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Le charme secret de Bordeaux

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Liens de famille, relations d’affaires, intérêts mutuels, jalousie, séduction, trahison, tout se mêle dans ce roman où l’auteur, fin connaisseur des codes de la vie bordelaise, s’amuse à peindre le portrait d’une société qui joue si bien au jeu des apparences. En arrière-plan des paisibles convenances, des batailles d’influence se livrent dans les châteaux, les hôtels particuliers, dans les beaux endroits de la ville. C’est peut-être là que réside le charme secret de Bordeaux.

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Le Charme secret de Bordeaux

Roman Loubatières

DENIS BLANCHARD-DIGNAC

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YVONNE DAUDET

CHARLES DANEY

Ma ville interditeroman

LOUBATIÈRES

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J’allai chaque soir,Blanche dans le bois noirPour le revoirLui mon espoir, mon espoirSuprême

Loin du bal dans le parc humideQu’on est folle à l’âge timide !

Charles CrosLe Collier de Griffes (Visions)

Toute ressemblance avec des personnes existant ou ayant existé seraittotalement fortuite. Les personnages de ce roman sont imaginaires.

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Les désordres de la guerre

Une petite photographie en noir et blanc prise cette année-là, pendant les vacances, me montre à neuf ans. Je suisdans le jardin de grand-mère, à Bernéville, je me tiensdroite et sérieuse, debout, face à l’objectif, mes cheveuxsont coupés courts au carré et les coques d’un gros nœudde satin retiennent la mèche de devant, c’était juste avant.Au dos de la photo, il y a une date : 1939.

Je ne peux pas affirmer que les neuf années précédentesaient été un paradis.

La paix ne protège pas des maladies infantiles, de leursboutons rouges ou blancs, des fièvres et des démangeai-sons qui s’ensuivent et ne donnent pas pour autant le droitde s’arracher la peau. Autant dire que mes premières an-nées m’avaient un peu entraînée à endurer ce qui ne peuts’éviter, y compris le ridicule de la serviette nouée autourde ma tête pendant les oreillons et dont les deux pans quiretombaient piteusement sur les côtés m’avaient donnél’air d’un lapin malade.

Je n’étais guère mieux lotie le reste du temps, chétive,malingre, mes débuts à l’école avaient été catastrophiques.Ne comprenant pas ce que la maîtresse me voulait, j’at-tendais, obstinément butée, que la lumière se fît, la mé-

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thode ne donna aucun résultat en calcul puisqu’à sept ansbien sonnés je ne savais toujours pas compter jusqu’à cinq!

Mais pour la lecture ce fut un éblouissement, un jourje pris conscience que les lettres formaient des sons quis’agençaient en phrases, lesquelles s’ouvraient sur un monded’histoires toutes bien plus passionnantes que ma misé-rable vie.

Avec les livres j’avais enfin trouvé la drogue qui allaitme permettre de tenir face à des adultes plus ou moinsbien intentionnés à mon égard, une méthode qui permet-tait de faire semblant d’être présente bien qu’évadée d’uneterre trop réelle pour laquelle je n’étais de toute évidencepas faite.

Bref, les choses avaient tout juste commencé de s’ar-ranger pour moi et je venais même de trouver une formu-le magique qui me réconfortait dans les moments difficilesoù maman exigeait d’être obéie. La formule consistait àmurmurer sans être entendue, bien sûr, « si je veux ! » ou« quand je veux ! », et même « où je veux ! ».

C’est alors que la guerre éclata, apportant un furieuxdémenti à mes volontés.

1939

L’annonce de la guerre eut sur moi l’effet d’un coup detonnerre, je venais d’avoir neuf ans et la pensée fulguran-te que nous allions tous mourir me traversa en bouffée deterreur.

L’école nous avait tellement persuadés de notre chan-ce d’appartenir à un grand et beau pays dont la gloire

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s’étendait par-delà les mers, une région idéalement tem-pérée, protégée de toute invasion par de providentiellesfrontières naturelles, fortifiée par la ligne Maginot, unenation dont l’histoire caracolait de victoire en victoire auson de La Marseillaise, au nom de la Liberté, de l’Égalitéet de la Fraternité, que l’annonce de la guerre et surtoutla rapide progression des troupes allemandes dans notrepays me laissa sonnée.

L’impensable s’était produit ou plutôt venait de se re-produire puisque quelques années auparavant, le père dema mère s’était fait tuer pour la « der des ders »… la Gran-de Guerre, celle qui devait conduire à la paix universelle.

Bref, l’histoire radotait tragiquement.Ma grand-mère maternelle avait, l’année précédente,

acheté à Bernéville une jolie villa, posée en bord de plage.C’était le deuxième été que nous y passions les vacancesmaman et moi.

L’achat de la villa était une idée de ma tante Fernande,la sœur aînée de maman. Quand son fils, mon cousin Vic-tor, avait contracté une primo infection, ma tante avaitdemandé à grand-mère d’acheter une villa dans une sta-tion balnéaire réputée pour son climat balsamique et sesbienfaits sur la santé des malades atteints de tuberculose.Grand-mère s’était exécutée. Dans la famille, personnen’avait jamais osé discuter les idées de tante Fernande.Sous ses dehors bonasses de petite femme grassouillette,avec son petit nez retroussé et ses grosses lèvres gourmandesde bonne pâte, elle cachait une poigne de fer, une auto-rité à toute épreuve. Grand-mère tremblait devant elle etma mère, pourtant aussi grande et sèche que Fernandeétait boulotte, n’en menait pas large, nez pincé, lèvres ser-

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rées, le regard sévère et l’air altier, elle ravalait ses réflexions,quitte à passer ensuite ses nerfs sur moi.

Quand elles étaient ensemble elles me faisaient penseraux méchantes sœurs de Cendrillon.

Il faut reconnaître que Fernande avait eu l’idée génia-le de menacer grand-mère de la priver de son petit-fils sielle ne faisait pas ses quatre volontés, et ça, grand-mèrene l’aurait pas supporté, elle disait qu’elle en mourrait. Jeme demandais parfois si quelqu’un pourrait mourir dechagrin de ne plus me voir, moi. Je n’en suis pas encorecertaine.

Je n’avais pas osé le demander à maman. Quand je po-sais des questions, les réponses tombaient toutes faites :« Arrête de dire des bêtises », ou « Ça ne se fait pas » ouencore « Monte dans ta chambre ! ». Et les douces conver-sations rassurantes que nous aurions pu avoir s’arrêtaientaussitôt.

C’est donc dans cette merveilleuse et tendre ambian-ce d’entente familiale que nous passions les vacances chezgrand-mère depuis deux étés.

Ma tante s’était octroyée la plus belle chambre de lavilla avec cabinet de toilette attenant. Elle avait tendanceà faire comme si la villa lui appartenait. Quand ma tanten’entendait pas, grand-mère parlait de « la suite de Fer-nande ». Victor occupait aussi une belle grande chambreavec balcon et vue sur la forêt, par égard pour ses pou-mons fragiles.

Maman et grand-mère se partageaient ce qui restait,quant à moi mon petit lit tenait tout juste dans une pièceminuscule, au-dessus de la chambre de maman, mais ilpouvait arriver que ce cagibi mansardé fût réquisitionné

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quand il y avait des invités, je couchais alors dans un coinde la salle à manger ou de la salle de bains.

Quand la guerre éclata, la maison était encore pleinede monde. Moi, j’étais sur la plage et je jouais dans le sable,quand soudain les cloches de l’église la plus proche son-nèrent le glas, annonçant la déclaration de guerre, et dansles rues les murs se couvrirent d’affiches appelant à la mo-bilisation générale.

Depuis des mois déjà les adultes la redoutaient, les mots« Munich » et « guerre » revenaient sans cesse dans leursconversations. À les entendre la guerre se tenait tapie auxportes de la ville, prête à s’abattre sur nous. Je ne compre-nais pas tout mais j’étais devenue anxieuse au point desursauter au moindre bruit.

Je me souviens d’une nuit où, réveillée par le fracas d’untiroir plein d’argenterie tombant sur le carrelage de la cui-sine, je m’étais mise à hurler, persuadée que la guerre avaitéclaté avec ses bruits inconnus et ses peurs insurmontables,mais nous n’étions qu’en 1938, et cette fois j’avais pu merendormir, rassurée par papa.

En cette fin d’été 1939, mon père, militaire de carriè-re qui n’avait pratiquement pas pris de vacances, était déjàreparti. Nous étions sans nouvelles de lui et nous nous ap-prêtions à refaire les valises pour rentrer dans la petite villede garnison où nous habitions durant l’année scolaire, surla frontière de l’Est déjà menacée, quand maman décidade rester à Bernéville, située suffisamment loin du frontpour que nous y fussions à l’abri, croyait-elle. La tanteFernande ferma sa « suite » à double tour, ainsi que l’ar-moire à confitures, et rentra à Paris où son mari dirigeaitune usine.

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C’est ainsi que les vacances se figèrent pour des moisen une attente engourdie et poisseuse, pesante de vide etd’absence.

À la fin de l’été, je compris donc que la vie ne repren-drait pas son cours normal, qu’il n’y aurait pas de retourà la maison, que je ne retrouverai ni mes vêtements d’hi-ver, ni mes jouets, ni mes camarades d’école.

Je venais d’avoir neuf ans. Papa, qui était colonel, étaitparti faire la guerre et je restai avec maman dans la mai-son de grand-mère, à Bernéville.

De ces premiers mois j’ai gardé le souvenir d’un longhiver gris et froid, étrangement immobile.

Je me sentais engourdie sous les superpositions de châlesdont grand-mère m’entourait. Mal fagotée et pourtantglacée, les bras ballants derrière la fenêtre, je regardais tom-ber sans joie la neige que j’avais tant aimée en Alsace.

Il fit très froid cette année-là et pendant tout l’hiver jesouffris d’engelures aux mains malgré le galet chauffé au fourde la cuisinière que maman glissait dans une de mes poches.

1940 !

Et la drôle de guerre n’en finissait pas… Le désespoirme gagnait, l’étonnement aussi de voir les adultes oublierla mort, ou faire si bien semblant de vivre et supporterl’attente, comme si les absents étaient partis en vacancessur quelque bord de fleuve lointain.

Nous avions peint les bords des vitres en bleu pour quela lumière ne filtrât pas à l’extérieur. Le silence se faisaitnuit, le camouflage se faisait ombre.

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Les communiqués tombaient jour après jour sans grandchangement, indiquant quelques activités de patrouillede-ci de-là mais pour ajouter aussitôt qu’il n’y avait « rienà signaler sur le reste du front ». Et ce « rien » creusait unimmense cratère.

Et puis le printemps revint et avec lui arrivèrent les pre-miers réfugiés fuyant les Allemands. Je retrouvais les bonnesque l’Alsace évacuée avait poussées jusqu’à nous, ellesétaient accompagnées d’un vieux général ami de la famil-le, et bientôt suivies de la tante Fernande qui reprit aus-sitôt possession de la moitié de la villa.

Les récits d’exode que faisait chaque nouvel arrivantétaient effrayants. Le pays apeuré fonçait vers le Sud, enlongues files de voitures, de charrettes, de brouettes, fuyantsur les routes, hachées par les hurlements d’avion et le cré-pitement des mitrailleuses qui laissaient de grands trousau bord des chemins.

Ils nous parlaient tous de femmes, de vieillards, d’en-fants fauchés brutalement par la mort venue du ciel etjonchant les routes de campagne avec leurs chariots éven-trés, leurs chevaux étripés.

C’était une marée d’humains en fuite devant les charsde guerre, sous les rafales des avions, des voitures bascu-lées dans les fossés.

Une foule fuyant dos courbé devant l’homme de guer-re campé sur ses chevaux d’acier.

La guerre, celle de l’exode, avait pris un goût de sang,un goût de cendre. Il était en moi.

Tous ces cadavres mutilés, ensanglantés se mêlaient auxblessés abandonnés sur les bords des chemins, dans lescités en feu, dans les villes en fuite et je les voyais la nuit

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dans mes cauchemars où la terre tremblait de peur elleaussi et menaçait de nous engloutir dans ses ravins.

Je découvrais avec effroi la vraie signification du « plusjamais », j’étais entrée dans ce temps-là.

À Bernéville la villa de grand-mère était de nouveaupleine de monde, avec les bonnes réfugiées, la bonne dema tante, les deux bonnes de grand-mère. Jamais je n’avaisvu autant de bonnes à la maison. Le vieux général ami degrand-père avait amené son ordonnance qui lui servaitaussi de chauffeur. La maison était pleine à craquer et lamairie n’avait rien pu réquisitionner pour d’autres réfu-giés. J’avais dû laisser ma chambre au général et je cou-chais dans la salle de bains où j’avais tiré mon lit d’enfant,un tout petit lit que je commençais à défoncer par le fonden m’étirant. Malgré la présence de toutes ces bonnes, dèsle matin, je devais faire le lit du général puisque c’était toutde même ma chambre en temps normal et ma mère m’ap-pelait sans arrêt : « Porte le café au général ! Tu as bien ba-layé ta chambre pour le général ? Tu devrais aller chercherle journal pour le général ! » À croire qu’elle le faisait ex-près, mais le général ne se doutait sûrement pas que, commeson ordonnance, j’étais aussi affectée à son service.

Même le soir, quand je retrouvais enfin mon petit lit,je n’étais pas tranquille. La peur me harcelait. La nuit, Ber-néville était sombre et la mort y rôdait comme sur lesroutes de l’exode.

Depuis la déclaration de guerre, j’avais toujours peuret l’étouffant huis clos de la villa augmentait mon angois-se, me faisant parfois désirer que tout éclatât enfin.

Et puis par une chaude journée de juin, les premiersoccupants arrivèrent. De grands hommes blonds, beaux

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et raides dans leurs longs manteaux noirs, fiers sur leursmotos, droits dans leurs side-cars. Un poignard court at-taché au ceinturon, ils avançaient en conquérants. Devantdes étals de fruits, ils rangèrent leurs motos bien sagementavant de se jeter sur les pêches pour les dévorer à pleinesdents comme des enfants émerveillés.

De grands enfants joyeux qui nous apportaient le mal-heur et la mort.

Ils essayaient d’être « corrects » malgré tout et payaientles fruits. Pendant ce temps un officier était parti à la mai-rie où un professeur du lycée avait été réquisitionné pourservir d’interprète. Un autre officier allemand était allédroit à la plus belle maison de la ville pour signifier aupropriétaire son désir d’en occuper les plus belles pièces.

On les attendait, bien sûr, on savait que l’armistice senégociait et que nul n’échapperait à l’occupation. Person-ne encore n’écoutait la radio de Londres : trop de mal-heurs nous arrivaient en même temps et nous étions sansnouvelles des hommes partis à la guerre. Étaient-ils bles-sés, prisonniers, morts ? Tant d’hommes absents dont per-sonne ne savait rien. Dans l’affolement des derniers joursde guerre les tout derniers réfugiés cherchaient en vainune place où se reposer un peu, un lit pour dormir. Il étaittrop tard pour qu’ils puissent s’installer dans une régionqui leur était inconnue. Autant retourner chez eux !

Ils reprenaient alors leur chemin d’exode à l’envers.Ce jour de juin tout sembla basculer chez nous aussi,

le vieux général quitta la maison et les bonnes que nousne pouvions plus payer rentrèrent chez elles. Ma tanteaussi était repartie et je crus un instant que la vie rede-viendrait possible.

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Dans notre malheur nous échappions tout de même àla réquisition par les Allemands comme nous avions échap-pé à la réquisition par la mairie. Et tandis que les villasalentour se remplissaient peu à peu d’occupants, nousnous retrouvâmes, maman, grand-mère et moi seules etisolées dans la villa de vacances parmi des tapis roulés etdes coussins épars, dans une maison qui n’était pas faitepour les mois d’hiver et dont les murs mal chauffés al-laient bientôt suinter d’humidité.

Les Allemands n’étaient pas seuls dans les maisons qu’ilsoccupaient tout autour de la nôtre. Peu à peu des femmesétaient venues les rejoindre, des femmes qui parlaient fran-çais avec un accent qui m’était inconnu, et, les soirs debeuverie, des hommes ivres qui ne savaient plus quellesvillas leur étaient affectées, venaient donner de furieuxcoups de poing, de crosses et de pieds contre la porte etles volets du rez-de-chaussée derrière lesquels nous atten-dions, tremblantes de peur.

J’avais appris tour à tour et je ne sais plus dans quelordre que papa était prisonnier, que la banque de Saver-ne ne répondait plus, que notre maison de là-bas avait étéréquisitionnée, les livres brûlés, les meubles vendus auxenchères. Je devais m’habituer à ne plus dire « chez nous »,prise au piège d’une autre ville qui, devenue soudain dé-serte et silencieuse, s’était refermée sur moi.

Les Allemands arrivés, les réfugiés repartis, la villa denouveau vidée, un nouvel ordre s’était instauré, avec laprésence obsédante des soldats vainqueurs qui avaientfermé la ville. Les drapeaux rouge sang à croix gamméesur la maison du soldat, sur la Kriegsmarine, sur la Kom-mandantur, la patrouille à la gare et les patrouilles itiné-

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rantes la nuit les faisaient vivre dans un monde parallèleau nôtre, celui d’une occupation de passage qui leur per-mettait de se reposer entre deux combats. D’autres sol-dats viendraient les remplacer quand ils partiraient. Mêmeleurs camions se cachaient sous les allées ombreuses pourmieux nous surprendre.

La cité des pins et des bains, des plages et des marées,la ville du vent où les tempêtes se lèvent sans crier gare,nous retenait désormais dans son huis clos de ville inter-dite où la vie avait pris un air maussade de ville en atten-te. Les nouveaux occupants réclamèrent les fusils que nousdevions porter à la mairie pour une destination inconnue.Puis ils vidèrent les magasins et les marchés.

Une sorte de fièvre saisit alors les habitants qui accu-mulèrent tout ce qu’ils pouvaient de réserves jusque dansles coffres des banques : de l’huile, du sucre aussi bien quedes lingots d’or. Et ce serait un lamentable déballage d’ar-rière-boutique quand les Allemands nous imposeraient lavisite « domiciliaire » des coffres. On fredonnait déjà dansles rues :

L’armoir’ s’emplit d’marchandisesY a des sardin’s sous les drapsDes saucissons sous ses ch’misesDe l’aspirine dans ses bas…

Ce n’était pourtant plus le moment de rire : les som-mations se faisaient à balles réelles.

Il ne resta alors à l’administration civile restée en placequ’à répartir les restrictions, ces « pas-grand-chose » quirestaient dans les magasins où les stocks s’épuisaient si

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vite. Pour faire face à la pénurie, l’administration organi-sa la mise en service de cartes d’alimentation bourrées defeuilles multicolores dans lesquelles les commerçants dé-coupaient soigneusement de petits coupons comme fai-sait grand-mère à la banque pour ses rentes.

Bernéville se découvrit alors à moi dans l’étrange liber-té où me laissaient des adultes trop préoccupés de trafics,d’attentes, de longues files agglutinées dès l’aube et jus-qu’au soir aux portes des commerces.

Ville interdite dont le silence s’emplissait du bruit desbottes de l’occupant et du grondement lointain de l’Océan,la ville devint le lieu de tous mes secrets d’enfant et d’ado-lescente grandie trop vite.

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Le Charme secret de Bordeaux

DENIS BLANCHARD-DIGNAC

ISBN 978-2-86266-613-6

18 €Illustration de couverture : © Colin Alexander Smith w

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Liens de famille, relations d’affaires, intérêts mutuels, jalousie,séduction, trahison, tout se mêle dans ce roman où l’auteur,fin connaisseur des codes de la vie bordelaise, s’amuse àpeindre le portrait d’une société qui joue si bien au jeudes apparences.En arrière-plan des paisibles convenances, des bataillesd’influence se livrent dans les châteaux, les hôtels particu-liers, dans les beaux endroits de la ville. C’est peut-être làque réside le charme secret de Bordeaux.

Né à Bordeaux, Denis Blanchard-Dignac est l’auteur deplusieurs ouvrages historiques et littéraires.

« Puisqu’il n’était pas encore la demie des onze heures, ilavait le loisir de contempler l’étendue de ces élégantes façadesqui, à l’aplomb des berges de la Garonne, retrouvaient leurpaisible apparence.« Il ne put s’empêcher de penser que derrière ces façades la-vées d’impuretés subsistaient tant de vilains secrets, petitsou grands, issus souvent de sinistres intérêts propres à ternircette douce matière et dénaturer sa juste harmonie. Lui,comme bien d’autres en ville, en savait quelque chose… »