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Septembre 2007 Université catholique de Louvain Faculté des Sciences Économiques, Sociales et Politiques Le bricolage du social en milieu urbain africain Pascal LAVIOLETTE Travail de jury Diplôme d’Études spécialisées en anthropologie (ANTR 3 DS) Professeurs et enseignants Mélanie CHAPLIER, Alain REYNIERS, Olivier SERVAIS, Pierre-Joseph LAURENT, Lucienne STRIVAY (Chaire Jacques Leclercq), Anne-Marie VUILLEMENOT

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Septembre 2007

Université catholique de Louvain

Faculté des Sc iences Économiques, Soc ia les et Politiques

Le bricolage du social

en milieu urbain africain

Pascal LAVIOLETTE

Travail de jury

Diplôme d’Études spécialisées en anthropologie (ANTR 3 DS)

Professeurs et enseignants Mélanie CHAPLIER, Alain REYNIERS, Olivier SERVAIS, Pierre-Joseph LAURENT,

Lucienne STRIVAY (Chaire Jacques Leclercq), Anne-Marie VUILLEMENOT

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Table des matières

I. INTRODUCTION ..........................................................................3

Piège méthodologique....................................................................................... 4

II. LE FAIT « VILLE » EN AFRIQUE .................................................5

III. LES FONDEMENTS (OU L’HISTOIRE DE LA DISCIPLINE) ..........9

L’école de Chicago ............................................................................................. 9

Anthropologie urbaine africaniste................................................................... 11

(Trop bref) Hommage à Georges Balandier .................................................... 13

Anthropologie urbaine contemporaine............................................................ 16

IV. LA MODERNITE AFRICAINE.....................................................19

Processus d’individualisation .......................................................................... 21

Modernité et société civile............................................................................... 23

V. LE BRICOLAGE DU SOCIAL........................................................25

Restauration populaire à Abidjan.................................................................... 25

Transports populaires au Bénin....................................................................... 27

Bronx, Barbès, Las Vegas, Paris, … ................................................................. 29

VI. CONCLUSION ..........................................................................34

BIBLIOGRAPHIE ............................................................................36

Annexe 1 - La gestion des déchets ménagers, casse-tête urbain à Parakou........ 39

Annexe 2 - La gare ferroviaire de Parakou, la détresse des machines, la prière des hommes................................................................................................................. 59

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I. Introduction

Brièvement, il convient de rappeler ou de préciser ici qu’initialement ce travail de

jury s’inscrivait dans une démarche collective sur l’anthropologie urbaine mais

qu’en raison du départ au Burkina Faso d’un des membres du groupe entraînant

beaucoup d’incertitudes quant à une participation réelle et de la difficulté des trois

autres membres à articuler leur partie propre au sein d’un corpus commun

cohérent, il a été décidé collectivement et en accord avec le directeur des

programmes de déposer le travail individuellement. Toutefois, les membres du

groupe ont décidé de se réunir préalablement à la défense orale du jury afin de se

présenter mutuellement la synthèse de leur écrit.

Ce travail de jury s’inscrit dans un cheminement personnel1 qui m’a, dans le cadre

du DES en anthropologie, conduit à Parakou en mars/avril dernier2. Quelques

heureux hasards et, sur les conseils du tuteur du présent travail, le Pr. Anne-Marie

Vuillemenot, une volonté de ne point m’égarer m’ont convaincu de centrer – dans

la mesure du possible – mon parcours académique et intellectuel sur l’Afrique

urbaine de l’Ouest. Aussi, ce texte fait suite, chronologiquement et

intellectuellement, à deux épisodes ethnologiques : d’abord, un travail commis

dans le cadre du Séminaire interdisciplinaire de politique du développement,

intitulé La gestion des déchets ménagers, casse-tête urbain à Parakou 3 et, ensuite,

ma monographie4, suite au terrain mené à Parakou. Les propos théoriques ci-après

développés s’ancrent donc dans un modeste apprentissage empirique.

1 Qui doit sans doute trouver son origine dans une visite au Musée de l’Afrique centrale, il y a une trentaine d’années, durant laquelle ma maman m’indiqua sur l’énorme tableau en marbre le nom d’un aïeul mort au Congo… 2 Avec, dans l’intervalle, quelques séjours associatifs (scoutisme) ou professionnels (journalisme) à Abidjan, Libreville, Porto-Novo, Bukavu. 3 À mon sens pas dénué de tout intérêt : outre la découverte « théorique » d’une ville secondaire ouest-africaine (et par conséquence la confrontation avec la rareté des sources), d’un contexte (la décentralisation) et d’une problématique (la gestion urbaine des déchets ménagers), ce travail relève la réelle nécessité de prendre en compte la dimension anthropologique d’une question épineuse dans de nombreuses villes. En résumé, d’une part, la manière d’appréhender l’espace privé et l’espace public communautaires ou traditionnels (l'espace public est perçu comme le lieu permissif dans lequel le rejet est permis, l'utilisation de la rue est considérée comme légitime) influence le citadin dans sa relation aux détritus ; d’autre part, on peut lire cette relation comme une opposition politique, informelle sans doute, mais bien réelle qui s’exprime directement contre les symboles concrets et proches du pouvoir municipal et de ses représentants, comme une résistance. (cf. annexe 1, p. 40). 4 La gare ferroviaire de Parakou, la détresse des machines, la prière des hommes.

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p. 4

En annexe5, le lecteur pourra également découvrir l'introduction et la troisième

partie de ma monographie, deux corpus qui auraient dû former le travail

initialement demandé dans le cadre des cours de méthode (ANTR 3101 et ANTR 3102)

avant d'être annulé le 14 août. Puisque ce travail a fait l'objet de quelque effort, il

m'a semblé opportun de le présenter6.

Piège méthodologique

Parler de l’Afrique, d’anthropologie (comme de ceci ou de cela) de l’Afrique ou

africaine veut-il dire quelque chose ? Qu’ont réellement en commun Ouagadougou,

Tripoli, Bohicon, Praia, Durban, Khartoum, Bukavu, Casablanca, le village égyptien

de Zawyet El Bakly ou Antananarivo… sinon parfois un adjectif ou un nom propre ?

« Parler de façon globale des villes d’Afrique sub-saharienne pose un redoutable

problème de méthode, tellement les différences sont grandes entre elles, même à

travers des indicateurs simples. »7 Aussi ce travail opère un choix en circonscrivant

le plus possible le terrain d’analyse et de réflexion à la partie ouest et sub-

saharienne du continent afin d’y retrouver davantage de cohérence et de

convergences. Sans doute faudrait-il même trancher davantage et dissocier en tant

qu’objet de recherche grande ville africaine et ville secondaire (ou ville de petite et

de moyenne taille), tout en gardant à l’esprit qu’en outre la ville africaine n’existe

pas… « Certes non. Des villes en Afrique, oui. »8

Le piège n’est pas mince : soit nous abordons « la ville africaine » sans trop nous

soucier des différences de tailles (géographique, démographique) et de contextes

(politique, économique, social, culturel, historique, etc.) ; soit nous n’abordons

qu’une et une seule ville dans sa globalité, à la manière de Mathieu Hilgers9, ou au

départ d’un prisme particulier (la délinquance, le foncier, les rapports sociaux,

etc.), ce qui demanderait un rigoureux travail ethnographique préalable10 et

empêcherait toute tentative de généralisation ou de synthèse. Dès lors, et malgré

toutes ces réserves, ce travail n’évitera pas de faire le grand écart entre des propos

5 Annexe 2, p. 60. 6 Les références bibliographiques propres aux annexes (signalées en bas de page de celles-ci) ne sont pas reprises dans la bibliographie du présent travail. 7 PIERMAY Jean-Luc, « L’apprentissage de la ville en Afrique sud-saharienne » in Le Mouvement Social, n°204, juillet-septembre 2003, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, p. 44. 8 GOERG Odile, « Construction de sociétés urbaines en Afrique » in Le Mouvement Social, n°204, juillet-septembre 2003, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, p. 2. 9 HILGERS Mathieu, Une ethnographie à l’échelle de la ville Urbanité, histoire et reconnaissance à Koudougou (Burkina Faso), Thèse de doctorat, UCL, 2007. 10 En d’autres termes, ou un terrain de longue durée ou un travail de recensement de la production scientifique sur un terrain donné.

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globalisants sur « la ville africaine » et des analyses locales ancrées dans

« certaines villes africaines » …

Être citadin dans l’Afrique d’aujourd’hui, écrit Mathieu Hilgers11, c’est vivre dans un

cadre en transformation. C’est ce cadre qui nous intéresse ici. Un questionnement

balisera notre propos et servira de fil conducteur : l’urbain est-il source

d’innovations sociales et si oui (mais qui en doute ?) ces innovations reposent-elles

sur une articulation et/ou une opposition entre tradition et modernité ? Enfin, tout

en contextualisant les principaux courants anthropologiques de l’urbain africain, il

nous semblait utile, éclairant, révérencieux de rendre hommage à un précurseur en

nous immergeant dans les Brazzavilles noires de Georges Balandier, histoire de

nous hisser sur les épaules d’un géant…

II. Le fait « ville » en Afrique

Dans La ville en Afrique est une création coloniale, Xavier Durang12, sans nier le

rôle du « colonisateur qui a décidé de fonder, souvent ex nihilo, des villes pour en

faire des centres administratifs, des points d’appui militaires, des comptoirs côtiers

ou des lieux d’exploitation minière, afin de servir ses intérêts, et ceci, sans tenir

compte des logiques des sociétés », rappelle que l’Afrique est riche d’une longue

histoire urbaine précoloniale. Outre Axoum (Éthiopie, dès le IIe siècle), sans doute

le plus ancien établissement urbain, l’auteur évoque les cités d’Afrique orientale

littorale (dont Mogadiscio et Zanzibar) et les villes du Sahel et du Nigeria : « Gao,

sur le Niger, capitale de l’empire des Songhaï, abritait plus de 70.000 personnes à

la même époque [XVIe siècle]. (…) Ceinturées de murailles et abritant des palais et

des mosquées, ces agglomération sont aussi des foyers intellectuels rayonnants, à

l’instar de Tombouctou ou de Djenné, où les écoles et les universités coraniques

sont réputées. »13

Cette précision, ou cette évidence, qui n’enlève pas tout ethnocentrisme

anthropologique mais qui fait partiellement mentir Jean Dresch (« La ville, création

de Blancs se peuple de Noirs »), s’imposait néanmoins. Toutefois, le démenti n’est

que partiel puisque « dans ses grands traits, la structuration urbaine actuelle du 11 HILGERS Mathieu, op. cit., p. 5. 12 L’Afrique des idées reçues, pp. 185-190 (COURADE Georges [dir.], Éditions Belin, Paris, 2006). 13 Ibidem, p. 187.

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continent est l’héritière de la prise de possession territoriale de la deuxième moitié

du XIXe siècle. (…) Pour l’essentiel, les villes jalonnent et ponctuent les voies de

pénétrations des conquérants européens et de leur commerce. »14

Si la période coloniale fut celle de l’apprentissage de la ville par les sociétés

africaines (malgré une ségrégation douce ou musclée, créant des zones tampons

ou des townships), il faut attendre la phase post-coloniale pour connaître la

massification des villes, mais aussi l’appropriation de la ville par ces sociétés ;

« Après que le modèle urbain colonial ait traité les indigènes comme étrangers à la

cité, la ville africaine est perçue désormais en termes de syncrétisme et de

créativité. »15

Urbain en mutation

« Il y a seulement vingt ans, on pouvait encore penser que ces cités étaient un phénomène aberrant, une sorte de corps étranger qui s’intègrerait mal dans le tissu de civilisations rebelles aux grandes concentrations humaines. Mais voilà que tout a changé ! Les villageois se lancent à leur conquête avec une obstination calculée qui, par étapes, les achemine vers les plus peuplées d’entre elles. »16

L’Afrique sud-saharienne connaît depuis 1960 le taux de croissance de la

population urbaine le plus élevé du monde : plus de 5% même si on constate

aujourd’hui un léger fléchissement17. Aucun texte sur l’urbain africain ne fait

l’économie de ce rappel. Sur ce continent, la population urbaine aura doublé entre

2000 et 2007. En 2008, le monde parviendra à un point d’inflexion d’une

importance majeure, quelle que soit sa visibilité immédiate : pour la première fois

de son histoire, plus de la moitié de la population du globe, soit 3,3 milliards

d’habitants, vivra en milieu urbain. (…) D’ici 2030, les villes du monde en

développement, grandes et petites, abriteront 81% de la population urbaine de la

planète.18 Non sans danger : « La ville africaine, jadis prospère sur le plan du

commerce et de l’artisanat, n’est plus en mesure de faire face à l’accroissement

démographique dont elle est l’objet, encore moins d’intégrer les flux de l’exode 14 PIERMAY Jean-Luc, « L’apprentissage de la ville en Afrique sud-saharienne » in Le Mouvement Social, n°204, juillet-septembre 2003, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, p. 38. 15 BERTAND Monique, « Villes africaines, modernités en questions » in Revue Tiers Monde, t. XXXXIX, n°156, octobre-décembre 1998, p. 900. 16 BALANDIER Georges, Afrique ambiguë, Plon, Paris, 1957, p. 185. 17 PIERMAY Jean-Luc, « L’apprentissage de la ville en Afrique sud-saharienne » in Le Mouvement Social, n°204, juillet-septembre 2003, Éditions de l’Atelier/Éditions Ouvrières, p. 35. 18 UNFPA, État de la population mondiale 2007, consulté en ligne le 11 août 2007 sur http://www.unfpa.org/swp/2007.

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rural et d’entretenir en sa périphérie ou en son centre des potentialités croissantes

de tensions et d’émeutes. »19 Autrement dit, « le continent africain connaît le

privilège peu enviable de combiner les moyens gestionnaires les plus faibles et les

rythmes de transformation (au moins démographique, ce qui n’est pas rien) les

plus forts au monde. »20

Espace de brassage cosmopolite où les valeurs et les références culturelles

diffèrent, où savoirs universels et savoirs locaux se disputent. Espace de production

et de reproduction de la force de travail, de production et d’échange des biens et

services. Espace de concentration des pouvoirs économique, politique,

administratif, juridique et idéologique. Espace immergé dans le système-monde21,

confronté à la mondialisation, à la globalisation, à la surmodernité et donc à

l’homogénéisation. Voilà quelque peu brossé l’idéal-type (si la chose a du sens) de

la ville africaine contemporaine…

Côté face, enthousiaste et excitant, la ville africaine se présente comme un

observatoire de phénomènes nouveaux, notamment en raison « des problèmes

qu’elle suscite et de l’inventivité des réponses qui lui sont apportées dans un

contexte de difficultés au quotidien. »22

Côté pile, désenchanté, on découvre une ville africaine en crise23 : sous-emploi

formel, pauvreté, marginalité et délinquance, absence d’État et désorganisation,

obsolescence des infrastructures, sous-équipements urbains, corruption, etc.,

notamment en raison des coûts sociaux des politiques d’ajustement structurel des

années 80 (austérité budgétaire, privatisations) et de la dévaluation du franc CFA.

Enfin, la ville africaine n’en a pas fini avec l’imposition de nouveaux cadres

organisationnels puisqu’elle se voit contrainte à la décentralisation, c'est-à-dire à 19 NOUGERDE Yves, « Coopération urbaine internationale en Afrique » in Les métropoles du Sud au risque de la culture planétaire, DELER Jean-Paul, LE BRIS Émile, SCHNEIER Graciela (éds), Karthala, Paris, 1998, p. 358. 20 PIERMAY Jean-Luc, « L’apprentissage de la ville en Afrique sud-saharienne », op. cit., p. 44. 21 Ou économie-monde, cf. Fernand Braudel cité par Émile Le Bris, « "un morceau de la planète capable pour l’essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique." Le système-monde contemporain s'étend, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, aux limites de la planète » (LE BRIS Émile, « Les villes à la merci d’un rapport paradoxal entre local et le mondial. Réflexions à partir du cas de l’Afrique au sud du Sahara » in OSMONT Annick et GOLBLUM Charles, Villes et citadins dans la mondialisation, Karthala, Paris, 2003, p. 109. 22 GOERG Odile, op. cit., p. 4. 23 Avec Monique Bertrand (op. cit.), on peut s’interroger : « Est-ce la ville qui est en crise ? Ou bien la ville n’est-elle qu’une manifestation d’une crise plus générale ? » (p. 886) ; « L’exclusion ou la marge restent-elles pertinentes quand elles grossissent non plus une minorité mais "le plus grand nombre" ? » (p. 891).

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une « doctrine du moins d’État [qui devrait instaurer] une relation directe entre les

administrations locales et les bailleurs de fonds internationaux24 » ; des acteurs

inédits gèrent, non sans difficulté mais avec une légitimité accrue, les collectivités

urbaines et les débats locaux. La décentralisation repose sur le postulat de l'effet

démocratisant, c'est-à-dire que les élites locales, jusqu'alors écartées du pouvoir,

une fois légitimement élues mobiliseront les ressources locales et contribueront au

développement économique de la ville par une saine gouvernance, mais, comme

l'écrit Thomas Bierschenk, « le petit nombre d'études empiriques disponibles ne

partagent pas exactement l'optimisme des bailleurs quant au déclenchement d'un

cycle vertueux entre démocratie, gouvernance et développement à l'échelon

local.25 »

Dans ce contexte singulier, la ville, et particulièrement la ville secondaire, moyenne

ou petite, devient le théâtre de partitions et d’acteurs nouveaux liés au

déplacement ou à la démultiplication de certains enjeux nationaux. Comme l’écrit

Pierre-Joseph Laurent26 à propos de la gestion de l’espace public urbain dans une

ville émergente au Sahel, « un personnage, que je qualifierai de big man [self-

made man ou leader qui s’impose à un groupe par son charisme et non par

héritage], acquiert aujourd’hui du pouvoir s’il accapare des ressources au départ

d’une rente impliquant des échanges entre les espaces public, privé et collectif ».

Pour être bref et donc caricatural, le big man, profitant de l'absence d'un cadre

étatique sûr, impose une « gestion sorcière des rapports aux autres27 ». Il assoie

son pouvoir sur la puissance de son pôle d’accumulation, sur sa capacité à

redistribuer une rente aux membres des différents réseaux de courtisans qui

gravitent autour de lui (politique, « magico-religieux », familial) ; posture qui

déclenche jalousie et rancœur au sein de son entourage et « conduit le big man à

vivre dans la hantise d’une éventuelle "attaque en sorcellerie"28 ».

En tout état de cause, la ville africaine vit une incroyable mutation entamée il y a

un siècle à peine ; aujourd’hui, réappropriée par les populations, elle se construit

en superposant des matériaux composites, hybrides : modernité et héritages

coutumiers ; technologies occidentales et bricolages locaux ; religions

24 LE BRIS Émile, op. cit., p. 112. 25 BIERSCHENK Thomas, L'appropriation locale de la démocratie : analyse des élections municipales à Parakou, République du Bénin, 2002/03, Working papers, n°39b, Institut d'anthropologie et d'études africaines, Université Johannes Gutenberg de Mayence, 2005, p. 2. 26 « Le big man local où la "gestion coup d'État" de l'espace public » in Politique africaine, n°80, décembre 200, pp. 101-123. 27 Ibidem, p. 121. 28 Ibidem, p. 110.

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monothéistes, mouvements millénaristes et sorcellerie, formel et informel, etc.

Bref, elle s’invente au quotidien.

III. Les fondements (ou l’histoire de la discipline)

L’école de Chicago

Sans nier que la ville et le citadin aient fait leur apparition en tant qu’objets

sociologiques dans les œuvres d’auteurs allemands tels que Georg Simmel et Max

Weber, la discipline – nouvelle mais pas encore institutionnalisée, l’anthropologie

urbaine – naît à Chicago dans les années vingt et trente. C’est là « qu’éclôt et se

développe un véritable ensemble disciplinaire concentrant ses recherches sur la

ville comme espace comprenant une multiplicité de milieux urbains. Caractéristique

exceptionnelle de cette fameuse école de Chicago : la ville où elle évolue est à la

fois son port d’attache institutionnelle grâce à son université et son lieu de

recherche. (…) Sa filiation avec la sociologie allemande est clairement repérable,

mais elle émerge d’une tradition portée par le travail social et le journalisme dont

elle cherche à s’affranchir tout en conservant une certaine façon d’aller au-devant

des faits. »29

Méthodologiquement, l’école de Chicago30 s’inspire de l’anthropologie des sociétés indiennes d’Amérique du Nord et de l’observation dite participante chère à Franz Boas, tout en privilégiant également des données écrites propres aux populations considérées (lettres personnelles, récits de vie, etc.) ainsi que des enquêtes ou des entretiens informels. Réalisant des ethnographies urbaines de grande qualité, elle se situe méthodologiquement à la croisée de l’anthropologie et de la sociologie.

Robert E. Park (The Growth of City, 1925), l’une des figures emblématiques de ce

courant, rejoint l’université de Chicago sur le tard après avoir travaillé de

nombreuses années comme journaliste et porté son regard sur la ville et les

réformes sociales qui devaient s’y imposer : « Il savait que la ville était, dans

l’histoire mondiale, une force productive de nouvelles formes et de nouvelles

émancipations de la nature humaine. Mais les dix années passées au rythme de

l’actualité lui avaient appris également à observer ce qui se passe dans les rues et

29 RAULIN Anne, Anthropologie urbaine, Armand Colin, Paris, 2001, p. 46. 30 Ses principaux travaux vont attendre longtemps avant d’être traduits en français, expliquant une certaine méconnaissance de ce courant jusque dans les années 70.

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derrière les façades. »31/32 Ses recherches portent sur l’effondrement de

l’organisation sociale traditionnelle fondée sur les rapports de parenté ou sur les

liens de voisinage dû à la division du travail, facteur intrinsèquement urbain, qui

produit un type d’homme nouveau, rationnel et spécialisé.

L’école de Chicago et Park développent une analogie avec l’écologie végétale pour

analyser les processus urbains de domination, de symbiose et de succession où la

compétition pour l’espace est la forme fondamentale de coexistence. Ernest

Burgess en précisera les concepts et définira une sociologie de l’espace : il crée un

diagramme représentant une ville-type, américaine et cosmopolite, se développant

suivant une série de cercles concentriques33. Au centre, se trouve la zone 1, celle

des affaires, à forte valeur foncière. La zone 2 est une zone de transition où

s’agrègent les différents ghettos (ghetto juif, quartier noir, quartier grec, ville

chinoise, …) ; l’espace urbain y est dégradé mais c’est aussi un « espace privilégié

de brassage, de diversité, de contestation, de créativité sociale et culturelle. »34 La

zone 3 accueille les immigrants qui, ayant transité par la zone 2, ont acquis des

moyens leur permettant une ascension sociale. Enfin, la zone 4 est « celle des

immeubles résidentiels et des pavillons, "terre promise" de l’immigrant où il

achèvera son parcours d’intégration dans la société américaine. »35 Toutefois, ce

cadre théorique, ce schéma de développement ne s’applique pas avec la même

pertinence à toutes les villes.

Dans le sillage de Park opèrent d’autres chercheurs, chacun apportant sa

contribution à une mosaïque et créant in fine une véritable ethnographie

coopérative où les travaux des uns enrichissent ceux des autres. Citons entre

autres :

1. Nels Anderson (The Hobo, 1923) et son enquête sur les travailleurs

itinérants américains parcourant les États-Unis pour se faire embaucher

comme manœuvre temporaire dans différents secteurs, passant leurs

quartiers d’hiver à Chicago ;

2. Frédéric Thrasher (The Gang, 1927) et son étude pionnière sur la

délinquance, recensant 1.313 gangs à Chicago, c'est-à-dire « un survol 31 HANNERZ Ulf, Explorer la ville, Éditions de minuit, Paris, 1983 (1ère édition Columbia University Press, 1980), p. 42. 32 Détail piquant mais qui précise néanmoins son profil engagé : Park fut l’attaché de presse de l’Association pour la réforme du Congo, association qui cherchait à attirer l’attention sur les méfaits de Léopold II… (Cf. HANNERZ Ulf, op. cit., p. 41) 33 Le schéma des « aires concentriques », cf. RAULIN Anne, op. cit., pp. 57-58. 34 Ibidem, p. 58. 35 Idem.

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global et total de la délinquance, parfois obscur au point d’être irritant et

parfois à l’inverses, tout à fait lumineux»36 ;

3. Louis Wirth (The Ghetto, 1928) et sa recherche sur le quartier juif chicagoan

largement précédée d’une étude historique des ghettos européens,

institutionnalisation de la ségrégation ethnique ;

4. Paul Cressey (The Taxi-Dance Hall, 1932) et sa monographie des taxi-

dancing, établissements où des clients « louent » une partenaire féminine

pour danser.

Critiquée pour son manque d’intérêt pour tout développement théorique et pour

son approche trop journalistique, l’école de Chicago a néanmoins ouvert la voie aux

chercheurs (anthropologues et sociologues) de l’urbain, produisant des

monographies de grandes qualités.

Anthropologie urbaine africaniste

Ce sont les travaux de l’école de Manchester dans les années 40 qui vont donner

leurs lettres de noblesses à l’ethnologie urbaine africaniste et exercer une influence

considérable sur les sciences sociales : « en mettant l’accent sur le phénomène

urbain et la dynamique qu’il engendre, leurs auteurs bouleversent les thématiques

des recherches de l’anthropologie, les recentrent sur le changement social et les

transformations culturelles. Avant cela, l’ethnologie africaniste se consacrait

uniquement aux villages, nourrie par la volonté de saisir à travers des totalisations

monographiques les entités collectives qui gouvernaient les conduites. »37 Exit

donc le primitif.

Précédant l’école de Manchester, les chercheurs du Rhodes-Livingston Institute

(fondé en 1937 à l’initiative du gouverneur de Rhodésie du Nord) s’intéressent aux

villes minières d’Afrique australe et centrale (les villes du Copperbelt), des

« enclaves plus que des noyaux industriels (…) [qui] vivent sous l’emprise des

Européens, des colons citadins aux côtés desquels cohabitent des résidents

africains de grande diversité ethnique. »38 Ce qui intéresse le premier directeur de

l’institut, Godfrey Wilson (An Essay on the Economics of Detribalization in Northern

Rhodesia, part. 1, 1941 et part. 2, 1942), c’est le changement social induit par le

passage d’une société rurale à agriculture rudimentaire à une société urbaine à 36 HANNERZ Ulf, op. cit., p. 57. 37 HILGERS Mathieu, op.cit, pp. 34-35. 38 RAULIN Anne, op. cit., p. 49.

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économie industrielle ; où comment un mode de vie presque entièrement limité à

la parenté avait été transformé par intégration à la communauté mondiale.

Les textes du Rhode-Linvingstone Institute abordent la ville comme moteur

essentiel du changement social, c’est elle qui fournit et développe de nouvelles

institutions, c’est elle qui « supporte les transformations du mode de gestion

politique, des lois, du religieux, de l’éducation, des loisirs, des rapports entre aînés

et cadets sociaux, elle est un lieu de transformations technologiques, d’émergence

de groupements et d’institutions (…). »39

Nombre de travaux de cette équipe, à l’origine de la création du département

d’anthropologie de l’université de Manchester, portent sur la relation dynamique de

détribalisation/retribalisation, c'est-à-dire sur une attitude apparemment

paradoxale de rejet des structures tribales en certains cas (l’organisation syndicale

plutôt que le chef coutumier) ou de recours à des valeurs traditionnelles en

d’autres cas (les pratiques relatives à la justice), « paradoxe » qui serait un

principe fondamental de la dynamique sociale d’une ville. « Ainsi, écrit Gluckman,

second directeur de l’institut et cheville ouvrière de l’école de Manchester, "un

citadin africain est un citadin, un mineur africain est un mineur", soulignant par

cette formule l'universalité des processus d'urbanisation et de prolétarisation et la

destruction concomitante des relations de parenté et ethniques structurant les

anciennes communautés. »40 La ville produit, suscite la composition de nouvelles

formes de collectivités ; il y a des similitudes repérables des les processus

d’industrialisation et les migrations du travail entre l’Europe du XIXe siècle d’une

part et l’Afrique centrale ou australe du XXe siècle d’autre part.

Retenons outre Gluckman :

1. Clyde Mitchell (The Kalela Dance, 1956) qui à travers l’étude de cas de la

danse populaire du Kaléla donne un aperçu de la structure sociale urbaine

démontrant que « la culture tribale et la structure sociale traditionnelles

cédaient donc le pas aux valeurs et aux exigences organisationnelles de la

ville minière. Mais la notion de tribu, ou peut-être plus exactement de

tribus, était très présente dans la danse du Kaléla. L’expérience urbaine des

migrants dans les villes du Copperbelt supposait donc une cohabitation avec

des étrangers aux origines ethniques multiples, et les obligeait à trouver les

39 HILGERS Mathieu, op. cit., p. 36. 40 RAULIN Anne, op. cit., p. 49.

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moyens de traiter avec eux41 » ; le tribalisme a alors pour fonction pour le

citadin de pouvoir classer les individus ;

2. A. L. Epstein (Politics in an Urban African Community, 1958) qui, étudiant

les rapports sociaux entre les dirigeants miniers, les aînés « traditionnels »

et les mineurs, explique « comment l’autorité de source traditionnelle

pouvait être efficace par exemple dans le règlement des querelles

domestiques, mais être paralysée dans les conflits du travail. Certaines

situations étaient évidemment moins influencées que d’autres par la

structure globale de la société urbaine et il pouvait se faire quelques fois

qu’un habitant des villes choisisse alors une ligne d’action plus

traditionnelle42 ». Il y a simultanément maintien, transformation et rejet du

système coutumier : « cette "dysharmonie" constitue, selon l’auteur, un

principe fondamental de la dynamique sociale de la ville43. »

(Trop bref) Hommage à Georges Balandier

Exode rural, articulation village-ville, processus d’individualisation, affaiblissement

de l’impact des normes traditionnelles, transformation des rapports sociaux,

mutation et altération de l’organisation familiale, bouleversements hiérarchiques,

évolution du prolétariat noir, médiocrité des conditions de vie, multiplicités des

cultures et des coutumes parfois divergentes, recherche « d’un degré plus élevé de

civilisation44 », émancipation féminine, … les champs d’investigation ouverts par

Georges Balandier, dans le cadre de recherches sur les rapports sociaux, sont

immenses.

S’intéressant de très près – observation directe, enquêtes, entretiens, analyse de

recensements, de rapports d’administrations, de registres de tribunaux, etc. – à la

ville45 certes mais surtout au travailleur, nouvel urbanisé, l’africaniste français

réalise une entreprise précise, rigoureuse, riche d’enseignements.

Dans Les mystères des Brazzavilles noires, Jean Copans46 souligne le caractère

novateur de la recherche, c'est-à-dire la description d’une ville africaine et la

41 HANNERZ Ulf, op. cit., p. 174. 42 HANNERZ Ulf, op. cit., p. 185. 43 HILGERS Mathieu, op. cit., p. 36. 44 BALANDIER Georges, Sociologie des Brazzavilles noires, A. Collin, Paris, 1955, p. 261. 45 Plus précisément aux quartiers de Poto-Poto et de Bacongo, formant chacun une agglomération de taille importante aux deux extrémités de la ville, le long du fleuve Congo. 46 In Afrique plurielle, Afrique culturelle. Hommage à Georges Balandier, Karthala, Paris, 1986.

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compréhension d’un milieu radicalement nouveau, des peuples sans tradition

urbaine, tout en regrettant qu’il s’agisse d’une œuvre sans postérité : « La ville

africaine disparut aussi brutalement qu’elle était apparue. Il faudra attendre une

bonne vingtaine d’années pour que la sociologie urbaine soit l’objet d’un renouveau

d’intérêt. »47

« Les citadins noirs campent dans l’attente d’accéder à des richesses que les puissances industrielles ne diffusent qu’avec parcimonie, et beaucoup d’entre eux se contentent d’attraper au hasard des mies et des déchets. »48

Plaidoyer en faveur de la ville africaine, on ne peut pas lire, à mon sens, les

Brazzavilles noires sans y déceler une dénonciation du système colonialiste qui

crée une ville pour Européens et pour les Noirs, séparément, des campements, des

bourgades villageoises, « plus [par] souci de s’éviter que [par] volonté ferme de

ségrégation49 ». Où le Blanc « détient une position dominante de manière non

équivoque : il organise, il contrôle le marché du travail comme celui des produits

manufacturés50 » tandis que le Noir est, en raison du niveau de vie, toujours en

recherche d’argent, « argent jamais obtenu en quantité suffisante (…) au centre de

toutes les activités ; et l’esprit mercantile règle avec une autorité dévorante la vie

de ces cités africaines51, dans une « économie coloniale [qui] n’a pas été capable

d’absorber les individus qu’elle libérait en détruisant les économies

traditionnelles. »52

Un demi-siècle avant nous, avec plus de brio, Georges Balandier propose de voir

dans la ville africaine un terrain d’innovations, de valeurs et d’idées de

remplacement pas nécessairement éloignées de toute forme traditionnelle. C’est le

cas, pour ne prendre qu’un exemple, de la création de groupements de jeunes

femmes, un phénomène absolument original dans un contexte d’émancipation

citadine, liant prostitution, formes traditionnelles de l’entraide et types de solidarité

des associations modernes, « des amicales de prostituées élégantes. »53 Comme

47 Ibidem, p. 256. 48 BALANDIER Georges, Afrique ambiguë, op. cit., p. 186. 49 BALANDIER Georges, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cit., p. 205. 50 BALANDIER Georges, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cit., p. 276. 51 BALANDIER Georges, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cit., p. 87. 52 BALANDIER Georges, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cit., p. 43. 53 BALANDIER Georges, Afrique ambiguë, op. cit., p. 214.

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l’écrit Jean Copans, « si il y a déracinement d’une part et non-intégration de l’autre,

il y a aussi adaptation spécifique et innovatrice. »54

« Dans une ville improvisée, parce que construite pour sa plus large part dans la hâte, les conditions matérielles et sociales de l’existence ne peuvent être que précaires. Le plus grand nombre des hommes est salarié, mais le salariat reste surtout celui des ouvriers. »55

Enfin, et ce n’est pas rien, Georges Balandier insiste sur le désarroi dans lequel le

citadin est plongé : l’économique a pris le pas sur le social, sur le traditionnel ; ce

nouvel urbanisé dépend des possibilités d’emploi et n’a pas d’emprise sur le

système. Évoluant sans le recours (matériel et symbolique) à la parenté56, dans des

cadres familiaux disloqués et recomposés, déraciné, le citadin connaît aussi la

solitude, « cette banale vérité tendant à devenir africaine. »57 Bref, « ce face à

face avec la modernité est à la fois une libération et une aliénation. »58

« Venu, avec une certaine image des rapports sociaux, de son village où la nourriture et le gîte ne sont pas évalués monétairement, où les relations de solidarité et la réciprocité jouent encore, il découvre à ses dépends l’offre de la loi et de la demande et les servitudes du travail rétribué. Il s’ouvre au ressentiment. Il s’enracine en ville, retenu par ses dettes et la honte de son échec. »59

Balandier précurseur sans successeur, sans doute parce que « les anthropologues

les plus prestigieux privilégiaient le milieu rural et la prééminente perspective

structuraliste d’alors se centrait plutôt sur des communautés isolées. De toute

évidence, ces facteurs ont réduit l’intérêt académique pour les villes africaines dans

54 COPANS Jean, Les mystères des Brazzavilles noires, op. cit., p. 261. 55 BALANDIER Georges, Afrique ambiguë, op. cit., p. 206. 56 Les nouveaux liens « ne peuvent assurer dans les centres urbains la cohésion qu'ils maintiennent dans les sociétés dites coutumières. Ils fournissent davantage des cadres, des modèles et des comportements que l'on pourrait dire "de transition", ou de "fortune", qu'un ensemble socio-culturel adapté à des conditions d'existence radicalement nouvelles » (BALANDIER Georges, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cit., p. 135). 57 BALANDIER Georges, Sociologie des Brazzavilles noires, op. cit., p. 262. 58 COPANS Jean, Les mystères des Brazzavilles noires, op. cit., p. 261. 59 BALANDIER Georges, Afrique ambiguë, op. cit., p. 186.

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les science sociales60 » ce qui a conduit à l’abandon du champ de l’urbanisation et

de l’urbain à d’autres disciplines (géographie, sociologie), notamment en Afrique61.

Anthropologie urbaine contemporaine

L’ethnologie urbaine française des années 80, de par ses méthodes et ses objets

de recherche, a souvent privilégié l’échelle locale et les unités territoriales

restreintes. De même sa filiation avec l’ethnologie classique qui a porté sur des

terrains « exotiques » et sur les sociétés traditionnelles, essentiellement en milieu

rural, l’a amenée à privilégier l’étude de communautés ou de collectivités

homogènes présentant des caractéristiques de spécificité, de stabilité et de

relations sociales denses. La société locale est, alors, considérée comme une

structure autonome, un système d’institution et d’activités qui forment un

ensemble intégré. Il n’y a pas de rupture, mais communication continue, entre les

relations de parenté, de voisinage et d’inter-connaissance. L’ethnologie a privilégié

l’échelle locale afin de rompre avec les approches macro-sociologiques et afin de

prendre en compte la diversité et la singularité du lieu évitant, ainsi, de le fondre

dans une globalité homogénéisante62.

Selon Michel Agier, l’anthropologie apporte au débat sur la ville deux éléments

clés : la spécificité d’échelle, c'est-à-dire une connaissance du micro-social, et

l’enquête empirique de longue durée. « Tiraillés entre une pratique d’enquête

micro-sociale fondée sur des relations personnelles, et un cadre de questionnement

– la ville – inaccessible empiriquement en tant que tel, les ethnologues reprennent

à leur compte le malaise des citadins et des aménageurs. Ils font le constat de

l’hétérogénéité, voire de l’éclatement de la ville et critiquent généralement la

représentation de l’urbain comme totalité socio-spatiale. »63 D’où, de la part de

nombreux anthropologues la revendication de faire une anthropologie dans la ville

(monographies de quartiers, études de communautés) et non une anthropologie de

60 HILGERS Mathieu, op. cit., p. 41. 61 Cf. GUTHWIRTH Jacques, Jalons pour l’anthropologie urbaine, (version longue d’un article éponyme paru dans L’Homme, n°4, 1982, pp. 5-23) consulté en ligne le 13 août 2007 sur http://www.ivry.cnrs.fr/lau/IMG/pdf/Guthwirth_JalonsAFA_1981.pdf. 62 HAYOT Alain, « Pour une anthropologie de la ville et dans la ville : questions de méthodes » in Revue des migrations internationales, publié en ligne le 9 juin 2006, consulté le 13 août sur http://remi.revues.org/document2646.html. 63 AGIER Michel, L’invention de la ville. Banlieues, townships, invasions et favelas, Éditions des archives contemporaines, Paris, 1999, p. 10.

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la ville, « objet trop imposant dans ses aspects institutionnels, matériels et

politiques, mais sans véritable unité sociale ni culturelle. »64

En privilégiant cette approche (dans plutôt que de), l’anthropologie urbaine a

porté son attention sur « l’identitaire », les univers à forte sociabilité, et sur les

relations sociales fortement territorialisées dans l’espace public. Pour le dire

autrement, « le champ de l’anthropologie urbaine a été défini de manière très

large. Trop souvent il est supposé devoir inclure toutes les études qui font de la

ville leur lieu plutôt que leur objet. L’ethnicité et la pauvreté, par exemple, peuvent

être observées dans la ville, mais ce ne sont pas, par définition, des phénomènes

typiques de la ville. »65

Pour Michel Agier, une anthropologie de la ville est possible et souhaitable pour

autant qu’elle repose sur une approche situationnelle (« des espaces-temps

d’interactions intellectuellement cohérentes, contextualisés à d’autres espaces-

temps d’interactions »66), seule méthode susceptible de saisir « une ville bis,

synthèse de l’expérience de la citadinité, plus fluide mais aussi plus réelle que les

villes elles-mêmes dans leurs formes et leurs institutions. »67

Dans sa thèse doctorale, et dans une argumentation visant à renouer avec une

approche de la ville comme totalité, Mathieu Hilgers tente lui de dépasser le clivage

« dans/de » en « distinguant schématiquement deux tendances qui rendent mieux

compte de l’évolution du champ de l’ethnologie urbaine. La première, de facture

classique, focalise son analyse sur le local, tente de dégager le fonctionnement de

l’univers social urbain soumis à un "désordre croissant" par exemple en saisissant

le degré de développement de différents quartiers, les logiques de circulation dans

la ville, le rythme citadin, les mobilités résidentielles, l'insécurité du milieu urbain et

ses modes d'apaisement, la croissance des phénomènes sorcellaires et religieux, la

tension entre la quête d'autonomie et le maintien d'une logique de solidarité

familiale. »68 Toujours selon l’auteur, aujourd'hui, une seconde tendance s'impose

et de manière dominante. Elle considère que la connaissance ethnologique

demeure inévitablement partielle et incapable d’embrasser la totalité urbaine (sinon

par métonymie, la rue c’est la ville, ou par métaphore, la ville est une jungle) ; que

l’ethnologue est donc conduit à reconstituer à travers une série de séquences

infimes une part de l’immensité du flux de la ville, en privilégiant les métropoles.

64 Idem. 65 HANNERZ Ulf, op. cit., p. 20. 66 AGIER Michel, op. cit., p. 15. 67 Ibidem, p. 16. 68 HILGERS Mathieu, op. cit., p. 45.

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« Dans notre discipline, c’est essentiellement au nom de cette mobilité que cette

seconde approche se distingue et critique la première qui resterait trop axée sur

l’ancrage local. »69

Concluons avec Mathieu Hilgers « Entre la tendance localiste à ériger la ville en

opérateur de transformations sociales régulé par un ordre propre – mais impossible

à saisir tant les études de ce courant sont disparates – et la tendance, ancrée dans

le caractère transnational de phénomènes globalisés, à faire de la ville le réceptacle

ou au mieux le moteur des flux, le débat qui se joue au cœur de l’histoire des

méthodes et des théories anthropologiques est aussi lié aux difficultés qu’affrontent

la discipline aujourd’hui : la fin de l’exotisme, la disparition définitive des peuples

"primitifs", la transformation des rapports aux proches et aux lointains, la

dissolution du grand partage, la globalisation, l'accélération de l'histoire, le

rétrécissement de la planète, l'accroissement des mouvements transnationaux, des

nouvelles effervescences religieuses, la généralisation du phénomène urbain, etc.

Ces deux positions renvoient chacune à leur manière à différentes façons de traiter

la crise de la totalisation en ethnographie. »70 La thèse de l’auteur étant, comme

déjà énoncée, de saisir la ville africaine (moyenne, mais la précision est… de taille)

de manière intégrative en recourant au concept de « collectif d’appartenance. »71

69 Ibidem, p. 47. 70 Ibidem, p. 53. 71 C’est-à-dire en dégageant de manière inductive des catégories analytiques partagées par l’ensemble des habitants, une structuration commune dans les représentations de la ville, une matrice commune génératrice de sens et d’action.

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IV. La modernité africaine

L'individu est libre ; Les individus sont égaux ; La raison au service de la passion ; Le travail plutôt que la sagesse, l'honneur et la prière ; L’amour et non la reproduction ; Le marché plutôt que la communauté ; Un nouveau type d'État ou la démocratie représentative ; La nation plutôt que la religion ; La religion, affaire privée.

Les neufs clés de la modernité selon Jean-Marc Piotte72

L’urbain serait le creuset de la modernité et l’individualisme, sa figure centrale. En

Occident, où le concept est né et s'est construit73, certes. Mais en Afrique, la ville

permet-elle l’émergence d’un individu acteur autonome, de moins en moins

dépendant de ses appartenances et de ses identités communautaires d’origine (le

lignage, le village, le clan, la tribu), de plus en plus intégré dans d’autres types de

rapports sociaux (emploi, citoyenneté, classes sociales, justice, …) ? En d'autres

termes, « l'Afrique, terres d'élection des identités communautaires, est-elle en

passe de devenir une "Afrique des individus" ? »74

Pourtant, est-ce à dire que couple tradition/modernité recouvre le couple

village/modernité ? Non, et nous reprenons ici l'argumentation défendue par

72 Québec Amérique, Montréal, 2001. 73 « Le bouleversement continu des rapports sociaux institués, sous l’effet du développement cumulatif du niveau des forces productives (Marx), la diversification et la spécialisation des fonctions (Durkheim), la sécularisation et le "désenchantement du monde" cantonnant le religieux dans la sphère de la croyance privée et de la métaphysique – désacralisant de ce fait l'ordre institué au nom de la nature ou de la tradition, dès lors privé de tout garant méta-social et donc livré au relativisme du "prosélytisme des valeurs" et à la problématisation par la raison critique (Weber) -, la séparation grandissante des champs sociaux et discursifs (familial, économique, politique, religieux) de plus en plus autonome (Polanyi), la disjonction des diverses espèces de capital (économique, social, culturel, symbolique) que les champs mettent en jeu, des pratiques qu'ils appellent et des agents qui les mettent en œuvre (Bourdieu), tous ces éléments, en bref, concourent à ce que l'on peut appeler la modernité. Elle se manifeste concrètement par l’industrialisation, par l’urbanisation, par le développement de l’économie de marché, du capitalisme et des classes sociales, par la concurrence et par la lutte sociale, par l’avènement de l’État bureaucratique, par la domination de la rationalité scientifique sur les rationalités symboliques, de la raison universelle sur les savoirs locaux, des identités fonctionnelles sur les identités ontologiques, de la temporalité historique et cumulative de l’histoire "chaude" sur la temporalité mythique et cyclique de l'histoire "froide" (Lévi-Strauss) », MARIE Alain, L’Afrique des individus, Karthala, Paris, 1997, p. 408. 74 MARIE Alain (éd.), op. cit., p. 14.

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François Leimdorfer et Alain Marie dans L'Afrique des citadins75 : « Bien entendu,

les sociétés villageoises sont, elles aussi, traversées et animées par un permanent

débat entre ce qui relève plutôt de "traditions" communautaires et ce qui relève

plutôt d'une "modernité" poussant à l'individualisation des conditions d'existence,

des pratiques et des représentations. En d'autres termes, le village est aussi une

arène de la confrontation entre les valeurs de la solidarité – sanctionnées par les

croyances –, et les valeurs de la rationalisation, de la sécularisation, de la réussite

individuelle, de l'indépendance et de l'autonomie des individus – promues par le

capitalisme marchand, par la scolarisation, par les impératifs du développement et

de la modernisation, par les migrations et les va-et-vient continus entre la ville et la

campagne –. » Mais la ville offre un point de vue privilégié pour l’observation des

changements sociaux et culturels ; ils s’y donnent à voir avec un effet

d’exacerbation « alors que les sociétés villageoises conservent une meilleure

maîtrise du refoulement, de l’euphémisation ou du déni des tensions, des

contradictions et des conflits qui peuvent les animer, ne serait-ce que parce

qu’elles "bénéficient" de cet exutoire "naturel" qu'offre en permanence la migration

vers la ville. »76

On ajoutera que la ville et le village entretiennent des rapports réciproques d’une

grande vitalité : flux de personnes, de biens, de services ; investissements de

citadins dans le village ; accueil en ville des migrants villageois ; retour au village

lors des grandes cérémonies ; dans certains cas enterrement dans le village

d’origine, etc. Et l’« on se gardera d’ignorer que l’on vit, en Afrique comme dans le

reste du monde, à la fin d’une relation millénaire entre la ville et la campagne. Tout

indique que la séparation s’estompe entre ces deux univers. Peemans estime que

le "modèle paysan" recule devant le "modèle fermier" qu’il définit comme un

modèle de transition vers une forme capitalistique d’organisation de l’agriculture.

(…) En Afrique, la ville joue certes encore (mais pour combien de temps ?) comme

une machine à transformer des paysans en citadins mais ne remplit plus la fonction

d’intégration/promotion : les "trajectoires d’urbanisation" se brouillent et ne

débouchent plus sur de véritables "ancrages urbains". »77 Enfin, il n'est pas inutile

de rappeler que la ville offre bien souvent un terrain fertile pour de nombreux

éleveurs et agriculteurs urbains.

75 Sous titré Sociétés civiles en chantiers (Abidjan, Dakar), Karthala, Paris, 2003, p. 10. 76 Idem. 77 LE BRIS Émile, op. cit., p. 112.

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Processus d’individualisation

Alain Marie, au travers d’un remarquable article sur le rapport entre scolarisation et

émancipation de la tutelle des anciens78, nous donne à comprendre une vision

africaine du monde où l’ambivalence règne : l’individu de la société

communautaire, traditionnelle, même en quête d’individualisation c'est-à-dire dire

d’émancipation de la tutelle des anciens, se sait, se sent avant tout l’héritier d’une

lignée, le dépendant d’un collectif, sans lesquels il ne serait rien, autrement dit un

sujet assujetti aux normes communautaires.

Si l’écolier est « le missionnaire que l’on délègue dans la sphère de la modernité et

sur lequel se portent tous les espoirs des siens, se cristallisent toutes les attentes

et se concentrent toutes les capacités d’investissement monétaire, celles de sa

famille, mais aussi, surtout s’il réussit à franchir les différentes étapes qui le

conduisent au collège puis au lycée, celles de la parentèle élargie et de l’ensemble

du village79 », on comprend mieux que la production de l’élève n’a pas pour but

unique d’assurer la promotion personnelle d’un individu, et que celui qui réussit se

retrouve lourdement endetté.

Aussi, le risque est grand pour la communauté ou le parent qui aide un étudiant à

ne point récupérer son dû, à ne pas voir la dette honorée : la « sortie » du village

fait naître de nouvelles aspirations, de nouveaux comportements, bref pourrait

émanciper l’individu de l’assujettissement communautaire et compromettre la

réussite (ou l’équilibre) économique et la prospérité du parent ou de la

communauté villageoise.

Dès lors, l’individu se trouve sous la sommation d’une double injonction : « tu dois

réussir ta sortie hors de la communauté, tu dois réussir ton entrée dans l’univers

du pouvoir moderne (scripturaire et citadin), mais ta réussite, tu la dois à ta

communauté, donc tu dois payer cette dette en consacrant cette réussite à

améliorer le sort des tiens ; ce qui revient à dire que tu dois "sortir" de notre

condition commune, mais que tu ne dois pas enfreindre la loi de solidarité qui est

notre condition d'existence, donc que, de notre communauté, tu ne dois jamais

"sortir" et, si tu profanais ce commandement, tu te mettrais hors-la-loi (…),

poursuivi par tous les malheurs que pourraient t'infliger la rancune des tiens, leur

juste colère, leurs malédictions destructrices de la force vitale, car tu ne dois pas

oublier que ta réussite, non seulement, tu nous la dois à l'origine, mais en outre,

78 « Avatars de la dette communautaire. Crise des solidarités, sorcellerie et procès d’individualisation (itinéraires abidjanais) », in L’Afrique des individus, op. cit., pp. 249-328. 79 Ibidem, pp. 254.

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tout au long de ta vie, elle reste dépendante de notre bon vouloir et de l'exeat que

nous voulons bien renouveler sous condition, tant que tu t'acquittes de ta dette

(tant que tu aides, donnes, accueilles, cotises et participes activement à nos

funérailles). »80

Dans un tel cadre, celui de l’enchaînement dans « le labyrinthe de la sorcellerie »,

et la réussite et l’échec scolaires sont sources d’angoisses (et donc le parcours de

l’étudiant sans cesse ponctué de souffrances et de maladies diverses, de troubles

du sommeil et de l’appétit, etc.). Comme l’a montré Pierre-Joseph Laurent, à

propos de la conversion comme possibilité de sortie du groupe et d’émancipation

de la dette communautaire81, la réussite – c'est-à-dire l’accumulation pour soi – fait

autant peur à l’individu qui accumule qu’à celui ne possède rien et met en péril la

concorde coutumière. En d’autres termes, dans un contexte de « modernité

insécurisée » où l’État est défaillant et ne permet pas une émancipation réelle,

totale, l’individu a toujours besoin d’un ancrage dans la sphère de parenté, il a

nécessairement besoin du recours à l’entourage comme sécurité sociale et

économique ; la dette assure le fonctionnement d’une redistribution (informelle

pourrait-on dire) des revenus. Alain Marie parle d’une éthique de la responsabilité

dans une société où chacun après avoir reçu sait qu’il faut donner, où il faut

toujours tendre la main à la famille, mais non sans ambivalence car il convient à la

fois de travailler à la satisfaction de ses aspirations personnelles tout en évitant de

se mettre au ban de la société ; bref de trouver un compromis qui repose sur sa

propre réussite et le bien-être de ses propres enfants « tout en se prémunissant

contre l’accusation potentielle d’ingratitude en faisant, dans les limites de ses

possibilités, les gestes nécessaires à l’égard des parents envers qui l’on est

redevable. »82

Dans cette vision africaine du monde – dans laquelle, pour être davantage précis,

les rapports sociaux ne se comprennent qu’entre individus aux composantes

identitaires plurielles : la personne humaine est un « moi-multiple », où coexistent

plusieurs instances (physique, esprits, génies) vivant dans plusieurs mondes (réel,

invisible, accessible, inaccessible, etc.) –, l’individualisation, c'est-à-dire le passage

du statut de sujet communautaire au statut de sujet individuel, est vécue par les

aînés communautaires comme une rébellion, comme un refus de rester à la place

assignée par la structure hiérarchique, celle du mineur assujetti à la communauté.

80 Ibidem, p. 274. 81 LAURENT Pierre-Joseph, Les pentecôtistes du Burkina Faso. Mariage, pouvoir et guérison, IRD/Karthala, Paris, 2003. 82 MARIE Alain, « Avatars de la dette communautaire. Crise des solidarités, sorcellerie et procès d’individualisation (itinéraires abidjanais) », op. cit., p. 256.

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Toute menée individualiste est alors lourde de menaces sorcières destinées à briser

le processus d’autonomisation.

À force de compromis, de coup de force, de prise de distance, le citadin africain se

détache de plus en plus, sans toutefois les renier ou les abandonner totalement, de

ses appartenances et de ses identités d’origines essentiellement parce qu’il est

confronté à d’autres champs (État, marché, …) et à d’autres pratiques ou rapports

sociaux dominants (monétarisation, marchandisation, …) qui diminuent l’emprise

des institutions communautaires. L’urbain est désormais amené à tenir une autre

place et à jouer un autre rôle, l’affirmant en tant qu’acteur et sujet, plus

indépendant, plus autonome même si « son individualisation est celle d’un endetté

à qui l’injonction permanente d’avoir à honorer sa dette interdit en droit de

s’individualiser. »83

Modernité et société civile

Pour François Leimdorfer et Alain Marie84, la modernité est constitutive d'une

société civile, c'est-à-dire une société d'individus détachés de leur appartenance

communautaire, sujets indépendants et autonomes. Or, en Afrique, ce processus

demeure inachevé essentiellement à cause de trois obstacles.

Primo, en raison du sous-développement industriel, l'économie moderne des

secteurs privés et publics n'a pu absorber les flux de main d'œuvre issus de la

croissance démographique et de l'exode rural « renvoyant » les actifs dans le

secteur des activités urbaines informelles. Or, dans ce secteur, les filières de

migration et d’entrée, les modes d’accès aux financements, les rapports internes de

production se moulent de manière encore très largement prédominante dans le

cadre préconstitué des relations sociales et de l’idéologie communautaires.

Secundo, la nature même des régimes politiques – « un mélange de tyrannie, de

patrimonialisme, de prélèvement tributaire et de redistribution clientéliste »85 – a

entretenu la communautarisation en privilégiant une redistribution descendante des

emplois, des faveurs, de l’argent public national ou international passant par le

canal de relations fondées sur la dépendance personnelle et sur les appartenances

communautaires ; « l’institution d’un clientélisme généralisé maintient les individus

attachés à la reproduction de relations d’interdépendance ou de dépendance

83 MARIE Alain (éd), L’Afrique des individus, op. cit., p. 414. 84 L'Afrique des citadins, op. cit., pp. 7-29. 85 LEIMDORFER François et MARIE Alain (éds), op. cit., p. 14.

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personnelles »86, bref un modèle de relation calqué sur les solidarités de type

communautaire.

Tertio, suite à la crise économique, aux politiques d’ajustement structurel (et à ses

coûts sociaux, voir supra) et à la dévaluation du franc CFA, l’État ne peut plus

remplir, avec la même ampleur et la même générosité que précédemment, ses

fonctions de redistribution clientéliste et d’intégration par le relais de ses agents et

de leurs propres réseaux de dépendants. « Il s’ensuit nécessairement une crise de

légitimité de l’État et des groupes dominants, celui-là et ceux-ci, faute de pouvoir

redistribuer de manière aussi large qu’auparavant, tendant à limiter leurs

redistributions au sein d’un cercle plus étroit. »87, excluant ou marginalisant un

nombre conséquent de citadins, rabattant les individus vers leurs systèmes

d’entraide et de protection sociale informelles.

Envisageant la modernité sous l’angle de l’organisation collective et intellectuelle

d’un continent, et non plus du processus d’individualisation, Jean Copans88 estime

lui que l’Afrique se doit d’inventer sa propre modernité, son propre rapport à une

démocratie politique. « Le processus de constitution de cette modernité est le

résultat d’une double formalisation, juridico-idéologique d’une part, intellectuelle et

scientifique de l’autre. Nous appelons ce phénomène la modernité. Les multiples

inventions pratiques, culturelles et théoriques de la démocratie, depuis la

Révolution française notamment, en sont une éclatante illustration. Mais pour en

revenir à la production de cette modernité noire, elle prend la forme d’une simple

modernisation en Afrique, c'est-à-dire d’une acquisition imposée, non sui generis,

de traits désincarnés et désarticulés de cette modernité. »89 Pour l’auteur, il n’y a

pas de raccourcis vers la démocratie, et l’Afrique noire doit se choisir une autre

voie que la modernisation, « processus d’avortement de la modernité ».

86 Idem. 87 Idem. 88 La longue marche de la modernité africaine : savoirs, intellectuels, démocratie, Karthala, Paris, 1990. 89 COPANS Jean, La longue marche de la modernité africaine…, op. cit., p. 227.

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V. Le bricolage du social

La ville africaine, en pleine mutation et élaborant sa propre modernité, est

indéniablement « un formidable producteur de "quelque chose" en matière de

société et en matière de culture »90, un espace de créativité obligée, rendue

nécessaire tant par diversité socioculturelle qui la caractérise que par l’impérieuse

exigence de survie des individus dans un système économique délabré.

Il nous est impossible de recenser ici (et puis, à quoi bon ?) les innovations sociales

induites par l’expérience urbaine. La variété des réponses individuelles ou

collectives témoigne d’un réel dynamisme : création de nouveaux langages91, de

comités de quartiers, de recompositions familiales, etc. Aussi, nous nous

contenterons d’en explorer quelques-unes à des fins analytiques.

Restauration populaire à Abidjan.

François Leimdorfer92 s’intéresse brillamment aux restaurants populaires de la

capitale ivoirienne, les maquis93. Nés durant les années 60 à Abidjan et dont le

nom, « maquis », serait apparu durant la décennie suivante en relation étroite avec

le contexte même de leur genèse et de leur expansion, c'est-à-dire la clandestinité.

D’une part, la clandestinité des patronnes (non scolarisées en ce qui concerne les

plus anciennes) par rapport aux administrations : pas de paiement des taxes, non-

conformité des lieux en matière d’hygiène, alimentation contrôlée ou prohibée

(viande de brousse, alcools traditionnels, …). D’autre part, clandestinité des

convives qui ne souhaitaient pas être vus en situation extraconjugale, ou qui

souhaitaient se défaire des relations formelles du travail salarié. À la limite du

90 PIERMAY Jean-Luc, « Les villes au secours de l’Afrique », 11 octobre 2006, consulté en ligne le 6 août 2007 sur http://www.cafe.geo.net/article.php3?id_article=946. 91 Dans « Les villes au secours de l’Afrique », l’auteur cite l’exemple du sango : « Dans une telle diversité [ethnique, culturelle, etc.], la première nécessité est de se comprendre, d’échanger entre voisins. Rien que cette nécessité première a pour conséquence des changements à l’intérieur du milieu urbain. (…) Les villes ont inventé de la langue. En République Centrafricaine s’est développée la langue "véhiculaire" sango qui n'existait pas après la Seconde Guerre mondiale. En 1948, le sango comptait 200 mots et ce qui ne pouvait être exprimé avec ceux-ci était dit en français. En 1965, 2.000 mots composaient cette nouvelle langue. Elle s'est étendue parle biais de la radio, des chansons à la mode… Elle est aujourd'hui la langue "nationale" du pays. C'est là un phénomène tout à fait extraordinaire et produit par le fait urbain même. » 92 « La petite restauration en Côte d’Ivoire (les maquis d’Abidjan) : une culture urbaine ? », in Les Métropoles du Sud au risque de la culture planétaire, op. cit., pp. 56-75. 93 Restaurants populaires que l’on retrouve ailleurs dans la sous-région.

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secteur formel et du secteur dit informel, ces lieux apparaissent et disparaissent

parfois rapidement.

Pour comprendre l’intérêt de l’analyse, arrêtons-nous le temps d’un repas dans un

maquis de la première époque94. Des tables et des bancs ou des chaises basses

constituent souvent le seul mobilier installé dans un espace clairement défini

comme privé. La cuisine toute proche est visible ; rien ou si peu ne la sépare

réellement des clients ; on y commande directement les plat souhaités sans la

médiation d’un menu95. Une serveuse apporte une bassine, de l’eau, du savon et

une serviette puisque nous y mangerons sans couverts.

François Leimdorfer explique bien en quoi le maquis est une invention urbaine

originale (il s’agit d’un nouveau rapport social et culturel : manger hors de chez soi,

dans un lieu délimité, contre paiement monétaire) élaborée par rapport aux

pratiques villageoises (le nombre de plats est limité, on mange à la main, on laisse

les titres de côtés, on s’informe de tout et de rien tout comme sur la place publique

du village) mais en opposition au restaurant de type européen (chaises et tables

hautes, multiplicité de plats européens, nécessité de respecter un rôle et un rang,

etc.) ; « c’est de la combinaison d’une logique de la pratique de la restauration et

des habitus traditionnels que se construit, peu à peu, une "culture du maquis",

culture urbaine, culture faite de l'intégration de plusieurs types de sociabilités, mais

qui englobe les différenciations sociales, et aussi l'horizon culturel européen,

toujours présent. »96

L’auteur insiste sur les « séparations » qui fondent les individualisations des

patrons et des patronnes de maquis. Séparations avec le village d’origine même si

les liens avec le lieu du lignage restent réels ou symboliques. Séparations

matrimoniales (divorces, décès, répudiation, …) obligeant les uns et les autres à

entreprendre. Séparations ou mises à distances dans des rapports de solidarités

traditionnelles c'est-à-dire constitution de nouveaux réseaux, nécessité de faire de

nouvelles connaissances afin de mieux se débrouiller en ville. Enfin, en privilégiant 94 Puisqu’il est évident qu’aujourd’hui ces mêmes restaurants populaires ont connu une évolution en sens divers. Certains maquis se sont en quelque sorte « institutionnalisés » ; ils sont gérés par de jeunes femmes diplômées voire par des hommes ; en réalité, certains n’ont plus de maquis que le nom. 95 L’auteur rappelle que la ville africaine est marquée par une articulation originale entre une culture et des relations sociales dominées par l’oral et une culture de l’écrit, la première mettant les sujets en présence « face à face » tandis que la seconde impose une distance aux sujets. Le menu du restaurant incarne cette affirmation : il exclue les analphabètes (là-bas comme ici…) et les clients peu ou pas au courant des appellations des mets de la cuisine européenne ou française. 96 LEIMDORFER François, « La petite restauration en Côte d’Ivoire (les maquis d’Abidjan) op. cit., p. 73.

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du personnel « professionnel » et non familial, séparation entre les deux grands

registres de la famille (filiation et alliance) et de l’entreprise (activité et argent).

« Les séparations de tous ordres obligent les individus, hommes et femmes, à

s’engager de plus en plus totalement dans des activités rémunératrices, de

préférence en conformité avec des rôles et des compétences "traditionnelles" mais

elles les placent peu à peu dans des positions inhabituelles et les amènent ainsi à

en changer les modalités d'accès. (…) Il n'y a pas de basculement du "sujet

communautaire" au "sujet individualisé" mais bien plutôt appui de l'un sur l'autre.

En se séparant de ses relations communautaires, villageoises, familiales et

matrimoniales, le sujet s'individualise, en agissant comme individu dans son

entreprise, le sujet maintient et transforme sa place dans la communauté

familiale. »97

Transports populaires au Bénin

Le zemijan 98, à Cotonou comme dans toutes les villes du Bénin, a (définitivement

sans doute) sonné le glas des taxis-voitures comme mode de transport urbain99.

Apparus à la fin des années 70 à Porto-Novo, les zem se sont implantés dans la

capitale économique à la fin des années 80 et ont essaimé aujourd'hui dans les

pays limitrophes (Nigeria, Niger, Burkina Faso et Togo).

Très pratiques (les deux roues bravent les pistes cabossées ou les vons 100

inondées), nombreux (on en compterait entre 50 à 80.000 à Cotonou, la moitié du

parc total du pays), économiques (la course ne coûte que quelques centaines de

francs CFA, soit souvent moins d’un demi-euro), disponibles partout et à toute

heure, les zem s’inscrivent dans une logique d’innovation sociale singulière : leur

essor dans la capitale économique est concomitant à la crise économique et

financière de la fin des années 80 qui, suite au non payement des salaires et au gel

des recrutements dans la fonction publique, plonge des dizaines de milliers de

citadins dans l’obligation de développer une activité de survivance.

97 LEIMDORFER François, « Individus entre famille et entreprise : patrons et patronnes de restaurants populaires à Abidjan » in L’Afrique des individus, op. cit., p. 167. 98 Aussi écrit « zémidjan », signifie « prends-moi sans ménagement », « sans précaution ». Dans le langage courant, zemijan ou zem désigne indistinctement le taxi-moto ou son conducteur ou encore les deux à la fois. 99 Seule Cotonou connaît encore des taxis-voitures mais en un nombre relativement limité. Si les motos ont remplacé les voitures en ville, elles les concurrencent également en dehors de celles-ci : les zem parcourent fréquemment des distances de quelques kilomètres à quelques dizaines de kilomètres vers l’agglomération ou les villages, privant les taxis-brousse d’une précieuse clientèle. 100 Pour « voies orientées nord-sud », jargon issu de l’administration coloniale.

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Répondant à un besoin de transport bon marché, et en l’absence de toute offre de

transport public, les zemijan vont absorber une abondante main-d’œuvre et

structurer socialement (et spatialement en « rapprochant » la ville des villages) le

pays. « L’exploitation des zemijan s’effectue ainsi selon le modèle suivant : les

fonctionnaires et autres salariés propriétaires se font accompagner à leur lieu de

travail par un parent ou un ami qui conserve la moto pour la journée et retourne

les chercher le soir venu… avant de poursuivre sa course le cas échéant. Grâce aux

recettes obtenues additionnées aux épargnes sur le salaire, ils achètent une, puis

deux autres motos. Le zemijan se comporte ainsi un peu comme un "étanche

chômage", une pompe aspirante de jeunes ruraux, un aspirateur démographique,

voire une soupape de sûreté sociale. De la sorte, il contribue à réduire à sa

manière vols, viols, délinquance, etc. Devenu une activité socio-économique et un

fait de société, le zemijan peut contribuer à améliorer les conditions de vie des

populations qui s’y adonnent ou, à tout le moins, à résoudre leurs problèmes

quotidiens : se nourrir, payer le loyer, la dot, le mariage, assurer la scolarité des

enfants, acquérir un terrain, bâtir une habitation, etc. n’occasionnent plus de soucis

cruels. »101

Plus de 100.000 personnes exerceraient la profession de conducteur, et

« considérant que l’effectif moyen par famille est de l’ordre de 6,1 personnes, ce

sont quelque un million de bouches, environ 1/6e de la population béninoise, qui se

trouve directement concerné! »102 Des métiers spécialisés se sont créés ou se sont

renforcés : « vente de motos, de carburants et de pièces détachées, entretien et

réparation, service de gardiennage, etc. Il en est de même de la vente de certains

aliments cuits : on pense au zankpiti, plat très énergétique composé d’un mélange

de haricots, de farine de maïs et d’huile de palme dont raffolent les zemijan. »103

L’émergence des zemijan n’est pas sans lien avec, à la même époque, le

développement du commerce clandestin du kpayo, l’essence de contrebande et de

mauvaise qualité importée frauduleusement du Nigeria voisin… où elle coûte

environ trois fois moins chère. Ce « commerce » fait lui aussi partie intégrante du

paysage économique béninois, toléré par les autorités nonobstant les dangers : ce

carburant, excessivement polluant, est vendu le long des routes dans des dames-

jeannes de 20 à 50 litres… que tous achètent et utilisent.

101 AGOSSOU San Noukpo, « La diffusion des innovations : l’exemple des zemijan dans l’espace béninois », in Cahiers de géographie du Québec, n° 130, avril 2003, p. 106, consulté le 6 août 2007 sur http://www.erudit.org/revue/cgq/2003/v47/n130/007971ar.pdf. 102 Idem. 103 Ibidem, p. 114.

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Démocratiques, les zem transportent sans discrimination aucune le militaire, le

fonctionnaire, l’écolier, la commerçante, la patronne ou l’employé, et ne rechigne

jamais ni à s’encombrer de colis ni à prendre (non sans danger) jusqu’à trois

passagers ! Aussi, « après la radio et la télévision, les zemijan passent pour

constituer le second agent de la propagation des informations et des rumeurs au

pays. »104

Bronx, Barbès, Las Vegas, Paris, …

« L'Afrique contemporaine. À la lisière d'une grande ville, deux amis sans le sou, Toussaint et Nixon, passent leur temps à errer en quête d'un larcin à commettre. Un soir, une dispute éclate et Toussaint en vient à tuer un homme. Traqué et contraint de se cacher pour échapper à la police, il est remarqué par Tyson, un des caïds du quartier surnommé le Bronx. Ce dernier lui propose d'intégrer son équipe et de devenir son "fiston", une sorte de lieutenant, un membre du gang qui doit encore faire ses preuves. D'abord impressionnés par le monde qu'ils découvrent, ceux qui sont devenus Solo du grand B et Scarface, réalisent que cet honneur ne va toutefois pas sans douleur. Commence alors pour eux un apprentissage mouvementé à travers les différents quartiers de cette mégalopole sans nom aussi variée que dangereuse. Au milieu de leurs déboires, de leurs soucis, ils croisent Simpliste, un gamin prêt à tout pour devenir comme eux, même à sacrifier son éducation et Mariam, une jeune fille qui de proie deviendra un soutien pour Toussaint. Malheureusement, tout à une fin et Tyson finit par se faire coincer par la police. Les deux compères doivent alors se chercher un autre protecteur… »

Synopsis du film Bronx-Barbès 105 réalisé par Éliane de Latour, 2000.

Réalisée par une anthropologue française à la suite d’un travail de terrain et d’une

construction scénaristique à laquelle les principaux intéressés ont été associés,

Bronx-Barbès 106, (docu)fiction ou plutôt ethnofiction (forcément) inspirée de faits

réels, se lit comme une monographie en images, et l’immersion dans les quartiers

pauvres d’une mégalopole africaine contemporaine, Bronx et Barbès, invite à une

analyse d’une des faces de la modernité abidjanaise.

Le chemin emprunté par Toussaint et Nixon, les deux personnages principaux,

s’apparente à une double quête. D’une part, quête d’identité, c'est-à-dire le

passage initiatique de l’adolescence à l’âge adulte qui se matérialise par

104 AGOSSOU San Noukpo, op. cit., p. 112. 105 Cf. http://www.lequotidienducinema.com/critiques/bronxbarbes_critique/critique_bronx_barbes.htm. 106 Mention spéciale du Jury, Festival de Locarno 2000 ; Grand Prix du Festival du Film français, Albi 2000. Prix d’interprétation masculine, Albi 2000. Nominé au prix Cyril Collard, Paris 2000.

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l’intégration dans un nouveau groupe, l’adoption d’un nouveau statut, d’un

nouveau rôle, d’une nouvelle langue, de nouveaux codes, de nouveaux habits et,

consécration baptismale, d’un nouveau nom. D’autre part, quête d’un mieux-être,

d’une possibilité de survie dans un environnement d’une extrême précarité.

L’arrivée au ghetto est accidentelle en ce sens qu’elle n’a pas fait l’objet d’une

stratégie ; elle résulte d’une bagarre et d’un malencontreux coup de couteau, du

désœuvrement lié à l’absence d’emploi et au manque de ressources, de l’invitation

de Tyson, un « vieux père », sorte de parrain maffieux, à le rejoindre dans le

Bronx. En quelque sorte, l’entrée dans le nouveau groupe se fait « à défaut d’autre

chose de mieux ». À choisir, Toussaint et Nixon, préfèreraient travailler et très

nettement tenter leur chance ailleurs, succomber au « fantasme de l’Eldorado

occidental. »107 Bref, le ghetto n’est qu’un lieu de « passage avec un avant, celui

de la grisaille que l’on quitte, et un après, celui du triomphe ou de la mort. »108

« Nixon regarde, c’est l’Amérique : là-bas t’as une femme, t’as un chez-toi, tu gagnes ton argent et c’est fini ! Là-bas même si tu as un boulot minable personne va te regarder. » (Toussaint)

« Mon frère est en Europe. À Sarcelles même. Il y a tout là-bas : un fax, un bureau, même des amis blancs, et même un cellulaire. Là-bas, il y a des pancartes partout, tu sais toujours où tu vas. Ici on ne sait jamais où on va. L’Afrique c’est pas la peine ! » (Nixon)

« C’est là-bas qu’il faut aller. En Italie, parce que là-bas, il y a la mafia, le foot et le Vatican. Et ça fait un tout. » (Patron de la buvette Pablo Escobar)

Avec l’entrée dans le ghetto, on assiste à une sorte d’adoption forcée (par le

destin) dans une famille réinventée où les origines ethniques, nationales et

religieuses sont gommées : les anciens, les vieux pères, appellent leurs cadets

« fiston » et leur accordent aide et protection recréant une parenté fictive (« ma

parenté, c’est l’amitié », Solo du grand B). Les différentes familles recomposent en

quelque sorte un village ou un clan où les vieux pères rivalisent et se disputent

l’ascendance sur la communauté mais où tout ce qui rappelle la tradition ou le

village est systématiquement dénigré sans être totalement abandonné. Ainsi en

est-il du mythe du guerrier, qualité donnée à chaque membre de la communauté,

faisant référence au sens de l’honneur et à un temps pré-moderne (« Je ne suis

pas au chômage, ce sont les diplômés qui sont au chômage. Je suis un guerrier »,

107 DE LATOUR Éliane, « Héros du retour » in Critique internationale, n°19, avril 2003, consulté le 12 août 2007 sur http://www.ceri-sciencespo.com/publica/critique/article/ci19p171-189.pdf. 108 Ibidem, p. 177.

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Solo du grand B). Ainsi en est-il du gri-gri porté Scarface alors que le même affirme

son dégoût du village et de la sorcellerie qui cause le retard des Africains.

(Scarface) — Au village, ils sont trop ethniques. Ils sont arrêtés. Leur nom, c’est seulement le cousin d’à côté qui connaît.

(Simpliste) — Eux parler la langue du village seulement. Après, c’est pour nous raconter des histoires de sorcellerie.

(Scarface) — Ils ne pensent qu’à tuer.

(Tupac) — Ils ne pensent même pas à partir à New York ou à Paris.

(Scarface) — Pour eux, (montrant un immeuble à trois étages) ça c’est déjà Manhattan ! Les tarés !

L’initiation consiste en un cambriolage et en actes de violence qui confèrent de

nouvelles qualités (bravoure, force, …) et un nom : Toussaint devient

Solo du grand B (prononcer bi) ; Nixon, Scarface. L’espace local puise dans les

moyens de communication mondialisés (radio, télévision, cinéma, Internet) les

sources de son inspiration ; les référents symboliques du ghetto pour l’attribution

des noms émanent essentiellement de trois champs : géographique (Pacifique,

De Paris, Las Vegas, …), politique (Tarek Aziz, Bill Clinton, Chirac, …) et

cinématographique (Al Capone, Jacky Chan, le gang de la Camorra, …). Il en est

de même en matière de codes vestimentaires : casquettes de base-ball, tee-shirts,

pantalons militaires, jeans, survêtements sportifs ont évincé les tenues plus

traditionnelles. Les ghettomen s’inventent un ailleurs inscrit dans la modernité à

grands recours de fictions. « Autrement dit, la construction de l’identité zigueï [du

ghetto] porte une dimension cosmopolite, revendiquée comme universelle lorsque

les Zigueï, sensibilisés aux rhétoriques contemporaines, placent l’"homme" au

centre de leur vitrine philosophique. Tout ce qui vient d'ailleurs donne l'impression

de passer la frontière, d'élargir le champ des possibles.»109

Frontière et imaginaire caractérisent l’urbain africain, celui des mégalopoles, dans

son rapport à la mondialisation : « La plus grande ville de chaque pays est en

même temps sa principale frontière [au sens que la frontière a aux États-Unis] :

l’idée d’un lieu où on se projette vers autre chose, vers le monde et vers

l’avenir. »110 Creuset de la globalisation, la mégalopole africaine offre à ses

citadins, grâce aux médias et aux technologies de l’information et du transport, une

capacité à imaginer l’autre et l’ailleurs, en amenuisant les notions de temps et

109 DE LATOUR Éliane, op. cit., p. 175. 110 PIERMAY Jean-Luc, « Les villes au secours de l’Afrique », op. cit.

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d’espace111, les rapprochant de la surmodernité112. Dans ce contexte, le ghetto

apparaît alors ni un « lieu anthropologique » ni comme un non-lieu, mais plutôt,

pour paraphraser Marc Augé, comme un « mi-lieu anthropologique » c'est-à-dire

un espace de relations, de mémoire et d’identification fragilisées. Plongés dans une

nouvelle temporalité, l’immédiateté et dans l’excès, les ghettomen ne font que

passer dans un espace de transit à destination de l’au-delà (la mort), de l’ailleurs

(l’Occident), de l’autre part (la drogue).

« Le ghetto est un espace-temps inventé. Les rythmes excitants des actions illicites et des fêtes alternent avec de longues vacances auxquelles rien ne s’impose de l’extérieur. Pendant d’interminables heures, les jeunes sont là, arrêtés au pied des murs, gesticulant dans le vide quand ils ne sont pas plongés dans le ressassement des petits boulots, des petites escroqueries, des petits trafics de sachets de drogue. L’immobilité comme les actions d’éclat appellent l’imaginaire, un imaginaire qui va amplifier la moindre transgression par des récits merveilleux, un imaginaire qui va se superposer à la dilatation du temps, à l’engourdissement des corps. La fiction qui en découle donne du sens aux actes dans un espace qui, dans un premier temps, semble se clore sur une communauté. Ses traits les plus saillants sont : le partage d’un langage, une fascination pour les valeurs du monde technologique et de la vitesse (portable, voiture, moto, marques, cinéma), un goût pour les vêtements de marque "dernier cri" comme pour la fête avec ses danses et ses musiques. »

Éliane de Latour (op. cit., p. 174)

Le langage n’échappe pas à réappropriation par le groupe et à sa stratégie de

reconstruction identitaire. Pour s’opposer à tous les autres (les « Babylonnais »),

les ghettomen ont créé un argot, une langue de rue à partir du français, le nushi :

« go » (femme), « go free » (femme libre), « les sciences » (les arnaques), « les

pierres » (l’argent), « le feu » (le risque, la police, …), etc.

111 C’est l’objet d’un article de Dominique Malaquais intitulé « Villes flux. Imaginaires de l’urbain en Afrique aujourd’hui ». Elle montre, à travers l’analyse d’une enseigne de coiffeur représentant une fresque urbaine, le rôle que joue l’imagination pour les Doualais : « confrontés à l’immobilité, [ils] déploient des trésors d’ingéniosité et trouvent des solutions aussi inventives qu’imprévisibles. (…) Parmi ces processus de l’imaginaire, il en est un dont l’importance est vitale : il s’agit de l’aptitude à la vision d’ailleurs lointain, de mobilités imaginées sur de vastes espaces ». Avec une idée fort généreuse : « L’avenir d’un Douala, d’un Kinshasa, d’un Lagos, si l’on veut que ces villes offrent enfin à leurs habitants des conditions de vie moins précaire, repose sur une mobilisation de ces connaissances et de ces imaginaires qui les sous-tendent. » (in Politique Africaine, n°100, décembre 2005 – janvier 2006, pp. 17-37). 112 AUGÉ Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Éditions du Seuil, Paris, 1992.

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Enfin, la cérémonie funéraire de Tyson mélange trois rites d’enterrements113 et

nous plonge dans une scène hybride où l’on retrouve des ingrédients traditionnels

– quête d’argent pour la famille du défunt, discours de témoignage et de solidarité,

danses et chants, pleurs, … – mais ni prêtre ni pasteur. Cette ambivalence du

religieux, on la retrouve également dans le comportement de Scarface, dénonçant

l’obscurantisme de la sorcellerie mais cachant un gri-gri protecteur à la taille, et

implorant le Dieu chrétien de l’aider à s’en sortir (cérémonie évangéliste et crucifix

autour du coup).

En conclusion, on assiste bien ici à une construction sociale, celle d’une sous-

culture urbaine, d’une culture de la marge en réponse à la mise à l’écart de ses

membres. Reposant sur une opposition à la culture traditionnelle, elle s’en inspire

partiellement pour échafauder sa propre modernité. La ville africaine peut se

révéler d’une extrême violente, et Abidjan114 n’échappe pas au constat, mais ses

citadins misent sur la créativité115 et sur une formidable capacité d’adaptation pour

y survivre économiquement, socialement et physiquement.

113 Selon Frédéric Féraud, « Entretien avec Éliane de Latour » consulté le 12 août 2007 sur http://www.fluctuat.net/cinema/interview/latour2.htm. 114 Ousmane Dembélé explique qu’à Abidjan, ville dangereuse dans laquelle les luttes étatiques contre l’insécurité n’ont pas connu de succès, on assiste à un processus de fragmentation sociale (« Comment penser la consistance d’un corps social citadin, quand l’individu m’est plus sûr de trouver dans la foule la sécurité qu’il a déjà perdue dans son quartier et dans son logement ? ») et que, dès lors, l’urbanisation n’est plus une source de bienfaits mais une source d’incommodité (« Abidjan : de la territorialisation de la sécurité à la fragmentation de la société urbaine ? » in L’Afrique des citadins, pp. 155-194). 115 Dans l’article précité, Ousmane Dembélé relate un bricolage qui ne rejette ni n’adapte la tradition mais qui l’introduit dans la cité moderne, à savoir le recours aux chasseurs Dozo (issus des sociétés initiatiques des savanes du Nord) pour assurer l’ordre social. « En appeler aux Dozo des villages revient, pour les citadins qui en prennent l’initiative, à s’assurer d’une garantie de confiance contre l’avidité des sociétés privées de gardiennage, qui ont transformé en marchandises avariées les fondements moraux et éthiques de la collectivité. En outre, les pouvoirs "mystiques" des Dozo leur donnent une efficacité bien supérieure à celle des gardiens ordinaires. (…) Le comportement des Dozo à l'encontre des malfaiteurs est codifié par des lois extrêmement sévères, qui prévoient le bannissement ou l'exécution des déviants. » (pp. 184 et 185).

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VI. Conclusion

Au-delà de la difficulté méthodologique à parler de la ville africaine tant ce terme

générique recouvre des disparités (urbanisation et taux d’urbanisation ; taille,

démographie ; organisation spatiale, politique et sociale ; contextes historique,

social, politique et économique, etc.), et outre le rappel des fondements historiques

et théoriques de la discipline, que retirer de cet intense exercice ?

D’abord, une réflexion un peu à la marge du travail. L’anthropologie urbaine

africaniste, me semble-t-il, n’est pas quitte de tout ethnocentrisme et reste teintée

d’évolutionnisme. Selon « nous », le modèle demeure « nous » ; l’Occident

s’impose comme moule référentiel en raison de l’injonction à la globalisation, y

compris dans l’analyse des sociétés au sud du Sahara. En effet, que signifient nos

catégories de pensée (décentralisation, modernité, surmodernité, …) dans et pour

les sociétés non occidentales ? Et si, pour paraphraser et citer Axelle Kabou116,

l’Afrique refusait notre modernité, se donnant « une chance de comprendre que le

droit à n'être que soi est la rançon d'un long et patient effort de vitalisation et de

revitalisation du patrimoine culturel par l'intégration intelligente d'éléments

nouveaux, étrangers ou non. »117 On ajoutera, avec Monique Bertrand que « le

relativisme culturel (…) apparaît peu représenté dans la recherche africaniste.

L’ "éloge de la diversité", la "fragmentation" du rapport à l'espace, ou encore

diverses constructions qu'autorise le primat du sujet, tout cela prend peu le contre-

pied des thèses sur la globalité du développement du continent noir et sur son

insertion dans l'économie monde. »118

Ensuite, une réponse à notre hypothèse alibi de départ : l’urbain africain est-il

source d’innovations sociales et si oui (mais qui en doute ?) ces innovations

reposent-elles sur une articulation et/ou une opposition entre tradition et

modernité ? La ville, espace de ruptures, de conquêtes, de reconstruction

identitaire exerce une implacable force créative sur ses sujets : le sango, les

maquis, les zemijan, les ghettomen en témoignent. Cette inventivité sociale dont

font preuve des individus de moins en moins dépendants de leurs appartenances

communautaires d’origine – sans en être quitte entièrement, donc toujours en

proie à des menaces sorcières – et de plus en plus intégrés dans des rapports

116 Cf. LAVIGNE DELVILLE Philippe, «Et si l'Afrique refusait le développement ?, Axelle Kabou, l'Harmattan 1991, 208 p.», Le bulletin de l'APAD, n° 2, mis en ligne le 6 juillet 2006, consulté le 24 août 2007 sur http://apad.revues.org/document416.html. 117 Idem. 118« Villes africaines, modernités en questions », op. cit., p. 902.

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sociaux urbains et inédits surgit dans un espace contraint à la globalisation, négligé

par l’État et meurtri par les sommations de la communauté internationale des

bailleurs de fonds. Le bricolage du social119 n’est pas un don ou une compétence,

mais plutôt une résistance, une exigence de survie… Cette ingéniosité démontre

aussi que « la mondialisation ne mène pas ipso facto vers une mise ne cène

unique du social. »120 Dès lors, et en réplique à notre précédente critique,

l’anthropologie se doit d’étudier « la diversité conçue aujourd’hui comme une

réponse à la mondialisation : des groupes de populations réagissent par des

productions identitaires inédites – soit les représentations qu’ils donnent d’eux-

mêmes –, autant de (sous)cultures singulières ou locales qui affrontent la

banalisation, l’uniformisation, la standardisation. Sous cet angle, la réalité effective

d’un univers global est toujours locale et renvoie à la capacité que possèdent les

groupes de population de s’inventer des modalités inédites "d’être au monde". »121

Profondément inscrite dans la ville, donc dans une forme de la modernité,

l’invention du social africain s’enracine dans la tradition. Ni mimétisme de la culture

occidentale ni rupture totale avec les habitus traditionnels mais bien métissage,

syncrétisme : « la modernité ne cesse de produire ses propres réfutations en

devenant tradition du renouveau. »122

Enfin, de ce travail, je retire également un plaisir. Celui d’avoir exploré un peu plus

en profondeur un champ de la discipline anthropologique, même si tous ses trésors

n’ont pu être ramenés à la surface… Si, pour les ethnologues avertis du corps

enseignant, mon immersion dans les courants de l’anthropologie urbaine africaniste

ne suscitera pas une émotion vertigineuse, je ne peux qu’affirmer, me concernant,

qu’elle fut extrêmement formatrice et éclairante. Accentuant ce plaisir, j’aurai

tenté, par ce bricolage sur le bricolage, de dépasser la simple description, l’anodine

présentation des principaux auteurs et de leurs concepts afin de rendre compte de

réalités empiriques contemporaines, bref de faire sens dans une démarche

prospective.

119 Dans quelle mesure cette expression n’est-elle pas condescendante ? Je m’interroge… 120 LAURENT Pierre-Joseph, « Le big man local où la "gestion coup d'État" de l'espace public », op. cit., p. 103. 121 LAURENT Pierre-Joseph, « Le big man local où la "gestion coup d'État" de l'espace public », op. cit., p. 103. 122 BERTRAND Monique, op. cit., p. 904.

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LAVIGNE DELVILLE Philippe «Et si l'Afrique refusait le développement ?, Axelle Kabou, l'Harmattan 1991, 208 p.», Le bulletin de l'APAD, n° 2, mis en ligne le 6 juillet 2006, consultable sur http://apad.revues.org/document416.html.

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Annexe 1 - La gestion des déchets ménagers, casse-tête urbain à Parakou

Travail réalisé dans le cadre du Séminaire interdisciplinaire de politique du développement : Afrique (DVLP 3193).

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UNIVERSITE CATHOLIQUE DE LOUVAIN Faculté des Sciences Économiques, Sociales et Politiques

La gestion des déchets ménagers,

casse-tête urbain à Parakou

Pascal LAVIOLETTE (ANTR 3DS)

Travail réalisé dans le cadre du

Séminaire interdisciplinaire de politique du développement : Afrique (DVLP 3193).

Professeurs : Bruno SCHOUMAKER et Jean-Marie WAUTELET

Session de juin 2007

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Introduction

L'Afrique connaît depuis quelques décennies une urbanisation galopante : dans certaines

villes, notamment Abidjan et Lagos, deux capitales géographiquement proches de Parakou,

la population a plus que sextuplé en 40 ans1. D'ici 10 ans, la moitié des populations d'Afrique

subsaharienne vivra en ville.

Logiquement, irrémédiablement, le taux élevé d'urbanisation entraîne une accumulation

rapide des déchets, source de problèmes sanitaires et environnementaux, qu'il convient de

gérer, au même titre que (voir en relation avec) les questions d'expansion de l'habitat, de

développement et d'entretien des infrastructures, de l'offre en services publics… dans des

pays aux budgets étatiques et locaux trop souvent étriqués.

Aujourd'hui, après avoir traversé une histoire lourde en ruptures (colonisation,

décolonisation, indépendance), les populations de l'Afrique de l'Ouest se meuvent dans un

univers radicalement neuf où, en raison du processus de décentralisation politique, de

nouveaux acteurs gèrent, non sans difficulté mais avec une légitimité accrue, les collectivités

urbaines et les débats locaux.

La problématique des déchets ménagers nous permettra d'entrer dans une ville importante

du Bénin, Parakou, pour y saisir la complexité de la gestion urbaine. Le taux de croissance

de la population2 y a atteint, entre 1992 et 2002, 3,75% : en dix ans, les Parakois sont

passés de 103.000 à près de 150.000. Cette augmentation de la population s'est

accompagnée ici aussi de multiples bouleversements en matières d'habitat, d'étalement de

la ville, de mobilité, de santé, d'éducation et d'environnement… En bref, nous tenterons

d'examiner comment Parakou a pu (ou n'a pu) faire face à l'un des nombreux et importants

défis de la gestion urbaine dans un contexte politique et administratif nouveau, et quels

outils institutionnels elle a mobilisé.

Par souci de clarté et parce que ceux-ci suffisent à une construction scientifique, l'article

traitera essentiellement des déchets ménagers solides, laissant à d'autres le soin d'aborder

la (quasi non) gestion des déchets liquides domestiques3 ou des rejets industriels.

Sans pour autant négliger une littérature plus distancée du terrain, l'approche se veut socio-

anthropologique, c'est-à-dire accordant une place importante aux recherches empiriques

(par le truchement de quelques auteurs), parce que la problématique de la gestion des

déchets impose la prise en compte de la parole des acteurs civils (ménages, associations, …)

et publics.

Enfin, il est utile de souligner la double difficulté à traiter d'un sujet comme celui-ci. D'abord,

en raison de la rareté des données écrites sur de Parakou ; à titre illustratif, on notera que

1 ONIBOKUN Adepoju G., La gestion des déchets urbains. Des solutions pour l'Afrique, CRDI/Éditions Karthala, Paris, 2002. 2 Troisième recensement général de la population et de l'habitation, Institut National de la Statistique et de l'Analyse économique, octobre 2003. 3 Même si ceux-ci méritent une attention toute particulière : leur rejet, faute d'équipement collectif d'assainissement, ne sont pas évacués ou quand ils le sont (latrines familiales ou collectives, fosses sceptiques) constituent une source potentielle de pollution des nappes phréatiques.

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Les villes secondaires d'Afrique noire 1970-1997, bibliographie analytique et commentée, ne

comporte que deux références "Parakou"… sur 1.2004. Une difficulté en partie, et en partie

seulement, surmontée par un détour sur place5/6 et par la collaboration efficace avec la ville

d'Orléans, partenaire de Parakou. Ensuite, en raison du peu d'études scientifiques en

sciences sociales sur les déchets urbains et ce "en dépit du fait que les déchets urbains font

partie intégrante des phénomènes observables7".

Repères

Historiens et observateurs en conviennent, le Bénin est un pays surprenant à plus d'un titre.

Ancienne colonie française, le Dahomey devient indépendant le 1er août 1960.

Sommairement, trois grandes périodes caractérisent son histoire post-coloniale. D'abord,

douze années d'instabilité politique et sociale, ponctuées de coups d'État quasi bisannuels,

qui font du Dahomey "l'un des pays ouest-africains les plus instables pendant la première

décennie de son indépendance 8". Ensuite, dix-huit années de gouvernement militaire

révolutionnaire marxiste-léniniste après que, le 26 octobre 1972, le commandant Mathieu

Kérékou ait attaqué le palais présidentiel. Fin des années 80, le Dahomey, devenu

République populaire du Bénin, après une décennie durant laquelle la majorité des États

africains sont frappés par la crise économique internationale, est sinistré, "exsangue,

pratiquement en état de cessation de paiement 9".

Le régime, de son plein gré !, proclame en décembre 1989 l'abandon du marxisme-léninisme

et annonce la tenue d'une Conférence nationale des Forces vives de la Nation. Celle-ci

s'ouvre le 19 février 1990 et amorce la troisième grande période, celle du renouveau, c'est-

à-dire l'installation pacifique et la gestion d'une démocratie réelle qui perdure toujours. On

retiendra que le Bénin, avec sa Conférence nationale des Forces vives (durant laquelle

Kérékou se confessera publiquement… et sera acclamé !) a "inventé une procédure politique

originale qui va faire florès, qu'on lui enviera et qu'on se pressera d'imiter au sud du Sahara

avec des fortunes diverses 10".

Dotée d'une nouvelle constitution et d'un nouveau cadre politique (système présidentiel,

élections libres, multipartisme, libertés judiciaire et de la presse, …), la République –

4 BERTRAND Monique, CEAN, 1997. 5 Qu'il me soit permis de remercier ici, pour ses conseils éclairés, Aziz Chabi Imorou, chercheur au LASDEL de Parakou (Laboratoire d'études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement local). 6 Hélas, durant les derniers jours de la campagne pour les élections législatives, rendant tout contact avec le maire ou ses adjoints impossible. 7 BAMBILA MULUMBA Hubert, Problématique des déchets solides urbains en Afrique. Une analyse systémique des logiques d'acteurs dans les villes d'Abidjan, Dar-es-Salam, Rabat-Salé et Kinshasa, mémoire de DEA interuniversitaire ULg/UCL/Faculté Universitaire de Gembloux/Fucam en Développement, Environnement et Sociétés, 2005, p. 6. 8 BIERSCHENK Thomas et DE SARDAN Jean-Pierre OLIVIER (éds), Les pouvoirs au village. Le Bénin rural entre démocratisation et décentralisation, Éditions Karthala, Paris, 1998, p. 51. 9 DAVID Philippe, Le Bénin, Éditions Karthala, Paris, 1998, p. 67. 10 Ibidem, p. 69.

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démocratique et non plus révolutionnaire – du Bénin, délabrée à l'aube des années 90 doit

encore réussir sa mutation économique.

Pour réussir cette mutation, le Bénin a pu compter sur une aide extérieure conséquente : de

1992 à 199711, celle-ci a financé 30% de la dépense publique totale et plus de 80% de

l'investissement public, et ce en raison des bons résultats du pays en matière de démocratie

et de droits de l'homme, au point que le Bénin traîne une réputation de pays sur-assisté :

"on peut considérer que l'économie politique du Bénin est celle d'un « État rentier » 12".

Malgré l’allégement de la dette (février 2004) et la mise en œuvre du DSRP, la croissance

est passée de 4,4 % en 2002 à 3,9 % et 3 % respectivement en 2003 et 200413. Bien que la

gestion macroéconomique prudente observée depuis le milieu des années 90 a donné de

bons résultats en matière de stabilité, la pauvreté ne recule pas; tout au plus, elle stagne et

les inégalités s’aggravent. Les difficultés internes de gestion d’une filière cotonnière, poumon

de l’économie et presque entièrement libéralisée et les chocs consécutifs à la chute des

cours de ce produit expliquent en partie la contre-performance en matière de croissance. La

dégradation de la situation économique et sociale s’explique aussi par la lenteur des

réformes surtout en ce qui concerne les privatisations, la création d’un climat favorable aux

affaires, la promotion de la sécurité juridique et judiciaire et la lutte contre la corruption14.

Aujourd'hui, le pays est dirigé par l'ancien directeur de la Banque Ouest-Africaine de

Développement, Yayi Boni. Quatrième Président de la République depuis l'introduction du

multipartisme en 199115, ce docteur en sciences économiques a fait de la bonne

gouvernance son cheval de bataille et a basé sa campagne sur la nécessité d'une révolution

économique, déterminé à aboutir à une croissance à deux chiffres16 : "La croissance à 7%

ne suffit plus et notre programme pour relever le défi est axé sur le document stratégique

de croissance et de la réduction de la pauvreté 17".

11 BIERSCHENK Thomas, L'appropriation locale de la démocratie : analyse des élections municipales à Parakou, République du Bénin, 2002/03, Working papers, n°39b, Institut d'anthropologie et d'études africaines, Université Johannes Gutenberg de Mayence, 2005, p. 7. 12 Idem. 13 Rapport sur la situation économique et sociale du Bénin, PNUD, 2005, "le taux de croissance économique réelle enregistré en 2004 est de 3% seulement contre une moyenne de l'ordre de 5% sur la période 1995 -2003", consulté le 20/05/07 sur http://www.undp.org.bj/publications/Rapport-Economique-Et-Social-BENIN-2004.pdf 14 PNUD, 2005, op. cit. 15 Pays surprenant, écrivions-nous : Mathieu Kérékou fut élu président en 1996 et réélu en 2001. 16 Selon le Rapport sur la situation économique et sociale du Bénin, PNUD, 2005, "le taux de croissance économique réelle enregistré en 2004 est de 3% seulement contre une moyenne de l'ordre de 5% sur la période 1995 -2003", consulté le 20/05/07 sur http://www.undp.org.bj/publications/Rapport-Economique-Et-Social-BENIN-2004.pdf. 17 DOSSOUMOU Angelo, « Boni Yayi fait son propre bilan », dans Fraternité consulté le 20/05/07 sur http://www.fraternite-info.com/article.php3?id_article=156.

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La décentralisation

Au Bénin, la décentralisation administrative résulte du renouveau démocratique engagé en

1990 par les Forces vives de la Nation. Il faudra néanmoins près de dix ans pour que des

textes législatifs (lois du 15 janvier 1999 et loi du 9 mars 2000) traduisent en droit ce

processus et que se mette en œuvre l'organisation administrative du pays créant notamment

77 communes qui s'administrent librement par des conseils élus au suffrage universel. Ces

communes se voient doter de la personnalité juridique, donc d'une autonomie, et se voient

également attribuer des compétences (développement économique, aménagement, habitat,

urbanisme ; infrastructures, équipements, transports ; environnement, hygiène, salubrité) et

des ressources financières. En d'autres termes, dorénavant, "l'État exerce un contrôle de

tutelle en lieu et place d'un contrôle hiérarchique 18".

L'enjeu de la décentralisation est triple : politique, administratif et financier. Il s'agit de

réussir, d'une part, le passage d'un système du tout à l'État à un système de partage de

pouvoir et de ressources entre l'État et les collectivités locales et, d'autre part, le passage

d'un système sans collectivités locales à un système à 77 communes.

Sur le terrain, les nouvelles administrations communales disposent certes de l'autonomie

fiscale leur permettant de percevoir impôts directs et indirects afin de mener leur politique

mais se heurtent aux populations qui résistent à ce changement, provoquant nombre de

difficultés budgétaires. En outre, les transferts financiers de l'État aux collectivités locales ne

leur garantissent pas un appui suffisant pour le développement de leurs politiques. Enfin, les

nouvelles communes souffrent d'un manque de ressources humaines aptes à assumer les

missions nées de la décentralisation.

La décentralisation, nouveau credo des bailleurs de fonds19, repose sur le postulat de l'effet

démocratisant c'est-à-dire que les élites locales, jusqu'alors écartées du pouvoir, une fois

légitimement élues mobiliseront les ressources locales et contribueront au développement

économique de la commune par une saine gouvernance. Comme l'écrit Thomas Bierschenk,

"le petit nombre d'études empiriques disponibles ne partagent pas exactement l'optimisme

des bailleurs quant au déclenchement d'un cycle vertueux entre démocratie, gouvernance et

développement à l'échelon local 20".

Si le processus demeure inachevé, il n'en demeure pas moins qu'il a entamé une

transformation radicale du paysage politique, économique, social et administratif du pays.

L'enjeu est énorme car le"Bénin (est) l'un des rares pays d'Afrique que l'on puisse qualifier

de démocratie modèle 21". D'ailleurs, il n'est pas un maquis (restaurant populaire) où,

chaque jour, les Béninois ne s'enorgueillissent pas d'une réelle culture de la démocratie en

discutant, avec passion parfois mais toujours librement, des aléas de la vie politique

nationale ou régionale, s'affichant clairement partisans ou opposants du président Boni.

18 SAWADOGO Raogo Antoine et SEBAHARA Pamphile, "Historique de la décentralisation au Burkina Faso" dans Décentralisation et citoyenneté au Burkina Faso, Pierre-Joseph Laurent (éd.), Bruylant-Academia, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 60. 19 Au Bénin, la décentralisation est essentiellement appuyée par l'Allemagne et la France. 20 BIERSCHENK Thomas, op. cit, p. 2. 21 Ibidem, p. 1.

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p. 45

Parakou, capitale cosmopolite du nord

Troisième ville du Bénin, Parakou se situe à un peu plus de 430 km au nord de Cotonou

(première ville, capitale économique) et de Porto-Novo (deuxième ville, capitale politique).

Chef-lieu du Borgou, l'un des douze départements béninois, Parakou avec ses 150.000

habitants est la plus grande métropole septentrionale. Dans le cadre de la décentralisation,

Parakou s'est vu attribuer, tout comme Cotonou et Porto-Novo, le statut de "commune à

statut particulier"22. Ce statut dote la "capitale du nord" de compétences élargies

(enseignement et formation professionnelle, transport et circulation) et de ressources

financières subséquentes.

Ancienne ville étape pour les caravanes jusqu'au 19e siècle, Parakou a hérité de cette

époque de deux caractéristiques fondamentales : d'une part, celle d'une importante ville de

transit commercial ; d'autre part, celle d'une cité extrêmement cosmopolite qui a accueilli

depuis des générations nombre de migrants allochtones (notamment les Bariba23 venus du

Nigeria) et autochtones (notamment les Fon venus du sud, accompagnant l'expansion

coloniale).

En raison de sa situation géographique et de son statut de ville relais vers les pays de

l'hinterland (Niger, Burkina Faso, Mali), le secteur tertiaire y est le plus développé,

employant près de 45% de la population24. Terminus du chemin de fer (point de rupture de

charge train/camion) et important carrefour routier international, Parakou accueille quelques

400 transporteurs25, gérant une flotte de près d'un milliers de "titans" (camions gros

porteurs). Le secteur informel (commerces, restauration, couture, mécanique, …), occupant

près de 90% de la population active urbaine, y est prépondérant. L'agriculture urbaine est

également présente mais essentiellement dans les quartiers péricentraux.

Parakou se positionne comme le second pôle industriel du pays avec notamment ses usines

de textile (COTEB) et d'égrainage du coton (SONAPRA), sa brasserie (SOBEBRA). Enfin, le

chef-lieu du Borgou est également le siège de nombreuses administrations départementales,

d'organismes financiers, d'ONG ; en 2001, une seconde université autonome créée pour

désengorger l'université d'Abomey-Calavi, l'UNIPAR, s'y est installée.

Très schématiquement, l'urbanisation de Parakou, ville de 300 km² dont 70 sont urbanisés26,

s'organise autour de trois zones. Primo, un noyau central, cœur historique de la ville,

organisé autour du marché international Arzèké et caractérisé par une certaine exiguïté,

22 Loi n°98-005 du 15 janvier 1999 ; pour être reconnue commune à statut particulier, il faut remplir trois conditions : avoir une population d'au moins 100.000 habitants ; s'étendre sur 10 km ; disposer de ressources budgétaires suffisantes pour faire face aux dépenses de fonctionnement et d'investissement. 23 Communauté aujourd'hui considérée comme autochtone. 24 CHABI IMOROU Azizou, Activités économiques et dysfonctionnement urbain : occupation des voies urbaines par la populati on de Parakou, Université d'Abomey-Calavi (Bénin), 2003-2004, p. 15. 25 BAGNAN Chabi Ahmed, Les associations de développement et la gestion urbaine de Parakou, Université d'Abomey-Calavi (Bénin), 2005, p. 18. 26 http://www.parakou.net/culture_tourisme/tourisme/presentat/welcome.htm, consulté le 20/05/07.

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p. 46

regroupe les équipements commerciaux, administratifs et de loisirs. Secundo, des quartiers

péricentraux caractérisés par un habitat modeste et des activités de commerce et

d'artisanat. Tertio, des quartiers périphériques, certains populaires et d'autres moins, où des

lotissements sont en cours de création, où sont également établies les principales industries

(essentiellement à l'ouest).

Le chemin de fer, facteur historique clé de l'urbanisation de Parakou dès 1937, année de

l'inauguration de la gare, connaît aujourd'hui un marasme certain. Il est certes prévu de

créer, en coopération avec la Malaisie, un port sec27 non loin de la zone industrielle qui

relancerait l'activité ferroviaire mais, à ce jour, seule une stèle inauguratrice occupe un site

dépourvu de la moindre infrastructure, faisant dire à certains Parakois qu'il s'agit encore

d'"éléphants blancs"28…

Si le réseau de voirie est important, seul un tiers des 327 km est bitumé ou pavé et souffre

d'un manque d'entretien. Dans le cadre du Programme de gestion urbaine décentralisée

(voir infra), la ville a procédé à un plan d'urgence d'assainissement de certaines voies dans

des quartiers défavorisés. Parakou a également bénéficié du Fonds Européen de

Développement (FED) et de crédits de la Banque Ouest-Africaine de Développement afin de

bitumer ou paver environ 33 km de voirie. Les artères secondaires, souvent dans un état

défectueux, obligent les associations de développement à "veiller quotidiennement à

l'entretien de ces infrastructures 29".

Ancienne circonscription urbaine, aujourd'hui commune, Parakou comprend trois

arrondissements regroupant au total 41 quartiers. Les élections communales de décembre

2002 (mars 2003 pour le second tour), les premières depuis la décentralisation, ont installé,

au suffrage universel, un conseil municipal composé d'une classe nouvelle de dirigeants

politiques amenée à faire ses preuves en matière de bonne gouvernance…30

Les Parakois

Le dernier recensement de la population31 permet de dresser un portrait plus précis des

150.000 Parakois. Ville implantée dans l'aire culturelle musulmane, 56% de la population y

pratiquent l'Islam, pour 26% la religion catholique ; le reliquat étant constitué des

différentes formes de protestantisme, de sectes diverses et de cultes traditionnels.

27 Afin de décongestionner le port maritime de Cotonou ; l'activité principale étant le transbordement de marchandises entre les trains et les camions. 28 Des promesses non tenues. 29 BAGNAN Chabi Ahmed, op. cit.,p. 29. 30 Depuis, Parakou a été le théâtre d'un affrontement intense entre le maire Gbadamassi et son rival Moutari autour de la gestion du marché rénové Arzèké. Sans entrer dans les détails, retenons ceci : Moutari décèdera de mort naturelle quelques jours après avoir eu juridiquement gain de cause, en première instance, contre Gbadamassi (25/09/2003) ; le juge Coovi, chargé de la reprise du procès, sera assassiné la veille de siéger (06/11/2005) ; Gbadamassi, principal suspect, sera incarcéré (aujourd'hui en liberté mais toujours prévenu) et destitué ; un arrêté préfectoral nommera Adambi, premier adjoint de Gbadamassi, maire de Parakou (25/01/2006). 31 Troisième recensement général de la population et de l'habitation, Institut National de la Statistique et de l'Analyse économique, octobre 2003.

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Multiethnique, la population comprend 39% de Bariba, 16% de Fon, 14% de Yoruba, 12,5%

de Dendi pour ne reprendre que les groupes dominants ; on y dénombre également une

importante proportion d'étrangers (3,5%) : Nigériens, Nigérians, Togolais, Ghanéens, …

En matière d'enseignement, Parakou compte un taux d'alphabétisation de 31%, c'est-à-dire

un taux inférieur à la moyenne nationale (37,7%) et à la moyenne en milieu urbain (55%) ;

36% de la population n'a aucun niveau d'instruction, 36% le primaire, 22% le secondaire et

1,3% le supérieur.

Enfin, on compte deux fois plus de ménages pauvres (65%) à Parakou qu'à Cotonou.

Phénomène urbain, Parakou dénombrerait 13% de chômeurs (taux d'inoccupation par

rapport au secteur formel), soit un peu plus de 900 de personnes. Un ménage sur trois n'a

pas d'accès à l'eau potable.

Les outils de développement urbain

Le Plan directeur d'urbanisme (PDU)

Le PDU est un document de planification qui indique de façon précise les élément de

l'aménagement urbain : zones d'habitat, zones industrielles, tracé des voiries, espaces

boisés, etc. Élaboré une première fois en 1985 grâce à la Coopération française, le PDU a

été actualisé en 2000 et reste opérationnel jusqu'en 2009.

Cet outil de politique de gestion urbaine a permis de maîtriser l'urbanisation sauvage grâce à

la planification de réserves foncières notamment pour la création d'un parking de 52 ha pour

camions gros porteurs sur la route de Djougou (à l'ouest, jouxtant la zone industrielle) et

pour l'installation de l'Université sur une centaine d'hectares. "On peut aussi évoquer la

réussite de la création des réserves des eaux et forêts (en plein centre urbain, poumon vert

de la ville) et du Musée de plein air de Parakou 32". On notera également qu'en matière

d'opération de lotissement, "la ville dispose d'importantes réserves en parcelles loties prêtes

à bâtir par rapport à la demande réelle. Cependant, en dehors des réseaux d'extension d'eau

et d'électricité, la plupart de ces parcelles sont sous équipées et inaccessibles par manque

de voie carrossable 33".

Le Registre foncier urbain (RFU)

Conçu par la Société d'études régionales d'habitat et d'aménagement urbain (SERHAUT-SA)

et mis en place grâce à la Coopération française en 1990, le RFU a pour mission d'aider les

communes à mobiliser des ressources financières. Il s'agit d'une forme de cadastre simplifié

qui répond à un triple objectif : développer les ressources financières pour faire face aux

dépenses d'investissement et d'entretien, maîtriser la gestion du patrimoine foncier et

produire les données urbaines nécessaires à la programmation des actions de

développement.

32 BAGNAN Chabi Ahmed, op. cit.,p. 37. 33 Revue permanente du secteur urbain, SERHAUT-SA, Cotonou, juin 2000, p. 101.

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Le RFU a permis, entre 1989 et 2002, de quintupler le recouvrement des taxes foncières34

mais comme le précise le responsable de la cellule RFU : "malgré ces résultats très

significatifs, la culture fiscale est très peu développée dans la ville de Parakou et influe

négativement sur le recouvrement (…) L'un des défis majeurs est, d'une part, la maîtrise du

potentiel fiscal et foncier à travers la réalisation d'une enquête exhaustive (…) et, d'autre

part, l'amélioration du système d'adressage par la mise en œuvre des opérations de

panneautage 35". En 2005, ce système d'adressage et de panneautage, indispensable au

repérage des parcelles ou bâtis soumis à l'impôt, faisait toujours défaut. En outre, "on note

que sur les 70.000 parcelles disponibles, seulement 18.000 sont inscrites au rôle d'où la

nécessité d'organiser une enquête exhaustive 36".

Le Programme pluriannuel de développement et d'investissement (PPDI)

Mise en œuvre pour la première fois en 1994, le PPDI est un outil de planification et de

programmation des investissements urbains. Élaboré en concertation avec le maire, les chefs

d'arrondissements, les chefs de quartiers et la population, le PPDI permet d'opérer des

arbitrages dans la confection budgétaire et dans l'affectation des ressources. "Avec cet outil

de planification, aucune réalisation ni investissement ne se fait plus au hasard 37".

Le Projet de gestion urbaine décentralisée (PGUD)

L'objectif du PGDU, mis en œuvre dans les trois communes à statut particulier du Bénin

(pour rappel, Cotonou, Porto-Novo et Parakou), vise à contribuer à la réduction de la

pauvreté et à l'amélioration des conditions de vie des populations en leur offrant de

meilleurs services urbains, dotés d'infrastructures de transport et d'assainissement, en

particulier dans les quartiers défavorisés et sous-équipés. Ce projet gouvernemental a été

initié en 1999 avec l'appui notamment de la Banque mondiale et de l'Agence française pour

le développement (AFD).

Le PGUD "a pour vocation d'intégrer les principes d'amélioration de la qualité de vie, de

protection de l'environnement et de participation de la communauté, qui respectent les

exigences du développement durable 38". Le projet développe des actions autour de trois

axes forts, les "composantes" A, B et C.

La composante A vise le renforcement des capacités de gestion des services urbains. À

Parakou, des formations spécifiques en informatique, en gestion comptable et financière ou

encore en gestion des ressources humaines ont permis au personnel de la mairie de

renforcer ses compétences. Le PGUD a également doté le personnel de véhicules et

34 De 45 millions FCFA, soit 68.600 EURO, à 209 millions, soit 318.600 EURO. 35 CHABI Alimatou, « Les enjeux du RFU sur la décentralisation », dans Parakou-Info, décembre 2003, n°6, p. 5. 36 Parakou-Info, mai 2005, n°7, p. 5. 37 BAGNAN Chabi Ahmed, op. cit.,p. 39. 38 Projet de Gestion Urbaine Décentralisée (PGUD). Rapport provisoire. Enquêtes socio-économiques et appréciation des services urbains par la population dans les communes de Cotonou, Parakou et Porto-Novo, Dr. Albert TINGBE-AZALOU, Ministère de l'Environnement, de l'Habitation et de l'Urbanisme et Ministère de l'Intérieur, de la Sécurité et de la Décentralisation, mai 2005, p. 11.

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d'équipements de bureau. En termes d'acquis positifs, on peut relever l'amélioration des

recettes municipales, l'amélioration de la gestion foncière et comptable et l'amélioration de

la qualité des dépenses39.

La composante B concerne les infrastructures prioritaires, c'est-à-dire la réhabilitation de

voiries urbaines et la construction de réseaux de drainage.

L'amélioration des conditions de vie et la participation communautaire dans les quartiers

défavorisés font l'objet de la composante C et ce au moyen de réalisations d'équipements

collectifs de base et de microprojets d'appui au développement communautaire. À Alaga et

Camp Adagbè, les deux quartiers défavorisés retenus par le premier PGUD, de nouvelles

infrastructures scolaires (écoles primaires) ont été construites ou rénovées ; des

groupements d'intérêt économiques ont été créés pour la pré-collecte des ordures

ménagères, des comités de développement de quartier, dont l'objectif principal est de

mobiliser les habitants aux questions de développement, ont été installés40. Relevons

néanmoins que la mise en œuvre de la participation a fait l'objet d'un scepticisme affirmé de

la part des populations qui y voyaient surtout "un projet politique, à visée électoraliste 41"

d'autant plus qu'une participation financière de 5.000 FCFA (7,6 EURO) par maison leur était

demandée.

La première phase du PGUD s'est déroulée de mars 2000 à septembre 2004. Compte tenu

des résultats obtenus, une seconde phase de trois ans a été décidée pour consolider les

acquis des composantes A, B et C dans les quartiers Alaga et Camp-Adagbè tout en

élargissant le programme à deux nouveaux quartiers défavorisés, Banikani et Titirou.

La coopération avec la ville d'Orléans (France)

La ville d'Orléans souhaitait, depuis 1989, nouer des relations avec une ville africaine. De

son côté, Parakou avait développé, depuis le début des années 90, "une logique de

décentralisation dont les objectifs ambitieux constituent à l'échelle du Bénin un véritable

laboratoire 42", un programme soutenu par la coopération française depuis 1992. Parakou

était alors à la recherche d'une collectivité locale européenne pour soutenir ses efforts. C'est

dans ce contexte que prend forme la coopération avec Orléans.

Une convention de partenariat triennale a été ratifiée pour la première fois en mars 1993. La

collaboration entre les deux villes n'a pas cessé depuis lors : les conventions ont été

renouvelées tous les trois ans et la dernière, portant sur 2007-2009, a été signée en mars.

En 2007, Orléans s'engage à renforcer notamment "les capacités et compétences de la Ville

de Parakou dans ses démarches de mise en œuvre de la décentralisation, de soutien à la

39 Parakou-Info, mai 2005, n°7, pp. 13-15. 40 Pour plus de détails : Projet de Gestion Urbaine Décentralisée (PGUD). Composante C. Identification et évaluation des appuis à apporter aux quartiers défavorisés retenus par les communes. Rapport préliminaire corrigé. Ville de Parakou, SERHAU-SA, décembre 2004. 41 Parakou-Info, décembre 2003, n°6, p. 6. 42 Partenariat de coopération décentralisée entre Parakou et Orléans. Convention 2007/2009. Conseil municipal 23 mars 2007.

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gestion urbaine et environnementale, de mise en place de nouveaux services publics 43"

dans la logique du développement durable puisque la cité orléanaise a inscrit ce programme

de coopération dans son Agenda 2144, initié en 2006, sous le titre Favoriser un autre

développement.

Le programme d'actions 2007 requiert un budget total de 188.000 EURO, pris en charge par

la Ville d'Orléans (25%), le Ministère des Affaires étrangères français (17,5%), la Région du

Centre (15,5%) et la Ville de Parakou (42%). Environ un tiers de ce budget est consacré à

l'aménagement urbain (la construction d'un ouvrage de franchissement pour le

désenclavement d'un quartier ; l'étude d'un schéma de développement local), au

développement durable (l'acquisition de 270 poubelles) et à l'aide à la gestion locale. Un

autre tiers du budget concerne la construction d'un module de quatre classes dans un

collège.

La problématique des déchets

À Parakou, comme dans les autres villes d'Afrique subsaharienne, les déchets sont partout.

Il s'agit essentiellement, pour les déchets fabriqués, non biodégradables, d'"objets en fin de

carrière 45" dans la mesure où, dans une économie de la rareté, "la récupération est très

présente et très imaginative 46". Une économie informelle du déchet s'est installée : au

marché, l'on revend des bouteilles plastiques usagées et des boîtes de conserve vides…

Les déchets organiques, biodégradables, occupent également une place importante dans la

production des ordures ménagères qu'il s'agisse de restes d'aliments ou de détritus

agricoles ; une partie de ceux-ci sont utilisés par les citadins cultivateurs – plus nombreux

dans les quartiers périphériques – pour fertiliser le sol de la cour ou des parcelles vides

utilisées comme champs. Une troisième catégorie occupe le terrain : les reliquats de la

construction tels que pierres, blocs de béton, sable, etc.

Seule donc une partie de la production des déchets termine in fine sur l'espace public, ce

que François Wyngaerden appelle "le reste du reste", c'est-à-dire des objets devenus

définitivement inutiles. Parmi ceux-ci, une particularité africaine : le sac plastique noir, sac

d'emballage des courses, qui, jeté çà et là après utilisation par dizaine de milliers chaque

jour, assombrit le décor urbain (tandis que le sac plastique transparent, contenant de l'eau

fraîche labellisée hygiénique, probablement tout aussi répandu, s'y confond).

Paradoxalement, du moins à première vue, si à l'extérieur de la concession les déchets

semblent acceptés, à l'intérieur, par contre, ils font l'objet d'une attention particulière : 43 Idem. 44 L'Agenda 21 local s'inscrit dans la continuité de l'Agenda 21 adopté par 173 pays lors du Sommet de la Terre de Rio. 45 BOUTON Emmanuel, Étude et réflexions sur la place et le sens des déchets ménagers à Koudougou, ville émergente du Burkina Faso, mémoire de DES en Anthropologie, UCL, 2003-2004, p. 16. 46 WYNGAERDEN François, "La gestion des déchets dans une ville émergente" dans Décentralisation et citoyenneté au Burkina Faso, Pierre-Joseph Laurent (éd.), Bruylant-Academia, Louvain-la-Neuve, 2004, p. 415.

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l'espace privé se défait de ses détritus – source d'odeurs nauséabondes, de vermines, de

moustiques donc de maladies – "au profit" de la rue. "L'espace public est perçu comme le

lieu permissif dans lequel le rejet est permis 47". Propreté soucieuse de l'espace domestique

d'un côté, dégradation de l'espace public de l'autre.

François Wyngaerden parle, lui, d'un mode particulier d'appropriation de l'espace : "Au

village, la rue, vue comme un espace collectif géré par la collectivité, est absente. Il en est

de même dans l'esprit de beaucoup de gens à Ziniaré. (…) L'utilisation de la rue est

considérée comme légitime. Il en découle que les déchets et l'espace public sont gérés de

manière très personnelle 48".

Cet espace public sans propriétaire, libre d'accès, trouve son fondement dans l'organisation

traditionnelle des sociétés africaines, sur "une représentation qui oppose radicalement «

l’intérieur » socialisé (la maison, la cour ou le village) à « l’extérieur » sauvage (la brousse)

conçu comme un endroit non approprié par les hommes, en libre accès et où l’on peut tout

prendre et tout abandonner ! 49/50"

Mais l'enjeu de la salissure peut également porter sur le politique. À Bobo-Dioulasso,

deuxième ville du Burkina Faso, Fatoumata Ouattara a montré que le déchet, surtout son

mauvais usage, signifie "que les « pouvoirs publics » n’ont pas le contrôle de « l’espace

public » ; que le maire est impuissant à faire régner « son ordre » symbolique, l’ordre

hygiénique de la propreté urbaine, sur « son territoire » communal. Bref, c’est la légitimité

des autorités communales à gouverner l’espace publique qui est ici questionnée. (…) À

travers « la résistance des ordures », c’est une opposition politique, informelle sans doute,

mais bien réelle qui s’exprime directement contre les symboles concrets et proches du

pouvoir municipal et de ses représentants 51".

Enfin, lorsque les objets ordures changent de lieu, passant de la cour à la rue, il changent

également de statut, ils redeviennent acceptables, voire invisibles parce qu'ils ont perdu

toute utilité : "Leur présence et leur accumulation ne sont pas mal perçues (…). Ils ne vont

(globalement) pas procurer un désagrément 52". Ce qui expliquerait un désintérêt pour la

gestion des déchets sur l'espace public, une interrogation posée uniquement aux personnes

"qui, de par leur formation, leur travail ou leurs voyages sont confrontées à des modèles

d'organisation différents, ou à des milieux où la question est débattue 53".

47 BOUTON Emmanuel, op. cit, p. 35. 48 WYNGAERDEN François, op. cit., p. 421. 49 OUATTARA Fatoumata, Espace public et citoyenneté. La salissure de la ville comme enjeu politique. Bobo-Dioulasso (Burkina Faso), consulté le 23/05/07 sur http://www.pseau.org/epa/gdda/Ateliers_rencontres/4_juillet_2002/Shadyc-txt.pdf. 50 Dans son mémoire de DESS en Populations et dynamiques urbaines (op. cit.), Azizou

Chabi Imorou montre bien, dans son analyse de l'occupation des voies et des trottoirs à Parakou par le commerce informel, que dans cet espace "libre d'accès où l'on peut tout prendre et tout abandonner" on peut également tout faire. 51 Ibidem. 52 WYNGAERDEN François, op. cit., p. 416. 53 Ibidem.

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À Parakou, sans doute en raison d'une déjà longue histoire urbaine et d'une population

nombreuse, ce désintérêt n'existe pas…

Autorité publique et secteur associatif

"L'assainissement de la ville de Parakou peine sérieusement à se réaliser. Et pour cause, la

gestion des ordures ménagères constitue aujourd'hui un véritable casse-tête pour les

autorités municipales", peut-on lire dans le trimestriel communal Parakou-Info54. Les

déchets, variés, nombreux, omniprésents le long des rues et des façades, dans les caniveaux

ou sur les champs, n'incommodent donc pas que les Européens55 ou les notables confrontés

aux exigences des bailleurs de fonds. De l'avis même des populations, les déchets

constituent une préoccupation fondamentale "notamment en matière de gestion des

excréments humains et des ordures ménagères 56".

Très minime consolation, le cas parakois n'est pas isolé en Afrique, au contraire : "le bilan de

la gestion des déchets solides et de l'assainissement des villes du sud est loin d'être

positif 57" ruinant les meilleurs objectifs de santé publique, sans parler de protection de

l'environnement. En cause, la métropolisation des villes : le poids démographique toujours

croissant induit, essentiellement faute de moyens financiers en conséquence, des difficultés

de gestion des politiques de l'habitat, de l'éducation, de la santé et de l'environnement. "Les

autorités municipales se désengagent de plus en plus, laissant les populations cohabiter tant

bien que mal dans un environnement sanitaire précaire avec tous les risques que cela

comporte. Ces populations doivent dès lors se démener dans un contexte d'ostracisme

économique chaque jour plus intense 58".

Cette double préoccupation (santé publique et environnement) a été prise en compte au

Bénin, notamment dans le cadre du PGUD puisqu'au sein de la composante A (voir supra),

un volet est consacré à la gestion des ordures ménagères.

La population parakoise produirait chaque année 30.295 tonnes d'ordures ménagères59 et

seuls 10 à 15% seraient réellement collectés… même si le chiffre annoncé officiellement est

54 Août 2006, n°8, p. 8 (« Un casse-tête à Parakou de Venceslas » OLOWO). 55 Pour preuve de l'intérêt des Parakois pour ces questions, lire FADEGNON Maurice, Impact environnemental et socio-sanitaire de l'entreposage de soufre dans la commune de Parakou, mémoire de maîtrise en géographie, Université d'Abomey-Calavi (Bénin), 2006. 56 Projet de Gestion Urbaine Décentralisée (PGUD). Rapport provisoire. Enquêtes socio-économiques et appréciation des services urbains par la population dans les communes de Cotonou, Parakou et Porto-Novo, Dr. Albert TINGBE-AZALOU, Ministère de l'Environnement, de l'Habitation et de l'Urbanisme et Ministère de l'Intérieur, de la Sécurité et de la Décentralisation, mai 2005, p. 5. 57 Gestion maîtrisée des déchets solides urbains et de l’assainissement dans les pays en voie de développement : les besoins en études scientifiques et techniques spécifiques, et en outils méthodologiques adaptés, consulté le 23/05/07 sur http://ajir.sud.free.fr/Fichiers%20a%20telecharger/Rapports%20d%20experts/Rapports%20Interm%E9diaires/Bamako(Alep)/Rapport%20r%E9seaux%20(Bamako).pdf. 58 Initiatives locales de développement urbain: lutte contre l'insalubrité et la prolifération des ordures ménagères, fiche d'expérience consultée le 23/05/07 sur http://www.globenet.org/preceup/pages/fr/chapitre/capitali/experie/expmaco.html. 59 En 2005, la moyenne annuelle en France est de 360 kg/hab. ; à Parakou, elle est de 200 kg/hab.

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de 26%, d'après un rapport de la SERHAU-SA qui dresse un tableau assez critique : "Le

paysage urbain est fortement dégradé par des immondices qu'on rencontre partout dans la

ville de Parakou et l'assainissement reste très précaire. On dénombre une multitude de

décharges sauvages de tailles variées, malgré des tentatives pour limiter leur existence 60".

Et de conclure que "En général, on s'adonne à une gestion archaïque des ordures

ménagères dans l'ensemble de la ville".

La responsabilité de cette gestion archaïque des déchets ménagers est à partager ou à

chercher entre les acteurs publics et privés. Du côté de la mairie, la Direction des Services

techniques (DST) est censée superviser et organiser toute la filière : la pré-collecte

(ramassage domiciliaire et transport jusqu'à un point de dépôt temporaire), la collecte

(transport du point de dépôt temporaire jusqu'à la décharge), et la décharge.

La pré-collecte domiciliaire a été confiée à une dizaine de structures privées (ONG,

coopératives, associations, groupements d'intérêt économique) – sur un modèle déjà testé

en 1994… suite à la faillite d'une société privée concessionnaire, après une seule année

d'exercice61. Globalement, cette collecte s'opère, en principe deux fois par semaine, au

moyen de charrettes et très rarement avec des tracteurs motorisés. Pour organiser la pré-

collecte, un découpage de Parakou en douze secteurs a été réalisé, chaque secteur étant

confié à l'une des structures privées. Sur le terrain, ce "zonage existe mais n'est pas très

bien respecté 62", ce qui diminue l'efficacité du ramassage et provoque un taux important

d'insatisfaction quant à la qualité des prestations puisque les fréquences de ramassages ne

sont pas assurées63.

La pré-collecte repose sur un système d'abonnement mensuel par ménage (500 FCFA, soit

0,76 EURO) ou par maison (1.500 FCFA, soit 2,30 EURO), montants raisonnables, mais

néanmoins plusieurs structures privées ont cessé leurs activités, essentiellement en raison

de problèmes financiers dus à l'irrégularité dans le payement des abonnés et à l'irrégularité

de certaines ONG dans leurs prestations. L'ensemble des douze zones n'est donc plus

couvert.

Parakou ne disposant pas de décharge, la collecte semble fort aléatoire et partielle. Puisque

le matériel roulant fait défaut à la mairie, ce sont les structures privées qui sont chargées,

moyennant rétribution, de transporter les déchets en dehors de la ville où "une partie est

évacuée vers des champs pour engraisser les terres, là où les paysans sont demandeurs 64".

Dès lors, nombre de déchets demeurent en ville où se créent des dépotoirs sauvages avec

les conséquences socio-sanitaires que l'on devine65.

60 Projet de Gestion Urbaine Décentralisée (PGUD). Étude diagnostic de la gestion des déchets des villes de Parakou et Porto-Novo, SERHAU SA, juillet 2003, p. 5. 61 Parakou-Info, avril 2001, n°4. Sur ce même modèle, la mairie a concédé l'entretien des voies bitumées et pavées, en février 2003, à une trentaine d'associations féminines (Cf. Parakou-Info, décembre 2003, n°6). 62 Ibidem, p. 10. 63 75% de ménages insatisfaits selon BAGNAN Chabi Ahmed, op. cit., p. 33. 64 Ibidem, p. 10. 65 On ajoutera, en la matière, que les latrines publiques sont en nombre limités et que près de 70% des familles ne dispose pas de w.-c. et que, dès lors, de nombreuses personnes

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p. 54

Quant à la population, elle n'est que peu impliquée dans la gestion des déchets notamment

en raison de "l'inexistence d'un plan de sensibilisation et de communication à l'échelle de la

ville 66". On notera que la ville dispose d'une police de l'environnement, mais que celle-ci

n'inflige que rarement des amendes sinon lors de flagrants délits. Ce qui irrite les opérateurs

privés qui "déplorent le laxisme de la police environnementale qui, au lieu de sévir pour

dissuader les abonnés indélicats et récidivistes préfère faire de la sensibilisation qui n'est pas

de son ressort 67".

En matière de gestion des déchets ménagers, la situation semble moins sombre dans les

deux quartiers où opère le PGUD (Alaga et Camp Adagbè, un secteur sur les douze du

zonage) essentiellement en raison d'une meilleure implication des structures privées, des

autorités locales et des populations, et d'une coordination efficace entre ces acteurs. Alaga,

en tant que quartier pilote, a fait l'objet en 2005 d'une investigation plus poussée68. Dans ce

quartier d'une soixantaine d'hectares, faiblement équipé en services sociaux de base, situé à

la périphérie ouest de la ville, près de 70% des ménages ont opté, contre une modique

somme (100 à 200 FCFA, soit 0,15 à 0,30 EURO), pour la pré-collecte assurée par des

Groupements d'intérêt économique (GIE), c'est-à-dire des associations de jeunes mises en

place par une ONG dans le cadre du PGUD.

Même si "maints ménages riverains non abonnés continuent de déverser les ordures dans la

nature et dans les parcelles vides (…) de façon globale, on observe une meilleure gestion

des ordures ménagères 69" qu'autrefois dans Parakou. Pour autant, la situation est loin d'être

pérenne : le caractère non obligatoire de l'abonnement mais également le faible niveau de

recouvrement des redevances "met les GIE dans une situation d'inconfort et précarité

financiers qui s'illustre par des difficultés à honorer leurs engagements salariaux vis-à-vis des

ouvriers tracteurs de charrettes. Le circuit mis en place prend un coup à travers une

mauvaise prestation caractérisée par l'irrégularité dans l'enlèvement des ordures ménagères

au niveau des ménages et les invectives répétées 70".

À défaut d'État…

Ce modèle d'organisation, ses forces et ses faiblesses, basé sur l'implication d'acteurs civils

(informel, associatif, …) dans la gestion de la collectivité faute d'État caractérise d'autres

villes de la sous-région.

défèquent et urinent dans la nature, le long des rails, sur les parcelles vides, voire sur la voie publique. 66 Ibidem, p 12. 67 BAGNAN Chabi Ahmed, op. cit., p.34. 68 Projet de Gestion Urbaine Décentralisée (PGUD). Rapport provisoire, mai 2005, op.cit.,

pp. 52-60. 69 Ibidem, p. 53. 70 Idem.

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À titre d'exemple : Bamako71. Dans la capitale malienne, face à l'urbanisation rapide, la non-

gestion des déchets a incité, dès 1990, de jeunes cadres sans emploi à créer des

groupements d'intérêt économique et des associations assurant la pré-collecte avec

l'autorisation du District72. Globalement, on y retrouve le même modus operandi qu'à

Parakou. Une fois collectés, les détritus sont acheminés par charrettes tirées par des ânes

vers des dépôts de collecte primaire. Des camions de la Direction des Services de Voirie et

d'Assainissement (DSUVA) se chargent de l'évacuation des détritus de ces sites primaires

vers les décharges secondaires (des dépôts de transit) ou finales. Celles-ci "se font pour

moitié d'entre elles dans le lit des rivières. Certaines sont situées au cœur des sites

d'habitation. (…) À leur arrivée, les déchets sont soit incinérés à l'air libre, soit enfouis. La

fabrication de compost ou de terreau ne permet de recycler qu'une très petite quantité des

déchets récoltés 73".

Néanmoins, même insuffisantes ou imparfaites, ces interventions, génératrices d'emplois (à

l'échelle d'une grande ville, on parle de plusieurs centaines) contribuent à l'assainissement

urbain tant par la sensibilisation des ménages que par l'action concrète. Bien souvent, les

projets associatifs développent d'autres activités d'amélioration du cadre de vie, balayage

des voiries ou installation de puisards74 par exemple, le tout dans une dynamique de

participation citoyenne.

Conclusion

La ville africaine se construit, s'imagine au quotidien. C'est vrai pour les villes émergentes

qui, il y a dix ou vingt ans pour certaines, n'étaient que de gros villages. C'est vrai également

pour les villes à forte culture urbaine, comme Parakou, aujourd'hui confrontées à la

décentralisation. Dans ces contextes nouveaux où l'autorité publique tente une

"relégitimation", le rapport aux autres dans la cité s'invente et les populations n'ont d'autres

possibilités que de bricoler le social.

La problématique des déchets illustre alors la complexité de la gestion urbaine en Afrique où

la notion d'espace public est relative. Le détritus devient un enjeu symbolique et politique :

"le problème contemporain de la salissure de la ville est bien autre chose qu’une simple

question de sensibilisation au manque d’hygiène domestique et aux dangers de la pollution

urbaine pour la santé publique. La salissure volontaire de l’espace public urbain constituerait

71 Pour une situation très comparable à celle de Bamako : Recyclage et pré-collecte à Cotonou : des citoyens s'organisent, consulté le 23/05/07 sur http://www.acdi-cida.gc.ca/CIDAWEB/acdicida.nsf/Fr/EMA-218121543-PB4. 72 Rapport intermédiaire – Bamako, IEP Rennes – MASTER ISUR – ISTED, janvier 2005, consulté le 20/05/07 sur http://ajir.sud.free.fr/Fichiers%20a%20telecharger/Rapports%20d%20experts/Rapports%20Interm%E9diaires/Bamako(Alep)/Rapport%20r%E9seaux%20(Bamako).pdf. 73 Ibidem. 74 Le puisard est un trou de deux à trois mètres de profondeur destiné à recueillir les eaux usées où des pierres poreuses servant de filtre sont disposées ; cf. Initiatives locales de développement urbain: lutte contre l'insalubrité et la prolifération des ordures ménagères, op. cit.

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pour les « muets » de l’arène politique locale le locus de leur expression politique et son

enjeu serait de subvertir la réglementation municipale de l’hygiène et de la propreté qui,

pour la population pauvre de la ville, semble symboliser et incarner toute l’autorité politique

des pouvoirs municipaux 75".

En outre, il existe peut-être, comme l'affirme François Wyngaerden, une contradiction entre

la réalité locale et les solutions qu'il faudrait appliquer : "On sent l'autorité publique quelque

peu coincée. Elle tente de faire respecter des normes dont l'importance se situe

essentiellement dans les rapports avec l'étranger occidental, pourvoyeur de modernité, tout

en sachant qu'elles ne sont pas dans une véritable adéquation avec la réalité 76".

Cela posé, on ne peut nier ni l'impact réellement nocif d'une non-gestion des déchets sur le

plan sanitaire et environnemental ni l'effort fourni par des autorités publiques, des comités

scientifiques ou des associations citoyennes pour enrayer la salissure urbaine. Manque de

données sur la composition et le flux des produits, insuffisance de voiries, redevance de

collecte insuffisante et trop partiellement recouvrée, insuffisance ou absence de subventions

publiques, multiplication d'acteurs trop peu coordonnés, inexistence de réglementation

locales, etc. On le voit, la gestion des déchets en Afrique subsaharienne, comme dans la

plupart des pays en développement d'ailleurs, souffre de multiples contraintes.

Dans beaucoup de villes africaines, à problèmes identiques, réponses similaires. Celles-ci

passent par la mise sur pied, souvent par des jeunes qualifiés sans emploi (création d'emploi

ou environnement, quel est l'objectif premier ?), avec l'aide de partenaires locaux ou

étrangers, de groupements d'intérêt économique ou d'associations chargés de la pré-collecte

des déchets. Un ramassage assuré auprès des ménages contre la perception d'un

abonnement (trop faible, pas toujours payé ou réellement recouvré), sans matériel motorisé,

vers des dépôts provisoires anarchiques, en principe sous la coordination de l'administration

locale et parfois avec son soutien financier.

Malgré un climat socio-économique difficile et dans un contexte politique nouveau, Parakou,

elle aussi, se débrouille. La mairie affiche une réelle volonté à faire face aux nombreux défis

urbains qui se posent à elle. Pour y parvenir, elle bénéficie entre autres du soutien du

programme de gestion urbaine décentralisée et du partenariat avec la Ville d'Orléans. Il est

sans aucun doute trop tôt pour évaluer si la nouvelle classe politique issue de la

décentralisation, légitimée par des élections au suffrage universel, réussira à gérer

l'urbanisation de Parakou, un enjeu à la taille de la troisième ville du pays.

75 OUATTARA Fatoumata, Espace public et citoyenneté. La salissure de la ville comme enjeu politique. Bobo-Dioulasso (Burkina Faso), op. cit. 76 WYNGAERDEN François, op. cit., p. 422.

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Bibliographie

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CHABI IMOROU Azizou, Activités économiques et dysfonctionnement urbain : occupation des voies urbaines par la population de Parakou, Mémoire de DESS en Populations et dynamiques urbaines, Université d'Abomey-Calavi (Bénin), 2004.

DAVID Philippe, Le Bénin, Éditions Karthala, Paris, 1998.

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Revues et documents divers

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Annexe 2 - La gare ferroviaire de Parakou, la détresse des machines, la prière des hommes

Introduction et troisième partie de La gare ferroviaire de Parakou, la détresse des machines, la prière des hommes, monographie présentée en septembre 2007 en vue de l'obtention du diplôme d’Études spécialisées en anthropologie (ANTR 3 DS) sous la direction du Pr. Pierre-Joseph Laurent.

Ces deux parties ont été conçues pour rencontrer deux objectifs : monographique d'une part et, d'autre part, afin de constituer le travail demandé dans le cadre des cours de méthodologie (Méthode I/ANTR 3101 et Méthode II/ANTR 3102).

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Admirons la louable franchise des chemins de fer qui,

pour nous mettre en garde, inscrivent au front

de toutes les stations le mot « gare » !

Albert Willemetz

Introduction

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Cotonou, lundi 12 mars 2007, premier jour d’un terrain ethnologique d’un mois,

à passer entre deux gares terminus, avec les passagers, les vendeurs, les

bricoleurs de toute sorte, lors des arrêts organisés et des haltes impromptues

sur les 438 km de la ligne ferroviaire Cotonou–Parakou. Quartier Joncquet : un

immense volet métallique barre l’entrée de la « grande gare ». Le calme qui

règne sur la placette contraste nettement avec l’agitation folle de la capitale

économique où des milliers de zem1 imposent leur rythme ; ici, pas de

vendeuse, pas de chaland. « Le train ne circule plus. La machine est en panne.

Les pièces sont commandées mais elles tardent à arriver. C’est depuis deux

mois » me confie un fonctionnaire dépité. Sentiment qui m’affecte sur le champ.

Pour un anthropologue, voir son terrain disparaître, c'est très tendance. Un

terrain fuyant peut encore s'observer, s'analyser, s'expliquer. En ce qui me

concerne, mon objet d'étude s'est

dissout avant même que je ne le

rencontre. Le train voyageurs

Cotonou–Parakou, lieu mobile

d'échanges marchands et non

marchands, lieu (é)mouvant de

rapports sociaux, le train donc

s'était fait la malle… Mon projet

anthropologique prenait l'eau. Les

banquettes pourpres de l'autorail

Soulé n'accueilleront plus mon postérieur, comme elles l'avaient fait en 1997 et

1999, lorsque je cheminais, en compagnie de quelques stagiaires journalistes et

photojournalistes, dans les départements du Borgou ou des Collines2.

Mes exercices ethnologiques préparatoires au terrain, laborieux et hivernaux

(janvier dernier), dans le Louvain-la-Neuve–Université à destination de Bruxelles

et Binche de 7 h 45, ne serviront à rien3. Je pouvais définitivement ôter de mon

esprit mes observations, mes pistes de réflexions, mes ébauches d’hypothèses…

Au diable le postulat séduisant de Daniel Terrolle – le voyage en train est

structuré comme un rite de passage, avec trois périodes successives qui le 1 Ou zemidjan : moto-taxis, « Littéralement "prends-moi sans ménagement", "sans précaution". Dans le langage courant, zemijan désigne indistinctement le vélomoteur-taxi ou son conducteur ou encore les deux à la fois » ; lire « La diffusion des innovations : l’exemple des zemijan dans l’espace béninois » de Noukpo San Agossou in Cahiers de géographie du Québec, Volume 47, numéro 130, Avril 2003 consulté le 3 juillet 2007 sur http://www.erudit.org/revue/cgq/2003/v47/n130/007971ar.html#no1. 2 Voir, pour plus de précision, la carte du Bénin en annexe 1, p. 71. 3 Parce qu’il m’est difficile de réellement les détruire, maigre consolation, je les publie en annexe…

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rythment : la séparation, la marge et l'agrégation4 – que je ne pourrai tester en

situation réelle, hors laboratoire.

Mauvais départ, en somme. Novice, je connaissais déjà l'errance de

l'ethnologue, chercheur non pas privé des balises de ses prédécesseurs mais,

pire encore, dépossédé d'objet. J'étais hagard – « a » privatif « gare » ? –

désorienté à l'idée de rentrer avec un carnet de terrain vierge, avec un carnet de

terrain vague, résultat d'observations de remplacement, de second choix, non

préparées, mal appropriées.

Avant de fouler un terrain ethnologique, j’ai donc eu à en refouler un autre. Non

sans mal. Les coupures d’électricité fréquentes à Cotonou – les « délestages » –

rendant les connections Internet très difficiles et le voyage à l’étranger de mon

directeur de mémoire n’arrangeaient rien à l’affaire : perdu en haute mer sans

radio, sans gilet ni canot de sauvetage. La première journée se termine dans

l’inquiétude et la fatigue, perdu dans une capitale économique où l’on mange à

la lueur d’une bougie et où l’on s’endort sans « brasseur5 ». La tempête gagne

mon cerveau. Que faire ? Tout devient prétexte à un autre terrain – l’évaluation

d’un projet de coopération mené dix ans auparavant ?, les zémidjan de

Cotonou ?, le tourisme à Grand Popo ?, etc. – mais rien ne me semble

suffisamment digne, ou assez préparé, ou ceci, ou cela. Comment expliquerai-je

à mon épouse cet échec, elle qui là-bas s’occupe de nos deux enfants ?

Comment affronterai-je mes collègues et professeurs du DES qui m’ont tant dit

qu’ils trouvaient mon terrain intéressant ? Que vais-je faire ici durant un mois,

déçu, stressé, idiot ? À quoi bon un tel investissement financier, ces fonds

perdus ?

Après ces vingt-quatre heures d’interrogation (et parfois d’angoisse), une

intuition me fit quitter Cotonou pour Parakou, par la route RNIE 2, celle qui

longe (et traverse régulièrement) les rails durant tout le trajet. Destination : le

terminus de la voie ferrée. Et, par chance, les bureaux du Lasdel6, le laboratoire

d'études et de recherches sur les dynamiques sociales et le développement

local, où ma rencontre avec le Dr Éric Komlavi Hanonou, chercheur, socio-

anthropologue, sera déterminante pour la présente étude. Sur ses conseils,

j'entrepris de ne pas lâcher le train mais au contraire de m'intéresser de près à

4 « "Entre-Deux" » in Ferveurs contemporaines. Textes d'anthropologie urbaine offerts à Jacques Gutwirth, réunis par Colette Pétonnet et Yves Delaporte, Paris, L'Harmattan (collection Connaissance des Hommes), 1993. 5 Ventilateur. 6 Quartier Albarika, « ancien Kilombo », route de Djougou.

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son absence, d'en diagnostiquer les causes, d'envisager les impacts

économiques et sociaux pour les utilisateurs, de repérer les nouvelles stratégies

de déplacement, etc. Bref, de m'interroger sur la crise du rail, sur son caractère

momentané ou définitif, annonciateur ou non de changements plus profonds.

Coïncidence ? C’est un texte du Lasdel, parcouru une nouvelle fois dans le vol

AF 814 Charles de Gaule–Cotonou, qui va dessiner les contours de mon

approche méthodologique :

« Sociologie, anthropologie et histoire, bien que partageant une seule et même

épistémologie, se distinguent "malgré tout" par les formes d’investigation

empirique que chacune d’entre elles privilégie, à savoir les archives pour l’historien,

l’enquête par questionnaires pour la sociologie, et "le terrain" pour l’anthropologie.

On conviendra cependant volontiers qu'il ne s'agit là que de dominantes, et qu'il

n'est pas rare que l'on aille emprunter chez le voisin. En particulier, l'enquête de

terrain a acquis une place non négligeable en sociologie. De fait, il n'y a aucune

différence fondamentale quant au mode de production des données entre la

sociologie dite parfois "qualitative" et l'anthropologie. Deux traditions fondatrices

fusionnent d'ailleurs clairement : celle des premiers ethnologues de terrain (Boas,

et surtout Malinowski) et celle des sociologues de l'école de Chicago. »7

Mon approche sera donc résolument socio-anthropologique et urbaine puisque,

pour ancrer empiriquement mon analyse, la gare ferroviaire de Parakou m'a

semblé un choix judicieux. Un lieu pour poser mes bagages (intellectuels) et

partir à l'aventure (scientifique).

7 OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, « L’enquête socio-anthropologique de terrain : synthèse méthodologique et recommandations à usage des étudiants » in Études et travaux, n°13, Lasdel, Niamey, octobre 2003, p. 30.

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Troisième partie

Joies et difficultés épistémologiques

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« Le terrain représente l’alpha et l’omega de tout exercice ethnologique » nous

enseigne Michaël Singleton8. Aussi, il me paraît utile, après avoir jusqu’ici laissé

autant que faire se peut la parole aux observés, de m’exprimer sur ma pratique,

ses forces et ses faiblesses, de poser un regard critique, sans pour autant

tomber dans le mythe du terrain « lorsque l’anthropologue s’en autoproclame le

héros en dramatisant ses propres difficultés ».9

Sans doute vais-je réécrire ce que d’autres apprentis anthropologues ont déjà

exprimé – qu’importe puisque « chaque terrain est un cas à part »10… – mais

l’enjeu m’apparaît d’importance : un mémoire doit sa valeur, à mon sens, autant

à la manière dont il a été réalisé qu’au produit final.

9. Le choix du terrain

Ai-je été tenté, dans le choix du terrain, par l’exotisme, la recherche d’un

ailleurs, d’un lointain différent ? Absolument. Même si l’Afrique et le Bénin plus

particulièrement ne m’étaient pas totalement étrangers puisque, dans un cadre

associatif ou professionnel, j’ai eu l’occasion, lors de séjours relativement

courts11 de deux à quatre semaines, de m’y rendre et d’y apprécier des hommes

et des femmes, à l’écart et à l’abri de certains stéréotypes.

Cette modeste connaissance aura probablement sauvé mon entreprise, ce qui

n’est pas rien : « privé » de train voyageurs, ma capacité à rebondir aurait

probablement été nulle en terre inconnue. Elle m’aura aussi permis, je crois, de

réussir mon entrée sur le terrain ethnologique finalement retenu, la gare de

Parakou : en effet, quel précieux temps ai-je économisé en prenant le soin, dès

mon arrivée et cela chaque jour, de rencontrer le directeur de l’agence et de

discuter de tout et de rien (sa femme, mes études et les siennes, la Belgique,

l’anthropologie, Dieu, etc.)… mais pratiquement jamais du chemin de fer ! Ce

sens du protocole, du contact et de la plaisanterie m’aidera grandement. Tout

comme, détails techniques, l’achat d’une puce Areeba (avec un numéro de

portable béninois) et la réalisation sur place de cartes de visite.

8 Amateurs de chiens à Dakar, Plaidoyer pour un interprétariat anthropologique, L’Harmattan/Academia, Paris/Louvain-la-Neuve, 2006, p. 11. 9 OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, op. cit., p. 30. 10 SINGLETON Michaël, op. cit., p. 40. 11 Bénin (1992, 1997, 1999), Côte-d’Ivoire (1993), Gabon (1995), Congo (2001).

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Une certaine pratique de l’Afrique m’avait aussi poussé à demander avant mon

départ une attestation de mission « officielle » au professeur Olivier Servais,

responsable des programmes. Ce merveilleux sésame m’aura été des plus utiles

pour accéder aux bibliothèques et centres de documentation, ou pour être pris

au sérieux par le directeur d’agence à Parakou. Le poids des mots, le choc du

logo…

Mais, sans m’alourdir sur ma mésaventure, force est de constater que je me suis

retrouvé en position de faiblesse, improvisant tout en sachant que « partir sur le

terrain sans idée préconçue, sans théorie, relève de la fantaisie. »12

Parti pour m’immiscer dans un non-lieu cher à Marc Augé, une voiture de train

voyageurs13, soit « un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni

comme relationnel, ni comme historique »14, j’ai découvert un lieu mort,

sociologiquement asséché, vidé de ses acteurs, privé de ses logiques

fondatrices ; un espace clos et statique mais éloigné de toute surmodernité (et

de ses excès) : la gare africaine – lorsqu’elle vit – n’est pas un lieu d’errance,

mais un endroit investi de sens, ancré dans le passé. Bref, un lieu collectif (et

non anonyme ou impersonnel), un « vrai lieu » anthropologique, « espace de

relations, de mémoire et d’identification relativement stabilisées. »15

À défaut de savoir ce que je cherchais, pour paraphraser Robert Cresswell16, j’ai

essayé d’en trouver davantage. Au risque de me perdre. Mon observation

participante a, par appétit de recherche, porté sur tout (les métiers et les

procédures de travail, les rapports entre collègues, les postures des travailleurs,

les enjeux socio-économiques, le magico-religieux sur le lieu de travail, etc.) et

me laisse, in fine, le sentiment de n'avoir porté sur rien parce qu’aucun des

sous-thèmes n'a pu être exploré en profondeur.

12 CRESSWELL Robert et GODELIER Maurice, « La problématique en anthropologie » in Outils d’enquête et d’analyses anthropologiques, Maspéro, Paris, 1976, p. 24. 13 Mais à tort, car le train voyageurs au Bénin ne connaît pas les excès de la surmodernité, c'est-à-dire, comme l’écrit Michel Agier « le rétrécissement de l’espace à l’échelle planétaire grâce au développement des moyens de transport et de communication, le resserrement du temps et de l’histoire par l’omniprésence des informations médiatiques, et la prédominance de l’individu comme modèle d’action et de communication » (op. cit., p. 53.) 14 AUGÉ Marc, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Éditions du Seuil, Paris, 1992, p. 100. 15 AGIER Michel, op. cit., p. 53. 16 CRESSWELL Robert et GODELIER Maurice, op. cit., p. 22.

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10. Le temps

Comment gérer le temps ? Cette question me semble être au cœur d’un projet

de recherche anthropologique a fortiori quand il est de courte durée et mené

sous d’autres cieux. L’obsession participante impose la présence sur le terrain

mais la recherche de données requiert parfois de s’en distancer. Les rares et

indispensables documents sur Parakou se consultent… à Cotonou ! Comment

comprendre le rôle de la gare sans déambuler dans la ville ? Fallait-il

manœuvrer la locomotive pour gérer le triage ou en descendre pour interroger

les passagers du Train d’ébène ? Devais-je délaisser Parakou quelques jours

pour m’installer le long de la ligne, dans un village privé du train17 ?

L’entrée même sur le terrain est extrêmement chronophage. Il convient

d’installer rapidement une relation de confiance, afin de récolter par la suite

autre chose que des informations de convenance ou de surface, c'est-à-dire de

perdre du temps à en gagner.

S’il faut « avoir perdu du temps, beaucoup de temps, énormément de temps,

pour comprendre que ces temps morts étaient des temps nécessaires »18, il faut

aussi reconnaître que beaucoup de temps morts… tuent l’enquête : trouver une

thèse au centre de documentation de la Flash19 puis, le cas échéant, la faire

photocopier coûte une journée (ou deux si la responsable du centre a un tracas

de mobylette...). Obtenir un rendez-vous, retrouver l’interprète, patienter

longtemps pour enfin réaliser un entretien inutile, voilà une après-midi fichue !

Truisme assumé : une observation participante de quatre semaines à l’étranger

me semble inévitablement aboutir à un produit inachevé, imparfait ; au mieux, il

s’agira d’un excellent travail de repérage. Au terme de celle-ci seulement, on sait

qui doit encore être interviewé ou réinterrogé, quels pans entiers de

l’observation peuvent être abandonnés au profit de quels autres… Où être, où

ne pas être. C’est que « le premier objet de l’enquête n’est pas de répondre à

des questions mais de découvrir celles que l’on va se poser, et il faut, pour cette

simple découverte, du temps : le temps de comprendre où sont, dans l’univers

des enquêtés, les problèmes et les enjeux (…) »20

17 Ne pas l’avoir fait est l’un de mes regrets ethnologiques, mais coincé par le temps, le nez dans mon terrain parakois… 18 OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, op. cit., p. 32. 19 Faculté des Lettres, Arts et Sciences humaines de l’Université d’Abomey-Clavi. 20 SCHWARTZ Olivier, « L’empirisme irréductible » in ANDERSON Nels, Le Hobo. Sociologie du sans-abri, Nathan, Paris, 1993, p. 281.

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Le mémoire ne peut donc se lire que comme un exercice, un entraînement, une

répétition parce que « la qualité ethnographique [ne] peut s’appliquer [qu’] à

tout type d’enquête qui repose sur une insertion personnelle et de longue durée

du sociologue dans le groupe qu’il étudie. »21 Le mémoire, lui, repose sur une

micro-immersion, indispensable expérience ethnographique certes mais sans

aucune mesure avec le credo anthropologique, la longue durée, condition sine

qua non d’un terrain de qualité : « Toutes les enquêtes ont en commun de faire

un pari sur le temps. N’insistons pas sur le plus évident : la familiarisation et le

repérage dans un univers étranger, la diversification des situations observées,

de contacts et des sources d’information, la possibilité de profiter des "heureux

hasards", ceux qui font que l’on est là "au bon moment", tout cela suppose une

durée : là se trouve le principal gisement des quelques découvertes de

l'ethnographie. »22

Un terrain exotique de courte durée représente aussi une prise de risques qu'il

convient de ne pas sous-évaluer. Qu’advient la recherche quand l’étudiant

souffre de paludisme (à P. falciparum, pénible souvenir de 1999 !) ou de

diarrhée bactérienne, ou encore est victime d’un accident (les déplacements en

zemidjan ou en « occasion » sont réellement périlleux)23 ou de « coupeurs de

têtes », ces bandits qui depuis quelques années braquent les taxis sur les routes

béninoises ? Cette question m’a plus d’une fois traversé l’esprit, me rappelant les

conséquences d’un échec : un dérapage budgétaire (profitons-en pour rappeler

l’investissement que nécessite un terrain exotique s’il n’est pas subsidié :

vaccins, visa, traitement antipaludique, passeport, avion, séjour …), sans parler

du blâme social qu’imposeront au retour les proches puisque « l’enquête

ethnologique est rarement une activité culturellement reconnue et socialement

utile (même dans nos sociétés !). »24

Aussi, l’apprenti ethnologue sur le terrain devra en partie compter sur le facteur

chance. Comment, dans la courte durée, rechercher et trouver et convaincre un

« local » de traduire des entretiens, d’aider dans certaines démarches,

d’expliquer les tenants et aboutissants de quelque situation sinon en s’appuyant

sur un heureux hasard ? N’aurais-je pas demandé à ce jeune serveur, ce

premier matin à Parakou pour entamer une discussion et me sentir moins perdu,

21 SCHWARTZ Olivier, op. cit., p. 267. 22 Ibidem, p. 268. 23 Aussi, je comprends mieux Michaël Singleton (op. cit., p. 36) quand il écrit que « La simple démarche d’observer et de participer ne semble pas toujours aller de soi pour tout le monde. J’ai eu à suivre des anthropologues en herbe sur le terrain au Sénégal : un tiers se faisait rapatrier sanitairement dans les vingt-quatre heures (…). » 24 COPANS Jean, L’enquête ethnologique de terrain, Armand Colin, Paris, 2005, p. 9.

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d’où il était originaire et mon enquête aurait pris une autre direction : Thierry,

comme je l’ai déjà écrit, petit-fils de cheminot habitant Alaga, m’a guidé, m’a

épaulé dans mes recherches, a traduit plusieurs entretiens. Sérieux, dévoué,

intéressant. Au bon moment, au bon endroit…

11. Micro-terrain, macro-expérience

Dans le même temps, cet exercice, cet entraînement, cette répétition sur place

se sont révélées être d’une indispensable nécessité épistémologique. Dans un

décor où chacun croit en une reprise du service voyageurs pour le lendemain,

personne n’ose affirmer que le train ne circule plus. Seule une présence, une

confrontation in situ contraint les interlocuteurs à admettre une réalité, peut-

être momentanée mais vérifiable : le-train-voyageurs-ne-circule-pas. Autrement

dit, seule cette présence permet de mesurer la « souffrance sociale »25 d’une

partie de la population.

Toutefois, cette confrontation directe n’enlève pas toutes les incompréhensions.

Cartésien, rigoureux, précis, combien de fois n’ai-je pas reçu comme réponse à

une question quantifiable des « bientôt », « non loin », « avant », « il va

arriver », « ça va durer un peu », etc. ? Dans ce contexte, il n’est pas toujours

aisé de mesurer les données…

Thomas Omer, à propos de sa quête d’informations sur sa ville : « À défaut de la

pratique de l’écriture, la tradition orale perpétue dans la mesure des capacités

humaines de mémorisation, les faits essentiels. "En Afrique, dit Hampaté Ba un

sage malien, chaque vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle". Il a donc

fallu retrouver les bibliothèques épargnées par l'incendie de la mort pour recueillir

les données sur l'histoire de Parakou. (…) L'hospitalité ne pose pas de problème ;

on reçoit toujours un étranger, mais il obtient rarement ce qu'il cherche, soit on le

renvoie chez un autre censé mieux informé, soit on lui raconte des contre vérités.

L'enquêteur a donc subi toutes ces épreuves croyant que la communauté de

langue était une "carte de bibliothèque" valable. »26

25 Et l’une des nombreuses pistes d’approfondissement de cette recherche devrait aller dans ce sens (cf. HILGERS Mathieu, à propos des opérations de lotissements urbains et de leurs conséquences : « peu de travaux se sont intéressés de façon systématique à la souffrance sociale que de tels modes de gestion engendrent chez les populations les plus fragiles » in Une ethnographie à l’échelle de la ville. Urbanité, histoire et reconnaissance à Koudougou (Burkina Faso), Thèse de doctorat en anthropologie, UCL, Louvain-la-Neuve, 2007, p. 23.) 26 Op. cit., p. 22.

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L’épreuve de l’autre dans son contexte est riche d’enseignement : l’entretien d’une vendeuse au marché Dépôt est révélateur d’autres difficultés liées à la situation elle-même. Voici, ce que de manière brute, j’ai pu noter à chaud à Parakou :

L'entretien s'est déroulé au marché, vers 17h00, durant l'activité professionnelle de la vendeuse ; la raison de ce choix tenait dans la volonté de mettre le plus en confiance la personne interrogée mais également dans la possibilité de mener, si nécessaire, plusieurs entretiens.

Feed-back :

1. Ne pas maîtriser la langue constitue un handicap. Mais en même temps, le décalage (le temps de la réponse avant la traduction) m'a permis de rester "accroché" à ma conduite d'entretien, de reposer ou de repréciser les questions sans réponse ou esquivées ;

2. J'ai bien perçu le désir de l'interviewée de ne pas répondre à mes questions mais sans oser dire qu'elle ne voulait pas répondre. Ce n'est qu'après un travail de mise en confiance, avec patience, en acceptant toutes les réponses avec enthousiasme, en plaisantant avec elle, et en lui achetant quelques denrées que l'interviewée aura répondu à l'ensemble de mes questions avec une certaine pertinence ;

3. Le rythme était lent : chaque simple question était traduite par des phrases quatre à cinq fois plus longues (en tout cas, ce fut mon impression) et il fallait souvent poser la même question trois fois, de façons différentes et non pas de manière répétitive mais bien "çà et là" dans l'interview avant d'obtenir une réponse ;

4. Non négligeables, en termes de difficultés périphériques mais bien réelles : les jeunes enfants qui viennent chahuter ; les autres vendeuses, moqueuses ou jalouses, qui interviennent, interpellent… ; les odeurs, la chaleur, les mouches…

Autre enseignement mais grande frustration : immergé dans un milieu –

masculin – de fonctionnaires, mon observation participante dépendait des

horaires de travail, m’écartant de la sphère privée des agents et des auxiliaires

de l’OCBN, lesquels d’ailleurs n’envisageaient pas que, m’intéressant au chemin

de fer, je puisse m’intéresser également à eux et à leurs proches. Seule sans

doute la durée…

Enfin, la pauvreté des sources (dans la communauté scientifique, qui se soucie

de Parakou ? qui se soucie du rail béninois ?) a pu être partiellement mais

heureusement contournée grâce aux travaux universitaires disponibles à

Abomey-Calavi, grâce également à des documents de travail, des courriers, des

brochures diverses ou à un audit officiel transmis à titre confidentiel que seuls

des rapports personnels directs ont pu permettre.

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Cela dit, même la recherche d’un mémoire à la Flash de l’Université d’Abomey-

Calavi (en l’occurrence le travail de Issifou Kogui N’Douro) a valeur heuristique

pour le novice. L’expérience met le chercheur en contact avec la plus grande

université du pays, soit 45.000 étudiants, et l’autorise à assister à un cours ex-

cathedra dans la pénombre – coupure d’électricité oblige, le fameux

« délestage » – d’un auditoire saturé. Il y découvre un centre de documentation

d’à peine 20 m² (toujours dans la pénombre) où cinq à six étudiants tout au

plus peuvent profiter d’un banc et partager une étroite table de travail, le long

des étagères de rangement ; où s’asseoir et se croiser relève parfois de la

prouesse gymnique ; où « faute de place » des dizaines de mémoires s’empilent

à même le sol en dehors de tout classement ; où, pour seul support de

recherche, l’assistant bibliothécaire dispose de feuilles manuscrites et

dactylographiées, parfois volantes, parfois agrafées, jaunies par les années et

les nombreuses manipulations. Et où, pour trouver, « il faut fouiller un peu »…

Mais surtout, bénéficier (à nouveau) d’une chance énorme ! Il ne s’agit

nullement d’y voir une expérience dépaysante mais bien une façon de vivre le

quotidien, de le bricoler faute de mieux ; d’y lire les stigmates des rapports

asymétriques entre le Nord et le Sud ; d’y déceler le maillon d’un système qui

explique en partie la quête d’un ailleurs, au péril de sa vie, mais ceci nous égare.

En tout cas, cette courte (mais intensive) présence parmi la communauté des

cheminots de Parakou m’aura permis d’appréhender l’immense détresse

d’hommes condamnés à attendre, écrasés sous le poids de l’inactivité, témoins

de l’agonie de ce qui jadis faisait leur fierté. Aucun échange d’e-mail, aucune

« administration » de questionnaires n’y seraient jamais parvenus.

Alea jacta est… Modestement, avec les données recueillies sur place et en

articulation avec d’autres sources, j’ai essayé de comprendre autrui, de lui

donner la parole, de faire sens avec lui. Artisan plutôt qu’artiste (statut

qu’accorde Evans-Pritchard à l’anthropologue27), j’ai pu – autre enseignement –

me tester en situation réelle, à l’image d’un jeune musicien à qui un virtuose

propose de jouer un bref moment devant son public. Ai-je réussi ? Ai-je, malgré

les contraintes et les opportunités ci-dessus énoncées, réalisé un inventaire du

27 SINGLETON Michaël, « De l’épaississement empirique à l’interpellation interprétative en passant par l’ampliation analogique : une méthode pour l’Anthropologie Prospective » in Recherches sociologiques, vol. 32, 2001, p. 17.

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lieu d’autrui, « une topographie, en long et en large, des institutions et des

idéologies qui influencent les mœurs et les mentalités des individus du milieu où

on a choisi de s’implanter en anthropologue prospectif28 » ? Suis-je parvenu,

grâce notamment aux exigences méthodologiques glanées çà et là, à bricoler un

objet anthropologique digne des sciences sociales empiriques et non « une

forme savante de journalisme, de chronique ou d’auto-biographie exotique » ?

La réponse ne m’appartient plus.

28 SINGLETON Michaël, op. cit., p. 21.