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LE CHAMP EST-IL NATIONAL ? La théorie de la différenciation sociale au prisme de l'histoire globale Gisèle Sapiro Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2013/5 - N° 200 pages 70 à 85 ISSN 0335-5322 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2013-5-page-70.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Sapiro Gisèle, « Le champ est-il national ? » La théorie de la différenciation sociale au prisme de l'histoire globale, Actes de la recherche en sciences sociales, 2013/5 N° 200, p. 70-85. DOI : 10.3917/arss.200.0070 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h33. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 31/03/2014 15h33. © Le Seuil

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LE CHAMP EST-IL NATIONAL ?La théorie de la différenciation sociale au prisme de l'histoire globaleGisèle Sapiro Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2013/5 - N° 200pages 70 à 85

ISSN 0335-5322

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-actes-de-la-recherche-en-sciences-sociales-2013-5-page-70.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sapiro Gisèle, « Le champ est-il national ? » La théorie de la différenciation sociale au prisme de l'histoire globale,

Actes de la recherche en sciences sociales, 2013/5 N° 200, p. 70-85. DOI : 10.3917/arss.200.0070

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Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil.

© Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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71ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 200 p. 70-85

1. andreas Wimmer et Nina Glick Schiller, “Methodological nationalism, the social sciences and the study of migration: an essay in historical epistemology”, International Migration Review, 37(3), 2003, p. 576-610. 2. que Jérôme Bourdieu, Christophe Charle, Johan Heilbron, Julien Duval et Franck Poupeau soient remerciés pour leurs remarques très utiles sur cette réflexion.

La critique du « nationalisme méthodologique »1 et le développement d’approches transnationales ont questionné la pertinence de l’État-nation comme unité de recherche. Qui plus est, nombre de phénomènes et d’évolutions que l’on observe au sein des États-nations résultent d’interactions avec d’autres sociétés, et il apparaît que l’existence d’éléments semblables dans des cultures différentes est souvent le produit de la circulation de modèles et d’échanges plutôt que la conséquence de causes comparables (quand il ne s’agit pas d’un héritage commun). Le concept de « champ » est-il affecté par ce changement de perspec-tive du national au transnational et si oui, en quoi ? Telle est la question qu’on se posera dans cette réflexion qui se veut encore provisoire2.

Bien que le concept de champ soit généralement employé dans un cadre national, au point que nombre de chercheurs abordant des objets transnationaux ou internationaux ont renoncé à y recourir, lui préférant celui, moins contraignant, d’« espace », nulle part dans son œuvre Pierre Bourdieu ne dit que les champs sont nécessairement circonscrits au périmètre de l’État-nation. Le champ est un concept abstrait qui permet l’autonomisation méthodologique d’un espace d’activité défini de façon relationnelle (selon des principes

d’opposition structurale qui dessinent une topographie de positions en fonction de la distribution du capital spécifique) et dynamique (ces positions évoluent en fonction des luttes internes au champ qui imposent une temporalité propre), à condition que celle-ci se justifie par des raisons socio-historiques. Les frontières des champs ont trait à la division du travail et aux frontières géographiques, mais ces frontières ne sont pas données, elles évoluent dans le temps, et sont constamment remises en cause. Par conséquent, elles sont à construire par le chercheur, comme il l’explique dans les séminaires sur le champ :

« La question des limites géographiques d’un marché peut être une question pertinente pour certains marchés et pas pour d’autres. Soit un marché matrimonial : la probabilité pour une fille de Haute-Savoie née au-dessus de 2000 m de se marier avec un parisien est Σ. La question des limites géographiques d’un marché peut être pertinente : il arrive que des limites théoriques du champ soient déf inissables en termes de limites géographiques. C’est un cas particu-lier d’un champ où la limite au sens mathéma-tique est une frontière au sens géographique et politique : il y a un endroit où ça s’arrête et où on ne se marie plus (isolat). Soit le problème de la di ffusion des œuvres culturel les :

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« La notion de champ rend dépassable l’historicisme sans tomber dans l’essentialisme. »

Pierre Bourdieu, séminaire « Champ typologie et limites des champs », 11 mai 1973.

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3. Pierre Bourdieu, séminaire « Champ typologie et limites des champs », 11 mai 1973, dans le présent numéro, p. 73.4. Pour une synthèse de ces débats, Bénédicte Zimmermann et Michael Werner, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales HSS, 58(1), 2003, p. 7-36.5. C’est, par exemple, le cas des hommes de lettres au XIXe siècle; voir Gisèle Sapiro, La Responsabilité de l’écrivain. Littérature,

droit et morale en France XIXe-XXIe siècles, Paris, Seuil, 2011.6. Sur le champ religieux, voir Pierre Bour-dieu, « Genèse et structure du champ religieux », Revue française de sociologie, 12(3), 1971, p. 295-334 et Pierre Bour-dieu, « une interprétation de la théorie de la religion selon Max Weber », European Journal of Sociology, 12, 1971, p. 3-21.7. Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, Presses universitaires de Lyon,

2000. Sur le processus de professionnalisa-tion des hommes politiques, voir Max Weber, Le Savant et le politique, trad. française, Paris, Plon, 1959 ; sur le cas français, voir Michel offerlé (dir.), La Profession politique XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999, p. 37-68 ; et pour une synthèse des travaux sur le champ poli-tique dans une perspective socio-historique, voir Delphine Dulong, La Construction du champ politique, Paris, Presses universitaires de Rennes, 2010.

8. arnault Skornicki, L’Économiste, la cour et la patrie, Paris, CNRS Éd., coll. « Culture & société », 2011. Sur le champ des économistes et leur rôle social dans la seconde moitié du XXe siècle, voir Frédéric Lebaron, La Croyance économique : les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2000.

des choses qui sont très loin dans l’espace géographique pourront être très proches dans l’espace pertinent du champ. Par exemple, en 1945, la philosophie allemande était proche de Paris et Harvard était très loin ; en 1973, la philosophie allemande s’est éloignée et Harvard s’est rapproché. (Tous ces exemples ont pour but de tuer la mentalité réaliste)3. »

On se propose ici de relire la théorie des champs dans une telle perspective socio-historique de longue et de moyenne durée. Après avoir abordé le processus de différenciation des champs, on s’interrogera sur le phénomène de nationalisation et sur le rôle de l’État dans la formation des champs, puis sur les modes et stratégies d’internationalisation ou de transnatio-nalisation, sur les tensions entre frontières étatiques, frontières de marché et frontières de champs, et sur les indicateurs d’émergence de champs transna-tionaux, avec un regard particulier sur les champs de production culturelle (notamment le champ litté-raire, qui présente l’intérêt d’être à la fois très « natio-nal » et très « international ») et le champ scientifique (à travers le cas des sciences humaines et sociales, elles aussi tiraillées entre ancrage « national » et degré variable d’« internationalisation »). En conclu-sion, on reviendra sur la question du comparatisme, contesté par les partisans d’une histoire « globale », « croisée » (« entangled ») ou « connectée » pour son effet de réification des frontières nationales et son occultation des phénomènes de circulation, échanges et transferts4.

La différenciation des espaces sociaux

L’émergence de champs relativement autonomes est liée à deux processus étroitement corrélés, qu’ont définis respectivement Durkheim et Weber : la division sociale du travail et la différenciation des activités sociales. Ce double processus n’a toutefois rien d’inéluctable ni de mécanique. L’autonomisa-tion d’un domaine d’activité résulte généralement de la lutte menée par un groupe de spécialistes (par exemple, les juristes) pour obtenir la reconnaissance sociale de leur autorité et de leur compétence sur le domaine en question, instaurant une coupure entre

professionnels et profanes (par exemple entre clercs et laïcs). La théorie des champs rejoint en cela l’analyse weberienne, qu’elle systématise en en tirant des conséquences méthodologiques, à savoir la possibi-lité d’autonomiser – de façon qui demeure toujours relative – un champ comme objet d’étude. Mais l’auto-nomie peut aussi résulter des luttes d’intérêt et du processus de différenciation lui-même, qui dépossède certains groupes de leurs domaines de compétence5.

Les champs les plus autonomes sont ceux qui ont établi leurs propres règles et leur intérêt spécifique, l ibérés des contraintes religieuses, politiques et économiques. En effet, la religion, la politique et l’économie ont formé ou, pour les deux derniers, forment toujours les champs dominants, confor-mément à la position sociale de leurs agents. Dotés eux-mêmes de règles qui leur sont propres, ils sont en compétition pour assujettir les autres domaines d’activité à leurs principes. L’intérêt religieux a longtemps assujetti les intérêts intellec-tuels, politiques, économiques, l’autonomisation des champs politique et économique étant plus tardive6. Si les moments révolutionnaires ont pour effet d’autonomiser les enjeux politiques en leur subor-donnant tous les autres, comme ce fut le cas sous la Révolution française ou bolchevique, la pérennisa-tion d’un champ politique est liée au parlementarisme qui institutionnalise la lutte de concurrence pour la conquête des voix et l’accès au pouvoir, instaurant une séparation entre professionnels et profanes7. Ce jeu contribue à la clôture des espaces nationaux, sur laquelle on reviendra. Le champ économique a conquis son autonomie par rapport aux champs politique et religieux non seulement en imposant la loi du marché et la libre concurrence, mais aussi en prétendant faire de l’économie une science de gouvernement à partir du XVIIIe siècle8. La lutte pour le libéralisme économique fut étroite-ment associée à la lutte pour le libéralisme politique (sans que le lien entre les deux soit nécessaire). Dans les régimes autoritaires, le champ économique était largement subordonné au pouvoir politique. Dans les États ayant opté pour l’économie de marché, le degré de régulation a connu de fortes variations,

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9. en France, ces indicateurs provenant du champ économique (via les grands cabi-nets de conseil et les parcours scolaires et professionnels des hauts fonctionnaires : formation à la gestion, pantouflage, etc.) sont appliqués par le ministère des Finances qui pilote ainsi depuis 2001 les autres ministères, notamment celui de la Fonction Publique. Sur la mise en place du « New Public Management » en France, voir notamment le numéro spécial dirigé par odile Henry et Frédéric Pierru, « Le conseil de l’État. expertise privée et réforme des services publics », Actes de la recherche en sciences sociales, 193, juin 2012.10. Sur ce principe de désintéressement, voir Pierre Bourdieu, Sur l’État. Cours au Collège de France 1989-1992, Paris, Seuil/Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2012.

11. Pierre Bourdieu, « Le fonctionne-ment du champ intellectuel », Regards sociologiques, 17-18, 1999, p. 11. Voir aussi Pierre Bourdieu, « effet de champ et effet de corps », Actes de la recherche en sciences sociales, 59, 1985, p. 73.12. À partir de l’étude de Jean-Louis Fabiani, Les Philosophes de la République, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1988.13. Par exemple, le métier d’ingénieur conseil en France s’est structuré autour de l’opposition entre les ingénieurs issus des grands corps de l’État et ceux qui prove-naient des écoles d’ingénieurs. Voir odile Henry, Les Guérisseurs de l’économie. Sociogenèse du métier d’ingénieur-conseil, Paris, CNRS Éd., 2013.14. Gisèle Sapiro, « Les professions intel-

lectuelles, entre l’État, l’entrepreneuriat et l’industrie », Le Mouvement social, 214, janvier-mars 2006, p. 3-24.15. alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge clas-sique, Paris, Minuit, coll. « Le sens com-mun », 1985. Christian Jouhaud pointe le paradoxe selon lequel l’autonomisation du champ littéraire est passée par une dépendance renforcée à l’État, voir Les Pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, coll. « NRF essais », 2000.16. Comme l ’a montré l ’historienne américaine Jan Goldstein, la notion de « contagion morale » permet aux médecins d’empiéter sur le domaine de l’esprit, dont le clergé avait jusque-là le monopole, en démontrant leur aptitude à participer

au maintien de l’ordre social dans les cas d’épidémies « morales » (les vagues de suicides, par exemple), de crises de convulsion collective (telles que celle sus-citée par le décès du janséniste François de Pâris en 1727), et d’émeutes politiques. Jan Goldstein, “‛Moral contagion’: a profes-sional ideology of medicine and psychia-try in eighteenth- and nineteenth-century France”, in Gerald L. Geison, Professions and the French State 1700-1900, Philadel-phie, university of Pennsylvania Press, 1984, p. 181-222.17. Sur l’éducation comme enjeu majeur de la formation des États modernes, voir ernst Gellner, Nations et nationalisme, trad. française, Paris, Payot, 1989.

de la reconnaissance de droits sociaux à l’organisation de la concurrence et à la politique de dérégulation qui témoigne de l’inversion du rapport de force entre champ politique et économique (sans que cette évolu-tion soit linéaire ni harmonisée d’un pays à l’autre). Le « New Public Management » a subordonné l’État lui-même aux critères de rationalité économique (à travers les « indicateurs de performance »9), à l’encontre du principe de désintéressement sous-jacent à la notion de service public10.

Le combat pour l’autonomie est mené par des instances qui prétendent incarner l’intérêt spéci-fique. Le degré de centralisation du champ varie en fonction de l’aptitude d’une institution à monopoliser le pouvoir en son sein, par exemple l’Église catholique romaine. Lorsqu’une institution atteint un haut degré de monopole dans un champ, on parlera de « corps » plutôt que de « champ » : « […] il y a corps lorsque un ensemble d’individus est relativement homogène, du point de vue des principes de différenciation dominants dans l’univers social considéré, et uni par une solidarité fondée sur la participation en commun au même capital symbolique »11. S’appuyant sur le livre d’Ernst Kanto-rowicz, Les Deux Corps du roi, Pierre Bourdieu renvoie ici à la réflexion des canonistes médiévaux (les théolo-giens du droit de l’Église) sur la notion de Corporatio, que l’on traduit aussi par le terme d’« Universitas ». La clôture du recrutement par concours, numerus clausus, etc. est une modalité de contrôle de l’accès au champ qui est susceptible de conduire à sa transfor-mation en corps. Pierre Bourdieu donne l’exemple de la formation d’un corps de philosophes professionnels sous la Troisième République12.

Cependant, il est rare que le recrutement social d’un champ soit aussi homogène, et les différences de statut (ou de corps dans le champ administratif) génèrent souvent des principes d’opposition structurale13. En effet, l’avantage de la théorie des champs par comparaison à la sociologie des professions est qu’elle

considère les activités, même lorsqu’elles ont atteint un certain niveau d’autonomie, comme toujours relativement hétéronomes (par exemple, les rapports de classe) et comme plus ou moins hétérogènes. Cette hétérogénéité peut résulter de conditions de travail et de statut (par exemple, les statuts d’indépendant, salarié ou fonctionnaire qui peuvent coexister dans un même domaine d’activité14) ou du recrutement social (les origines sociales ou la formation opposant par exemple les anciens élèves de grandes écoles ou d’Oxbridge aux autres). De tels clivages sous-tendent souvent les rapports de force qui structurent les champs et les luttes internes qui sont à l’origine de leurs transformations, même si, à mesure que progresse l’autonomie du champ, les principes de division (entre forces d’autonomie et forces d’hétéro-nomie) sont de moins en moins indexés aux propriétés sociales et de plus en plus à la distribution du capital symbolique spécifique.

Les rapports de dépendance et d’encastrement entre champs ainsi que les alliances nouées avec des forces extérieures pour affirmer leur autonomie ou au contraire renforcer leur subordination, sont, avec les luttes internes, les principaux facteurs de leur évolu-tion, qui n’a rien de téléologique ni de linéaire. L’État a le pouvoir d’arbitrer les rapports de force entre groupes concurrents, comme ce fut le cas en France pour les écrivains face au corps des universitaires contrôlé par l’Église au XVIIe siècle (avec l’officialisation de l’Acadé-mie française notamment15), ou pour les médecins face au clergé au siècle suivant16 – arbitrage qui consolidait en retour la monarchie absolue face à l’Église.

Après l’hérésie intérieure de la Réforme, l’autorité de l’Église catholique fut ainsi défiée de l’extérieur à partir du XVIIe siècle par la monarchie absolue en France. Au XIXe siècle, l’Église romaine tenta de réaffirmer son pouvoir transnational contre l’essor des identités nationales et des États-nations. La concurrence entre l’État et l’Église pour l’hégémonie

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18. anne-Marie Thiesse, La Création des identités nationales. Europe XVIIe-XXe siècle, Paris, Seuil, 1999.19. Sur la formation des champs littéraires nationaux, voir Pascale Casanova, La Répu-blique mondiale des lettres, Paris, Seuil,

1999 et Pascale Casanova (dir.), Des lit-tératures combatives. L’internationale des nationalismes littéraires, Paris, Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2011. Sur la nationalisation du champ musical, voir Jane F. Fulcher, The Composer as Intellectual.

Music and Ideology in France (1914-1940), New York, oxford university Press, 2005.20. Comme l’a montré Itamar even-Zohar, “Russian and Hebrew: the case of a depen-dent polysystem”, Poetics Today, 11(1), 1990, p. 97-110.

21. Pour une analyse du mouvement de la négritude qui recourt de façon heuristique au concept de champ, voir Buata B. Malela, Les Écrivains afro-antillais à Paris (1920-1960), Paris, Karthala, 2008.22. P. Bourdieu, Sur l’État…, op. cit.

s’est notamment manifestée dans la lutte pour le monopole de l’éducation17, qui a pris en France une forme extrême dès la politique de déchristia-nisation dans la phase radicale de la Révolution et surtout dans les premières décennies de la Troisième République jusqu’à la loi de Séparation (laïcisation de l’école, scolarisation obligatoire dans le primaire, constitution d’un enseignement non religieux pour les filles jusque-là massivement formées dans les institutions religieuses, interdiction de l’enseigne-ment des congrégations non autorisées, privatisation de la religion, exclue par la loi de 1881 des domaines proté-gés par l’État, etc.). Cette lutte sous-tend le processus de nationalisation qui se généralise au XIXe siècle.

La nationalisation et le rôle de l’État dans la formation des champs

C’est en effet depuis le début du XIXe siècle que l’État-nation est le cadre de référence pertinent pour étudier les processus de différenciation des champs, quand le nationalisme est devenu le principe de cohésion qui supplantait la religion pour former des entités abstraites à base territoriale. Mais, tout en se nourrissant des traditions populaires locales revisitées et « folklo-risées » (à la manière de Béla Bartók retravaillant les mélodies folkloriques pour les intégrer à des œuvres musicales savantes), la construction des identi-tés nationales s’est elle-même opérée dans un proces-sus transnational de circulation du modèle d’un pays à l’autre18 : la liste des éléments qui les formaient incluait une langue, une littérature, des œuvres picturales et musicales « typiques », etc. Cette construction a permis à des cultures dominées de s’autonomiser par rapport aux cultures dominantes (en particulier par rapport à la culture française), et a entraîné la formation d’un espace international de compétition entre États-nations, définis sur une base à la fois culturelle (nationale) et territoriale, d’abord à l’échelle européenne, puis à l’échelle mondiale19. Les États ont joué un rôle signi-ficatif dans cette compétition en mettant en place des mesures protectionnistes pour les entreprises nationales et les professions organisées, et en favorisant la produc-tion culturelle nationale par des politiques d’aide à la création et à la diffusion à l’étranger (par exemple, dans l’entre-deux-guerres, le gouvernement fasciste soutint activement l’exportation de la littérature italienne pour parvenir à égaler la France et l’Allemagne).

Cependant, tandis que des régions entières dans le monde demeuraient à l’écart de ce processus, ces territoires qui imposaient des barrières juridiques et douanières ne dessinaient pas de frontières étanches. D’un côté, la différenciation des champs de production culturelle nationaux en Europe s’est opérée sur la base d’une culture commune, la culture classique, et de modèles importés des cultures dominantes : ainsi, la littérature en hébreu moderne produite en Palestine dans la première moitié du XXe siècle a puisé ses modèles dans la littérature russe (et les emprunts à la littérature française sont large-ment passés par les traductions en russe)20. De l’autre, les logiques d’expansion des marchés, les ambitions hégémoniques et le colonialisme, sont trois facteurs de formation d’espaces de circulation et d’échanges débordant les territoires nationaux.

Si le colonialisme a maintenu des populations en état de privation de représentation politique autonome, sa dimension culturelle (qui passait par l’éducation, l’apprentissage de la langue du colonisateur, la scola-risation) allait contribuer à élargir les frontières nationales des champs dans une double direction : expansion du marché des biens culturels vers ces terri-toires qui devenaient des débouchés pour les produits de la nation colonisatrice (par exemple, les livres) d’une part, formation d’une élite de producteurs culturels dans les pays colonisés de l’autre. Fait significatif, le combat pour l’indépendance a pris dans beaucoup d’endroits une forme nationale, qui n’était pas l’unique option : par exemple, le panarabisme ou le panafrica-nisme s’offraient comme une alternative, de même que le panaméricanisme en Amérique latine ; la « négri-tude » comme condition sociale liée à la couleur de peau constitua également une option promue en littérature par Césaire21. Dans son cours Sur l’État, Pierre Bourdieu rappelle qu’une véritable approche historique doit prendre en compte les « possibles non advenus »22. Les frontières nationales, qui sont devenues tellement évidentes qu’elles ont été admises comme allant de soi par des générations de chercheurs, doivent être relativisées historiquement, sachant que ce biais « nationaliste » est le produit même de ce processus de nationalisation (l’histoire et la littérature sont les disciplines qui ont été les plus assignées à la définition de l’identité nationale, mais la sociologie est aussi très nationale dans ses objets, en partie en raison de la demande sociale et politique).

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23. Roger Chartier, Les Origines cultu-relles de la Révolution française, Paris, Seuil, 1990, rééd. « Points », 2000, p. 220 sq. ; Daniel Roche, Les Républicains des lettres : gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Paris, Fayard, 1988 ; Didier Masseau, L’Invention de l’intellectuel dans l’Europe du XVIIIe siècle, Paris, PuF, 1994.24. Christophe Charle, Les Intellectuels en Europe au XIXe siècle. Essai d’histoire comparée, Paris, Seuil, 1996.25. Pierre Bourdieu, « Le marché des biens symboliques », L’Année sociologique, 22, 1971, p. 49-126 ; Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992 ;

Pierre Bourdieu, Manet. Une révolution symbolique, Paris, Seuil/Raisons d’agir, coll. « Cours et travaux », 2013.26. Gisèle Sapiro, “The literary field between the state and the market”, Poetics. Journal of Empirical Research on Culture, the Media and the Arts, 31(5-6), 2003, p. 441-461. La mise en place de ces politiques n’est pas allée sans réticences dans les milieux littéraires et artistiques, comme l’a montré Vincent Dubois, La Politique culturelle. Genèse d’une catégorie d’intervention publique, Paris, Belin, 1999.27. Pierre Bourdieu, Sur l’État…, op. cit. L’organisation de la profession d’avocat

au XVIIIe siècle constitue une étape impor-tante de ce processus d’autonomisation ; voir Lucien Karpik, Les Avocats. Entre l’État, le public et le marché. XIIIe-XXe siècle, Paris, Gallimard, 1995. Sur la recomposi-tion du champ juridique français sous la Troisième République avec l’émergence des constitutionnalistes, voir Guillaume Sacriste, La République des constitutionna-listes. Professeurs de droit et légitimation de l’État en France (1870-1914), Paris, Presses de Sciences Po, 2011.28. Dans les États bureaucratiques et autoritaires, comme les empires français, allemand et habsbourgeois, une partie des services intellectuels, tels que l’ensei-

gnement, étaient assimilés à la fonction publique, ce qui permettait de les libérer des contraintes du marché et d’empêcher que les intérêts particuliers, économiques notamment, ne l’emportent sur l’intérêt général, tout en les contrôlant sur le plan idéologique ; Hannes Siegrist, “The pro-fessions in nineteenth-century europe”, in Hartmut Kaelble (éd.), The European Way, New York, Berghahn Books, 2004, p. 68-88.29. andrew abbott, The System of Profes-sions. An Essay on the Division of Expert Labor, Chicago/Londres, The university of Chicago Press, 1988.

Si les frontières nationales doivent être mises en question, il faut aussi s’interroger sur leurs effets réels. Étendant la définition weberienne de l’État, Pierre Bourdieu décrit le processus par lequel l’État moderne a monopolisé non seulement la violence physique mais aussi la violence symbolique, celle-ci ayant permis de « justifier » et de légitimer celle-là jusque dans ses pires abus. L’État moderne a, en effet, le pouvoir de produire les identités légitimes. L’école en est le principal instrument : elle a pour fonction non seulement de façonner les identi-tés des sujets mais aussi de leur inculquer le sens de la légitimité culturelle qui définit les « insiders » et les « outsiders » (l’en-groupe et l’hors-groupe selon Merton), de même que la hiérarchie sociale entre les groupes (par exemple, à travers la hiérarchie des dialectes et des accents, ou celle des ethnies), le groupe dominant ayant toujours la faculté d’universaliser ses attributs particuliers.

Avant le processus de sécularisation, dans le cadre de la division du travail entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel, cette violence symbolique était exercée par l’Église qui avait en charge l’éducation et l’encadrement des identités subjectives. Ce pouvoir spirituel fut défié d’abord par la Réforme, puis par les philosophes qui, au XVIIIe siècle, affirmèrent l’auto-nomie de la raison, théorisée par Kant. Elle fonde le processus d’autonomisation d’un champ intellectuel par rapport au champ religieux23. En France, il résulte en partie du soutien, déjà évoqué, que la monarchie absolue a apporté dès le XVIIe siècle aux hommes de lettres écrivant en français, afin de promouvoir une production littéraire séculière en langue nationale, contre les doctes des universités alors contrôlées par l’Église, dont la langue de communication était le latin et l’espace de référence l’Europe. Ce champ intellectuel en voie de constitution allait connaître un processus de différenciation au siècle suivant, d’une façon qui varie cependant entre les pays selon les rapports de force entre champ religieux, champ littéraire, champ universitaire et champ politique24.

Si l’État a permis à d’autres champs de production culturelle, notamment artistique et musical, de s’émanciper des commandes de l’Église et du clientélisme (et au premier de s’élever au rang d’art libéral avec la création d’une académie), c’est la formation d’un marché des biens symboliques au XVIIIe siècle qui est à l’origine de l’autonomisation des champs litté-raire et artistique, les libérant progressivement du contrôle étatique étroit et renversant l’ordre tempo-rel de l’offre et de la demande (ce qui contribue à mettre un terme au monopole académique, avec la montée des intermédiaires comme les éditeurs et galeristes)25. L’autonomie (relative) conquise par ces champs tient cependant à un équilibre fragile entre les différentes forces qui cherchent à les accapa-rer, en l’occurrence l’État et le marché : le marché a permis de desserrer la contrainte étatique, mais il impose à son tour sa loi, celle du profit, généra-trice d’une hétéronomie croissante, dont l’État peut en retour contrebalancer les effets par des politiques de soutien au pôle de production restreinte des champs de production culturelle, comme c’est le cas dans les pays ayant mis en place une politique culturelle26.

L’État a également contribué à l’autonomisation d’autres champs, notamment le champ juridique (les juristes ayant joué un rôle majeur dans sa consolida-tion27), le champ médical, comme on l’a vu, puis, au cours du XIXe siècle, le champ politique, le champ universitaire, et nombre de domaines de spécialisa-tion comme la psychiatrie, la psychologie, l’histoire, la sociologie, l’architecture, etc. Ces domaines connaissent un processus de professionnalisation et d’institutionnalisation académique qui permet, en France, la monopolisation progressive par l’État du contrôle de l’accès à la profession, par le biais du titre. En ce sens, l’État a fortement contribué, en France comme dans nombre de pays d’Europe centrale et d’Europe de l’Est28, à ce qu’Andrew Abbott a appelé la « division du travail d’exper-tise »29, arbitrant les luttes de concurrence entre spécialistes pour le monopole des compétences

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30. en Grande-Bretagne, en allemagne et en Italie, les professions libérales ont contribué à l’unification de l’État ; voir Harold Perkin, The Rise of Professional Society. England since 1880, Londres/New York, Routledge, 1989 ; Geoffrey Cocks et Konrad Jarausch, German Pro-fessions, 1800-1950, New York, oxford university Press, 1990 ; Charles e. McClelland, The German Experience of Professionalization. Modern Learned Pro-fessions and their Organizations from the Early Nineteenth Century to the Hitler Era,

Cambridge, Cambridge university Press, 1991 ; Maria Malatesta (éd.), Society and Professions in Italy, 1860-1914, Cam-bridge, Cambridge university Press 1995.31. Sans que cela soit automatique, comme le montre, à travers une compa-raison entre les cas de Lévi-Strauss et de Gurvitch, Laurent Jeanpierre, « une opposition structurante pour l’anthropo-logie structurale : Lévi-Strauss contre Gurvitch, la guerre de deux exilés français aux États-unis », Revue d’Histoire des sciences humaines, 11, 2004, p. 13-43.

32. Victor Karady, « L’émergence d’un espace européen des connaissances sur l’homme en société : cadres institutionnels et démogra-phiques », in Gisèle Sapiro (dir.), L’Espace intellectuel en Europe : de la formation des États-nations à la mondialisation. XIXe-XXIe siècle, Paris, La Découverte, 2009, p. 43-68.33. Johan Heilbron, Nicolas Guilhot et Laurent Jeanpierre, « Internationalisation des sciences sociales : les leçons d’une histoire transnationale » et Johan Heilbron, « Repenser la question des traditions natio-nales en sciences sociales », in G. Sapiro

(dir.), L’Espace intellectuel en Europe…, ibid., p. 319-346 et p. 301-318.34. Didier Georgakakis (dir.), Le Champ de l’Eurocratie. Une sociologie politique du personnel de l’UE, Paris, economica, coll. « Études politiques », 2012.35. antoine Vauchez, “The force of a weak field: law and lawyers in the government of the european union”, International Political Sociology, 2, 2008, p. 128-144 ; et antoine Vauchez et Bruno de Witte (éds), Lawyering Europe. European Law as a Transnational Social Field, oxford, Hart Publishing, 2013.

dans un domaine d’activité sur le territoire national30. Ce qui n’empêche nullement la circulation entre champs nationaux.

Facteurs et stratégies d’internationalisation

Cette circulation internationale dépend de plusieurs facteurs. En premier lieu, les migrations voulues ou forcées (exil), source potentielle de renouvellement des champs nationaux31, mais dont les effets peuvent être limités par le protectionnisme étatique destiné à réguler la concurrence dans les professions organisées (par exemple, la loi de 1933 interdisant l’exercice de la médecine en France à ceux qui ne sont pas déten-teurs d’un doctorat de médecine français, et celle de 1934 interdisant l’exercice de certaines profes-sions libérales – avocat, architecte – aux étrangers). Deuxième facteur, la circulation des personnes et des modèles est largement déterminée par les rapports de force inégaux entre les pays centraux et périphériques (ou dominants et dominés) : cela va de la migration des élites pour se former (comme ce fut le cas, dans la première moitié du XXe siècle, d’une bonne partie des élites d’Europe de l’Est vers l’Allemagne et la France32, ou des colonies vers la Grande-Bretagne et la France) à la reconnaissance des équivalences de diplômes, fruit d’accords bilatéraux qui ont régle-menté les échanges. Favorisée par la circulation des élites, l’importation de modèles scolaires et profes-sionnels étrangers participe de ces échanges cultu-rels inégaux. Enfin, des instances internationales telles que l’Institut de coopération intellectuelle de la Société des nations dans l’entre-deux-guerres, puis l’UNESCO qui l’a relayé à partir de 1945, ont joué un rôle significatif dans la formation d’espaces culturels, scientifiques et professionnels internationaux, tout en maintenant une conception de la représentation fondée sur l’appartenance nationale : elles ont ainsi soutenu la création de sociétés d’auteurs, associations professionnelles, fédérations d’enseignement et de journalisme qui ont favorisé la diffusion du modèle d’organisation professionnelle et l’harmonisation de la réglementation (droit d’auteur, propriété intellectuelle,

règles de déontologie). Parallèlement, bien que l’organisation de la recherche demeure nationale à ce jour, les fondations philanthropiques américaines ont fortement contribué à la circulation des modèles et des règles du jeu dans les sciences de la nature et dans les sciences sociales, même si ces dernières demeurent fortement ancrées – à des degrés variables – dans des traditions nationales33. Par un paradoxe apparent, ces instances ont également favorisé la formation de champs nationaux dans des pays où ils n’existaient pas.

L’idéologie internationaliste de la Société des nations ou de l’UNESCO accompagne et conforte en effet, par des incitations explicites, la formation des États-nations ainsi que la nationalisation des champs professionnels, scientifiques et culturels, tout en encourageant les échanges entre eux. Elle est une des formes que prend l’internationalisme politique, qui varie entre une conception essentialiste de la nation (l’internationale fasciste) et une conception instru-mentaliste et temporaire (l’internationale commu-niste), mais qui est également un facteur de circulation (des modèles et des personnes) et d’échanges. Entre ces deux extrêmes, il faut situer les alliances cultu-relles aux accents parfois essentialistes (comme le pangermanisme et le panlatinisme) et les alliances régionales, aux fondements plus géopolitiques (comme le panaméricanisme ou panafricanisme), et qui peuvent adopter des formes plus ou moins instituées (à l’instar de l’Union européenne).

La construction européenne offre un terrain d’observation particulièrement intéressant des modalités d’internationalisation des champs mais aussi des obstacles et des résistances que rencontre ce processus. L’apparition de cette entité supranationale qu’est l’Union européenne n’a pas remis en cause l’autonomie des champs étatiques, politiques et juridiques nationaux, malgré la formation d’un véritable « champ de l’Eurocratie »34 et d’un champ juridique européen « faible »35 , les cultures administratives, politiques et juridiques des pays d’origine des participants continuant de peser sur les positionnements et les alliances ou antagonismes.

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36. abram de Swaan, “The european void: the democratic deficit as a cultural deficiency”, in John Fossman et Philip Schlesinger (dir.), The European Union and the Public Sphere. A Communicative Space in the Making?, Londres/New York, Routledge, 2007, p. 135-153.37. Voir par exemple ursulla Keller et Ilma Rakusa (dir.), Writing Europe. What is European about the Literatures of Europe? Essays from 33 European Countries, Buda-pest/New York, Ceu Press, 2004.38. Comme la collection « Faire l’europe » lancée en 1988, autour de l’historien Jacques Le Goff, par cinq maisons d’édition

européennes. Voir Hervé Serry, « “Faire l’europe” : enjeux intellectuels et enjeux éditoriaux d’une collection transnatio-nale », in Gisèle Sapiro (dir.), Les Contradic-tions de la globalisation éditoriale, Paris, Nouveau monde, 2009, p. 227-252.39. Sur ces obstacles, voir Gisèle Sapiro, « Introduction », in G. Sapiro (dir.), L’Es-pace intellectuel en Europe…, op. cit., p. 5-25.40. Immanuel Wallerstein, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, trad. française, Paris, La Découverte, coll. « Grands Repères Manuels », 2006, p. 136. Sur les origines

et la diffusion de la notion de globalisa-tion, voir Romain Lecler, « Itinéraire d’une notion », in Sociologie de la mondialisation, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2013, p. 7-30.41. Pierre Bourdieu, « Du champ national au champ international », in Les Structures sociales de l’économie, Paris, Seuil, coll. « Liber », 2000, p. 273-280.42. Isabelle Sommier, olivier Fillieule et Ér ic agr iko l iansky, Généa logie des mouvements altermondialistes en Europe. Une perspective comparée, Paris, Karthala, 2008.43. Voir Philippe Bezes, « État, experts

et savoirs néo-managériaux. Les produc-teurs et diffuseurs du New Public Mana-gement en France depuis les années 1970 », Actes de la recherche en sciences sociales, 193, juin 2012, p. 16-37.44. Yves Gingras, « Les formes spéci-fiques de l’internationalité du champ scien-tifique », Actes de la recherche en sciences sociales, 141-142, mars 2002, p. 31-45.45. Pierre Bourdieu, Homo academicus, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1984 ; P. Casanova, La République mondiale des lettres, op. cit.

De même, elle est loin d’avoir opéré le travail d’intégration culturelle réalisé par les États-nations36, en dépit des multiples tentatives plus ou moins autonomes de créer un « imaginaire » collec-tif : anthologies, recueils, ouvrages collectifs37, collections historiques38, cet échec pouvant s’expli-quer à la fois par l’histoire de la nationalisation des champs (qui fait que l’éducation demeure forte-ment nationale), et par l’état actuel des rapports de force internationaux : d’un côté, l’hégémonie étasunienne qui focalise le regard de beaucoup de producteurs culturels et intellectuels (à tel point que les rapports culturels et intellectuels intra-européens sont de plus en plus médiatisés par les États-Unis), de l’autre la crainte d’une aggravation de la coupure Nord-Sud39.

Il faut différencier l’idéologie internationaliste du mot d’ordre de la mondialisation, qui a remplacé celui de « développement » à la fin des années 197040. Ce mot d’ordre est l’expression de l’idéologie néolibérale qui vise à ouvrir les frontières à la circulation des produits en abolissant les monopoles étatiques et à propager la loi du marché dans des régions où elle ne s’appliquait pas (comme les ex-régimes communistes ou d’anciens pays du tiers monde à économie en partie administrée). Elle a accompagné la formation d’un champ économique mondial dominé par les multinatio-nales et caractérisé entre autres par les délocalisations et les flux de capitaux non contrôlés, comme le décrit Pierre Bourdieu41. La lutte contre la mondialisation a favorisé en retour l’internationalisation des mouvements politiques et sociaux opposés à l’idéologie néo-libérale et l’avènement d’un mouvement altermondialiste, dont l’ancrage demeure cependant assez local42.

La transformation des rapports de force entre champs doit être comprise à la lumière non seulement des luttes internes à chacun d’eux mais aussi, le cas échéant, de leur internationalisation (l’importation du « New Public Management » en France, qui a subordonné le champ étatique au champ économique, en est un exemple paradigmatique43). Si le degré d’internationalisation des champs est variable (par exemple, la littérature l’est moins que les arts plastiques

ou musicaux ; les sciences humaines et sociales moins que les sciences de la nature ; le droit que l’économie44), pour des raisons diverses qui ont trait à leur histoire, à leur recrutement social ainsi qu’au medium (images ou sons vs. langage) ou au degré de formalisation (mathématisation, modélisation) et de standardisation des procédures, nombre de champs, tels que le champ académique et le champ littéraire, sont traversés par l’opposition entre national et international, c’est-à-dire entre des agents tournés vers l’accumulation de pouvoir symbolique au niveau national et ceux qui l’obtiennent au niveau international45. Ces positions n’ont rien d’essentialiste. On peut même émettre l’hypothèse – ou prédire – que selon la position du pays et du champ national considéré dans les rapports de force interna-tionaux, les dominants seront tantôt du côté de l’inter-national, tantôt du côté du national. Plus un champ national occupe une position dominée dans l’espace international, plus les dominants tendront à occuper des positions tournées vers l’international (à l’instar des élites des pays d’Europe de l’Est citées ci-dessus), et seront en retour capables d’imposer des modèles importés de l’étranger dans leur pays (en raison du prestige attaché à l’international). À l’inverse, plus un champ national occupe une position dominante dans l’espace international, à l’instar de la littérature française et de la philosophie allemande par le passé, ou de la sociologie américaine aujourd’hui, plus les dominants se concentreront sur l’accumulation de capital symbo-lique au niveau national – ce qui du reste suffit ou presque à leur assurer une visibilité internationale, en raison de la capacité des champs dominants à irradier par-delà leurs frontières. Révélateurs à cet égard sont les changements de stratégie d’agents ou d’institutions dominants initialement focalisés sur l’espace national, et qui, dans un moment de déclin relatif de la position de leur champ national sur la scène internationale, se tournent vers le nouveau centre de cet espace internatio-nal (comme par exemple Sciences Po). Au pôle dominé, le recours à l’international est une stratégie courante des agents pour affirmer leur position, à l’instar de nombre

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46. Pierre Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences socia les , 145, décembre 2002, p. 3-8. Pour des études de cas exemplaires, voir Frédérique Matonti, « L’anneau de Mœbius. La réception en France des formalistes russes », Actes de la recherche en sciences sociales, 176-177, mars 2009, p. 52-67 ; Mathieu Hauchecorne, « Le “professeur Rawls”

et le “Nobel des pauvres”. La politisation différenciée des théories de la justice de John Rawls et amartya Sen dans les années 1990 en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 176-177, mars 2009, p. 94-113 ; et Ioana Popa, Traduire sous contraintes. Littérature et communisme (1947-1989), Paris, CNRS Éd., coll. « Culture & société », 2010.47. Voir Pascale Casanova, Beckett, l’abstracteur. Anatomie d’une révolution

littéraire, Paris, Seuil, 1997.48. Voir Jacques Robichon, Le Défi des Goncourt, Paris, Denoël, 1975 ; Gisèle Sapiro, La Guerre des écrivains, 1940-1953, Paris, Fayard, 1999, p. 330-331, 629 sq. ; Pierre assouline, Du côté de chez Drouant. Cent dix ans de vie littéraire chez les Goncourt, Paris, Gallimard/France Culture, 2013 ; Del-phine Naudier, « L’irrésistible élection de Marguerite Yourcenar à l’académie

française », Cahiers du Genre, 36, 2004, p. 45-67 ; et, sur les enjeux de l’élection de Senghor, Claire Ducournau, « Écrire, lire, élire l’afrique : les mécanismes de réception et de consécration d’écrivains contemporains originaires de pays fran-cophones d’afrique subsaharienne », thèse de doctorat en sociologie, Paris, eHeSS, 2012, p. 123-136.

de spécialités exclues de l’université ou marginales en son sein, telles que la statistique, la démographie à leurs débuts ou encore la psychanalyse, et qui ont invoqué les modèles étrangers dans leurs luttes pour s’institutionnaliser comme disciplines académiques. La théorie des champs démontre sa valeur heuristique en mettant ainsi l’accent sur les enjeux propres à l’espace d’accueil pour comprendre les phénomènes d’impor-tation et d’appropriation de modèles et de productions étrangères, à travers l’étude des usages qui en sont faits46.

Cependant, de même qu’il y a un nationalisme de gauche – en lutte contre différentes formes de domination et/ou d’impérialisme politiques, écono-miques, sociaux et culturels (par exemple, le nationa-lisme républicain français de la Révolution aux débuts de la Troisième République, ou les nationalismes galicéen ou québécois) – et un nationalisme de droite – qui exclut les minorités ethniques, les étrangers, et vise à affirmer sa supériorité sur les autres nations, voire à les conquérir –, il y a différentes stratégies d’internationalisation, en fonction des types d’hété-ronomie politico-étatique ou économique : ainsi, au pôle mondain du champ intellectuel, qu’incarnent les académies (Académie française, Académie des sciences morales et politiques, etc.), prévaut une conception étatique de l’internationalisme, selon laquelle les producteurs culturels et intellectuels sont supposés « représenter » leur pays d’origine ; au pôle de grande production, les multinationales, qui retraduisent les contraintes du champ économique mondialisé au sein des industries culturelles, tendent à « dénationaliser » les produits destinés à la circu-lation la plus large possible, et donc la plus indiffé-renciée ; au pôle de production restreinte ou au pôle autonome des champs, les agents interviennent en leur nom propre, au titre de leur capital symbolique spécifique, comme l’illustre l’exemple des colloques et congrès scientifiques internationaux ; enfin, pour les avant-gardes, qui regroupent de nouveaux entrants au pôle temporellement dominé des champs de produc-tion culturelle, l’internationalisation a longtemps été un moyen de lutter contre les voies nationales d’accu-mulation de capital symbolique (institutionnalisation, professionnalisation, division du travail, séparation

des arts) et prenait souvent une forme politisée (parfois en s’adossant, à l’instar des surréalistes, à des mouvements politiques internationaux avec lesquels elles partageaient ces caractéristiques, comme le communisme, le trotskysme, l’anarchisme).

Marchés, États, champs : la guerre des frontières

L’attraction que les champs nationaux dominants exercent sur les autres contribue à broui l ler les frontières géographiques, en même temps qu’elle est une source de renouvellement : que l’on pense à Beckett ou Ionesco, qui ont bouleversé l’espace des possibles du champ littéraire français47, ou aux Subaltern Studies qui ont subverti de l’intérieur les fondements de la domination occidentale (tout en contribuant à renforcer l’hégémonie culturelle améri-caine, puisqu’elles ont été diffusées à partir de là, affaiblissant la position de la production européenne sur la scène mondiale).

Cependant, cette intégration d’éléments « étran-gers » n’allait pas de soi et a régulièrement provoqué des réactions protectionnistes : on a déjà évoqué les lois interdisant ou limitant l’exercice de certaines profes-sions aux étrangers. Dans les professions non organi-sées, où les barrières à l’entrée ne sont pas contrôlées, l’ouverture du champ est l’objet de tensions perma-nentes. Il suffit d’évoquer les scandales déclenchés par l’attribution du prix Goncourt à René Maran pour Batouala, sous-titré Véritable roman nègre, en 1921, à l’écrivain belge Charles Plisnier en 1937, et à une écrivaine immigrée d’origine russe et juive (la première femme primée), Elsa Triolet, en 1945 ; ou encore par l’élection en 1982 à l’Académie française de Marguerite Yourcenar, écrivaine d’origine belge, première femme à y siéger, et par celle de Leopold Sedar Senghor qui l’a suivie en 198348. La notion de « littérature française » en est venue à englober, dans la pratique, les œuvres publiées par les éditeurs français, marginali-sant ainsi leurs confrères des autres pays francophones. On notera que même les instances étatiques vouées à la protection et au rayonnement de la culture nationale ont fini par reconnaître que la « littérature

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49. ainsi que l’atteste le changement de nom de « Centre national des lettres » à « Centre national du livre ».50. Pierre Bourdieu, « existe-t-il une littéra-ture belge ? Limites d’un champ et frontières politiques », Études de lettres, vol. 3, 1985, p. 3. Sur le cas belge, voir aussi Paul aron, « La littérature en Belgique francophone de 1930-1960 : débats et problèmes autour d’un “sous-champ” », in Michael einfalt, ursula erzgräber, ottmar ette et Franziska Sick (éds), Intellektuelle Redlichkeit – Intégrité intellectuelle. Literatur – Geschichte – Kul-

tur. Festschrift für Joseph Jurt, Heidelberg, universitätsverlag, 2005, p. 417-428. Sur les difficultés rencontrées par les écrivains francophones pour s’intégrer au champ lit-téraire français, voir le cas de Ramuz étudié par Jérôme Meizoz, Ramuz. Un passager clandestin des Lettres françaises, Genève, Éd. Zoé, 1997.51. Voir Romuald-Blaise Fonkoua et Pierre Halen (dir.), Les Champs littéraires afri-cains, Paris, Karthala, 2001 (et notam-ment, dans ce volume, la discussion de la pertinence du concept de champ

par Bernard Mouralis, « Pertinence de la notion de champ littéraire en littéra-ture africaine », p. 57-71) ; Hans-Jürgen Lüsebrink et Katharina Städtler (dir.), Les Littératures africaines de langue française à l’époque de la postmodernité. État des lieux et perspectives de la recherche, ober-hausen, athena, 2004 ; et C. Ducournau, « Écrire, lire, élire l’afrique… », op. cit.52. Lise Gauvin, Écrire, pour qui ? L’écri-vain francophone et ses publics, Paris, Karthala, 2007.53. Voir Martin Doré, « Stratégies édito-

riales et marché international : le cas d’un éditeur canadien francophone, Hurtubise HMH », in G. Sapiro (dir.), Les Contradic-tions de la globalisation éditoriale, op. cit.54. Pour l’exemple des flux de traduction, voir Gisèle Sapiro, « Les traductions litté-raires entre Paris et New York à l’ère de la globalisation », étude réalisée dans le cadre d’une convention avec le MoTif (observatoire du livre et de l’écrit en Île-de-France), CeSSP, avril 2010 (http://www.lemotif.fr/fichier/motif_fichier/143/fichier_fichier_syntha.se.paris.new.york.paris.pdf).

française » n’était pas forcément produite par des écrivains de nationalité française : le décret n° 93-397 redéfinissant les missions du Centre national du livre (CNL) en 1993 remplace le terme « écrivains français » par « écrivains de langue française » dans l’article 2 de la loi du 11 octobre 1946, pour désigner les personnes pouvant bénéficier d’aides du gouver-nement français. Ceci s’explique par la réorientation de la politique du CNL depuis 1975 vers l’aide à l’édition (française) plus qu’aux écrivains49, laquelle peut être vue comme une réfraction dans le domaine de la production culturelle de la subordination croissante du champ politique au champ économique.

Dans les domaines où la maîtrise de la langue est une condition d’entrée (littérature, sciences humaines et la plupart des sciences sociales), deux types de frontières se superposent en effet sans se recouper : linguistiques et étatiques. Si les aires linguistiques forment un marché où les produits et les modèles circulent des centres vers les périphé-ries (par exemple, les régions colonisées ou sous hégémonie culturelle), les frontières étatiques consti-tuent une protection pour la production locale (douane, protection juridique contre la contrefaçon, protection des titres scolaires), favorisant l’émer-gence de champs nationaux (par des politiques d’aide, ou la création d’instances telles que les académies ou les établissements d’enseignement supérieur et de recherche). Ainsi, le développement de l’édi-tion étasunienne à partir du XIXe siècle ou de l’édi-tion québécoise depuis 1945 a rendu possible l’autonomisation d’un champ littéraire national face à la domination anglaise et française respectivement. Mais cette condition nécessaire est loin d’être suffisante, comme l’illustre le cas belge : en effet, à la différence du champ littéraire américain qui, ayant développé au XIXe siècle, outre des structures éditoriales indépen-dantes, une littérature propre émancipée des modèles britanniques (en puisant notamment dans les formes bibliques à l’instar de Walt Whitman et d’Emily Dickin-son), a réussi sur le long terme à renverser le rapport de force avec la littérature anglaise dans les années 1960 (les facteurs politiques et économiques aidant), les

écrivains wallons, suisses romans et québécois voient toujours dans Paris le lieu de consécration suprême. Ainsi que l’explique Pierre Bourdieu : « Tout se passe comme si tout écrivain de nationalité belge (comme tout écrivain français d’origine provinciale) balançait entre deux stratégies, donc deux identités littéraires, une stratégie d’identification à la littérature dominante et une stratégie de repli sur le marché national et la reven-dication de l’identité belge50. » Les cas belge, suisse et québécois, comme ceux des littératures africaines51, prouvent aussi que les frontières des champs ne sont pas nécessairement étatiques, et que les frontières linguis-tiques peuvent l’emporter, en circonscrivant d’emblée un public potentiel52 : la frontière entre les espaces littéraires wallon et flamand est plus étanche qu’avec les champs français et néerlandais respectivement ; la situation est comparable pour le Québec, même si, par une inversion du mouvement historique qui l’a conduite à s’orienter vers le champ littéraire français, une des stratégies de la littérature québé-coise pour s’en autonomiser aujourd’hui consiste à se tourner vers la littérature canadienne de langue anglaise, laquelle se positionne quant à elle par rapport à la littérature américaine (le Canada constituant par ailleurs un débouché important pour la produc-tion littéraire étasunienne). Certains éditeurs québé-cois adoptent aussi des stratégies de contournement du centre par l’alliance avec des éditeurs franco-phones d’autres pays, notamment africains, autour de projets de coédition53.

Les frontières nationales, qui ont longtemps constitué l’impensé de l’histoire littéraire, masquent aussi la forte centralisation de la vie culturelle autour de certaines villes, en particulier la capitale dans le cas français, où le degré de concentration est beaucoup plus élevé qu’aux États-Unis ou en Allemagne (ce qui ne fait pas pour autant de la ville une unité d’observation des champs de production culturelle ; elle peut l’être en revanche pour les phénomènes de circulation des produits cultu-rels, en fonction de la localisation des instances de diffu-sion comme les maisons d’édition ou les galeries54). Cette concentration induit des phénomènes de relégation des provinciaux, voués, comme les périphéries des aires

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55. Comme l’a montré anne-Marie Thiesse, Écrire la France. Le mouvement régionaliste de langue française entre la Belle Époque et la Libération, Paris, PuF, 1991.56. Voir par exemple, dans le domaine du livre, andré Schiffrin, L’Édition sans éditeurs, Paris, La Fabrique, 1999 et andré Schiffrin, Le Contrôle de la parole. L’édition sans édi-teur, suite, Paris, La Fabrique, 2005 ; Roland

alberto et al., Le Livre : que faire ?, Paris, La Fabrique, 2008 ; Éric Vigne, Le Livre et l’éditeur, Paris, Klincksieck, 2008.57. Bernard Gournay, Exception cultu-relle et mondialisation, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « La bibliothèque du citoyen », 2002 ; Serge Regourd, L’Ex-ception culturelle, Paris, PuF, coll. « que sais-je ? », 2002.

58. Serge Regourd (dir.), De l’exception à la diversité culturelle, Paris, La Documentation française, 2004 ; Luis Mauricio Bustamante Fajardo, « L’adoption de la diversité culturelle à l’uNeSCo. analyse sociologique d’une stratégie de légitimation culturelle », mémoire de Master 2 en sociologie, sous la direction de Gisèle Sapiro, Paris, eHeSS, 2007.59. Le ministère français de la Culture a,

par exemple, financé une recherche sur la diversité dans les différentes filières des industries de la culture et de la communi-cation : Philippe Bouquillion (dir.), Rapport sur la diversité culturelle et les nouvelles technologies – filière audiovisuelle, départe-ment des Études, de la Prospective et des Statistiques du ministère de la Culture, 2007.

culturelles, au repli identitaire régional55, tandis que les centres détiennent un pouvoir d’universalisation. Les tentatives de revalorisation de la production cultu-relle régionale au niveau international – où elle était jusque-là condamnée à l’invisibilité – sont également génératrices de scandales, comme celui provoqué par l’invitation de la Catalogne à la foire du livre de Francfort 2007 : les organisateurs de la foire se sont vu repro-cher d’avoir favorisé le nationalisme catalan en n’invi-tant que des auteurs écrivant en catalan et non ceux écrivant en castillan qui résident aussi en Catalogne. Ces polémiques révèlent la tension entre différents types de frontières, linguistiques, nationales et territo-riales, qui ne se recoupent pas, fait que la construction des États-nations a occulté.

La logique de marché se confronte de plus en plus à celle des États, qui deviennent, à travers les politiques d’aide, les garants de l’autonomie relative des champs de production culturelle face aux critères marchands. Dans le domaine des industries culturelles, la mondia-lisation s’est en effet traduite en premier lieu par une accentuation des contraintes proprement commerciales, à travers l’accélération des processus de concentra-tion et de fusion-acquisition et l’internationalisation des grands groupes. Elle a soulevé des protesta-tions du côté des représentants du pôle de diffusion restreinte, qui ont dénoncé le risque de standardisation des produits culturels contre la qualité, l’originalité, la novation56. De leur côté, les représentants du pôle de grande diffusion font valoir, contre ce qu’ils tiennent pour de l’élitisme, les préférences du public, dont la sanction, mesurée par les ventes, doit l’emporter sur tout autre critère, et ils dénoncent les politiques d’aide étatiques comme des formes de monopole qui faussent la concurrence entre les produits (dans le domaine du cinéma et du livre notamment).

Ces débats s’inscrivent dans le contexte des négocia-tions du GATT-OMC et des polémiques autour de « l’exception culturelle ». Les négociations entamées en 1986 dans le cadre du cycle d’Uruguay portaient sur l’extension de la libéralisation des échanges au commerce des services (GATS), lesquels incluent les biens immaté-riels ou incorporels, et notamment les produits culturels. Le débat portait principalement sur l’audiovisuel, que la délégation étasunienne voulait inscrire parmi la liste de produits soumis au libre-échange, ce qui impliquait

l’abandon des systèmes de soutien aux productions nationales. Cette demande a provoqué une vive réaction dans un pays comme la France, conduisant le Parle-ment européen à adopter, en 1993, une résolution de ralliement au principe de « l’exception culturelle », selon lequel les biens culturels ne sont pas des marchan-dises comme les autres et doivent bénéficier d’un statut à part leur donnant droit à des aides publiques57. Critiquée sur son caractère défensif, protectionniste, élitiste et européo-centriste (elle privilégiait la protec-tion des œuvres culturelles consacrées par la tradition occidentale, au détriment des autres cultures natio-nales ou régionales), la notion d’« exception culturelle » a été remplacée, sous l’égide de l’UNESCO, par celle de « diversité culturelle », qui renvoie à l’ensemble des systèmes de valeurs et des pratiques des différentes socié-tés, conformément à la définition anthropologique de la notion de culture.

Adoptée en 1999 par les ministres de la Culture réunis à l’UNESCO, ce principe a été reconnu l’année suivante par les chefs d’État et de gouverne-ments membres du G8 réunis au sommet d’Okinawa (Japon) comme « source de dynamisme social et économique qui peut enrichir la vie humaine au XXIe siècle en suscitant la créativité et en stimu-lant l’innovation », et qui implique « la diversité dans l’expression linguistique et créatrice ». La Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle a été adoptée en septembre 2001. Elle stipule que la diversité culturelle, facteur de développement (économique notamment), « constitue le patrimoine commun de l’huma-nité ». Niant la capacité des forces du marché à la préserver, elle revendique la reconnaissance de la spécificité des biens et des services culturels « parce qu’ils sont porteurs d’identité, de valeurs et de sens », et qu’ils ne doivent par conséquent pas être considérés comme des marchandises comme les autres. À la suite de cette Déclaration, l’élabo-ration d’une Convention sur la diversité culturelle au sein de l’UNESCO, visant à harmoniser les dispositifs de protection des biens et services culturels au niveau international, a été engagée lors de la 32e session de la Conférence générale en octobre 2003 et adoptée en octobre 200558.

Devenue un référentiel des politiques culturelles (qui ont nécessité la construction d’indicateurs59), la notion de diversité a rapidement connu des répercussions

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60. Collectif, Des paroles et des actes pour la bibliodiversité, Paris, alliance des éditeurs indépendants, 2005. 61. Gisèle Sapiro (dir.), Translatio. Le marché de la traduction en France à l’ère de la mondialisation, Paris, CNRS Éd., coll. « Culture et société », 2008. 62. P. Bourdieu, Propos sur le champ politique, op. cit., p. 64.

dans les milieux culturels, où elle a été opposée à celle de standardisation : en 2006, l’Alliance des éditeurs indépendants pour une autre mondialisation lançait ainsi un appel en faveur de la bibliodiversité60. Cependant, cette notion a également été réappropriée au pôle de grande production par les multinationales qui font de l’hybridation des cultures un moyen de diversification des produits, brouillant les principes d’opposition avec le pôle de production restreinte.

La notion de diversité sous-tend aussi, de longue date, les catégories de « World music » et de « World fiction » qui se sont imposées depuis les années 1980 dans le monde anglo-américain, pour désigner les productions issues de cultures non occidentales et de la périphérie du marché des biens symboliques, et qui ont trouvé une traduction en français d’abord avec les notions de « musiques du monde », puis « musiques actuelles », et avec celle de « littérature monde en français ». À l’instar de la notion de « musiques actuelles », celle de « cinémas du monde » est devenue, en France, une catégorie d’intervention publique visant à favoriser la diversité culturelle pour contrer l’écrasante domination du cinéma américain (la politique d’aide à l’intraduction d’œuvres contem-poraines de littérature étrangère, mise en place en 1989, en est le pendant dans le domaine de livre). La production étasunienne domine en effet au pôle commercial du marché mondial des biens symbo-liques, dans toutes les industries culturelles : cinéma, disque, et aussi livre (la plupart des traductions de best-sellers ou d’ouvrages relevant des genres les plus commerciaux comme le roman sentimental proviennent de l’anglais, et plus particulièrement des États-Unis ; ces traductions entrent en concurrence non seulement avec les autres langues, très faible-ment représentées à ce pôle, contrairement au pôle de production restreinte où la diversité linguistique selon que la langue d’origine est maximale, mais aussi avec la production locale61). Les politiques culturelles visant à contrecarrer cette domination ont cependant une double face : entre protectionnisme du marché national et soutien au pôle de production restreinte.

De la première relève le soutien sans jugement sur la qualité de l’œuvre : dans le domaine du cinéma, c’est par exemple la politique de soutien automa-tique au cinéma national en fonction des perfor-mances antérieures, qui a permis le maintien du cinéma français face au cinéma américain (alors qu’en 2001, 73 % des films répertoriés au box-office des quinze pays européens étaient américains) ; dans le domaine du livre, il s’agit des avantages fiscaux, prêts sans intérêt, subventions,

droit de prêt, régime de protection sociale assimilé aux salariés. De la seconde procède le soutien basé sur une procédure de sélection et une appréciation qualitative : une instance collec-tive composée de personnes qualifiées doit statuer en toute indépendance et porte un jugement artistique, dans lequel le critère de la qualité est censé primer ; par exemple, dans le domaine du livre, les commissions du Centre national du livre en France ou les bourses destinées aux « jeunes talents » en Suède, aux Pays-Bas, au Canada ; dans le domaine du cinéma, les commissions du CNC (institué sous l’autorité d’André Malraux, ce soutien sélectif dans le secteur du cinéma consiste en aide sous forme d’avance sur recettes pour la production ou sous forme de subvention, les prêts n’étant remboursés que dans la mesure où les recettes du film le permettent) ; aux États-Unis, où il existe aussi un pôle de production restreinte dans tous ces secteurs (et donc des champs), le National Endowment for the Arts, créé en 1965 et financé par le budget fédéral, est l’instance qui effectue ce travail de sélection.

Du point de vue des frontières, ces politiques ont aussi une double face : d’un côté, elles maintiennent (parfois presque artificiellement) une relative autonomie des marchés nationaux encastrés dans le marché mondial des biens symboliques ; de l’autre, elles favorisent la formation et la pérennisation d’un pôle de produc-tion restreinte de ce même marché (c’est-à-dire un champ relativement autonome). Cependant, dans la mesure où les aides publiques ou privées (mécénat, fondations philanthropiques) constituent une condition de la survie des champs de production culturelle, la tendance des politiques culturelles à intégrer de plus en plus les logiques de marché (devenues un référen-tiel pour ces politiques) risque de conduire au sacrifice des productions les plus novatrices.

Les conditions d’émergence de champs transnationaux

L’existence d’instances de consécration spécifiques différencie le champ d’un marché ; elles ne se confondent ni avec les instances propres aux marchés (comme les foires), ni avec les institutions nationales telles que l’Académie française, qui, tout en procurant un pouvoir temporel à ceux qui en sont membres, peuvent jouir d’une faible reconnaissance symbolique au pôle le plus autonome du champ, où « il vaut mieux être publié aux Éditions de Minuit que d’être à l’Aca-démie française », comme le résume Pierre Bourdieu62 (même si historiquement l’Académie française

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63. Comme l’a montré alain Viala, Nais-sance de l’écrivain. Sociologie de la litté-rature à l’âge classique, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun », 1985. Sur l’évolution de la position de l’académie française depuis le XIXe siècle, voir Christophe Charle, Naissance des « intellectuels » 1880-1900, Paris, Minuit, 1990 et G. Sapiro, La Guerre des écrivains…, op. cit., chap. 4.64. Sur les conditions de formation d’un espace européen des sciences sociales, voir Johan Heilbron, “The social sciences as an emerging global field”, Current Sociology, 10, 2013 ; sur le cas de la sociologie, Johan Heilbron, « La sociologie européenne existe-t-elle ? », in G. Sapiro (dir.), L’Espace intel-

lectuel en Europe…, op. cit., p. 347-358.65. Johan Heilbron, « Échanges culturels transnationaux et mondialisation : quelques réflexions », Regards sociologiques, 22, 2002, p. 141-154 ; Sur la littérature, voir P. Casanova, La République mondiale des lettres, op. cit.66. Johan Heilbron, “Towards a socio logy of translation. Book translations as a cul-tural world system”, European Journal of Social Theory, 2(4), 1999, p. 429-444, trad. française, « Le système mondial des traductions », in G. Sapiro (dir.), Les Con-tradictions de la globalisation éditoriale, op. cit., p. 253-274 ; et G. Sapiro (dir.), Translatio…, op. cit. Il est significatif, sous

ce rapport, que les littératures périphé-riques ayant accédé à une visibilité sur la scène internationale dans la période de la mondialisation, comme les littératures néer-landaise et israélienne (en hébreu moderne), ont été fortement soutenues par une poli-tique étatique ajustée au marché mondial de la traduction (voir les contributions de J. Heilbron et G. Sapiro dans Translatio…, ibid., chap. 11 et 14).67. Voir alain quemin, L’Art contempo-rain international. Entre les institutions et le marché, Paris, Jacqueline Chambon/artprice, 2002 ; alain quemin, Les Stars de l’art contemporain, Paris, CNRS Éd., coll. « Culture & société », 2013.

68. Gisèle Sapiro et Ioana Popa, « Tra-duire les sciences humaines et sociales : logiques éditoriales et enjeux scienti -fiques », in G. Sapiro (dir.), Translatio…, op. cit., chap. 5 ; Romain Pudal, « La phi-losophie peut-elle être américaine ? Les obstacles à l’importation du pragmatisme en France », in Gisèle Sapiro (dir.), Traduire la littérature et les sciences humaines : conditions et obstacles, Paris, DePS (minis-tère de la Culture), 2012, p. 321-342.69. Yves Gingras et Johan Heilbron, « L’internationalisation de la recherche en sciences sociales et humaines en europe (1980-2006) », in G. Sapiro (dir.), L’Espace intellectuel en Europe…, op. cit., p. 359-390.

a contribué à l’autonomisation du champ littéraire français63). Ainsi, l’existence d’instances spécifiques internationales (comme le prix Nobel de littérature ou le PEN Club), supranationales (comme les revues et les associations européennes de sciences sociales64) ou transnationales (comme les colloques et congrès scientifiques ou les festivals) constitue un indicateur de la formation d’espaces supranationaux qui demeurent encore le plus souvent dépendants des champs natio-naux et des rapports de force entre eux (sans doute faute d’une instance supra-étatique assez puissante pour les transcender).

L’espace de réception des révolutions symboliques est également un indicateur de l’existence d’un champ transnational, qu’il permet de circons-crire dans l’espace et dans le temps : elle s’observe de très longue date non seulement dans des univers où la circulation n’est pas entravée par la langue (comme l’art et la musique instrumentale, ou les sciences les plus formalisées), mais aussi dans ceux de la littérature et des sciences humaines et sociales, malgré l’obstacle linguistique, et bien sûr dans celui, intermédiaire, du cinéma65. Certes, par-delà les décalages tempo-rels (que les moyens technologiques permettent de réduire), cette circulation et, par conséquent, les chances d’accès à la visibilité internationale, sont largement déterminées par les rapports de force internationaux : en témoignent les inégalités entre langues et pays sur le marché mondial de la traduc-tion (l’anglais arrivant largement en tête y compris au pôle de production restreinte)66, ou entre pays sur le marché de l’art contemporain, marché pourtant mondialisé et relativement dénationalisé dont la prétention universaliste masque les hiérarchies implicites entre les pays où sont concentrés les galeries les plus dotées en capital symbolique, à savoir les États-Unis et l’Allemagne, et les autres67. Ainsi, les biens symboliques circulent principalement du centre vers la périphérie au pôle de produc-tion restreinte de ce marché mondial, mais la capacité des centres à se réapproprier les inventions

et les novations produites à la périphérie d’une part, et l’autonomie relative de ces circulations par rapport aux flux globaux et aux logiques de marché d’autre part, attestent l’existence de champs à l’échelle trans-nationale (par exemple, alors que c’est de l’anglais que provenaient le plus grand nombre de titres traduits en français dans le secteur des sciences humaines et sociales entre 1985 et 1992, pour les ouvrages de philosophie, l’allemand arrivait en tête, signe du capital symbolique accumulé par la tradition philo-sophique allemande et de la faible reconnaissance dont jouissait la philosophie américaine en France68).

Autre indicateur de l’émergence de tels espaces : les réseaux et les collaborations scientifiques, qui peuvent se mesurer aux co-signatures d’articles : Yves Gingras et Johan Heilbron montrent ainsi, dans une enquête sur l’évolution de la part des publications scientifiques en sciences sociales et humaines écrites en collaboration internationale par les chercheurs de plusieurs pays européens, que la période de mondialisation a vu l’accroissement significatif des collaborations internationales et intra-européennes69. De cette enquête, qui isole un sous-ensemble de revues européennes en le comparant à des revues natio-nales et internationales, il ressort que si la tendance à l’internationalisation, variable selon les disciplines, est à la hausse au niveau intra-européen (sans doute à la faveur des programmes collaboratifs mis en place par l’Union européenne), ce sont les collaborations avec les chercheurs américains qui l’emportent, preuve de la position dominante qu’occupent ces derniers dans l’espace international des sciences sociales. Les résultats obtenus portent cependant les auteurs à penser qu’une bonne partie de la production des sciences sociales restera locale et nationale, en raison de leur indexation spatio-temporelle.

Ainsi, l’ancrage national des champs est un fait historique que l’on peut dater et qui n’a rien d’universel ni d’iné-luctable, même si les évolutions récentes montrent la force de résistance de cet ancrage tant dans

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70. ainsi, les écrivains publiés par un éditeur français dont au moins un livre a été traduit du français en anglais et publié aux États-unis entre 1990 et 2003, appar-tiennent à une trentaine de nationalités différentes (même si leur représentation est inégale, les trois quarts des titres tra-duits provenant d’un auteur de nationalité française). G. Sapiro, « Les traductions littéraires entre Paris et New York à l’ère de la globalisation », étude citée.71. Voir Julian Go, “Global fields and impe-rial forms”, Sociological Theory, 26(3), 2008, p. 201-229 ; et le numéro “Bourdieu

and the international”, International Political Sociology, 5(3), 2011. Voir Gisèle Sapiro, “Globalization and cultural diversity in the book market: the case of translations in the uS and in France”, Poetics, 38(4), 2010, p. 419-439.72. Comme l’explique Pierre Bourdieu à propos du modèle d’analyse de La Distinc-tion lors d’une conférence au Japon tenue en 1989 : ce modèle permet de « repérer les différences réelles qui séparent tant les structures que les dispositions (les habitus) et dont il faut chercher le principe […] dans les particularités d’histoires collectives

différentes ». La transposabilité du modèle dans l’espace et dans le temps tient à son caractère relationnel : la position des pratiques culturelles dans l’espace social ne résulte pas de propriétés qui leur sont inhérentes, mais de leurs usages par des groupes sociaux comme manière de se distinguer ou de se différencier par rapport à d’autres pratiques. C’est pourquoi « la comparaison n’est possible que de système à système » ; Pierre Bourdieu, « espace social et espace symbolique », Raisons pra-tiques, Paris, Seuil, 1994, p. 17 et 19-20.73. C. Charle, Les Intellectuels en Europe

au XIXe siècle…, op. cit. ; anna Boschetti, « Pour un comparatisme réflexif », in anna Boschetti (dir.), L’Espace culturel trans-national, Paris, Nouveau Monde, 2010 ; Gisèle Sapiro, « Comparaison et échanges culturels : le cas des traductions », in Col-lectif, Faire des sciences sociales, vol. 2, Comparer, Éd. de l’eHeSS, 2012, p. 193-221. antoine Vauchez, « Le prisme circula-toire. Retour sur un leitmotiv académique », Critique internationale, 59, 2013, p. 9-16.74. Pierre Bourdieu, « Le moment critique », in Homo academicus, op. cit., chap. 5.

la pratique que dans les représentations : les États-nations continuent de jouer un rôle dans les marchés des biens culturels mondialisés à différents niveaux (en amont par la formation, en aval par les politiques d’aide et les diverses incitations), et dans de nombreux champs, la fiction bien fondée des identités natio-nales continue à cadrer la perception de ces biens : c’est notamment le cas en littérature où les notions de « littérature française », « littérature américaine », « littérature italienne » continuent de prévaloir, de même que dans nombre de disciplines comme la philosophie (« allemande », « française »), la sociolo-gie (« américaine », « française »), et même les mathé-matiques (on parle de la tradition française), masquant à la fois leur hétérogénéité (y compris du point de vue des origines géographiques70) et le fait que l’espace des possibles est loin d’être circonscrit au territoire national. Cependant, comme on l’a vu, cet ancrage a longtemps masqué l’histoire transnationale qui sous-tend la forma-tion de ces champs nationaux, ainsi que les échanges qui ont contribué à leur évolution et les diverses formes d’extension ou de reconfiguration spatiale qu’ils ont connues (notamment à travers le colonialisme ou les phénomènes d’hégémonie et les luttes qu’ils ont engendrées). Les différents modes d’inter-nationalisation que l’on observe aujourd’hui doivent être resitués dans cette histoire de longue durée de la formation des États-nations et des rapports de force entre eux ainsi que celle du colonialisme et des idéolo-gies internationalistes, qui ont contribué à reconfigu-rer les frontières géographiques des champs71. Il faut aussi tenir compte des phénomènes d’encastrement entre champs et marchés d’un côté, entre sous-champs et champs de l’autre (comme les spécialités au sein des champs disciplinaires ou professionnels), ainsi que des rapports de dépendance entre champs nationaux (par exemple le champ littéraire belge par rapport au champ littéraire français) ou entre différents champs (comme l’exemple cité des champs politique

et économique). Si les logiques d’expansion des marchés sont un facteur d’internationalisation, qui favorise la circulation et les échanges (et leur synchronisation croissante), ils peuvent aussi être un facteur d’hétéronomie, nécessitant des stratégies de résistance pour défendre l’autonomie des champs, qui se développent au niveau local comme au niveau international ou transnational (comme par exemple la mobilisation du PEN Club pour soutenir la traduction contre la domination de l’anglais72). L’internationalisa-tion des stratégies et luttes pour défendre l’autonomie est un des leviers de l’émergence de champs trans-nationaux, avec la création d’instances spécifiques, l’extension de l’espace de réception, et la formation de réseaux plus ou moins informels donnant lieu à des collaborations et à des échanges.

Est-ce à dire que le comparatisme est une méthode à bannir ? Certainement pas, tant que l’on pratique un comparatisme structural – c’est-à-dire fondé sur le principe des homologies structurales entre espaces sociaux et entre champs, mais aussi sur les principes de différenciation propre à chaque société73 –, qui prend en compte les échanges, les rapports de force et les relations de dépendance et d’encastrement, qu’il s’agisse de la comparaison dans l’espace (entre champs nationaux ou supranationaux) ou dans le temps (entre différents états d’un même champ)74 – ce que permet le concept abstrait de champ. Et les effets de décalage temporels induits par la circulation des modèles (entre différents pays ou entre différents champs – par exemple le modèle d’organisation professionnelle) rappellent que la contemporanéité n’est pas synonyme de synchronie – comme le révèle a contrario la mise en phase ou la synchronisation des différents champs dans les moments de crise, qui fait « événement »75 – et que la force heuristique du concept de champ ne réside pas tant dans sa définition spatiale que, par-delà ses propriétés relationnelle et dynamique, dans l’historicité et la temporalité propre qu’il suppose.

Le champ est-il national ?

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