponsequ’il convenait de faire à une questionaussi dangereuse. Il aurait dû la saisirpar les épaules, et la repoussergentiment mais fermement.

Au lieu de cela, il ne put que balbutier

d’une voix étranglée :— Ce serait… ce serait mal.— Cela m’est égal, Marcus, répliqua-

t-elle en caressant ses tempes. Je mefiche bien que cela soit « mal ». J’aienvie de conserver un souvenir de cettenuit, un délicieux petit secret coquin quila… dédramatise. Je suis tout à faitconsciente que rien ne sera jamaispossible entre nous. Qu’entre toi et moi,tout est fini, et ce depuis longtemps.Depuis des années.

Il tenta de répondre, mais elle posadoucement ses doigts sur ses lèvres.

— Chut ! Je n’ai pas terminé.Incapable de prononcer la moindre

parole, il acquiesça en silence, et ellepoursuivit, approchant de nouveau ses

lèvres des siennes :— Mais cette nuit a été un désastre

total, il faut bien le reconnaître. Et, àprésent, nous sommes ici, toi et moi, àattendre la fin de ce blizzard pourrepartir chacun de notre côté. A attendrele lever du jour en essayant de nous tenirchaud mutuellement. J’ai la certitude quecette nuit représente notre dernièreopportunité d’être ensemble une foisencore. Et, selon moi, la façon dont tum’as embrassée tout à l’heure, même situ étais à moitié endormi, est la preuveque tu ne verrais aucun inconvénient àfaire exactement ce que je te suggère.

Elle ondula des hanches contre lui enprononçant ces paroles — sans doutepour prouver leur justesse. Et elle la

prouva au-delà de toutes ses espérances.Car cette fois-ci, il ne put s’empêcher degémir tout haut.

— Oui ! murmura-t-elle, triomphante.C’est cela ! Toi et moi, Marcus. Cettenuit. Tout de suite. Une fois encore…

C’en était trop. Il avait passé unejournée entière à l’observer, à sesouvenir et à essayer de toutes sesforces d’oublier, à brûler de désir pourelle et à le nier farouchement. Il s’étaitlancé à sa poursuite à travers la nuitlorsqu’elle avait tenté de lui échapper.Puis il s’était vu contraint de l’observerencore alors qu’elle dansait avec tousces cow-boys. Il avait dû la débarrasserdu crétin qui avait osé lui manquer derespect.

La route à travers le blizzard. Le vieuxcow-boy dans le pick-up. L’accident.

Et, surtout, ces heures passées dansses bras, serrée tout contre lui, le faisantbrûler de désir, faisant resurgir le flot deses souvenirs avec une telle violencequ’il ne pouvait plus le contrôler,brisant son cœur solitaire une nouvellefois.

Il ne pouvait plus lutter.Si elle désirait qu’ils fassent l’amour

une dernière fois, qui était-il pour luidénier cette satisfaction ?

Pour nier son propre désir ?Une seule fois. Cette nuit.Elle exhala un doux soupir d’attente,

d’espoir.Et les derniers lambeaux de sa

résistance tombèrent en poussière. Ils’empara de sa bouche pour l’embrasserpassionnément. Elle entrouvrit alors seslèvres, répondant à son baiser, et il laserra très fort dans ses bras. Ce fut unbaiser incandescent, interminable. Avecdes doigts fiévreux, ils entreprirentd’écarter les vêtements qui les gênaientsans se déshabiller tout à fait, dénudantleurs corps tout juste assez pour faciliterleurs caresses.

Pour s’unir.Elle déboutonna son blouson et

remonta son sweat-shirt sur sespectoraux, puis elle tira sur la fermetureà glissière de son jean. Lorsqu’il sentitses doigts se refermer doucement sur sonsexe, il eut l’impression qu’il allait

mourir sur-le-champ et qu’il n’existaitpas de plus belle fin.

Il déboutonna sa veste de satin et défitl’agrafe de son minuscule soutien-gorgede dentelle, libérant ses seins pour lesoffrir aux caresses de ses mainsfiévreuses. Puis il souleva sa jupejusqu’à ses hanches. Et il la débarrassade son collant avec une telle hâte qu’ilen déchira la couture. C’était un corps-à-corps maladroit, un échange decaresses fébriles digne d’un coupled’adolescents.

Mais cela ne le gênait pas du tout. Et,à en juger par ses doux gémissements etsa respiration haletante, cela ne gênaitpas Rhia non plus. Après toutes cesannées, ils étaient enfin de nouveau peau

contre peau, ventre contre ventre.Elle était exactement comme dans son

souvenir, mais plus belle encore. Sesseins étaient un peu plus épanouis, sapeau avait la même douceur de satinsous ses doigts, la même fragranceenivrante qui affolait ses sens.

Avec un doux rire de gorge, elle seplaça à califourchon sur lui, et il retintles couvertures et la tente de survie quimenaçaient de glisser, afin de conserverla merveilleuse chaleur qu’ilsgénéraient. Puis il la laissa redescendrelentement sur lui. Elle se laissa pénétreravec un doux soupir, accueillantmanifestement cette invasion avecdélices.

C’était le paradis. Le paradis enfin

retrouvé, au milieu d’un blizzard, dansun véhicule accidenté au bord d’uneroute enneigée du Montana. Avec Rhia.

Car là où elle était, était le paradis.Elle le berça dans ses bras et

l’emmena aux extrêmes limites del’univers.

Il se laissa docilement guider jusqu’aubout de ce voyage, dans sa douceur,dans sa moiteur tiède. Trop vite, il sentitapprocher un dénouement qu’il necontrôlait plus, mais il résista de toutesses forces, déterminé à la laisseratteindre la première les sommets duplaisir.

Il commençait à craindre d’en êtreincapable lorsqu’il perçut distinctementqu’elle respirait plus fort. Soudain, elle

se figea, cambrée au-dessus de lui, et uncri monta du fond de sa gorge. Puis, lescontractions rythmiques de ses musclesintimes l’enserrèrent comme un étau develours alors que tout son corps étaitsecoué par un orgasme cataclysmique.

C’était trop fabuleux pour qu’il puissecontinuer à résister. Il la pénétra plusprofondément, éprouvant un moment deperfection, une sensation à nulle autrepareille, comme s’il avait trouvé soncœur secret de femme, qu’il laconnaissait dans le sens le plusélémentaire du terme. Empoignantfermement ses hanches et posant seslèvres sur les siennes pour l’embrasserpassionnément, il permit enfin à sonpropre orgasme de rugir à la vie,

d’électriser son corps tandis qu’ellemurmurait son nom.

Les minutes qui suivirent furentmerveilleuses. Rhia reposaitparesseusement contre lui, douce etdétendue. Il caressait ses longs cheveux,l’embrassait sur le front, souhaitant detoutes ses forces que les moments de cebonheur ne finissent jamais.

L’aube les trouva dans la mêmeposition, allongés l’un contre l’autredans un silence paisible, baignant dansune intimité qu’ils n’avaient plus connuedepuis Los Angeles, depuis l’époque oùils se retrouvaient dans leur petitechambre à la Casa de la Luna.

— Je crois que la tempête est finie,déclara-t-elle finalement.

Il dut en convenir, un peu àcontrecœur, et elle déposa un baiser surson cou.

— Je suppose que nous allons devoirnous rendre présentables avant deretourner dans le monde réel.

Ils se permirent un dernier baiser. Untrès long baiser d’une douceur presquedouloureuse. Il n’avait pas envie de larelâcher, mais, naturellement, il lefallait. Alors réprimant un soupir, ils’écarta d’elle.

* * *

Rhia détestait ce nouveau silence entreeux.

Il était de retour en force alors qu’elle

se débattait avec son collant ruiné,reboutonnait sa veste de soie ets’efforçait de remettre de l’ordre danssa coiffure. Marcus se pencha par-dessus les sièges et ouvrit la boîte àgants. Il trouva un stylo, puis une feuillede papier sur laquelle il griffonnarapidement une série de numéros et qu’illui tendit.

— Voici, dit-il, exhalant un nuage devapeur dans l’air glacé.

— Qu’est-ce que c’est ?— Le numéro de mon téléphone

portable. Soyez tranquille, j’utilise unexcellent programme de cryptage.Personne ne saura que vous m’avezappelé.

Le temps d’un instant, elle crut qu’elle

avait mal interprété son silence. Qu’ilavait réfléchi et qu’il désirait la revoir.Son cœur naïf se mit à battre très fort.Puis elle comprit.

— Oh ! ne vous inquiétez pas, dit-elled’un ton faussement détaché. Il n’y aaucune chance que je sois enceinte. Cen’est pas la bonne période. De plus, si jevous appelais, je ne m’inquiéterais pasque cela se sache.

— Vous devriez vous en inquiéter. Cen’est pas convenable.

Elle ouvrit la bouche pour répliquer,puis elle y renonça. Une discussion surce sujet ne les mènerait nulle part. Biensûr, il venait de la faire monter auparadis sur le siège arrière d’unvéhicule en perdition dans le blizzard,

mais rien n’était changé entre eux. Lesbarrières étaient toujours là. Desbarrières infranchissables, même si ellesn’existaient que dans l’imagination deMarcus.

— D’accord, répondit-elle en glissantle papier plié dans la poche de sa veste.Et maintenant ?

— Nous allons sortir d’ici et remontersur la route pour essayer d’arrêter unautomobiliste.

* * *

Le hayon arrière du 4x4 s’ouvritfacilement, et c’est par là qu’ilssortirent. Marcus insista pour la porterpendant qu’ils franchissaient l’épaisse

couche de neige poudreuse, qui luimontait jusqu’aux genoux.

Au sommet du talus, au bord de laroute, il la reposa gentiment.

— Comment vous sentez-vous ?— En pleine forme, assura-t-elle en

souriant.Elle savait, bien sûr, qu’elle devait

avoir l’air piteuse. Mais, mis à part lefait qu’elle avait un peu froid aux piedsdans ses escarpins trempés qui étaientbons à jeter, elle se sentait plutôt bien.Une couverture sur les épaules lui tenaitlieu de manteau, et elle avait bien chaud.Le téléphone de Marcus ne fonctionnaittoujours pas. Il alluma d’autres torchesde détresse, et ils attendirent qu’unvéhicule passe sur la route.

Ils n’eurent pas longtemps à patienter.Cinq minutes plus tard, ils virentapparaître un chasse-neige dans levirage. Une voiture de patrouille de lapolice d’Etat suivait juste derrière.

Le policier s’arrêta sur le bas-côté. Illes informa qu’il était à leur recherchedepuis l’aube, et il les fit monter dans savoiture, dont le chauffage fonctionnait àplein régime. Il avait du café bien chaudpour eux dans une bouteille Thermos, etil appela son chef à la radio pourl’informer qu’il avait retrouvé laprincesse et son garde du corps, tousdeux indemnes.

Ils lui expliquèrent les circonstancesde l’accident et lui parlèrent du pick-upbrun et de son conducteur.

— Je parie que votre chauffard étaitLoudon Troutdale, ironisa le policier,secouant la tête.

— Vous le connaissez ?— Votre Altesse, tout le monde

connaît Loudon, par ici. C’est le pirechauffard de toute la région. Je croisqu’il vient de récupérer son permis deconduire, il y a à peine une semaine, etaprès un énième retrait.

— Après l’accident, je suis sorti pourtenter de l’aider, l’informa Marcus.Mais, d’après les traces qu’il a laisséesdans la neige, j’en ai conclu qu’il enétait sorti indemne.

— Cela ne me surprend pas,commenta le policier. Loudon s’en tiretoujours sans une égratignure. Les gens

en face de lui n’ont pas toujours autantde chance.

— Va-t-il encore une fois se faireretirer son permis de conduire ? s’enquitRhia.

— Ce sera au juge d’en décider. Maissi Loudon ne prend plus jamais le volantde toute sa vie, je ne peux pas dire queça va m’attrister.

Ils retournèrent en ville, Marcus avaitpris place à l’avant, près du policiercomme l’exigeait l’étiquette — carMarcus respectait toujours l’étiquette.

Reléguée dans la cage des prévenus, àl’arrière, Rhia s’efforçait de ne pasavoir l’impression d’être une trèsméchante fille. Elle n’auraitprobablement pas dû finir la nuit en

séduisant le pauvre Marcus, après avoirtransformé sa vie en enfer durant toute lajournée précédente.

Ce n’était pas très gentil de sa part. Etc’était stupide. C’était pire que stupide.Il l’avait dit lui-même : « c’était mal ».Mais elle l’avait harcelé sans cesse,jouant les tentatrices jusqu’à ce qu’ilsuccombe.

Parce qu’elle éprouvait encore cequelque chose pour lui. Et qu’ellecontinuait à espérer, à croire, qu’ilrestait une chance pour eux.Intérieurement, elle redoutait qu’aucunautre homme ne le remplace jamais dansson cœur.

Et cependant, elle pensait sincèrementce qu’elle lui avait dit. Elle savait que

tout était fini entre eux. Leur triste amourperdu ne ressusciterait jamais. Ellel’avait accepté. Elle n’attendait plus riende Marcus depuis leur rencontre, six ansauparavant, devant cette vieille ferme dusud de la France. Depuis qu’elle avaitpleuré toutes les larmes de son corpsdevant lui, abandonnant les dernierslambeaux de son orgueil et de sa dignité,le suppliant de leur accorder unedernière chance.

Lui, il était resté à la regarder, lalaissant s’humilier sans manifester lamoindre émotion, avant de la renvoyer,calmement et irrévocablement.

Alors, dans ces conditions, faire denouveau l’amour avec lui avait été unetrès mauvaise idée, même si cela lui

avait fait vivre un moment de pureperfection.

Une parenthèse merveilleuse, unmoment de sincérité, d’honnêteté, surfond de catastrophe.

Elle aurait sans doute dû le regretter.Mais ce n’était pas du tout le cas.

Au lieu de cela, elle avaitl’impression que d’une certaine manièreils avaient enfin fait la paix. Par miracle,cette horrible nuit avait produit un bien.Elle sentait qu’à présent elle pourrait sedétacher de lui sans lui en vouloir,débarrassée de l’amertume qu’elleportait dans son cœur depuis de troplongues années.

Bien sûr, elle avait pris le risque detomber enceinte, mais cela ne la

préoccupait pas trop. Le moment dumois n’y était pas propice. Et, aprèstout, ils n’avaient fait l’amour qu’uneseule fois.

En réalité, elle était même certaine den’être pas enceinte. Elle n’avait aucuneinquiétude à ce sujet. Elle s’était trèsmal conduite, certes, mais, au moins, illui en resterait un souvenir secret etmerveilleux qu’elle chérirait toujours.Même la plus sage des princesses avaitoccasionnellement besoin de sortir deson cocon et de s’amuser un peu.

C’était ce qu’elle avait fait, et elle yavait survécu. A présent, la vie pouvaitreprendre son cours.

Il fallait appréhender cette nuit commeune expérience philosophique.

Telles furent ses pensées du moinsjusqu’à ce que la date normale de sesrègles soit dépassée.

- 6 -

Deux mois plus tard

— Fais le test, plaida Alice. Fais-leune fois pour toutes, et tu seras enfintranquille.

Rhia soupira de lassitude. C’était unedouce après-midi de juin au Montedoro.Elle était assise près de sa sœur sur laterrasse de sa villa, et ellescontemplaient la Méditerranée en

sirotant un Perrier au citron vert.— Crois-tu vraiment que cela suffira

pour tout arranger ?— Je n’ai pas dit cela, se défendit

Alice. Je pense seulement que tu doissavoir, afin de pouvoir décider de lasuite. Rhia, je suis vraiment désolée ! Jesais que tout cela est ma faute !

— Bien sûr que non, répondit Rhiad’un ton apaisant. Je n’étais pas obligéede me précipiter au Rowdy’sRoadhouse. Et, certainement, rien ne meforçait à séduire ce pauvre Marcus,même si nous sommes restés coincéstoute une nuit ensemble au milieu d’unblizzard au Montana.

— Tu es adorable de ne pas m’envouloir. Mais je sais que j’ai une part de

responsabilité dans ce qui s’est passé.Et je vais tourner une nouvelle page.Dans l’avenir, finis les plans insensés.Je réfléchirai avant d’agir.

— Allons, Alice, je t’en prie ! Tesplans insensés et ton enthousiasme fontpartie de ton charme. Tout ce que j’aientrepris cette nuit-là, je l’ai fait de mapropre volonté.

— Il n’empêche que je me sensterriblement coupable…

— Tu ne dois pas. Ces choses-làarrivent. Ensuite, on rassemblesimplement les morceaux et on continuesa vie.

— Fais ce test, Rhia, je t’en supplie !Après cela, tu sauras, et tu te sentirasmieux.

* * *

Rhia suivit le conseil de sa sœur dèsle lendemain matin.

Le résultat n’aurait pas dû lasurprendre. Après tout, ses seins étaientdevenus ultrasensibles au cours dessemaines qui venaient de s’écouler, etelle commençait à ressentir des nauséesmatinales. L’odeur du café, par exemple,ou celle des asperges, lui retournaitl’estomac. Elle avait toujours entenduraconter que les femmes enceintesdéveloppaient de soudaines et étrangesaversions pour des aliments qu’ellesavaient appréciées jusque-là.

Ce résultat était d’autant plusprévisible qu’elle attendait toujours ses

règles, lesquelles auraient dû avoir lieuplusieurs semaines auparavant. Dans soncœur, elle savait déjà qu’elle attendaitle bébé de Marcus. Et cependant,lorsqu’elle lut le résultat dans la petitefenêtre du bâtonnet, elle fut saisie d’unsentiment d’irréalité totale.

Elle se sentit choquée, abasourdie. Etcela, en dépit du fait qu’elle l’avaittoujours su. Car, au plus profond d’elle-même, elle avait secrètement espérédécouvrir que ses craintes avaient étévaines.

Durant le restant de cette journée, elleflotta dans une sorte de transe. A9 heures, comme à son habitude, LeanneAbris, son assistante, vint la rejoindredans son bureau au musée national pour

faire le point avec elle sur certainsprojets en cours. Au premier regardqu’elle lui jeta, Leanne fronça lessourcils.

— Etes-vous souffrante, madame ?Rhia prétendit qu’elle avait seulement

mal dormi, et elles passèrent aussitôtaux affaires courantes. Mais, un peu plustard, elle eut une longue conférence avecClaudine Girvan, la brillante directricedu musée, au sujet de leur prochaineexposition des œuvres d’AdeleCanterone, une grande artisteimpressionniste née au Montedoro. Atrois reprises, au cours de leur entretien,Claudine lui avait demandé d’un toninquiet si elle se sentait bien. Rhiasouriait alors distraitement et faisait

toujours la même réponse :— Oui, bien sûr. Tout va pour le

mieux.Et c’était vrai. Elle se sentait très

bien. A part qu’elle était enceinte.Alice lui rendit visite ce soir-là,

comme elle le faisait tous les joursdepuis trois semaines. Elles dînèrent surla terrasse.

Rhia attendit que la gouvernante aitservi le plat principal et se soit retiréeavant d’annoncer la nouvelle à sa sœur :

— J’attends un bébé.Alice se leva d’un bond, puis elle

resta là, les mains crispées, à ladévisager d’un air bouleversé.

— Ma chérie ! Que vas-tu faire ?— Je vais mettre au monde ce bébé,

répondit Rhia en redressant les épaules.Je vais vivre ma vie, seulementmaintenant, ce sera une vie de maman.

— Rhia… !Alice fit rapidement le tour de la table

et elle se leva à son tour, si bienqu’elles tombèrent dans les bras l’unede l’autre.

— Je n’arrive pas encore à le croiremoi-même, avoua-t-elle dans un souffle.J’ai toujours rêvé de fonder une famille,d’élever des enfants, mais maintenant,c’est une réalité. La seule différence,c’est que je le ferai sans mari.

— Tu te marieras un jour, assuraAlice en la prenant par les épaules pourla fixer droit dans les yeux. C’est ce quenous faisons toutes, n’est-ce pas ?

Elle faisait référence à une loiancienne de la principauté quicontraignait les princes et princessesBravo-Calabretti à se marier avant l’âgede trente-trois ans, sous peine de toutperdre — leur titre et leur fortune. Lafamille Calabretti régnait sur leMontedoro depuis des siècles, et cettedisposition réduisait considérablementle risque qu’elle soit éloignée du trônefaute d’un héritier légitime.

Rhia haussa les épaules.— Il me reste encore sept ans pour

trouver l’homme de ma vie, et conserverainsi mes titres et mes propriétés. Merci,mais, pour l’instant, j’ai déjàsuffisamment de problèmes.

— Mère et père…

— Ils me soutiendront, coupa Rhia. Tuverras.

— Et… Marcus ?— N’aie pas l’air si inquiète,

répondit-elle avec un rire sans joie. Jelui annoncerai la nouvelle, bien sûr.

— Quand ?— Pas plus tard que tout de suite.

* * *

A 9 heures, le lendemain matin,Marcus rentra au vestiaire après sonentraînement sur le terrain de sport,ruisselant de sueur et impatient deprendre une bonne douche. Il venait dese déshabiller et de prendre uneserviette lorsque son téléphone sonna. Il

le ramassa sur le banc et établit lacommunication.

— Capitaine Desmarais.— Bonjour, Marcus.Rhia.Une seule raison pouvait expliquer

qu’elle l’appelle. Soudain, ses jambesne le portaient plus. Il s’affala sur lebanc. Cela ne pouvait pas être vrai.

Mais ça l’était.— Marcus ? Tu es toujours là ?— Oui, oui, je vous écoute.— J’ai… j’ai besoin de te voir.— Oui, d’accord.— Viens à ma villa. As-tu un stylo ?— Attendez une seconde.Il bondit sur ses pieds, fourragea dans

son placard et, par miracle, trouva un

stylo à bille tout au fond de l’étagère.Rhia lui donna une adresse à Collined’Ambre, un quartier très exclusif prèsdu port de plaisance, et, comme iln’avait pas de papier sous la main,Marcus la nota à même la peau de sacuisse.

— Disons, cet après-midi ? suggéra-t-elle.

Il venait de terminer une missionauprès du prince Alexander, et iln’attendait pas de nouveaux ordres dansles deux semaines à venir. Ce quisignifiait qu’il était libre de son tempsce jour-là.

— A quelle heure ?Elle demeura silencieuse un instant.— Je te trouve étrangement coopératif,

déclara-t-elle finalement. Je m’étaisattendue à ce que tu exiges, au moins,que cette visite demeure secrète.

S’était-il trompé sur le motif de cetappel ? C’était peu probable. Ils avaientété très clairs l’un avec l’autre. Maiselle l’appelait peut-être pour une autreraison, à laquelle il n’avait pas songé unseul instant.

Il jeta un coup d’œil autour de lui etconstata qu’il était seul dans le vestiaire.Il ne courrait probablement aucun risqueen lui demandant sans détour si elle étaitenceinte de son enfant. Mais quelqu’unpouvait entrer à n’importe quelleseconde, et, dans cette affaire, il étaitvital de faire preuve de la plus grandediscrétion. De toute façon, il n’aurait pu

prononcer ces mots même si sa vie endépendait.

Il avait besoin de voir son visage. Cen’était pas le genre de conversationqu’on pouvait avoir au téléphone.

— Dites-moi seulement à quelleheure.

A l’autre bout de la ligne, il l’entenditsoupirer.

— Est-ce que 16 heures ça t’irait ?Il abaissa son regard vers l’adresse

écrite sur sa cuisse, et il eut de nouveaul’impression que tout ceci n’était qu’unrêve.

— Je serai là.— Merveilleux, répondit-elle d’un ton

qui suggérait exactement le contraire.Puis, il entendit un déclic.

Elle avait raccroché.

* * *

A 16 heures précises, une domestiquel’introduisit dans un vaste salon meubléavec raffinement. De grandes portes deverre coulissantes donnaient accès à laterrasse. A cet instant précis, ellesétaient grandes ouvertes, et une agréablebrise venait lui caresser le visage.

Assise à une petite table ronde devantdeux grands verres pleins de glaçons etdeux bouteilles d’eau minéralepétillante, Rhiannon lui tournait le dos.

— Merci, Yvonne, dit-elle sans seretourner. Je n’ai plus besoin de vouspour l’instant.

La gouvernante le salua d’unhochement de tête et se retira aussitôt.Rhia désigna la chaise en face d’elle,sans pour autant se tourner vers lui :

— Viens t’asseoir, Marcus, je t’enprie.

Il sortit sur la terrasse. La villa étaitbâtie au sommet d’une colline dominantle port. Au-delà de la balustrade depierre, c’était un magnifique panoramaavec le ciel d’un bleu intense et l’arcdes collines de l’autre côté de la baie.Le long des quais, dans le port à leurspieds, une multitude de bateaux deplaisance se balançaient sous la brise.

Rhiannon tourna enfin la tête vers lui.Lorsque leurs regards se croisèrent, ilressentit un curieux pincement dans la

région du cœur. Elle était toujours aussibelle, dans sa robe d’été imprimée defleurs aux couleurs éclatantes. Sescheveux bruns luisants étaient relevés enchignon. Il lui sembla qu’elle avait l’airfatiguée, mais ses yeux presque noirs nelui révélaient rien.

Ne sachant trop quelle attitude ildevait adopter, il s’était rabattu sur leshabitudes de toute une vie. Il portait sonuniforme. Il lui semblait qu’en seprésentant devant elle dans une tenuecivile, il lui aurait manqué de respect.Sa casquette sous le bras, il inclina lebuste pour la saluer.

— Altesse…— Ne sois pas absurde, répliqua-t-

elle d’un ton irrité. Assieds-toi. Allez,

pose cette casquette sur la table. Sers-toiun verre de Perrier.

Il fit ce qu’elle lui demandait, maisn’esquissa pas le moindre geste vers laboisson. Elle versa l’eau pétillante surles glaçons de son propre verre, avantde déclarer :

— Nous avons été en dessous de tout,et tu le sais. Une fois. Une seule fois.N’est-ce pas pitoyable ? Ce qui arriven’était pas censé se produire.

Si le moindre doute persistait dans sonesprit, ces paroles achevèrent de ledissiper. Il demeura figé, saisi unenouvelle fois par un sentiment d’irréalitétotale. Il tenta maladroitement de larassurer :

— Tout… tout finira par s’arranger,

vous verrez.Elle sembla réfléchir à ses paroles, le

regard perdu au-delà de la balustrade depierre, avant de lui faire de nouveauface.

— Oui, c’est vrai. Tout finira pars’arranger un jour. Après mes échecssuccessifs avec mes fiancés, ajouta-t-elle avec un petit rire nerveux, j’avaiscommencé à croire que je n’auraisjamais d’enfants à moi. Mais je suis sûreque lorsque je me serai remise du choc,que je me serai habituée à cette idée, jeserai contente.

Elle demeura silencieuse un instant. Ilsavait qu’il aurait dû parler à son tour,la rassurer, lui jurer qu’il avaitpleinement l’intention d’assumer ses

responsabilités et de faire ce quel’honneur lui commandait.

— Nous devons immédiatementdemander une audience à Son Altesse etau prince consort, déclara-t-il enfin.

— Oui, bien entendu, convint-elle,fronçant ses sourcils délicats. Il faudraque j’informe mes parents. Mais, à monavis, rien ne presse.

— Au contraire, répliqua-t-il, un peuétonné. Deux mois se sont déjà écoulésdepuis cette nuit-là. Plus nous retardonsle mariage, et plus nous risquons defaire naître des rumeurs. Je ne veux pasque cet enfant grandisse parmi des gensqui le montrent du doigt et quichuchotent des noms blessants derrièreson dos. Nous devons nous marier

immédiatement — à supposer, bien sûr,que Son Altesse Sérénissime ne réclamepas ma tête pour ce que j’ai fait.

— Ta tête ? Ne dis pas de bêtises. Et,d’abord, il n’est pas question de nousmarier. Tu as toujours refusé cette idée.Pourquoi changerais-tu d’avismaintenant ?

— Tu mérites d’épouser un prince, jele sais, répondit-il, passant sans levouloir au tutoiement à force de luttercontre l’impression de vivre uncauchemar. Mais cet enfant est de moi,sinon tu ne m’aurais pas appelé.

Et mon enfant ne naîtra pas privéd’un nom. Il ne grandira pas sans sonpère, sans ses deux parents, mariéscomme il se doit, devant Dieu et devant

les hommes.Il prit une profonde inspiration, et,

affichant un calme qu’il était loin deressentir, il poursuivit :

— Je comprends parfaitement taréticence, bien sûr. Mais nous n’avonspas d’autre choix. Nous devons nousprésenter devant Son AltesseSérénissime et, d’une façon ou d’uneautre, la convaincre que ce mariage estnécessaire.

— Non, répliqua-t-elle d’un toncoupant. Certainement pas.

Il la dévisagea un instant, et une idéehorrible commença à se faire jour dansson esprit.

— Attends… Non ! Tu ne ferais pascela, n’est-ce pas ?

— Faire quoi ?Il fit un gigantesque effort pour rester

calme, puisant dans ses réserves dediscipline. Jamais il n’avait eu autantbesoin de garder l’esprit clair, mais unesorte de brouillard avait envahi soncerveau. Un brouillard de feu.

— Je… comprends que tu ne souhaitespas épouser un homme comme moi,s’entendit-il répondre. Bien sûr, tu doisêtre entourée d’une foule de prétendantsplus dignes d’obtenir ta main et de vivreauprès de toi. Mais, désormais, cela nesera plus envisageable. Je ne lepermettrai pas, tant qu’il me restera unsouffle de vie. Je suis désolé, Rhiannon,mais aucun autre homme n’élèvera monenfant. Jamais. Mon enfant connaîtra son

père. Il grandira entre deux parentsconvenablement mariés et dévoués à sonbien-être.

— Marcus, tu ne comprends rien àrien, répliqua-t-elle, articulantsoigneusement chaque parole. Tu n’asjamais rien compris, d’ailleurs. Jerefuse d’épouser un homme qui demandema main uniquement parce que je suis lamère de son enfant. Et quant à cesprétendants que tu mentionnes, ilsn’existent pas. Je ne t’épouserai pas, etje n’épouserai aucun autre homme. Pasavant des années.

Bien sûr que si, elle l’épouserait. Ellen’avait plus d’autre choix.

— Alors, il n’y a personne d’autre ?Il ne lui avait posé la question que

pour être absolument sûr.— Me crois-tu vraiment aussi

méprisable ?— Méprisable ? répéta-t-il en se

figeant. Non ! Bien sûr que non ! Je n’aijamais dit cela.

— C’est exactement ce que tu as dit.Bien sûr pas avec ces mots-là, mais tul’as clairement suggéré.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire,se défendit-il d’une voix faible.

— Tu m’as demandé si j’avaisquelqu’un d’autre.

— Oui, mais cela ne signifie pas queje te trouve méprisable.

— Quel qualificatif emploierais-tu situ avais appris que j’avais des relationssexuelles avec toi tout en étant

impliquée dans une relation sérieuse ?Il n’y avait pas pensé de cette façon. A

vrai dire, il lui était devenu très difficilede penser en général. Depuis qu’il luiavait parlé au téléphone, ce matin, il sesentait comme anesthésié. L’idée qu’ilpourrait épouser cette femme assise enface de lui ne lui avait jamais traversél’esprit, et cependant, il était devenuvital de trouver le moyen de laconvaincre d’accepter cette choseimpensable jusqu’à récemment.

Rassemblant tout son courage, il fitune nouvelle tentative.

— J’envisageais seulement lapossibilité que tu connaisses quelqu’unde plus digne de ton rang et qui acceptede donner son nom à l’enfant. Je suis

désolé, mais je ne pourrais pas lepermettre.

Elle reprit son verre, sirota lentementune gorgée et le reposa sur la table.

— Je vois. Tu pensais que j’avais toutorganisé depuis longtemps, que jem’étais assuré les services d’un petitprince quelconque, peut-être unaristocrate de second rang, quiaccepterait de donner son nom à l’enfantd’un autre homme, en échange decertaines compensations financières. Oupeut-être seulement pour favoriser sonascension sociale.

Incapable de rester assis une secondede plus, il se leva brusquement et alla seplanter devant la balustrade de pierre.Le regard fixé sur le port à ses pieds, le

visage offert à la brise marine, il déclarasans se retourner :

— Je te demande pardon, Rhia, jen’avais pas l’intention de t’insulter. Jene te juge pas. J’ai un profond respectpour toi. Et tu sais que tu es infinimentchère à mon cœur, ajouta-t-il en seretournant. Que tu l’as toujours été.

Il la vit croiser les bras comme si elleavait froid, et fermer les yeux un instant.Ses longs cils reposaient comme depetits éventails de soie noire sur sesjoues trop pâles. Lorsqu’elle fixa denouveau son regard sur lui, la tension etla colère qui brûlaient au fond de sesyeux l’instant précédent avaient disparu.Ce qu’il y lisait, à présent, c’était unsentiment de défaite et une infinie

tristesse.— Tu as raison, reconnut-elle d’une

voix douce. J’ai eu besoin de déverserma colère sur toi. De faire de toi… lavictime de mes frustrations. Je suissincèrement désolée, Marcus. C’est moiqui ai tout gâché. Je n’aurais jamais dûte séduire cette nuit-là, au Montana.

— Ne t’en veux pas, murmura-t-ild’une voix rauque. Tu n’es pasresponsable de ce qui s’est passé.

— Mais si, justement, répliqua-t-elleen redressant les épaules. Je le suis.

Il décida alors de lui avouer la vérité.Il y aurait au moins cela entre eux.

— Je t’ai toujours désirée, je croisque tu le sais. Nous avons seulementcédé à notre désir mutuel.

— Parce que j’ai insisté.— N’en parlons plus, dit-il, soutenant

sereinement son regard. Oublions toutcela.

Elle le dévisagea une seconde, puiselle hocha la tête.

— Soit, n’en parlons plus. Au moins,j’ai dit ce que j’avais sur le cœur. Aprésent, tu le sais.

— Oui.— Et tu sais aussi que je ne vais pas

épouser le premier venu dans le seul butde donner un nom à mon enfant.

— Il ne s’agit pas du premier venu,corrigea-t-il. Il s’agit de moi.

Elle réprima visiblement ungémissement. Puis, elle se leva et vints’accouder près de lui à la balustrade de

pierre. La brise apportait sa fragrancejusqu’à ses narines, douce et excitantecomme au premier jour.

— Non, Marcus, je ne pourrai jamaist’épouser, maintenant. Je pensaissincèrement ce que je t’ai dit cette nuit-là, au Montana. Ce qu’il y a pu avoirautrefois entre nous est fini. Trop dechoses se sont produites, trop desouffrances. Nous ne pouvons pasrevenir en arrière.

Il contempla un instant les lignes pureset délicates de son profil. D’une façonou d’une autre, il lui montrerait qu’ilsn’avaient pas d’autre choix. Ils allaientse marier. C’était une certitude absolue.Il y veillerait.

— Je n’ai pas l’intention de revenir en

arrière, déclara-t-il d’un ton posé.J’épouserai la mère de mon enfant.

Elle ne tourna pas les yeux vers lui. Labrise marine fit voleter quelques mèchessur son visage. Elle les repoussaderrière son oreille.

— Non, répondit-elle simplement.Il choisit alors d’essayer une nouvelle

tactique :— Tu ne peux pas faire honte à ta

famille de cette façon. Les tabloïds vonts’en donner à cœur joie.

— J’en doute fort. Ils se sont toujoursintéressés davantage à mes frères qu’àmes sœurs et à moi. A l’exception peut-être d’Alice, lorsqu’elle se lance dansune de ses folles aventures, ajouta-t-elleavec un petit sourire.

— Tu deviendras très intéressante àleurs yeux quand le monde apprendraque tu attends un bébé alors que tu n’espas mariée.

— Leur intérêt s’éteindra rapidement,répliqua-t-elle avec un haussementd’épaules nonchalant. Je suis très loindans la ligne de succession au trône, uneprincesse secondaire. D’ailleurs, je nevois rien dont je doive rougir dans madécision. Oui, ce qui s’est produit estentièrement ma faute. J’aurais dû memontrer plus prudente. J’aurais dût’écouter, et ne pas partir à l’aventurecette nuit-là. Mais je l’ai fait. Etaujourd’hui, j’attends un bébé. Un bébéqui aura droit à tout mon amour, à toutema dévotion. Et tu pourras toujours être

son papa. Mais pas un mari. En tout cas,pas le mien.

— Tu es une Calabretti, lui rappela-t-il d’un ton sévère. Une princesse dusang.

— Je suis une Bravo-Calabretti,corrigea-t-elle. Chez nous, on se mariepar amour. Et seulement par amour.

— Très bien, alors : Je t’aime. Je t’aitoujours aimée.

Elle le dévisagea durant un temps quilui parut interminable, puis elle déclarad’une voix très douce :

— Je devrais te gifler pour avoir ditcela.

— Fais-le si tu veux, répliqua-t-il enla saisissant par les épaules. Maisépouse-moi.

— Non.Jugeant qu’il n’avait plus rien à

perdre, il l’attira à lui et s’empara deses lèvres adorables. Elle eut un hoquetde surprise, et l’espace d’un instant, ellese laissa aller contre lui en soupirant.Leur passé resurgit entre eux. Cinquante-huit jours d’un bonheur lumineux.

Mais c’était des années plus tôt, dansun autre pays, un autre continent au-delàde l’océan. Elle se raidit de nouveau et,posant les mains contre son torse, elle lerepoussa.

— Non ! Arrête !Il la relâcha.Elle recula en titubant, une main contre

sa bouche.— Tu ne dois plus faire cela, Marcus.

Il est trop tard pour nous. Tu le sais trèsbien.

— Tu te trompes. Il n’est pas troptard. Nous allons nous marier. Je suisbien placé pour savoir ce que peutressentir un bâtard, un enfant dontpersonne ne veut. Que personne n’aime.Mon enfant ne connaîtra jamais cettehonte.

— La situation n’est pas du tout lamême, Marcus. Je sais ce que tu assouffert, mais les choses ont changédepuis.

— Pas suffisamment, selon moi.— Comment puis-je te le faire

comprendre ? s’écria-t-elle d’un tonsuppliant. Ce bébé sera désiré, aimé. Ilne manquera jamais de rien, je te le

promets. S’il te plaît, tu dois l’accepter !Il serra les poings pour s’empêcher de

l’empoigner de nouveau, de la secouerjusqu’à ce qu’elle ait retrouvé son bonsens.

— Comment peux-tu être aussiaveugle ? Aussi orgueilleuse etinsensible ? Tu es une Bravo-Calabretti.Tu as été nourrie au sein par ta mère, etton père vous a tous gâtés, toi, tes frèreset tes sœurs. Tu as toujours reçu tout cedont un enfant a besoin. Pour toi, c’étaitnormal. C’est toi qui ne comprends pas.

Elle le dévisagea comme s’il venait dela frapper. Puis, elle fit un autre pas enarrière, redressant le front.

— Je crois que nous sommes arrivés àune impasse, Marcus. Je ne sais pas ce

que je pourrais te dire de plus pour quetu me comprennes.

— Moi, je le sais très bien, répliqua-t-il, bien décidé à ne pas céder. Dissimplement que tu vas m’épouser.

— Je sais que tu es très choqué parcette situation, répondit-elle avec unsoupir d’irritation. Et je suissincèrement navrée d’en être la cause. Jesais que tu n’as jamais demandé àdevenir papa.

— Epousez-moi.— Je veux que tu saches que je te

soutiendrai, poursuivit-elle comme sielle ne l’avait pas entendu. Je veillerai àce que tu ne sois pas sanctionné par tessupérieurs pour ce qui s’est produit. Et,avec le temps, j’espère que nous

trouverons un moyen de faire la paix, etd’unir nos efforts, en tant que parents,pour le bien de notre enfant.

— Le meilleur moyen pour cela est denous marier, insista-t-il, osant s’avancerd’un pas.

— Non, dit-elle, levant une main.Reste où tu es. Je suis sérieuse, Marcus.Tu gâches ce que nous avions.

— Ce n’est pas du tout mon intention,tu le sais. Je voudrais seulement…

— S’il te plaît, l’interrompit-elle. Jedésire que tu partes, maintenant.

Il faillit refuser tout net, exiger qu’ilstrouvent un arrangement sur-le-champ,invoquer que le temps pressait. Mais illui avait déjà dit tout cela. Et elle avaittout simplement refusé.

Après tout, il était un soldat, et ilsavait bien qu’il existait des situationsoù le courage consistait à se replier enbon ordre. Il avait besoin de s’éclaircirles idées. De réfléchir un peu. Danscette situation, il n’avait aucun pouvoirde décision. Elle était sa princesse, etson devoir était de la servir. C’était ellequi avait toutes les cartes en main. Sielle s’entêtait à refuser, que pouvait-ilfaire ?

Puis, il songea à cet enfant innocentqu’ils avaient conçu. Et il sut qu’il feraittout ce qui serait nécessaire pour leprotéger. Absolument tout.

— S’il te plaît, répéta-t-elle d’un tondouloureux. Pars.

— Comme il te plaira.

Sur ces mots, il la salua d’uneinclination du buste et, tournant lestalons, il alla ramasser sa casquettemilitaire sur la table et se dirigea vers laporte.

* * *

Rhia demeura figée jusqu’à ce qu’elleentende la porte d’entrée se refermerderrière lui.

A ce signal, elle courut s’enfermerdans sa suite, pour atteindre la salle debains juste à temps. Il n’aurait plusmanqué qu’elle se couvre de ridicule enétant malade devant lui.

Elle rendit tout son déjeuner, ce quin’était pas grand-chose vu qu’elle avait

à peine touché au contenu de sonassiette. Mais elle vécut des instantshorribles.

Lorsque tout fut terminé, elle demeurasans bouger un instant, incapable de serelever, sentant déjà revenir la nausée.

Les paroles de Marcus revenaient enboucle dans son esprit : « Je t’aime. Jet’ai toujours aimée… » Ces mots qu’elleavait tant espéré entendre devant lavieille ferme, six ans plus tôt.

Comment osait-il les prononcermaintenant ?

Cette idée la mit dans une telle ragequ’elle provoqua un nouvel accès denausée.

— Madame ? appela Yvonne, sagouvernante, depuis le seuil. Puis-je

faire quelque chose pour vous ?— Quelques biscuits salés et un verre

d’eau.Yvonne l’aida à se relever et

l’accompagna jusqu’à sa chambre oùelle l’installa confortablement dans sonfauteuil favori, un verre d’eau et unesoucoupe de biscuits à proximité sur unepetite table. Puis, elle s’agenouilla pourlui ôter ses sandales.

Une heure plus tard, Yvonne réapparutpour lui apporter un dîner léger sur unplateau, et Rhia retrouva un peu de sonappétit. Elle alla se coucher de bonneheure, mais dormit mal.

Elle revoyait l’expression du visagede Marcus lorsqu’il l’avait quittée. Unmasque de pure détermination.

Elle était bien consciente de l’ironiede la situation. Marcus semblait aussirésolu à l’épouser aujourd’hui qu’ill’avait été autrefois à ne plus jamais luiadresser la parole. Elle savait déjà qu’ilne tarderait pas à revenir à la charge.

Elle fut tentée de faire le premier pas.Elle pouvait l’appeler et suggérer depoursuivre leur discussion, dans l’espoirde trouver un compromis mutuellementacceptable. Mais elle savait que c’étaitinutile. Elle devait d’abord leconvaincre qu’ils feraient un trèsmauvais choix en se mariant juste parcequ’elle attendait un bébé.

Marcus avait toujours été un hommede devoir, mais il n’avait aucune idée dela façon dont un mariage fonctionnait,

car il n’en avait jamais vu un de près. Ases yeux, l’essentiel était qu’il ait lieuafin que leur enfant ait deux parentsconvenablement mariés. Il ignoraitqu’une telle union pouvait représenterbien davantage. Il ne comprenait pascombien elle désirait avoir une chancede vivre un vrai mariage. Une véritableunion.

Faute de cela, elle n’était pas certainede vouloir se marier du tout — en toutcas, à ce stade de sa vie. Dans quelquesannées, lorsque la loi sur le mariage desprinces de Montedoro s’appliquerait àelle, elle changerait peut-être d’avis.

En attendant, il n’était pas questiond’épouser Marcus simplement parcequ’elle attendait un enfant. Elle l’avait

trop aimé autrefois pour se contenter demoins aujourd’hui.

- 7 -

Rhia se rendit à la villa d’Alice, cesoir-là, et elle lui raconta tout. Sa sœurfut parfaite : elle la serra très fort dansses bras et lui dit ce qu’elle avait besoind’entendre : que tout allait bientôts’arranger.

Le dimanche suivant était la fête despères, et Rhia se rendit au palais pourdîner avec ses parents dans leursappartements privés. Elle offrit à son

père une petite peinture à l’huile, œuvred’un artiste texan qu’elle appréciaitparticulièrement. Il l’étreignit et luisourit d’un air approbateur. Son pèreavait toujours fait en sorte qu’elle sesente aimée et appréciée — ce qui, pourune raison mystérieuse, lui rappela lescruelles paroles que Marcus lui avaitjetées au visage, quelques jours plus tôt.Il l’avait accusée d’être aveugle,orgueilleuse et insensible, lui reprochantque ses parents l’aient toujours choyéeet qu’elle considère cela comme tout àfait normal.

— Quelque chose te tracasse, machérie ? s’enquit-il en lui relevanttendrement le menton.

Elle leva ses yeux vers les siens, et

elle y lut tant de bonté qu’elle fut à deuxdoigts de lui avouer sur-le-champqu’elle attendait un bébé. Mais elle seretint. La famille célébrait ce jourspécial en son honneur, et le momentétait mal choisi pour aborder un telsujet.

— Je me sens seulement un peumélancolique, se contenta-t-elle derépondre.

— Mélancolique ? répéta-t-il en riant.Voilà un mot qui pourrait signifier à peuprès n’importe quoi. As-tu envie dem’en parler ?

— Non, papa. Bonne fête des pères. Jet’aime.

— Et je t’aime aussi.— Tu es mon papa favori dans tout

l’univers.— Je l’espère bien.Ils passèrent à table quelques minutes

plus tard. Alice prit la chaise à côté dela sienne.

— Je me suis renseignée, lui chuchota-t-elle à l’oreille en pouffant de rire. Pasd’asperges au menu.

— Ouf ! Je vais peut-être terminer cedîner sans avoir besoin de courir à lasalle de bains.

Elles éclatèrent de rire.Dans l’ensemble, ce fut une soirée très

agréable. Ses parents étaient des gensmerveilleux. Leur union durait depuistrente-six ans, mais ils se conduisaientencore comme des jeunes mariés. Ilséchangeaient des regards pleins de

tendresse et, au moins dans l’intimitéfamiliale, ils ne cessaient de se toucher.

Son frère Rule et Sydney, son épouse,se comportaient de la même façon.Lorsqu’ils échangeaient un regard, ilétait évident pour tous qu’ils vivaient enparfait accord. Autrefois, Max et sonépouse, Sophie, avaient partagé le mêmetype de relation, et trois ans après samort dans un accident de ski nautique,Max paraissait encore perdu sans elle. Ilavait un regard lointain, révélant qu’ilavait été privé de ce qui comptait le plusdans sa vie et que cette perte étaitirréparable. Ce soir-là, Alex et sonépouse, Lili, étaient en Alagonia, le paysde Lili, avec leurs jumeaux. Mais ilsétaient aussi bien assortis et heureux

ensemble que le reste des membresmariés de la famille de Rhia. Il en allaitde même pour le couple du Montana,Belle et Preston.

Non, décidément, Rhia ne pouvait serésoudre à accepter un mariage moinsparfait que ceux de ses parents et de sesfrères et sœurs. Cela faisait-il d’elle unefemme aveugle, orgueilleuse etinsensible ?

— Tu as encore le regard qui te trahit,chuchota Alice.

— Quel regard ?— Celui d’une âme en peine. Mère et

père t’observent.— Je ne suis pas encore prête à leur

annoncer la nouvelle.— Dans ce cas, souris et fais semblant

de t’amuser.

* * *

Puis, le lundi arriva, et Rhia se traînapéniblement jusqu’au musée pourtravailler. Le mardi et le mercredis’écoulèrent de la même façon.

Elle s’attendait à avoir des nouvellesde Marcus. Après tout, il lui avaitdéclaré sans ambiguïté qu’il n’acceptaitpas son refus de l’épouser. Elleredoutait leur prochaine rencontre, et, enmême temps, elle avait hâte que leproblème soit enfin réglé entre eux.

Mais il n’appela pas.Elle fit de son mieux pour se

convaincre que c’était un bon signe.

Peut-être avait-il réfléchi et accepté lefait qu’ils n’allaient jamais se marier.

* * *

Ce jeudi-là, après avoir examiné lasituation sous tous les angles, Marcus sesentait profondément découragé. Il avaittoujours été persuadé qu’avec une solidedétermination et une bonne stratégie, onpouvait atteindre n’importe quelobjectif. Mais ses efforts pourconvaincre Rhia que sa décision étaitune grave erreur s’étaient avérés vains.

L’autre soir, lorsqu’elle lui avaitannoncé qu’elle était enceinte et refusétout net sa proposition de mariage, lavérité lui était apparue, aveuglante : elle

avait le pouvoir. Pas lui.Rhia avait la fortune et la position

sociale, et il lui était totalementindifférent que les tabloïds la traînentdans la boue. Elle refusait d’écouter lavoix de la raison, et il ne décelaitaucune faiblesse qu’il aurait pu exploiterpour atteindre son but.

La situation était catastrophique.Et son impuissance le rongeait. Elle

soulignait une vérité tristement ironique.Si elle le repoussait aujourd’hui, c’étaitqu’elle avait une excellente raison pourcela. N’avait-il pas lui-même exigéautrefois qu’ils mettent un terme à leurrelation, sous prétexte qu’elle étaitsocialement très au-dessus de lui et qu’iln’avait rien à lui offrir ?

Ces questions simples le hantaient, etil se sentait de plus en plus déprimé.Quelle sorte d’homme était-il, s’il netrouvait pas le moyen de donner son nomà son enfant ? S’il ne pouvait empêcherson enfant de grandir avec l’étiquetteinfamante de « bâtard », comme son pèreavant lui ?

La réponse était simple. Il ne seraitpas un homme du tout.

Ce jeudi matin, il parvint enfin à laconclusion qu’il avait besoin desconseils d’une personne de confiance,qui l’aide à trouver la solution quis’était dérobée jusque-là.

Il alla rendre visite à son vieuxmentor, l’ancien commandant de laGarde, sir Hector Anteros. C’était un

homme au physique imposant et à lachevelure grisonnante, qui possédait unepetite maison dans une ruelle tranquille,non loin des boutiques et du marché enplein air de la rue St. Georges.Célibataire par choix, il venait de partirà la retraite, mais Son Altesse le princeAlexandre le consultait encorerégulièrement sur des questions desécurité concernant la famille princièreou le pays.

Hector fit entrer Marcus dans sonminuscule salon, et lui servit un assezmauvais café. Ensuite, il prit place dansson vieux fauteuil un peu usé, posa sespieds sur une ottomane et sirota cet amerbreuvage tout en l’écoutant lui avouerqu’il avait fait l’amour avec une jeune

femme de la famille princière surlaquelle il était censé veiller — et qu’ilen était résulté une grossesse de SonAltesse.

— Et c’est tout ? s’enquit Hectorlorsqu’il eut terminé sa confession.

Marcus décida que l’heure n’était pasvenue de remuer les secrets du passé.

— C’est tout ce que vous avez besoinde savoir, oui.

— Tout ce que vous consentez à medire, plutôt, grogna le vieil homme.

— C’est vrai.— Vous mériteriez sûrement d’être

expulsé de la Garde.— Oui, j’en suis conscient.— Voire même écartelé en place

publique.

— Vous avez raison, grimaça Marcus.Mais ce n’est pas pour cela que je suisvenu.

— Quelles sont vos intentions ?— Je veux l’épouser. Mon enfant ne

grandira pas sans le nom de son père,sans être sûr que je ne l’ai pasabandonné.

— Lui avez-vous demandé de vousépouser ?

— Oui. Elle a refusé.— Pourquoi accepterait-elle ?

observa Hector, visiblement amusé.Qu’avez-vous à lui offrir ?

— C’est là tout le problème. Rien, àpart ma volonté d’être un bon mari et unbon père pour cet enfant. Et aussi, monnom, qui vaut ce qu’il vaut.

Personne ne connaissait son véritablenom lorsqu’il avait été trouvé, nouveau-né, sur les marches du parvis de lacathédrale de Montedoro. Alors onl’avait prénommé Marcus, comme leprêtre qui l’avait découvert, et on luiavait donné le nom de Desmarais, unriche bienfaiteur de l’orphelinat deSt. Stephen. Le couple qui l’avait adoptélui avait d’abord donné son nom, mais,lorsqu’ils l’avaient ramené àSt. Stephen, Marcus était redevenuDesmarais.

— Mais Son Altesse ne veut pas devous, n’est-ce pas ? suggéra Hector, sesyeux pétillant de malice.

— Allez-vous m’aider, oui ou non ?— Vous devriez peut-être essayer de

lui faire la cour. Lui envoyer des fleurset des chocolats de luxe, lui écrire despoèmes, lui proposer de romantiquessoirées à deux. La convaincre, enfin, quevous l’aimez et que vous consacrerezvotre vie à la rendre heureuse.

— Je lui ai déclaré que je l’aimais.Cela n’a pas eu l’air de lui faire plaisir.

— Dans ce cas, mon fils, vous allezdevoir vous en remettre à la grâce deSon Altesse Sérénissime et du princeEvan.

— Rhiannon respecte leur opinion,convint Marcus, voyant renaître unelueur d’espoir. Elle les écoutera peut-être…

— A condition, bien sûr, que vousayez encore votre tête sur vos épaules

lorsqu’ils la convoqueront devant eux,observa le vieil homme en riant. Maisrassurez-vous, Son Altesse Sérénissimea toujours eu un faible pour vous.

— Croyez-vous que cela comptera enma faveur ?

— Qui sait ? Je vais essayer de vousobtenir une audience.

— Pourriez-vous demander que cesoit très rapide ?

— Vous n’êtes pas en position deformuler des exigences.

— Je sais, mais… le temps presse.

* * *

Le lundi suivant, Marcus reçut unappel de la secrétaire personnelle de

Son Altesse Sérénissime la princesseAdrienne. Il était convoqué pour uneaudience privée avec la souveraine à10 h 15 précises.

Il passa aussitôt chez son vieux mentorpour le remercier. Hector lui servit unautre café amer et lui déclara mi-figue,mi-raisin, qu’il espérait le revoir avecla tête sur les épaules. Marcus s’efforçad’en rire. Hector ne plaisanterait pasainsi s’il croyait sa position réellementdésespérée.

Bien sûr, sa punition pourrait aussiprendre d’autres formes. Il pourrait êtreexpulsé de la Garde, et perdre ainsi toutce pour quoi il avait travaillé toute savie. Il pourrait garder sa tête, mais êtrebanni. Et alors, comment pourrait-il

épouser Rhiannon ? Donner son nom àson enfant ?

Au fond de lui, il savait qu’il méritaittout ce qui lui arriverait. Mais il savaitaussi qu’il marcherait sur des charbonsardents si c’était le seul moyen de sefaire pardonner.

Sanglé dans son plus bel uniforme, labouche sèche et un nœud au creux del’estomac, il attendait, dès 10 heures,dans la luxueuse antichambre de lasouveraine. A 10 h 15 très précises, lasecrétaire de Son Altesse ouvrit pour luiles portes dorées du bureau privéd’Adrienne.

Assise derrière son immense table detravail, un meuble très ancien de factureexquise, la souveraine leva la tête en le

voyant entrer, et lui offrit un sourirechaleureux. Elle portait une simple robeblanche à manches courtes, et, commechaque fois qu’il se trouvait devant elle,il fut frappé par son incroyable beauté.Adrienne approchait de la cinquantaine,mais, avec ses yeux noirs au regardmystérieux, ses pommettes hautes et sabouche aux lèvres sensuelles, elle auraitpu rivaliser avec n’importe quelle starde cinéma. Elle était sans âge, unedéesse faite femme. La plus belle femmedu monde.

C’était tout du moins ce qu’il avaitcru, avant de faire la connaissance deRhiannon.

La gorge serrée, il se revit devantAdrienne à l’âge de huit ans. Elle portait

une robe rouge, ce jour-là, et commeaujourd’hui, elle lui souriait avec bonté.

Je veux être un soldat, madame. Jeveux devenir fort pour vous protégertoujours de tous les dangers.

Et alors, il s’était produit une chosemerveilleuse. Elle avait tendu la main etl’avait posée affectueusement sur sa tête.Il avait cru que son cœur allait exploserde bonheur.

Et, aujourd’hui, bien des années plustard, son sourire était toujours aussichaleureux.

— Capitaine Desmarais ! Quelle joiede vous revoir ! Vous avez une mineresplendissante.

En réalité, il ne se sentait pas trèsbien. Son sang lui battait dans les

tempes, et il respirait mal. Se souvenanttrop tard qu’il avait omis de la saluer, ilrectifia précipitamment la position.

— Merci, Votre Altesse.Elle quitta son fauteuil au dossier

tapissé de velours rouge et fit le tour desa table de travail pour s’approcher delui.

— Allons nous asseoir là-bas, dit-elleen désignant un magnifique sofa et deuxfauteuils anciens dans un coin del’immense pièce. Nous serons plus àl’aise pour bavarder.

Sa casquette d’uniforme sous le bras,il la suivit d’une démarche raide, et, lagorge serrée, il attendit qu’elle ait prisplace sur le sofa pour se percher surl’extrême bord du fauteuil qu’elle lui

indiquait. Avant cette seconde, il n’avaitjamais rêvé qu’il s’assiérait ainsi unjour devant sa souveraine.

— Que puis-je pour vous, capitaine ?s’enquit-elle aimablement. Sir HectorAnteros m’a assuré qu’il s’agissaitd’une affaire de la plus hauteimportance.

— Votre Altesse, je…Tout à coup, il était frappé de

mutisme. Il avait pourtant préparé sondiscours très soigneusement. Il l’avaitmême appris par cœur, mais en proie àla panique, son cerveau avait tout effacé.

Adrienne l’observa un instant ensilence, pourtant, même du fond de sondésespoir, il vit distinctement que ceregard restait plein de douceur et de

bienveillance.— Je vous en prie, poursuivez,

Marcus, reprit-elle en hochant la tête.Vous pouvez me parler en toutefranchise.

Un nœud lui obstruait la gorge. Il duttoussoter pour s’éclaircir la voix.

— Votre Altesse, puis-je me lever ?— Oui, bien sûr, si c’est ce que vous

désirez.Il bondit sur ses pieds et se mit au

garde-à-vous devant elle, la tête biendroite, les doigts sur la couture dupantalon.

— Merci, Votre Altesse.Elle hocha de nouveau la tête. Et

attendit.Durant un instant, il eut la certitude

qu’il lui serait impossible de prononcerles mots fatidiques. Puis, il songea àl’enfant. Il devait s’y résoudre, quoiqu’il lui en coûte. Quitte à encourir lecourroux de cette femme qu’il révéraitpar-dessus tout, au risque que Rhiannonne lui pardonne jamais d’avoir ététrouver directement sa mère pour parlerd’un problème qu’elle aurait dû aborderelle-même lorsqu’elle aurait été prête àle faire.

Il s’aperçut que l’attitude de respectmilitaire facilitait un peu sa démarche. Ilse sentait légèrement plus à l’aise. Lediscours préparé avec tant de soin luirevint par bribes.

— Votre Altesse, c’est avec un grandsentiment de honte, et avec une immense

consternation que je me présente devantvous aujourd’hui. J’ai commis un acteimpardonnable. J’ai misérablement faillià tous mes devoirs envers notre pays,envers Votre Altesse et envers safamille.

Adrienne tressaillit presqueimperceptiblement. Une ombred’inquiétude traversa son beau regard.

— Allons, voyons ! Cela ne peut pasêtre aussi grave.

— Hélas, si, Votre Altesse… Il y adeux mois de cela, alors que j’avaisreçu pour mission d’assurer la sécuritéde la princesse Rhiannon au mariage deSon Altesse la princesse Arabella… il ya deux mois de cela, donc, noussommes… heu… restés toute une nuit

prisonniers d’un véhicule accidentédurant une nuit de blizzard. Et nous…heu…

Il s’interrompit, conscient qu’il étaiten train de s’enliser. Elle l’encourageagentiment :

— Marcus, pourquoi ne me racontez-vous pas simplement ce qui s’est passé ?

Alors, il se jeta à l’eau.— Votre Altesse, la princesse

Rhiannon est enceinte de mon enfant,déclara-t-il d’un trait.

Un silence assourdissant suivit cettedéclaration. Toujours au garde-à-vous,son regard fixé droit devant lui, il vit lasouveraine se lever, une expression destupéfaction peinte sur son noble visage,puis elle se dirigea vers sa table de

travail et sortit de son champ visuel.Il se garda bien de se retourner.

Comment l’eût-il osé ? Il ne pourraitprobablement jamais plus la regarder enface.

— Est-ce tout ce que vous aviez à medire ? s’enquit-elle, quelque partderrière son épaule.

Hélas, ce n’était pas tout, et il savaitqu’il devait lui avouer le reste. Sanstrop savoir comment, il en trouva laforce, s’adressant au tableau accrochéau-dessus du sofa :

— Je désire seulement reconnaîtremon enfant. Lorsque j’ai appris que SonAltesse la princesse Rhiannon attendaitun bébé dont j’étais le père, je lui aiproposé de l’épouser comme c’était mon

devoir. Mais Son Altesse a refusé, medéclarant qu’elle souhaite éleverl’enfant toute seule.

— Ma fille a-t-elle l’intention de vousnier vos droits parentaux ?

— Non, bien sûr, convint-ilprécipitamment. Elle ne ferait jamaiscela. Elle refuse simplement dem’épouser.

— Je vois, dit la voix soigneusementcontrôlée derrière lui.

— Je comprends que je ne suis pasdigne d’elle, poursuivit-il, retrouvantpeu à peu son courage. Et je suis prêt àaccepter sans protester toutes lessanctions que Votre Altesse voudra bienm’infliger. Tout ce que je demande,c’est que vous m’accordiez une seule

grâce. Permettez-moi de donner un pèreà cet enfant et d’épouser votre fille.

Il marqua une pause, mais lasouveraine demeurait silencieuse. Alorsil ajouta d’un ton hésitant :

— Vous… connaissez mon histoire.— Oui, je la connais, répondit-elle

d’une voix douce.— Alors, je vous en prie, Votre

Altesse, ne permettez pas que la mêmesituation se répète avec cet enfantinnocent. Aidez-moi à convaincre votrefille de m’épouser pour que notre enfantait un vrai père.

Un nouveau silence, interminable,s’ensuivit. Puis il entendit ses pasapprocher. Elle réapparut dans sonchamp de vision et retourna s’asseoir

sur le sofa.— Si je comprends bien, vous êtes ici

à l’insu de ma fille.— Oui, Votre Altesse, répondit-il,

gardant la tête bien droite.Avait-il surpris l’ombre d’un sourire

sur ses lèvres ? Ce n’était probablementque son imagination.

— Asseyez-vous, Marcus.Il se rassit sur le bord du fauteuil.— Aimez-vous ma fille ?Depuis qu’il était entré dans cette

pièce, il luttait contre un sentimentd’irréalité, et cette impression ne fitqu’empirer. Comment pouvait-ilrépondre à une pareille question ? Ilétait assis face à sa souveraine, lapersonne qu’il révérait le plus au

monde, et elle lui parlait d’amour ? Or ilne savait pas grand-chose à ce sujet.

— Je ne suis qu’un soldat, VotreAltesse. Je désire seulement faire ce quele devoir me commande.

Elle parut réfléchir.— Je crois comprendre qu’à vos yeux,

la question de la paternité légitime decet enfant revêt une grande importance.

— C’est tout pour moi, répondit-il unpeu trop vivement. Mon fils doit savoirque je le reconnais. Que… je suis fierd’être son père.

— Mais Rhiannon n’envisage pas lasituation sous cet angle, réponditAdrienne après un instant de silence.Vous le comprenez, n’est-ce pas ? Deson point de vue, l’enfant ne souffrira

pas du simple fait qu’elle ne vous aurapas épousé…

— Mais…— Laissez-moi terminer, je vous en

prie. Il se trouve qu’aujourd’hui, être néde parents non mariés n’est plus lehandicap ou la honte que cela a pu êtreautrefois.

— Peut-être, mais…— Je sais que votre enfance a été très

difficile sans vos parents. Mais cetenfant aura ses deux parents. Rhiannon asuffisamment de moyens et de cœur pourélever son enfant tout en restantcélibataire. Dans son cas précis, enoutre, il n’y a pas de trône en jeu, pas desuccession à assurer, aucune raison pourque l’enfant doive à tout prix être né

dans un cadre légitime.— Il y a une très bonne raison, au

contraire, protesta-t-il. Et cette raison,c’est l’enfant lui-même. Il a besoind’une famille qui le protège contre lesdangers du monde jusqu’à ce qu’il soitassez grand pour y faire face lui-même.

— Je suis sensible à votre point devue, Marcus. Mais, dans cette situation,je ne peux pas intervenir par la force.

— Vous n’allez pas m’aider, dit-ild’un ton découragé.

— Je n’ai pas dit cela.— Consentirez-vous, au moins, à

parler avec Rhiannon ? s’enquit-il,sentant son espoir revenir.

— Je doute que mon interventionpuisse vous aider beaucoup. Je connais

ma fille. Elle ne sera pas très contented’apprendre que vous êtes venu me voirsans l’en informer. Etes-vous certaind’avoir fait tout votre possible pour laconvaincre que vous l’aimez et que vousdésirez sincèrement l’épouser ?

— Je lui ai déclaré que je l’aimais,répondit-il, s’abstenant toutefoisd’ajouter que cette déclaration avaitfailli lui valoir une gifle. J’ai… raisonnéavec elle. J’ai tout essayé, mais rien n’ya fait. Elle refuse obstinément.

Il crut de nouveau surprendre l’ombred’un sourire sur les lèvres généreuses desa souveraine.

— Etes-vous sûr qu’elle ne changerapas d’avis, si vous employez les bonsarguments ?

— J’ai déjà tout fait pour laconvaincre.

— Oui, mais il faut quelquefoisinsister.

— Cela ne servirait à rien. Elle estdécidée à ne pas m’épouser.Consentirez-vous à lui parler, VotreAltesse ? Essaierez-vous de laconvaincre que notre mariage est le seulchoix qui vaille ?

— Vous êtes un homme très déterminé,Marcus. Pourtant, je pensais vous avoirexpliqué que pour Rhiannon et vous, lemariage n’est pas le seul choix possible.

A cet instant précis, il eut comme uneillumination. Sa souveraine n’avait àaucun moment parlé des sanctions qu’ilencourait pour avoir séduit une

princesse du sang. Sa punition consistaitpeut-être tout simplement à ne pasl’aider. En lui niant le droit d’être unvrai père pour cet enfant, elle luiinfligeait la pire punition imaginable.

Car ce serait l’enfant qui en souffriraitle plus.

Non, décidément, il n’avait pas ledroit de renoncer. Il devait à tout prix lagagner à sa cause.

— Me ferez-vous la grâce d’évoquerce sujet avec votre fille, Votre Altesse ?C’est tout ce que je demande.

— Marcus, répondit-elle d’un tongentiment réprobateur, avez-vousentendu un seul mot de ce que je viensde vous dire ?

— Oui, Votre Altesse. J’ai écouté

chacune de vos paroles.— Alors, vous savez qu’à mon avis,

mon intervention ne pourra vous aider.Il prit une profonde inspiration, avant

d’oser insister.— S’il vous plaît, Votre Altesse…La princesse se leva. Marcus l’imita

d’un geste automatique.— Je dois m’entretenir avec le père

de Rhiannon, déclara-t-elle. Lorsquenous aurons débattu de ce sujet, leprince consort et moi, je vous feraiconnaître notre réponse.

Dans ses grands yeux noirs au regardperspicace, il lut qu’elle n’en dirait pasdavantage pour le moment. Cetteaudience était terminée. Il ne luiservirait à rien d’insister davantage.

— Oui, Votre Altesse. Merci, VotreAltesse.

Il la salua une dernière fois, puis iltourna les talons et se retira.

- 8 -

Ce soir-là, Rhia dîna seule sur laterrasse. Lorsque la gouvernante eutdébarrassé, elle resta assise un momentà la petite table de fer forgé, àcontempler le port à ses pieds et àessayer de ne pas s’inquiéter de ce queMarcus avait l’intention d’entreprendre.

En supposant qu’il souhaite agir.Cela faisait plus d’une

semaine — exactement onze

jours — qu’elle lui avait annoncé sagrossesse. Depuis, elle n’avait plusaucune nouvelle de lui.

Elle commençait à penser qu’il avaitsimplement renoncé et accepté son refusde l’épouser.

Elle aurait probablement dû s’enréjouir, mais ce n’était pas le cas.L’idée qu’il pourrait simplement toutoublier l’attristait profondément, lalaissait désespérée et en proie à unaffreux sentiment de solitude.

— Madame ?— Oui, Yvonne ?Rhia se tourna, souriant à sa

gouvernante, et vit sa mère juste derrièreelle. Elle se leva vivement pour aller laserrer dans ses bras.

— Quelle surprise ! Puis-je t’offrirquelque chose à boire ?

— Non. Je souhaite seulement parleravec toi.

Sa mère semblait étrangementhésitante, presque anxieuse. Rhiacomprit qu’il se passait quelque chose.Sur un signe d’elle, Yvonne se retira, etles deux femmes allèrent s’asseoirensemble sur le sofa.

— Qu’y a-t-il, mère ? s’enquit Rhiasans plus attendre.

— Marcus Desmarais est venu mevoir, aujourd’hui.

— Il n’aurait pas osé !— C’est pourtant ce qu’il a fait.Rhia se leva et alla se planter devant

les portes de la terrasse, fixant le

splendide paysage sans le voir.— Il m’a dit que tu allais mettre au

monde son enfant, poursuivit Adrienne.— Oh ! non… !— Il est très déterminé à t’épouser.Elle sentit monter une nausée. Mais

pas question qu’elle y cède. Prenant uneprofonde inspiration, elle redressa lesépaules.

— Eh bien, cela n’arrivera pas. Et jele lui ai expliqué très clairement,lorsque je lui ai annoncé ma grossesse.

— Rhia, regarde-moi, murmura samère tendrement.

Au prix d’un immense effort devolonté, elle s’obligea à lui faire face.Dans ses yeux, elle ne lut qu’un amourimmense et une infinie sagesse. Sa mère

la comprenait. Soudain, elle sentit sagorge se serrer, et sa vue se brouilla delarmes. Mais elle les refoula avecdétermination.

— Je suppose que vous en avez déjàdiscuté avec père.

— Oui. Nous t’aimons. Nous terespectons. Nous soutenonsinconditionnellement tes choix.

— Un mariage entre nous ne pourraitjamais fonctionner.

— Je comprends très bien que Marcuset toi, vous venez de mondes trèsdifférents.

— Voilà que vous parlez exactementcomme lui. Cet aspect des choses ne mepréoccupe pas. Ce n’est pas du tout ceque je voulais dire.

Sa mère la dévisagea un instant. Rhiaconnaissait cette expression. Sa mèreréfléchissait, analysait la situationcomme elle savait si habilement le faire.Il lui arrivait parfois de croirequ’Adrienne avait le pouvoir de liredans ses pensées.

— Je crois me souvenir qu’il y aquelques années de cela, il y a euquelqu’un. Quelqu’un de très spécial. Tune m’as jamais dit son nom, mais celas’est produit lorsque tu étais étudiante àLos Angeles. N’était-ce pas l’année oùMarcus étudiait aussi là-bas ?

Sa mère était-elle en train de lui direqu’elle était au courant de leur relation ?Peut-être s’efforçait-elle simplement delui soutirer un renseignement.

Au fond, cela n’avait aucuneimportance. Tout était fini entre euxdepuis longtemps et à tout jamais.

— Je n’ai vraiment pas envie deparler du passé.

— Ma chérie, je voudrais simplementte rappeler que tu as été fiancée à deuxreprises, entre-temps, et que tu n’asjamais pu te décider à épouser ni l’un nil’autre de ces hommes.

— Mère, s’il vous plaît ! Devons-nousreparler de cela ?

— Marcus est un homme remarquable.Je ne crois pas qu’il comprenne lechemin qu’il a accompli depuis sesorigines modestes, ni jusqu’où ilpourrait encore s’élever.

— C’est à lui que vous devriez le

dire. Moi, je le sais déjà.— Alors, pourquoi lui opposer un

refus catégorique ? Tu n’es pas obligéede répondre par « oui » ou par « non »tout de suite. Fais un effort avec lui.Laissez-vous une chance de découvrirqu’après tout, vous avez un avenirensemble.

Comme elle demeurait silencieuse, samère l’observa un instant d’un airpensif, avant d’ajouter :

— Tu sais que je t’aime. Et que tonpère t’aime aussi.

— Oui, je le sais. Et je vous seraiéternellement reconnaissante pourl’existence que vous m’avez offerte.

— A ce stade, tu dois être furieuse queMarcus soit venu m’exposer son

problème.— « Furieuse » est un mot trop faible.— Mais tu pourrais considérer la

situation autrement.— Ah, vraiment ? Et que devrais-je en

déduire ?— Pense à son courage. A son sens

inné de l’honneur, à son désir absolu defaire ce qui est juste, pour toi et pourl’enfant. Songe à ce qu’il a dû lui encoûter pour se présenter devant moi, sasouveraine, pour qui il éprouve uneadmiration sans bornes depuis sonenfance, et m’avouer qu’il était devenuintime avec toi, ma propre fille adorée.A ses yeux, il a trahi la confiance quenous avions en lui, et gravement manquéà son devoir suprême, qui était de te

protéger. Je suis certaine qu’ils’attendait à ce que je le fasse arrêter.

— Oui, convint Rhia en soupirant.C’est probablement vrai.

— Et, cependant, il est venu meparler.

— C’est bien dans son caractère.— Tu auras beaucoup de mal à trouver

un homme aussi digne de ton respect quelui. D’ailleurs, tu l’as déjà cherché. Etnous savons toutes deux que tu ne l’aspas trouvé.

— Mère, je ne crois vraiment pasqu’un mariage entre Marcus et moipuisse fonctionner.

Adrienne ramassa son sac et se leva.— Me promets-tu tout de même d’y

penser ?

— Pour être honnête, en ce moment, jene pense qu’à cela.

— Très bien, alors. Ton père et moine pouvons t’en demander davantage.

* * *

Juste après le départ de sa mère, Rhiacourut jusqu’à la salle de bains et renditla plus grande partie de son dîner. Cedéplaisant épisode terminé, elle sebrossa les dents, enfila sa robe dechambre et demanda à Yvonne de luiapporter une tasse de thé et des biscuitssalés, puis elle l’informa qu’ellen’aurait plus besoin d’elle ce soir-là.

Sa chambre disposait également d’uneterrasse avec vue sur le port. Elle ouvrit

les portes pour laisser entrer la brise.Elle venait de s’asseoir et de croquer lepremier biscuit lorsque le téléphonesonna.

Le nom affiché sur l’écran était celuide Marcus, ce qui ne la surprit pas dutout. Le cœur battant, elle reposa sonbiscuit et accepta la communication.

— Est-ce pour me faire des aveux quetu m’appelles, capitaine Desmarais ?

— Dois-je conclure que tu as déjàparlé avec Son Altesse ?

— Tu es allé voir ma mère sans m’eninformer.

— Je suis désolé, Rhia. Il me semblaitque je n’avais pas d’autre choix. Maismaintenant… je me sens coupable.Quand pourrai-je te revoir ? Te parler ?

Elle se sentait absurdement heureusequ’il l’ait appelée par son prénom. Elleaurait dû le faire attendre après sonintervention malheureuse. Mais elle s’ensentait incapable. Marcus avait toujoursété sa plus grande faiblesse.

— Pourquoi pas maintenant ? suggéra-t-elle. Ce soir ?

— J’arrive.

* * *

Marcus s’apprêtait à sonner lorsque laporte s’ouvrit.

Elle apparut devant lui, toujours aussibelle dans son peignoir de satin, maisvisiblement fatiguée.

— Es-tu souffrante ? s’enquit-il d’un

ton inquiet.— Entre, ordonna-t-elle. Je me sens

très bien, sois tranquille. Allons nousasseoir dans le salon.

— Es-tu certaine que tout va bien ?insista-t-il en refermant la porte derrièrelui. Tu as l’air épuisée.

Il osa poser la main sur son épaule.Sous le satin de la robe de chambre, sapeau était tiède et douce. Elle baissa lesyeux vers sa main puis les releva. Ilaurait dû la relâcher alors, mais il n’enfit rien.

— Marcus, dit-elle enfin, je suisenceinte. J’ai des nausées matinales,sauf que, dans mon cas, c’est matin, midiet soir.

— Ce n’est pas normal, observa-t-il,

fronçant les sourcils.— Mon médecin m’a assuré que tout

allait bien.Ses douces lèvres étaient tout près des

siennes, et il lui était encore plusdifficile de résister depuis que tout avaitchangé entre eux et qu’elle portait sonenfant. Il sut à cet instant qu’il remueraitciel et terre pour qu’elle soit à lui.

— Tu dois te soigner, murmura-t-ild’une voix rauque de désir.

Soudain, il ressentait le poids detoutes ces années passées à l’éviter, ànier le pouvoir qu’elle avait sur lui, àrêver d’elle et à se réveiller enprétendant que cela ne signifiait rien.

Sa forteresse commençait à se fissurersous la pression de son désir, et il aurait

tout donné pour sentir un instant ladouceur de sa peau contre la sienne.

— Marcus ? murmura-t-elle. Vas-tuenfin m’embrasser ?

Alors il cessa de lutter. Il lui obéit. Cefut d’abord un baiser brûlant, passionné,auquel elle s’abandonna avec un douxgémissement, et peu à peu, il se sentitsubmergé par une immense vague detendresse. Rien n’existait plus que ceparfum de jasmin et de vanille, et laseule femme qui ait jamais compté pourlui.

Mais ce moment de paradis ne duraqu’un instant. Bientôt, elle le repoussagentiment. Il la libéra à contrecœur,l’esprit tourbillonnant, enivré par safragrance et le goût de sa bouche.

— Ne devrions-nous pas d’abordrégler quelques détails ? suggéra-t-elled’une voix douce.

— Absolument, convint-il en prenantune profonde inspiration.

— Viens, s’il te plaît. Passons dans lesalon.

La nuit était très douce, et ils seretrouvèrent bientôt accoudés à labalustrade de la terrasse, contemplant lecroissant de lune suspendu au-dessus duport et des collines.

— Ma mère insiste pour que jet’accorde une chance de me convaincre,observa-t-elle sans le regarder.

— La sagesse de Son Altesse estlégendaire, répondit-il en remerciant leciel pour la générosité de sa souveraine.

— J’avoue qu’elle sait se montrer trèspersuasive.

La brise faisait voleter la cheveluresombre et luisante de Rhiannon,apportant la senteur merveilleuse de sonparfum jusqu’à lui.

— Puisque tout est réglé, dit-il,voguant sur la crête d’une immensevague de soulagement, nous pouvonsnous marier immédiatement. Le reste, cene sont que des détails.

— Pas si vite.Il fronça les sourcils, sentant revenir

son inquiétude.— Qu’y a-t-il, maintenant ?Elle lui fit face, redressant les épaules

pour se préparer à la confrontation, etrecula même d’un pas afin d’instaurer

une distance entre eux.— J’ai dit « une chance », objecta-t-

elle. Je n’ai jamais dit que j’allais meprécipiter en courant vers l’autel.

— Mais je croyais que Son Altesset’avait convaincue…

— C’est vrai, en partie, convint-elled’un ton défensif. Elle m’a convaincuequ’il serait bon que nous passions unpeu de temps ensemble, toi et moi, afinde nous connaître mieux.

— « Un peu de temps », répéta-t-il,s’efforçant de rester calme.

— Voyons, Marcus, ne me regarde pasde cette façon.

— De quelle façon ?— Comme si tu avais envie de me

jeter sur ton épaule et de m’emporter

jusqu’à l’église la plus proche.C’était exactement ce qu’il était tenté

de faire. Mais, visiblement, elle nesouhaitait pas que ce soit aussi simple. Ilprit le temps de se ressaisir, les poingsau fond de ses poches, avant dereprendre d’une voix soigneusementcontrôlée :

— Qu’entends-tu exactement par « unpeu de temps » ?

— Je ne sais pas vraiment, répondit-elle d’un air anxieux qui la rendaitencore plus adorable. J’ai pensé que tupourrais peut-être venir t’installer iciavec moi — nous dormirions dans deschambres séparées, bien sûr. Au moinsau début.

— Et je vivrais à tes crochets, c’est

cela ? observa-t-il, blessé dans sa fierté.Il lut dans ses beaux yeux qu’il venait

de l’offenser. Comment pouvait-il êtreaussi maladroit !

— Aurais-tu préféré que je viennevivre chez toi ? suggéra-t-elle comme sic’était une solution envisageable.

Ce qui ne l’était pas du tout. Sesquartiers à la caserne de la Gardeconsistaient en une petite chambre avecdouche. D’après ses calculs, il luifaudrait attendre encore trois ans avantd’avoir les moyens d’acquérir sapremière maison, qui serait, parnécessité, modeste.

— Non, répondit-il. Bien sûr que non.D’abord, il faudrait pour cela que noussoyons déjà mariés. Et puis, ce n’est

qu’une minuscule chambre d’officier. Tune pourrais pas… tu ne voudrais pas…ce ne serait pas…

Il s’interrompit. Comment luiexpliquer ?

— Ce serait très loin du standingauquel tu es habituée.

Elle se rapprocha, posant une main surson torse.

— Si nous étions mariés ce quin’arrivera pas tout de suite, murmura-t-elle, je serais fière de vivre avec toidans ta petite chambre.

Dans sa hâte de la convaincre del’épouser, il n’avait pas pris le temps deréfléchir à de tels détails. Une foisencore, la réalité venait lui rappelerleurs différences et les difficultés

pratiques de leur futur mariage.Un mariage impossible.Mais devenu absolument nécessaire.— Marcus, reprit-elle en se

rapprochant pour reposer son frontcontre sa poitrine, tu vas devoirapprendre à te détendre. A oublier unpeu ton orgueil et ton cher sens dudevoir.

— Ma fierté et mon sens du devoirm’ont toujours bien servi, répliqua-t-ild’une voix douce en glissant les doigtsdans sa chevelure soyeuse et parfumée.

Elle leva le visage vers le sien. Cevisage dont il avait rêvé, qu’il avait tantdésiré, sans jamais croire qu’ils seraientde nouveau si proches un jour.

Et pourtant, ils étaient là. Ensemble.

Après tout ce temps.Ils avaient conçu un enfant.Et il devait trouver un moyen pour

qu’ils restent ensemble, qu’ils semarient, qu’ils se construisent une vieensemble. Il devait offrir à son fils toutce qui lui avait été refusé.

— Au diable l’orgueil, chuchota-t-elle. Oublie un instant les convenances.

— Je ne pourrai jamais les oublier.Epouse-moi.

Elle leva vers lui un regard plein detendresse, puis elle secoua de nouveaula tête.

— Nous devons d’abord prendre letemps de nous connaître.

Faisant taire son sentiment defrustration, il inclina la tête pour

l’embrasser. Parce que c’était unenécessité. Parce qu’il ne pouvait pluscontrôler son besoin de goûter unenouvelle fois à sa bouche. De la fairesienne.

Ils devaient se marier. Quoi qu’elle endise, ils n’avaient pas d’autre choix.Même s’il ne pouvait jamais espérerdevenir son égal, même si elle demeuraitpour toujours la princesse dont il étaitindigne.

Elle lui rendit passionnément sonbaiser, s’ouvrant à lui, offrant sa bouchemerveilleuse à son explorationgourmande, étroitement blottie contreson corps.

Cependant, trop vite, elle mit fin à leurbaiser. Toujours sur la pointe des pieds,

elle posa ses lèvres contre son cou.— Marcus ! murmura-t-elle. Je

pensais sincèrement ce que je t’ai dit.Nous avons besoin de temps.

— Combien de temps ? s’enquit-il,caressant sa chevelure de soie. Plusnous attendrons, et plus les gens vontjaser.

— Nous ne sommes plus au MoyenAge, observa-t-elle avec un rire un peutriste. Tu vas devoir l’accepter. Jesouhaite réellement que tu vienneshabiter ici avec moi. Je voudrais… êtreproche de toi, de toutes les façons quicomptent. Je voudrais être sûre que toiet moi, nous avons une chance de réussirun mariage.

Ce n’était pas ce qu’il avait espéré.

Mais, à ce stade, c’était probablementtout ce qu’il était en mesure d’obtenir.

— Je devrai conserver mes quartiers àla Garde, rappela-t-il. Au moins pour lemoment. Et, de temps à autre, lorsquemes devoirs l’exigeront, je devraidormir à la caserne. Et, comme tu le saissûrement, je suis souvent appelé àvoyager pour assurer la protection de tesfrères et sœurs.

— Oui, bien sûr. Je comprends toutcela.

— Mais lorsque je ne serai pas enmission, je pourrai passer presque toutmon temps ici, avec toi…

— Tu veux dire que tu acceptes ?s’écria-t-elle, transportée de joie.

— Je ferai tout ce qu’il faudra pour te

convaincre de m’épouser et de donnermon nom à notre enfant, répondit-il,refusant de lui offrir autre chose que lasimple vérité.

— Cet air guindé est-il vraimentnécessaire pour me dire cela ?marmonna-t-elle, saisissant son visageentre ses mains.

— J’essaierai, à l’avenir, d’avoir l’airplus détendu, assura-t-il en s’efforçantde sourire.

— J’y compte bien.Et ses mains fines caressèrent les

courts cheveux qui poussaient sur sestempes comme elles le faisaientautrefois, lorsqu’ils s’aimaient en secretsous le ciel de la Californie.

Il tourna la tête pour poser les lèvres

au creux de sa paume, se délectant de lasentir frissonner à cette caresse, de voirson regard chavirer sous ses longs cilsde soie sombre. Il l’entendit soupirer, et,malgré lui, une pensée lui traversal’esprit : s’il lui faisait l’amourmaintenant, la convaincrait-il del’épouser sans plus attendre ?

Son corps réagit instantanément à cetteidée.

Leurs hanches étant étroitementsoudées, elle ne pouvait pas manquer desentir ce changement en lui. Mais ellesecoua la tête d’un air désapprobateur.

— J’avoue que je suis tentée,remarqua-t-elle en inclinant la tête pourle dévisager. Mais non.

La scène de la séduction devrait donc

attendre. Ordonnant à son corps de secalmer, il se contenta de déposer unbaiser sur son front.

— Tu as les yeux un peu cernés,observa-t-il. Tu as besoin d’une bonnenuit de sommeil.

— Toujours aussi chevaleresque, letaquina-t-elle.

— Pas autant que je le devrais. Maistu dois commencer à prendre mieux soinde ta santé. Et, pour commencer, tu doiste reposer.

— Tu as sûrement raison, même sifaire passionnément l’amour avec toiserait beaucoup plus intéressant.

— Je serai ravi de te rendre ceservice. Dès que tu te seras reposée.

— « Me rendre ce service » ? gémit-

elle. Ce n’est pas ainsi que je voyais lasituation. J’étais persuadée que tudéploierais tout ton charme pour meséduire, afin que je te cèdeimmédiatement.

— Je n’aurais jamais fait une chosepareille, mentit-il éhontément.

— Je ne te crois pas une seuleseconde. Tu m’as déjà avoué la vérité,Marcus. Tu ferais n’importe quoi pourme convaincre de t’épouser.

— Oui, je dois admettre que tu n’aspas tout à fait tort.

— La situation ne manque pasd’ironie, ne trouves-tu pas ? Autrefois,c’est toi qui étais parti sans teretourner…

— Et aujourd’hui, tu n’arrives plus à

te débarrasser de moi, convint-il d’unton mélancolique.

— C’est pourquoi j’avais le fortpressentiment que tu essaierais de meséduire, ce soir. Et j’avais l’intention derester ferme, de t’expliquer que, nonseulement nous n’allions pas nousmarier tout de suite, mais que nousn’allions pas non plus faire l’amour. Pasavant que je nous sente plus proches l’unde l’autre.

— « Plus proches » ? murmura-t-il enmordillant son oreille. C’est uneexcellente idée.

— Mais à présent, tu es ici,poursuivit-elle en nouant les bras autourde son cou, et je m’aperçois que je n’aiplus qu’une seule envie… me laisser

aller contre toi.Il ne dit pas un mot. Il n’osait pas. Et il

n’esquissa pas le moindre mouvementnon plus. Sans quoi, il l’aurait soulevéepour l’emporter jusqu’au lit le plusproche.

Lorsqu’elle glissa une main entre eux,son cœur cessa de battre à l’idée de cequ’elle allait faire. Mais elle la plongeaseulement dans la poche de sa robe dechambre et en sortit une enveloppequ’elle lui remit.

— J’aimerais que tu emménages icidès demain. En principe, Yvonne sera làpour t’ouvrir, mais dans le cas contraire,voici une clé et le code de l’alarme.

— J’ai un exercice d’entraînementdemain matin, mais je peux rassembler

quelques affaires et me rendre ici dansl’après-midi…

— Si je suis encore au musée, Yvonnete montrera ta chambre. Je veux que tu tesentes chez toi.

— Merci, répondit-il en s’écartant àregret. A présent, je dois vraiment yaller.

— Demain, répéta-t-elle d’une voixdouce. Promis ?

— Je te le promets, dit-il d’un tonsolennel.

* * *

Rhia appela Alice juste après ledépart de Marcus, et elle la mit aucourant de l’évolution de leur situation.

— Alors, il est vraiment allé parler àmère ? Je dois reconnaître que cethomme a du cran.

— Il aurait dû m’en avertir d’abord,se plaignit Rhia.

— Moi, j’admire un homme qui mettout en œuvre pour atteindre sesobjectifs, répliqua Alice en riant.

— Je suppose que c’est une façon devoir la situation.

— C’est la seule bonne façon,répliqua sa sœur. Et je sais qu’en secret,tu es d’accord avec moi. Alors, il vavenir s’installer chez toi ? Voilà uneexcellente nouvelle.

— Nous verrons.— Rhia, sois intrépide !— Que veux-tu dire ?

— Depuis huit ans, tu t’efforcesinutilement d’oublier cet homme. Vousavez enfin une chance de vous retrouver,lui et toi. Ne la gâche pas.

— Alice ! s’exclama Rhia, la vuebrouillée de larmes d’émotion. Je suis siheureuse, en fait !

— Voilà ce que je désirais entendre.— En même temps, je suis terrifiée. Et

si, au bout du compte, nous neparvenions pas à nous retrouver ?

— Ne sois pas négative. Tu ne peuxpas te permettre de penser de cettefaçon. Concentre-toi sur la réussite devotre projet. Et il réussira, j’en suissûre. Tu verras que j’ai raison.

— Oh, Alice ! Je l’espère de tout moncœur !

- 9 -

En rentrant du musée, le lendemainsoir, Rhia trouva Marcus dans son salon.Dès qu’il la vit entrer, il reposa lecatalogue d’une exposition de peinturequ’il feuilletait et se leva du sofa. Il étaitvêtu d’un jean et d’une chemise dejersey. Ses épaules semblaient pluslarges que jamais. Et ses yeux… Il yavait un tel sérieux dans ses yeux…

— Bonsoir, Rhia.

Elle n’avait cessé de penser à lui toutela journée, en s’efforçant de suivre leconseil de sa sœur et de rester positive.Et la méthode s’était avérée relativementefficace. Elle s’était surprise à attendreavec une merveilleuse impatience ledébut de leur petite expérienced’intimité.

Mais à présent qu’ils étaient làensemble et avec du temps devant eux,que leur relation n’avait plus besoind’être secrète ou furtive, ou de ne durerqu’une seule nuit, elle se sentait un peuembarrassée. Et très, très nerveuse.

— Bonsoir, Marcus. Ta chambre teconvient-elle ?

— Elle est parfaite et très confortable.Merci.

Il marqua une pause, avant d’ajouter :— Tu as l’air un peu plus reposée.— Je… Oui, c’est vrai, répondit-elle

avec un petit rire embarrassé. Sitôtaprès ton départ, je suis montée mecoucher, et j’ai dormi comme un bébé.En me réveillant, je me suis sentie mieuxque cela n’avait été le cas depuis dessemaines. J’ai même dévoré mon petitdéjeuner sans la moindre nausée.

— Je m’en réjouis.— Nous dînons en général à 19 h 30.

Puis-je t’offrir quelque chose à boire enattendant ?

— Je suppose qu’un petit verre dewhisky ne me fera pas de mal. Sansglace, s’il te plaît.

Alors qu’elle lui versait deux doigts

de liquide ambré dans un verre decristal, il s’approcha sans bruit derrièreelle. Et, lorsqu’elle se retourna, elle seretrouva pratiquement nez à nez avec lui.Il prit le verre qu’elle lui tendait, etlorsque leurs doigts se frôlèrent, elleressentit un délicieux frisson luitraverser le corps.

Il la remercia, et elle s’adossa aucomptoir du bar pendant qu’il sirotait sapremière gorgée, levant les yeux vers lessiens.

— Je ressens une impression étrange,avoua-t-elle. Comme si tout ceci…n’était pas réel. Tu comprends ?

Il ne répondit pas, se contentant de ladévisager tout en buvant une secondegorgée. Mais tout à coup, ses yeux

avaient pris une curieuse teinte dorée.Et, incapable de garder le silence, elles’entendit poursuivre :

— Toi et moi, dans cette maison,après toutes ces années, nous efforçantd’apprendre à vivre ensemble de toutesles façons possibles. Il m’arrivaitquelquefois d’imaginer l’existence quenous aurions vécue si nous avions réussià rester ensemble, à nous bâtir une viecommune…

Le reste de sa phrase mourut sur seslèvres. Durant un long moment, ilsdemeurèrent tous deux silencieux, puis ilrompit finalement le silence :

— Epouse-moi, dit-il d’une voixdouce.

C’était sûrement idiot, mais ces deux

simples mots la remplirent d’un bonheurinfini. Il reposa son verre sur lecomptoir, puis il s’avança d’un pas et laserra dans ses bras vigoureux. Unnouveau frisson la parcourut des pieds àla tête.

— Si tu m’épouses, tu n’auras plus àfaire appel à ton imagination. Nousserons réellement ensemble. Pour la vie.

Soudain elle ne respirait plus,envoûtée par le son de sa voix, par lespaillettes dorées dans ses yeux verts.

Il se pencha vers elle, effleurant seslèvres d’un baiser, et elle poussa unsoupir tremblant.

— J’ai parlé avec ton frère, SonAltesse le prince Alexandre,aujourd’hui, déclara-t-il.

Incapable de s’empêcher de letoucher, elle plaqua les mains sur sonlarge torse. Elle sentait ses muscles durset tièdes sous ses doigts, sentaitdistinctement les battements de soncœur.

— Lui as-tu parlé de nous ?— Oui. Je me devais de le faire.

Après tout, il est mon commandant, à laGarde. Il devait être mis au courant.

— As-tu été rétrogradé ou chassé dela Garde ?

— Pas du tout. Jusqu’ici, ta familles’est montrée incroyablement tolérante.Mais il est encore possible que ton pèreme fasse fusiller.

— Je le connais, il n’en fera rien. Mesparents seront toujours là si j’ai besoin

d’eux, mais ils ont toujours permis àleurs enfants de faire leurs propreschoix, et de mener leurs vies comme ilsl’entendaient.

— Son Altesse le prince Alexandresuggère que nous nous mariionsimmédiatement.

Elle sourit en pensant à son frère. Peude temps auparavant, Alex et sonépouse, Lili, avaient vécu une situationtrès semblable à celle qu’elle vivait ence moment avec Marcus.

— Il a raison, tu sais. Epouse-moi.— Nous avons besoin de temps.— C’est ce que tu ne cesses de

répéter, murmura-t-il en lui mordillantl’oreille.

Elle fit glisser les mains jusqu’à ses

larges épaules, remonta vers la solidecolonne de son cou, effleura les cheveuxcoupés court sur la nuque.

— Je te propose un marché, dit-elle.Je cesserai de te répéter que nous avonsbesoin de temps dès que tu auras cesséde me demander de t’épouser.

— Je ne cesserai jamais de te ledemander, protesta-t-il en déposant unbaiser sur sa tempe. Jusqu’au jour où tum’accompagneras à l’autel pour devenirmon épouse.

Sur ces mots, il posa sa bouche sur lasienne, et elle soupira. Son baiser avaitle goût du paradis. Le paradis qu’elles’était résignée à avoir perdu.

Mais tout ceci était trop précipité.— Marcus…

Il la relâcha instantanément.— Trop vite ?C’était exactement ce qu’elle avait

pensé, et elle ne put s’empêcherd’éclater de rire. A vrai dire, elle avaitelle-même très envie de le traîner jusquedans sa chambre. D’ailleurs, elle leferait peut-être encore. Un peu plus tard.

Mais il n’était pas question de courir àl’autel. Non. Ils avaient réellementbesoin de temps pour se connaîtremieux, s’assurer qu’ils pouvaient vivreen harmonie dans un espace commun.

— Et si nous allions faire unepromenade avant le dîner ? suggéra-t-elle en le prenant par la main.

— Est-ce une tentative pour medétourner de mon but ?

— C’est exactement cela, tu m’aspercée à jour.

— Cela ne fonctionnera pas, tu sais.— Marcus, je te propose seulement

une promenade avant le dîner. S’il teplaît !

* * *

Ils descendirent la colline sur laquellesa villa était perchée et se promenèrentlentement le long du quai auquel étaientamarrés des paquebots de croisièregéants. Les gens saluaient Rhia etlançaient des regards curieux endirection de Marcus. Après avoirmarché un moment, ils achetèrent desboissons gazeuses à un marchand

ambulant et s’assirent sur un banc àl’ombre d’un arbre, sur la promenadequi longeait le port.

— Tu souris, remarqua Marcus alorsqu’elle sirotait sa première gorgée.

— Je me sens toujoursmerveilleusement libre lorsque je mepromène dans les rues du Montedoro,sans aucune escorte.

— Dois-je en conclure que tu n’aimespas être accompagnée par des gardes ducorps ?

— Je comprends que c’est nécessaireà l’étranger, mais ici, j’espère que nousn’en viendrons jamais là.

— A ce sujet, je voulais te présenterdes excuses…

— Oh ! non ! s’exclama-t-elle,

fronçant les sourcils. A quel sujet ?— J’aurais dû demander à être

remplacé, lorsqu’on m’a confié lamission de t’accompagner au Montana.Mais j’ai été trop lâche.

— Ne recommence pas, je t’en prie.Oui, j’ai détesté cela, à l’époque. Maisje savais que tu faisais ton devoir.

— J’aurais dû trouver le moyen d’êtreaffecté ailleurs.

— Marcus, tu dois vraiment apprendreà te détendre un peu. Beaucoup d’eau acoulé sous les ponts depuis.

— Alors, tu me pardonnes ?— Sans la moindre hésitation. N’en

parlons plus.— Bien, Altesse.— Et ne m’appelle surtout plus

Altesse.Pour la première fois, elle l’entendit

rire. Puis, ils passèrent quelquesagréables minutes tranquillement assis àl’ombre, à observer les promeneurs quidéambulaient sur la promenade du port.Un moment de merveilleuse intimité.

Qui prit fin lorsque deux hommes enuniforme de la Garde s’avancèrent verseux. Le premier était grand et très mince,l’autre plus petit et plus solidement bâti.Marcus se leva, et les deux hommes lesaluèrent. Leur salut avait quelque chosede théâtral.

Elle observa cet échange avec intérêt,sentant que le respect formel de ce salutrecouvrait autre chose. Défi ?Animosité ?

Marcus répondit par un salut plussobre, visiblement sans aucunenthousiasme, et les deux hommespassèrent leur chemin. Il revint s’asseoirà côté d’elle.

— Qui étaient ces hommes ?— Deux soldats de la Garde.— Les connais-tu ?— Oui, je les connais.— Ont-ils des noms ?— Le plus petit s’appelle René

DuFere, et le grand maigre DenisPirelle.

— Tu ne les aimes pas, je me trompe ?— Je n’ai rien contre eux, marmonna-

t-il.— Pourquoi t’ont-ils salué de cette

façon exagérée ?

— Je n’en ai aucune idée. Ils n’étaientpas tenus de le faire, puisque je ne suispas en uniforme. Ils ont dû penser quec’était le moment d’exprimer un peud’insubordination.

— Pourquoi ?— Rhia, je n’en sais rien.— Avec toi, tout est un secret d’Etat.— Il n’y a aucun secret. DuFere et

Pirelle sont tous deux des sous-officiersde la Garde.

— Et ?Il leva d’abord les yeux au ciel.— Ils étaient à St. Stephen avec moi,

finit-il par avouer. Ils ont toujours forméune sorte d’équipe, tous les deux. Et jene me suis jamais très bien entendu aveceux.

— Une équipe ? Comme deux frères ?Prenant sa main entre les siennes, il la

regarda droit dans les yeux avant derépondre, presque à voix basse :

— Nous étions des garçons quin’avaient rien ni personne. Quelquefois,nous formions des alliances.Quelquefois, nous nous faisions desennemis.

— Et ces deux-là étaient… sont tesennemis ?

Il porta sa main à ses lèvres, et elleretint son souffle, pensant qu’il allait ydéposer un baiser. Mais il n’en fit rien.Dommage, mais elle comprenait. Ils setrouvaient dans un lieu public, et elleétait la fille des souverains du pays.

— Nous faisons tous ce qui est

nécessaire pour survivre, déclara-t-ilenfin.

— Tu parles par énigmes.— Je ne sais pas comment te

l’expliquer.— Essaye quand même, s’il te plaît.— Tu ne comprendrais pas.— Mais je désire comprendre. Et je

peux te jurer que je ne répéterai jamaisdes confidences que tu m’aurais faites.

— Je sais pouvoir compter sur tadiscrétion.

— Et moi, je suis sûre que tu as unebonne raison de ne pas aimer ces deuxhommes.

— Ce n’est pas que je ne les aime pas.— S’il te plaît, ne me mens pas.— Je te jure que c’est la vérité.

Certes, nous avons eu quelques disputes,par le passé, Denis, René et moi. Maisje ne leur en veux plus, aujourd’hui.

— Eux, en revanche, ils t’en veulentencore.

— Je suis désolé, mais je ne peux pasrépondre à leur place.

Elle n’insista pas davantage. Ellen’était pas satisfaite de sa réponse, maisc’était leur première soirée ensembledans cette nouvelle relation plusouverte. Elle ne pouvait pas s’attendre àtout savoir de lui en un seul jour. Deboutsur le quai à quelques mètres d’eux, ellevit un homme qui les mitraillait avec unappareil photo. Marcus le remarquaaussi.

— Demain, il y aura des photos de

nous dans tous les tabloïds, observa-t-ilen soupirant.

— C’est peut-être seulement untouriste qui prend des photos pour sonalbum de souvenirs.

— Tu crois vraiment ce que tu dis ?— Cela n’a aucune importance,

Marcus. Si nous allons passer du tempsensemble, les paparazzi finiront de toutefaçon par prendre des photos de nous.

— Cela me déplaît.— Tu vas devoir t’y habituer,

répliqua-t-elle en riant. Tu as assuré lasécurité de tous les membres de mafamille à un moment ou un autre. Tu saisdonc quel cirque cela peut devenir,surtout s’il y a des rumeurs de scandaledans l’air.

— Encore une bonne raison de nousmarier sans plus attendre, lui murmura-t-il à l’oreille.

Elle ne répondit pas. Qu’y avait-il àrépondre ? Elle lui avait déjà clairementexprimé son opinion sur le sujet.

— Il est presque 19 heures, constata-t-il en consultant sa montre. Il est tempspour nous de rentrer à la villa, tu necrois pas ?

Le retour s’effectua en silence. Deretour à la villa, ils dînèrent ensemblecomme un vieux couple. En le voyantassis en face d’elle, elle se remémora leconseil de sa sœur.

Rhia, sois hardie.Après dîner, elle lui fit faire le tour du

propriétaire. Leur visite des trois

niveaux de la maison ne leur prit pastrès longtemps. La suite principale et lesalon se trouvaient au rez-de-chaussée.Le premier étage comportait trois autreschambres. Yvonne et la cuisinièreavaient leurs appartements privés àl’étage supérieur.

Elle termina délibérément leur visitepar la suite principale.

— Et ici, c’est chez moi, dit-elle en yentrant avec lui. Mon salon privé, et…voici ma chambre, ajouta-t-elle enouvrant la porte.

Il sembla apprécier, et elle leconduisit jusqu’à une autre porte.

— La salle de bains.Elle le prit par la main pour le faire

entrer et ils restèrent là, main dans la

main, face au grand miroir placé au-dessus de la coiffeuse et du lavabo àdouble vasque.

— Très joli, commenta-t-il.— La baignoire est assez grande pour

deux, remarqua-t-elle en s’approchantpour nouer les bras autour de son couavant de l’embrasser.

— Rhia ! murmura-t-il en prenant sonvisage entre ses mains. Que complotes-tu, maintenant ?

Sois hardie.— Eh bien, à vrai dire, je m’apprêtais

à te ramener dans ma chambre et à temontrer une vue très intime de mon lit.

Elle s’était efforcée de parler d’un tondésinvolte, mais sa voix sonnait faux,même à ses propres oreilles. Allait-elle

tout gâcher ?Heureusement, il la rassura presque

aussitôt avec un nouveau baiserincandescent, un baiser parfait. Elle seblottit étroitement contre son grandcorps, cambrant les reins pour aller à sarencontre, sentant distinctement combienil la désirait et enivrée par ce désir.

Ses jambes ne la portaient plus qu’àgrand-peine et elle se cramponna à sessolides épaules. Marcus ne sembla pass’en formaliser.

Lorsqu’il mit fin à leur baiser, elleleva les yeux et rencontra son regard, unregard à la fois grave et brûlant.

— Je serais ravi que tu m’offres unevue très intime de ton lit.

— Mais tu ne penseras pas pour autant

que je suis totalement dépourvue devolonté, n’est-ce pas ?

— Pourquoi irais-je penser une chosepareille ?

— J’avais suggéré que nousdormirions dans des lits séparés.

— Une personne a bien le droit dechanger d’avis, répondit-il d’une voixde basse un peu rauque qui la fitfrissonner.

D’autant qu’il se pencha aussitôt pourl’embrasser une nouvelle fois. Cettefois-ci, ce fut un baiser bref, d’unetendresse infinie.

Elle caressa du bout des doigts lacolonne puissante de son cou, inhalant safragrance masculine.

— Alice m’a conseillé de me montrer

hardie avec toi, murmura-t-elle. Et jeviens de décider qu’elle avait raison.

— Moi aussi, dit-il en déposant unnouveau baiser sur son menton.

— Marcus ! murmura-t-elle, glissantune main derrière sa nuque. Dis-moi quetout ira bien entre nous.

— Je te le promets, répondit-il dansun souffle.

Elle effleura ses lèvres d’un baiser, seserrant contre lui, s’imprégnant avecdélices de sa douceur et de sa force. Sabelle voix grave lui donnait envie de ledévorer de caresses, de s’enivrer de safragrance.

Ce même sens du devoir qui l’avaitéloigné d’elle autrefois le poussaitaujourd’hui à désirer que leur union

fonctionne à tout prix.— Emmène-moi jusqu’au lit, Marcus.Pour toute réponse, il la souleva et fit

demi-tour pour retourner dans lachambre.

- 10 -

Marcus s’arrêta près du lit, n’osant yreposer Rhia. Il avait peur qu’ellechange d’avis s’il la lâchait ne serait-cequ’une seconde, et qu’elle le renvoie àla chambre qui lui avait été attribuée àl’origine.

— Tu vas rester là toute la nuit à meporter dans tes bras ? s’enquit-elle ensoupirant contre son épaule.

— Ce n’est pas impossible, répondit-

il, inclinant la tête vers elle. Je ne terelâcherai peut-être plus jamais.

— Cela pourrait peut-être me plaire,en fait, de rester pour toujours dans tesbras, murmura-t-elle en lui offrant seslèvres.

Il s’empara avec gourmandise de sabouche offerte. Elle avait le goût de toutce qu’il avait toujours désiré sans oserespérer qu’il l’obtiendrait un jour. Ill’entendit gémir contre ses lèvres, et ceson lui fit l’effet d’une musique céleste.

Puis, sans cesser de l’embrasser, il lareposa et entreprit de la déshabiller.Elle ne protesta pas, au contraire.Poussant un nouveau soupir, ellel’embrassa passionnément tandis qu’ildéboutonnait son chemisier et le faisait

glisser de ses épaules, puis ladébarrassait de sa jupe et de saminuscule culotte de satin et de dentelle.Il ne lui fallut qu’une seconde pourdégrafer son soutien-gorge, qui allarejoindre le reste des vêtements sur letapis.

— Détache tes cheveux, murmura-t-ilcontre ses lèvres.

Elle obéit docilement, levant les braspour ôter les épingles une à une, jusqu’àce que la masse de sa chevelure retombecomme un rideau sombre sur sesépaules. Il glissa les doigts dans lesboucles châtaines luisantes, se délectantde leur douceur de soie.

Il avait besoin d’elle tout entière,besoin de caresser, d’embrasser chaque

centimètre carré de sa douceur.Et il ne résista pas à son désir. Prenant

ses seins fermes et généreux dans sespaumes, il en agaça les pointes rosestandis qu’elle ondulait contre lui engémissant, le suppliant de tout son corpsd’aller plus loin.

Or telle était exactement son intention.Il posa la main sur son ventre encore

plat, émerveillé à l’idée du miracle quise produisait à l’intérieur, du bébéqu’ils avaient conçu et qui avait toutchangé pour eux.

Puis, lorsqu’il laissa glisser les doigtsplus bas, jusqu’à son mont de Vénus,elle cambra les reins en gémissant.

— Oh ! Marcus… oui !Alors, il continua ses caresses,

explorant son sexe humide, brûlant, déjàprêt à le recevoir. Il trouva le délicatpetit bouton de rose, le centre de sonplaisir, et il lui accorda une attentiontoute particulière.

Mais ses jambes se dérobèrent bientôtsous elle.

— Marcus, je t’en prie…Il l’allongea en travers du lit et

s’empara de nouveau de sa bouche touten intensifiant ses caresses. Elle gémitde plus belle, pour tout à coup se cabrerdans ses bras, levant un regard chavirévers lui. Pourtant lorsqu’il fit mine des’écarter, elle s’agrippa désespérémentà ses épaules.

— Déshabille-toi. Maintenant. Enlèvetout…

Il fit aussitôt passer sa chemise par-dessus sa tête, puis se débarrassafiévreusement du reste de ses vêtements.

— Voilà qui est mieux, dit-elle d’unton approbateur.

Il se rapprocha de nouveau et sedressa au-dessus d’elle pour sepositionner entre ses jambes. Les yeuxrivés dans les siens, elle glissa une mainentre leurs deux corps pour le guiderdans sa moiteur brûlante.

— Marcus, enfin ! Oui…Lorsqu’il entra en elle, elle ne put

retenir un cri et cambra les reins pourl’accueillir tout entier dans samerveilleuse chaleur. En la voyant souslui, offerte, enfin sienne, d’une façonqu’il n’aurait jamais osé imaginer, il eut

l’impression que le temps s’arrêtait.Loin de le paralyser, ce sentimentl’emplit d’une énergie nouvelle. Ilamplifia le va-et-vient de ses hanches,plongeant toujours plus profondément enelle.

C’était un moment de félicité absolue.De pure perfection. Et il souhaita detoutes ses forces que cela ne se terminejamais.

Ce qui, bien sûr, n’était qu’un vainespoir. La vague qui les emportaittoujours plus haut devint gigantesque,puis elle déferla sur eux. Il fut lepremier à être emporté, presqueinconscient, planant très haut dans unéther de bonheur infini.

Puis, il la sentit se convulser,

répondant fiévreusement à ses coups deboutoir, et son ravissant visage futsoudain comme illuminé de l’intérieur.Elle cria son nom au moment où leplaisir explosa en elle.

* * *

Ils demeurèrent longtemps immobilesdans les bras l’un de l’autre.

— Cette nuit-là, au Montana, jen’avais pas remarqué que tu portais descaleçons de soie, murmura finalementRhia.

— Il faisait sombre sous la tente desurvie. Et nous étions…

Comme il cherchait le mot juste, ellesuggéra :

— Pressés ?— Oui, je crois que c’est le mot juste.

Et puis, quelle importance ?— Ces petits détails comptent, surtout

maintenant. J’ai envie de savoirabsolument tout de toi.

Il songea à son plus grand secret, celuiqu’il n’avait jamais eu l’intention derévéler à quiconque. Il allait devoirtrouver le moyen de lui faire ce dernieraveu, puisqu’elle désirait qu’il n’y aitaucun secret entre eux. Ne lui avait-ilpas plus ou moins promis d’exaucer tousses désirs ?

Et il tiendrait parole. Mais pas tout desuite.

— Absolument tout ? répondit-il d’unton léger. Fais attention à ce que tu

appelles de tes vœux, car le résultatpourrait bien dépasser tes espérances.

Elle se redressa sur un coude pour lefixer de ses yeux presque noirs.

— C’était tellement étrange, aumariage, de te voir serrer la main desMcCade, de me rendre compte tout àcoup que tu vivais dans ce ranch avecBelle et Charlotte depuis des mois, etque je n’étais même pas au courant.

— Chut, fit-il en l’attirant de nouveaucontre lui pour déposer une pluie debaisers dans ses cheveux, sur sa joue etle bout de son nez. Pourquoi en aurais-tuété informée ?

— Tu as raison, reconnut-elle enhaussant les épaules. Mais c’était tout demême un peu triste. Le fait est que je ne

sais presque rien de ta vie. Et tu connaisle nouveau mari de ma sœur bien mieuxque moi, en fait.

— Pas vraiment. J’apprécie beaucoupPreston McCade. C’est un homme droit,solide, sur qui l’on peut compter. Maison ne peut pas dire que nous soyonsdevenus des amis.

— Tu dois te sentir bien solitaire danston travail, à suivre ainsi une personnedans tous ses déplacements, à resterconstamment proche d’elle, mais sansjamais faire véritablement partie de savie.

— Je n’y ai jamais songé de cettefaçon. C’est simplement un travail que jefais assez bien. Et je considère commeun honneur d’avoir été choisi pour

protéger votre famille.— Mais c’est un travail solitaire.— Oui, je suppose. Un peu.— Comptes-tu accomplir toute ta

carrière militaire dans le domaine de lasécurité ?

— Nous verrons, murmura-t-il enenfouissant le visage dans sa chevelureparfumée.

Elle se redressa de nouveau sur uncoude pour le considérer d’un airdésapprobateur.

— Encore des secrets ?— Non. C’est seulement qu’il est

difficile de prévoir les opportunités quipourraient se présenter. J’espèreparvenir un jour au grade decommandant de la Garde.

— Est-ce si difficile ?— Dans une armée aussi petite, il y a

peu d’officiers supérieurs. Maisj’espère pouvoir compter sur le soutiende Son Altesse le prince Alexander.

— Je suis persuadée que tu réaliserastous tes projets, dit-elle, posant une mainsur son torse. Tu en as les capacités.

Il plongea son regard tout au fond dusien, et, dans les sombres profondeursde ses yeux, il ne lut que la sincérité laplus totale.

— Epouse-moi.— Sois patient Marcus, murmura-t-

elle en se blottissant contre lui. Donne-nous un peu de temps.

* * *

Durant les quelques jours quisuivirent, leur relation prit un tour trèssatisfaisant. Marcus la quittait tôt lematin pour se rendre au QG de la Garde,mais il rentrait pour le dîner. Ils firentd’autres promenades sur les quais et lelong des plages du côté du casino. Il finitdonc par apporter sa trousse de toilettedans sa salle de bains et accrocher sesvêtements dans son dressing.

Et, chaque nuit, ils dormaient dans sonlit.

C’était une chose merveilleuse que departager ses nuits avec lui. Et passeulement à cause de l’enivrante magiede leur relation physique. C’était biendavantage. Elle adorait entendre sarespiration régulière près d’elle

lorsqu’il dormait, se réveiller le matindans ses bras, entourée de sa chaleur etde sa force.

Près de lui, elle s’était toujours sentieen sécurité. Adorée. Protégée, dans lesens le plus pur du mot. Maisaujourd’hui, alors qu’elle vivait enfinavec lui sans se cacher, elle se sentaitcomblée comme elle ne l’avait jamaisété de toute sa vie, comme si elle venaitde rentrer chez elle après uninterminable périple.

Pourvu simplement que dure cebonheur.

Le samedi suivant, le premier article àleur sujet fut publié dans un tabloïd. Ilétait accompagné de plusieurs photos lesmontrant ensemble sur la promenade du

port, le premier soir de son installationchez elle. « La princesse et son garde ducorps », claironnait le titre en lettresgrasses. L’article lui-même n’était qu’unramassis de lieux communs, de phrasestoutes faites et de lourdes insinuations.On soupçonnait une liaison romantiqueentre Son Altesse la princesse Rhiannonet le capitaine Desmarais.

Marcus était furieux.Elle éclata de rire et lui rappela que

ce n’était que la stricte vérité.— De plus, je ne vois là aucune

critique contre nous.— Ils écrivent que je suis un enfant

trouvé élevé par des religieuses et que tuas été fiancée deux fois sans jamaisparvenir jusqu’à l’autel.

— Quelles horribles vérités !s’exclama-t-elle, faisant mine defrissonner. Sérieusement, nous nepouvions pas vraiment nous attendre àautre chose de leur part.

— Je ne suis pas de cet avis. Ilspourraient apprendre à s’occuper deleurs propres affaires, par exemple.

— Allons, voyons ! Tu sais bien quecela n’arrivera jamais.

— Même si je parviens à teconvaincre de m’épouser, ces banditssavent compter.

— Oui. Cela aussi, j’ai bien peur quece soit vrai.

— Le monde entier saura que tu étaisenceinte avant notre mariage.

— Je n’en doute pas une seconde.

Il jeta le journal d’un geste irrité et laprit dans ses bras.

— Epouse-moi sans plus attendre.— Sois patient, Marcus, répondit-elle

en l’embrassant.Il marmonna quelques mots

inintelligibles, puis il la serra plus fortdans ses bras et posa ses lèvres tièdessur les siennes, pour l’embrasser à sontour. Et ce baiser les amena logiquementà une activité bien plus satisfaisantequ’une discussion sur les insinuationsdes journaux à scandales.

Ce dimanche-là, ils se rendirentensemble au palais pour le petitdéjeuner. C’était une sorte de traditionfamiliale. Rhia et ses frères et sessœurs, accompagnés de leurs enfants, se

réunissaient avec leurs parents dans lesappartements princiers chaque dimanchematin, pour un repas en famille.

On était le dernier dimanche de juin,et, ce jour-là, Alex et Lily se trouvaienten Alagonia, et Belle et Preston auMontana. Tous les autres étaientprésents, en revanche. Marcus ne semontra pas très bavard durant le repas,mais toute la famille mit un pointd’honneur à l’inclure dans laconversation, à lui montrer qu’il était lebienvenu.

A la façon dont ils se conduisaienttous, Rhia devina que ses parents, ouAlice, avaient dû leur expliquer lasituation.

Plus tard, de retour à la villa, Marcus

remarqua :— Ils sont tous au courant, tu sais ? Ils

savent, pour le bébé. Ils savent aussi queje vis ici avec toi. Que je t’ai demandéde m’épouser et que tu n’as pas encoredit « oui ».

— En effet. J’ai cru comprendre quetout le monde était bien renseigné surnotre situation.

— Notre « situation » ? répéta-t-ilcomme si c’était une obscénité. Je suisétonné qu’un de tes frères ne se soit pasjeté sur moi pour me pourfendre avecl’une des épées de la famille.

— En réalité, mes frères te respectenténormément, et ils t’apprécient. Dans mafamille, on t’admire beaucoup, tu sais.

— Balivernes !

— Ils savent tous que tu es un hommedigne de confiance. Ils savent aussi quemalgré tes origines modestes, tu as trèsbien réussi ta vie. Et que, quoi qu’ilarrive, tu feras toujours ce qui est juste.

— Ils savent aussi que je n’ai aucunefortune, et que j’ai séduit leur sœur.

— Moi, j’ai une fortune, répliqua-t-elle. Si nous nous marions, le problèmene se posera pas. Et, pour ce qui est dela séduction, nous savons, toi et moi, quec’est plutôt moi qui t’ai séduit.

— La question n’est pas là.— Au contraire, elle l’est, en grande

partie.— La vraie question, c’est que j’ai eu

l’outrecuidance de faire l’amour à uneprincesse du sang.

— Certes, mais n’oublie pas que tu esun officier, et par là même, ungentleman. Ils voient tous en toi unhomme solide, qui sera un bon mari et unbon père. Nous avons fait l’amour, sansêtre mariés, c’est vrai, mais ces choses-là se produisent dans tous les milieux.Rien de plus naturel, au fond.

— Peut-être, marmonna-t-il en faisantnerveusement les cent pas dans le salon,mais n’empêche.

— Marcus, pourquoi faut-il que tu soisaussi collet monté ?

Il s’arrêta net et se retourna vers elle,les sourcils froncés.

— Collet monté ? Moi ?— En réalité, tu es une sorte de

moraliste, conclut-elle en riant.

Il se laissa tomber dans un fauteuilcomme si cette conversation l’avaitépuisé.

— N’en parlons plus, marmonna-t-il.Appelle-moi « collet monté » si cela tefait plaisir.

— Très bien, alors, dit-elle en posantles mains sur ses larges épaules. N’enparlons plus.

— Ta famille est merveilleuse.— Oui, c’est vrai, convint-elle en

s’approchant pour déposer un baiser surle sommet de sa tête.

— Mais je ne me suis jamais senti àce point déplacé. Je prenais le petitdéjeuner dans les appartements privésdes souverains. Jamais je n’auraisimaginé…

— Tu t’en es parfaitement tiré. Et jedirais même, avec beaucoup de style.

— Tu dis seulement cela pour me faireplaisir.

— Non, Marcus. Je le pensesincèrement.

Il saisit la main qu’elle avait posée surson épaule, déposa un baiser au centrede la paume, puis il releva la tête pourplonger son regard au fond du sien.

— Epouse-moi.A cet instant précis, elle faillit dire

« oui » par réflexe. Puis elle se reprit etlibéra gentiment sa main.

— Tu ne vis ici que depuis quatrejours. Je crois que nous avons encorebesoin d’un peu plus de temps.

* * *

Vers 10 heures, le lundi matin, HectorAnteros entra dans le petit bureau deMarcus, au QG de la Garde. Il refermala porte derrière lui et prit place dans lefauteuil des visiteurs avant deremarquer :

— Ai-je entendu sonner les cloches dumariage ?

— Il faudrait d’abord qu’elle acceptede m’épouser. Les cloches ne sonnerontque plus tard.

— Dois-je comprendre que vous luiavez encore posé la question ?

— Oui, répondit Marcus d’un ton las.De nombreuses fois.

Le bureau de Marcus était un espace

exigu. Hector tourna son fauteuil pourmieux étirer ses jambes.

— Je suis vieux, dit-il en grimaçant unpeu sous l’effort. On est perclus depetites douleurs, à mon âge. Vousverrez.

— Oui, je sais cela. Mais dites-moi,quel bon vent vous amène ?

— Je m’aperçois que ma culpabilitépèse comme un grand poids sur maconscience.

— Très bien, vous vous sentezcoupable. Et de quoi ?

Hector ne paraissait pas honteux lemoins du monde. A vrai dire, son visageridé arborait même une expression desatisfaction.

— Croyez-vous vraiment que votre

relation avec Son Altesse la princesseRhiannon, il y a huit ans, soit restéesecrète ?

Le cœur de Marcus cessa de battre. Ildévisagea son vieux mentor d’un airébahi.

— Vous étiez au courant ?— A l’époque, comme vous le savez,

les problèmes de sécurité ne recevaientpas la même attention qu’aujourd’hui.Nous n’avions pas cru nécessaired’établir une garde rapprochéepermanente pour Son Altesse lorsqu’elleétudiait en Californie. Maisnaturellement, la Garde avait le devoirde la protéger. Nous avons donc faitappel aux services d’une agenceaméricaine réputée pour la surveiller

discrètement — et vous aussi par lamême occasion, lorsque vous avezcommencé à la fréquenter.

— Nous surveiller ? répéta Marcus, lecœur serré. Qui d’autre est au courant ?

Hector nomma deux officiers de laGarde, des hommes sûrs et discrets.Mais ce n’étaient pas eux quil’inquiétaient.

— Notre souveraine et le princeconsort étaient-ils aussi au courant ?

— Non, répondit Hector, soutenantsereinement son regard.

— Mais n’était-il pas de votre devoirde…

— Pas nécessairement. Voyez-vous,notre souveraine a toujours mis un pointd’honneur à laisser ses enfants

totalement libres de faire leurs propreschoix lorsqu’ils avaient atteint un certainâge. Mes instructions étaient de laisserla princesse Rhiannon déployer sesailes, trouver sa propre voie dans lamesure du possible. Nos souverainstenaient beaucoup à ce que leurs enfantsne se sentent pas espionnés. Dans monopinion, vous ne représentiez ni undanger ni une menace, et je n’ai pas crunécessaire de les informer de lasituation.

Cette explication paraissait tout à faitlogique, et elle cadrait parfaitement avecce que Rhia lui avait appris au sujet dela tolérance de ses parents.

Mais cela ne dispensait en rien Hectorde son devoir d’informer les souverains

de ce qu’il savait.— Vous auriez dû faire votre rapport

à Son Altesse la princesse Adrienne.Hector se contenta de sourire.— Mais je ne l’ai pas fait. Au lieu de

cela, j’ai choisi de prendre notresouveraine au mot, et de protéger la vieprivée de Son Altesse la princesseRhiannon. De plus, je ne crois pas quevous soyez vraiment en position de jugermes décisions de l’époque. C’était il y alongtemps, et tout cela appartient aupassé. Ce n’est pas à ce sujet que je suisvenu soulager ma conscience.

— Mon Dieu ! Voulez-vous dire quece n’est pas tout ?

— Réfléchissez une seconde. Jesavais ce qui s’était passé entre la

princesse Rhiannon et vous. Et c’estpourtant moi qui ai suggéré à SonAltesse le prince Alexander de vouscharger de sa sécurité lorsqu’elleassisterait au mariage de sa sœur, auMontana.

— Vous ? Vous ne pouviez pas…— Je le pouvais, et je l’ai fait. J’ai

créé ce que l’on pourrait appeler unefenêtre d’opportunité pour vous, et aussipour la princesse, autrement dit lafemme que vous n’aviez jamais réussi àoublier.

— Mais cela n’a pas de sens !s’exclama Marcus, s’efforçantdésespérément de rester calme.Pourquoi feriez-vous une chosepareille ? C’est une flagrante violation

des règles de sécurité. Si vous saviez àquel point elle comptait à mes yeux,vous saviez aussi que je n’étais passuffisamment objectif pour la protégerefficacement.

— Peut-être, convint Hector d’un tondétaché.

— Hector, c’était une très mauvaiseidée. Une idée dangereuse. Elle s’estenfuie de la réception de mariage parcequ’elle ne supportait pas ma présence.Nous avons eu un accident de voiture.Elle aurait pu être tuée.

— Mais elle n’a même pas étéblessée.

— Vous avez pris un risque énorme.Un risque insensé même !

— Il est parfois nécessaire de prendre

quelques risques, répliqua Hector,nullement perturbé par ces accusations.Vous aviez besoin d’un coup de pouce,tous les deux. Je suis un vieillard,ajouta-t-il avec une grimace. Et je suisseul. Pas d’épouse pour me houspiller,pas d’enfants pour me donner des petits-enfants. Je n’aime pas spécialement masolitude, et je ne voulais pas que voussubissiez le même sort. Et à présent,grâce à mon initiative, vous ne serezplus jamais seul. Vous aurez une famille,et je ne regrette pas un seul instant ceque j’ai fait.

— En effet, vous semblez au contrairetrès fier de vous.

— Contentez-vous de la convaincre.Soyez heureux. C’est tout ce que je vous

demande.— Et c’est tout ? Vous allez

simplement partir, maintenant ? Jedevrais rédiger un rapport sur cetincident.

— Dans quel but ? Pour me faireexpulser de la Garde ? Je vous rappelleque je suis déjà à la retraite.

Hector se dirigea en boitillant vers laporte. Sur le seuil, il se retourna unedernière fois.

— Faites ce que vous estimez êtrevotre devoir, mon garçon. Moi, jeretourne à la maison pour me reposer.

* * *

Cette nuit-là, dans l’esprit d’ouverture

et de transparence que Rhia avaitexigé — et aussi un peu pour soulager saconscience, qui lui reprochait decontinuer à lui dissimuler son plus grandsecret — Marcus lui raconta sonentrevue avec son vieux mentor. A cemoment-là, ils étaient au lit, et venaientde faire l’amour avec une lenteurgourmande. Elle avait déjà éteint lalumière, et ils reposaient côte à côtesous les couvertures.

Lorsqu’il eut terminé son récit, Rhiaéclata de rire.

— Je le savais ! Le fait que ce soitjustement toi qui aies été désigné pourm’accompagner durant ce voyage nepouvait pas être une simple coïncidence.

— Il n’y a pas de quoi rire, Rhia.

Hector a pris une décision dangereuse.Un garde du corps ne doit en aucun casentretenir de relation personnelle avecla personne qu’il protège. C’est lacondition sine qua non pour qu’il restecalme et objectif à tout instant.

— Quoi qu’il en soit, je trouve cequ’il a fait adorable. Tout ce qu’ilsouhaitait, c’était que tu sois heureux,que tu aies une famille, que tu neconnaisses pas la solitude. S’il a malagi, c’était pour une bonne cause.

— Tu traites cette affaire trop à lalégère, marmonna-t-il.

Ses yeux levés vers lui brillèrent dansla pénombre.

— J’espère que tu n’as pas l’intentiond’écrire un rapport qui pourrait lui

nuire. Ce genre de démarche serait on nepeut plus ingrat.

— Tu as raison, répondit-il en laserrant dans ses bras. Je ne peux pas lefaire.

Il écarta une mèche de son visage et,posant ses lèvres sur les siennes, ajoutadans un souffle :

— Epouse-moi.Elle lui rendit son baiser.Mais sans répondre « oui ».

* * *

Le lendemain, en début d’après-midi,Marcus partit pour l’Italie afin d’assurerla sécurité du prince Damien, quiparticipait à un gala de charité destiné à

aider les victimes de récentesinondations. Ce voyage devait durerseulement deux jours.

Mais Rhia s’aperçut qu’il luimanquait. Affreusement même. Bellel’appela du Montana. Elle était trèsheureuse dans sa nouvelle vie, etfollement amoureuse de son mari. Rhialui avoua enfin sa relation passée avecMarcus, lui raconta ce qui s’était passéavec lui, le soir du mariage. Pour finir,elle lui apprit qu’elle attendait un bébé.

— Donc si je comprends bien, vousvivez ensemble aujourd’hui, dit Belleaprès une seconde de silence. Comptes-tu l’épouser ?

— J’en ai très envie. Mais j’aid’abord besoin d’être sûre que notre

mariage aura une chance de durer.— Je te comprends, assura Belle

d’une voix douce. Marcus Desmarais,dis-tu ? Je n’aurais jamais deviné quec’était lui que tu aimais en secret depuistoutes ces années.

— C’est lui qui avait insisté pour quenous gardions le secret sur notre brèverelation.

— Marcus est un homme très bien,Rhia. A la fois prévenant et digne deconfiance.

— Oui, je sais tout cela.— Sois heureuse, Rhia.— Oui, Belle, je te le promets. Crois-

moi, j’y travaille.

* * *

Le jeudi soir, en rentrant du musée,Rhia trouva Marcus qui l’attendait chezelle.

Le cœur battant, elle se précipita dansses bras, et il l’embrassa à en perdre lesouffle. Puis, sa bouche toujours soudéeà la sienne, il la souleva dans ses brasvigoureux et l’emporta tout droit dans lachambre, où il la déshabilla en untournemain et lui prouva combien ellelui avait manqué aussi.

Ce fut seulement après, alors qu’ilsreposaient dans les bras l’un de l’autresous le drap, qu’elle sentit une sorte demalaise entre eux.

— Qu’y a-t-il ? s’enquit-elle en seredressant pour mieux voir son visage.Tu es beaucoup trop silencieux.

— Je n’ai jamais été très bavard,rappela-t-il en caressant son bras.

— Peut-être, mais je sens que quelquechose te tracasse.

Comme il détournait le regard, ellesaisit son menton râpeux de barbe pourl’obliger à la regarder en face.

— Que s’est-il passé ?— Cela ne va pas te faire plaisir,

murmura-t-il.— Dis-moi, insista-t-elle, soutenant

son regard.— J’ai reçu un appel de Los Angeles

aujourd’hui, déclara-t-il d’une voix sanstimbre. Mon père est décédé ce matin.

- 11 -

— Mais… mais… tu n’as pas de père,s’entendit-elle balbutier. C’est en toutcas ce que je croyais.

Il s’écarta d’elle, repoussa le drap etposa ses pieds sur le tapis. Puis il restaainsi, assis sur le bord du matelas, luitournant le dos, les épaules voûtées.

— Marcus ? murmura-t-elle.Comme il ne répondait pas, elle tendit

une main vers lui, mais il se penchait

déjà pour ramasser son pantalon. Ill’enfila, et elle crut qu’il allait faire demême avec le reste de ses vêtements,avant de la laisser plantée toute nue,dans le lit où ils venaient de fairel’amour.

Mais il se retourna vers elle,esquissant un geste d’impuissance.

— Il y a huit ans, je n’ai pas osé tel’avouer, expliqua-t-il en soupirant.Personne n’est au courant, à l’exceptiondes détectives que j’ai engagés pourvérifier s’il était réellement qui ilprétendait être. Cet homme… n’a jamaisété un père pour moi, dans le vrai sensdu terme. Mais d’un point de vuebiologique, en effet, il est celui qui m’aconçu.

— Tu veux dire qu’il y a toutes cesannées, lorsque nous étions ensemble enCalifornie, tu connaissais déjà sonexistence ? s’enquit-elle, le soufflecoupé.

— Oui, reconnut-il d’un airembarrassé.

— Quand, Marcus ? Quand t’a-t-ilcontacté ?

— C’était juste avant notre premièrerencontre.

— A Los Angeles ?Il acquiesça, les mains au fond des

poches, évitant soigneusement sonregard.

— Je venais tout juste d’arriver enCalifornie. Je me trouvais à Westwood,et je m’apprêtais à entrer dans un

drugstore pour me procurer quelquesobjets de toilette lorsqu’il m’a abordéen pleine rue. Il m’a annoncé qu’il étaitmon père, qu’il employait des détectivesdepuis des années pour savoir ce que jedevenais et qu’il avait ainsi entenduparler de la bourse que j’avais reçuepour étudier en Californie. Il savait queje viendrais à Los Angeles, et ilconnaissait même le numéro de machambre au campus. Il m’a expliquéqu’il venait de me suivre, attendantl’occasion propice pour me parler…

Elle entendait ce que Marcusracontait, mais ses mots semblaient luiparvenir à travers une immense distance.Dans son esprit, une idée impossiblerevenait en boucle : Marcus avait

toujours su qui était son père.— Je ne comprends pas. Tu ne me l’as

jamais dit. Comment as-tu pu me cacherune chose aussi énorme ?

— Rhia, à ce moment-là, je ne lecroyais pas moi-même. Je refusais de lecroire, bien que j’aie immédiatementconstaté moi-même notre évidenteressemblance physique. Comme je l’aitraité de menteur, il m’a fourré un boutde papier dans la main, en me disant quesi j’avais un jour envie de connaîtrel’histoire de ma naissance, il mesuffisait de l’appeler. J’ai gardé le boutde papier en question, mais je ne lui aipas téléphoné. Je n’ai flanché que deuxans plus tard, lorsque tu es venue à moipour me dire que tu désirais que nous

reprenions notre ancienne relation.Après cela… après t’avoir perdue pourla seconde fois… J’ignore pourquoi,mais, tout à coup, j’ai eu besoin desavoir.

Elle était tentée de lui rappeler qu’ilne l’avait pas « perdue ». Qu’il l’avaitrepoussée. Mais la souffrance qu’elleentendait dans sa voix l’en dissuada.Certes, il aurait dû se confier à elle, etelle se sentait peinée qu’il ne l’ait pasfait. C’était une preuve éclatante duproblème fondamental qui continuait àles séparer : il gardait ses distancesavec elle, il avait des secrets. Tandisqu’elle avait besoin d’être celle à qui illes confiait.

Puis elle s’avisa que c’était

exactement ce qu’il était en train defaire. Il lui dévoilait ses secrets, et, pourlui, c’était une véritable agonie.

Sa souffrance lui brisa le cœur. Elletendit de nouveau sa main vers lui.

— Viens, murmura-t-elle. Viens prèsde moi, s’il te plaît.

Il secoua la tête, évitant toujours sonregard.

— Je déteste m’être conduit ainsi.J’aurais dû me confier à toi, mais je nesavais pas comment m’y prendre. Et,surtout, je ne voulais pas penser à lui.Chaque fois que son image me vient àl’esprit, je ressens la même rage.

Elle se glissa jusqu’au bord du lit,saisit sa main et l’attira doucement àelle.

— Viens. Assieds-toi près de moi.Il hésita un instant, puis il se laissa

choir à côté d’elle. Aussitôt, elle tira ledrap sur ses jambes et s’assit à côté delui.

Elle serrait toujours sa main dans lasienne, et à présent, il lui rendait sonétreinte. Très fort. Il entremêla leursdoigts et baissa les yeux vers leursmains jointes, comme si ce spectacle lerassérénait.

— Il y a huit ans, je croyais savoir quij’étais. J’avais accepté le fait d’être seulau monde, et que, qui qu’ils puissentêtre, mes parents m’avaient abandonné.Pour moi, ils n’existaient pas. Ce que jeferais de ma vie ne dépendait que demoi. Je suis allé à l’université, j’ai

obtenu une commission d’officier. As-tuidée de la difficulté que cela représentepour un orphelin ?

— Oui, répondit-elle d’une voixdouce. C’est très rare.

— J’étais extrêmement fier de maréussite. J’étudiais en Amérique,diplômé de l’université, jeune officierdoté d’une bourse d’études, et voilàqu’un parfait inconnu m’aborde dans larue pour m’annoncer qu’il est mon père.J’ai eu l’impression que mon monde sedésintégrait. J’ai même songé à… partir.

— Partir où ?— J’ai eu envie de tout quitter. De

disparaître. De me perdre dansl’immensité de l’Amérique.

Elle se serra contre lui, dans l’espoir

que ce contact atténuerait sa souffrance,la rendrait plus supportable.

— Mais tu ne l’as pas fait, murmura-t-elle.

— C’est étrange, reprit-il en secouantla tête. C’est ma colère qui m’a donné lecourage de t’approcher. Sans elle, jen’aurais jamais osé te parler, ce jour-là,dans la bibliothèque de l’université. Etje n’aurais jamais osé accepter ton offred’aller prendre un café avec toi. Aprèst’avoir reconnue, je n’aurais mêmejamais osé te regarder en face. Sans larage que j’éprouvais après cetterencontre devant le drugstore, j’auraisimmédiatement tourné les talons et meserais éloigné de toi à toutes jambes. Si,par hasard, tu m’avais souri, je t’aurais

saluée comme il se doit, bien entendu,mais je ne t’aurais jamais permis de voirautre chose en moi qu’un soldat qui ajuré de te servir.

— Si je comprends bien, observa-t-elle, s’efforçant vaillamment de ne passe sentir déçue, dans un sens, nousdevons remercier ce père de nous avoirrapprochés.

— Nous ne lui devons aucunegratitude, déclara-t-il, le regard fixédroit devant lui. Absolument aucune.

Elle posa une main sur son bras nu,sentit les muscles tendus, durs comme leroc sous ses doigts.

— Alors, tu n’as jamais eu l’occasionde faire la paix avec lui ? murmura-t-elle.

— Je crois que si, répondit-il entournant vivement le regard vers elle. Entout cas, dans la mesure du possible. Jene pourrai jamais lui pardonner ce qu’ila fait, c’est vrai, mais j’ai accepté le faitqu’il était l’homme qui m’a conçu.

— Quel est son nom ?— Roland Scala. Il a acquis la

nationalité américaine, il y a une dizained’années, mais il est né ici, auMontedoro.

— Et ta maman ?— Elle s’appelait Isa Rhodes,

murmura-t-il. Elle est décédée la nuit dema naissance.

— Je suis sincèrement désolée,Marcus.

Il haussa les épaules.

— Es-tu certaine de vouloir entendrecette histoire ? Elle n’est pas très gaie,tu sais.

— Oui, Marcus, répondit-elle,soutenant son regard sans ciller. J’ai trèsenvie de l’entendre.

— Très bien, dit-il en prenant uneprofonde inspiration. Mais je ne saismême pas par où commencer.

— Cela n’a pas d’importance. Ce quicompte, c’est que tu me racontes ce quis’est passé. Comment…

Il la dévisagea en silence durantplusieurs secondes, avant de déclarer :

— Ma mère était croupière au casinod’Ambre, où elle tenait la roulette.

— Le casino d’Ambre ? répéta Rhia,étonnée. Celui qui se trouve tout près de

ma villa ?— Celui-là même.Il détourna les yeux et demeura ainsi

un instant, le regard perdu dans l’espace,puis il parut se ressaisir et lui racontal’histoire d’un trait, comme s’il étaitpressé d’en finir :

— Elle était moitié française et moitiémontedorienne. Roland avait fait saconnaissance ici, au casino. Ils sontdevenus amants. D’après Roland, toutétait déjà fini entre eux lorsqu’elle lui aannoncé qu’elle était enceinte. Ils nes’étaient jamais mariés. Apparemment,ils se disputaient sans cesse, et ilsavaient décidé d’un commun accordqu’ils ne réussiraient jamais en tant quecouple. Elle en était à son sixième mois

de grossesse lorsqu’elle a quitté leMontedoro pour la France.

— Pour retourner auprès de safamille ?

— Isa n’avait pas de famille et Rolandnon plus. Ils étaient tous deux desenfants uniques nés de parents âgés.Lorsqu’ils se sont rencontrés, l’uncomme l’autre étaient déjà seuls…

Il se tut un instant, et, bien que tentéede le pousser à poursuivre, elle attenditsans mot dire qu’il reprenne la parole.

— Deux mois plus tard, reprit-il enfin,elle me mettait au monde dans un petithôpital de province. La nuit même de manaissance, elle a quitté l’hôpital enm’emmenant pour retourner dans lapetite maison où elle vivait depuis

quelque temps. Elle a appelé Rolandafin de lui annoncer qu’il avait un fils, etqu’elle l’avait ramené chez elle. Rolanda pensé qu’elle s’exprimait de façonétrange, comme si elle délirait. Alors, ilest allé la voir. Il m’a raconté qu’elleavait été emportée par une hémorragie,et qu’à son arrivée, il l’avait trouvéesans vie. Craignant d’alerter lesautorités, craignant aussi que personnene me trouve à temps et que je meure àmon tour, il m’a ramené au Montedoroavec lui.

Son courage parut alors l’abandonner,et Marcus se tut. Elle acheva son tristerécit à sa place.

— Et il t’a abandonné sur le parvis dela cathédrale.

— C’est exact, murmura-t-il en serrantsa main plus fort. Quelques jours plustard, il est parti pour l’Amérique.Apparemment, il avait mis un peud’argent de côté. Il a renoncé au jeu etouvert un restaurant. Par la suite, il atrès bien réussi dans les affaires, etobtenu la citoyenneté américaine, quinzeans plus tard.

Elle posa ses lèvres sur la courbeferme de son épaule. Elle aurait voulutrouver les mots pour le réconforter,mais elle savait qu’à cet instant, tous lesmots étaient inutiles.

— Et il t’a raconté tout cela il y a sixans, lorsque tu l’as enfin contacté ?

— Oui. Je m’étais rendu à LosAngeles pour le rencontrer.

— Et tu l’as vu ? Son histoire t’a-t-elle convaincu ?

— Pas une seule seconde. Mais il m’amontré mon acte de naissance, qu’ilavait trouvé sur la table de la cuisinedans la petite maison où ma mère avaitvécu ses dernières heures. La date étaitexacte, et elle avait désigné Rolandcomme étant le père de l’enfant. Alorsj’ai eu besoin de savoir. J’ai engagé undétective pour procéder à quelquesvérifications, et cet homme a découvertqu’une femme du nom d’Isa Rhodes étaiteffectivement décédée dans le lieu etdans les circonstances que Roland avaitdécrites, et que l’autopsie avait révéléqu’elle venait de donner naissance à unenfant, bien que le bébé n’ait jamais été

retrouvé. La police locale a procédé àune enquête, qui a établi que cette femmeavait accouché à l’hôpital dont le nométait mentionné sur l’acte de naissance.

— Marcus ! murmura-t-elle, posant latête sur son épaule. Je ne trouve pas lesmots. Je suis désolée pour vous tous.Pour ta mère et toi, et même pour tonpère.

— Ne sois pas désolée pour lui,gronda-t-il d’une voix sourde.

— Mais il…— Il ne mérite pas ta pitié. Il l’a

abandonnée là, toute seule, même s’ilétait déjà trop tard pour elle. Puis il m’aemmené… pour m’abandonner à montour.

Elle était tentée de lui rappeler les

dangers des jugements trop hâtifs, maisqui était-elle pour se le permettre ? Quesavait-elle de ce qu’il ressentait ? Elleavait vécu une existence choyée, avecdeux parents qui l’adoraient, avec lemonde à ses pieds, et des frères et sœursqu’elle adorait. C’était elle qui n’avaitpas le droit de le juger.

— Il vient donc de mouriraujourd’hui ?

— Il est décédé durant la nuit. Unavocat m’a contacté au QG de la Garde,il y a quelques heures, pour m’informerque sa gouvernante l’avait trouvé sansvie ce matin, lorsqu’elle était entréepour nettoyer sa chambre. Roland s’étaitretiré des affaires depuis quelque tempsaprès avoir vendu son restaurant, et il

me nommait… son unique héritier.L’avocat me demande de venir pourrégler la succession.

— Bien sûr, c’est bien normal.— Je n’ai pas envie d’y aller, objecta-

t-il d’une voix éteinte. Cet homme n’étaitrien pour moi.

— Marcus…Il se tourna enfin vers elle. La lumière

avait disparu de ses yeux. Son regardétait morne, découragé.

— Nous irons ensemble, toi et moi,déclara-t-elle.

— Je te l’ai déjà dit, répliqua-t-il endégageant sa main de la sienne, je neveux pas y aller. Et, de plus, je nesongerais jamais à te demander dem’accompagner. Ce ne serait pas

convenable.— Balivernes ! D’ailleurs, ce n’est

pas toi qui me l’as demandé. C’est moiqui te supplie de m’emmener. S’il teplaît ? Laisse-moi t’accompagner. Jedésire que nous traversions cetteépreuve ensemble.

— Je ne veux pas y aller, s’obstina-t-il d’un ton douloureux. Je ne veux rienavoir à faire avec cet homme. Je n’ai euaucun contact avec lui depuis au moinscinq ans. J’ai accepté le fait qu’il soitmon père biologique, mais je n’aiaucune place pour lui dans ma vie. Jesuis Marcus Desmarais. C’est le nomque je porte, celui que j’ai acquis parmon seul mérite. Je n’avais pasl’intention de révéler l’existence de ce

père à qui que ce soit. Tu es la premièreà l’apprendre.

Il retomba dans le silence. Son regardn’exprimait à présent qu’une sourdecolère. Mais il leva une main pourcaresser sa joue, et elle se sentit fondreà ce contact.

— Parce que tu as exigé que je terévèle tous mes secrets, conclut-il dansun murmure.

— Je suis heureuse que tu te soisconfié à moi, répondit-elle en soutenantson regard sans ciller. Je regretteseulement que tu ne l’aies pas fait plustôt.

— Je n’avais pas l’intention de t’enparler du tout.

— Toujours aussi replié sur tes

secrets, observa-t-elle après l’avoirdévisagé un instant d’un airdésapprobateur.

— Mais, je te le jure, Rhia, je savaisque je devais tout te dire. J’attendaisseulement d’en avoir le courage.

— Je te crois, Marcus, répondit-elle,sentant son irritation s’évaporerinstantanément. Et lorsque tu me confiesun secret que tu aurais voulu ignorer toi-même, tu m’aides, moi aussi.

— T’aider ? répéta-t-il d’un tond’amère ironie. Et comment toute cettelaideur pourrait-elle t’apporter une aidequelconque ?

— Elle m’aide à te connaître. A mieuxte comprendre.

— Pourquoi chercher à comprendre un

être bancal comme moi ?— Parce que c’est ce que l’on fait

lorsqu’une personne est chère à votrecœur. Lorsqu’elle trouve la force devous confier toute sa vérité, même sicette vérité est pénible à entendre.Ensuite, on fait tout son possible pouraider cette personne à traverser lesautres moments difficiles.

- 12 -

Le lendemain matin, de bonne heure,Marcus et Rhia se rendirent au palaispour un entretien avec Son AltesseSérénissime, la princesse Adrienne.

Marcus répéta sa triste histoire devantsa souveraine, et comme toujours, celle-ci fit preuve d’une grandecompréhension et se déclara disposée àlui faciliter toutes les démarches. Ellelui accorda aussitôt une permission

d’une durée indéterminée pour raisonsfamiliales.

De retour à la villa, Rhia téléphona àla directrice du Musée national et luiexpliqua qu’elle resterait absentequelque temps pour régler des affairesde famille. Marcus rappela l’avocatpour lui annoncer leur arrivée.

Ils se posèrent à l’aéroport de LosAngeles après minuit. Une limousine lesattendait pour les emmener au BeverlyWilshire, où une suite avait été retenuepour eux. Dès qu’ils furent seuls,Marcus sortit sur la terrasse de la suiteet resta un moment à contempler leslumières de Beverly Hills et à sedemander pourquoi diable il était venu.Songeant au lieutenant Joseph Chastain,

qui occupait une petite chambreadjacente à leur suite et dont la missionétait de veiller à leur sécurité durant cevoyage, il en vint presque à l’envier.

Joseph était un bon élément. Et ilsavait exactement pourquoi il était ici. Ilprotégerait la princesse Rhiannon, sinécessaire au prix de sa vie. Toutsimplement.

Marcus ferait la même chose pourelle. Mais étant son amant, le père deson bébé et peut-être son futur époux, ilne serait jamais plus désigné pourassurer sa garde rapprochée : il étaitdésormais trop proche d’elle. Sesémotions l’empêcheraient de resterobjectif.

Et Marcus se sentait parfaitement

incapable de conserver une quelconquedistance émotionnelle entre Rhiannon etlui. Cela avait toujours été au-dessus deses forces. Mais par le passé, personned’autre n’en avait jamais rien su — saufpeut-être Hector, et Son Altesse laprincesse Alice.

A présent, le monde entier savait. Ycompris les tabloïds.

Il entendit un léger bruit de pas, etRhia vint s’accouder près de lui à labalustrade.

— Quelle belle nuit, n’est-ce pas ?Elle glissa son bras sous le sien, et ils

admirèrent ensemble le spectacle de lanuit étoilée. Il ressentait un plaisirimmense à sentir son corps tiède contrele sien, le contact de ses doigts délicats

sur sa peau. Il eut le privilège derespirer une unique bouffée d’un parfumsubtil et envoûtant, puis, trop vite, ellerompit le contact pour l’entraîner àl’intérieur.

— Allons dormir. Nous devons nouslever tôt, demain matin, puisque tonavocat a accepté de nous recevoir debonne heure.

— Il est déjà 2 heures du matin,remarqua-t-il en s’arrêtant sur le seuilde la terrasse. C’est déjà demain.

Elle leva les yeux vers lui. Sescheveux sombres luisaient sous lalumière, et ses yeux bruns étaientinfiniment doux.

— Nous pouvons au moins dormirquelques heures.

Il savait qu’elle avait raison. Elleavait besoin de se reposer. Et lui, ilavait besoin… d’elle. Il la prit doncdans ses bras et l’embrassa.

Elle entrouvrit ses lèvres en soupirantet lui rendit son baiser. Puis, elle tentade s’écarter de lui.

Mais il résista. Loin de la libérer, ill’embrassa avec plus d’ardeur, laserrant plus étroitement dans ses bras,absorbant le goût de sa bouche, lasensation de son corps, cette fragranceunique qui n’appartenait qu’à elle, pouroublier tout ce qui l’attendrait lorsque lejour se serait levé.

Lorsqu’il mit fin à leur baiser, elleleva des yeux rêveurs vers lui.

— Marcus, il est temps d’aller au lit,

murmura-t-elle tendrement.Sur ces mots, elle le prit par la main et

l’entraîna vers la chambre. Il ne sedéfendit pas. Elle le conduisaitexactement là où il désirait aller. Arrivédevant le lit, il la déshabilla d’abord,puis il ôta ses propres vêtements, toutcela sans cesser de l’embrasser et de luiprodiguer de douces caresses.

Lorsqu’ils furent nus l’un et l’autre,elle ne songeait plus à dormir, elle nonplus. Il l’allongea sur les oreillers etcontinua à l’embrasser, à la caressercomme il aimait le faire.

Lentement. Sans négliger le moindrecentimètre carré de son corps.

Jusqu’à ce qu’il la sente vibrante,impatiente, le sang aux joues, prête à

tout lui donner, sauf ce qu’il désirait leplus.

Elle refusait toujours de l’épouser.Mais il n’avait pas perdu espoir. Il ne

renoncerait jamais, il continueraitinlassablement à lui répéter saproposition, même si elle lui répondaitmille fois « non ». Son fils aurait un pèrequi ne l’abandonnerait jamais. Jamais,quoi qu’il advienne.

Et elle ? Il se savait incapable de luidonner toutes les choses qu’elle méritaitde droit. Mais il la protégerait toujours,veillerait toujours sur elle. Il serait là, àses côtés, lorsqu’elle aurait besoin delui. Il n’arriverait jamais trop tard. Il neserait jamais absent au moment où elleaurait le plus besoin de lui.

Il la fit pivoter, face à lui, suivantdélicatement du bout d’un doigt lacourbe harmonieuse de sa hanche, puis illaissa glisser sa paume sur la fermetélisse de sa cuisse et souleva son genoupour poser sa jambe par-dessus lasienne. Elle était déjà brûlante ethumide, et elle gémit lorsqu’il entra enelle, cambrant les reins pour l’accueillirtout entier.

Il ne put s’empêcher de gémir à sontour dans cette merveilleuse douceur,emporté par une vague de plaisirpresque insoutenable. Il devait contrôlerchacun de ses mouvements, s’ordonnerde ralentir, de durer, alors que son corpsréclamait à grands cris sa satisfactionimmédiate.

Il ne voulait pas que cet instant finisse.Il voulait l’entendre soupirer, gémir

encore dans ses bras.Et c’était justement ce qu’elle faisait.

Soudés dans un tendre corps-à-corps, ilsgrimpèrent une à une toutes les marchesdu plaisir.

Il la sentit basculer la première, vit lesang affluer à ses joues, ses yeuxpresque noirs chavirer. Sa respirations’accéléra, devint saccadée, tandis queses hanches ondulaient contre lui, plusfort, plus vite, avec une furieuseimpatience.

A ce stade, lui non plus ne pouvaitplus résister, emporté par le rythmerapide et merveilleux qu’elle luiimposait. Elle cria son nom et se serra

contre lui de toutes ses forces, et il cessade lutter tandis qu’un orgasmecataclysmique montait en lui,l’emportant, frissonnant, dansl’éblouissement final.

C’était un instant d’absolue perfection.De satisfaction totale. Exactement cedont il avait besoin.

Mais cela n’avait rien d’étonnant,avec elle, il en avait toujours été ainsi.

Elle lui ouvrait les portes du paradis,lui apportait l’oubli dont il avait tantbesoin et de la plus merveilleuse desmanières.

Du moins pour un instant.

* * *

L’avocat s’appelait Anthony Evans, etson cabinet était situé au dernier étaged’un building à Century City. Ils prirenttous place dans les fauteuils moelleuxd’une vaste salle de conférences — àl’exception de Joseph, leur garde ducorps, qui resta debout près de la porte.Anthony leur expliqua qu’il jouaitsouvent au golf avec Roland, et qu’ilsavaient fait connaissance plus de vingtans auparavant, au City Bistro, lerestaurant dont le père de Marcus étaitalors propriétaire.

— Votre père avait une sorte de géniepour les affaires. Chez lui, chaque clientse sentait spécial. De plus, il possédaitune mémoire extraordinaire. Ladeuxième fois où j’ai déjeuné dans son

restaurant, il savait déjà quelle table jepréférais et qu’aussitôt assis à tablej’aimais boire un verre de Glenfiddichsans glace.

Ne sachant ce qu’il devait répondre àcela, Marcus demeura silencieux.

Assise à côté de lui, Rhia prit sa main,entremêlant leurs doigts, avant dedéclarer :

— Sa soudaine disparition nous a tousbouleversés.

— Oui, convint l’avocat en toussotantpour s’éclaircir la voix. Toutes mescondoléances. Roland va nous manquer.

Il chaussa ses lunettes de lecture etdésigna le dossier ainsi que le trousseaude clés posé au centre de sa table detravail.

— Voici une copie du testament devotre père, dont les dispositions sonttrès claires, poursuivit-il. A l’exceptiond’un petit legs au bénéfice de sagouvernante, tout vous revient. Lamaison, les voitures, le chalet dans lesSierras et, bien entendu, l’argent. Votrepère était un investisseur astucieux.

La maison, les voitures, l’argent .Marcus comprit qu’il devenait sansdoute un homme riche, mais étrangement,il n’en tirait aucune satisfaction.

— Tout est là, poursuivit l’avocat endésignant de nouveau le dossier. Rolandsouhaitait qu’il n’y ait pas de servicefunéraire et que son corps soit incinéré.Ses cendres vous seront confiées afinque vous les dispersiez dans la mer

Méditerranée, au large du Montedoro.« Ses cendres ? » songea Marcus.

Allait-il devoir disperser lui-même lescendres de Roland ?

Rhia serra sa main plus fort. Ils’aperçut alors qu’Anthony ledévisageait, attendant sa réponse.

— D’accord, acquiesça-t-il. Oui, trèsbien.

— L’autopsie sera pratiquée lundimatin, mais il ne s’agit que d’uneformalité, due à la nature subite de samort. Ensuite, le corps sera transféré aucrématorium de la Neptune Society.Vous pouvez les appeler, et ils vousindiqueront quand vous pouvez passerprendre les cendres.

— Très bien.

— Je suppose que vous avez déjà vula maison ?

— Non. Pas encore.Si cette réponse le surprit, Anthony

n’en laissa rien paraître.— Pas de problème. Ce dossier

contient une liste de tout ce que vousavez besoin de savoir — adresses,numéros de téléphone, comptesbancaires, codes des alarmes. Votrepère semble avoir supposé que vousvendriez toutes les propriétés.

« Votre père ». Marcus était très tentéd’ordonner à Anthony de ne plusl’appeler ainsi, mais que prouverait-ilde cette manière ? Absolument rien.

— Est-ce effectivement ce que vouscomptez faire ? s’enquit l’avocat.

— Je suppose que oui.— Parfait. Dans ce cas, j’appellerai

l’agence immobilière dès lundi pourmettre en vente la maison et le chalet desSierras. Si vous changez d’avis et quevous désirez garder l’une ou l’autre deces propriétés, nous ferons leschangements nécessaires.

— Merci.— Et vous avez là toutes les clés.Marcus contempla de nouveau le

dossier et le trousseau de clés d’unregard morne.

— Oui, je vois.— Si d’autres questions vous viennent

à l’esprit, vous avez mon numéro.N’hésitez pas à m’appeler.

* * *

Quelques minutes plus tard, ils setenaient sur le trottoir ensoleillé deCentury Boulevard. Le chauffeur de Rhiaapprocha la limousine en les voyant.Joseph leur ouvrit la portière.

— Veux-tu que nous retournions àl’hôtel ? s’enquit-elle lorsqu’ils furentconfortablement installés derrière lesvitres teintées.

— Oui, ce serait parfait.Elle prit de nouveau sa main dans la

sienne et se rapprocha de lui sur le siègede cuir. Cette proximité lui procura unmerveilleux sentiment de réconfort. Rhiaétait une femme exceptionnelle et ildésirait de toutes ses forces pouvoir un

jour lui offrir une vie digne d’elle.Au moins était-il désormais

financièrement indépendant. Si elleacceptait de l’épouser, il n’aurait pas àvivre à ses crochets pour le restant deses jours. Il regrettait seulement que parune ironie du sort, cet argent doiveprovenir de l’homme qui les avaitabandonnés, sa mère et lui.

Son orgueil et sa colère continuaient àl’inciter à refuser cet héritage en bloc. Aappeler Anthony pour l’informer qu’ilavait changé d’avis et qu’il souhaitaitque toute sa fortune, jusqu’au derniercentime, soit léguée à l’orphelinatSt. Stephen, au Montedoro.

Puis il songea à ce bébé qui allaitnaître. Au bout du compte, l’argent de

Roland profiterait aussi à l’enfant, enassurant la sécurité financière de safamille.

Il n’avait pas le droit d’y renonceruniquement pour satisfaire sa colère.

De retour dans la suite, il s’assitdevant le petit bureau du salon et lutattentivement le testament. Anthonyn’avait pas exagéré. Roland lui avaitlaissé beaucoup d’argent. Une fortunemême. Largement assez pour faire undon généreux à St. Stephen tout enassurant l’avenir du bébé. Et de Rhia.

Et, comme Anthony l’avait indiqué,Roland s’était occupé de tout. Marcusn’était pas tenu d’accomplir la moindredémarche. S’il ne manifestait pas dedés i r contraire, tout serait vendu, et

l’argent de la vente viré sur un comptedéjà ouvert à son nom dans une banquedu Montedoro.

L’unique requête de Roland était queMarcus disperse ses cendres au largedes côtes de son pays.

Dans la chambre voisine, il entendaitRhia qui parlait au téléphone. Il refermale dossier et repoussa son fauteuil. Il selevait lorsqu’elle apparut sur le seuil dela chambre.

— Alors ? demanda-t-elle ens’approchant pour poser les mains surses épaules.

— Apparemment, je suis devenu unhomme riche.

Elle lui sourit, mais il lisait de latristesse dans ses yeux.

— J’aurais aimé connaître ton père.Ne sachant quoi répondre à une telle

remarque, Marcus demeura silencieux.Rhia effleura ses lèvres d’un baiser.

— Aimerais-tu que nous allionsvisiter sa maison ?

— Je ne sais pas, répondit-il. Demain,peut-être. Ou après-demain.

Ou peut-être jamais.— Qui était au téléphone ? enchaîna-t-

il.— C’était Alice. Elle t’adresse ses

condoléances. J’ai aussi parlé avec mamère, qui t’assure de sa sympathie danscette épreuve. T’ai-je déjà dit queplusieurs membres de la famille Bravovivent ici, à Los Angeles ?

— Oui, je me souviens. Jonas et

Emma Bravo.— Ils ont été merveilleux avec moi,

lorsque j’étais à l’université. Ilsm’invitaient très souvent à dîner. Jet’avais même proposé de m’yaccompagner, en une occasion, mais tuavais refusé. Parce que notre relationdevait rester secrète.

Ses cheveux tombaient en cascade surses épaules. C’était ainsi qu’il lespréférait. Il glissa les doigts dans cettemasse soyeuse et lui saisit doucement lanuque, se délectant de la sensation decette peau, de la caresse des longuesboucles sur le dos de sa main.

— C’était la seule solution, pour moi,rappela-t-il.

— Je détestais ce secret, répliqua-t-

elle vivement, relevant les yeux vers lui.Toutes ces années, j’ai souffert dedevoir prétendre que je te connaissais àpeine. Tout le monde dans la famillesavait qu’il y avait quelqu’un que je neparvenais pas à oublier et qui m’avaitbrisé le cœur.

Il la serra dans ses bras, déposant unbaiser sur son front.

— Je suis désolé, Rhia, murmura-t-il.Tu ne peux pas savoir combien jeregrette.

Elle releva la tête, cherchant denouveau son regard. Un feu sombrebrûlait au fond de ses yeux.

— Je t’en veux encore de m’avoirobligée à garder le secret à notre sujet,tu sais.

— C’était il y a longtemps. Nepourrions-nous l’oublier ?

Apparemment, non. Les yeux de Rhiajetèrent des éclairs.

— Oublier ? répéta-t-elle. A la façondont toi, tu t’y prends ? En refusant deparler des problèmes ? En niant leurexistence ?

Elle plaqua les mains sur son torse etle repoussa.

— Je sais que je t’ai gravementoffensée, dit-il en la relâchant àcontrecœur.

— Je t’en prie, pas de manifestationschevaleresques avec moi. Pasmaintenant. Je ne pourrais pas lesupporter.

Comment en étaient-ils arrivés là ?

Quelques minutes plus tôt, elle était toutsourires, lui proposait avec unemerveilleuse sollicitude de visiter aveclui la maison de Roland. Que s’était-ilpassé ?

— Sommes-nous sur le point de nousdisputer ? demanda-t-il, fronçant lessourcils.

— Une bonne dispute dissiperait peut-être les derniers malentendus entre nous,le défia-t-elle.

— Je t’en prie, Rhia, dit-il ensoupirant. Je ne veux pas me disputeravec toi. Tout ce que je désire, c’est quetu m’accordes une chance de veiller surtoi, de t’aider à élever notre enfant. Jedésire seulement devenir ton mari.

Il nota que ses lèvres se mettaient à

trembler, et elle détourna les yeux.Lorsqu’elle les fixa de nouveau sur lui,il n’y lut plus aucune trace de colère oude défi.

— Tu fais de ton mieux, je le sais,murmura-t-elle. Et cette journée a ététerrible pour toi. Je n’ai pas le droit dem’en prendre à toi. Ce ne serait pasjuste. Après tout, je t’ai dit que j’étaisici pour t’aider.

— Je suis heureux que tu sois venue,dit-il d’une voix rauque, glissant denouveau les doigts dans sa chevelure.

— C’est plus difficile que je nel’imaginais, murmura-t-elle d’un airpensif. Etre de retour ici, à Los Angeles,où nous nous sommes connus. Où nousnous sommes aimés.

— Trop difficile ? suggéra-t-il. Tu asenvie de repartir ?

— Je n’ai pas dit cela.— Mais tu…Elle le fit taire en posant un doigt sur

ses lèvres.— Je veux rester ici avec toi. Je le

désire de tout mon cœur. Et, après avoirparlé avec mère et Alice, j’ai téléphonéà Emma Bravo. Elle nous attend pourdîner chez elle, ce soir.

— Je n’ai aucune envie de sortir,aujourd’hui, répondit-il, dépriméd’avance à l’idée de passer une soiréeen conversation mondaine avec lafamille de Rhia à Los Angeles.

— Nous irons. Un point, c’est tout.Il lui était reconnaissant d’avoir tiré

un trait sur leurs querelles passées et del’avoir accompagné pour surmonter cetteépreuve. De plus, il savait qu’elle avaitraison. Quelquefois, un homme devaitsortir et fréquenter ses semblables mêmes’il se sentait totalement coupé del’humanité.

— D’accord, répondit-il en soupirant.Allons dîner chez les Bravo. Je trépignedéjà d’impatience d’y être.

— Voilà ce que j’avais envied’entendre, dit-elle d’un ton guilleret.Mais nous avons encore des heuresdevant nous. Je suis d’avis que nousoublions nos soucis et notre tristesse. Sinous allions à la plage, par exemple ?

Il effleura du bout d’un doigtl’encolure en « V » du chemisier qu’elle

portait, se souvenant qu’elle en avait unpresque identique, huit ans plus tôt. Il larevit en train de le faire passer par-dessus sa tête, ses cheveux tombant surses épaules nues, avant de le jeternégligemment sur une chaise bancale,dans un coin de la chambre du motel oùils se retrouvaient.

— T’arrive-t-il de te souvenir de laCasa de la Luna ?

Elle le dévisagea un instant, etsoudain, ses yeux parurent plus brillants.Le sourire qui étirait ses lèvres semblaitl’illuminer de l’intérieur.

— Oui, bien sûr. J’y pense souvent.C’est une bonne idée. Allons constater sila Casa de la Luna a beaucoup changé.

— Je ne suggérais pas que nous

allions là-bas.— Mais pourquoi pas ?— Tu as dit toi-même qu’il était déjà

très difficile de nous retrouver ici, à LosAngeles, où tout a commencé pour nous.

— Non, sérieusement, Marcus, nousdevrions y aller. J’aimerais savoir sinotre ancien nid d’amour a changé…

Il comprit alors qu’elle étaitdéterminée à avoir gain de cause. Et,après tout, c’était lui qui avait abordé cesujet. Et puis cette visite pourraits’avérer intéressante.

— Il peut se passer beaucoup dechoses en huit ans, rappela-t-il. Nousdevrions peut-être nous assurer d’abordque le motel n’a pas été démoli.

Elle sortit son smartphone et procéda

à une recherche rapide. Un sourire auxlèvres, elle lui montra bientôt le résultataffiché sur l’écran.

— La Casa de la Luna existe toujours.Allons-y.

* * *

— C’est plus petit que dans monsouvenir, remarqua-t-elle devant lafaçade du motel de style espagnol.

La limousine attendait derrière euxavec Joseph qui montait une gardevigilante près de la portière arrière.

— Personnellement, je ne vois pas degrands changements, sinon que le stuc dela façade est plus craquelé qu’autrefois,et que les haies ont grand besoin d’être

taillées.— Essayons de louer notre ancienne

chambre, suggéra-t-elle, appuyant sonépaule contre la sienne.

Il l’enlaça par la taille, avant demurmurer, effleurant sa chevelureparfumée du bout des lèvres :

— Cela ne sera plus pareil.— Marcus, je le sais, voyons ! Mais

cela m’est égal. S’il te plaît ? Fais-moiplaisir !

Il capitula, et adressa un signe àJoseph, qui monta aussitôt les marchesun peu ébréchées devant eux, puis entraseul dans le hall pour vérifier qu’il n’yavait pas de danger, avant de s’écarterpour les laisser entrer à leur tour. Ungros chat blanc somnolait dans un rayon

de soleil sur le carrelage de terre cuite,et un employé différent travaillaitderrière le comptoir de la réception, unvieil homme à la barbe blanche hérisséeet à l’expression revêche.

— Que puis-je pour votre service ?grogna-t-il en tendant le cou pour jeterun regard méfiant en direction deJoseph, qui était resté planté près de laporte.

— La chambre 112 est-elle libre ?s’enquit Rhia.

Le vieil homme fronça les sourcils.— Peut-être bien. Mais les chambres

sont seulement pour deux personnes.Ils échangèrent un regard, s’efforçant

désespérément de ne pas éclater de rire.— Oh ! ce n’est pas un problème.

Joseph est notre garde du corps,répondit Rhia d’un ton léger. Il devrajeter un coup d’œil dans la chambreavant que nous y entrions, mais il nousattendra dehors jusqu’à ce que noussoyons prêts à repartir.

— Un garde du corps ? ironisa levieux hibou. Qui a besoin d’un garde ducorps, ici ?

— Moi, apparemment, répondit Rhiaavec un sourire aimable. Pouvez-vousnous donner la clé ?

Le vieil homme continua à grommelerdans sa barbe, mais il leur loua lachambre. Marcus paya d’avance et enliquide, puis ils attendirent au pied del’escalier pendant que Joseph inspectaitles lieux. Les arbustes fleuris étaient

toujours là, de chaque côté de l’entrée,et ils avaient poussé de façonexubérante. Planté devant la porte de laréception, le vieillard les observaittoujours d’un œil méfiant, comme pours’assurer que son motel n’abritait pas depratiques illicites.

Joseph réapparut enfin.— La voie est libre.Ils purent donc enfin pénétrer dans la

chambre.Rhia se dirigea tout droit vers le petit

bureau éraflé qui occupait un coin de lapièce.

— C’est le même bureau, tu tesouviens ?

Il se souvenait parfaitement. Il larevoyait encore avec son short en jean et

son petit haut affriolant, assise à cebureau et penchée sur un manueld’histoire.

Elle entra à pas lents dans l’alcôve quitenait lieu de chambre. Lesbougainvilliers d’un rouge intenseflamboyaient toujours derrière la fenêtredu mur opposé, exactement comme huitans plus tôt. Les ressorts de l’antiquesommier grincèrent lorsqu’elle s’assitsur le lit.

— J’ai pensé que nous pourrions peut-être faire passionnément l’amour ici, aunom du bon vieux temps…

— Voilà qui me semble être uneexcellente idée, dit-il en allant s’asseoirprès d’elle. Mais pourquoi ai-je lesentiment que tu n’en as pas vraiment

envie ?— Je ne sais pas, répondit-elle en

soupirant. Tout ceci me paraît un peudécrépit.

— C’est la preuve qu’on ne peut pasfaire renaître le passé.

— Je n’avais jamais songé que revenirici m’attristerait.

— Cela ne fait rien, murmura-t-il endéposant un baiser sur le bout de sonnez. Moi aussi, je me suis toujoursdemandé ce qu’était devenu ce motel.

— Maintenant, tu le sais.— Oui, maintenant nous le savons tous

les deux.Il était douloureusement tenté de

l’embrasser, et de lui demander unenouvelle fois de l’épouser. Il avait

acheté une bague avant de partir en Italieavec le prince Damien, le mardiprécédent, et il la transportait partoutavec lui, attendant le moment propice.

Il devait, hélas, reconnaître que cetinstant n’était pas encore arrivé.

— Avais-tu déjà songé à te marier et àfonder une famille, Marcus ? demanda-t-elle soudain. Je veux dire, épouserquelqu’un d’autre, avant le Montana etavant ce bébé ?

Il n’avait pas envie de répondre àcette question.

— Est-ce vraiment important ?Elle se leva pour se diriger jusqu’à la

fenêtre, fixant le bougainvillier sur lemur d’en face. Lorsqu’elle se retournaface à lui, un orage couvait de nouveau

dans son regard, comme un peu plus tôt,dans leur suite.

— Oui. C’est important, répondit-elleen croisant les bras dans une attitudedéfensive. C’est important pour moi.

— Pourquoi tiens-tu tant à le savoir ?— Je veux davantage qu’un mari,

Marcus. Je te veux, toi. De la façon laplus profonde, la plus sincère. Je préfèresouffrir un peu en connaissant la véritéqu’être constamment protégée de tout cequi pourrait m’être désagréable.

A ce stade, il regrettait de ne pas avoirtout simplement répondu à sa question.Car, à présent, il lisait une réelle anxiétédans son regard, comme si elles’attendait à quelque horrible révélationde sa part.

Alors il se résolut à tout lui avouer.— Oui, en effet, je m’étais dit que je

me marierais. Un jour.— Oh ! non ! murmura-t-elle,

consternée. Comment ai-je pu memontrer aussi égoïste ? Je ne m’étaismême pas donné la peine de te poser laquestion.

— Quelle question ? demanda-t-il, lagorge serrée.

— Cette nuit-là, au Montana, je n’aipensé qu’à moi. Il ne m’est pas venu àl’esprit que toi, tu avais peut-être…

— Mais, enfin, de quoi parles-tu ?— Voyais-tu quelqu’un à l’époque,

Marcus ? Quelqu’un avec qui tu as dûrompre à cause de ce qui s’est passéentre nous ?

- 13 -

Il respira mieux en entendant enfin saquestion. Car il lui était très facile d’yrépondre.

— Non, bien sûr que non. Je ne voyaispersonne.

— Oh ! merci, mon Dieu ! murmura-t-elle dans un soupir.

— Pourquoi irais-tu imaginer unechose pareille ? Oui, je l’avoue, je neme suis pas montré très ouvert avec toi.

Mais…— C’est le moins qu’on puisse dire,

coupa-t-elle, compte tenu que noussommes ici, en Amérique, pour régler lasuccession d’un père dont tu ne m’avaisjamais dit un mot.

— Rhia, tu peux facilementcomprendre que je ne t’aie jamais parléde Roland. Mais s’il y avait eu une autrefemme dans ma vie, tu peux être certaineque je te l’aurais dit cette nuit-là, auMontana, avant que les choses n’aillenttrop loin entre nous. Je te l’aurais dit, etnous aurions tout arrêté. Pas seulementparce que cela aurait été trahir unepersonne qui avait confiance en moi,mais aussi parce que tu n’aurais jamaisfait l’amour avec moi si tu avais su que

j’avais une relation avec une autrefemme.

— A t’entendre, je suis un modèled’intégrité, alors que je viens d’admettreque je ne pensais qu’à moi-même.

— Tu ne pourrais jamais faire cela àune autre femme, dit-il en glissant unbras autour de ses épaules. Ce n’est pasdans ta nature.

— Mais tu as réellement eu l’intentionde te marier un jour ? s’enquit-elle,effleurant sa joue d’une caresse.

Cette fois-ci, il se garda bien detergiverser, et il lui donna une réponsefranche et directe.

— Oui. J’espérais rencontrer unefemme douce, d’humeur égale et dumême milieu social que moi. Une femme

qui m’admirerait, qui serait trèsimpressionnée par ma réussite, et fièrede ce que j’avais accompli. Une femmedésireuse de fonder une famille.

— Songeais-tu réellement à épouserune inconnue pourvu qu’elle t’admire ?

— A vrai dire, j’espérais qu’elle neserait plus tout à fait une inconnuelorsque je lui demanderais dem’épouser.

Elle pouffa de rire et se blottit toutcontre lui.

— Marcus, j’ai toujours souhaité quetu sois heureux. C’est la vérité, je te lejure. Seulement, j’avais toujours refuséd’imaginer certains détails.

— Pourtant, tu m’as demandé…— Parce que je désirais réellement le

savoir.En réalité, il comprenait ses émotions

contradictoires, car il les avaitressenties, lui aussi.

— Même lorsque tu sortais avec tesdeux fiancés ?

— Marcus ! gémit-elle. Etais-tu obligéde me le rappeler ?

— J’essayais chaque fois de meconvaincre que je devais me réjouirpour toi, mais je finissais invariablementpar régler mes comptes avec tous lesnouveaux candidats à ta main.

— Veux-tu dire que tu te battais aveceux ?

— Un soldat doit rester en forme. Et lecombat à mains nues fait partie del’entraînement. Mieux encore : sur un

ring, les galons ne comptent pas. Noussommes tous égaux. J’ai eu l’occasionde me mesurer à bon nombred’adversaires, et bénéficiéd’innombrables opportunités dedistribuer des corrections.

— Dois-je comprendre que tu rossaistes camarades lorsqu’ils s’intéressaientà moi ?

— Uniquement au nom de lapréparation physique au combat, biensûr.

— Oui, cela va de soi. As-tu aussiaffronté les deux hommes que nousavons croisés sur la promenade duport ? lui lança-t-elle avec un regard encoin. Denis et René ?

Il hésita à répondre. Il n’aimait pas

parler à tort et à travers : il avait pris etdonné des coups en silence. Mais,aujourd’hui, alors qu’il venait enfin delui avouer l’existence de Roland ets’était forcé à admettre qu’il avaittoujours eu l’intention d’en épouser uneautre, il commençait à comprendrepourquoi elle tenait à connaître sessecrets.

C’était une façon de créer un lien entreeux. Elle serait celle à qui il pourraitconfier tout ce qu’il ne révélerait àpersonne d’autre.

Alors, il lui avoua la vérité.— En fait, Denis et René y ont eu droit

les premiers.— Tu as gagné contre eux deux ?— Oui, et j’aimerais pouvoir dire que

ces deux petites victoires m’ont satisfait.Mais rosser une paire de vieux ennemisn’a pas changé grand-chose à ma vie. Tut’apprêtais toujours à épouser un autrehomme.

— Et, au bout du compte, je n’aiépousé ni l’un ni l’autre de mes fiancés.Je n’ai jamais pu m’y résoudre. J’ai finipar admettre que cela ne fonctionneraitjamais entre nous.

— Et moi, j’étais ravi, murmura-t-ild’une voix rauque.

Elle leva ses yeux brillants vers lessiens, et un sourire étira ses lèvresmerveilleuses.

— Je parie que tu te sentaisaffreusement coupable en même temps.

— C’est vrai. J’avais renoncé à toi à

deux reprises. Je n’avais donc pas ledroit de me réjouir lorsque tu échouais àtrouver le bonheur. Car je désiraissincèrement que tu sois heureuse. Leproblème, c’était que je n’aimais past’imaginer dans les bras d’un autre.

— Nous nous sommes comportés defaçon ridicule, Marcus, dit-elle d’unevoix douce et rassurante. J’aimerais quetu m’en dises davantage au sujet de cesdeux hommes avec qui tu as grandi et deton enfance à St. Stephen…

— J’ai eu une enfance relativementheureuse. Malgré ce qu’on entendraconter sur les orphelinats, lesreligieuses qui m’ont élevé étaient pourla plupart très gentilles. Bien sûr, jefaisais partie des petits garçons sages.

J’étais seul au monde, et la seulemanière d’obtenir un peu d’affectionétait de me montrer très, très sage. Lessœurs m’aimaient bien.

— Et Denis et René ?— Leur méthode à eux pour obtenir de

l’attention, c’était de causer dudésordre. Ils en subissaient donc lesconséquences. Ils étaient constammentpunis pour une bêtise ou une autre. Et ilsme détestaient. Ils cherchaient sanscesse de nouvelles façons de me fairepayer. Ils volaient mes livres de classe,brûlaient mes devoirs terminés. Et ilsme battaient à chaque opportunité. Poureux, j’étais un minus.

— C’est horrible ! s’écria-t-elle. Tune te défendais pas ?

— Au début, si. Mais j’ai rapidementcompris que cela ne servait à rien. Ilss’acharnaient davantage. Et cela a duréainsi pendant plusieurs années, jusqu’àce que je sois assez fort pour gagner mesbagarres contre eux.

— N’as-tu jamais rapporté auxreligieuses ce qu’ils te faisaient subir ?

— Non.— Tu aurais dû le faire.— Rhia, je me suis contenté de

survivre. Et de devenir plus fort. J’aicommencé à faire du sport, j’ai apprisles arts martiaux et la boxe. A l’âge dequinze ans, je les ai rossés tous les deuxensemble. Après cela, ils m’ont laissétranquille.

— Mais ils t’en veulent encore

aujourd’hui.— Comment le saurais-je ? Ce n’est

pas un sujet dont je discute avec eux.J’ignore ce qui se passe dans leurs têtes.

— Je suis sûre que tu le sais. Nousavons tous un instinct pour ces choses-là.

— Oui, mais aujourd’hui, je suis unhomme adulte, et je n’ai plus peur d’eux.Ce que Denis et René peuvent penser nem’intéresse pas particulièrement.

Elle réfléchit un instant, puis elle sedégagea de son étreinte et se leva.

— Reste avec moi, murmura-t-il,saisissant sa main avant qu’elle puisselui échapper totalement.

Elle se rapprocha docilement pourvenir se placer entre ses genoux, et,

posant les mains sur ses épaules, elle ledévisagea d’un air songeur comme ellele faisait souvent, la tête inclinée surl’épaule.

— Je crois que tu en as assez departager tes secrets.

— Tu n’as pas tout à fait tort, convint-il honnêtement.

Elle se pencha vers lui, et il respira safragrance envoûtante. Malgré lui, ilsongea au corps parfait qu’il avait entreses bras. Et il décida qu’il donnerait toutpour qu’ils se retrouvent tous les deuxnus dans ce lit.

Mais une vague odeur de moisi flottaitdans la chambre, et le sommier grinçait.Il ne pouvait s’empêcher de douter de lapropreté des draps. Ils s’étaient créé de

merveilleux souvenirs dans cettechambre 112. Fallait-il en ajouter unnouveau ?

Probablement pas.Elle déposa un bref baiser sur son

front.— Je suis prête à rentrer, si tu le

souhaites.

* * *

Ils poursuivirent leur exploration deschemins de la mémoire. Elle semblaitprendre plaisir à revisiter les lieux quiles avaient vus ensemble autrefois, et ilavait très envie de lui faire plaisir.

C’était aussi un excellent moyen de neplus penser à ce père qui les avait

abandonnés, sa mère et lui.Un père qu’il ne reverrait plus jamais.Non pas, bien sûr, qu’il ait envie de

revoir Roland. Certainement pas.Ils se rendirent à la bibliothèque de

l’université, celle où ils s’étaientrencontrés. Et, à l’heure du déjeuner, ilstentèrent l’expérience de retourner dansle petit snack-bar qu’ils fréquentaient àl’époque. Ils commandèrent des cheese-burgers, des frites et des milk-shakes àla vanille, et se convainquirent que cettenourriture grasse et hypercalorique étaitaussi délicieuse qu’autrefois.

Ensuite, ils regagnèrent leur hôtel pourprendre leurs maillots de bain et serendirent à la plage de Seal Beach, oùils passèrent l’après-midi, le corps

enduit de crème solaire, à paresser surle sable ou à sauter dans les vagues.Joseph montait la garde en silence àquelques pas de là.

Ce soir-là, ils rendirent visite auxBravo à Angel’s Crest, leur propriété deBel Air. Emma et Jonas avaient quatreenfants — deux garçons et deux filles.Ils élevaient également la sœur adoptivede Jonas, Amanda, aujourd’hui âgée deseize ans, musicienne prodige et jeunefille d’une beauté spectaculaire avecd’immenses yeux sombres et des bouclesd’ébène luisantes.

Emma était une jolie femme blondeoriginaire d’une petite ville du Texas, etJonas l’adorait. Leurs fils avaientrespectivement sept et trois ans, leurs

filles dix et cinq. A l’évidence, Emmaétait d’avis que les enfants avaient, euxaussi, le droit de se faire entendre. Ilss’installèrent à table pour le dîner, etl’élégante salle à manger résonna bientôtde rires et de joyeux bavardages.

Grady, leur petit garçon de trois ans,se montrait particulièrementcommunicatif. On l’avait installé à latable commune sur une chaise rehaussée.Marcus avait été placé à sa droite, etGrady lui décrivit en grand détail toutesa collection de dinosaures de plastique.

— Je les ai tous trouvés trèssympathiques, déclara Marcus plus tard,lorsqu’ils furent de nouveau en tête àtête dans leur suite à l’hôtel. Jonas et sonépouse, leurs enfants, Amanda. Ils sont

tous adorables.Ils s’étaient débarrassés de leurs

chaussures et se tenaient pieds nus sur laterrasse, admirant les lumièresscintillantes de la ville qui s’étendaientcomme une couverture d’étoilesjusqu’aux montagnes de Santa Monica.

— Donc contrairement à ce que tucraignais, tu as passé une excellentesoirée chez eux.

— Je redoutais que ce soit une soiréede conversation polie entre quatreadultes assis à une belle table éclairéepar des bougies. Je n’avais pas idée quenous dînerions avec tous ces enfants quiparleraient tous à la fois. Cela diffusaitun merveilleux sentiment d’énergie, tousces rires !

— Oui, c’est vrai.— Etait-ce ainsi, dans ta famille,

lorsque tu étais petite fille ?— Très souvent, oui. Il nous arrivait

quelquefois de nous disputer, bien sûr.Alors, c’étaient des cris à n’en plusfinir. Seul Max gardait toujours sonsang-froid. Peut-être parce qu’il étaitl’aîné. Il s’efforçait toujours de ramenerle calme. Damien était le plus dissipé denous tous. Un jour, il s’est emparé dupanier qui trônait sur la table, et il acommencé à bombarder Alexander avecles petits pains qu’il contenait. Alexs’est levé et lui a balancé un coup depoing sur le nez. En voyant le sang quicoulait, Genevra s’est mise à pleurercomme une fontaine…

— Tu es en train de détruire toutesmes illusions concernant la familleprincière, lança Marcus en riant. Jen’avais jamais imaginé les princes entrain de se battre comme deschiffonniers à la table du dîner.

— Ne t’ai-je pas déjà raconté toutcela, autrefois ?

— Non, répondit-il en lui enlaçant lataille.

— Nous ne parlions pas assez, àl’époque, murmura-t-elle en seblottissant contre lui, mais je mesouviens que je me sentais pourtant trèsproche de toi. En réalité, je ne me suisjamais sentie aussi proche d’un autrehomme depuis cette époque.

— Nous étions très jeunes.

— Et tu étais un homme très secret.— Rhia, nous ne sommes restés

ensemble que huit semaines. Et nousavons passé une grande partie du tempsdans le lit au sommier grinçant de laCasa de la Luna.

— Mais nous communiquionsparfaitement dès que nous avions quitténos vêtements, tu ne t’en souviens pas ?

— Oui, c’est vrai, convint-il, déposantun baiser dans sa chevelure parfumée.

— C’était une époque tellementromantique, murmura-t-elle, contemplantles montagnes lointaines d’un regardrêveur. Et je t’avais tout de même parléde ma famille, n’est-ce pas ?

— Un peu. Je crois me souvenir que tuavais évoqué les pièces de théâtre que tu

montais avec tes sœurs et Liliana.— Oui. C’étaient des spectacles

somptueux, ou en tout cas, nous en étionspersuadées. Belle les écrivait presquetous. C’étaient des pièces pleines deprincesses, de beaux chevaliers et dedragons crachant le feu. Nousconfectionnions nos propres costumes.Nos frères, nos parents et tous lesserviteurs disponibles étaientréquisitionnés pour servir de public. Ons’amusait follement.

Il se pencha pour déposer un baisersur la colonne pâle de son cou,effleurant son ventre de la paume. Etait-il plus rond qu’auparavant, ou n’était-cequ’une impression ?

— Je t’ai observé avec Grady, tout à

l’heure, dit-elle en posant sa main finesur la sienne. Tu étais merveilleux.

— J’essayais de comprendre ce qu’ilm’expliquait, mais j’avoue que je n’aipas très bien réussi.

— Moi, je trouve que tu as étéformidable.

Il se souvint qu’il était censé partagertoutes ses pensées avec elle, même si cen’était pas vraiment dans sa nature.

— Tu sais, dit-il, depuis que tu m’asannoncé que tu étais enceinte, je pensetrès souvent à mon futur rôle de père.

— Es-tu inquiet ? Crains-tu de ne pasêtre un bon papa ?

— Peut-être un peu, reconnut-il avecun haussement d’épaules fataliste.

— Parce que tu as été élevé sans

père ?— Oui, mais ne recommence surtout

pas à me plaindre.— Je ne te plains pas, répliqua-t-elle

avec un sourire. Je ressens simplementune grande sympathie pour le petitgarçon très, très sage que tu étais.

— Garde-la pour toi.— Tu seras un excellent papa. Parce

que c’est ce que tu désires de tout toncœur. Et tu t’appliqueras à le devenir.

— J’espère que tu as raison.— J’en suis certaine, déclara-t-elle

d’un ton assuré.Puis, elle se haussa sur la pointe des

pieds pour l’embrasser.— Embrasse-moi encore, murmura-t-il

lorsqu’elle fit mine de s’écarter de lui.

Et elle obéit. A ce stade, il brûlait decommuniquer avec elle de cette façonspéciale qui leur était si naturelle. Il lasouleva donc et l’emporta à l’intérieurde la suite, blottie contre lui.

* * *

Le lendemain étant un dimanche, ils sefirent monter le petit déjeuner par leservice d’étage.

— Je crois que j’aimerais voir lamaison de Roland aujourd’hui, dit-ilalors qu’elle lui versait une secondetasse de café.

— C’est une excellente idée, répondit-elle sans manifester de surprise visible.

Leur chauffeur les conduisit donc à

Beverly Hills. La propriété étaitentourée de hauts murs de pierredisparaissant sous le lierre, et protégéepar un portail électronique. Marcusdonna le numéro du digicode auchauffeur, qui le composa sur un cadranencastré dans la maçonnerie. Le portailcoulissa en silence. Au bout d’unelongue allée courbe pavée de granit etserpentant entre des pelousesparfaitement entretenues et des massifsde plantes subtropicales, ilsdécouvrirent la maison. C’était unebâtisse à un seul étage de style moderne.La porte d’entrée comportait un autrecadran digital. Muni des codes de laporte et de l’alarme, Joseph les précédaà l’intérieur.

Lorsqu’il déclara que tout étaitnormal, ils entrèrent à leur tour. Le halld’entrée au sol d’ardoise conduisait à unsalon doté d’immenses baies vitréesouvertes sur le jardin. Tout étaitimpeccable, de très bon goût et très bienentretenu.

Rhia prit son bras, et ils circulèrentensemble dans la grande pièce inondéede soleil, dans la salle à manger et dansla cuisine ultramoderne, avec ses plansde travail de granit et ses équipementsen acier inoxydable.

Le réfrigérateur était vide,parfaitement propre. Rhia ouvrit uneporte entre deux plans de travailétincelants de propreté. C’était un garde-manger dont les étagères étaient garnies

de rangées de boîtes de conserve, depaquets de pâtes et de céréales.

Il alla pour sa part ouvrir une secondeporte, qui s’avéra être celle de labuanderie. Une autre s’ouvrait sur ungarage pour trois voitures. Ayant alluméla lumière, il découvrit qu’il contenaitune Jaguar, une Mercedes et une LandRover, toutes trois flambant neuves.Mais il ne supportait pas leur vue. Aussis’empressa-t-il d’éteindre et de refermerla porte.

Rhia l’attendait dans la cuisine.— Marcus, tout va bien ? s’enquit-

elle, en le dévisageant d’un air inquiet.— Dépêchons-nous de voir le reste de

la maison, d’accord ?— Oui, bien sûr.

Ils sortirent de la cuisine pour suivreun long couloir s’ouvrant sur un bureau,trois chambres et deux salles de bains.Les chambres étaient peintes de couleursintenses, des rouges, des verts forêt, desbleus vibrants. L’ensemble était plutôtaccueillant. Et assez joli. Mais ildétestait tout en bloc.

— Tout cela est tellementimpersonnel, remarqua Rhia tristement.Pas la moindre photo d’un ami ou de safamille. Et toutes les œuvres d’art ont uncôté standard, comme s’il les avaitachetées en un seul lot chez undécorateur, déjà encadrées et prêtes àêtre accrochées.

Ils pénétrèrent dans la grande chambreau bout du couloir. C’était une pièce

d’un brun rouge intense, àl’ameublement simple et d’excellentequalité. D’après sa taille et sa salle debains particulière, Marcus supposa qu’ils’agissait de la chambre principale. Elleétait dotée d’un coin salon, et une portecoulissante donnait accès à un petitpatio. A l’intérieur du grand dressing,les vêtements de Roland étaientaccrochés dans un ordre parfait. Toutesles chaussures étaient propres et cirées,alignées avec une précision toutemilitaire.

— Tout est si net et si bien rangé,constata Rhia derrière lui. Lagouvernante a même fait le lit. On apeine à croire qu’un homme est mort ici,il y a seulement trois jours.

— Je ne serais pas surpris qu’il aitlaissé des instructions pour qu’il en soitainsi. A l’évidence, Roland était unhomme extrêmement organisé.

— Trop organisé.— Oui. On croirait presque que

personne n’a jamais vécu ici.— Personne n’y vit plus, en tout cas,

rappela-t-elle.— Tu penses que j’aurais dû me

réconcilier avec lui, n’est-ce pas ?répliqua-t-il d’une voix vibrante decolère.

Elle se serra contre lui, et il fit uneffort conscient pour ne pas s’écarterbrusquement.

— Je pense que tu es un hommed’honneur, et que tu as fait ce que tu as

pu, déclara-t-elle d’une voix douce enposant la tête sur son épaule. Il avaitpeut-être trop à se faire pardonner.

— Ce n’est pas une réponse, gronda-t-il.

— Je suis désolée, murmura-t-elle enlevant les yeux vers lui. C’est la seuleréponse que je puisse te donner, à cestade. Tout cela est très triste. Il amagnifiquement bien réussi enAmérique, mais je crois qu’il était trèsseul.

— A qui la faute ?— Marcus, faut-il vraiment que ce soit

la faute de quelqu’un ?Ce fut lui qui détourna le regard le

premier.— Il y a un coffre dans le bureau,

marmonna-t-il.Il ôta les mains de Rhia de ses épaules

et s’écarta d’elle pour se diriger vers laporte du couloir.

Les murs du bureau étaient lambrissésde merisier. Il actionna un mécanismediscret et l’un des panneaux coulissa,découvrant un coffre-fort. Posant ungenou à terre, il composa lacombinaison. La porte s’ouvrit.

A l’intérieur, il trouva une petiteliasse de billets de banque posée sur unegrande enveloppe jaune. Il comptal’argent. Deux mille dollars, en billetsde cent, qu’il supposa être à luidésormais, comme tout le reste danscette maison trop propre et tropsilencieuse. Mais pour une raison

mystérieuse, il ne put se résoudre à tenirlongtemps ces billets. Il reposa la liassedans un coin du coffre et pritl’enveloppe.

— Qu’est-ce que c’est ? s’enquit Rhiadepuis le seuil.

Il se releva, porta l’enveloppejusqu’au bureau et examina son contenuavec une déception visible.

— Ce n’est rien d’autre qu’une copiedu testament, marmonna-t-il.

— Que croyais-tu donc trouver ?murmura-t-elle en venant se placer justederrière son épaule.

— Je ne sais pas, répondit-il. Plus quecela, en tout cas. Des lettres. Desphotos. Quelques détails personnels.Quelque chose de… vrai.

— Je crois que nous devrionschercher dans le reste de la maison,suggéra-t-elle, posant doucement la mainsur son épaule. Nous allons ouvrir lestiroirs, regarder partout. Nous verronsbien ce que nous trouverons.

Il posa sa main sur la sienne. Sesdoigts étaient tièdes et doux sous lessiens, et il s’émerveilla de sentir que cecontact rendait supportable le grand videqu’il ressentait en lui. Pourquoi s’était-ilmontré si brusque avec elle ?

— Ne crois-tu pas qu’il y aurait uncertain manque de respect à fouillerdans les placards et les tiroirs deRoland, alors que cet homme était unparfait inconnu pour moi ?

Elle noua les bras autour de son cou et

se blottit contre lui. Il respira la subtilesenteur de jasmin, et le nœud qui luiserrait la gorge commença à sedesserrer.

— Ce que je crois, c’est que tu asbesoin de davantage que d’une maisonvide, d’une liasse de billets et d’uneautre copie du testament de ton père. Etje crois aussi que nous allons continuerà chercher jusqu’à ce que tu aies trouvéce que tu cherches.

* * *

Sous les chaussettes parfaitementrangées dans un tiroir de la commode deRoland, Marcus trouva deux photos. Surla première, une jolie jeune femme à

l’expression grave, en pantalon decouleur sombre, gilet noir, chemiseblanche et nœud papillon, se tenaitdebout près de la célèbre fontaine desTrois Sirènes, devant le Casinod’Ambre. Au dos du cliché, il lut unsimple nom : Isa.

La seconde photo représentait Rolandet la même jeune femme assis à unetable, à la terrasse d’un café. Rolandavait passé un bras autour de sesépaules, et une bouteille de vin entaméeétait posée devant eux, avec deux verresà moitié pleins. Roland souriait à lajeune femme, qui lui rendait son sourire.Elle arborait un visage joyeux, sincère,un brin coquin.

Il appela Rhia, qui se trouvait dans la

pièce voisine, et lui montra ce qu’ilavait trouvé.

— Des photos personnelles !s’exclama-t-elle, battant des mains. Jesuis si heureuse ! Je savais bien quenous finirions par trouver quelque chose.

Elle lut le nom de sa mère au dos de laphoto, puis elle la retourna pour étudierl’image elle-même.

— Elle a l’air tellement réservée !Cette photo ne dit pas grand-chosed’elle, en fait.

— L’autre est meilleure, je crois.Elle prit le second cliché et l’examina

longuement, avant de remarquer :— Celle-ci est bien plus intéressante.

On devine qu’elle se trouve exactementlà où elle désire être, assise à cette table

avec cet homme. Et il ressentvisiblement la même chose qu’elle.Comme si chacun d’eux se sentaitcomblé, n’est-ce pas ton avis ?

— Je n’irais peut-être pas aussi loin,marmonna-t-il. Disons qu’ils ont l’air depasser un agréable moment.

— D’après cette photo, je serais moi-même tentée de penser qu’ils ont étéheureux ensemble, au moins pendantquelque temps…

Quelle importance, au fond ? Ils nesauraient jamais vraiment ce qui s’étaitpassé. Rhia haussa les épaules.

— Oui, décida-t-elle en lui rendant laphoto pour reprendre sa fouillesystématique de la maison. Retenonssimplement qu’ils ont été heureux, même

si cela n’a pas duré.Quelques minutes à peine s’étaient

écoulées lorsqu’elle le rappela dans lebureau pour lui montrer un meuble declassement, dont le tiroir inférieurportait une étiquette au nom de« Marcus ».

Il contenait une série de rapports et ungrand nombre de photos rassemblées aucours des années par les détectivesprivés que Roland avait engagés pourrecueillir des informations au sujet dufils qu’il avait abandonné. Le premierrapport était vieux de quinze ans.

— Tout concorde ! s’exclama Rhiad’une voix vibrante d’excitation. Il estvenu en Amérique et a passé plusieursannées à développer son affaire. Mais il

ne t’a jamais oublié. Dès qu’il en a eules moyens, il s’est efforcé de découvrirce que tu étais devenu.

Il n’était pas impressionné.— En ce qui me concerne, répliqua-t-

il en secouant la tête, c’est trop peu ettrop tard. Le passé est mort. Je n’ai pasbesoin d’en savoir davantage.

Rhia le dévisagea un instant, et, mêmesi elle s’abstint de tout commentaire, sonregard était franchement désapprobateur,ce qui eut le don de l’agacer.

— Il nous a abandonnés, ma mère etmoi, rappela-t-il. C’est tout ce quicompte vraiment pour moi.

— Mais il a passé le restant de sa vieà payer le prix d’une unique mauvaisedécision.

— Il me semble qu’il ne s’en est pastrop mal sorti.

— Marcus, il était seul ! Il ne s’estjamais marié. Il n’a jamais eu unefamille à lui.

— Parce qu’il a abandonné celle qu’ilavait.

— Ma mère aime à répéter que lepardon est essentiel, qu’il nous libèremême davantage que la personne à quinous pardonnons.

— J’ai déjà entendu tout cela,répliqua-t-il. J’ai été élevé par desreligieuses, ne l’oublie pas.

— Je dis seulement que plus tu enapprendras au sujet d’Isa et de Roland,et plus tu comprendras qu’ils ont fait deleur mieux…

— Assez !La prenant par le coude, il l’éloigna

de l’armoire de classement. Il n’avaitpas besoin d’en savoir davantage sur samère et Roland, ou sur leurs amourstragiques. Ni de comprendre pourquoi samère était morte dans la plus grandesolitude, ou pourquoi il avait étéabandonné sur les marches glacéesd’une cathédrale. Tout cela appartenaitau passé. Isa et Roland n’étaient plus dece monde. Ils étaient au-delà de toutesouffrance, au-delà de l’expiation deleurs fautes, quelles qu’elles aient été.

Ce qui comptait, c’était l’instantprésent. Et cette femme au cœurgénéreux qui se tenait devant lui, ainsique l’enfant qu’elle portait dans son

ventre. Ce qui comptait, c’était cettechance qui s’offrait à eux.

En dépit de tous les obstacles, de sonpropre aveuglement, et, par-dessus tout,de son stupide orgueil.

— Marcus, as-tu entendu un seul motde ce que je viens de te dire ?

— J’ai entendu chacune de tesparoles, Rhia.

— Je pense seulement que tu tesentirais mieux si tu en savais davantageà leur sujet.

— Tu me l’as déjà dit, rappela-t-ild’une voix douce.

— Mais, j’essaie…— Chut ! fit-il en lui soulevant le

menton. Plus un mot.Et il l’embrassa.

Il la sentit tout d’abord se raidir dansses bras, puis elle exhala un soupir et,nouant les bras autour de son cou, ellefondit littéralement contre lui.

Il goûta le nectar de sa bouche, enivrépar sa douceur, et, à cet instant, il sutavec certitude que quoi qu’il arrive,même si elle continuait à refuser del’épouser durant tout le reste de leursvies, il ne la quitterait jamais. Il seraittoujours là pour elle. Et pour l’enfant. Ilne serait jamais de ces hommes quiabandonnent les êtres qui comptent leplus pour lui.

* * *

Peu après, ils quittèrent la maison de

Roland. Il emporta les deux photos dutiroir aux chaussettes, la liste des codeset le trousseau de clés. Mais ilabandonna tout le reste derrière lui.

Ce soir-là, sur la terrasse de leur suiteau Beverly Wilshire, il lui annonça qu’iln’avait pas l’intention d’aller visiter lechalet dans les Sierras.

— Je vais appeler Anthony Evans afinde m’assurer qu’il n’a plus besoin demoi pour régler les derniers détails de lasuccession. Ensuite, j’appellerai lefunérarium pour qu’ils m’envoient lescendres de Roland. Après quoi, je veuxrentrer au Montedoro.

— Je sais que je ne devrais pas m’enmêler, dit-elle d’un ton hésitant. Mais…

Ses cheveux étaient noués en un

élégant chignon qu’il brûlait de détacherpour glisser les doigts dans leur douceurde soie. Cédant à cet élan, il s’attaqua àl a première épingle, qui tinta sur labalustrade de fer avant de tomber à leurspieds.

— Nous trouverions peut-être d’autresphotos, dans le chalet, d’autresinformations concernant ta mère…

— Oublie le chalet. Cela n’a plusd’importance.

— Mais…Il inclina la tête, et la fit taire en

embrassant ses merveilleuses lèvresrouges.

— Chut ! murmura-t-il contre sabouche. Viens plus près.

Ses longs cheveux retombaient à

présent sur ses épaules, tièdes et soyeuxsous ses doigts. Il la serra tout contrelui, sentant renaître son désir. Il avaitenvie de la déshabiller, de serrer soncorps nu dans ses bras. Ici et maintenant.

— Marcus…Sa voix s’était faite un peu haletante.

Encouragé, il entreprit aussitôt dedéboutonner le chemisier rose àmanches courtes qu’elle portait. Elleplaqua les mains sur son torse pour lerepousser, mais sans vraie conviction.

— Nous devrions vraiment… parler…Il posa sa bouche sur la sienne pour la

faire taire. Il désirait goûter le nectar decette bouche merveilleuse, sentir ladouceur de sa peau sous ses doigts. Ildésirait poser ses lèvres sur les recoins

les plus secrets de son corps parfait.Et ensuite, se perdre dans sa moiteur

brûlante pendant un très long temps.Ayant toujours été habile de ses mains,

il lui fallut moins d’une minute pour ladébarrasser de son petit chemisier rose,de sa jupe courte et de ses sous-vêtements de dentelle.

— Marcus ! protesta-t-elle mollement.Je suis ici sur cette terrasse, nue commeau jour de ma naissance…

— Tu portes encore tes sandales,objecta-t-il, tentant de capturer denouveau sa bouche.

— Quelqu’un pourrait me voir.— Tu as raison, dit-il en la soulevant.

Nous allons nous retirer à l’intérieur.Et sans plus attendre, il l’emporta à

grands pas jusque dans la chambre et lareposa délicatement sur le lit.

Ils firent l’amour en prenant leurtemps, oublieux du reste du monde,uniquement conscients de la sensation deleurs corps étroitement unis. Et,lorsqu’elle bascula dans l’explosionfinale, l’entraînant dans son sillage, riend’autre n’existait pour lui, à part ladouceur merveilleuse de sa peauparfaite sous ses doigts.

* * *

Ils rentrèrent au Montedoro lemercredi suivant. Rhia s’était résignée àce que Marcus n’essaie pas de recueillird’autres informations au sujet du père

qu’il venait de perdre ou de sa mère,décédée dans des circonstancestragiques, au lendemain de sa naissance.

Elle le regrettait bien sûr un peu, maisMarcus avait déjà traversé bien desépreuves. Si ce qu’il savait lui suffisait,qui était-elle pour le pousser àpoursuivre ses investigations ?

En fin de compte, elle ne pouvait quel’encourager à faire la paix avec sonpassé. Puisqu’il était satisfait avec lasituation actuelle, elle devait l’accepter.Aimer, c’était aussi accepter l’autre.

Et elle aimait Marcus. Elle n’endoutait plus, désormais.

Peut-être l’avait-elle toujours aiméd’ailleurs. Ou, peut-être, avait-elleréappris à l’aimer depuis l’épisode du

Montana. Au fond, cela importait peu.L’essentiel, c’était qu’elle l’aimaitmaintenant.

Elle aimait sa bravoure et sonhonnêteté, son inébranlabledétermination à faire ce qui était juste entoutes circonstances. Elle aimait sonfervent désir de devenir père, samanière de rire, son intelligence, sonmerveilleux corps d’athlète.

Elle l’aimait. C’était aussi simple quecela. Et, à présent, elle comprenaitqu’elle l’aimerait très probablement tantqu’elle vivrait.

Elle avait enfin pris sa décision. Elledésirait bâtir une vie avec lui, devenirson épouse, son amante et la mère deleur enfant à naître. Elle était prête à lui

répondre « oui » la prochaine fois qu’illui demanderait de l’épouser.

Hélas, s’il continuait à vivre avec elleà la villa, à se montrer tendre,prévenant, passionné avec elle, s’il luimanifestait ce qui semblait être uneaffection sincère, il ne lui avait encorejamais dit qu’il l’aimait. Et un moisentier venait de s’écouler depuis leurretour de Los Angeles sans qu’il évoquede nouveau l’idée de leur mariageéventuel.

- 14 -

— C’est pourtant très simple ! déclaraAlice.

Rhia se prépara à entendre un sermon.Il était un peu plus de midi, le second

mercredi d’août, et elles déjeunaientensemble à la villa d’Alice, qui étaitplus petite que celle de Rhia et sise dansun cadre moins spectaculaire, mais quiavait l’avantage de se trouver tout prèsdu palais et de ses écuries, où Alice

passait le plus clair de son temps.Ce qui chagrinait Alice, c’était la

façon dont Rhia gérait son problèmeavec Marcus.

— Tu dois lui avouer que tu l’aimes,poursuivit-elle d’un ton sévère. Etensuite, lui déclarer que tu acceptes del’épouser. Que tu as enfin pris tadécision.

— Tu ne comprends pas la situation,objecta-t-elle, reposant le verre qu’elleportait à ses lèvres.

— Je la comprends très bien, aucontraire. C’est seulement toi quicompliques tout.

— Non, tu te trompes. Je ne suis passeule en cause.

Alice avala une bonne bouchée de ses

linguine aux coquilles St Jacques, avantde répliquer :

— C’est bien toi qui ne cesses derépéter que tu n’épouserais jamais unhomme seulement parce que tu attends unenfant de lui. Aujourd’hui, le problèmene se pose même plus. Tu désiresépouser Marcus parce que tu as comprisqu’il était l’homme de ta vie. Alors,fais-le. Dis-lui que tu l’aimes, et que tues impatiente d’unir ta vie à la sienne.

— Et s’il avait changé d’avis ?suggéra-t-elle, la gorge nouée.

Soudain, elle n’avait plus aucunappétit, même si ce déjeuner étaitdélicieux. Posant la main sur son ventre,elle constata qu’il s’arrondissaitsensiblement. La veille, au musée où

elles préparaient leur prochaineexposition, elle avait surpris le regardde Claudine fixé sur cette partie de sonanatomie. La directrice du musée avaitdeviné qu’elle était enceinte, mais aufond, cela n’avait aucune importance,car le monde entier serait bientôt aucourant.

Y compris les paparazzi. Elle devinaitdéjà ce qui allait suivre. Elleapparaîtrait de profil dans tous lestabloïds, l’arrondi de son ventre bien enévidence afin que le monde entier puissedisserter sur son état. Elle croyait déjàvoir les gros titres : « La princesse, legarde du corps et l’enfant de l’amour ».Ou, pire encore : « Bientôt un bébé,mais pas de bague au doigt pour la

princesse Rhiannon ».Elle en était malade.Bien entendu, elle avait toujours su

que cela se produirait. Elle avait mêmecru y être préparée, être assez forte poursurvivre à ce scandale la tête haute.Après tout, elle n’était qu’une princessemineure, et les tabloïds ne tarderaientpas à se désintéresser d’elle.

Mais, à présent, elle savait qu’elleaimait Marcus et qu’elle désiraitl’épouser. S’ils se mariaient, le scandalen’aurait même plus lieu d’être.

Pourtant ils ne pouvaient pas semarier.

Parce que Marcus ne le lui avait pasreproposé et qu’elle n’osait le faire elle-même.

Mais Alice n’avait pas terminé sonsermon.

— De quoi as-tu peur ? Marcus n’apas changé d’avis. Enfin, Rhia, combiende fois t’a-t-il demandé de l’épouser ?

— Euh, sept fois, peut-être neuf. Jen’en suis pas sûre.

— Raison de plus pour que ce soit toiqui le lui demandes.

— Que veux-tu dire ?— C’est ton tour, Rhia.— Mon tour ? Dans une proposition

de mariage, les choses ne se passent pasainsi.

— Dans ton cas, ce serait la meilleuresolution.

— D’accord, répondit--elle ensoupirant. J’admets que je devrais aller

moi-même le trouver et lui demander dem’épouser.

— Je me réjouis que tu admettes enfinl’évidence.

— Mais je ne peux pas !— Bien sûr que si ! rétorqua sa sœur.

Tu n’es pas une mauviette, que diable.Cesse de te conduire en victime.

— Tu ne comprends pas.— C’est vrai. Je ne te comprends pas

du tout.— Alice, et s’il…Sa voix se brisa. Un étau lui serrait la

gorge, et des larmes brûlantes montaientà ses paupières.

— Et s’il me repoussait ?— Il ne te repoussera pas, répondit

Alice d’un ton catégorique. Il est fou de

toi, c’est évident. Et, au demeurant, ilt’épouserait ne serait-ce que parce quetu portes son enfant.

— Combien de fois devrai-jet’expliquer que je ne veux pas d’un mariqui m’épouserait uniquement parce quej’attends un bébé de lui ? D’ailleurs, ilest différent, ces temps derniers. Plusdétendu, plus heureux.

— Tu vois ? répliqua Alice d’un tontriomphant. Tu apportes de l’eau à monmoulin. Il est différent. Aujourd’hui,c’est un homme heureux. Je sais qu’ildira « oui ». Propose-lui de t’épouser,tout simplement.

— Et s’il refuse ?— Dans ce cas, tu auras toujours la

satisfaction de l’avoir repoussé sept fois

plus souvent que lui.— Alice, s’écria-t-elle dans un

sanglot, je l’ai déjà supplié !Alice la dévisagea, perplexe.— Comment ? Mais je croyais que tu

ne lui avais même pas avoué que tul’aimais.

— C’est pourtant ce que j’ai fait,reconnut Rhia, renonçant à contenir leflot de ses larmes.

— Quand ?— Il y a six ans de cela, dans la cour

poussiéreuse de la vieille ferme, dans lemidi de la France. Je l’ai supplié dedonner une chance à notre relation. J’aipleuré devant lui comme une idiotepathétique. Je lui ai dit que je l’aimais.Il m’a répondu que tout était fini entre

nous et qu’il n’était pas intéressé. Puis,il m’a priée de m’en aller.

— Oh ! fit Alice en se rembrunissant.J’avais totalement oublié cet affreuxépisode.

— Moi, je m’en souviens encore. Et jene peux pas courir le risque de lerevivre.

A présent, de grosses larmes roulaientsur ses joues. Renonçant à son sermon,Alice se précipita et lui tendit unepoignée de mouchoirs en papier.

— Ma chérie, je suis désolée ! Jen’aurais pas dû te parler aussi durement.Ne pleure pas.

— Je ne peux pas m’en empêcher. Jeveux le lui dire, mais je ne peux pas !C’est impossible !

— Cela ne fait rien, murmura Alice enla serrant dans ses bras pour lui tapoterdoucement le dos. Pleure si cela peut tesoulager, ma chérie.

— Alice, tu as mille fois raison !gémit Rhia entre deux sanglots. Moncomportement dans cette histoire a ététellement lamentable…

— Mais non, murmura sa sœur d’unton rassurant.

— Si ! s’écria Rhia. J’ai été stupide.Je me suis laissé guider par mesémotions, par mes hormones.

Cette déclaration fut suivie d’unnouvel accès de larmes. Alice la serraittendrement dans ses bras et lui caressaitles cheveux en lui murmurant que toutallait s’arranger.

Lorsque ses larmes se tarirent enfin,Rhia s’essuya les yeux et se retira dansla salle de bains pour essayer de réparerleurs ravages avant de retourner aumusée.

Au moment où elle partait, Alice neput s’empêcher de lui donner un dernierconseil :

— Fais un effort. Dis-lui simplementque tu l’aimes.

Ce soir-là, lorsqu’elle rentra à lavilla, Marcus l’attendait déjà. Il tenait ungrand bouquet de lys d’un rougeflamboyant, et arborait une ecchymoseviolette sur la pommette gauche.

Les fleurs lui rendirent sa bonnehumeur. Un homme qui ne songerait plusà l’épouser ne lui offrirait certainement

pas des fleurs.C’était en tout cas ce qu’elle

s’efforçait de croire.Elle le remercia d’un baiser et confia

le bouquet à Yvonne afin qu’elle leplace dans un vase. Après quoi, elleentraîna Marcus dans la cuisine, sortit unsachet de petits pois surgelés ducongélateur et l’invita à le tenir bienserré contre son ecchymose.

Il lui expliqua qu’il s’était entraîné, cematin-là. D’abord avec Denis, puis avecRené.

— Tu veux dire que tu t’es battu,corrigea-t-elle d’un ton désapprobateur.

— Ce Denis a un sacré crochet dudroit, reconnut-il. Au fond, ce n’est pasun mauvais bougre. René non plus,

d’ailleurs.Il y avait presque de l’admiration dans

sa voix. Devait-elle comprendre qu’ilcommençait à apprécier ses anciensennemis ? Elle croyait assister à unmiracle.

— On dirait presque que tu leur aspardonné, remarqua-t-elle sans chercherà cacher sa satisfaction.

Il haussa les épaules— Les sœurs de St. Stephen vont

sûrement être très fières d’apprendreque j’ai si bien assimilé leursenseignements, mais j’ai une vraienouvelle à t’annoncer. J’ai passél’après-midi en réunion avec SonAltesse le prince Alexandre et avec sirHector Anteros. Je ne serai bientôt plus

chargé de la sécurité de la familleprincière. J’ai été promu, et, durant lesquelques années à venir, je recevrail’instruction nécessaire pour assumer lecommandement de la Garde.

— Mon frère Alex compte-t-il doncrenoncer à ses fonctions ?

— Il souhaite passer plus de temps enAlagonia avec Lili et leurs jumeaux, etse concentrer davantage sur ses devoirsdans ce pays. Après tout, n’est-il pas lepapa du futur roi ?

— C’est une merveilleuse nouvelle,Marcus. Je m’en réjouis pour toi.

— Oui, n’est-ce pas ? répondit-il,visiblement très fier, bien qu’il soitplanté au milieu de la cuisine, avec unsachet de petits pois surgelés appuyé

contre son beau visage viril. Je suisl’homme qu’il faut à ce poste, et j’ai bonespoir de l’obtenir.

Il esquissa un sourire un peumélancolique, avant d’ajouter :

— Mais, bien sûr, j’ai un avantage unpeu injuste sur la concurrence.

— Lequel ?— Toi, bien sûr, répondit-il en

enroulant une mèche de ses cheveuxautour de son doigt.

Elle s’efforça de deviner ce qu’ilpensait à cet instant, mais l’expressionde son visage ne lui apprit rien. Alors,elle lui posa la question :

— Es-tu gêné par l’idée que tarelation avec moi puisse influencer monfrère à te choisir comme son

successeur ?Il rit, alors. Un rire clair et franc, un

rire de bonne humeur.— Cela me gênerait peut-être, si je

n’étais pas convaincu d’avoir méritécette promotion. Je sais aussi que jemettrai tout mon cœur à réussir dans mesnouvelles fonctions.

— Donc, tu ne te sens pas du toutgêné ?

— Pas le moins du monde.Elle fit de son mieux pour dissimuler

son ébahissement. Qu’était-il arrivé auvéritable Marcus, toujours si sourcilleuxsur les questions d’honneur ? Elle avaitrêvé de le voir un peu plus détendu.Espéré qu’il comprendrait enfin sa vraievaleur et accepterait toutes les bonnes

choses que le destin lui envoyait.Comme le fait, par exemple, qu’uneprincesse soit tombée amoureuse de lui.

Apparemment c’était ce qu’il avaitappris à faire, tout du moins en ce quiconcernait sa carrière.

Quels autres changements avaient bienpu se produire chez lui ? Avait-il aussifini par se ranger à son ancien point devue au sujet du bébé ? Peut-être avait-ilfinalement accepté l’idée qu’ilsn’avaient pas besoin de se marier pourêtre de bons parents.

Il devait avoir senti son désarroi, caril écarta les petits pois surgelés de sapommette tuméfiée et reposa le sachetsur le plan de travail.

— Rhia, tout va bien ?

Je t’aime et je veux t’épouser. Je leveux si fort que j’en deviens folle. Et jesuis trop lâche pour te l’avouer.

Comme elle ne répondait pas, Marcuss’approcha pour poser sa grande mainsur le léger arrondi de son ventre.

— Vous allez bien, tous les deux ?Elle se mordit la lèvre, acquiesçant en

silence.Alors il la prit par la main et la

conduisit dans la chambre qu’ilspartageaient depuis deux mois déjà.

Il lui ôta tous ses vêtements, l’allongeasur le lit et entreprit de lui masserlonguement les pieds, puis le dos. Il luimurmura qu’elle était belle, même sielle savait qu’elle devait avoir l’airhagarde, les yeux probablement rouges

et gonflés d’avoir pleuré chez Alice. Ilposa ses mains vigoureuses sur sonventre, et il parla au bébé comme il lefaisait maintenant depuis près de deuxsemaines, d’une voix très douce, trèsrassurante.

Marcus était le plus merveilleux deshommes.

Si seulement il l’aimait, s’il désiraitl’épouser pour elle-même et non pour lebébé, si ce qu’ils vivaient actuellementpouvait ne pas se terminer de la mêmemanière qu’autrefois…

Lorsqu’il eut terminé de converseravec le bébé, il posa ses lèvres sur sonventre et traça un chemin de baisersjusqu’à sa poitrine, sa gorge et sonmenton, pour venir s’arrêter sur sa

bouche. Elle soupira, entrouvrant seslèvres pour répondre à son baiser. Quifut suivi de beaucoup d’autres, puis leslèvres de Marcus quittèrent sa bouchepour partir à l’exploration du reste deson corps. Il lui fit merveilleusementl’amour. Dans l’éblouissement final, ils’en fallut de peu pour qu’elle oublie sespeurs au point de lui crier son amourtandis qu’un orgasme cataclysmiqueexplosait en elle.

Mais elle ne dit rien. Elle retint le criqui montait en elle.

Lorsqu’elle se réveilla, à l’aube, ilétait déjà parti pour son entraînementmatinal à la caserne de la Garde.

Il l’appela au musée, un peu plus tarddans la matinée.

— T’ai-je dit que les cendres deRoland étaient arrivées ?

— A la bonne heure. Je sais qu’il estcompliqué de faire traverser lesfrontières à des cendres de crémation.

— L’urne est arrivée hier après-midi,juste avant que tu ne rentres à la maison.

A la maison. Le fait qu’il ait utilisé ceterme merveilleusement domestiquepour désigner sa villa lui sembla être unexcellent présage.

— Je me réjouis qu’il n’y ait pas eu deproblème.

— J’ai… j’ai loué un bateau à moteur,déclara-t-il d’une voix qui semblaitsoudain étrangement distante. J’ai penséqu’il valait mieux que je règle leproblème de la dispersion des cendres

dès cet après-midi.Il disperserait donc les cendres tout

seul. Elle était prête à l’accepter, en fait.Elle comprenait qu’il souhaites’acquitter de cette tâche sans aucunecompagnie. Mais, en même temps, unsentiment de désappointement pesait surses épaules comme une chape de plomb.Elle aurait tout donné pour qu’il aitbesoin d’elle dans un tel moment.

— Te serait-il possible de t’absenterde ton travail pour venir me retrouver à16 heures, au port de plaisance ? ajouta-t-il soudain.

Il désirait qu’elle l’accompagne ! Lachape de plomb qui pesait sur sesépaules disparut comme par magie.

— Oui, bien sûr, répondit-elle sans

hésiter. J’y serai.

* * *

Elle songea à rentrer à la villa pourpasser des vêtements mieux adaptés àune sortie en mer à bord d’une petiteembarcation. Mais, après tout, ce seraitla seule cérémonie d’adieu à laquelle lemystérieux Roland aurait droit en ce basmonde. Alors elle décida de garder sesvêtements de travail : un ensemble desoie sauvage composé d’un fourreau trèsprès du corps et d’une petite vestelégère. Elle emporterait un foulard pourse protéger contre le vent du large, encas de besoin.

Il l’attendait sur le quai,

incroyablement séduisant dansl’uniforme blanc qu’il portait le jour oùelle lui avait annoncé qu’elle attendaitun bébé. L’ecchymose sur sa pommetteavait presque disparu. Il l’aida à monterà bord du bateau, qui était bien plusgrand qu’elle ne l’avait imaginé et dotéd’une petite cabine et d’un cockpit debonne taille.

Elle prit place sur l’un des sièges. Labrise marine faisant voleter ses cheveuxsur son visage, elle noua le foulardautour de sa tête pendant que Marcuslarguait les amarres.

Il manœuvra le bateau hors de sonappontement, puis il se frayaprudemment un chemin dans le port enpleine activité sans qu’ils éprouvent le

besoin de parler. Bientôt, ilsdépassèrent les deux jetées quimarquaient l’entrée du port etatteignirent la haute mer.

Il vira de bord et mit le cap au sud enlongeant la côte pendant quelque temps.Elle voyait défiler les magnifiquescollines vert-gris de son pays, lestoitures rouges des villas entre lesfrondaisons des arbres. Le palaisprincier où elle avait passé son enfanceapparut bientôt dans la distance sur sonpromontoire rocheux. Elle sentait lacaresse du soleil sur ses épaules, maisle vent avait sensiblement fraîchi. L’airvif résonnait des cris des mouettes quiévoluaient dans le ciel bleu, très haut au-dessus de leurs têtes.

— Je crois que nous pouvons nouslaisser dériver sans danger maintenant,déclara-t-il enfin.

Il quitta la barre et descendit dans lacabine, pour réapparaître un instant plustard, une urne noire toute simple entreles mains.

Il ôta ses lunettes de soleil, se coiffade sa casquette d’uniforme pour marcherjusqu’au bastingage, côté terre, avec labrise soufflant dans son dos. Puis, il setourna dans sa direction. Ignorant cequ’il attendait d’elle, elle était restée surson siège dans le cockpit. Marcus plaçaalors l’urne sous son bras et lui tendit samain libre.

Elle se leva avec la curieuseimpression de flotter sur l’air. Il prit sa

main et la porta à ses lèvres.— Je sais que tu souhaites prononcer

quelques mots pour lui, murmura-t-il.— Oui, c’est vrai, convint-elle avec

un sourire un peu tremblant. Avec tapermission.

Ils se tournèrent ensemble vers la côte,et il ouvrit l’urne funéraire, dispersantlentement les cendres dans la brisetandis que Rhia récitait les mots de latradition : Quand je marche dans lavallée de l’ombre de la mort…

Lorsque tout fut terminé, il rapportal’urne dans la cabine et reprit sa place àla barre, ses lunettes de soleil denouveau bien en place. Elle retournas’asseoir sur le siège voisin du sienalors qu’il faisait redémarrer le moteur

du bateau, et ils mirent de nouveau lecap sur le port.

Elle avait impression de vivre unrêve. Un rêve paisible.

De retour au port, il manœuvra lebateau jusqu’à sa place et l’amarra à sonanneau, avant de prendre sa main pourl’aider à redescendre sur le quai.

— Marchons, veux-tu ? suggéra-t-il enprenant son bras.

Ils gagnèrent la promenade du front demer, et se promenèrent un instant, brasdessus bras dessous. Planté sur le quai,un homme les mitrailla avec un appareilphoto. Et elle eut l’impression qu’unautre homme, une caméra sur l’épaule,réapparaissait constamment à la limitede sa vision.

Mais cela lui était égal. Elle ne leurprêtait aucune attention. Et Marcus nesemblait pas s’en préoccuper davantage.

Des gens la saluaient. Elle leursouriait, les saluait en retour. Commepar hasard, ils arrivèrent devant lemême banc, à l’ombre d’un arbrecentenaire, où ils s’étaient assis, lepremier soir de l’installation de Marcusà la villa.

— Voilà un banc qui me paraîtfamilier, observa-t-il.

Ils s’assirent ensemble à l’ombre dufeuillage. Il ôta sa casquette et seslunettes de soleil, puis se tourna verselle.

— Il était très important pour moi quetu sois à mes côtés, aujourd’hui,

déclara-t-il d’une voix douce.— Pour moi aussi.Il lui caressa la joue, avant d’ajouter :— C’était un moment de paix.Rencontrant son regard, elle lui sourit

tandis qu’il dénouait son foulard et ôtaitune à une les épingles qui retenaient sescheveux.

— Es-tu conscient que nous sommesentourés d’une nuée de photographes àcet instant même ?

— Cela m’est égal. Tu es ici avecmoi, et c’est cela qui compte. Donne-moi ta main.

Elle obtempéra, et il déposa toutes lesépingles dans sa main, par-dessus lefoulard. Ayant empaqueté le tout, elle lefit disparaître dans son sac tandis que

Marcus la recoiffait avec ses doigts.— Voilà qui est mieux.Elle plongea son regard dans les

profondeurs vertes de ses yeux, sa vuese brouilla de larmes d’émotion.

— Marcus…Il leva une main pour essuyer d’un

geste tendre une larme solitaire sur sajoue.

— Ne pleure pas, Rhia, murmura-t-il.Je t’aime. Je t’ai toujours aimée.

Elle le dévisagea d’un air incrédule.Le miracle s’était produit. Il avaitprononcé les mots qu’elle avait tantbesoin d’entendre, d’une façon qui nelaissait aucun doute sur leur sincérité.Enfin ! Elle ferma les yeux, refoulant seslarmes.

— Marcus…— Tu as toujours été la seule, Rhia,

dit-il d’un ton de sincérité totale.Toujours. Tu dois me croire.

— Comment pourrais-je en douter ?Pour moi aussi, il n’y a jamais eu quetoi.

— Je sais que je t’ai fait souffrir.— Dans la cour de cette vieille ferme,

je t’ai supplié de nous donner unenouvelle chance. Et tu m’as repoussée.

— J’ai eu tort.— J’ai vraiment essayé de te haïr,

après cela.— Dis-moi que ce n’est plus le cas.— J’ai fait de mon mieux pour te

détester, mais je n’y ai pas réussi. Je nepourrai jamais te haïr, Marcus. Je

t’aime. Je t’aime plus que tout. Je necesserai jamais, jamais de t’aimer.

— Je t’ai attendue, murmura-t-il. Jeme suis efforcé de te prouver que jepeux être l’homme de ta vie, que nouspouvons être unis de toutes les manièresqui comptent, faire face ensemble à tousles problèmes de la vie, nous aimer,nous construire un avenir, élever notrebébé ensemble.

Elle sentit un nouveau flot de larmesmonter à ses paupières, et elle lesrefoula de toutes ses forces, avant derépondre d’une voix mal assurée :

— J’ai cru que tu avais peut-êtrechangé d’avis.

— Non, répondit-il sans hésiter.Jamais. Je me suis comporté comme un

idiot, mais tout cela, c’est du passé.— Marcus…— Epouse-moi, Rhia. Deviens ma

femme.Lorsqu’elle baissa les yeux, elle vit

qu’il glissait un diamant à son doigt etelle crut que son cœur allait éclater.

— Marcus, elle est magnifique !— Dis-moi « oui », Rhia. S’il te

plaît !— Oui, pour toujours, Marcus,

répondit-elle d’une voix qui ne tremblaitplus. C’est ce que je désire de tout moncœur.

Il la serra très fort dans ses bras, et là,sur la promenade du port où le mondeentier pouvait les voir, il l’embrassa àen perdre le souffle.

Epilogue

Les photos de la proposition demariage furent publiées trois jours plustard dans les tabloïds du monde entier.

Noah Cordell les vit aussi. Non pasparce qu’il était un grand fan de ce genrede publication, mais parce qu’ils’intéressait de très près à tout ce quiconcernait la famille Bravo-Calabretti.

Noah avait de grands projets. Ondisait de lui qu’il était déterminé et

audacieux. Peu de gens pouvaientprétendre réellement le connaître, maisson charme et son sourire juvénilel’avaient toujours aidé à faire avancerses affaires.

Il avait commencé sa vie sans un soudans un quartier pauvre de Los Angeles.A l’âge de dix-huit ans, il prenait descours du soir dans une école decommerce tout en travaillant le jourcomme homme à tout faire pour unspéculateur immobilier, grand amateurde chevaux, qui rachetait des maisonsaux enchères pour les revendre au prixfort après quelques travaux sommaires.A peine deux ans plus tard, Noahrachetait et revendait des maisons, luiaussi. Et il était un invité régulier au

ranch de son patron, où il apprit aussil’amour des chevaux. Noah s’élevaitdans l’échelle sociale. Et il s’élevaitvite.

Au terme de sa carrière de promoteurimmobilier, Noah construisait des toursde bureaux dans toutes les villesd’importance. Puis, avec son flairinfai l l ible pour les tendances desmarchés, il avait senti venir le krach ettout vendu juste à temps, augmentantencore sa fortune. Depuis, il menait unevie aisée, surveillant ses investissementset se contentant de voir sa fortunegrossir, lentement mais sûrement.

Il profitait pleinement des fruits de sontravail et de son ambition. Cinq ans plustôt, à l’occasion de son trentième

anniversaire, il s’était offert un cadeaude choix. Il avait acquis l’un des plusbeaux haras de chevaux de course deSanta Barbara, y établissant du mêmecoup sa résidence où il avait fait venirsa jeune sœur, ainsi que la gouvernantequi avait été autrefois sa mère d’accueil.Plus récemment, tout en s’adonnant à sesplaisirs favoris — les voitures rapideset les jolies femmes —, il s’était arrangépour se faire présenter au prince Damiende Montedoro. Noah et Damien s’étaientdécouvert de nombreux points communs,et ils s’étaient revus. Ce nouveau lienavec le prince était un pas dans la bonnedirection. Désormais, Noah comptait unami dans la famille Bravo-Calabretti.

Or les Bravo-Calabretti possédaient

deux choses qu’il désirait.En premier lieu, la famille élevait et

entraînait des chevaux Akhal-Téké, desbêtes fougueuses des déserts duTurkménistan dont l’origine se perdaitdans la nuit des temps. Noah avait unevéritable fascination pour les Akhal-Téké, et il était déterminé à se procurerun étalon de cette race dans les écuriesdu Montedoro.

Deuxièmement, Noah avait décidéqu’il était temps pour lui de penser à sadynastie. Et, pour cela, un homme avaitbesoin d’une femme à la hauteur. Uneprincesse conviendrait parfaitement àson projet. Mais pas n’importe laquelle.Pas question d’épouser une fragilecréature issue d’innombrables unions

consanguines. Noah désirait trouver uneépouse qui ait du courage et del’intelligence, et si possible le sens del’humour. Et, naturellement, une épouseféconde. On ne pouvait pas bâtir unedynastie sans héritiers !

C’était un projet ambitieux, mais ilsavait où trouver ce qu’il cherchait. LesBravo-Calabretti étaient une famillenombreuse, unie par d’évidents liensd’affection. La famille comptait cinqsœurs. Et l’une d’elles adorait justementles chevaux autant que lui, elle étaitd’ailleurs une experte dans l’élevage etle dressage des Akhal-Téké qu’ilconvoitait.

Il avait donc concentré son attentionsur cette cavalière émérite. Il s’était

renseigné sur elle, apprenant ainsi quenon seulement elle avait un véritablegénie pour les chevaux, mais qu’elleétait l’enfant turbulente de la famille.Elle adorait piloter des motos puissanteset danser jusqu’à l’aube dans des barsde quartier.

Il trouva de nombreuses photos d’ellesur internet, et les examina toutessoigneusement. Elle avait des cheveuxchâtains, des fossettes, des yeux quiparaissaient parfois gris et parfois bleus,et quelquefois d’une étrange etfascinante nuance, à mi-chemin desdeux. Lorsqu’elle souriait, on restaitébloui.

Oui, décidément, elle lui conviendraittrès bien. Son Altesse Sérénissime la

princesse Alice était l’épouse qu’il luifallait.

* * *

Découvrez l’histoire d’Alice et deNoah, en 2014, dans votre

collection Passions.

TITRE ORIGINAL : HER HIGHNESS AND THEBODYGUARD

Traduction française : EDOUARD DIAZ© 2013, Christine Rimmer. © 2014, Harlequin S.A.

Tous droits réservés, y compris le droit dereproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sousquelque forme que ce soit. Ce livre est publié avecl’autorisation de HARLEQUIN BOOKS S.A. Cetteœuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres,les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit lefruit de l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans lecadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblanceavec des personnes réelles, vivantes ou décédées, desentreprises, des événements ou des lieux, serait unepure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et lelogo en forme de losange, appartiennent à HarlequinEnterprises Limited ou à ses filiales, et sont utiliséspar d’autres sous licence.

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